pour un humanisme combattant Combats Combats 6 00$ Volume 8 • Numéros 1 et 2 • Automne-Hiver 2004-2005 (numéro double) • Contre un système privé de santé • Des textes sur Aquin, Arcan, Derrida • Collaborations de Donald Alarie, Marc Chabot, Claude Jasmin, Bruno Roy ARTS VISUELS Le Temps des Québécois au Musée de la Civilisation ENTRETIEN Yvon Gauthier
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Combats - Cégep régional de Lanaudièremusulman et de quelques autres, paru chez Gallimard. Après les fruits amers de la colonisation, voici venu le temps des fruits secs de la
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CombatsPour un humanisme combattant, tel est lemot d’ordre de Combats. Revue d’idées,Combats est un organisme à but non lucratifqui a son siège social au Cégep régional deLanaudière à Joliette. L'organisme bénéficied'une généreuse donation de monsieur JeanGauthier, retraité de l’Organisation Mondialede la Santé. La revue reçoit aussi une aide duProgramme d'aide aux projets communautairesdu Syndicat des enseignantes et enseignantsdu cégep de Joliette, ainsi que du député deJoliette, par le Programme d'aide à l'actionbénévole du Gouvernement du Québec.
Il vient un temps où, dans le débat surl’avenir du système de santé au Québec, secontenter du discours de l’efficacité relèvede l’indécence et du scandale moral. Ilvient un temps où il faut vomir les lâchesqui désespèrent de la justice et de la com-mune dignité des hommes au nom d’unesoumission à un réel contraignant créé parleurs semblables.
Il faudra, clament-ils au nom d’unsupposé gros bon sens qui écoeure, se ren-dre à l’évidence et accepter que lamédecine privée vienne sauver sa con-soeur publique qui agonise. Un de cesnouveaux mercenaires, le Dr Luc Bessette,nouveau propriétaire d’une clinique médi-cale toute privée, parle de terrasser le« communisme médical » et prétendmême, dans une perversion du langagedont les néolibéraux semblent friands, queson initiative vise à « la démocratisationdes soins » (Le Devoir, 15 septembre2004). Avant que ce discours, soi-disantrationnel et généreux, ne contamine tropd’esprits inquiets qui y voient une solutionaux ratés de notre système de santé, ilimporte, de toute urgence, d’expliquer enquoi il est faux et infect.
Comment, en effet, est-on parvenu àfaire croire aux Québécois que l’injectiond’argent privé en santé profiterait à la po-pulation? Que cherche le privé? À fairedes profits. Ce n’est pas un mal en soi,mais il faut avoir l’esprit tordu pour croireque cette réalité bénéficierait à l’ensembledes patients et de la population. Pourchaque dollar investi, l’entrepreneur privéentend retirer plus que sa mise. Ainsi, onmet de l’argent dans le système, mais onen retire encore plus. Le processus engen-dre donc bien quelque chose comme un
gain, mais sur le dos des malades et non àleur bénéfice puisqu’il entre dans le sys-tème moins d’argent qu’il en sort. Fairecroire le contraire relève donc de la pluspure propagande.
Mais si certains sont prêts à payer,réplique-t-on? Cela n’aura-t-il pas poureffet de « soulager » le système public?Faux et infect, encore une fois. Si certains,en effet, sont prêts à payer, cela veut direque le discours qui prétend que les con-tribuables les plus riches sont égorgés parles impôts est faux. Ils veulent payer?Qu’on les fasse payer, mais pour amélio-rer un système universel dont tous, c’est-à-dire aussi eux-mêmes, profiteront.
Un lecteur d’un quotidien mon-tréalais, qui se réjouissait du lancement dela clinique toute privée du Dr Bessette,affirmait que la médecine privée était unchoix personnel. « Certains préfèrent,ajoutait-il, avoir un véhicule à 50 000$,d’autres une grande propriété et il y a aussiceux qui préfèrent se payer de bons ser-vices médicaux. » On sera poli en souli-gnant la naïveté du raisonnement. Qui,pensez-vous, aura les moyens de payer les100$ du 20 minutes facturés par le DrBessette, sinon ceux qui auront et levéhicule de luxe et la grosse cabane? Unchoix personnel? Au mieux, niaisefoutaise et, au pire, cruelle hypocrisie.
Quant à l’argument qui affirme queles payeurs contribueront à réduire leslistes d’attente, on connaît, aussi, sa faus-seté : les 10 patients privés du Dr Bessette,ce seront autant, sinon plus, de patientspublics privés de médecin. Les médecinsont certainement plusieurs qualités, maisle don d’ubiquité leur échappe encore.
Un enjeu moral
Certains, qui n’ont pas encore com-pris que l’enjeu fondamental de ce débatrelève de la morale, se scandalisent du faitque l’on puisse payer au privé, et cher,pour faire soigner des animaux ou pours’acheter une troisième Mercedes, maisnon pour guérir des humains. La santé deshommes ne vaut-elle pas plus que celle desanimaux ou qu’une bagnole chromée?Justement, tout est là.
C’est parce que la santé des hommes,
de tout homme et de toute femme, n’a pasde prix qu’elle doit être absolument àl’abri de toute logique financière. À la li-mite, je supporte que le chien du voisin aitdroit au traitement royal du vétérinaire etque le mien soit abandonné aux aléas de sanature animale. Je me fous que ce mêmevoisin remplisse sa cour avec des voituresde luxe. Il n’achète, ce faisant, que de l’ac-cessoire qui ne remet pas en cause notrecommune humanité. Dès lors qu’il peuts’acheter la santé plus que moi, plus qued’autres, une frontière morale est franchieet nous entrons, en acceptant ce bris ducontrat d’humanité, dans la trahison dugenre humain. Que des inégalités existent,soit. Mais pas, jamais, devant l’essentielqu’est le droit à la vie. Seuls les rats, dit-onparfois, quittent le bateau quand il coule.Les hommes, eux, ensemble, travaillent àle renflouer.
La loi morale, écrivait Kant, stipulequ’il faut se conduire « de telle sorte que jepuisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ». La vogue dela médecine entièrement privée, si elle serépandait, transformerait le droit à la santé,c’est-à-dire aussi à la dignité humaine, enprivilège réservé à quelques-uns. Elle nesaurait, en ce sens, se revendiquer d’unquelconque souci de démocratisation etencore moins d’un quelconque respect dela morale universelle. Aussi, si la sociétéquébécoise entend mettre l’humain aucœur de son projet social, une seule solu-tion s’impose : interdire, clairement et ra-dicalement, cette dérive qui ne ferait quetenter la faiblesse et l’égoïsme deshommes, les miens y compris. Et qu’on enprofite, du même coup, pour mettre unterme aux fuites déjà existantes à cetégard.
Nous ne saurions, en cette matièrecomplexe (le fonctionnement d’un sys-tème de santé), nous passer de la néces-saire parole des experts. L’heure est venue,toutefois, d’entendre aussi les moralistesqui nous rappellent à nos devoirs de frèreset de sœurs humains. Tous ensemble, sansexclusive et sans privilège, nous noussoignerons ou nous périrons. Si c’est ça du« communisme médical », l’humanité ennous nous impose peut-être de redire« camarades » sur le chemin des urgences.
- QUI NOUS SOIGNERA? QUI NOUS GUÉRIRA? -CONTRE LE DROIT À LA MÉDECINE PRIVÉE
Ginette Pelland en-seigne la philo-sophie au collégialdepuis une ving-taine d’années.D’obédience freu-dienne, ses nom-breux essais pour-suivent une ré-flexion sur l’identitéquébécoise. D a n sson dernier livreÉcrire dans un
pays colonisé, éditions Trois-Pistoles,un essai aux allures pamphlétaires, ellepart du constat suivant lequel la Francecontrôlerait les deux tiers du marché
du livre québécois, pour en déduirequ’ainsi «perdure un colonialisme cul-turel éhonté.» ( p.27) Pelland dénonceéditeurs, libraires et médias qui entretien-nent cette situation de dépendance cultu-relle. Du même souffle, l’auteure consi-dère avec raison que la littérature québé-coise n’est toujours pas «reconnue» enFrance. Cela dit, faut-il en conclure avecnotre auteur que la culture d’ici est con-
damnée à végéter dans un «ghetto men-tal»? Si la preuve du chauvinismefrançais, parisien surtout, n’est plus àfaire, déplorer cette non-reconnaissancene relève-t-il pas, en définitive, d’une atti-tude propre au «néo-colonisé»?
Les Québécois souffriraient tou-jours collectivement d’un complexe con-sistant à considérer la littérature françaisesupérieure aux productions locales. Cequi nous condamnerait encore à «importerla pensée des autres» (p. 54)Paradoxalement, pour étayer ses propos,les références aux cultures occidentale etfrançaise foisonnent, notamment :Aristote, Montaigne, Montesquieu,Nietzsche, Freud, Gide, Heidegger, Sartreet Albert Memmi. Du côté québécois,hormis une allusion au Frère Untel et àGaston Miron auquel elle consacre unchapitre, où sont les auteurs censésassumer notre autonomie de pensée?
Même les littérateurs d’ici sontrarement mis à contribution. De façonassez comique, l’un des rares «résistants»convoqués est le poète Denis Vanier «quiécrivait pour ne pas se tuer» alors que,plus loin, notre auteur dénonce le systèmedes bourses et subventions faisant del’écrivain québécois un «assisté social»,«irresponsable» et «narcissique». Ce quidéfinit assez bien le personnage deVanier…
On connaît l’intérêt de GinettePelland pour l’œuvre de Michel Tremblayà qui elle consacra un essai intituléHosanna et les duchesses, porteur d’uneréflexion forte sur l’identité sexuelle desQuébécois liée à l’absence du père. DansÉcrire dans un pays colonisé, Pelland for-mule d’étonnantes affirmations. D’unepart, elle dit que «la langue maternelle dupeuple québécois, c’est la langue duthéâtre de Michel Tremblay» (p. 98), quecette langue «est un miroir pour seregarder en face». (p. 127) D’autre part, ils’agit d’une langue «indigente» dont «ilfaut néanmoins sortir».(p. 128) Si on veutbien reconnaître que la langue du théâtrede Tremblay n’est pas celle du romancier,comment peut-on réduire le parler québé-cois à ce « patois aliénant » sans tomberdans la caricature?
En fait, l’ensemble de l’argu-
mentation de Pelland repose sur une re-lecture du Portrait du colonisé écrit parMemmi en 1957, «notre lecture de chevetobligé» (p. 135) précise l’auteur, Portraitdans lequel les Québécois de l’époque sereconnurent, Aquin et Miron tout parti-culièrement.
Or, dans son Portrait dudécolonisé, Memmi constate que la situa-tion a bien changé. Et sans qu’il fasseexplicitement référence au cas du Québec,ne pourrions-nous pas nous appliquercette remarque qui évoque ces «colonisés(…) qui ne le sont plus, ou presque plus,qui continuent quelquefois à se croire tels[…]» (p. 13)
Au sujet du rapport entre lalangue du colonisateur et celle ducolonisé, Albert Memmi dans son récentPortrait du décolonisé apporte une ré-flexion intéressante. L’écrivain décolonisévit un «drame commun […] à tous lesfrancophones, terrorisés par Paris commele sont aussi les provinciaux del’Hexagone. Se sentant en outre coupablede trahison, l’écrivain décolonisé se li-vrera à des grimaces et des contorsionspour s’en excuser; il prétendra par exem-ple qu’il aura détourné, violé, détruit lalangue du colonisateur, et autres sottisescomme si tous les écrivains n’en faisaientpas autant!» (p. 57)
Ainsi, sur la question de savoir si noussommes toujours «colonisés» par la cul-ture française, Memmi apporte cettenuance à considérer : «Les relations inter-nationales ne sont certes pas régies par lapitié et la philanthropie; il s’agit d’uneautre sorte d’emprise, qu’il faudraitanalyser, mais plus de colonisation ou denéo-colonisation. La colonisation a com-mis bien assez de crimes, inutile de lui enimputer d’autres.» (p. 38)
Le jour où nous cesserons d’at-tendre l’éventuelle reconnaissance del’autre, qu’il soit Français, Américain,Canadien, peut-être serons-nous enfin enmesure de bâtir notre avenir. Ce dont lesautres pourront éventuellement prendreacte… ■
ils sont brillants et si attentifs. Il y a que les
médias ne causent guère sur ceux qui se pré-
parent, on n’en a que pour les délinquants et
les décrocheurs qui bomment aux vitrines des
dépanneurs « taxant » les tits-culs frileux.
Minorité d’inconscients mais utile
Aux perpétuels chevaliers-
à-la-triste-figure, je viens
proclamer ici qu’il y a une
multitude (23 cégeps autour
de la métropole !) de jeunes
cœurs qui ne demandent
pas mieux que de s’armer
sur tous les plans.
Culturellement aussi.
Certains questionnements,
lucides, pointus, me firent
voir qu’au milieu de ce
grouillement de jeunes vies,
certains sont déjà bâtis
pour faire face.
CLAUDE JASMIN AU CÉGEP DE TERREBONNEAlain Houle
Claude Jasmin avec la directrice du Cégep de Terrebonne, Céline Durand, Alain Houle, coordonnateur du ProgrammeArts et lettres, et Éric Lamonde, enseignant en français et littérature.Photo de Mathieu Roger
je dis : « Bon, j’irai ». Au jour fixé, je regrette
mon « oui » : n’ai-je pas mérité de rester
tranquille chez moi ? Pourtant jamais, jamais,
la séance terminée, je n’ai regretté mon
voyage au pays-jeunesse. C’est stimulant. Ceux
qui, pessimistes, imaginent des « veaux
insignifiants » devraient aller rôder dans ces
cégeps remplis de jeunes caboches insa-
tiables. Je reviens donc de Terrebonne, je suis
allé à Joliette. J’irai à Rigaud bientôt.
Avant de part ir, je me dirai :
« T’étais si bien à lire tranquille, à te laisser
illuminer par les érables flamboyants.» Et,
encore une fois, je rentrerai le cœur en fête
car c’est un chaud spectacle ces jeunes filles
et ces garçons qui sourient à vos piques
malignes, qui froncent les sourcils aux rap-
pels des chagrins, qui montrent des visages
épanouies quand vous parlez de l’indispen-
sable confiance préalable. Surtout de l’iden-
tité solide, qu’ils doivent se construire, se
débattant du grégaire besoin d’attroupements
juvéniles.
Cette jeunesse se méfie, avec rai-
son, à la fois des complaisances flatteuses (il
faut dire des vérités dérangeantes) et aussi des
noircisseurs (il y faut montrer un optimisme
modéré). Parmi tous ces jeunes, je les obser-
vais attentivement, il y aura quelques destins
bafoués, la dure loi des existences humaines.
Il y aura aussi des favorisés-du-sort. Il n’en
reste pas moins que tous ces profs doivent
offrir mille moyens, mille facettes en possi-
bilités, ils font « le plus beau métier du
monde », je le répète partout même si tous,
hélas, n’en sont pas conscients.
Aux perpétuels chevaliers-à-la-
triste-figure, je viens proclamer ici qu’il y a
une multitude (23 cégeps autour de la métro-
pole !) de jeunes cœurs qui ne demandent pas
mieux que de s’armer sur tous les plans.
Culturellement aussi. Certains question-
nements, lucides, pointus, me firent voir
qu’au milieu de ce grouillement de jeunes
vies, certains sont déjà bâtis pour faire face.
Alors, un peu vidé, je marche vers
le parking tout ragaillardi. Faux : la jeunesse
actuelle n’est pas que stupides drogués pré-
coces, gigueurs frénétiques à rock’n’roll !
Elle contient des âmes éprises de « davantage
savoir ». Aurais-je fait face à des groupes
d’élite ? Allons, partout, ils m’ont paru tout
à fait conformes aux jeunes rencontrés dans
les rues, certains se font des chevelures foli-
chonnes, d’autres se fixent un anneau dans
une narine, affichent leur nombril, se vêtent
de haillons aux déchirures calculées. Attirail
candide pour se démarquer « des vieux ».
Je me souviens de nos accoutrements
d’une « bohème » artificielle pour provoquer
parents et voisins.
Derrière cette parade vestimentaire
sont tapis « des enfants grandis », ils souhai-
tent une seule chose : le bonheur; cette quête,
qui depuis même avant Socrate, est
l’espérance des hommes. Impossible de le
leur promettre ce «maudit bonheur » (Rivard)
mais il est permis de déclarer, installé devant
les pupitres, qu’il est accessible à tous désor-
mais, malgré le clivage des classes sociales.
Que le bonheur se prépare cul-sur-banc-d’é-
cole. Que, cher Yvon Deschamps, « le bon-
heur haït les moroses ». « Les choses étant ce
qu’elles sont » (De Gaulle), le bonheur, oui,
se mérite. Si « il devrait être interdit de dés-
espérer les hommes » (Albert Camus), il
devrait être interdit de désespérer des jeunes
juste parce qu’on a vu, aux actualités
télévisées, cinq ou six voyous guettant lâche-
ment des proies fragiles. ■
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N.d.l.r. Il y a quelque temps, MarcBrière fondait le «mouvement pour unenouvelle constitution québécoise» (mo-nocoq). À cette occasion, le juge à laretraite et vice-président au Parti québécoisdans Notre-Dame-de-Grâce nous avaitprésenté son projet (vol. 6, no. 1 et 2). Voicimaintenant le texte d’un jeune hommequi défend un objectif semblable. Nousremercions Marie-Josée Rivard, respon-sable du programme des bourses à lafondation Jean-Charles Bonenfant, denous en avoir fait connaître l’existence.
«L’âme de la cité n’est rien d’autre quela constitution, qui a le même pouvoir quedans le corps la pensée» disait Isocrate . 2. Ilexiste en effet peu de sujets aussi fondamen-taux pour une communauté politique quecelui de sa constitution. Au minimum, cettedernière définit la forme de l’État, en établitles différents organes et en circonscrit lespouvoirs. Dans certains cas, elle va mêmejusqu’à énoncer les grands principes quidoivent guider la conduite de la chosepublique, notamment les droits et libertésfondamentaux des individus et des collecti-vités. En bref, la constitution fixe les « règlesdu jeu politique ».
Le Québec, à l’instar des autresprovinces canadiennes (exception faite de laColombie-Britannique), ne s’est jamais dotéd’une Constitution . 3. Certes, plusieurs loisd’importance fondamentale telles que laCharte des droits et libertés de la personne 4.
ont été adoptées par l’Assemblée nationale.Malgré le fait que ces lois soient nécessairesau bon fonctionnement de notre communautépolitique, elles ne possèdent pas de statutconstitutionnel. Or, la question est la sui-vante : le Québec devrait-il, tout comme lesÉtats fédérés d’Allemagne, du Mexique etdes États-Unis, se donner une Constitution ?
Nous défendrons la thèse selon laquellel’adoption d’une Constitution québécoise estpossible d’un point de vue légal et pleine-ment compatible avec nos institutions par-lementaires. Nous soutiendrons par ailleursqu’une telle démarche procurerait des béné-fices importants en ce qui a trait à la protec-tion des droits et libertés des Québécois.
Il est à noter que ce projet concerne lescitoyens de toutes allégeances politiques. Desannées soixante à aujourd’hui, l’adoptiond’une Constitution québécoise a d’ailleurs étédéfendue par des députés (ou a été inscrite auprogramme) du Parti libéral, de l’Unionnationale, du Parti québécois et de l’Actiondémocratique. En outre, dans les dernièresannées, de nombreux intellectuels se sontprononcés en faveur d’une Constitutionquébécoise et, en 2002, les participants auxÉtats généraux sur la réforme des institutionsdémocratiques ont appuyé à 82% cette idée . 5.
1. Quelques définitions essentielles
D’abord et avant tout, que signifie le mot« constitution » ? Les professeurs Morin etWoerhling la définissent comme «...l’ensem-ble des règles juridiques, quelle que soit leurnature ou leur forme, qui portent sur la dévo-lution, l’exercice et la limitation du pouvoirpolitique dans le cadre de l’État » 6. . Lesauteurs précisent par ailleurs qu’elle régit lesrelations, d’une part, entre les différentsorganes étatiques et, d’autre part, entre l’Étatet les individus. Ainsi définie, la constitutionest entendue au sens général ou matériel duterme. Jean-Charles Bonenfant écrivaitd’ailleurs à ce sujet que tous les États possè-dent une constitution (au sens matériel)« ...car dès que dans un territoire des person-nes sont gouvernées, elles le sont selon cer-
taines règles qui peuvent être plus ou moinsdéveloppées mais qui existent toujours ». 7.
Quant à la Constitution formelle, elle possèdegénéralement quatre caractéristiques. 8.
Premièrement, le caractère constitutionnel dudocument est reconnu explicitement par écrit.Ensuite, on y énonce les principes fondamen-taux servant de référent normatif à la viepublique. Troisièmement, la prépondérancedes règles constitutionnelles y est affirmée.Cela signifie que ces règles sont placées ausommet de la hiérarchie juridique et rendentinvalide ou inopérante tout règle aveclaquelle elles entrent en conflit. Enfin, laConstitution formelle possède une certainerigidité, c’est-à-dire qu’elle est plus difficile àmodifier ou à abroger que les lois ordinaires.Il est à noter que les deux définitions nes’excluent pas mutuellement puisque laConstitution formelle est comprise dans laconstitution matérielle.
2. Le cadre constitutionnel du Québec
2.1 Les « sources » de la constitution duQuébec 9.
En premier lieu, le Québec ne possèdepas de Constitution formelle au sens d’undocument écrit, solennel, rigide etprépondérant énonçant les grands principessur lesquels il est fondé et qu’il aurait luimême choisi mais il est toutefois pourvud’une riche constitution matérielle. Tournons-nous vers les divers éléments qui composentcette dernière.
D’une part, la Partie V de la Loi consti-tutionnelle de 1867, 10. intitulée « Constitutionsprovinciales», fait indéniablement partie de laconstitution du Québec. En effet, plusieurscaractéristiques fondamentales de l’Étatquébécois y sont définies, par exemple, lespouvoirs et limitations de l’Assemblée lé-gislative. En outre, les dispositions contenuesdans ce document sont prépondérantes et nepeuvent être modifiées unilatéralement par leQuébec. Bien que la Partie V soit formelle auplan de la rigidité et de la prépondérance, ellene peut être considérée de plein droit commela Constitution formelle du Québec. Elle
UNE CONSTITUTION POUR LE QUÉBEC : QU’ATTENDONS-NOUS ?
résulte de négociations entre les représentantspolitiques des quatre provinces fondatricesdu Canada et n’est donc pas à proprementparler québécoise et ce, malgré le fait que desparlementaires du Bas-Canada aient participéà son élaboration.
D’autre part, plusieurs des élémentscomposant la constitution québécoise nerevêtent pas la forme constitutionnelle, con-trairement à la Partie V de Loi constitution-nelle de 1867. Tout d’abord, les loisorganiques, dont la Loi sur l’Assembléenationale 11. constitue un excellent exemple,portent sur l’organisation et le fonction-nement de la puissance publique. Ensuite,nous retrouvons parmi les sources de laconstitution les conventions parlementaires.Celles-ci sont «...issues de la pratique etgénéralement non écrites, elles concrétisentune entente entre ceux qui dirigent l’État etsont perçues par eux comme obligatoires ». 12.
Le principe de solidarité ministérielle qui« force » un ministre à endosser et défendrepubliquement la position du gouvernementou à démissionner s’il s’y oppose illustre bienl’importance des conventions dans notre sys-tème politique. Certaines règles de commonlaw, comme celle concernant la prérogativeroyale du lieutenant-gouverneur, font égale-ment partie de la constitution québécoise.Enfin, la jurisprudence constitutionnelle,c’est-à-dire l’interprétation, la modification etl’élaboration par les tribunaux des règles dedroit constitutionnel, en constitue une autresource. Mentionnons à titre d’exemple, lesnombreuses décisions du Conseil privé con-cernant le partage des compétences entre lesprovinces et le gouvernement central.Examinons maintenant si le Québec a lacapacité légale de se donner une Constituionformelle.
2.2 Le pouvoir constituant du Québec envertu de la Constitution canadienne
La Constitution canadienne «...estla loi suprême du Canada; elle rendinopérante les dispositions incompatibles detoute autre règle de droit ». 13. Bien que leQuébec n’est jamais adhéré à la Constitutioncanadienne de 1982, il est tout de même liépar elle d’un point de vue juridique. Celle-ciénonce à l’article 45 : Sous réserve de l’arti-
cle 41, une législature a compétence exclu-sive pour modifier la constitution de saprovince.
C’est en vertu de l’article 45 que leQuébec a aboli en 1968 son Conseil législatifet a modifié le nom de son Assembléelégislative pour celui d’Assemblée nationale.Le pouvoir constituant du Québec n’estcependant pas absolu : il est encadré par l’ar-ticle 41 de la Constitution canadienne et parla jurisprudence constitutionnelle. Parmi leslimites à ce pouvoir de modification constitu-tionnelle, notons entre autres le partage descompétences entre les gouvernements centralet provinciaux, l’usage du français et del’anglais, la charge de la Reine et du lieu-tenant-gouverneur et les droits de natureconstitutionnelle garantis par la Constitutioncanadienne. Par conséquent, la Constitutioncanadienne accorde le droit au Québecd’adopter (le droit de modifier inclut celuid’adopter) une Constitution de son choix enautant que cette dernière respecte les con-traintes ci-dessus.
3. Le projet : une Constitution québécoiseformelle
3.1 Sa procédure d’élaboration
D’abord et avant tout, qui devraitêtre responsable de l’élaboration de laConstitution du Québec ? Deux options sontpossibles : le processus peut être mené soitpar les députés de l’Assemblée nationale, soitpar une assemblée constituante, c’est-à-direun corps politique, habituellement formé dedélégués du peuple, qui a pour mandat derédiger une Constitution. À l’instar du pro-fesseur Bonenfant, nous estimons qu’unedémarche constituante menée parl’Assemblée nationale serait supérieure. 14.
D’une part, l’Assemblée nationale est l’or-gane politique à travers lequel s’exprimentles Québécois depuis plus de deux cent ans etjouit d’une très grande légitimité. D’autrepart, les risques que l’exercice d’élaborationse transforme en une « ...cacophonie confuseaboutissant à des impasses en série » 15. sontmoindres dans le cas où l’Assembléenationale en prendrait la responsabilité. Eneffet, l’assemblée constituante est vulnérable
aux « ...groupes d’intérêts inconciliables... » 16.
qui pourraient l’investir et y éterniser lesdébats. Une démarche constituante menéepar l’Assemblée nationale peut garantir unereprésentation efficace des intérêts populairespour autant que des consultations généralesqui impliqueraient largement tous lescitoyens soient tenues. Enfin, avantage nonnégligeable, une commission parlementairespéciale peut être mise sur pied beaucoupplus rapidement qu’une assemblée consti-tuante.
3.2 Son mode de ratification
Deux procédures de ratificationsont possibles 17. : la ratification parl’Assemblée nationale et la ratification mixte(par l’Assemblée nationale et par référen-dum). Nous privilégions la ratification mixte.En alliant l’accord des élus avec celui du peu-ple, cette méthode assurerait un degré plusgrand de légitimité au document constitution-nel. Les Québécois sont d’ailleurs habituésde s’exprimer par référendum sur les ques-tions constitutionnelles telles que la sou-veraineté (1980 et 1995) et la réforme dufédéralisme (1992). Nous croyons en outrequ’il serait important qu’au moins les deuxtiers des députés de l’Assemblée nationale seprononcent, lors d’un vote libre, en faveurd’une éventuelle Constitution pour que celle-ci soit adoptée. Quant au résultat du référen-dum, l’Assemblée nationale a déjà statué surla question : l’option gagnante est celle quiobtient 50% des votes plus un. 18.
3.3 Son contenu
Nous croyons que le contenu dudocument constitutionnel québécois devraitprincipalement être puisé à même l’héritagelégislatif du Québec et ainsi comprendre« ...les grands textes législatifs auxquels nousattachons une importance particulière... ». 19.
Cette tâche sera facilitée par le fait que leQuébec est « ...fondé sur des assises constitu-tionnelles qu’il a enrichies au cours des anspar l’adoption de nombreuses lois fondamen-tales... ». 20. Cette manière de procéder auraitl’avantage d’assurer une plus grande conti-nuité au niveau politique et légal.
dans la Constitution québécoise? Pour êtrecomplète, cette dernière devrait comporter,outre le préambule consacrant le principe despeuples à disposer d’eux-mêmes, quatre sec-tions. 21. Tout d’abord, il importe de définirl’identité du peuple québécois, notamment lacitoyenneté québécoise (qui n’existe pas ausens institutionnel du terme) ainsi que lessymboles nationaux du Québec. La structurede l’État québécois serait présentée dans laseconde partie, notamment les tribunaux,l’administration publique, le parlement et lesystème électoral. Des éléments comme laLoi sur l’Assemblée nationale 22. et la con-vention parlementaire sur le gouvernementresponsable (en la mettant par écrit) pour-raient notamment s’y retrouver.Troisièmement, une Constitution québécoisedevrait impérativement garantir les droits etlibertés de diverses natures dont jouissent lesQuébécois (droits individuels et collectifs ;droits politiques, judiciaires, économiques etsociaux). La Charte des droits et libertés dela personne 23. devrait absolument y êtreinsérée. Enfin, il faudrait expliciter la placeréservée au droit général international et pré-ciser le statut des traités et ententes interna-tionaux par rapport au droit interne québécois.
Conclusion : mais qu’attendons-nous ?
Il a été démontré que l’adoption d’uneConstitution formelle, document qui faitactuellement défaut au Québec, contribueraità assurer une meilleure protection des droits.Or, si la démarche constituante comporte unsi grand avantage, qu’attendent donc lesQuébécois pour s’y lancer? D’une part, lapopulation est beaucoup plus préoccupée parles aspects « concrets » des politiques tels queles taxes sur l’essence et les listes d’attentespour les opérations chirurgicales. Il est doncdifficile de l’intéresser aux grands enjeux dela Constitution et des institutions politiques.D’autre part, rappelons que le Parti libéral duQuébec, actuellement au pouvoir, ne s’est pasprononcé explicitement en faveur de l’adop-tion d’une Constitution québécoise. À cetégard, Benoît Pelletier, ministre délégué auxaffaires intergouvernementales canadiennes,ne nie pas qu’il puisse être opportun que leQuébec se dote un jour de sa propre
Constitution, dans les limites cependant quisont posées par le droit constitutionnel cana-dien. Le ministre soutient néanmoins qu’ilserait risqué pour un gouvernement libéral de«s’aventurer» dans une telle démarche aucours du présent mandat. 24. En effet, pour uncertain nombre de Québécois, l’adoption parle Québec de sa propre Constitution, mêmedans les balises imposées par le fédéralismecanadien, serait vue comme une premièreétape vers l’accession à la souveraineté, cequi ne serait certes pas de nature à plaire auParti libéral du Québec.
Or, une démarche constituanteréussie nécessite à la fois le support de la po-pulation et un leadership politique. Espéronsque ces conditions gagnantes seront réuniesdans un avenir rapproché…
1. Cet article est le résumé d’un mémoire intitulé Une
Constitution formelle pour le Québec : mais qu’atten-
dons-nous ? qui a été déposé dans le cadre du programme
de stage de la Fondation Jean-Charles-Bonenfant à
l’Assemblée nationale du Québec, juin 2004, 45 p. (avec
les références bibliographiques).
2. Isocrate, Aeropagitique, (14).
3. Nous utiliserons la majuscule lorsqu’il est question de la
Constitution formelle d’un État et la minuscule dans le
cas de la constitution matérielle ou lorsque le terme est
utilisé de manière générale. Ainsi, nous écrirons
«Constitution québécoise» ou «constitution québécoise»
selon le contexte.
4. Québec, Charte des droits et libertés de la personne :
Lois refondues du Québec, chapitre C-12, à jour au 1er
juillet 2004, Québec, Éditeur officiel du Québec, 2004.
5. Québec, Secrétariat à la réforme des institutions démo-
cratiques, Les résultats du scrutin des États généraux,
Québec, Secrétariat à la réforme des institutions démo-
«Par rapport à moi, le talus qui bordema route est plus riche que l’Océanie.Comment pourrais-je me décider à m’enaller un mètre plus loin, quand je n’aimême pas pu dénombrer les joies de cetendroit où je me suis arrêté ? J’ai seule-ment compris qu’elles étaient innom-brables.» (Jean Giono, Rondeur des jours,Éditions Gallimard, 1943)
Dans un interview qu’il accordaitrécemment à Gary Lawrence (Le Devoirdu 10 juillet 2004), le journaliste-vedetteMarc Laurendeau confiait avoir toujourscultivé le «désir de l’ailleurs». Prétextantvoyager plus souvent qu’autrement pours’instruire, Laurendeau rêve d’avoir vutous les coins du monde à la fin de sa vie.Mais attention, il ne compte pas s’attarderdans quelques déserts, glaciers, jungles ouautres endroits sauvages, car pour lui, le«plus excitant, [c’est] d’être à Bombay,Pékin ou Moscou». Pourquoi ? Parce que,affirme Laurendeau, «c’est là, [dans lesvilles], qu’on prend le pouls d’un pays, etparce qu’à chaque instant, il y a quelquechose qui nous frappe».
Pour la plupart d’entre nous, l’attitudede Laurendeau est parfaitement légitime.Voyager, n’est-ce pas une manière mer-veilleuse de découvrir le monde et d’a-grandir nos horizons ? N’est-ce pas, ensomme, une manière élégante et agréablede devenir plus intelligent et plus éclairéque ces pauvres gens qui, par manque demoyens, d’ambition ou de courage, restentchez eux, se condamnant ainsi à vivre dansl’ignorance des enjeux qui bouleversent levaste monde ? Pourtant, devant l’expres-sion d’une telle boulimie voyageuse, unautre point de vue est possible.
Afin d’illustrer ce point de vue quirefuse d’ériger le voyage en expérienceessentielle à la compréhension du monde,relisons une phrase immortelle du grandBlaise Pascal : «J’ai découvert que tout lemalheur des hommes vient d’une seulechose, qui est de ne savoir pas demeurer enrepos, dans une chambre» (Pensées,
Librairie générale française, 1962).Relisons aussi ces vers magnifiques dupoète portugais Fernando Pessoa : «Demon village, je vois de la terre / tout cequ’on peut voir de l’Univers / C’est pourcela que mon village est aussi grand /qu’un autre pays quelconque, / Parce queje suis de la dimension de ce que je vois /et non de la dimension de ma propretaille…» (Le gardeur de troupeau, Édi-tions Gallimard, 2001).
Giono parle des joies de l’explorationd’un talus qui borde «sa» route, Pascal, del’expérience existentielle de la solituded’une chambre et Pessoa, de la dimension
cosmique du village d’un gardeur de trou-peau. De son côté, Laurendeau, notrejournaliste globe-trotter, n’en a que pourles grandes villes, parce que ce serait là oùça se passe. Diantre ! la vraie vie, celle quivaut la peine que l’on en rende compte,aurait-elle déserté les forêts, les déserts, lesglaciers, les jungles, les villages, les taluset la solitude des chambres pour se réfu-gier dans les grandes villes ? N’étant pasen si mauvaise compagnie avec Giono,Pascal et Pessoa, que l’on nous permetted’en douter.
Davantage encore, il importe de rap-peler que c’est par la fidélité et l’attache-ment à son lieu d’origine que l’êtrehumain accomplit sa vocation de rendre lemonde meilleur, plus accueillant et plusriche de sens.
Pour que toute l’exubérance et lasignification de notre présence au mondeéclatent au grand jour, il devient nécessairede dénoncer la vanité de tous lesLaurendeau de ce monde. De dénoncer lasuperbe de tous ces voyageurs bon chicbon genre qui entre deux voyages, où ilsprétendent avoir été «bouleversé[s] par lamouise dans laquelle s’enlisent certainesrégions» ou «choqué[s] par la pauvreté»dont ils ont été témoins, reviennent faireles paons dans les médias, en posant àceux qui en ont vu d’autres.
Nous n’avons jamais eu besoin defaire le tour du monde pour vivre pleine-ment. Car le monde est ainsi fait, qu’àl’endroit même où l’on se trouve, la sou-veraineté du vivre s’accomplit en touteplénitude, à chaque instant de notre vie.Comme le dit Giono dans la Rondeur desjours : «rien n’est rien si nous ne com-prenons pas qu’il est plus émouvant pourchacun de nous de vivre un jour que deréussir en avion le raid sans escales Paris-Paris autour du monde». ■
Face à tous ceux qui
prétendent un peu vite que
les voyages forment la
jeunesse (peu importe
l’âge des voyageurs, car de
nos jours, sans crainte du
ridicule, tout le monde se
prétend jeune de cœur), il
importe de réaffirmer que le
monde qui nous est proche
- ma maison, mon village,
ma ruelle, mes voisins, mon
quartier, le ruisseau ou la
rivière qui passe non loin
de chez moi, etc. – est
aussi riche et aussi beau
que le lointain.
ET SI LE LOINTAIN N’ÉTAIT Q’UN DIVERTISSEMENT SANS CONSISTANCE?Éric Cornellier
AXOR SUR LA RIVIÈRE BATISCAN : CECI N’EST PAS UNE CENTRALEHYDROÉLECTRIQUE!
« Monsters cannot be announced. Onecannot say: ‘‘here are our monsters’’,without immediately turning the mons-ters into pets. »
"Some Statements and Truisms aboutNeologisms, Newisms, Postisms,
Parasitisms, and other smallSeismisms"
Je ne sais pas ce qui est mort dansla matinée d’avant-hier avecDerrida ni ce qui meurt encoreaujourd’hui sous ce nom, mais laune parisienne de ce matin, parti-culièrement tenace, ne m’a pas lâché
d’une semelle. Je suis de ceux —et nous sommes nombreux, j’ensuis sûr — qui reconnaissaient enDerrida un intime sans pourtantl’avoir jamais rencontré. Unintime, on l’a souvent dit, c’estquelqu’un qui ne fait pas de cadeau,quelqu’un prêt à vous inquiéter, àvous défier même, s’il en sent lebesoin. L’intime, c’est la plupartdu temps l’ami qui joue à l’ennemi,l’ami dépouillé de tout ce qui faitprécisément d’un ami un ami.Entre lui et nous, l’intime ménagetoujours, en raison de sa proximitémême, une impitoyable distance.Et c’est justement ce que Derridasavait faire de mieux : ne pas fairede cadeau, inquiéter, défier. Puisjouer à l’ennemi aussi, d’une amitiétoujours sans borne, ce qui veutaussi dire toujours distante. L’unaprès l’autre, ses « livres » nousarrivaient comme autant de preuvesd’amitié et creusaient un peu pluscette distance qui rapproche et « éloi-gne » (Entfernung), pour repren-dre le bon mot de Heidegger. « Laproximité ne consiste pas dans lepeu de distance » (Essais et con-férences, Gallimard, p.194.), seplaisait d’ailleurs à souligner cedernier, et c’est sans doute dansl’espace de cet éloignement qui faitdisparaître le lointain (Ferne), cetespace pieux où l’être éloigné peutenfin risquer une approche, queDerrida, notre ami, se glissait àchaque fois. Voilà pourquoi ses« livres » se donnent à lire commeune longue correspondance. Il lessignait comme on signe les lettres
d’une prodigieuse histoire d’amitié— du sceau à la fois sévère et bien-veillant auquel on reconnaît nos« intimes ». En ce sens, Derrida étaitpeut-être notre ami le plus mons-trueux : un ami qui refuse detomber sous la loi de l’ami et vientà chaque fois avec la sienne,
je suis de ces fumeurs qui main-tenant portent leur cendrier sureux, on ne sait pas où et quand ilsles vident (Circonfession inJacques Derrida, Seuil, 1991,p.134.)
si on entend par « monstre » ce quiprécisément ne tombe sous aucuneloi, ce qui fait exception à la règle,la conteste. L’intime, il faut se ren-dre à l’évidence, a toujours quelquechose de monstrueux. C’est làtoute sa puissance : il n’est a prioritenu à aucune règle. Derrida était cependant pleinementconscient du danger que courenttous les monstres : celui de finirdans la réédition d’un manuel dezoologie. C’est le syndrome del’homme-éléphant : un monstre quireçoit un nom n’est plus un mons-tre, mais un animal de foire ou decompagnie. Et c’est contre ce dan-ger redoutable qu’il a toujours tentéde se prémunir. Ses textes sontd’ailleurs remplis d’avertissementstestamentaires, de gloses funé-raires, semblables à celles que l’ontrouve à l’entrée des tombeaux decertains dignitaires égyptiens. je suis, comme, celui qui, revenant,d’un long voyage, hors de tout, la
- HOMMAGE -DERRIDA, NOTRE AMI, CE MONSTREL’AUTOPSIE DE JACQUES DERRIDA
terre, le monde, les hommes et leurslangues, essaie de tenir après coupun journal de bord, avec les instru-ments oubliés fragmentaires rudi-mentaires d’une langue et d’uneécriture préhistoriques, de com-prendre ce qui s’est passé, de l’ex-pliquer avec des cailloux desmorceaux de bois des gestes desourd-muet d’avant l’institutiondes sourds-muets, un tâtonnementd’aveugle d’avant braille et ils vontessayer de reconstituer tout ça,mais s’ils savaient ils auraient peuret n’essaieraient même pas […] iln’y aura ni monogramme ni mono-graphie de moi (Circonfession, op.cit., p.159-160.)
La question m’a collé à la semelletoute la journée : à l’heure de sonautopsie, Derrida parviendrait-il àdemeurer le monstre qu’il s’était,du long de sa vie, tant entêté àrester ? — En Égypte, on désespèrede découvrir des scellés intacts.Son écriture de la préhistoire, sonhistoire de primate allait-elle résis-ter à la lame du premier bistourivenu ?
* * *
J’avais à rendre un résumé duPhèdre lorsque je suis tombé sur Lapharmacie de Platon. Mon pro-fesseur Georges Leroux m’en avaitpresque sauvagement recommandéla lecture : « Si vous travaillez surle Phèdre, vous ne pouvez pas nepas lire cela : vous n’en avez pas ledroit », me lança-t-il de sa voixcaverneuse, lâchant chacun de cesne pas avec une déférence quasireligieuse. J’ai donc ouvert cetexte, je dois le dire, tenaillé par ledésir violent, mais inquiet qui com-mande toutes les formes de soumis-
sion, me pliant à l’injonction pater-nelle comme on succombe auplaisir en y résistant — la mortdans l’âme. Je ne saurais aujour-d’hui décrire le prodigieux effetque me fît cette lecture, mais jecrois que les quelques lignes instal-lées comme dans une marge à la findu texte, dans cette mise en scènemagistrale où l’on découvre unPlaton hanté par son propre calame,me suivent encore
La nuit passe. Au matin, on entenddes coups à la porte. Ils semblentvenir du dehors, cette fois, lescoups…Deux coups… quatre…- Mais c’est peut-être un reste, unrêve, un morceau de rêve, un échode la nuit… cet autre théâtre, cescoups du dehors… (La pharmaciede Platon in La dissémination,Seuil, 1972, p.213.)
et me suivent peut-être d’encoreplus près depuis que les mots denotre ami résonnent comme lescoups d’un revenant à nos portes.J’y ai découvert une intelligencesingulière et déliée, un tour de forcede l’esprit d’autant plus passion-nant qu’il s’attaquait au Père de lapassion spirituelle par excellence :la passion philosophique. Cettelecture semble cependant m’avoirporté son coup le plus fatal, m’avoirirrémédiablement atteint dans unesorte de ricochet paradoxal, unesorte de plus-value du traumatisme,où le contrecoup surpasse en forcele coup d’envoi. Avec le recul, j’enarrive à croire que c’est une cer-taine expérience de l’étrangeté etdu dénuement qui m’a le plus mar-qué dans cette rencontre. Les motsde notre ami paraissaient toujoursrevenir d’un voyage accablant : ils
nous arrivaient dans l’indigence laplus complète, la plus lamentable,comme des cailloux qui auraient àjamais quitté le repos de leur sol,comme des bouts de bois qui serépercuteraient dé-sespérément lesuns sur les autres sans rendre aucunson. On aurait envie de dire, para-phrasant Miron, en vue de villes etd’une terre qui leur soient enfinnatales. D’ailleurs, si Derrida avaitrencontré Miron, nul doute qu’ilaurait reconnu en lui un grand com-pagnon de fortune. Ce que notreami était venu nous dire, « […]nous le savions d’expérience dugénie de l’époque », écrivait dansune intuition tout à fait géniale unautre de nos grands amis, JeanLarose (L’amour du pauvre,Boréal, 2e édition, 1998, p.52.). Cequi explique en partie la relationsingulière qu’il entretenait avecnous, ses amis québécois : l’exil de« sa » langue, le déracinement quitravaillait le cœur de chacun de« ses » mots, comme s’ils traînaientavec eux leur propre formule d’ex-patriation, était aussi le nôtre, celui
de cet étrange lieu linguistiquequ’est le Québec, où le problème dela traduction se pose quand mêmedans des formes, avec une force,des traits, une urgence, politique enparticulier, tout à fait singuliers,[…] où à chaque instant, à chaquepas, les textes n’arrivent, nonseulement n’arrivent qu’en traduc-tion, mais remarquent la traduc-tion, souligne la traduction ; il n’ya qu’à ou bien se promener dans larue ou aller au café, et aussitôt lesénoncés vous arrivent en plusieurslangues simultanément, ou bien àl’intérieur d’un même énoncé,plusieurs langues se croisent,quelques fois trois. Je fais depuis
deux ou trois jours, l’expérienced’énoncés en trois langues, dansune seule phrase ; c’est quandmême la singularité de ce qui sepasse ici (L’oreille de l’autre, oto-biographies, transferts, traduction,textes et débats avec JacquesDerrida, sous la direction deClaude Lévesque et Christie V.McDonald, VLB, p.192),
Il est fort probable que Derrida sesoit particulièrement reconnu ennous, particulièrement senti chez
lui en ce lieu par excellence du« plus d’une langue » et de ladéconstruction qu’est le Québec.Nous, « […] jeunes Américainsfrançais, [nous] sommes les vraisenfants de Derrida », pouvait ainsidire Larose (L’amour du pauvre,Boréal, 2e édition, 1998, p.52.).En ce jour malheureux, nous devri-ons apprendre à pleurer notre amicomme on pleure un père. Ou peut-être, plus profondément, d’unedouleur plus écrasante, plus néces-saire encore, comme une mère.
* * *
Comment pleurer un père ?Comment se montrer fidèle à sonhéritage ? Ces questions figurentparmi les plus embarrassantes queDerrida nous ait adressées. Dansune entrevue très touchanteaccordée en août au journal LeMonde, Derrida envisageait le pire :« quinze jours ou un mois après mamort, il ne restera plus rien. Sauf cequi est gardé par le dépôt légal enbibliothèque. » Trouverons-nous laforce de le contredire ? La force derelancer cet héritage, de le remettreen jeu autrement, la force de luifaire de nouvelles vies ? Faisons donc de ce jour, de ce tristejour pour nous tous, le premier jourde ses nouvelles vies.
Il est remar-quable de cons-tater que l’écri-ture et l’engage-ment d’AndréeFerretti fondentle don d’elle-même dans laplus entièretransparence. Sion connaît la
femme intègre et engagée, malheureusement,on a oublié trop vite qu’en 1987, uneécrivaine s’était magistralement révélée avecun premier récit intitulé Renaissance enPaganie. Jean Basile avait dit de l’écritured’Andrée Ferretti qu’elle « déploie un universqui n’appartient qu’à elle. 1. » Il parlait d’unstyle naturel, nullement forcé. Dans ce trèscourt récit, nous sommes naturellement enprésence de vrais personnages de roman.Pour sa part, concernant le même récit,Madeleine Ouellette-Michalska concluaitceci : « On ne peut s’empêcher de faire le rap-prochement avec Marguerite Yourcenar. 2. »Vigueur et beauté, réussite formelle,économie de langage, intelligence sont aurendez-vous. Puis, quand parut en 1990 Lavie partisane, un recueil de neuf récits, JeanRoyer avait écrit que ce livre « est un vérita-ble livre d’écrivain […] dont le style s’animede sensualité et d’enthousiasme du côté de lavie. 3. » Andrée Ferretti, donc, une véritableécrivaine.
Ses récits sont sérieux et ses person-nages possèdent une intériorité qui se réper-cute sur les événements racontés. Certes,chez elle, il n’y a pas à s’en surprendre, lescontenus sont inévitablement politiques carils n’éliminent ni le questionnement ni ledoute. Dans Renaissance en Paganie, parexemple, l’absolutisme religieux est aussicontraignant que la pensée totalitaire; dans Lavie partisane l’écrivaine relate des destins defemmes présentées comme des figures de li-berté malheureusement oubliées de l’histoire.Les deux livres ont en commun des person-nages qui s’inscrivent dans la mémoire uni-verselle. Voici, désormais, que ces qualités etcette mémoire se retrouvent dans son premier
roman, L’été de la compassion (VLB éditeur,2003). Comme dans les livres précédents,l’écriture s’avère aussi émue que dense, aussifébrile que précise. En effet, cela faisait main-tenant trois jours que j’avais lu ce livre etj’avais toujours en travers de la gorge cetHörbiger de malheur, ce destructeur d’hu-manité. L’apparente bonté de ce personnagediabolique est un instrument dans le jeu desséductions et des abus. Il y a dans L’été de lacompassion une universalité troublante dupouvoir destructeur à travers les mécanismes
de la manipulation qui illustrent, en fin decompte, le mal absolu. Andrée Ferretti a euraison d’écrire ce roman. Moins pour ne plusoublier (ce sont des drames inoubliables) quepour comprendre le mal dans son essence.Car comprendre - c’est là que réside l’espoir- nous fait plus humains.
Sur la quatrième page de couverture, onlit ceci : « Une grande amitié se noue entreBéatrice, une fillette canadienne-française dedouze ans, et David, un Juif de vingt-deuxans qui a échappé de peu à la folie meurtrièrede l’Allemagne hitlérienne. […] Le dénoue-ment du roman démontre aussi bien la réus-site que la faillite de leur relation. » Le sujet
m’a conquis. Je sentais déjà l’intensité dupropos, la densité du drame humain. Peuimporte : j’allais lire une histoire d’amour, medisais-je, tout en imaginant son impossibilité.Et c’est cette impossibilité qui allait mefasciner, m’éblouir peut-être.
Il me faut le dire, j’ailu des pages d’unegrande profondeur,des pages essentiellesaussi, à travers sesexcès et ses bontés,pour la compréhen-
sion de la nature humaine. J’avais entre lesmains un grand roman. Audacieux par lesujet (l’antisémitisme et le nazisme), engagépar le parallèle tracé entre la question juive etla question nationale du Québec, profondé-ment humain par les destins respectifs deDavid et de Béatrice, universel par la rencon-tre de l’Histoire avec un grand H avec lapetite histoire. Et puis, il y a cette grandeleçon de l’ouverture à l’autre qui ne tombepas dans le message lénifiant et pastoral. Bienau contraire. Cette ouverture à l’autre estnaturelle comme devrait l’être tout échangeentre les hommes et les femmes, peu importeleur âge, leur sexe ou leur origine. Sans cetteouverture, Béatrice n’aurait pu développerune amitié réelle avec David, dix ans de plusvieux qu’elle, étranger de surcroît, de naturesi différente d’elle également. Tout cela estpossible en l’absence de préjugés. Si le ton
moraliste n’y estpas, c’est que l’au-teure a écrit L’étéde la compassionen authentique écri-vaine qui voit leschoses de l’inté-rieur. Comme celase passe dans lavraie vie. Il n’y adonc pas de leçonde vie et c’est bienainsi. Chacun avec
ses espoirs, chacun avec ses désespoirs. Unroman d’une grande justesse.
Dirais-je, ici, que la connaissance est un
L’IMPARABLE SOLITUDE Bruno Roy, écrivain
Au centre de l’échange, sesmots transportaient certesun drame mais aussi une
vérité universelle quechacun porte en soi : son
imparable solitude. Celle-ci,que découvre Béatrice, ne
l’empêche pas,heureusement, de conserver
son goût de vivre. C’estl’autre leçon du roman : onpeut apprendre à chaqueenfant « comment il peut
devenir un pilier de cemonde désirable et si ardemment désiré. »
personnage du roman autant que Béatriceelle-même tant cette connaissance est lemoteur qui fait évoluer les principaux prota-gonistes de l’histoire. La réalité surgit desmots, pas directement de l’action. En effet, lerécit s’ordonne autour des échanges presquesecrets entre la fillette et le jeune adulte.D’une certaine manière, le lecteur est tou-jours, à travers des dialogues émouvants,dans la pensée intime de l’un et de l’autre.C’est ainsi qu’il assiste au développementd’une conscience autant locale qu’universelle,autant sociale qu’historique. Ce point de vuede l’intérieur et de l’extérieur offre au lecteurune saisie complexe mais réelle d’une identitésingulière autant que multiple.
L’enfant Béatrice, David l’adulte.L’enfance joyeuse, l’enfance infernale. Cequi est intéressant, c’est que la romancièren’as pas seulement juxtaposé ces deuxenfances, elle les a fait se rencontrer dans deslieux et des souvenirs, dans des odeurs et descouleurs tantôt diaboliques (les confidencesde David), tantôt magistrales (les toiles dufleuve). Au centre de cette rencontre, uneamitié absolument gratuite, sans aucun espoirde quelque retour que ce soit. Ce qu’il y a deplus beau, de plus vrai, de plus exemplaire.Ça fait du bien à l’âme du lecteur qui se ditqu’il y a là une vérité toute humaine quiféconde un espoir pour la sauvegarde de l’hu-manité. Il y a aussi, sur la touche du cœur, despersonnages de femmes québécoises (fortes,autonomes et en santé), qui, avec le coupleVendroux (qui a sauvé David des griffes dusoldat allemand qui l’a violé) déploient unegénérosité à l’endroit des ouvriers et uneabsence de préjugés sans pareille. Il y a làaussi un sens de l’engagement, une passionmême pour reprendre l’un des titres de sesessais, qui ramène cette part de notre huma-nité à sa véritable signification : le respect etl’amour de l’autre qui n’ont rien à voir avec lecalcul intéressé ou l’ambition personnelle.
Un mot sur Loyseau, ce personnage utileà la compréhension des enjeux du roman. Saprésence permet d’approfondir cetteambitieuse question de l’antisémitisme et dunazisme. Ce qui est impossible avec l’enfantBéatrice qui, à son âge, ne peut saisir tous lesenjeux politiques. Voici que l’histoire peut serépéter, se répète et que la manipulation n’est
pas une caractéristique nationale ou ethnique.Elle est de l’ordre du comportement humain.C’est ainsi qu’Andrée Ferretti, grâce au per-sonnage de Loyseau, sort du cliché, voire dupréjugé qui veut que le mal provienne tou-jours des autres. Ce qui se passe ailleurs peutse passer ici. Ainsi, lorsque Loyseau se faitl’écho de la conscience de David, en verba-lisant autrement son drame et en l’universa-lisant, il détourne, par le biais de sonapproche intellectuelle, ses réelles intentionsqui sont à la fois celle d’agresser David etainsi, par une sorte de retour du destin, cellede venger son propre destin de jeune adultesurpris par son patron, de confession juive,alors qu’il tentait lui-même d’abuser un jeunegarçon. Cela ajoute au drame de David qui,ne pouvant échapper aux malheurs de sonenfance, s’enferme en lui-même. Cettedimension, dans le roman, n’est pas banale.Elle est nécessaire pour comprendre plus pro-fondément le drame qui poursuit sans cesse laconscience de David et du sens qu’il doitdonner à son destin : à quoi, finalement,n’échappe-t-il pas ? se demande-t-il. Et il y atoute cette question de la vengeance, celle deLoyseau, celle de David, celle du destin. Sansle savoir, Béatrice se charge de la vengeancede Loyseau en l’écartant du village. Davidvoudra tuer son bourreau et le suicide du jeuneallemand exilé accomplira la vengeance surson propre destin. « Il y a une nuit dans la nuit», avait déjà dit la grand-mère de Béatrice.
De plus, j’ai particulièrement étéintéressé par l’analogie qu’Andrée Ferrettisuggère, tout au long de son roman, entre laquestion juive (la judéité) et la questionquébécoise (le destin national). Cela n’étaitpossible qu’avec une connaissance réelle deces deux questions. Ce qui est définitivementson cas. Comme dans ses récits précédents,s’y cache un sérieux et évident travail derecherche. C’est pourquoi le parallèle va plusloin que l’intuition et que la comparaisondemeure appropriée. L’analogie ne reposepas sur une histoire commune mais sur desmécanismes d’exclusion de l’un et de l’autrequi, tout en ayant leur propre historicité, con-servent leur point de convergence. Et ce quiest fort efficace, c’est que cette conscienced’un destin comparable qui ne tombe pasdans le pathos surgit de la tête d’une petitefille de douze ans. Cela se passe donc en
dehors de tout préjugé puisque c’est l’infor-mation brute qu’elle reçoit qui lui permet defaire spontanément des liens que d’aucunn’oserait faire : ce malheur d’être Québécoisqui, bien que moins abominable, est si sem-blable au malheur d’être Juif.
«Toujours tentée par les comparaisons,Béatrice pensait comment, depuis LordDurham, les Canadiens anglais et leursassimilés avaient également sans cesse voulufaire disparaître les Canadiens français, soiten essayant de les aliéner, soit en appliquanttoutes sortes de mesures qui avaient poureffet de les minoriser et de les dépouiller despouvoirs essentiels à leur développementéconomique et culturel. Bien sûr, elle savaitque leur volonté d’écraser ceux qu’ils consi-déraient comme des vaincus ne les avait pasconduits à envisager le génocide physique deson peuple, mais elle ne pouvait s’empêcherde penser avec colère qu’ils n’en prenaientpas moins tous les moyens pour le fairemourir à petit feu.»
Cette conscience qu’« on nie auxCanadiens français la pleine valeur de leuridentité », Béatrice la tient de sa tantePhilomène qui lui enseigne que « le refusdélibéré des Anglais [d’adresser à leurs ouvri-ers] un seul mot dans leur langue exile lesCanadiens français dans leur propre pays ».C’est cet appel à la solidarité et ce senti-ment d’exil intérieur, juxtaposés à une volon-té de faire disparaître un peuple en l’aliénant,qui permet la comparaison. Me vient cetexemple du père de Gabrielle Roy qui, sousprétexte qu’il ne votait pas du « bon bord »,fut congédié in extremis du gouvernement duCanada quelques semaines avant ses soixanteans perdant, du même coup, tout droit deréclamer une pension. C’est la manière qu’ilfaut retenir, manière qu’on associe générale-ment aux régimes totalitaires mais dont ontrouve des traces en régime dit démocratique.C’est pourquoi la comparaison tient le coup.Et c’est la grande intuition de Béatrice depenser qu’il y a des liens à établir entre lavolonté d’exterminer les Juifs et la volonté defaire disparaître les Canadiens français.
«Béatrice admire et envie cette solidaritédes Juifs entre eux. Elle partage ainsi l’opi-nion de nombreux Canadiens français qui
croient que, si leurs compatriotes manifes-taient entre eux une telle solidarité, lesAnglais auraient moins beau jeu pour leurmanger la laine sur le dos. Malgré son jeuneâge, il ne se passe pas un jour, depuis qu’entroisième année elle a appris la mort dansl’âme, la défaite des plaines d’Abraham desFrançais et des Canadiens contre les Anglais,sans que le destin de la nation ne vienne trou-bler son cœur et son esprit. Elle se sent per-sonnellement atteinte par les effets innom-brables et quotidiens de la domination exer-cée sur son peuple, et de celui-ci à la subir luiparaît lâche et la révolte.»
Outre cette capacité à faire desliens, Béatrice a une aptitude à l’écoute quiest aussi celle du silence. Et c’est ce qui« sauve » David de son propre silencedestructeur, celui-là si contraire à son amiecanadienne-française de douze ans. Cela estpossible, parce que Béatrice reste elle-mêmedans sa relation avec David. Bien des choseslui échappent dans sa compréhension « intel-lectuelle » des événements historiques liés àl’existence personnelle de son ami, mais elles’en tient à sa propre compréhension, incom-plète certes, mais suffisante pour saisir lanature du drame qui lui est raconté. Cetteécoute et ce silence sont aussi possibles parcequ’il y a eu, particulièrement entre la grand-mère, la tante Philomène et sa nièce, uneforme de transmission d’un certain nombrede valeurs qui ont façonné la conscience deBéatrice. Entre’autre, cette conviction qu’a satante que dans les grands films, l’histoire desprotagonistes s’inscrit souvent dans l’histoiregénérale d’un peuple : « Cette conjugaisonplaît à Philomène qui croit qu’un individu nepeut devenir un héros, au cinéma commedans la vie, que s’il sait solidement lier en luice qui le rend unique : ses forces intimes etcelles qu’il doit à l’univers particulier qui l’aforgé. » C’est cette valeur de transmissionqu’on retrouve dans le roman d’AndréeFerretti et qui, à travers Béatrice, illustre lesens de la continuité. Hélas! Cette transmis-sion si nécessaire ne se fait plus aujourd’hui,tenant les jeunes dans l’absence de leur pro-pre histoire et de celle de l’humanité.Soutenue et encouragée par sa grand-mère etsa tante, Béatrice développe une invulnérabi-lité face aux coups extérieurs; ce qui la rendplus forte. C’est pour cette raison qu’elle peut
recevoir les confidences de David sans quecela change son regard positif sur la vie.
Quant au destin du jeune allemand,même exilé à Saint-Vallier, ce si beau coin depays aux allures de fleuve, il se poursuit sansabandon de lui-même face à l’autre, quelqu’il soit. « Je vous le répète, Béatrice, insisteDavid, car je vois que vous ne comprenez pasbien. Je suis à jamais prisonnier d’un monstrequi est en moi, qui est moi. » Plus on avancedans le roman, plus Béatrice comprend qu’ilest des destins, comme celui de David, quisont imparables, irréparables. Et c’est le ren-forcement de sa maturité qui s’en trouveaccéléré : « Béatrice saisit alors tout à fait lesens de ce que lui disait parfois sa grand-mère :que chaque souffrance est particulière, quechacun est blessé au point le plus sensible deson être, que ce point est unique, le lieuimpénétrable de sa solitude. » Et face à ceconstat, ce que Béatrice peut donner demieux, c’est de rester elle-même : sensible àl’autre et pleine de vie. Et c’est ce bien-êtreque David, dans sa lettre d’adieu, lui exprimealors que devenu un homme, il mourra, mal-gré tout,de sa propre main « accomplissant le seulacte libre qui lui est désormais accessible » :
«Réjouissez-vous, au contraire, à la pen-sée que je vous suis infiniment reconnaissantde m’avoir aidé à me regarder en face, alorsqu’avant notre rencontre je voulais délibéré-ment être une épave afin d’égarer en moi laréalité. Vous m’avez donné bien plus quevotre temps et votre énergie, bien plus quevotre compassion et votre amitié, vousm’avez offert tout votre être comme on tendun miroir enchanté dans lequel l’être le pluslaid pourra se trouver quelque beauté. […]Soyez toujours convaincue, chère, très chèreBéatrice, que vous m’avez sauvé, et que lalumière de votre âme, si éclatante dans votreregard, votre sourire et votre rire, m’accom-pagnera jusqu’au dernier instant, jusqu’auseuil de l’imparable solitude ».
Et c’est précisément dans le regardde l’autre que David a pu avancer quelquepeu. Au centre de l’échange, ses mots trans-portaient certes un drame mais aussi unevérité universelle que chacun porte en soi :son imparable solitude. Celle-ci, que décou-vre Béatrice, ne l’empêche pas, heureuse-
ment, de conserver son goût de vivre. C’estl’autre leçon du roman : on peut apprendre àchaque enfant « comment il peut devenir unpilier de ce monde désirable et si ardemmentdésiré. » Ici, dans L’été de la compassion, il ya continuité de pensée avec son premier récit.En effet, ainsi que l’écrivait Jean Basile à pro-pos de Renaissance en Paganie, « Il y anaturellement quelque chose d’étrange à con-damner le monde à la "violence de la beauté"et d’autant plus qu’il faut apprendre à nosenfants "la blancheur opaline de l’aube"…4.»Constamment, la chose est récurrente, l’écri-ture d’Andrée Ferretti s’inaugure par sa rela-tions à l’avenir, voire à la beauté. Lorsqu’elleécrit, elle retrouve le sens profond de sonengagement; engagement, a déjà signalé JeanBasile, inscrit dès le premier récit : « Seshéros nous disent par sa bouche qu’après lamort, à soi-même donnée ou décidée pard’autres, il reste encore la beauté « qui peutchanger le monde » car elle est « l’ultime vio-lence qu’il peut supporter 5.».
Ici, nous retrouvons Andrée Ferretti avectoute sa force de vivre dans ce pays tant aiméqu’est le Québec et que sa réelle naissance,un jour, espère-t-elle, conduira à sa maturité.Il est même à se demander si lorsqu’elle avaitdouze ans, elle ne ressemblait pas à Béatrice,ne croyant déjà plus ni à Dieu ni au diable, sielle n’était pas portée à prendre le monde surses épaules, à s’en tenir responsable, person-nellement destinée à sauver le monde, si ellene s’était pas promise, dès sa jeunesse, à s’en-gager dans la bataille d’un pays à naître. Jen’en serais aucunement surpris. Ne voulons-nous pas, chacun de nous, à l’instar de Béa-trice - cette lumière de l’âme dans le regard -,nous élever au-dessus de notre condition.
Bref, de son roman, le lecteur en sortému, mais surtout réconforté par toutes lesBéatrice de ce monde que la lecture de L’étéde la compassion fera naître. ■
1. Jean Basile, « Ferretti, l’auteure, fait revivre Aquin », La
Presse, 27 juin 1987.
2. Madeleine Ouellette-Michalska, « Aquin et Hypatie filant
le parfait bonheur en Paganie », Le Devoir, 13 juin 1987.
3. Jean Royer, « Pour un octobre de lumière », Le Devoir,
1er décembre 1990.
4. Jean Basile, « Ferretti, l’auteure, fait revivre Aquin », La
«Toute sa vieDuras a craint debasculer dans lafolie. Elle lafréquenta si sou-vent qu’elle déci-da d’en faire unecompagne plusqu’une ennemieà abattre : Être àsoi-même sonpropre objet de
folie et ne pas en devenir fou, ça pourraitêtre ça le malheur merveilleux, écrit-elledans Les yeux verts» (Laure Adler,Marguerite Duras, Gallimard 1998, coll.Folio, 2000, p. 74)
J’avais aimé Putain. Le second récit deNelly Arcan. Folle, m’a plu tout autant.S’agit-il d’une «autofiction»? Je m’en ba-lance, cette étiquette ne dispense personne dese demander si le style de l’écrivain l’a portéjusqu’à la fin, ni de s’interroger, en tournantla dernière page de cette œuvre, si les person-nages ont traversé ou non une expériencehumaine significative . Nelly Arcan a unstyle, c’est indéniable (elle en dévoile lateneur à la page 43), mais je laisserai aux spé-cialistes le soin de le décrire. Quant à savoirsi ses personnages ont fait une expérience sig-nificative, c’est ce dont je voudrais justementparler.
Le roman de Nelly Arcan va à mon senstrès loin dans la compréhension de ce quipourrait entraîner, à notre époque, l’échecamoureux à répétition. Le récit d’un amourconsumé en quelques mois que nous proposela narratrice permet de jeter un certain regardsur les relation de couple dans une sociétéobsédée par l’image.
C’était raté d’avance, commente la nar-ratrice, mais il faut quand même savoirpourquoi! Ainsi commence, sur un tonpresque détaché, la revue des causes possi-bles. Aucune longueur inutile, pas de morale.Le roman contient plutôt des descriptionsprécises et rapides de la rencontre initiale, dela première discussion, des étreintes qui ontsuivi (oui, les pratiques sexuelles), puis descrises et finalement de la séparation. Cetteanalyse exhaustive des causes possibles estsimplifiée par la construction littéraire, car lesévénements s’enroulent sur eux-mêmescomme un amas de gaz dans une spirale gra-vitationnelle.
Parmi les raisons qui conduiront à la ca-tastrophe finale, il faut évoquer, côté femme,«le problème d’apparition», j’y reviendrai
plus longuement, car à mon sens la richessedes romans de Nelly Arcan réside précisé-ment dans sa façon d’aborder ce qu’elleappelait déjà, dans Putain, « l’exigence deséduire ».
Côté homme, il y a eu la confusion tra-ditionnelle : l’image qu’il se faisait d’elle,mêlée aux souvenirs d’anciennes amoursainsi qu’à son univers fantasmatique. Mêmeaujourd’hui, la sexualité polymorphe du mâledéfie le monde raisonnable : ici, il jouit enregardant les «porn stars» sur Internet. Il y enaurait long à dire sur la difficulté qu’ont leshommes d’amener leurs fantasmes et leurdésir à la portée d’un jugement. Pour l’heure,disons que les femmes ont raison : au regardde la sexualité, les hommes sont définitive-ment le sexe faible.
Les femmes semblent elles aussi trèsfragiles, mais dans un autre sens, prisonnièresdu regard de l’autre. À cet égard, il y a chezla femme une inquiétude constante et la nar-ratrice de Folle l’exprime admirablement :«Tout le monde croit que je me raconte deshistoires parce qu’il existe des blondes ditesincendiaires et des brunes laides dont on arien à dire mais tout le monde oublie que labeauté d’une femme ne sert à rien si elle n’en-tre pas dans le goût d’un homme…»
Dans les premières pages de L’amant,Marguerite Duras avait essayé de décrire cetaspect de la condition féminine. La narratricese rappelle que les femmes de Saigon pas-saient leur temps à préparer leur apparitiondans le monde. Pour Duras, les femmes setrompaient : «ce ne sont pas les vêtements quifont les femmes plus ou moins belles». Elledisait que «ce manquement à elles-mêmes»était une «erreur» qui avait parfois de graves
conséquences : « Certaines deviennentfolles ».
Une dimension de l’amour sembleéchapper à la femme. Est-ce l’homme lui-même? Pas certain Marguerite Duras avaitessayé d’indiquer la sortie de l’angoisse fémi-nine tout en continuant d’exister commefemme, elle disait : « il n’y avait pas à attirerle désir ». (L’amant, éd. Minuit, 1984, page28)
Or justement, il faut relire le premierroman de Nelly Arcan pour redécouvrir lespassages où elle tente de saisir, à sa manière,ce qui déroute les femmes : «… les femmesont souvent trop de ce qu’elles ont, elles sonttoujours trop ce qu’elles sont, rivées à leursexe, incapables de réinventer leur histoire oude penser la vie en dehors des magazines demode, inépuisablement aliénées à ce qu’ellescroient devoir être…» (Putain, Seuil 2001,coll. Points, page 42)
Retournons maintenant au secondroman de Nelly Arcan, au passage où la nar-ratrice évoque son « problème », sa « tare »,écrit-elle aussi. En passant devant un miroir, àla sortie du bar avec son nouvel amoureux, lanarratrice doutera de sa propre présence aumonde. Elle dira : « Ce soir-là à Nova je t’aimontré sans le vouloir cette tare de naissancequi a fait de moi un monstre incapable d’ap-paraître dans les tarots de ma tante, j’ai tou-jours dit que mon problème en était un d’ap-parition » (Folle, éd. Seuil, 2004, p. 154).
Apparaître dans le monde, exister dansle regard de l’autre. Telle est la conditionhumaine. Pour les deux, pour l’homme autantque la femme, bien sûr. Mais à cause de ceque l’on attend des femmes dans leurs rap-ports personnels ou amoureux avec leshommes, une forme d’abandon dirais-jenaïvement, leur apparition dans le monde lesobsède plus particulièrement (« il ne faut pasoublier que c’est le corps qui fait la femme »,pouvait-on lire aussi dans Putain, page 48).
Le personnage créé par Nelly Arcandans son second roman incarne à merveillecette obsession, qui est aussi une « faiblesse »,avoue la narratrice : « Au début de notre his-toire tu me croyais imbue de ma personneparce que je me regardais tout le temps dansles miroirs que je rencontrais, ensuite tu ascompris que j’étais faible et tu ne m’a plusaimée … » (Folle, toujours la page 154).
En terminant la lecture, je me dis que lanarratrice a retrouvé un peu de sa liberté, ellea décrit la source de son angoisse. Une bellevictoire, « en ces jours où on maquille les fil-lettes et où on doit avoir dix-huit ans toute savie » (Putain, page 101). ■
«Ce soir-là à Nova je t’ai
montré sans le vouloir cette
tare de naissance qui a fait
de moi un monstre
incapable d’apparaître dans
les tarots de ma tante, j’ai
toujours dit que mon
problème en était un
d’apparition.» (Folle, éd.
Seuil, 2004, p. 154)
LIRE NELLY ARCAN AVEC MARGUERITE DURAS André Baril
N.d.l.r. Avec l’aimable permis-sion de l’auteur, nous publionsici un extrait de l’avant-proposdu prochain ouvrage d’YvonGauthier, à paraître, aux Pres-ses de l’Université de Montréal.
Le titre « Entre science et culture »signifie que l’on peut pratiquer unpassage entre la philosophie dessciences exactes et la philosophiedes sciences humaines. La philoso-phie des sciences humaines (ousociales) est-elle pour autant unephilosophie de la culture ? Ilfaudrait sans doute ajouter ici« sciences de la culture » si l’on consentà redonner à la notion de cultureson sens le plus large d’ensembledes productions culturelles del’homme (englobant le langage etles autres institutions sociales). Lascience apparaît alors comme uneproduction culturelle à côté de l’artou de la littérature, mais occupe-t-elle le premier échelon dans lahiérarchie des savoirs et dansl’éventail des pratiques culturelles ?Ce n’est pas là une question quirelève de la philosophie des scien-ces qui s’occupe essentiellement dela logique interne du discoursscientifique. Cette logique internen’est pas une grammaire uni-verselle du savoir, sorte de méta-physique ou de protophysique ouphysique première, qui viendraitfonder en dernière instance les pré-tentions au savoir de toutedémarche scientifique. La logiqueinterne vise plutôt à dégager ducontenu d’un savoir les principesconstitutifs du discours scien-tifique, les règles de son engen-drement et la valeur cognitive ou laportée philosophique de ses conclu-
sions. Ce n’est donc pas la logiqueformelle, pas plus que la méta-physique, qui peut servir de recoursultime dans l’évaluation critiquedes savoirs, mais plutôt une logiqueinterne plus près du mode de cons-truction des objets de science. Lescritères de scientificité, pourformels qu’ils soient, devrontrefléter la singularité d’une disci-pline scientifique tout en l’intégrantdans l’ensemble plus vaste dusavoir scientifique.
Le clivage ancien entre sciences dela nature (et de la vie) et sciences del’esprit (et de la culture) subsistetoujours et la mathématisationrécente de disciplines comme labiologie, l’économique ou la lin-guistique ne constitue pas encoreun remblai suffisant. Certainesnotions ou théories peuvent cepen-dant servir de pont entre les terri-toires du savoir scientifique, lanotion de modèle au sens formel duterme et la théorie des probabilités,par exemple. C’est pour cette rai-son que j’ai cru important de lesintroduire dans un ouvrage d’initia-tion.
Pour le philosophe des sciencesexactes, la physique demeure lascience pilote, peut-on dire, si onne veut pas employer le termerebattu de paradigme. La ques-tion « Qu’est-ce qu’une théoriescientifique? » est adressée d’abordà la physique. Mais la questionentraîne d’autres questions surles notions d’hypothèse et de modèleet les outils de la logique formelleou de la théorie des probabilitésqu’il faut introduire pour mieux définirles critères de scientificité qui permet-tent de mieux circonscrire le con-
cept de théorie en sciences exactes.C’est là l’objet du premier chapitre.Un deuxième chapitre aborde latradition de l’épistémologie his-torique qui a tenu lieu de philoso-phie des sciences en France jusqu’àrécemment. L’histoire des sciencesest nécessaire pour nourrir unesaine épistémologie, elle n’est passuffisante. Il faut pouvoir évaluercritiquement les acquis de lascience passée dans ce que j’ai appeléune histoire récessive du savoir.Ainsi de Copernic à Einstein, deGalilée à Heisenberg, de lamécanique newtonienne à la cri-tique de Mach, il faut savoir ce quidemeure dans la théorie physique.C’est l’objet du troisième chapitre.
[…] Ce sont donc les sciencesphysiques qui nous servent d’abordde cible épistémologique. La biolo-gie, qui est une science aux yeux decertains dans la mesure même oùelle est réductible à la physico-chimie, a une logique interne qu’onvoudrait contenir dans le conceptd’émergence qui permettrait juste-ment d’échapper au réduction-nisme. Mais le concept est maldéfini et pourrait entraîner avec luiune logique floue. Les sciences dela vie, de la biologie moléculaire àl’éthologie en passant par la géné-tique des populations et la théoriesynthétique de l’évolution, obéis-sent à une logique interne qu’on nepeut guère formaliser, c’est-à-diredécrire en un système de règlesopératoires ou un algorithme fini,malgré les vœux d’un informaticiencomme Alan Turing ou d’un physi-cien comme Erwin Schrödinger –voir de ce dernier son ouvragecélèbre Qu’est-ce que la vie ? Les
méthodes que la science du vivantemprunte à la linguistique ou à lacybernétique, de la transcription del’information génétique à la trans-cription inverse, n’ont pas con-tribué à stabiliser une logiqueinterne qui pourrait servir d’appui àl’analyse critique. Mais une épisté-mologie de la biologie reste possi-ble et de nombreux essais y ont étéconsacrés.
De la philosophie des sciencesexactes à la philosophie des scienceshumaines (et sociales), il faut jeter desponts et aménager des passages cri-tiques. Ces passages ne peuventêtre que souterrains, relevant de ceque j’ai appelé la logique interne.C’est dans la discussion fondation-nelle que doivent s’ouvrir cespassages. J’ai déjà défini ailleurs larecherche fondationnelle en mathé-matiques (voir mon ouvrageLogique et fondements des mathé-matiques, Diderot, Paris, 1997).Pour les fondements de laphysique, la philosophie de laphysique ou l’épistémologie cri-tique, que ce soit en sciencesexactes ou humaines, la vocationfondationnelle n’est pas différente :la recherche fondationnelle est unethéorie de la pratique et elle sup-pose une discussion critique aussibien avec les praticiens qu’avec lesintervenants, philosophes ou autres,qui s’engagent dans le débat dusavoir scientifique, où tous sontbienvenus sans masque (ou sansétiquette), mais bien armés! C’estainsi que dans ces passages cri-tiques, des philosophes des scien-ces contemporains comme Basvan Fraassen, Nancy Cartwright ouIan Hacking, mais aussi des scien-tifiques comme Ilya Prigogine oudes philosophes généralistes com-me Habermas sont invités au débatcritique. Mais les enjeux ici nerelèvent pas des opinions de cha-cun, mais des options ou postures
fondationnelles qui ont pour nomréalisme, antiréalisme, empirismeconstructif, constructivisme, cons-tructionnisme et la multiplicitéindéfinie de leurs variantes. Il fauttrouver un chemin dans ce dédalede passages critiques et j’ai essayédans cette deuxième partie de jouerle rôle du passeur qui essaie d’or-donner le débat dans un sens cons-tructif et constructiviste – jem’explique brièvement là-dessusen conclusion de l’ouvrage. Com-ment alors assurer le passage, dansla troisième partie de l’ouvrage, àune épistémologie critique dessciences sociales?
En surface, la physique et la so-ciologie ne peuvent que s’opposersur le front épistémologique, mal-gré le vœu positiviste chez AugusteComte d’une sociologie comme« physique sociale ». La sociologiede la connaissance, ou laWissenssoziologie (l’Ecole deFrancfort), tentera d’en rapprocherles enjeux épistémologiques, alorsque le programme fort du construc-tivisme social (l’Ecole d’Edim-bourg) voudra les réunir dans uneseule problématique sociologi-sante. Le constructivisme social,que nous appellerons construction-nisme à la suite de Ian Hacking etd’autres, devra être soumis aussi àl’examen critique.
[…] Les passages d’un savoir à l’autresont critiques parce qu’ils sont cons-truits dans le sol de la recherchefondationnelle, c’est-à-dire larecherche qui s’intéresse auxfondements du savoir de la logiqueaux mathématiques et des sciencesexactes aux sciences sociales ethumaines. Les fondements cri-tiques ont pour mission de circons-crire une perspective ou un point devue fondationnel qui appartient àl’ordre philosophique et non pas à
un savoir particulier. La philoso-phie qui n’a pas d’objet, si ce n’estsa propre histoire, doit trouver horsd’elle les objets d’un savoir qu’ellene saurait posséder. Cette distancia-tion de l’objet est le destin de laphilosophie, destin qu’elle doitconvertir en vocation critique. Loind’être une axiologie ou théorie desvaleurs du savoir scientifique, laphilosophie critique des sciencescontribue plutôt à mieux définir laposture fondationnelle qui doit pré-valoir dans l’analyse critique dudiscours scientifique. Je ne cacheraipas que le point de vue défendu iciest celui d’un constructivisme radi-cal – à distinguer radicalement duconstructionnisme, comme on leverra plus loin – dont la défense etl’illustration a été reprise maintesfois. Les passages critiques servi-ront à mettre en relief les contourset les aspérités de cette positionfondationnelle à l’occasiond’analyses concrètes et de remar-ques ponctuelles sur la littératurecontemporaine en philosophie dessciences.
La philosophie ou l’épistémologiecritique des sciences n’a rien à voiravec la méthodologie d’une scienceparticulière, ni avec la taxinomie oula classification des savoirs quirelève d’une méthodologiegénérale apparentée jadis à unephilosophie de la nature.[…]. Maisle constructivisme radical ne reniepas l’idéal constructiviste que Kanta inauguré et que Hegel a exacerbé,il le tempère seulement par le rejetdes aspirations métaphysiques etpar la promotion d’un esprit cri-tique qui bien au fait du savoir con-temporain veut en donner la pleinemesure philosophique sans outre-passer les limites de la science dansune sagesse philosophique quiaccueille en elle l’inquiétude dusavoir. […] ■