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1 Anne-Marie LIBÉRIO Université Paris VIII-Vincennes Saint-Denis [email protected] "Commerce et diplomatie avec les Cherokees dans les Carolines avant la 'Piste des Larmes' ", Groupe de recherche Frontières, Université de Paris VIII-Vincennes Saint- Denis, 22 janvier 2013 Introduction Au recensement de 2010, les Cherokees constituaient la première nation amérindienne aux Etats-Unis, avec une population de près de 820 000 membres, soit quasiment un cinquième des quelque 5 millions d’autochtones recensés. De plus, un tiers des Cherokees (environ 300 000 individus) s’identifient actuellement comme « Cherokee sans autre combinaison » ethnique (communément désignés en anglais par l’expression « full blood »). Si les Cherokees vivent aujourd’hui essentiellement dans l’Etat d’Oklahoma, une partie de la nation, que l’on nomme les « Cherokees de l’Est » (« Eastern Cherokee »), regroupant au plus 30 000 individus, est restée dans les états actuels de la Caroline du Nord et de la Georgie.
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Commerce et diplomatie avec les Cherokees dans les Carolines avant la "Piste des Larmes"

Mar 28, 2023

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Anne-Marie LIBÉRIO Université Paris VIII-Vincennes Saint-Denis [email protected] "Commerce et diplomatie avec les Cherokees dans les Carolines avant la 'Piste des Larmes' ", Groupe de recherche Frontières, Université de Paris VIII-Vincennes Saint-Denis, 22 janvier 2013 Introduction

Au recensement de 2010, les Cherokees constituaient la première nation amérindienne

aux Etats-Unis, avec une population de près de 820 000 membres, soit quasiment un

cinquième des quelque 5 millions d’autochtones recensés. De plus, un tiers des Cherokees

(environ 300 000 individus) s’identifient actuellement comme « Cherokee sans autre

combinaison » ethnique (communément désignés en anglais par l’expression « full blood »).

Si les Cherokees vivent aujourd’hui essentiellement dans l’Etat d’Oklahoma, une

partie de la nation, que l’on nomme les « Cherokees de l’Est » (« Eastern Cherokee »),

regroupant au plus 30 000 individus, est restée dans les états actuels de la Caroline du Nord et

de la Georgie.

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L’histoire des Cherokees en Oklahoma, des années 1830 (époque de leur déplacement

du Sud-est vers l’Oklahoma) à nos jours, est la période la plus analysée concernant ce peuple.

Ma présentation portera aujourd’hui plutôt sur les échanges entre les Cherokees et les Anglo-

Américains, au XVIIIe siècle.

Dans une première partie, j’aborderai le rôle des Cherokees dans les conflits opposant

les Anglais aux Yamasees et aux Creeks, de 1715 à 1730. En second lieu, nous verrons les

efforts des Britanniques visant à maintenir leur alliance avec les Cherokees, du traité de

Londres de 1730 jusqu’à la guerre qui finit par éclater entre les deux peuples en 1759,

pendant la guerre de Sept Ans.

Un demi-siècle avant que les Cherokees ne deviennent la plus célèbre des « Cinq

Tribus Civilisées1 », en raison de leur degré d’adaptation à la société anglo-américaine, la

1 Chickasaw, Choctaw, Creek, Seminole. Voir Grant Foreman. The Five Civilized Tribes, Cherokee, Chickasaw, Choctaw, Creek, Seminole. Norman : University of Oklahoma Press, 1934

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nation était déjà surnommée « la clef de la Caroline » (« the Key to Carolina »), par le

gouverneur de Caroline du Sud, James Glen [1743-1756] en 17542.

Outre les Cherokees, les principales nations amérindiennes établies dans les Carolines

pendant la période coloniale, étaient

- les Westos,

- les Chowans,

- les Yamasees (alliés des Espagnols et ennemis des Anglais et des Cherokees),

- les Tuscaroras (regroupant environ 5000 hommes au début du XVIIIe siècle),

- les Creeks (ayant près de 12 000 guerriers),

- les Catawbas,

- les Choctaws (alliés des Français en Louisiane, comptant près de 5000 hommes armés dans

les années 1730).

2 Robinson, Carolina Treaties, note 1, p. 382

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Jusqu’à l’octroi du statut de colonies royales au début du XVIIIe siècle3,

l’administration des rapports avec les peuples amérindiens échoua aux propriétaires

coloniaux. Les préoccupations majeures des autorités furent, comme dans les autres colonies,

le maintien de la paix, la défense de la colonie, le commerce avec les autochtones et

l’appropriation de leurs terres. L’évangélisation et les aspirations assimilationnistes se

matérialisèrent seulement, dans les affaires indiennes, lors de la deuxième moitié du XVIIIe

siècle4.

En ce qui concerne le transfert de terres, seuls les propriétaires et les émissaires par

eux nommés5 étaient en droit de négocier avec les Amérindiens, comme il fut stipulé dans les

« Fundamental Constitutions », rédigées par John Locke, en 1669. Cela signifie que les

colons n’étaient pas autorisés à s’approprier des terres appartenant aux autochtones, si ces

derniers n’avaient pas eux-mêmes reçu un titre des propriétaires. Ce principe fut appliqué

dans l’ensemble des colonies, afin d’éviter tout conflit avec les Amérindiens.

3 Chartes fondatrices : 1663 et 1665. Séparation Carolines Nord/Sud : 1712. Colonies royales, Caroline du Sud : 1719, Caroline du Nord : 1731. Premiers huit propriétaires, selon la charte de 1663 : Comte Edward de Clarendon, Duc George d’Albermale, Lord William Craven, John Berkeley, Anthony Ashley Cooper [devenu Comte de Shaftesbury – meurt en 1683 aux Pays-Bas, où il s’était réfugié après avoir été accusé de trahison envers Charles II – secrétaire d’Ashley Cooper : John Locke], George Carteret, William Berkeley, John Colleton (Source : Charter of King Charles II to Proprietors [1663], The Colonial Records of North Carolina, 1:20, 25-26, dans Robinson, Carolina Treaties, p. 9) 4 “(...) considerable missionary work among the Cherokees was conducted during the 1750's and 1760's. Promotion of missions was made by the Society in Virginia for Managing the Missions and Schools among the Indians, authorized with the aid of London and Edinburgh societies to support the work of two missionaries and the establishment of two schools among the Cherokees or other tribes to the south. The Rev. John Martin, an ordained Presbyterian minister, consented to serve for the society as a Christian missionary among the Cherokees, and Governor Dinwiddie upon advice of the Council agreed to write Governor William H. Lyttleton recommending Martin and soliciting encouragement of his work by South Carolina. [British Public Record Office, Executive Journals of the Council of Colonial Virginia, December 14, 1757]. Martin was well received by the Cherokees; and upon his request for a second missionary, the Society for Managing Missions obtained in 1758 the service of the Rev. William Richardson. The governor of Virginia also recommended him to the governor of South Carolina and to the commanders of the forts in the Cherokee country [Brock, ed. Letters of Spotswood, II, 227]. A dispatch from Charleston, having been elected ‘Headman’ over the Lower Town, he received some of their children for education, and it was reported in 1767 that they had made ‘a tolerable progress in reading and writing’ [Williamsburg, Virginia Gazette, May 21, 1767].” Source de la citation : W. Stitt Robinson, Jr. “Indian Education and Missions in Colonial Virginia”. The Journal of Southern History, Vol. 18, No. 2 (May, 1952), pp. 152-168 5 Pour la Caroline du Sud : Dr. Henry Woodward (jeune chirurgien, années 1666-1674 – Creeks and Westos) et Andrew Percival (de la famille d’Ashley Cooper).

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La première rencontre avec les Cherokees, organisée par le gouverneur Thomas Smith

[mai 1693-nov. 1694] eut lieu à Charleston en 16936, en présence de 20 représentants de la

nation. Les Cherokees demandèrent, à cette occasion, la protection des Anglo-Américains

contre leurs ennemis Savannahs qui les emprisonnaient et les vendaient comme esclaves à

l’extérieur de la colonie. Smith promit qu’il ferait en sorte qu’aucun Cherokee ne soit

emmené en-dehors de son territoire par des colons.

Selon des estimations, les Cherokees comptaient alors environ 30 000 membres,

divisés en trois groupes (Upper, Middle et Lower Cherokee), dans les territoires actuels des

deux Carolines (Robinson, xxviii).

I. Affaires intertribales et alliances avec les Britanniques de la guerre Yamasee, 1715 au traité de Londres de 1730

Pendant la guerre Yamasee de 1715 à 1717, les Yamasees s’allièrent aux Catawbas et

aux Creeks, ce qui coûta la vie à plus de 400 colons. Les Cherokees firent front avec les

Anglais et établirent leur premier traité avec la Caroline du Sud, en juillet 1716, joignant ainsi

officiellement leurs forces à celles des Britanniques, contre les Yamasees et les Creeks

(Taylor, p. 234 ; Robinson, p. 98).

La transition vers le statut de colonie royale (1719) n’affecta pas la nature des

échanges précédemment initiés par les propriétaires avec les Cherokees. Les Britanniques

cherchèrent à maintenir la paix en tirant profit des conflits intertribaux. S’informant des

hostilités entre Amérindiens, les Anglo-Américains utilisèrent l’influence des Cherokees

auprès des nations moins puissantes, afin que ces dernières ne soient pas attirées par les

ennemis des colons, tels que les Creeks ou les Yamasees. Cette configuration satisfaisait

6 1540 : premiers contacts des Cherokees avec les Européens, pendant l’expédition d’Hernando de Soto.

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également les Cherokees, qui recevaient l’appui des Britanniques contre leurs ennemis, ainsi

que la promesse d’une source d’approvisionnement en munitions.

Le gouverneur Francis Nicholson [mai 1721-mai 1725] introduisit par ailleurs la

pratique de l’octroi de présents, offerts aux dirigeants cherokees. Ce traitement donna aux

représentants amérindiens l’impression que le gouverneur reconnaissait leur souveraineté et

s’entretenait avec eux d’égal à égal. La première rencontre organisée par le gouverneur

Nicholson à Charleston, rassembla ainsi 37 dirigeants cherokees, le 11 juillet 1721. Nicholson

y fuma le calumet, offrit un portrait de la famille royale, et parvint à fixer des limites au

territoire cherokee en Caroline du Sud.

Comme ce fut très souvent le cas dans les affaires indiennes coloniales, l’accord de

1721 ne fit pas l’unanimité au sein des Cherokees, et une partie du peuple se déplaça en-

dehors des frontières fixées par Nicholson, et acceptées par les autochtones présents lors des

négociations7. Afin de faciliter les tractations à venir, le gouverneur désigna un chef principal,

du nom de Wrosetasatow (aussi appelé « Outacity »). De même que les frontières de 1721, la

légitimité de Wrosetasatow, ne fut jamais reconnue par l’ensemble des Cherokees8.

Afin de s’assurer l'attachement des Cherokees, malgré les changements éventuels de

leurs rapports avec les autres peuples amérindiens, les Britanniques leur demandèrent, en

octobre 1725, d’avertir les autorités coloniales avant tout accord de paix conclu avec leurs

ennemis (Robinson, Carolina Treaties, p. 117).

7 « The Cherokees apparently accepted territorial boundaries for their nation. James Mooney found a tradition among the Eastern Cherokees of a band that moved west in opposition to the treaty of 1721 because of the precedent it established for yielding Cherokee lands », Robinson, note 43, p. 379 8 La rencontre de 1721 permit par ailleurs de définir les poids et mesures, utilisés dans les échanges commerciaux, afin que les Amérindiens ne puissent être dupés par les colons (Robinson, p. 103).

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Quelques mois plus tard, en janvier 1726, lorsque les Creeks acceptèrent de négocier

avec les Britanniques, les colons durent s’assurer que les Cherokees ne leur feraient pas

défaut, en raison de ce retournement de situation. Les Cherokees menacèrent ainsi les colons

de l’imprévisibilité et la propension au mensonge de leurs ennemis Creeks, qui malgré leur

souhait apparent de s’allier aux colons, n’hésiteraient pas à les trahir, en s'unissant à l’avenir,

soient aux Espagnols, soient aux Français, au détriment des Britanniques. Les autorités

coloniales ignorèrent cet avertissement et promirent aux Cherokees que si les Creeks venaient

à les attaquer, ils prendraient leur défense, malgré l’accord conclu avec les Creeks (Robinson,

Car. Treaties, p. 120).

En réalité, l’objectif final des Britanniques dans cette négociation de janvier 1726,

avec les Cherokees et les Creeks consistait à anéantir les Yamasees, alliés aux Espagnols. Les

colons estimaient qu’en perdant leurs alliés Yamasees, les Espagnols représenteraient un

danger moins important pour la Caroline du Sud.

Emmenés par l’agent aux affaires indiennes, Alexander Cuming, en septembre 1730,

sept représentants des Cherokees, accompagnés de leur interprète, Robert Bunning (Robinson,

p. 142), furent reçus à Londres, par George II, afin de consolider les liens entre les

Britanniques et ces alliés indispensables dans les colonies du Sud.

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Les Anglais adoptèrent à cette occasion un langage imagé, familier des autochtones :

Le Grand Roi et les Indiens Cherokees étant liés par la chaîne de l’amitié, [le roi] a ordonné à son peuple et ses enfants, les Anglais, en Caroline, de commercer avec les Indiens (…), parce qu’il souhaite que les Anglais et les Indiens puissent vivre ensemble comme les enfants d’une même famille, où le Grand Roi sera un père bienveillant et affectueux (…), aussi longtemps que les Montagnes et les Rivières dureront [shall last], et que le soleil brillera9.

D’autre part, les Cherokees s’engagèrent à commercer uniquement avec les

Britanniques, et à restituter aux colons tout esclave qui s’enfuyait des plantations. En échange,

les Cherokees reçurent 20 fusils, de la poudre, des balles, six douzaines de haches, une

9 Robinson, Carolina Treaties, p. 137-138. Original : North Carolina Colonial Records, 3 :129-32

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centaine de couteaux, une quarantaine de bouilloires (Robinson, p. 138). Les émissaires

Cherokees confirmèrent l’accord et remercièrent les Britanniques en ces termes :

La Couronne de notre Nation est différente de celle que porte le Grand Roi George, que nous avons vu dans la Tour [de Londres], Mais à nos yeux, elles n’en forment qu’une seule, et la chaine de l’amitié sera portée jusqu’à notre peuple. Nous considérons le Grand Roi George comme le Soleil, et comme notre Père, car bien que nous soyons Rouges et vous Blancs, nos mains et nos cœurs sont unis10.

II. Régulation du commerce et maintien des alliances (années 1717 au traité de 1751) À partir de l’alliance de 1716, le commerce entre les Cherokees et les Britanniques

était strictement réglementé au moyen de licences délivrées par la colonie aux Britanniques et

aux autochtones. Toute infraction était passible d’une amende de 500 pounds (MSS-

Hatton/Vassar, p. 405).

Dans un manuscrit de 1720, attribué à l’agent colonial William Hatton travaillant

auprès des Cherokees, l’auteur démontre les difficultés liées à l’application de cette mesure

(Vassar, p. 402).

Hatton attire non seulement l’attention du lecteur sur les obstacles empêchant le

contrôle des licences, ainsi que sur la concurrence exercée par la colonie de Virginie à

l’encontre des intérêts de la Caroline du Sud. Ainsi, la principale stratégie des marchands de

Virginie consistait à offrir des transactions plus avantageuses aux Cherokees, afin de les

détourner des Carolines. Par exemple, les Cherokees recevaient de certains marchands de

Virginie des articles de meilleure qualité (telles que des bouilloires, des couteaux, de la

poudre, et autres munitions) pour trois peaux, que pour 6 peaux en Caroline du Sud (Vassar,

citant Hatton, p. 408).

10 Robinson, Carolina Treaties, p. 139. Original : North Carolina Colonial Records 3 :129-32

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Malgré les pertes économiques engendrées par la concurrence des Virginiens, l’agent

William Hatton précise toutefois que l’approvisionnement en armes des Cherokees par les

marchands de Virginie présenta toutefois un avantage pour la Caroline. En effet, les

Virginiens contribuèrent à maintenir les Cherokees du côté des Britanniques, contre les

Français, à un moment où la guerre avec les Yamasees ne permit pas aux Carolines d’investir

plus largement dans l’approvisionnement de leurs alliés Cherokees (Hatton, dans VASSAR,

p. 421).

Après le traité de 1730, qui confirma les régulations commerciales de 1716, une

inquiétude vint assombrir ces décennies d’échanges diplomatiques cordiaux, comme en

témoigne le mémorial envoyé à Londres par le gouverneur de Caroline du Sud, Robert

Johnson, le 9 avril 1734,

Nous trouvons que la Nation Cherokee est devenue très insolente envers les Sujets de Votre Majesté, qui commercent avec eux, malgré les nombreuses faveurs que les Chefs de cette Nation ont reçu de Votre Majesté en Grande Bretagne [référence au séjour des Cherokees de 1730 à Londres]. (…) Ceci nous porte à croire que les Français, par leurs Indiens les corrompent. (…) Par conséquent nous vous informons (…) que des présents seront absolument indispensables afin de maintenir leurs obligations [duty] envers Votre Majesté, de peur que [lest] les Français ne parviennent [prevail] à séduire cette Nation11.

Afin de dissiper les doutes sur le rapprochement entre les Cherokees et les Français, une

rencontre fut organisée, par l’agent Whitaker (aux affaires indiennes), le 24 mars 1738 avec

des émissaires de la nation (dont le chef Moytoy), à Charleston. Whitaker posa la question

suivante aux Cherokees :

Nous avons entendu que certains de vos jeunes hommes apprécient les Français et souhaitent commercer avec eux, renonçant ainsi à leurs Anciens Amis, les Anglais, mais nous espérons que ce que nous avons entendu ne soit pas vrai. Parce que les Français sont vos ennemis et qu’ils (…) vous détruiront comme ils ont déjà détruit les Natchez12 et les Chickasaws. (…) Vous devez

11 Robinson, Carolina Treaties, p. 158 (original : S.C. / PRO, 16 :388-97, 401) 12 Attaque des Natchez de Fort Rosalie en 1729, puis riposte victorieuse des Français alliés aux Choctaws en 1730, puis nouvelle défaite des Français, dirigés par Bienville, face aux Natchez et Chickasaws, en 1736.

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aussi vous demander si [les Français] peuvent vous fournir des marchandises comme les Anglais le font. Nous devons vous dire la vérité. Si les Français viennent parmi vous, les marchands anglais s’en iront ; pas uniquement les marchands de Caroline, mais aussi ceux de Georgie et de Virginie13.

Sous le gouvernement de William Bull (1737-1743), l’approvisionnement en armes des

Cherokees fut renforcé, afin qu’ils servent les intérêts britanniques contre les Français. Le 19

mai 1712, le gouverneur Bull autorisa l'attribution de 100 couteaux, 100 fusils, de la poudre,

et des balles (Robinson, p. 176 – original : SCCHJ, 1741-42, 499, 500-501).

Le fils de Moytoy, nommé « Empereur » des Cherokees (Ammonscossittee), par les

Britanniques, s’entretint le 29 avril 1745 avec le gouverneur James Glen (1743-1756).

Ammonscossittee apporta avec lui une copie du traité de Londres de 1730, et déposa, dans un

geste symbolique, sa couronne devant le gouverneur Glen, en disant :

Je me souviendrai des mots contenus dans ce papier (…), j’en prendrai soin pendant toute ma vie, ainsi que mes enfants après moi. (…) Je dépose ma Couronne aux pieds de votre Excellence, (…) je souhaite qu’elle soit envoyée au Grand Roi George, comme gage de notre amitié qui durera toujours. Je la dépose (…) de la même manière que mon Père (…), parce que lorsqu’il reçut ce papier [traité de 1730], il dit [au Roi George] que ses ennemis seront nos ennemis14.

Dans le but d’entretenir la confiance des Cherokees, le gouverneur renouvela les

accords d’alliance avec eux, en passant plusieurs nuits dans l’un de leurs villages, en mai

1746 (à « Ninety Six »). À la veille de la guerre de Sept Ans (1756-1763), les Britanniques

perçurent qu’ils ne parviendraient pas à remporter une alliance avec les Choctaws, d’où la

nécessité de conserver celle des Cherokees et de ne pas laisser fléchir leur entente avec les

Creeks.

13 Robinson, Carolina Treaties, p. 164. Original : South Carolina Colonial House Journal, 1736-39, 558, 559-61, 563 14 Robinson, p. 184 (original : South Carolina Gazette, May 18, 1745).

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Cette stratégie des Britanniques faillit échouer en raison des conflits entre les Creeks

et les Cherokees, qui perdurèrent, malgré les efforts de les maintenir en paix dans les années

1730. Par conséquent, le gouverneur James Glen réunit 160 émissaires de la plupart des

villages Cherokees à Charleston, du 13 au 26 novembre 1751.

Les 17 articles du traité rappelaient l’engagement des Cherokees à livrer aux

Britanniques tout Amérindien ayant commis un crime contre les colons, ainsi que les esclaves

fugitifs. Glen promettait aux Cherokees de punir sévèrement les Britanniques s’étant rendu

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coupables de délits en territoire Cherokee. La vente de rhum aux autochtones fut par ailleurs

interdite, et les Cherokees ne pouvaient contraindre les marchands à prendre des peaux

(essentiellement de daim) si elles n’étaient pas taillées, et dépourvues de cornes, sabots, et

d’oreilles (Robinson, p. 244). Ce dernier passage qui peut passer pour un détail fut une source

de mésentente fréquente, sur le terrain, lorsque les Britanniques refusaient de prendre

certaines peaux, ou les estimaient à des valeurs très basses.

Enfin, le traité de 1751 imposa aux Amérindiens de commercer avec les Britanniques,

uniquement dans leur village de résidence. Les Britanniques, pour leur part, obtenaient une

licence pour se rendre dans des villages précis, et ne pouvaient donc pas non plus circuler et

négocier où bon leur semblait.

Malgré la fréquence des rencontres, la fermeté accrue des régulations entre les

Cherokees et les colons, tout comme les efforts déployés par les Britanniques, multipliant les

présents accordés aux dirigeants autochtones, le gouverneur Henry William Lyttleton (1756-

1760) ne parvint pas à éviter une guerre avec cet allié de longue date.

Conclusion : des malentendus interculturels à la guerre (1759-1761)

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Les hostilités qui mirent fin, en 1759, à la période d’entente plus ou moins stable entre

Cherokees et Britanniques sont attribuées à trois raisons principales :

Le manque de centralisation d’un peuple que nous voyons aujourd’hui, souvent à tort,

comme une nation politiquement homogène au XVIIIe siècle. En effet, les dirigeants qui

assistaient aux négociations de traités avec les Britanniques n’eurent pas toujours les moyens

d’imposer les mesures prises aux autres membres des Cherokees du Nord, du centre et du Sud

du territoire.

Comme avec les Iroquois, dans la colonie de New York, les rencontres devenues de plus

en plus courantes, avec les marchands français, ont également convaincu les Cherokees qu’ils

pouvaient tirer partie de la rivalité entre les deux puissances européennes.

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Enfin, dans les années 1750, les Cherokees finirent par montrer leur volonté d’affirmer

leur souveraineté face aux autorités coloniales qui, à leurs yeux, ne les traitaient plus d’égal à

égal, mais avec dédain, comme un peuple inférieur et soumis.

La paix avec les Cherokee fut finalement de nouveau conclue par l’envoi d’une

délégation de trois dirigeants autochtones (Ostenaco, Oconostota et Pidgeon) à Londres, en

juin 1762, accompagnés par le lieutenant Henry Timberlake.

L’opportunité d’une alliance sur le long terme, saisit par les Britanniques dans les

colonies du Nord avec les Iroquois, se présenta donc également dans le Sud, avec les

Cherokees. Cependant, la nature même de l’administration non centralisée des Cherokees,

explique en grande partie les raisons pour lesquelles les Britanniques eurent moins de succès

d’établir des liens aussi solides avec les Cherokees, qu’avec la confédération iroquoise.

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Bibliographie – XIXe siècle Foreman, Grant. The Five Civilized Tribes, Cherokee, Chickasaw, Choctaw, Creek, Seminole. Norman : University of Oklahoma Press, 1934 Green, Michael D. & Perdue, Theda. The Cherokee Removal, a Brief History with Documents. Boston : Bedford Books of St. Martin's Press, 1995 (Mus Hom, Sorb) Halliburton, Richard, Jr. Red Over Black : Black Slavery Among the Cherokee Indians. Westport, Conn. : Greenwood Press, 1976 (Bnf) McLoughlin, William G. Cherokees and Missionaries 1789-1839. New Haven: Yale University Press, 1984 McLoughlin, William G. After the Trail of Tears, the Cherokees' Struggle for Sovereignty, 1839-1880. Chapel Hill ; London : University of North Carolina Press, 1993 (Mus Hom) Perdue, Theda. Slavery and the Evolution of Cherokee Society, 1540-1866. Knoxville : University of Tennessee Press, 1979 (Mus Hom, Bnf) Perdue, Theda. Cherokee Women, Gender and Culture Change, 1700-1835. 1998. Lincoln : University of Nebraska Press, 1999 (Mus Hom, Sorb) Vincent, Bernard. Le sentier des larmes : le grand exil des Indiens Cherokees. Paris : Flammarion, 2002 (Ste Gen) Chronologie 1785: (18-11) Traité d’Hopewell. Les Cherokees se mettent sous la protection des

Etats-Unis. Toutefois, ils restent souverains dans les limites de leur territoire. En octroyant sa protection, le gouvernement américain s’assure que les peuples indiens ne s’allieront pas aux puissances européennes, britannique ou espagnole. (Champagne, C.N.N.A.H., 108)

1821 : premier alphabet établi par un Amérindien, Sequoyah, en Cherokee – augmente le

taux d’alphabétisation de la nation 1828 : Ratification de la Constitution de la République cherokee. John Ross est

élu à la tête de la nation. La Géorgie déclare illégaux le gouvernement et la constitution cherokees. (Champagne, C.N.N.A.H., 143-144 ; Dennis, A.I., 26) + premiers numéros du Cherokee Phoenix

1829 : (juill.) De l’or est découvert sur le territoire cherokee. L’Etat de Géorgie

étend ses lois à la nation cherokee, exhorte les indiens à céder leurs terres et à se déplacer vers l’ouest, ce qu’ils refusent. (Champagne, C.N.N.A.H., 145)

1830 : Indian Removal Act

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Sous la présidence de Thomas Jefferson (1801-1809), la cohabitation entre

Amérindiens et Américains est encouragée par l’action « civilisatrice » de missionnaires (parmi lesquels des congrégationalistes, presbytériens et des baptistes), à travers l’éducation, l’agriculture et la propriété privée. La philanthropie s’associe paradoxalement à la dépossession des Amérindiens, grâce à la corruption de dirigeants qui reçoivent de généreux présents du gouvernement, en cédant les terres de leur peuple.

Le ton se durcit quand Andrew Jackson est élu président (1829-1837). Après la signature, en 1830, de la loi obligeant les communautés situées à l’est du Mississippi à s’installer à l’ouest du fleuve (Indian Removal Act), aucune preuve/aucun témoignage de « civilisation », appuyée jusqu’à la Cour Suprême par des missionnaires, n’empêche le déplacement de milliers d’autochtones.

1831: Cherokee Nation v. Georgia. La Cour Suprême, à travers le Chief Justice John

Marshall, déclare que les peuples indiens sont des « nations dépendantes », qu’ils ne peuvent prétendre au statut juridique de nations souveraines, ni poursuivre en justice un Etat de l’Union. Par ailleurs, Marshall rappelle que les indiens ont « indéniablement droit à leurs terres ». Le verdict établit par le juge entrave pour quelques temps le déplacement forcé des Cherokees. (Champagne, C.N.N.A.H., 150)

Même si, en 1832, dans le cas Worcester v. Georgia, la Cour Suprême déclare que la

Géorgie n’a pas le droit d’étendre ses lois aux Cherokees (Champagne, C.N.N.A.H., 154 ; Dennis, A.I., 27), l’exil vers l’Ouest reste l’ultime « chance » de survie des Amérindiens du Sud-est, aux yeux des défenseurs de cette politique. Ainsi, les Choctaws, les Creeks, les Seminoles, les Chicksaws, et une faction de Cherokees (« Cinq Peuples Civilisés », dénomination liée à leur volonté de s’américaniser), sont conduits vers l’état actuel de l’Oklahoma.

En 1835 (29 décembre), par la signature du Traité de New Echota, la première partie de Cherokees, conduite par John Ridge, accepte de céder ses terres en Géorgie et de s’installer dans le Territoire Indien. (Champagne, C.N.N.A.H., 158 ; Hoxie, E.N.A.I., 649-650)

L’autre partie de la nation refuse le déplacement forcé jusqu’en 1838. Leur migration finit par provoquer des milliers de morts, dont près d’un quart des 16 000 Amérindiens de Georgie, de Caroline du Nord, du Tennessee, et de l’Alabama. Divisés en 13 groupes, partis dès le 2 août 1838, les cinq derniers, escortés par l’armée, ont parcouru plus de 1200 kilomètres, à pied, de décembre 1838 au mois de mars 1839. 1901: Five Civilized Tribes Citizenship Act. Les Cherokees, les Seminoles, les Creeks, les

Chickasaws et les Choctaws reçoivent le statut de citoyens américains. (Champagne, C.N.N.A.H., 251)