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ATATÜRK KÜLTÜR, DİL VE TARİH YÜKSEK KURUMU TÜRK TARİH KURUMU
YAYlNLARI
XXVI. Dizi - Sa. 6
CIMETlERES ET TRADITIONS FUNERAIRES DANS LE MONDE ISLAMIQUE
• A ••
ISLAM DUNYASINDA MEZARLIKLAR VE DEFİN GELENEKLERİ
I
Actes du Colloque International du Centre National de la
Recherche Scientifique organise par l'Universite Mimar Sinan
sous les auspices du Comite International d'Etudes Pre-ottomanes
et Ottomanes, en collaboration avec la Societe d'Histoire
Turque,
I'Institut de Recherche sur I'Histoire, la Civilisation et l'Art
lslamiques (IRCICA) et I'Institut Français d'Etudes
Anatoliennes.
Osmanlı ve Osmanlı Öncesi Araştırmalan Uluslararası Komitesi
Himayesi Altında Türk Tarih Kurumu,
İslam Tarih, Sanat ve Kültürü Araştırma Merkezi (IRCICA) ve
Fransız Anadolu Araştırmaları Enstitüsü İşbirliğiyle
Mimar Sinan Üniversitesi tarafından düzenlenen Fransız Ulusal
Bilimsel Araştırma Merkezi (CNRS)
Uluslararas ı Kollokyumunun Bildiriler Kitabı.
İstanbul, 28-30 Eylül 1 septembre 1991
Edites par Jean-Louis BACQuE-GRAMMONT et Aksel TİBET
tarafından yayına hazırlanmıştır
Composes et mis en pages par l'Institut Français d'lhudes
Anatoliennes
Dizgisi ve sayfa düzeni Fransız Anadolu Araştırmaları Enstitüsü
tarafından yapılmıştır
Publies par la Societe d'Histoire Turque
Türk Tarih Kurumu tarafından yayınlamıştır
TÜRK TARİli KURUMU BASIMEVİ- ANKARA
ı 9 9 6
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Nathalie CLAYER
LES CIMETI:ERES DES TÜRBE DES TEKKE DE MACEDOINE YOUGOSLAVE
Je vais essayer de vous presenter ici la situation actuelle des
cimetieres et tarb'e des tekke -c'est-a-dire des etablissements des
ordres de derviches, ou tarikat- en Macedoine yougoslave,
essentielle-ment a partir d'observations que j'ai pu faire, avec
Alexandre Popovic, au cours de plusieurs sejours sur le terrain,
effectues ces deux dernieres annees afin de recueillir sur place
des infarınations can-cemant l'histoire des confreries musulmanes
de ces regions1.
ı.
QUELQUES ELEMENTS SUR LA PRESENCE DES TARiKAT EN MACEDOINE
La Macedoine yougoslave est, en effet, l'une des rares zones des
Balkans ou tes ordres de der-viches sont encore actifs de nos
jours, de meme qu'en Bosnie-Herzegovine et surtout au Kosova, sans
oublier la Bulgarie (ou certains groupes, plu-tôt que tekke a
proprement parler, sont actifs) et, bien sür, l'Albanie ou les
confreries semblent re-naİtre depuis quelques mois a une vitesse
que nous ıi'aurions ose imaginer il ya encore a peine un an.
Ottomane jusqu'en 1912, la Macedoine fut le lieu d'une tres
forte implantation des tarikat qui y fonderent de nombreux
etablissements, c'est-a-dire de nombreux tekke. S'il est cependant
pratique-ment impossible de donner une approximation exacte du
nombre de centres qui etaient actifs
avant 1912 (peut-etre une centaine de tekke y fonc-tionnaient
alors), les chiffres que nous possedons pour I'epoque post-ottomane
montrent a quel point les ordres de derviches etaient encore
pre-sents dans cette region apres l'effondrement de l'Empire
ottoman. Malgre la destruction de la qua-si-totalite des tekke
situes le long de la frontiere orientale par les Butgares lors des
guerres balkani-ques (notamment dans les regions deKriva Palan-ka,
Kumanovo, Kratovo et Strumica) et bien qu'il y ait eu une premiere
vague de departs des musul-mans vers ı~ Turquie ala suite du
rattachement de la region au Royaume de Serbie, il restait encore
en 1939, d'apres Galaba PalikruSeva et Krum To-movski, 72 tekke sur
le territaice de la Macedoine yougoslave2. C'est, en fait, apres la
Seconde guerre mondiale, avec l'etablissement du regime commu-niste
en Yougoslavie, entrainant la confiscation des terres et la
privation d'un certain nambre de li-bertes, que l'activite des
tarikat diminua tres sensi-blement, si l'on en juge par les
chiffres officiels pour tes annees 50, epoque de la seconde vague
de depart des musulmans (essentiellement des Turcs) vers la Turquie
: vers 1954-56, on ne comptait plus que 48 tekke ; vers 1956-58, il
y avait toujours 48 tekke mais, en 1959, ce chiffre tomba a 13 et
l'annee suivante a ll tekke3• Pour la periade actuelle, il n'existe
plus de statistiques officielles, mais, d'a-pres nos propres
observations, on peut dire qu'au-jourd'hui fonctionnent, de façon
plus ou moins
1) En collaboration avec Alexandre Popovic, nous publions ii ce
sujet un article intitule , Anaıoiia Moderna-Yeni Anadolu, IV,
1992, p. 13-63.
2) Galaba Palikru~eva et Krum Tomovski,
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338 NATHALIE CLAYER
intensc, une quinzaine de ıekke. Les autrcs centres n'en sont
~as pour autant tous eteints, commc on pourrait le supposer apr~s
une si longuc p~riode; bien au contraire, nambre d'entre eux
subsistent cncore partiellement, comme nous allons le voir,
pr~cisement par la pr~ence des türbe renfermanı !es tombes des
cbcikhs et par la persistance du «Cultc des saints». '
ll TYPOLOGIE, RÔLE ET PLACE
DES SEPULTURES AU SEIN DES TEKKE
Avant de voir en detail quelle est la situation actuellc des
cimetieres ct türbe des ıekke de la Ma-cedoinc yougoslave, jc
voudrais essayer de dresser ici unc ra pide typologie de ces
sepultures, puis rap-peler leur rôle et leur place au sein des
etablisse-ments de derviches.
Je vois, pour ma part, trois grandes categories de sepultures
liees aux tekke :
ı. Les türbe a tombe unique, c'est-a-dire Les M-timents ouverts
ou fcrm es ne renfermanı qu'une seule tombe, ou les tombes uniques,
avcc ou sans stele. En Macedoine, ce type n'est pas le plus
cou-rant, mais on le rencantre par exemplc dans le cas des
fondatcurs des ıekke bektachis de Kanatıard et de Milino4, ou
encore, de façon plus repandue, dans la region d'Ovcc Polje (au sud
de Skoplje, en-tre Stip et Veles), region extr~mement interessante
a etudier du point je vue de la dervicherie, tanı les tarikat y
etaient solidement implantees parmi la population turque rurales.
Dans ces villages, exis-
taicnt en fait des zaviye, sortes de filiales depen-ctant de
certains tekke situes a Stip, Veles ou Sko-plje. A ces zaviye so nt
souvent associes des ıarbe o ıl reposent !es cheikhs, ou plutôt les
«demi-cheikhs» qui !es dirigeaient -a titre d'exemple, on peut
ci-ter le türbe de Yusuf Dede a Dzumajlija (fig. 1 et 2) et la
tombe (sans stcle) de DurakDedea Karatma-novo6. Le cas d'unc tombe
unique avec stele (mais sans türbe) est beaucoup plus rare. Nous
!'avans ce-pendant rencantre a Ra~cc, petit viiiage a l'ouest de
Skoplje oıl aurait cxiste un ıekke halveti7.
2. Les türbe a plusieurs tom bes, c'est-c\-dire les Mtiments
renfermanı une serie de sanduka. Il s'a-git du type desepulturc le
plus frequent au sein des tekke. Dans la plupart des cas, le
batimentest une simple b§tisse, blanchie a la chaux, ou !es
sanduka, recouvertes d'un tissu vert (lui-meme souvent re-couvert
de serviettes8), sont alignees !es unes c\ cô-t~ des autres. Il en
cs t ainsi du türbe du village d'lvankovci/Yuvanlı, dont j'ignore
la tarikat d'ap-partenance ; de celui des «lbrahim Babalar» de
Gorno Orizari, pres de Vcles (fig. 3 et 4); ou de ce-Iui du ıekke
halveti de Dragaevo, pres de Stip, par cxemple. Dans les quelques
grands ıekke cepen-dant, le b§timent pcut eıre d'une architecture
plus sophistiquec et Jes tombes peuvent eıre separees, soit selon
plusieurs aligncments, sait, parfois me-mc, dans plusieurs Mtiments
- tel le cas du celebre ıekke d'Ohrid, asitane de la branchc
hayatie de la Halvetiyye-, au le tarbe est un superbe edifice
compose de deux parties (fig. 5), l'une pour le fon-dateur ct les
premiers cheikhs (fig. 6), I'autre pour leurs successeurs (fig. 7).
Ces türbe, qui renferment
4) Le ıekke de Kanatlarci, au sud de Prilep, est aujourd'hui le
seul ıekke bcktachi qui fonctionne v~ritablement sur le territoire
de la Mac~doine. Son cheikh est Dzafcr Baba. Du ıekke de Milin o,
il ne subsiste que Ic ıürbe de Hilmi Baba, ai n si que dcux o u
trois st~les. D'a-pr~ u ne inscription qui figure il l'intt:rieur
de ce türbe, cclui-ci aurait
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CIMETlERES DE MACEDOINE YOUGOSLA VE 339
ı : Le türbe de Yusuf Dede ii Dzumajlija. Vue exterjeure.
2: Le türbe de Yusuf Dede il Dzumajlija. Vue l.nterieure.
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340 NATHALIE CLAYER
les restes des cheikhs du tekke et, parfois, de quel-ques
memtlres 6minenıs de leurs famille, notam-ment certaines de leurs
femmes, ne comportent, en g~n~ral, aucune inscription.
3. Enfin, les cimeli~res proprement dits. Assez peu nombreux, on
les rencantre aujourd'hui en Macedoine uniquement dans le cas des
tekke bekta-chis -Kanatlarci (fig. 8), Tetovo et Vrutok- ct dans
celui des rekke halvetis-hayatis li~ A des mos-quees (Kicevo et
Ohrid). La cour du tekke rifa'i de Skoplje contient egalement
quelques steles, ce qui devait etre le cas de certains tekke situ~
dans les villes et qui ont malheureusement disparus. L'~tude de ces
cimeti~res, qui, a ma connaissance, n'a pas encore et~ entreprise,
sera rendue difficile par l'etat assez mauvais de la conservation
des steles. Pour ma part, je n'ai effectue que quelques releves
dans celui du tekke Hayati Baba de Kicevo. Ces ci-metieres
renferment en general, d'une part, des tombes de derviches ct
d'autres part, des tombes d'affilies ou de sympathisants issus de
milieux so-ciaux assez eleve.
Sauf dans le cas de certains türbe a tombes uni-ques qui sont
isol6s, ces differentes cat~gories de sepultures font physiqucment
partic integrante des complexes formes par les tekke. Les türbe
abritant les tombes de cheikhs jouent meme un rôle parti-culier et
extremement important dans la vie reli-gieuse, economique et
sociale des tekke ct de leur communaut~. Car, au-dela de leur mort,
les cheikhs gardent, ou meme voient accroltre leur as-cendant et,
surtout, leur pouvoir d'intercession, c'cst-A-dire leur aptitude a
jouer un rôle d'interm~diaire entre le simple Cidele et Dieu. C'est
pour-quoi leurs tombes sont l'objet de visites tres fr~quentes: on
y prie, on s'y recueille, on y allume des bougies, on y fait des
offrandes, on y vient chercher la guerison physiquc ou morale. Les
femmes, en ge-n~ral tres peu pr~cntes dans le rituel des tarikat,
sont beaucoup plus impliquees dans cet aspect de la vie
confr~rique, A savoir dans le culte des saints.
ın
SITUATION ACTUELLE DES CIMETlERES ET TÜRBE DES TEKKE
DE~MACEDOINE YOUGOSLA VE
Qu'en est-il aujourd'hui sur le territoire de la Macedoine
yougoslave ? Si, comme nous l'avons vu, relativemen ı peu de tekke
fonctionnent a l'hcu-re actuelle dans cette region sous une form e
proche de celle qu'ils connurent a l'epoque ottomane,
nombre d 'anciens centres de la dervicherie so nt en-core, d'une
certaine maniere, vivants par la seule pr~ence des türbe. En effet,
bien qu'il ex:iste ccr-tains cas de ıarbe non entretenus et en
train de dis-parattre -comme a Otlja pres de Kumanovo, ou la
population est pourtant albanaise musulmane ; a Karatmanova ou il
ne reste plus qu'une famille tur-que parmi la population chretienne
orthodoxe ins-tallee la dans Ies annees 50 ; ou a Kieevo, pour l'un
des trois tekke halvetis hayatis qui, pourtant, fonc-tionnerait
encore- , la majorite de ces tombes de cheikhs, li~ a des ıekke ou
a des zaviye aujourd'hui disparus ou inactifs, sont non seulement
entrete-nus, mais egalement l'objet devisites regulieres et d'un
culte qui n'a jamais cesse d'exister.
Rentrons davanıage dans !es details et conside-rons le cas de la
partie orientale de la Macedoine, plus marquant, a certains egards,
du fait de l'im-portance des changements ethniques qui y ont eut
lieu depuis 1912, alors que, du côte occidental le phenomene fut
beaucoup moins prononce. En ef-fet, tandis que la population
musulmane etait com-posee en majorite d'Albanais a l'Ouest, la
popu-lation turque etait davanıage inıplantee a l'Est. Les
dilierentes vagues de d~parts ayant touche surtout les Turcs, c'est
a I'Est que des quartiers et des vil-lages entiers se depeuplerent,
repeuples immedia-tement, suivant les cas, par des chretiens
ortho-doxes, par des Valaques egalernem orthodoxcs, par des
Albanais musulmans ou par des Gitans de con-fession musulmane. Dans
ce contexte peu favora-ble, on peut constater aujourd'hui que, mis
a part certains türbe detruits sciemment par les autorit~
communistes locales, d'autres, comme no us l'avons vu, laisses a
l'abandon OU d'autres encore «Cmpor-t~» par les cheikhs dans les
annees 50 vers la Tur-quie -ce fut le cas du türbe du ıekke halveli
de Veles notamment-, la majeure partic des tü.rbe continueren ı A
~tre entretenus, soit par la minorite turque restee sur place
(c'est le cas de Penu~. sur lequel nous reviendrons), soit par des
Albanais musulmans (comme a Matejee, pres de Kumano-vo), soit par
des chr~tiens (comme nous avons pu le constater a Stip eta
Ivankovci, dans la region d'Ov-ce Polje, ou l'on avait m~me
accroche aux murs du türbe, dans lequel reposent trois cheikhs, des
ima-ges de St. Nicolas et de la Vierge), soit par des Gi-tans
(comme a Vinica et peut-etre a Koeani). Quel-lc que soit
l'appartenance ethnique et religieuse des gardiens des lieux, les
türbe, sortes de pôles d'attraction de la piete populaire, attirent
a eux aussi bien musulmans que non musulmans. Aux
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CIMETlERES DE MACEDOINE YOUGOSLAVE 341
3 : Le türbe des «lbrahim Babalar» a Gorno Orizari. Vue
extcrleure.
4 : Le türbe des «
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342 NATHALIE CLAYER
yeux de to us, ils gardent les m~mes pouvoirs, thera-peutiques
ou autres. A titre d'illustration , je cite-rai les cas de la tombe
de Durak Dede a Karat-manova qui, d'apres les descendants du cheikh
que j'ai rencentres a Istanbul, guerissait les moutons des morsures
de serpent. Or, en nous rendant sur place, nous avans pu noter que
les nouveaux habi-tants du village, des chretiens, font faire
eux-aussi a Jeurs betes mordues, plusieurs fois le tour de cette
tombe ! Les ziyaret -visites ou pelerinages- au türbe sont mixtes,
a l'exemple du grand pelerinage sur la tombe de Yusuf Dede a
Dzumajlija (entre Stip et Veles) qui a Jieu chaque annee, pour
Djurd-jevdan, c'est-a-dire a la St. Georges, au debut du mois de
mai, otl musulmanset chretiens se côtoient pour prier sur la tombe
du saint, pique-niquer dans !es champs environnants et assister aux
luttes des pehlivan.
IV DEUX EXEMPLES
POUR ILLUSTRER CETTE SITUATION
Pour illustrer plus concretement tout ceci, je prendrai deux
exemples suffisamment contrastes, montrant differentes facettes de
la situation des ci-metieres et türbe lies aux tekke, encore actifs
ou non. Le premier exemple est celui del'un des trois tekke
halvetis-hayatis de Kicevo, en Maeedoine oc-cidentale : le grand
tekke Hayati Baba, toujours en activite et eomprenant un cimetiere
et deux türbe. Tandis que le second est celui du petit tekke
halve-ti de Penu~, en Macedoine orientale, centre qui ne fonetianne
plus, mais dont le türbe subsiste, et qui eonnatt, d'autre part, un
prolongement par la erea-tian d'un nouveau tekke a Stip, gr~ce a un
meea-nisme qui nous interesse particulierement ici.
Le tekke Hayati Baba tk Kiievo
Le premier exemple est done eelui d'un tekke relativement
important pour la region, fonde pro-bablement dans la seeonde
moitie du xvnı· siecle, par l'imam de la mosquee Isak bey qui
transforma eelle-ci en tekke apres s'etre s'affilie a la branche
Hayatiyye de la Halvetiyye, fondee dans la proche ville d'Ohrid par
Muhammed Hayati9•
Ce qui explique que le eomplexe s'articule au-tour de la
mosquee-tekke et eomprenne un hazire, petit cimetiere eommun a la
plupart des mosquees. On y trouve une quarantaine de steles, qui
sont malheureusement dans un etat de conserva.tion as-sez precaire
(fig. 9). Certaines d'entre elles ont ete deplacees et sont
aujourd'hui simplement adossees au m ur de la mosquee, du côte
oppose a l'enclos du cimetiere. Celles-ci devaient a l'origine, se
trouver regroupees dans un lieu particulier, je le suppose, car
elles sont toutes relatives a des membres des fa-milles des cheikhs
(femmes, fils, ete.). Une distinc-tion devait done etre faite entre
defunts apparte-nant aux familles des cheikhs et autres defunts
affi-lies ou non a la confrerie.
Depuis sa fondation, le tekke n'est pas dirige par !es membres
d'une seule et meme famille, con-trairement au cas le plus frequent
dans la region. Ceci se traduit coneretement par l'existence de
deux türbe distincts. Le premier, batiment surmon-te d'une petite
coupole (fig. 10), renterme les tom-bes de sept cheikhs, ainsi que
celle de lafemme de l'un d'eux (fig. ll). Quant au second, de taiUe
plus modeste, il abrite trois autres tombes de cheikhs, ancetres de
l'actuel post-nişin, Şeyh Mustafa Seli-moski.
Ces deux türbe sont les parties les mieux con-servees du tekke.
lls ont visibiement benetide d'un soin et d'un interet constants.
Si le niveau de con-naissance assez faible du cheikh actuel et le
nam-bre assez restreint de derviches initie~ laissent pen-ser que
l'activite de ce tekke n'est plus ce qu'elle etait autrefois,
l'etat des türbe et, surtout, l'abon-dance des dons qui y sont
deposes (serviettes, cou-vertures, argent, ete.) montre a quel
point le eulte des saints est reste tres vivaee. Sans ces dons, la
res-tauration du tekke, que permet aujourd'hui la libe-ralisation
du regime, serait d'ailleurs impossible dans le cadre de la crise
economique que connaıt actuellement la Yougoslavie. On peut done
consta-ter que, dans cet exemple, les türbe representent pour la
population locale un pôle social et reli-gieux toujours vivant,
alors que pour le tekke lui-meme ils constituent une source de
revenus, un moteur eeonomique lui permettant de faire peau neuve
apres 45 ans d'une semi-lethargie.
9) Sur la Hayatiyye, branche locale de la Halvetiyyc (qui
essaima en Macedoine grecque et yougoslave ainsi qu'cn Albanie du
sud) et sur les autres branches de la Halvctiyyc presentes en
Macedoine, c(. l'article de Galaba Palikruseva, «Derviskiot red vo
Makedonija», Zbomik na stipskiot naraden muzej, 1958-59!1, 1959, p.
105-119, texıe qui demande maintenant A ~!tre revu sur plusieurs
points.
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ClMETI'ERES DE MACEDOJNE YOUGOSLAVE 343
S: Le türbe du tdclce h ayati d 'Ohrid. V ue exterieure.
6: Le türbe du tt:kke h ayati d 'Ohrid. Vue int crleu r e.
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344 NA THALIE CLA YER
Le tekke de Penus et sa continuaıion a Stip
Le second exemple est celui du petit tekke de Pentrl, village
situe au bord de la rivi~re Bregalni-ca, auquel on accMe
difficilement, meme de nos jours, bien qu'il ne soit distant de la
ville de ~tip que d'une dizaine de kilom~tres a vol d'oiseau. En
1912, Penu~ comptait 70 maisons turques. Dans la re,~on, le village
etait meme appele «Küçük Istan-bul».
La seule source sur l'existenee d'un tekke halve-li a cet
endroit etait le resultat d'une enquete effec-tuee par le
Ulema-medilis de Skoplje vers 1939, au sujet des differentes
institutions musulmanes :me-drese, mosquees, mais aussi tekke. La
reponse du cheikh de l'epoque, Şeyh Hasan, nous pcrmettait ai n si
de sava ir q u e ce tekke ava it ete fo nde SO o u 60 an s a
uparavant (done ver s 1880-1890) ; qu 'il se compasait de deux
pioces dont une semahane; que les cheikhs s'y succedaient depere en
fils, Şeyh Ha-san Şaban exerçant depuis une quinıaine d'annees
(done depuis 1924 environ) ; qu'il y avait a l'epo-que entre 15 et
35 dcrviches, venant de Penu~ ct des villages environnants et que
ceux-ci aidaient a la subsistance du tekke ; e t, enfin, qu'on
faisait lcs prieres dans le tekke et q u e le zikr y ava it lieu
deux fois par semaine, le vendredi et le lundi10• Le pas-sage a
l'epoque post-ottomane ne serobiait done pas avoir entame
l'activite de ce petit centrc, au-tour duquel vivait la communaute
turque de Penu~.
V int alors la Seconde guerre mondiale, le chan-gement de regime
et ... l'exode en Turquie de 90% des habitants du village entre
1955 et 1960. En 1962, d'apr~s Jovan Trifunoski, il n'y avait plus
A Penu~ que huit foyers turcs11 • 31 maisons avaient ete reoccupees
par des familles valaques, qui ne rest~rent lA qu'une quinzaine
d'annees avant d'c-migrer vers la ville. Aujourd'hui, Penu~ ne
comptc plus que trois ou quatre maisons habitees par des Turcs.
Tout le reste a ete abandonne.
No us no us sommes done re nd usa Penu~ afin de voir ce qu'il
subsistait du tekke. Le batiment princi-pal, qui s'elevait au
milieu du village, est en ruine. Mais, a côte de lui, une petite
maisonnette, blan-
ehie a la chaux est cncore debout : e'est le türbe qu'entretient
l'un des derniers habitants du village. A l'interieur, trois tombes
(fig. 12). Grace a celles-ci eta la tradition orale que nous
rapporte le türbe-dar, nous pouvons reconstituer l'histoire de ce
pe-til tekke halveti, aujourd'hui inactif. En indiquant la premi~re
tom be, ecllc qui se trouve au fond de la pi~ce, notre informateur
nous dit que la repose le fondateur et premier cheikh, Hüseyin,
«venu d'a il-leurs» ; la tombe du milieu est celle de son fils ct
successeur, Şeyh Şaban ; la troisieme, enfin, celle du fils de
Şaban, Şeyh Hasan (celui-la meme qui avait repondu en 1939 a
l'enquete du Ulema-medZ-lis) qui fut le dernier cheikh de ce tekke,
jusqu'a sa mart, survenue a une date que notrc informateur ne peut
preciser exactement, mais qui a dü se sit u cr vers 1970.
Şeyh Hasan n'avait done pas emigrc en Turquie avec la majorite
des habitants du village, eomme ce fut le cas du chcikh halveti
hayati de ~tip, qui s'ins-talla a !zmir en 1953, et de bien
d'autres ehcikhs de la region. Son ıekke ne put cependant que
fonetion-ner au ralenti, faute de derviches. D'apr~ Jovan
Trifunoski, Ies Valaques, qui s'install~rent au vil-lage,
contribu~rent neanmoins a une certainc acti-vite du centre en
venant, generalement la veille du vendredi, allumer des bougies sur
Ies tombes des deux premiers cheikhs 12. Şeyh Hasan disparut a peu
pr~ a l 'epoque ou les Valaques emigrerent vcrs la ville, tandis
que sa femme, dont la tombe se trouvc aupr~s du türbe, aurait vecu
encore quelque temps, jusqu'en 1979, d'apr~ l'epitaphe ecrite en un
turc tres approximatif. Le tekke de Penu~ n'est done plus actif
depuis une vingtaine d'annees. Cepen-dant, grace au fils de Şeyh
Hasan, Abdullah, il con-nait une continuation dans la ville voisine
de ~tip.
Abdullah s'installa en effet lui aussi a Stip ou il crea, aux
debuts des annees 1980, au tour de la tom-be d'un saint loeal,
Sadik Baba, un nouveau ıekke. Il se fit alors nommer cheikh par le
eel~bre cheikh rifa'i de Prizren, president de la Communaute des
Derviches de Yougoslavie, personnage extreme-men t actif e t
proselyte. Au commencement, ce nouveau tekke ne comprenait que le
türbe qui ser-
lt) Archives de la R~publique Populaire Federee de Macedoine,
Skoplje (Arhiva na Makedonija, «2.. Fond: Ulema-mcdzlis Skopje»
(boites numeros 84-85) ; «Podatoci za dZamiite, tekinjata ct
mektebitc po poverenstva»).
ı 1) Jovan F. Trifunoski, «O tekijama u donjem slivu
bregalnice», Prilozi za Orijentalnu Filologiju, XII-XIII, 1962-63
(1965), p. 2.25-2.58 (cf. p. 225-26).
12.) lbid., p. 226. J.F.Trifunoski mentionne egalement un second
teklee dans la particsud du viltage, qui, lors de son passage
(doncvcrs ı 962-63) n'existait dejil plus. Seul subsistait la
tombed'un cc rta in Odia-Dede (Hodja Dede ?), q uc frequentaient
aussi bi en !es Tu res que !es Cineares (Valaques). Ce so nt !es
Valaques h abitan t la maison voisinequi s'occupaient de
l'entrcticn de la tom be et du terrain qui l'en-tourc.
-
CIMETlERES DE MACEDOINE YOUGOSLAVE 345
7: Le türbe du teldce hayati d 'Obrid. Tombes de leurs s uccesse
urs.
8 : Le cimetiere du tdcke bektachi de Kanatlarci.
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346 NA THALIE CLA YER
9 : Le cimeliere du tt:klct: Hayati Baba de Kicevo
vait en meme temps de semahane, ou se deroulait le rituel.
Aujourd'hui, il existe une veritable sema-hane jouxtant le türbe.
On voit bien, dans cet exem-ple precis, comment un ancien türbe,
ainsi que des morceaux de steles eparses fichees en terre dans la
cour du nouveau tekke, sont autant de moyens de Mgitimation,
indispensables aux yeux du nouveau cheikh et, probablement, de ses
fideles. U. encore, le türbe est au centre de la vie confrerique.
On peut egalement supposer que le türbe de Penu~ continue ıl e tre
venere et frequente par Şeyh Abdullah et sa communaute.
En Yougoslavie, ces dernieres annees, ce cas de recuperation
d'un ancien türbe, ou m~me d'un an-cien tekke, n'est pas unique.
Plusieurs centres ont ainsi ete crees ou reanimes, surtout par les
milieux gitans islamises et so us l'impulsion de Sejh D zerna-li de
Prizren, pour qui l'augmentation de ses «trou-pes», passe bien
avant le souci de ne pas voir les confreries degenerer.
CONCLUSION
Pour conclure, je dirai que les cimetieres et türbe lies aux
tekke sont autant de traces et de preu-ves de l'activite passee des
confreries musulmanes.
On ne saurait done negliger leur recherche et leur etude, bien
au contraire. Le cas de la Macectoine yougoslave le prouve, je
crois, car, combines a la tradition orale qui sc perpetue, ils
constituent des sources nous permenant de retraccr une partie de
l'histoire des ordres de derviches ne figurant, la plupart du
temps, dans aucun ecrit.
Sources du passe, ces cimetieres et, surtout, ces türbe, pôles
d'attraction de la piete musulmane, voire meme non musulmane, sont
aujourd'hui, ıl plus d'un endroit, le se u! prolongement vivant de
la presence des tarikat.
Sources du passe, prolongement actuel, ces tür-be peuvent aussi
etre des points de cristallisation d'un renouveau des confreries
musulmanes que l'on voit se dessiner i ci ct lıl, en Macedoine, au
Ko-sova et meme tout pres de nous, ıl Istanbul. Quelle sera
l'ampleur du phenomene ? Nous ne somrnes pas prophete ; seul
l'avenir nous le dira.
N.C.
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CIMETlERES DE MACEDOINE YOUGOSLAVE 347
ı O : Le türbe principal de uk/ce Hayati Baba de Klcevo.
ll :Le türbe principal du tdclce Hayati Baba de Klcevo. Vue
interleure.
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348 NA THALIE CLA YER
12: Le türbt! principal du re/ck.e halvetide Penus. Vue
interieure.