-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.1
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Formation Doctorale Musique et Musicologie du XXe sicle
Thse pour obtenir le grade de docteur de lEHESS en
musicologie
COMPLEXITE GRAMMATOLOGIQUE
ET COMPLEXITE APERCEPTIVE
EN MUSIQUE
tude esthtique et scientifique du dcalage entre
la pense de lcriture et la perception cognitive des processus
musicaux
sous langle des thories de linformation et de la complexit.
Fabien Lvy
sous la direction de Jean-Marc Chouvel
Co-direction : Marc Chemillier
Thse soutenue le 06 fvrier 2004 lEHESS
avec la mention trs honorable avec les flicitations du jury
lunanimit
Jury de thse :
Jean-Marc CHOUVEL (directeur)
Marc CHEMILLIER (co-directeur)
Hugues DUFOURT (rapporteur)
Jean-Claude RISSET (rapporteur)
Emmanuel PEDLER (EHESS)
Septembre 1995 dcembre 2003
-
2 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.2
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.3
NOTE AU LECTEUR :
Ce travail est une tude de musicologie. Il se veut a priori
comprhensible par des
thoriciens de la musique, plus que par des scientifiques. Ltude
prsente peu de textes
mathmatiques, et nest en aucun cas un mmoire de sciences. Dans
certains cas, des
prolongements techniques ont t effectus. Ils sont alors rdigs
dans une prsentation
diffrente (italique prcd de note mathmatique, note
pistmologique, note
musicologique ou note smiologique), afin ventuellement que le
lecteur non averti ne les
lise pas. Certaines notes sont au contraire des rappels de
notions scientifiques utiles la
comprhension de concepts qui suivent.
La constitution dune science ou dune philosophie de lcriture est
une tche
ncessaire et difficile. Mais parvenue ces limites et les rptant
sans relche, une pense de la
trace, de la diffrance ou de la rserve, doit aussi pointer
au-del du champ de lpistm .
Jacques Derrida, De la Grammatologie, p.142
-
4 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.4
CARTE DIDENTIT DE LA THSE
Dbut de la thse : septembre 1995.
Universit daccueil : cole des Hautes tudes En Sciences
Sociales.
Laboratoire daccueil : Centre dInformation et de
Documentation/Recherche Musicale
(C.I.D./R.M.). Laboratoire mixte I.R.C.A.M./C.N.R.S (U.M.R.
9912).
Remerciements :
Je remercie tout dabord mes directeurs de recherche successifs
Hugues Dufourt
(Directeur de recherche au C.N.R.S., ancien Directeur du
C.I.D./R.M.) puis Jean-Marc Chouvel
(Professeur lUniversit de Reims), ainsi que mon co-directeur de
recherche, Marc Chemillier
(Matre de confrence habilit en informatique lUniversit de Caen),
pour leur encadrement et
leurs conseils, et pour la confiance quils ont eue dans cette
recherche transdisciplinaire.
Je suis galement reconnaissant aux nombreuses personnes qui ont
accept un change
scientifique sur ce projet, qui mont apport des clairages
essentiels et corrig certaines de mes
erreurs, entre autres Grard Assayag (directeur du dpartement
Reprsentations musicales
lIRCAM), Jrme Baillet (musicologue, qui a eu le courage et la
patience de relire et corriger
attentivement lensemble du travail), Jean-Paul Delahaye
(spcialiste des thories de la
complexit, lab. dinformatique fondamentale de Lille, URA CNRS
369), Grard Grisey
(professeur de composition au Conservatoire de Paris), Yves
Hellegouarch (mathmaticien,
Universit de Caen), Gilles Lothaud (prof. dacoustique et
dethnomusicologie luniversit
Paris IV-Sorbonne et au CNSMDP), Pierre-Michel Menger
(sociologue de lart, E.H.E.S.S.),
Thomas Noll (mathmaticien de la musique, Technische Universitt,
Berlin), Jean-Claude
Risset (compositeur et physicien, CNRS, Univ. de
Marseille-Lumigny), Yizhak Sada
(thoricien, prof. lUniversit de Tel Aviv), Dominique
Sageot-Duvaurot (conomiste de
lart, Univ. de Paris I-Sorbonne), Christian-Martin Schmidt
(professeur de musicologie,
Technische Universitt de Berlin), Mathilde Vallespir,
(doctorante en transsmiotique,
Universit Paris-IV), Bernard Walliser (conomiste du comportement
et de la thorie des jeux,
lab. C.E.R.A.S., Ecole Nationale des Ponts et Chausses) et
Nicolas Szilas (chercheur en sciences
cognitives).
Enfin, je remercie mes parents, ma famille et mes amis proches,
Elena, Elisa, Jol,
Ludivine, Petar, Pol-louis, Stephan, Sylvie, et tous les autres
qui mont soutenu et permis
de persvrer dans ces huit annes de recherche
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.5
PRSENTATION
Une composition musicale est une suite d'informations qui, pour
les trois niveaux de la
thorie de tripartition de Molino1 -le niveau esthsique (le
rcepteur), le niveau neutre (le
rsultat sonore ou not), et le niveau potique (lacte crateur)-,
permettent de parler de
systme organis. Au niveau potique, lappellation smantique donne
l'acte crateur, la
composition, est explicite pour dcrire ce jeu de construction.
Au niveau esthsique, l'auditeur
est expos pendant l'coute un flux d'informations sonores. Bien
que le droulement du
temps soit par nature unidirectionnel, les psychoacousticiens
ont montr que l'auditeur met en
place, lors de l'coute, des processus cognitifs de mmorisation,
d'identification, de
hirarchisation, et de comparaison des informations reues qui
structurent le rsultat perceptif
en un systme organis plus abstrait (Bharucha [1987], par
exemple). Enfin, au niveau neutre,
l'uvre musicale est reprsente dans les musiques de tradition
crite par une partition, c'est--
dire un agencement organis de symboles et de signes.
Il est donc pertinent de parler, pour une uvre ou une partie
duvre musicale, de
systme musical, et de s'intresser la complexit de ce systme. Le
terme de "complexit d'un
systme" sert souvent dsigner une difficult de comprhension ou de
ralisation de ce
systme, parfois associe une connotation morale, pjorative ou
laudative selon la discipline.
Ce n'est que depuis les travaux prcurseurs de Von Neumann sur
les automates, puis l'essor
des thories de l'information partir de Shannon, que la complexit
d'un processus ou d'un
systme est devenue un objet d'tude propre (Colloque de Cerisy
[1991]). Cest dans ce sens
computationnel que nous entendrons le mot complexit .
Toutefois, il semblerait vain de vouloir dfinir la complexit
intrinsque dune uvre
musicale. Les algorithmes et les schmas que conoivent les
compositeurs avant de raliser
luvre possdent leur propre complexit que lon peut calculer, par
exemple, par le nombre
de nuds ou de branches que possde le graphe reprsentant
lalgorithme, ou par la longueur
ou le nombre dlments constitutifs de la procdure. On peut
galement calculer la complexit
du rsultat sonore, par exemple en mesurant la quantit
dinformations quil transporte. Enfin,
-
6 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.6
au niveau perceptif, la complexit de rception dune uvre musicale
reste relative la culture
et au comportement de lauditeur face une information nouvelle,
ce qui implique une
troisime conception de la complexit.
Cette thse de doctorat tente dtudier le dcalage ventuel entre
ces diffrentes
complexits. Certes, nous ne prtendrons pas tre exhaustif sur une
question qui tient autant
de la sociologie comportementale, de la philosophie de la
perception, ou de lintelligence
artificielle que de la musique, et dont les consquences sont
autant esthtiques que techniques.
Les tudes de systmatique scientifique sur la complexit et
linformation en musique se
situaient gnralement soit dans le champ de linformatique et de
lalgorithmie musicales,
tentant de dfinir plus ou moins rigoureusement une complexit
analytique du processus
employ, soit dans le champ de la psychoacoustique, tudiant la
complexit de perception de
ces processus, soit dans le domaine de la philosophie esthtique.
Entre ces trois domaines se
situe un vaste champ dinvestigation au sein des sciences
humaines formalises2. Se placer
lintrieur de ce domaine signifie que lon ntudiera pas la
complexit analytique dun
processus musical sans sinterroger sur lintention
compositionnelle qui le prcde, ni sans
sinterroger sur les consquences musicales et esthtiques dune
telle approche, alors mme
que les thories des graphes et des algorithmes soulignent dj la
difficult de dfinir
mathmatiquement la complexit purement algorithmique dun
processus. Placer notre tude
lintrieur de ce domaine signifie galement que lon n'tudiera pas
la complexit de perception
dun processus dun point de vue purement psychoacoustique sans
tenir compte des biais
culturels qui influencent lcoute.
Peu dtudes ont jusqu aujourdhui apprhend les rapports entre
complexit
analytique et complexit perceptive lintrieur de ce champ
dinvestigation, alors quon
trouve de nombreux travaux dalgorithmie, de psychoacoustique, ou
desthtique sur lun ou
lautre aspect de cette question. En effet, une recherche sur
cette dialectique ncessiterait
idalement daborder la fois des notions de philosophie,
dalgorithmie, de psychoacoustique,
de sciences humaines formalises et de thorie musicale. Les
spcialistes de ces diffrentes
disciplines relveront certainement des absences dans l'tude qui
suit. Nous nous en excusons
1 Voir Nattiez [1975]
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.7
par avance. Prcisons cependant que ce travail est une
introduction gnrale sur ce thme, en
labsence de chercheurs en nombre suffisant venus dhorizons
diffrents pour lapprofondir.
Ce type de travail nous a paru ncessaire, dune part parce que la
question est aujourdhui
pertinente et parce que les outils pour y rpondre existent,
dautre part parce que seule une
approche trans-disciplinaire peut procurer quelques pistes
intressantes en ce qui concerne
une problmatique aux consquences esthtiques non ngligeables.
Malgr la prsence abondante dans le titre et les diffrents
chapitres des mots
complexit , processus , et information , cette thse ne sintresse
pas spcialement
aux musiques de lcole de la complexit ni aux musiques de
processus, bien que ces deux
esthtiques soient souvent mentionnes. Lcole de la complexit est
un terme apparu
vraisemblablement dans les annes 1980, partir dune
caractrisation par le compositeur
anglais Nigel Osborne duvres des compositeurs Chris Dench et
James Dillon (Toop [2000],
p. 5). Bien que ce terme ne reprsente pas une dfinition
rellement pertinente (on ne sait si la
complexit caractrise linterprtation instrumentale, la pense
compositionnelle, ou la
difficult perceptive), il sest nanmoins impos pour caractriser
les musiques de nombreux
compositeurs des annes 80 et 90 (Ferneyhough, Redgate, Dillon,
Mahnkopf, Pauset, Mark
Andr, etc...). Quant au terme musiques de processus, il est
apparu propos de certaines
musiques des annes 70, notamment en France (cole dite spectrale
) et aux Etats-Unis
(cole dite rptitive ), mme si on ltend aujourd'hui des musiques
antrieures
(Nancarrow, Ligeti, etc..). On peut objecter que le processus
existe depuis longtemps en
musique (la fugue ou la sonate d'cole ont un programme strict).
Les musiques de processus
caractrisent nanmoins des musiques dont le processus de
composition, la transformation du
matriau, est lobjet mme de la chose entendre. En consquence, le
matriau prliminaire de
ces musiques est souvent relativement clair et neutre (spectres
ou traits simples dans les
musiques spectrales, accords classs et rythmes connots dans les
musiques rptitives), et la
transformation se fait de faon rgulire, organique, dtermine et
totalement audible. Dans ces
musiques de processus, apparues en raction au structuralisme
musical des annes 50 et 60 qui
sintressait surtout aux niveaux potique et neutre et la musique
concrte qui ne pensait pas
assez la procdure du matriau sonore, lesthsique rejoint un
potique virtuel, cest--dire
2 Que nous dfinissons ici comme les sciences de lhomme utilisant
des modles formels rfutables
-
8 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.8
que l'auditeur est dans la chambre d'un compositeur virtuel en
train d'crire . Si ces
musiques de processus et lcole de la complexit sont parfois
abordes dans cette tude, elles
ne sont pas au centre de notre recherche. Il faudra plutt
entendre ici le mot processus au sens
de programme, tel un programme informatique, et le mot complexit
dans son acception
galement computationnelle. Plutt que processus, nous utiliserons
parfois le terme de
procdures, pour reprendre un concept mis en avant en musique par
Clestin Delige. Les
notions de complexit et de processus seront prcises dans la
partie A de ltude (complexit
algorithmique, complexit de Kolmogorov-Chaitin, automate,
algorithme, graphe, etc).
Nous avons galement utilis, dans le titre et le corps du texte,
les expressions de
complexit grammatologique, plutt que de complexit analytique, et
de complexit aperceptive
plutt que de complexit perceptive. Nous adoptons en effet
lhypothse, tout au long de cette
tude, que la complexit analytique dun processus est lie son
criture, et que lcriture
contient sa propre pense. La grammatologie (de =lettre en grec)
dsigne en thorie
linguistique cette pense de lcriture. Toute criture a en effet
deux fonctions, une fonction de
transcription, que la linguistique nomme graphmologique, et une
fonction dautonomisation
par rapport lobjet transcrit, qui interroge la pense de cette
criture, appele
grammatologie. Ecrire permet en effet de penser diffremment
lobjet transcrire, et de sen
abstraire pour penser le signe, la reprsentation. Par exemple,
une fois la notation musicale
tablie entre le XIIe et XIVe sicle, les compositeurs se sont
empars de cette criture pour la
penser entre autres sous forme de procdures sur le signe
(canons, rtrogrades). De mme,
Pierre Schaeffer cre avec la musique concrte une grammatologie
du sonore en rcuprant et
dtournant la fonction graphmologique de la bande magntique et en
laborant une pense
propre cette nouvelle criture (son lenvers, mixage, boucle de
rinjection, etc.).
Lautre terme, qui fait cho ds le titre la complexit
grammatologique, est la
complexit aperceptive. Parce que nous tudions ici lcouter et non
lentendre, nous
supposons que la rception active dinformations sonores est
cognitive, cest--dire quelle fait
appel des schmes inconscients. Le mot aperception fut
initialement employ par Leibniz
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.9
qui refusait lexplication mcaniste de la perception issue de
Descartes3. Pour Leibniz,
laperception merge de la reprsentation dun objet par le cogito
et travers la prsence du
sujet, et non simplement par son empreinte. Kant catgorise
ensuite les diffrentes
aperceptions selon leur proximit du sensible, en les distinguant
de la pense consciente4.
Laperception est donc une perception cognitive, mais
inconsciente5. Complexit dune
criture qui pense son geste, complexit dune perception qui pense
inconsciemment son objet,
le dcalage entre ces deux penses complexes forme lobjet de cette
tude.
Ces recherches ont t ralises selon deux mthodes :
La premire mthode consiste construire un certain nombre de
modles
apprhendant les mesures possibles des diffrentes complexits :
complexits analytiques
statiques dun algorithme grce la thorie des graphes ; complexits
analytiques dynamiques
de dcomposition dune procdure en lments simples ; complexits
informationnelles dun
rsultat sonore par un auditeur universel , grce aux concepts
tablis par lcole russe de la
complexit (Kolmogorov, Chaitin,..) ; complexit perceptive
culturelle aborde travers des
modles utiliss par les sciences humaines dures (modles
dapprentissage et de
comportement face la complexit pour un auditeur plong dans une
certaine culture et
certaines conventions, modles daperception culturelle dune
dissonance, calculs des
longueurs des chemins daperception culturelle dune
transformation de motifs). Ces modles
issus des sciences humaines caractrisent plus particulirement
notre dmarche
pistmologique : Comme dans les thories conomiques, la
psychologie formalise, les
sciences cognitives, et de nombreuses sciences humaines, les
modles explicits dans ltude ne
3 On est oblig d'ailleurs de confesser, que la Perception et ce
qui en dpend, est inexplicable par des raisonsmcaniques,
c'est--dire par les figures et par les mouvements. Leibniz,
Monadologie [1714], 17. Source :reproduction lectronique du texte
original (dition Delagrave, 1881) par Prof. Daniel Banda (univ.
Paris X)
:www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/classiques/Leibniz
/La_Monadologie/leibniz_monadolog
ie.doc et bibliothque universelle :
http://abu.cnam.fr/cgi-bin/go?monadologie1,21,40 4 Le je pense doit
pouvoir accompagner toutes mes reprsentations ; car autrement
quelque chose serait reprsenten moi qui ne pourrait pas du tout tre
pens, ce qui revient dire ou que la reprsentation serait
impossible, ou que,du moins, elle ne serait rien pour moi. La
reprsentation qui peut tre donne avant toute pense sappelle
intuition.Tout le divers de lintuition a, par consquent, un rapport
ncessaire au je pense dans le mme sujet o se rencontrece divers.
Mais cette reprsentation est un acte de la spontanit, cest--dire
quelle ne peut tre considre commeappartenant la sensibilit. Je la
nomme : aperception pure pour la distinguer de laperception
empirique, ouencore : aperception originaire parce quelle est cette
conscience de soi qui, en produisant la reprsentation je pense,qui
doit pouvoir accompagner toutes les autres, et qui est une et
identique en toute conscience, ne peut treaccompagne daucune autre.
Kant, Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, 2e
dition [1787], 16.5 Il faut replacer lorigine de cette hypothse
musicale de perception cognitive inconsciente lintrieur
desparadigmes esthtiques des compositeurs de musiques de processus
des annes 70, dont nous restons influencs.
-
10 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.10
cherchent en aucun cas tablir une quelconque vrit ni une
quelconque universalit. Ils
construisent seulement des concepts logiques, mathmatiss, et
rfutables au sens de Popper
afin de poser proprement des notions opratoires. Ceci vient du
fait que notre hypothse de
dpart considre quun auditeur dveloppe, lors de lcoute, des
mcanismes cognitifs
complexes non universels, influencs si ce nest totalement
induits par sa culture et son
comportement. Notre champ de recherche se diffrencie donc de
celui de la psychoacoustique
classique en minimisant les invariants naturels de perception et
l oreille biologique de
lauditeur. La psychoacoustique exprimentale a vit, avec raison,
ce genre de problmatiques
culturelles, en tudiant des objets musicaux ultra-lmentaires.
Les textes fondateurs dans le
domaine de la psychoacoustique des perceptions culturelles
restent donc rares et controverss
(Lerdahl & Jackendoff [1986], Bharucha [1987], Kramer
[1994]). Notre tude prend au
contraire en compte lhypothse culturelle, et nie ainsi toute
tendance de modle universaliste.
C'est pourquoi, sans recherche de vrit universelle mais
seulement de raisonnement rationnel
inductif, notre mthodologie sinspire plus de celles des sciences
humaines que de celles des
sciences exactes, et les utilisations ventuelles de modlisations
paramtres de processus ou
de rsultats denqutes ne seront employes ici qu' titre d'exemple,
sans facult de preuve ou
de rfutation de lnonc. Seule limplication logique du
raisonnement, et non sa vracit, fait
acte ici de preuve scientifique et de concept opratoire. Ce
point, gnral de nombreuses
sciences humaines, est intitul proprit dapriorisme par
lpistmologie (daprs les travaux
de Cairnes et Senior de 1875)6.
La deuxime mthode, la seule approchant ventuellement une
certaine vracit
esthtique , consiste en lexplicitation dexemples applicatifs et
de paradoxes musicaux. Ceux-
ci proviendront duvres du rpertoire classique et contemporain,
ou de techniques usuelles
dcriture, et alterneront avec les modles thoriques plus gnraux.
Notre travail, du fait quil
tente de nuancer la dmarche analytique pure, cherche plus poser
question qu tablir des
normes. En cela, lexplicitation de paradoxes et de
contre-exemples reste le paradigme adquat
de remise en cause de la pense analytique.
6 Le principe dapriorisme, pos par John Elliot Cairnes
(1824-1875) et par Senior en conomie, et dvelopp dansles sciences
humaines par Von Mises (1881-1973), postule que i) une thorie doit
partir dhypothses fortes,dveloppes par induction et dduction ; ii)
une thorie dpend plus du raisonnement que de lobservation ; iii)
lesdductions issues daxiomes a priori sont vraies sur un plan
apodictique, cest--dire sur un plan strictement
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.11
Cette tude est articule en trois sections :
La premire section, prliminaire, sintresse aux proprits purement
analytiques
des procdures musicales. Elle tente dabord de prciser quelques
principes de la pense
analytique dans la musique occidentale. Ensuite seront dfinis
rigoureusement quelques
algorithmes utiliss par les compositeurs et en seront calculs
diffrents indices de complexit
analytique. Sont enfin voqus les raisons de la crise de la
grammatologie musicale qui
motivent cette tude.
La deuxime section sintresse au rapport entre lalgorithme et le
rsultat sonore,
cest--dire la confrontation entre la dmarche analytique du
compositeur (en amont de
l'uvre) ou de l'analyste (en aval), et la perception de ce
langage musical par un auditeur de
type universel (modlis par une machine de Turing ). Nous
empruntons certains
rsultats significatifs de la thorie de linformation et de la
thorie de la complexit pour mettre
en vidence et analyser conceptuellement le dcalage possible
entre la complexit perceptive et
la complexit analytique travers huit principes fondamentaux.
Plusieurs exemples et
paradoxes musicaux claireront ensuite ces principes afin
dappuyer largumentation : un
premier exemple propose deux processus rythmiques de structures
analytiques similaires et de
mmes complexits organisationnelles, mais de complexits
perceptives opposes. Un second
exemple explicite une transformation analytique lmentaire et
prototypique diffrenciant
pourtant radicalement le rsultat de son original sur un plan
perceptif. Un troisime exemple
propose au contraire deux procdures aux grammatologies et aux
consquences esthtiques
diffrentes engendrant des rsultats perceptifs similaires. Puis,
s'attachant non plus aux
procdures compositionnelles mais la rception analytique dune
uvre, un quatrime
paradoxe montre que la gense dun mme rsultat sonore peut tre
explicite a posteriori par
des analyses diffrentes, plus o moins concentres sur la procdure
ou sur la perception du
rsultat sonore. En conclusion, nous montrerons que ces rflexions
et paradoxes sur les
rapports entre grammatologie et perception peuvent tre
prospectives, engendrant de
nouvelles techniques dcriture dune perception paradoxale .
ncessaire ; iv) les thories ne peuvent tre testes dans la ralit,
mais par lexamen de leur logique et par leur
-
12 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.12
La troisime section sintresse au rapport entre la rgle musicale
et sa perception
par un auditeur cette fois-ci non plus universel mais plong dans
sa culture et ses
conventions. Nous dveloppons dans un premier temps des modles
formaliss gnraux
dadaptation et dapprentissage explicitant des stratgies de
comportement dun auditeur face
des surprises locales et de la nouveaut musicale. Ces rsultats
sont approfondis par le
concept de convention dcoute, puis gnraliss pour un ensemble
dauditeurs (sociologie de
la perception). Deux modles prcis formalisant des chemins
daperception viennent ensuite
enrichir le discours thorique : une simulation informatique
modlise la perception de
transformations de lignes motiviques selon diffrentes cultures
possibles dauditeurs. Puis
nous nous interessons au paramtre peut-tre le plus important
dans la culture musicale
occidentale, la hauteur, et prsentons un modle daperception de
la consonance (consonance
pris au sens de complexit perceptive dun intervalle) dpendant de
la culture de lauditeur.
Enfin, nous nous interrogerons sur la valeur, au sens conomique,
attribue par nos cultures
lanalytique et ce qui y chappe.
L'uvre musicale est le rsultat sonore de rflexions que peut
avoir un compositeur, ce
qui la rend extrmement complexe et humaine, car issue d'un
raisonnement non vrifiable. Cest
pourquoi il faut rester modeste sur les apports des thories
musicales. Lhistoire a souvent
montr que de solides lois, dmontres avec force par une thorie
irrfutable, pouvaient tre
contres par une simple uvre de musique. Car le propre de lart
est dtre exception et non
loi. Ce nest pas la thorie qui englobe lart, cest lart qui
englobe la thorie en tant que
fiction (F. Nietzsche).
applicabilit aux situations historiques.
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.13
SECTION A - LECRITURE EN TANT QUE PENSE :
LA COMPLEXITE ANALYTIQUE DU PROCESSUS MUSICAL
Ce travail traite du rapport entre le processus musical et sa
perception, -objet dtude
essentiel et parfois polmique dans le dbat musical daujourdhui-,
sous langle particulier de
leur complexit respective. Avant daborder une rflexion sur ce
rapport, il convient de
prciser les notions de procdure musicale, dcriture, de complexit
analytique, et plus
gnralement de pense analytique du musical.
Le premier chapitre prsente donc succinctement, malgr la
difficult de la tache, les
principaux fondements de la pense analytique et de la
grammatologie de la musique en
occident : rationalit, sparation des paramtres, discrtisation
des units de description,
criture, jeux sur le signe, mtalangages logico-textuels,
procdures. Ce chapitre poursuit plus
petite chelle et avec des thses parfois diffrentes ce quavait
dvelopp Max Weber dans ses
recherches sur les fondements rationnels et sociaux de la
musique (Weber [1998]).
Dans le deuxime chapitre sont prsents quelques outils de mesure
de la complexit
analytique dun algorithme. Lorsque le processus peut tre
clairement dcrit sous forme de
graphe ou dalgorithme, des sciences issues des mathmatiques et
de linformatique offrent des
outils danalyse et de calcul de cette complexit analytique. Nous
verrons cependant que,
mme lorsquun algorithme est proprement explicit sur le plan
mathmatique, sa complexit
analytique se dfinit avec difficult. De plus, nous serons trs
vite confronts des problmes
dordre musical pour dfinir et interprter lalgorithme dune
procdure musicale et pour
donner sens ce que les diffrents signes de cette formalisation
expriment.
Enfin, le dernier chapitre expose la crise historique qua connue
partir des annes
1970 la grammatologie musicale traditionnelle. Cette crise, qui
est aussi la crise dune certaine
rationalit de la musique, a ouvert de nouvelles rflexions sur
les rapports entre lcriture et la
perception. Les compositeurs ont en effet pris conscience que le
phnomne sonore ne
pouvait tre entirement dcrit selon les paramtres et les
alphabets discrtiss classiques, et
ont propos de nouvelles grammatologies tenant compte de la
perception dans la pense
analytique du musical. Ce tournant pistmologique fonde en grande
partie les motivations et
la conduite de ce travail.
-
14 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.14
I- QUELQUES PRINCIPES DE LA PENSE ANALYTIQUE DANS LA
MUSIQUE OCCIDENTALE
1) Rationalit et paramtrisation
a) Logos, rationalit, archi-criture
Avant daborder la notion de complexit analytique dune procdure
musicale, puis son
rapport avec la complexit perceptive, il convenait de
sinterroger sur la notion de procdure
elle-mme, et plus gnralement sur les principes de la pense
analytique du phnomne
sonore dans la musique occidentale. Une composition musicale est
une organisation de sons
dans le temps. Le compositeur ou limprovisateur ont en
consquence la plupart du temps
recours des moyens extrieurs leur seule intelligence auditive
pour construire leur discours
et rduire la complexit de la chane dinformation sonore celle
dalgorithmes et de schmas :
doigts particuliers, paroles, pas de danse, graphiques,
critures, thorisation, informatique,
etc., ce que nous nommerons ultrieurement, aprs Derrida, une
archi-criture.
Lethnomusicologue et ethnomathmaticien Marc Chemillier a ainsi
montr que des
combinaisons particulires de doigts des harpistes Nzakara de
Centrafrique leur permettaient,
en labsence de partition crite, de structurer leurs motifs
mlodico-rythmiques7. Dautres
tudes dethnomusicologie systmatique signalent lexistence de
systmes de composition
implicites ou transmis par apprentissage dans les musiques de
traditions orales : on a ainsi
dcouvert des cycles rythmiques itrs complexes (bass sur le
chiffre 13) ports par les
formants de la voix dans les musiques de Didjeridu des Aborignes
dAustralie. Constantin
Brailoiu a indiqu des principes modaux stricts dans les musiques
non crites dEurope
Centrale (Brailoiu [1973]). Simha Arom a explicit et formalis
certaines rgles, comme les
rgles dimparit rythmique et celles de double mtrique, dans les
diffrentes musiques vocales
ou instrumentales des pygmes Aka de Centrafrique (Arom [1985]).
Franois Pachet a
formalis un systme arborescent de rgles pouvant dfinir la
totalit des morceaux de Blues
(Pachet [2000], p.85 et Pachet&Carrive [1998], p.20). Il
faut cependant souligner que
lexplicitation smantique de telles structures dans les musiques
de traditions non-crites a t
7 Marc Chemillier : Ethnomusicologie, ethnomathmatique. Les
logiques sous-jacentes aux pratiques artistiquestransmises
oralement , intervention au Colloque Diderot, Socit de mathmatiques
europennes, Ircam, 03/12/99,voir aussi :
http://users.info.unicaen.fr/~marc/publi/diderot/nzakara.html
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.15
effectue par des observateurs de cultures crites, selon des
catgories verbales appartenant
la culture de lobservateur (analysant par exemple lobjet dtude
selon les paramtres
occidentaux de rythme, de hauteur ou de dynamique). Il faut donc
distinguer lexplicitation de
telles structures de leur existence propre, consciente ou
inconsciente.
La musique occidentale, en particulier parce quelle est base sur
lcriture (nous
prciserons ultrieurement les termes de cette relation), fonde sa
pratique sur des thories
rationnelles explicites de son organisation. Les premires
thories musicales apparaissent bien
avant linvention de la notation musicale, puisque que lon en
trouve des traces crites dans la
plupart des cultures antiques connaissant lcriture smantique.
Les babyloniens et les chinois
avaient labor trs tt des thories de leur pratique musicale. Chez
les grecs, leffort
spculatif se dveloppe en Ionie vers la fin du VIIe sicle avant
Jsus-Christ (conjointement
la gnralisation de lcriture8), notamment avec Hraclite dEphse
qui tente de relier les
phnomnes clestes et terrestres. Pour les philosophes ioniens se
cache derrire lessence du
rel, conflictuel et pluriel, la loi fondamentale et unitaire du
Logos, inatteignable lhomme. Le
Logos sappuie sur lharmonie, la raison, la sagesse et
lexpression du cach. Cependant, les
modalits de la rationalit du phnomne musical dont va hriter la
musique occidentale restent
surtout celles de la philosophie pythagoricienne, qui apparat au
VIe sicle avant Jsus-Christ
en opposition la vision spculative ionienne de la musique.
Lapproche pythagoricienne
nest connue quindirectement, par les crits de Platon, dAristote,
ou par ses prolongements
effectus par les disciples tels Philolaos ou Archytas. La
Rpublique de Platon voque lcole
pythagoricienne travers la recherche empirique de la science des
rapports harmoniques des
sons, en opposition des proccupations thoriques (Dufourt
[1998]). Largument principal
de lcole pythagoricienne demeure tout est nombre (Boyer [1989],
p.57). Pythagore
tablirait notamment que les principaux intervalles consonants
peuvent tre reprsents par
des rapports numriques simples, issus de phnomnes physiques
(poids denclumes,
longueurs des cordes) : loctave par le rapport 2:1, la quinte
par 3:2 et la quarte par 4:3. Ces
trois intervalles et leur combinaison sont la base du systme des
hauteurs en occident9. De
plus, pour Pythagore ( travers ses disciples), la consonance
nest issue ni de considrations
8 Jack Goody lie lapparition de lcriture en 750 avant J.C. en
Grce lmergence de la science (Goody (1987],p.41 & 54)
-
16 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.16
mtaphysiques, ni de considrations perceptives, mais de rapports
numriques. Sa position
est rationaliste, cest--dire quelle se base sur la raison,
contrairement aux empiristes qui se
fondent sur la rception. Chez les philosophes pythagoriciens, la
musique est donc rduite
une discipline scientifique accessible dont le monocorde est
linstrument de mesure. Notons
que lharmonie des hauteurs reste pour Pythagore au centre de la
thorie musicale, et cest
lharmonie qui rige la musique en discipline rationnelle
(Wersinger [1998], p.69). Dans
dautres cultures, la rationalit merge dautres relations
numriques du sonore : la thorie
musicale indienne, par exemple, se concentre plus sur les
relations entre rythmes, et la thorie
arabe puise dans les deux sources, travers les perses pour les
thories rythmiques et
Ptolme pour les hauteurs.
Les attitudes de Platon et dAristote diffrent ensuite quelque
peu de celles de
Pythagore : ces philosophes sintressent plus la capacit de lart
daffecter les motions et
le comportement des citoyens (Moutsopoulos [1989] p.68). Dans le
Gorgias, Platon dfinit la
musique comme une techn, cest--dire un art qui procure du
plaisir10, mais qui na pas autant
de dignit que la science (Fubini [1983], p.23). La position
rationaliste pythagoricienne,
notamment limportance donne aux rapports rationnels entre les
hauteurs, lharmonie, et
la notion de consonance11 imprgnera toutefois fortement la
thorie musicale occidentale,
notamment par le relais des thories de Philolaos, reprises par
Nicomaque, qui influencera lui-
mme Boce12 (Boce [524], livre 1, 10, p.17). On la retrouve
ensuite chez Rameau et
Zarlino13 et, de faon plus isole, chez Euler, Hellegouarch ou
Xenakis14.
9 En Europe travers Boce, mais galement, comme on le verra, dans
le monde arabe travers Aristote etPtolme.10 Pour Platon, le mode
dorien reprsente par exemple le courage et le mode phrygien la
sobrit, alors que lamusique plaintive est reprsente par les modes
mixolydien ou syntolydien. Les modes ionien et lydien lui
semblenteffmins.11 Cest pourquoi cette tude sachvera sur un
chapitre sur la consonance, dfinie comme la complexit deperception
cognitive dun intervalle.12 Cest pour cette raison [on doit plus
faire confiance la raison quaux sens pour le jugement] que
Pythagore,abandonnant le jugement de loreille, se tourna vers la
mesure des lois. (Boce [524, p.17). Le noble Pythagorene voulait
pas que lon jugea de la musique selon les sens, car il disait que
sa vertu ne pouvait tre apprhende quepar lesprit. Aussi nen
jugeait-il pas lui-mme selon son oue mais selon les lois de
lharmonie, et il estimaitsuffisant de limiter ltude de la musique
lanalyse de loctave(Porphyre, cit par A Blis [1986], p.102 ;
voiraussi p.64).13 Une relecture normative de lhistoire a fait
croire que les systmes de Pythagore et de Zarlino voluent dans
lesens des partiels harmoniques, justifiant ainsi acoustiquement la
consonance de la quinte et de la tierce. Lesharmoniques nont
cependant t dcouverts par Sauveur quau XVIIIme sicle, et Zarlino
justifiait la consonance dela tierce par des rapports numriques
simples, et non des notions dacoustique (Zarlino [1573], p.244)14
Nous sommes tous des Pythagoriciens , Xenakis, vers une philosophie
de la musique , Musiquesnouvelles, Revue desthtique, 1968,
p.174.
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.17
b) Linvention dune notation en paramtres musicaux discrtiss
Les modalits de la rationalisation de la musique en occident
sont lies la
reprsentation du phnomne sonore selon des paramtres indpendants
[dures/rythme,
frquences/hauteurs, intensits/dynamiques]. La sparation des
paramtres et leur
discrtisation marquent une tape importante des modalits de la
pense analytique. Elle
signifie la fois une catgorisation des problmatiques musicales,
qui permet daller plus loin
dans les recherches lintrieur de chacune de ces catgories, et
une proccupation amoindrie
des phnomnes transparamtriques.
Les motivations pour sparer les phnomnes en paramtres
indpendants dans une
discipline qui se rationalise semblent de deux types.
Il y a dune part la volont de quantifier le phnomne que lon
observe et que lon
rationalise. La mesure du temps (linvention des horloges
solaires ou hydrauliques, par
exemple) et la mise en relation ordinale (pythagoricienne) puis
cardinale (dsignation dun
rfrent) des hauteurs proposent alors deux units claires et
indpendantes de mesure dune
partie du phnomne sonore.
Il y a dautre part la volont de transcrire et reprsenter
efficacement le phnomne que
lon rationalise. Le smiologue Posner montre quun alphabet de
description se constitue sur
des principes dconomie et defficacit, qui peuvent tre la cration
de sous-alphabets
autonomes (Posner [1988], p.910). Selon Posner, lorsquune langue
distingue lintrieur de
son alphabet deux sous-familles indpendantes, elle cre en fait
un alphabet de deuxime
niveau plus tendu (chaque combinaison de syllabes), sans
accrotre le nombre de permutation
ni de signe. Ce fut le cas de lalphabet grec sparant consonnes
et voyelles partir de
lalphabet syllabique phoenicien15. Ce fut vraisemblablement
aussi le cas du passage de la
notation neumatique la notation en alphabets indpendants de
hauteurs, de rythmes et de
nuances16.
15 Les alphabets des langues greco-latines, avec une vingtaine
ou une cinquantaine de signes seulement, noncent parexemple ce que
les logogrammes chinois expriment en 8000 signes, les alphabets
syllabiques (coren, etc..) en 1000signes, et lalphabet morse en
trois signes. Cependant la lecture comme lcriture de lalphabet
morse est plus lenteque celles des alphabets greco-latins,
permettant lexpression dun mot par une combinaison de signes plus
rduite(la longeur de la chane est plus courte pour le mme sens), et
nettement plus lente quun alphabet didogrammeschinois exprimant en
un signe un mot.16 Dans son Micrologus, chap.XV, Guido dArezzo fait
le mme rapprochement entre les sons individuels quilrapproche des
lettres et les neumes quil rapproche des syllabes. Largument
principal en faveur de son nouvelalphabet est lefficacit
dapprentissage et dutilisation.
-
18 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.18
On observe dans la pratique que les deux motivations de
quantification et de
reprsentation sont distinctes : si le phnomne musical a t
paramtris ds lantiquit, les
signes distincts pour le reprsenter nont t invents que douze
sicles plus tard, et de faon
assez laborieuse. En ce qui concerne la motivation de
quantification, la conscience quantifie du
rythme est dj prsente ds lantiquit dans la posie. On peut alors
spculer que le
paramtre des hauteurs sen dduit logiquement lorsquon passe de la
posie la musique.
Acoustiquement, une voix chante est en effet, grosso modo,
surtout en occident, une voix qui
rallonge temporellement les voyelles sur les consonnes, et fait
merger, lorsque le mouvement
des cordes vocales en vibration ne se modifie pas, un son
harmonique constant et une
fondamentale. Les formants des voyelles sont en effet, au
contraire des consonnes,
relativement harmoniques17.
On peut alors sinterroger si la reprsentation du phnomne sonore
sous la forme des
paramtres traditionnels de rythme, de hauteur, et dintensit, est
unique et optimale. Ces
paramtres sont des signes dinterprtation du monde tel que nous
nous le reprsentons. Nous
donnerons ultrieurement de nombreux exemples de limite de cette
paramtrisation (xylophone
Tikar du chap. I-5-a), paradoxes de Risset, etc..).
c) Discrtisation en alphabets finis dlments : le cas du partage
du ttracorde et de la
fixation des intervalles
La tri-paramtrisation du phnomne musical, un des fondements
analytiques de la
musique occidentale, sest trs tt accompagne de la cration
dlments finis pour dcrire
chacune de ces sous-dimensions du sonore. Il ne va pourtant pas
de soi que lon spare le
phnomne sonore selon ses volutions temporelles, dynamiques, et
frquentielles, puis que
lon rduise chacune de ces sous-descriptions selon des
combinaisons finies dunits
lmentaires. Il ne va pas non plus de soi que lon discrtise les
vnements temporels comme
combinaisons dune unit discrte unique, la ronde, et ses
subdivisions par deux, trois, parfois
plus (la noire, le triolet, etc..). Il ne va pas de soi de
rduire lvolution formantique dun son
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.19
ventuellement inharmonique sa fondamentale, de fixer cette
fondamentale une valeur
constante (les glissandi sont rapidement devenus accessoires
dans la musique occidentale,
notamment partir de la notation carre des hauteurs), et de
dcrire cette fondamentale sur une
chelle finie de douze degrs par octave. Il ne va enfin pas de
soi de rduire une volution
dynamique de chacun des partiels celle de la fondamentale, de
considrer cette dynamique
temporellement constante, et de la reprsenter par un alphabet
sur une chelle finie denviron
dix degrs (de ), que lon nuance la rigueur par un signe unique
dcrivant une
volution linaire nave entre deux valeurs constantes (les signes
< ou >).
Cest pourtant grce ces diffrentes restrictions, uniques parmi
tous les arts comme
parmi lensemble des cultures humaines, que sest ouverte la
possibilit de lcriture de la
musique, de la pense combinatoire, de lexplicitation de
catgories quantitatives, et finalement
des modalits de la pense analytique occidentale en musique du
XIIIe sicle nos jours. Pour
insister sur cette non-vidence comme sur ses alternatives
possibles ou adoptes dans dautres
cultures, nous tudions lexemple encore trop peu dconstruit de la
rduction des hauteurs sur
une chelle dintervalles en nombre finis (du demi-ton loctave),
cest--dire le cas du partage
du ttracorde.
Lhistoire dbute nouveau avec Pythagore. Des intervalles de
quarte (4:3), de quinte
(3:2), et doctave (2:1) prns par Pythagore sen est immdiatement
dduit la valeur du ton
pythagoricien (9/8) 18 excs de la quinte sur la quarte
(Aristoxne, cit par Blis [1986],
p. 65 ; voir aussi Boce [524], p.19). Notons que tous ces
rapports sont pimores, cest--
dire de la forme [(n+1)/n], ratio appel superparticularis en
latin19. partir de ce partage de
17 Dans la ralit, selon les styles et les cultures, la voix
chante se distingue aussi de la voix parle parlamplification de
certains formants, le vibrato, etc. (source : Xavier Rodet, quipe
analyse synthse de lIrcam,discussion prive).18 (3/2)/(4/3) = 9/8.
Dfinir le ton comme la diffrence entre la superposition de deux
quintes et dune octave est uneinterprtation historique, mme si le
rsultat numrique est le mme. La quarte a en effet un rle aussi
important quela quinte et loctave chez les grecs (voir sur ce sujet
Weber [1979] p.98).19 Les rapports pimores [(n+1)/n]=(1+1/n), ont
une signification particulire pour lantiquit, pour des
raisonsdefficacit de calcul (une longueur plus une partie de sa
longueur; ils permettent aussi des oprations de division
etmultiplication faciles, et le partage dun intervalle en deux
intervalles aliquotes ). Les autres espces importantes, en musique
comme en mathmatiques, taient les rapports multiples (.n), les
superpartients (1+a/n), etles multiple-superpartients (m+a/n). Les
multiples et les superparticularis taient souvent considrs
commesymtriques (n fois la longueur, et la longueur plus une partie
delle-mme) et consonants, (cf. Boce [524] I.6,
-
20 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.20
loctave en deux quartes, faisant apparatre quatre intervalles
(loctave, la quinte, la quarte et le
ton pythagoricien), tous pimores, vont sopposer deux hritages
pythagoriciens : ceux des
disciples de Pythagore favorisant les proprits pimores des
intervalles, comme Archytas,
que reprendront Aristoxne de Tarente, Aristote, Ptolme, puis
toute la musique arabe (voir
partie C-IV), et ceux favorisant plutt les valeurs absolues des
intervalles, comme Philolaos
que reprendra ensuite Boce (480-524), puis toute la musique
occidentale.
Chez chacun de ces disciples se pose en effet la question du
partage de la quarte en
trois intervalles, cest--dire le partage du ttracorde. Or, selon
que lon accorde plus
dimportance la nature pimore ou la valeur des intervalles, le
partage du ttracorde, qui
dbouche sur la dfinition de nos gammes occidentales actuelles et
des genres arabes, nest pas
la mme. Philolaos (env. 450-400 av.J.C.)20 avait de son ct
observ quen retirant dune
quarte deux tons, on trouvait un demi-ton de valeur 256/24321
(limma pythagoricien), non
superparticularis (voir aussi Blis [1986], p.66). Les hritiers
de Philolaos loccidental , en
particulier Nicomaque puis Boce, en dduisent trois faons uniques
de partager le ttracorde
partir de ratios composs uniquement de combinaisons du ton et de
ce Limma22, cest--dire
partir dintervalles dont les numrateurs et dnominateurs des
fractions sont exprims
uniquement de puissances des chiffres [1, 2, 3 et 4] : le genre
diatonique (ton, ton, demi-
ton/limma), le genre chromatique (demi-ton/limma,
demi-ton/limma, tierce mineure/tri-hemiton)
et le genre enharmonique (quart de ton, quart de ton, tierce
majeure/diton) (Boce[524], livre I,
21, p.41, et IV.8, p.136)23. Boce en tire, par combinaison des
genres, huit modes (lydien,
p.14, Safiyu-d-Din in dErlanger [1935], T.III, p.13). Cet
argument sera aussi repris par Zarlino pour lgitimer latierce 5/4
comme consonante (Zarlino[1573], I 26, p.122)20 Philolaos,
contemporain de Socrate, est n Croton au sud de lItalie, dans une
communaut religieuse lie auxenseignements de Pythagore, qui avait
vcu dans cette rgion. Philolaos est le premier avoir crit sur
Pythagore. la destruction de sa communaut, il se rfugie Thbes, et
devient en particulier le professeur dArchytas et deDemocrite.21
[4/3]/[(9/8)*(9/8)]= 256/24322 Annie Blis crit Nous savons par
Aristoxne que les Harmoniciens prenaient pour mesure de tout
intervallemusical la disis, le quart de ton ; Mais la disis nest
pas une grandeur dtermine absolument, dans la thoriemusicale :
chaque genre, sa disis ; en enharmonique, elle couvre un quart de
ton, en chromatique, un tiers de ton,et en diatonique, un demi-ton.
Encore ces principes doivent-ils tre amends : chaque cole adoptait
ses propres nuances , , selon sa mthode. (Blis [1986], p.70).
Philolaos, daprs Boce, fixe alors la disis comme lintervalle qui
spare le ratio sesquitertia [la quarte] de deux tons , cest--dire
le limma pythagoricienlorsque le ton est fixe (Boce, livre III, 8,
p.97). Boce fixe dans le mme paragraphe les autres intervalles :
lecomma, le schisma et le diaschisma. Boce reconnait aussi que le
limma nest pas exactement un demi-ton, (Boce[524], II.29, p.83),23
Boce connaissait les mthodes alternatives dArchytas (V.17, p.177)
et de Ptolme (V.19, p.179), favorisant lespimores, mais prfre
celles de Nicomaque et exprime tout ratio par les nombres 1, 2, 3,
4 (livre II, 18, p.72 : concernant le mrite ou les mesures de
consonance de Nicomaque ).
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.21
phrygien, dorien, etc..) (Boce[524], livre IV, 17, p.157). Il
faut remarquer combien la thorie
musicale occidentale a conserv cette approche en la simplifiant
(en abandonnant les intervalles
plus petits que le demi-ton, elle abandonne galement le genre
enharmonique), et oubli les
autres alternatives. La thorie musicale occidentale commune
enseigne dans les manuels
scolaires dcrit en effet les genres chromatiques et diatoniques
selon les seules combinaisons
du ton et du demi-ton24, chacun de valeur fixe.
Archytas de Tarente25 (IVe sicle av.J.-C.), lve de Philolaos,
puis Aristote (384-322
av.J.-C.), et son lve Aristoxne de Tarente (375-360 av.JC)
sopposent aux pythagoriciens26
(en fait Philolaos). Ils favorisent plutt le partage du
ttracorde en intervalles mobiles ,
tous exprims en rapport pimore27 lintrieur de lintervalle fixe
de quarte. Telle tant
la nature de la musique, nous devons, en matire de chant
harmonieusement construit,
accoutumer et notre oreille et notre intellect juger
correctement des lments fixes et des
lments mobiles (Aristoxne, Trait dharmonie, 34.25-30, cit par
Blis [1986], p.209).
Ptolme tentera une rconciliation28 entre les deux approches et
entre lempirisme et le
rationalisme en calculant les rapports numriques des
intervalles, mais sans les fixer sous
forme dintervalles fixes. Aprs avoir discut les six ttracordes
dAristoxne29, Ptolme
propose en effet une dfinition plus large des genres30, sans
fixation de certains intervalles
autres que leur valeur pimore, lorsque cela est possible : le
genre est dit diatonique (ou dur)
24 Lencyclopdie Fasquelle [1958] de la musique crit ainsi lentre
diatonique : Chez les thoriciens grecs, legenre diatonique est
celui des 3 qui procde par tons et demi-tons majeurs ; les modernes
ont conserv le terme pourqualifier la gamme dite naturelle,
succession de 5 tons et de 2 demi-tons majeurs. (T.I, p.655). De
mme, selonA.Danhauser, le demi-ton diatonique est ( celui qui se
place entre deux notes de noms diffrents ) et le
demi-tonchromatique ( celui qui se place entre deux notes de mme
nom, mais dont lune est altere ). Lenharmonie est le rapport,
lespce de synonymie qui existe entre deux notes de noms diffrents,
mais affectes toutes deux aumme nom (Danhauser [1929], p.25).25
Archytas de Tarente, ami de Platon, lve de Philolaos, est aussi le
dcouvreur des trois moyennes mathmatiques(arithmtique, gomtrique,
harmonique). Il nonce galement le premier la notion de quadrivium,
et montre, selonBoce, quon ne peut sparer un pimore en deux parties
gales.26 Aristote crira de nombreux textes critiques contre les
pythagoriciens dItalie , voir Blis [1986], p .69),critiques que
reprendra ensuite Aristoxne de Tarente, surtout sur le plan
musical.27 Epimores que Ptolme puis Al-Farabi appleront emmles27
lorsquils sont plus petits que la quarte.28 Ptolme critique en fait
les aristoxeniens qui sont plus concerns par la perception que par
la raison (Ptolme [203], livre I, 6.5, p.9), et qui dsignent les
intervalles par leur distance diastema et non par desratios exacts,
et les pythagoriciens qui nont pas bien investigu les consonances ,
en particulier 5/4 et plusgnralement tous les pimores (lI.6, 13.23,
p.19).29 enharmonion [1/4, 1/4, 2], chromatique doux chroma malakon
[1/3, 1/3, 1+5/6], chromatique hmioliquechroma hemilion [3/8, 3/8,
1+3/4], chromatique tonique chroma tonaion [1/2, 1/2, 1+1/2],
diatonique douxdiatonon malakon [1/2, 3/4, 1+1/4], diatonique dur
Diatonon syntonon [1/2, 1, 1] (Ptolme[204] I.12, p.41, etArticle
diatonique/chromatique/enharmonique, Peter Cahn, encyclopdie MGG,
T.II p.1219). Voir Zarlino [1573],II.16 qui contestera aussi
Pythagore et trouve quatre enharmoniques, cinq chromatiques et
quatre chromatiques.30 Les genres dcrivent le type de partage du
ttracorde.
-
22 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.22
lorsque la somme des deux petits intervalles est plus grande que
le plus grand intervalle, et
chromatique (ou mou) lorsque la somme des deux petits
intervalles est plus petite que le plus
grand intervalle. Ptolme en dduit huit partages du ttracordes31.
Notons que cette approche
nest pas purement thorique32 : elle influencera la thorie
musicale arabo-turque (cf. le
chapitre C-IV).
Lapproche de Philolaos, que reprendra Nicomaque, puis Boce et
toute la musique
occidentale, permet en fait de fixer les notions de note et
dintervalle (rduits au ton et au demi
ton), et den dduire par combinaison un nombre fini de gammes et
dchelles finies (trois
genres, douze modes). Au contraire, lapproche dArchytas et
dAristoxne, puis de Ptolme,
dAl-Farabi, et de toute la musique arabo-turque, ne permet pas
la discrtisation des hauteurs
en quelques valeurs. Elle offre par contre une infinit
dintervalles possibles lintrieur dune
dfinition prcise des intervalles autoriss (rapports pimores,
dfinis ensuite par certains
thoriciens arabes comme les intervalles consonants). Dans un
cas, loccident soffre ainsi un
alphabet restreint dintervalles, relativement peu intressants en
soi, et ses multiples
combinatoires, qui ouvrent la voix la polyphonie, au
contrepoint, au temprament gal, et
lcriture des hauteurs. Dans lautre cas, celui du Proche-Orient,
lalphabet de hauteurs nest
pas discrtis, non susceptible de grammatologie visuelle ou
combinatoire, ce qui implique
plutt la monodie et labsence dcriture. Mais il est riche dune
infinit dlments (rduits
ensuite par les principes des Maqamat), ce qui induit en
particulier que le choix de lintervalle
en soi, ses inflexions et ses hsitations33, fassent partie du
processus artistique.
31 enharmonique doux [46/45, 24/23, 5/4], chromatique dur
[28/27, 15/14, 6/5], chromatique doux [22/21, 12/11,7/6],
diatonique tonique [21/20, 10/9, 8/7], diatonique ditonique [28/27,
8/7, 9/8], diatonique dur (= diatonique chezles pythagoriciens)
[256/254, 9/8, 9/8], diatonique droit [16/15, 9/8, 10/9], et
diatonique pur [12/11, 11/10, 10/9](Ptolme [203], p.52).32 Annie
Blis (Auloi grecs du louvre bulletin de correspondance Helenique,
cit par Solomon p.47) auraitdcouvert une double Aulos grecque deux
tubes contenant 14 intervalles diffrents, tous sauf deux bass sur
dessuperparticuliers : [32:27 11:10 9:8 8:7 7:6 16:15 9:8 7:6] et
[32:27 9:8 14:13 9:8 8:7 18:17].33 ct dune thorie fixant un certain
nombre de modes, la pratique arabe se dveloppe sur des intervalles
assurs,et dautres plus hsitants, accompagns de glissandi,
dinflexions, etc. (voir la remarque dErlanger dans la partie
C-III)
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.23
2) Noter la musique
Trois principes essentiels de la pense analytique de la musique
occidentale ont donc
t poss ds lantiquit, bien avant que la musique nacquiert sa
propre criture : i) un dsir
de rationalit (qui implique entre autres les notions de science
musicale, dharmonie et de
consonance) ; ii) une reprsentation du phnomne sonore selon des
paramtres indpendants
[rythme, hauteurs, nuances] (ce qui permet une quantification de
la musique, mais en limite ses
descriptions et les grammatologies transparamtriques, spectrales
ou sur linharmonique) ;
iii) des alphabets et des units de descriptions discrtes et
finies selon ces paramtres (treize
intervalles dans une octave, valeurs rythmiques, valeurs de
dynamiques). Ces trois fondements
analytiques ouvriront la voie la pense combinatoire et lcriture.
Inversement, lcriture
restera un stimulateur essentiel de la pense analytique dans la
musique occidentale.
a) Fonctions dune notation
On attribue gnralement deux fonctions aux critures : la fonction
graphmologique,
qui considre que lcriture reprsente travers ses diffrents signes
la transcription dune
langue, et la fonction grammatologique (de =lettre en grec) qui
a un rapport avec le
processus matriel sur lcriture, cest--dire qui considre que la
lettre et l'criture sont des
substances graphiques autonomes interrogeant la pense et le
matriau (Klinkenberg [1996],
p.226 230) . En ce sens, lcriture de la partition est
graphmologique puisquelle renvoie
une action de jouer, un son, tout comme lcriture linguistique
renvoie une langue orale.
Lcriture musicale est ensuite grammatologique puisque le
compositeur ou lanalyste se
laccaparent comme outil dtude et de cration (par exemple, les
permutations sur les signes
des compositeurs de lArs Nova ou du srialisme gnralis).
Certaines musiques sont crites, dautres non. De mme, la rception
dune oeuvre
peut tre modifie par une explication de type logico-textuel
(analyse musicale, note de
programme) ou par des phnomnes dapprentissage inconscient.
Lcriture est donc un
mdium dpassant la fonction de transcription. Cette conception
purement graphmologique
de lcriture, dorigine aristotlicienne sest en effet rapidement
assume fausse (Will [1999]
p.15). Le signe et lcriture sont des modles de reprsentation de
lunivers et des modalits de
pense. ce titre, ils appellent des fonctions de formalisation et
de thorisation.
-
24 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.24
Note smiologique : typologie des signes graphmologiques et
grammatologiques
La notation musicale, dans sa fonction graphmologique, mobilise
trois types de signes : les signes
de type idographique (ou logographique), qui renvoient des
signifis musicaux (par exemple une note), des
signes morphologiques ou monophosyntaxiques, qui renvoient des
rgles syntaxiques (le signe #), et des
signes thmatiques, qui renvoient une catgorie de sens (par
exemple le chiffrage du degr harmonique dans les
continuo baroques ou les partitions de jazz). Contrairement
lcriture linguistique, lcriture musicale na pas
de signes aux fonctions phonographiques, cest--dire renvoyant
des phonmes (la lettre [a] renvoie au son
). De manire gnrale, la fonction idographique est dite autonome,
car les units signifiantes renvoient
directement une unit de signifi, alors que les fonctions
monosyntaxiques et thmatiques sont htronomes,
car les signes ne fonctionnent quen prsence dautres signes.
Le compositeur et lanalyste musical utilisent les critures
musicales ou logico-textuelles dans un but
galement grammatologique. On distingue alors cinq types de
signes pour cette fonction : lindex, signe dont la
fonction est de renvoyer de faon contigu lobjet en question.
Ainsi, un titre duvre, le nom basse
dAlberti , transposition ou multiplication daccords , un signe
de lever de pdale ou de note
harmonique ont des fonctions indexicales. Les signes peuvent
aussi avoir une fonction taxonomique (ou
topologique), si le signe renvoie un objet selon une logique de
classement diffrente de lobjet lui-mme :
attribution de lettres de lalphabet aux diffrentes parties dune
uvre, des groupes de notes, ou des notes (dun
motif, dune srie), etc. Dans les fonctions symboliques, le choix
du caractre ajoute une information : Par
exemple, A B A pour mentionner diffrentes parties dune forme
ternaire (le ajoute une fonction symbolique
supplmentaire), les flches pour indiquer le sens de la srie,
etc.. Dans les fonctions indicielles, le choix du
signe est motiv, justifi, (par exemple, le chiffrage I pour
signifier le premier degr). Enfin, les signes
fonction iconique ont une forme qui renvoient directement un
objet ou un autre signe (par exemple, le chiffrage
T pour signifier une tonique, le signe de cymbale pour indiquer
linstrument, ). Les deux fonctions
indexicales et taxonomiques sont htronomes, les autres fonctions
sont autonomes.
b) Principes graphmologiques et grammatologiques des premires
notations musicales.
Aprs ldit de Milan de 313, favorisant la tolrance et la diversit
culturelle et
religieuse, la musique occidentale smancipe dans des directions
trs diverses, alors que la
musique dOrient reste contrainte par les dits de lempereur
Justinien et de ses successeurs.
Au VIIIe sicle, la rforme du Plain-Chant34 fixe les rgles
musicales. Les chantres de lempire
franc entreprennent un travail de codification des techniques
(squences, tropes, drame
liturgique, classement des modes dans des tonaires). Dimportants
crits thoriques
apparaissent ensuite avec Aurlien de Rom (milieu du IXe sicle)
et Hucbald de Saint-
Amand (vers 840-930). Ces derniers reprennent la conception
pythagoricienne dfendue par
34 La refonte du chant romain en Gaule, en grande partie
responsable de linvention de la notation musicale, a en faitt
initie par Ppin le Bref et Etienne II partir des annes 750, et fut
plus tard attribu Saint-Grgoire (Colette &alii [2003],
p.13).
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.25
Saint-Augustin35 et par Boce selon laquelle la musique est une
branche des mathmatiques.
Boce avait thoriquement confirm les valeurs fixes des
intervalles et la dfinition des genres
et des modes, quil dcrivait avec des alphabets latins (pour les
intervalles) et grecs (pour les
hauteurs) (Viret [1999] p.78). Hucbald de Saint-Amand ralise
ensuite que les mlodies du
rpertoire traditionnel de plain-chant sont constitues sur une
seule chelle36. Il envisage de
reprsenter par des points ou des sparations les tons et les
demi-tons, et imagine des
reprsentations verticales des intervalles conformes aux
ttracordes grecs (Colette & alii
[2003], p.20). Hucbald de Saint-Amand concrtise ainsi la
possibilit de lcriture musicale
moderne et la pense catgorielle des hauteurs. Il dfendra
dailleurs les systmes
alphabtiques grecs de notation des hauteurs, employs galement
par Boce, contre la
notation neumatique nouvelle, tout en reconnaissant les limites
dune notation
discrtise : Les signes neumatiques usuels, toutefois, ne doivent
pas tre tenus pour tout
fait inutiles, particulirement lorsquil sagit dindiquer le
mouvement lent ou rapide de la
mlodie, ou si le son reprsent contient une note tremble
[tremulam], ou bien de quelle
manire ces sons-l sont rassembls en un seul [groupe neumatique]
ou spars lun de
lautre (...), toutes choses que les signes alphabtiques
artificiels37 ne peuvent absolument pas
exprimer. (Hucbald de Saint-Amand, Musica, trad. Yves Chartier,
cit in (Colette [2003],
p.20)).
Conscient de la complexit non rductible du phnomne musical,
larchevque Isidore
de Sville crivait dj au dbut du VIIe sicle dans son
Etymologiarum (chap.III, 15) : A
moins que lhomme ne sen souvienne, les sons prissent car ils ne
peuvent tre couchs sur le
papier . Deux sicles plus tard apparat pourtant, quasiment
lchelle dun continent
(dItalie en Allemagne, de Bretagne Constantinople, cest--dire
dans les pays clerg
chrtien), la notation du plain-chant en neumes. Les premiers
neumes ne dcrivent toutefois
pas vraiment de hauteurs ni de rythmes exacts, et ne sont utiles
que pour ceux qui connaissent
dj la mlodie. Ils ne sont donc pas encore une criture au sens
actuel, mais servent daide-
35 Saint-Augustin crit dans son De Musica Musica est scienta
bene modulandi (la musique est la science dumouvement bien rgl).36
Dans les thories arabes, cette unit de lchelle des hauteurs nexiste
pas. Si les thoriciens Al-Farabi et Saffi-d-Din saccordent trois
sicles de distance sur les genres et modes thoriques, issus de
Ptolme, leur accord du luthOud diffre, Al-Farabi construisant une
chelle 24 tons, auquel il faudra rajouter certaines frettes
empiriques pourles tierces de Zalzal, et Safi-d-Din proposant un
autre systme comprenant dix-sept intervalles.37 Noter le terme
artificiel : la notation neumatique serait plus naturelle , moins
symbolique.
-
26 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.26
mmoire approximatif et perceptif des contours mlodiques et de
moyen de transmission. La
notation diastmatique est toutefois, selon Jacques Chailley, la
premire notation fixer
visuellement un sens de hauteur (grave=bas, aigu=haut)38, mais
aussi des formules
rythmiques prcises (punctum, virga, podatus, clivis,
torculus).
Lapparition dune criture remplacent souvent certains mcanismes
propres une
socit musicale de tradition orale et de limprovisation :
* Dune part, la notation neumatique aurait peut-tre fix et
schmatis le rpertoire.
Toutefois, les spcialistes mettent plusieurs hypothses : selon
des thoriciens comme
Treitler, Huche ou Van der Werf (annes 70), la notation
neumatique a cristallis peu peu les
formes improvises, notamment en Europe occidentale. Dans les
annes 90, on pensait au
contraire que les mlodies taient restes stables indpendamment du
fait quelles soient
notes, notamment du fait quon retrouvait des transcriptions
identiques dun mme chant
dans des origines gographiques trs diverses. Selon Kenneth Levy
ou Marie-Nolle Colette, le
neume fut un rvlateur de la stabilisation du rpertoire, sans en
tre la cause39.
* Selon Kenneth Levy, la notation neumatique a de plus affaibli
le rle de la mmoire
humaine tout en stabilisant les rgles mlodiques ; les deux
fonctions de cette criture,
transcription musicale et mmorisation, auraient parfois t
conflictuelles (K. Levy[1998],
p.253).
* Enfin, la stabilisation du rpertoire na pas signifi un
ralentissement de son
volution. On a au contraire assist un dveloppement plus rapide,
du fait que la
transcription crite rend inutile la prservation orale du
rpertoire et que lcriture offre une
dimension grammatologique de recherche suprieure celle de
loralit40.
38 Selon Marie-Elisabeth Duchez, cite par M.-N. Colette, il ny a
pas de caractre immdiat dans lquivalence bas-grave et haut-aigu.
Ceci est symptomatique dune pense musicale qui se rationalise
(Colette & alii [2003], p.18).39 en 754, soit un sicle avant
les premires notations neumatiques, le Pape Etienne II visite
Charlemagne et sonpre Ppin le Bref, et demande en particulier une
normalisation des rgles musicales du chant grgorien et
unetransmission des mlodies liturgiques grgoriennes travers le
monde chrtien occidental, afin de permettre unesuprmatie
progressive du chant carolingien sur le chant gallican, trop
profane. Il y a donc volont de codifier lerpertoire, et lcriture en
serait seulement, selon Kenneth Levy, un outil. Marie-Nol Colette
partage cet avis.Selon cette musicologue, la prsence de modes, par
exemple, dj perceptible au VIe sicle, a t codifie etorganise la fin
du VIIIe sicle, soit un peu avant la cration de la notation (les
premiers tmoins de cetteorganisation en sont les tonaires, livres
liturgiques qui classent au VIIIe sicle les antiphonaires de la
messe selon leshuit tons psalmodiques du chant grgorien
-communication personnelle, mail du 28/07/02).40 Charles Atkinson
note par exemple que lcriture a modifi la thorie des tons
psalmodiques (Atkinson [1998],p.108)
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.27
Lapparition de lcriture neumatique a donc permis le dveloppement
de nouvelles
pratiques et penses analytiques de la musique, qui ont influenc
nouveau les volutions de
lcriture : les influences rciproques entre graphmologie et
grammatologie taient amorces.
Note musicologique : principes de la notation neumatique
Comme lcriture latine, les neumes se notent gnralement de gauche
droite, par un systme de
lignes et de points, et accompagnent souvent un texte. Malgr une
diversit rgionale apparente des neumes (Les
diffrentes critures neumatiques concident relativement avec les
diffrents royaumes issus de lclatement du
Royaume franc la mort de Charlemagne en 814 et du trait de
Verdun de 843), on observe, selon le smiologue
Eugne Cardine, un archtype dcriture neumatique que lon peut
diviser en trois genres : une notation
graphique (traits et points), une notation gestuelle (points et
lignes courbes), et une notation carre (dite
diastmatique, car elle indique les intervalles), venue
ultrieurement, plus prcise pour les hauteurs. Marie-Noelle
Colette distingue plutt les notations point, les notations
accentuelles plus cursives, et les notations mixtes
usant les deux types de signe (Colette [2003], p.48).
Lorigine de ces signes nest pas encore tablie clairement. Les
neumes adiastmatiques reprsenteraient
les signes du chef de chur (hypothse chironomique dAndr
Mocquereau), ou proviendraient soit des accents
de la prosodie grecque, soit des modles byzantins issus des
accents grecs, soit des signes de ponctuation et de
prosodie du langage, soit de la notation ekphonetique, issue du
latin et utilise dans la liturgie byzantine entre le
IXe et XIVe sicle.
c) Les critures musicales comme oprateurs de nouvelles
rationalits
La notation neumatique gestuelle du dbut du IXe sicle ne sparait
pas encore les
paramtres de dure et de frquence41 et conservait les inflexions
et glissandi de la voix. Si cette
notation est plus apte dcrire certains phnomnes sonores, elle
limite sa grammatologie (le
thoricien Hucbald ajoute la notation neumatique une notation
alphabtique discrtise des
hauteurs issue de la notation grecque pour laborer ses rflexions
sur les hauteurs et les
intervalles). La notation des hauteurs dans sa forme actuelle,
dite notation carre, fut tablie au
XIe sicle, entre autres par Guido dArezzo (991-1033). Avec son
principe de solmisation, ce
thoricien invente la porte avec des espaces de lignes
reprsentant la hauteur utilise, un signe
(la clef) dispos sur une ligne pour tablir une hauteur prcise
lie une ligne prcise, et des
reprsentations carres et rondes (rotundum et quadratum) du B
pour dsigner si le si est
bmol ou bcarre. Dans le mme temps, Guido dArezzo identifie le
mode avec la finale. Il
insiste sur le fait que son systme permet lapprentissage du
chant grgorien en deux ans et
41 la fin du Xe sicle, certains chants grgoriens, comme le chant
aquitain, disposent verticalement des neumesdits diastmatiques pour
reprsenter une hauteur relative mais fixe, et y adjoignent une
ligne reprsentant lafinale (ou sa tierce suprieure), ce qui
reprsente une prise de conscience analytique formelle forte.
-
28 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.28
non en dix comme pratiqu jusqualors, et saisit les avantages
dune criture plus analytique.
Plus gnralement, la notation carre modifie le rapport entre le
signe et sa signification,
puisque le neume privilgie le point sur la ligne, la hauteur
lemportant sur les mouvements et
les liaisons (M. Popin, in Colette & alii [20003], p.95).
Cependant, la notation carre des XIIIe
et XIVe sicles chappe encore, selon Marielle Popin, une logique
mathmatique totale
(p.93), notamment au niveau rythmique.
La polyphonie avait rendu ncessaire la coordination rythmique
entre les voix. Jean de
Garlande, thoricien de lcole de Notre-Dame vers 1217, tablit
dans son De mensurabili
musica une notion modale de rythme, distinguant six modes
lmentaires de combinaisons
entre longues et brves. Il remploie les notions de longa et de
brevis, inspires des rgles de la
posie latine quantitative (mtrique, faisant la diffrence entre
syllabes longues et courtes) et
qualitative (rythmique, diffrenciant les syllabes avec et sans
accent). Les compositeurs du
Moyen-ge vont ensuite compliquer encore ces rgles (ce qui montre
en particulier un intrt
de plus en plus pour le rythme en tant que paramtre autonomis),
rendant parfois sa lecture
interprtative. Francon de Cologne oprera dans son Ars cantus
mensurabilis (vers 1280), une
rationalisation rvolutionaire. Il inverse la relation entre
modes et dures en traduisant les
rythmes sous forme de notes individuelles, qui composeront
ensuite le mode dans une chelle
de dures o chacune vaut le tiers de la valeur plus grande : la
longue, la brevis et la semi-
brevis. Selon Anna-Maria Busse-Berger, la rvolution conceptuelle
[du renversement entre
mode et valeur de rythme] est insparable du fait que la notation
devient plus importante que
la transmission de la musique (Busse-Berger, in Lvy [2001],
p.33). Marielle Popin
caractrise la nouveaut fondamentale de ce systme au principe qu
une valeur de note ne
correspond quun seul signe, et quinversement un signe ne
correspond quune seule valeur
de note. De plus la cohrence des signes est totale, chacun
possdant son contraire (in
Colette [2003], p.107). Ce systme invente en particulier la
notion de silence mesur, de
mesure lie la battue, et de double unit rythmique et mtrique,
avec la brve comme unit de
pulsation et la longue comme unit de mesure. Au dbut du XIVe
sicle, cette pense
analytique des rythmes est amliore par les musiciens de lArs
Nova (Philippe de Vitry,
Pierre de la Croix et Jean de Murs), qui tendent les valeurs la
maxima et la minima et
divisent de faon ternaire (mensuration parfaite) et binaire
(mensuration imparfaite) les
valeurs. Marielle Popin montre ainsi que le dbut du XIVe est
travers par un dsir de
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.29
rationalisation azimut (rationabilis et subtilis) que chacun,
anciens (Jacques de Lige et lars
antica) ou modernes (les compositeurs de lars nova) croit le
mieux dfendre : tout est affaire
de subtilit chez les uns comme chez les autres. La mathmatique
simpose toujours plus
fortement aux musiciens qui nacceptent plus les incohrences nes
des thories successives, ni
la peu prs de la pratique (in Colette [2003], p.116). Ce systme
nest cependant pas
totalement rationnel : divisant toujours plus, en couleur noir
lorsque la division reste dans
la mme mensuration, en rouge pour les changements locaux, les
compositeurs obtiennent
parfois des logiques singulires o un mme signe peut avoir deux
valeurs diffrentes. Marielle
Popin parle deffets pervers de la subtilit , et crit propos des
compositeurs de cet ars
subtilior42 : non seulement le signifiant ne correspond plus un
signifi, mais il ne doit plus
correspondre une signification prcise. Le secret est de rigueur
et linterprtation relve de
lexploit. (...) La subtilit est lorigine dune mutation profonde,
tendant faire porter sur le
signe crit lessentiel de la composition. Graphisme, couleurs,
dispositions symboliques
deviennent une finalit, entranant la prfrence pour une
dissymtrie et labsence de forme
visible. (...) La partition se tricote sans modle, en toute
libert. Elle est devenue recherche,
objet unique, objet malheureusement visuel plus quauditif. (in
Colette [2003], p.123-124).
La Renaissance simplifiera et rationalisera ce principe de
division en retrouvant la
notion mathmatique antique de proportion 43, et sera nomme
notation mensurale :
appliquant aux rythmes les catgories (species ou genus)
arithmtiques grecques et latines
(superparticularis [n+1/n], multiplex, submultiplex, etc..), de
la mme faon quelles avaient t
appliques par les disciples directs de Pythagores aux hauteurs.
Les thoriciens de la
Renaissance sattachent mieux dfinir les rapports des dures entre
deux niveaux
hirarchiques conjoints de division : une proportion
sesquialtera, indique par 3/2 signifie par
exemple que trois notes durent la valeur de deux. Ce systme de
mesure du temps est de nature
duodcimale (division possible en deux ou en trois, soit en douze
units lmentaires), et
chaque fraction devient le point de dpart de nouvelles
subdivisions (Busse-Berger, in Lvy
[2001] p.43). Cependant si lon veut exprimer une valeur en
fonction de valeurs beaucoup plus
petites dans la hirarchie des divisions, on arrive rapidement
des fractions trs complexes. Ce
42 terme invent par la musicologue Ursula Gnther dans son
ouvrage Das Ende der Ars Nova, 1963.
-
30 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.30
nest que du fait de la gnralisation du systme des fractions
rationnelles indo-arabes44, de
celle de limprimerie, et de la volont datteindre le maximum de
public, que la notation
mensurale dclinera au XVIe sicle au profit dune division
uniquement binaire des dures
(notre systme actuel), plus simple45. Selon Philippe Vendrix,
cette simplification de la
notation entrane une transformation des modes de composition
(Vendrix, in Colette [2003],
p.172) : abandon du ternaire comme point de rfrence, abandon de
la ligature, division absolue
des dures, etc.., caractristiques que la pense occidentale a
conserves jusqu nos jours.
Notons enfin, pour tre complet, quil ny avait ni signe, ni mme
de mot pour dsigner
les dynamiques au Moyen-ge. Prendre conscience de la nuance,
cest sloigner du signe,
sintresser lexpression, lquilibre, aux contrastes et au rapport
entre plusieurs sons.
Cest galement notifier la qualit de la source instrumentale,
pratique qui dbouchera sur les
sciences de linstrumentation, de lorchestration, puis de
lacoustique. Cependant, crer un
signe de nuance, cest aussi ter une libert linterprte,
objectiver une motion pour la
rendre transmissible et la rationaliser . Historiquement, On
trouve la premire indication
tocca pian piano en 1517 dans le Codex Capirola, et des
thoriciens comme Vicentino ou
Zarlino mentionnent ce paramtre pour la premire fois au milieu
du XVIe sicle. Au XVIIe
sicle par contre, apparaissent les premires mentions et dans des
oeuvres de Bonelli
(primo livro delle vilanelle), Gabrieli, et Biancheri. Michael
Praetorius thorise le pian e
forte en 1619 pour exprimer les sentiments humains et Mersenne
distingue en 1634 huit
degrs diffrents. Enfin, lcole de Mannheim, notamment
Carl-Philippe-Emmanuel Bach et
Schubart, vont aller trs loin avec le dveloppement des genres
sonates et symphonies, dans
lcriture des crescendi et des changements de dynamique.
43 Ce principe, qui tente initialement de runifier les diffrents
systmes franais et italiens, apparait pour la premirefois en 1408
dans le Tractatus practice de cantus mensurabilis de Prosdocimus de
Beldemandis (Vendrix, in Colette[2003], p.136).44 Les fractions
duodcimales romaines taient encore utilises au Moyen-Age pour
mesurer les poids, les longueurs,le temps (chronaca, dont notre
systme heure:minute:seconde en est lhritier), pour subdiviser les
diffrentes picesde monnaies, ou dans la comptabilit des banquiers
de lpoque. Cest Leonardo Fibonacci, aprs un voyage dans lespays
arabes, qui rimportera le systme indo-arabe de fractions
rationnelles.45 Philippe Vendrix crit quau XVIe sicle, compositeurs
et thoriciens sengagent rsolument dans un processusde
simplification de la notation au point de ne plus tre capables de
lire la musique du XVe sicle (in Colette[2003], p.171)
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.31
d) Quelques proprits analytiques propres la notation musicale
moderne
La notation musicale classique occidentale, telle que conue
depuis le XIe sicle par
Guido dArezzo pour les hauteurs, et depuis le XIIIe sicle par
Francon de Cologne pour
lchelle de rythmes, est donc une reprsentation symbolique dont
chaque paramtre possde
son propre alphabet (hauteur d'un point sur une chelle verticale
pour les frquences, alphabet
de signes associs ces points pour les rythmes, abrviations pour
les nuances, etc.). Chaque
alphabet est distinct, sans qu'aucun ne soit a priori
prioritaire sur lautre. De plus, chaque
alphabet respecte la structure ordinale des espaces, sans la
munir d'une distance (contrairement
la notation numrique).
La notation musicale occidentale actuelle, en tant que
graphmologie (cest--dire en
tant que systme de transcription), possde alors les trois
proprits de tout systme
d'criture : elle est globalement stable, son volution tant
mineure par rapport aux acquis
partags ; elle est changeable, c'est--dire comprise et partage
par un groupe d'individus ;
elle est assimilable implicitement, c'est--dire que sa lecture
ne ncessite pas de traduction
dans un autre code (en d'autres termes, elle est directement
significative). Enfin, elle possde
une particularit propre : elle est volutive linfini, ce qui la
rend adquate l'axiome de
progrs propre aux musiques occidentales. Du fait de ces quatre
proprits, cette notation
sest avre optimale, graphmologiquement comme
grammatologiquement, pour les musiques
savantes occidentales. Ses limites ne sont perceptibles que
depuis les annes 70, notamment
du fait quelle rduit un son complexe en une simple dure et en
une fondamentale (cf. chap
A.-III)
Pour certaines recherches et applications propres la pense
analytique de la musique
occidentale, il est parfois ncessaire de se munir dune autre
notation numrique ou textuelle,
comportant une chelle cardinale absolue et une distance, ce que
ne possde pas la notation
musicale traditionnelle qui travaille avec des signes aux
proprits seulement ordinales. Cette
graphmologie cardinale, bien souvent numrique, est
indispensable, par exemple, pour le
codage MIDI, ou pour certaines techniques de composition. La
forme la plus traditionnelle est
une reprsentation vectorielle (cardinale et finie) attribuant
chaque lment d'une chane finie
un chiffre dans l'ordre d'apparition des informations. C'est par
exemple la mthode des Pitch
-
32 Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit
aperceptive en musique, p.32
Classes de A. Forte46 (Forte [1973]), ou celle de la numrotation
de la srie initiale en musique
srielle. Cette notation prsente nanmoins de nombreux
inconvnients :
i) Elle est peu changeable entre humains, car moins
implicitement acquise par les
musiciens que la notation classique. La notation numrique sert
plus de repre et doutil de
travail que de rel alphabet. Elle est par contre changeable
entre machines (la norme MIDI).
ii) Cette notation hirarchise et polarise les lments ou les
intervalles de la chane. Il
ny a par exemple aucune raison musicale a priori de numroter do
ou mi, ou bien le premier
lment d'une srie dodcaphonique47, par 1. Avec cette notation, un
processus musicalement
simple en terme de transformation des intervalles -une symtrie,
par exemple- peut devenir
difficilement dchiffrable dans lcriture numrique. A linverse,
certains processus de
composition deviennent maniables et prospectifs dans cette seule
criture.
iii) La numrotation des notes focalise trop souvent le
compositeur sur le mtalangage
numrique, extra-musical, cest--dire que ce principe de
graphmologie induit de nouvelles
grammatologies (ce qui peut tre un avantage en ouvrant de
nouveaux horizons prospectifs).
On observe parfois une utilisation abusive d'oprations sur le
groupe mathmatique des
nombres entiers (N,+) (comme l'addition ou la soustraction de
notes). Afin d'viter toute
confusion, dans le cas o on veut les viter, il est conseill
d'utiliser des lettres plutt que des
nombres, qui conservent l'aspect symbolique et ordinal de la
notation sans prsenter de
distance ni de structure cardinale, et se situent mi-distance
entre une notation numrique et
une notation de signes non ordinale et arbitraire (par exemple
pour les oprations
combinatoires sur les sries).
iv) Enfin, la notation numrique prsente sous forme de vecteurs
occulte parfois la
dimension temporelle de la musique. En effet, en numrotant de 1
n les notes, on numrote
en fait des hauteurs sur une chelle verticale de frquences (pas
toujours ordonne dans le sens
des frquences) dans leur ordre temporel dapparition :
frquence (1, 2, 3,....., i,..., n)
Temps
46 Cette mthode permet surtout dtudier les intervalles composant
un accord et de regrouper par classe les accordssuivant leur
structure intervalique.47 Un exemple intressant de hirarchisation
dune srie est donn dans Boulez [1966, p.152].
-
Fabien Lvy : Complexit grammatologique et complexit aperceptive
en musique, p.33
Ceci est d au fait que la notation numrique nutilise quun
alphabet, alors que la
notation musicale combine plusieurs alphabets donnant des
informations simultanes sur les
diffrents paramtres (hauteurs, rythmes, intensits). Une notation
nutilisant quun alphabet
sous-entend en fait au minimum une notation en deux lignes, qui
superpose la valeur verticale
des hauteurs le numro de sa position dans une chelle temporelle
gradue :
(a1,a2,a3,.....,ai,...,an)
(1 ,2 ,3 ,.....,i ,..., n )
Cette autre notation est donc adquate certaines grammatologies
que la notation
traditionnelle ne permet pas. Une graphmologie entrane en effet
un certain type de
grammatologie, et la pense analytique de la musique occidentale
a t fortement conditionne
par sa notation. Inversement, le choix dune notation nest que la
reprsentation dun type de
pense, et la notation musicale occidentale est le rvlateur
prcieux de la pense analytique de la
musique dans la culture occidentale.
Remarque : La deuxime ligne, qui reprsente la dimension
horizontale (opration de concatnation), est parfois
occulte par la dimension verticale (opration de superposition),
car elle reste inutile pour de nombreuses
transformations qui laissent inchange la position temporelle de
la note. Ceci n'est pas le cas de certaines
transformations temporelles particulires. Ainsi, le rtrograde
est une transformation simple qui agit sur la
deuxime ligne et non la premire :
(a1,a2 ,a3 ,.....,ai ,...,an)(n ,n-1 ,n-2 ,.....,n-i ,...,1
)
Temps
que l'on peut aussi noter :
(an,an-1,an-2,.....,an-i,