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cahiersLEON TROTSKY
N 17 MARS 1984
RAKOVSKY (lre partie: 1873-1923)
SOMMAIRE
Repres chronologiques
.............................................
...................... 4
ARTICLEPierre Brou Rako ( lre partie)
................................................... 7
DOCUMENTS (Textes de Rakovsky)La Rvolte du Potemkine (1905)
................................................... 37Le Mouvement
ouvrier en Roumanie (1906) ............................... 48Jean
Jaurs (1914)
...........................................................
.................. 54Un pisode de la Rvolution russe (1917)
................................... 64LOrganisation communiste de
lArme rouge (1920) ............... 73La rvolution franaise et le
droit de proprit (1922) ............... 79Jules Guesde et le
Communisme (1923) ................................... 84Le Parti et
la question nationale (1923)
......................................... 89Une nouvelle Etape:
lU.R.S.S.............................................................
101
Sommaire du n 18
............................................................................
121
COURRIER DES LECTEURS
.............................................. 122
Les DpartsPeng Shuzhi (1895-1983)
............................................................
124Peter Sedgwick (1934-1983) .................................
............................ 126Ernest Rice McKinney (1886-1984)
............................................... 126
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Avertissement
C'est l' t 1981 que le num ro spcial sur Rakovsky a t conu et
com m en c. I l s'est h eu rt bien des difficults. Il fa lla it
trou ver certains tex tes, d ch iffr er les autres e t c e n 'ta it
pas une m ince affaire avant d e les traduire. Q uand est venu le m
om en t du choix, la m atire dpassait le vo lum e d'un num ro
unique. Personne ne nous ayant reproch d'en a v o ir fa it deux p
ou r Sedov, nous avons don c fa it deux num ros Rakovsky. Ils seron
t p rsen ts dans l'ordre chronologique, le p rem ier allant
jusqu'en 1923 e t le secon d couvran t la dern ire partie de la v
ie d e Rakovsky: les textes indits d e la correspondance d'exil
paratront don c dans le second num ro Rakovsky, le 18. Nous
disposons en core d e nombreux documents qui n 'ont pas t utiliss
dans ces deux num ros: les abonns intresss par eux ou pa r les
textes dans la langue originale (russe, roumain, allemand) p eu v
en t se les p ro cu rer auprs d e n o tre serv ice de
documentation.
C om ment appeler notre p ersonnage principal, qui fu t d'abord
Cras- tyu , puis Cristian Racovski avant d 'tre Khristian Rakovsky,
la russe ? Nous avons choisi la dern ire graphie, puisque nous som
m es venus lui p a r l'histoire d e l'opposition de gau ch e russe.
En France, ses amis de tout tem ps l'ont app el e t nous l'appelons
aussi maintenant Rako, qu'on p eu t cr ire aussi Raco si on
l'crit.
Nous souhaitons que nos lecteu rs aim ent Rako com m e nous
l'aimons, maintenant que nous le connaissons.
Institut Lon Trotsky
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Points de repre chronologiques pour la biographie de Kh.G.
Rakovsky
187318871890
18921893
1894
18951896
1897
18981899
1900
1901
1902
1903
1904
1905
Naissance de Crastyu Racovski.Premire arrestation et premire
expulsion du lyce.Deuxime exclusion du lyce ; dpart Genve lautomne
et dbut des tudes de mdecine. Rencontre avec Plkhanov, Vra
Zassoulitch, Rosa Luxemburg.Voyage Paris, rencontre avec Jules
Guesde.R. organise le second congrs des tudiants socialistes. Est
dlgu au congrs de Zurich de lInternationale.Sjour en Prusse,
rencontre des Liebknecht et Engels. Expulsion le 12 avril. A Nancy
en novembre, inscription sur le carnet B.R. arrive en juillet
Montpellier pour continuer ses tudes de mdecine. Rencontre avec
Jaurs au cours dune excursion Saint-Guilhem-du- Dsert. Congrs de
Londres de lInternationale et sjour en Grande- Bretagne.R. soutient
le 31 juillet sa thse de docteur en mdecine, revient en Roumanie et
pouse E.P. Ryabova, tudiante russe avec qui il vivait depuis
Genve.R. commence son service militaire en Roumanie comme mdecin.Au
cours dune permission, sjour Saint-Ptersbourg. Rencontre man- que
avec Lnine.R. libr du service militaire, dlgu au congrs de Paris de
lInternationale.R. demande la nationalit franaise. Il sjourne
Saint-Ptersbourg do il est expuls, puis y revient, ayant achet son
retour.Mort dE.P. Ryabova. R. revient en France o Clemenceau, le 10
octobre, appuie sa demande de naturalisation.R. exerce pendant six
mois la profession de mdecin Beaulieu-sur-Loire. Il rencontre
Trotsky pour la premire fois. Mort de son pre.R. revient en
Bulgarie, puis se fixe en Roumanie. Il est dlgu au congrs
dAmsterdam de lInternationale.R. fonde Rmania Moncitoare en mars,
prononce le 1er mai son premier discours roumain, accueille en juin
les marins russes mutins du Potem- kine Constantza.
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REPERES CHRONOLOGIQUES 5
1907 R. rend compte dans l'Humanit des rvoltes paysannes. Il
sjourne Paris puis Stuttgart o il est dlgu au congrs de
lInternationale. Le gouvernement roumain le dchoit de sa
nationalit.
1909 R. refoul de Roumanie deux reprises.1910 Dlgu au congrs de
lInternationale Copenhague, R. entre au B.S.I. Il
soutient Trotsky contre Lnine et Plkhanov.1911 Refoul de
Roumanie en mars, R. sinstalle en Bulgarie o il essaie de
runifier les socialistes et fonde le journal Napred.1912 II
recouvre sa nationalit roumaine, revient dans son pays, fonde
Lupta, se
remarie. Dbut de son amiti avec Trotsky, venu comme
correspondant de guerre.
1914 R. inspire la position centriste du parti roumain sur la
guerre; dbut de la campagne le prsentant comme un agent de
lAutriche.
1915 Voyage en Italie, en France, en Suisse, entretiens avec
Serrati, Trotsky, Lnine. R. fonde et dirige la fdration
social-dmocrate des Balkans, participe en septembre la confrence de
Zimmerwald.
1916 La Roumanie entre en guerre aux cts des Allis le 27 avril
et R. est arrt le 27 septembre.
1917 Libr le 1er mai de la prison de Jassy par des soldats
russes, R. participe la confrence zimmerwaldienne de Ptrograd la
fin du mois puis, revenu Odessa, la tte du comit daction
social-dmocrate roumain, prpare les oprations militaires contre la
Roumanie. Il adhre au parti bolchevique.
1918 R. dirige loffensive contre la Roumanie jusqu larmistice
(mars) puis ngocie avec les autorits ukrainiennes successives.
Envoy en Allemagne aprs la rvolution de novembre, il est refoul et,
son retour, envoy en Ukraine.
1919 Prsident du conseil des commissaires du peuple dUkraine,
membre du C.C. du parti bolchevique, chef de ladministration
politique de lArme rouge, membre du bureau de lInternationale
communiste, R. est lauteur de la motion proclamant cette
dernire.
1920 A travers la guerre civile et les multiples problmes du KPB
(U), R. sefforce de dgager une politique rvolutionnaire adapte aux
conditions et aspirations ukrainiennes.
1921 R. est condamn mort en Roumanie. La situation stabilise
dans le parti ukrainien, il prend conscience du danger de
russification.
1922 R. est membre et porte-parole de la dlgation sovitique
Gnes. En tant que chef du gouvernement ukrainien, il se heurte la
politique nationale de Staline et formule ses critiques.
1923 R. prononce un discours trs critique au Congrs sur la
question nationale. Il est nomm ambassadeur Londres en juillet, un
exil politique.
1924 Reconnaissance de lU.R.S.S. par la Grande-Bretagne.1925 R.
ambassadeur Paris, prsente en dcembre ses lettres de crances.1926
R. rejoint lOpposition unifie en U.R.S.S.1927 Campagne de la presse
franaise contre R. propos dun texte de lOppo
sition quil a sign. Le gouvernement franais rclame son rappel.
R. quitte la France le 16 octobre, est exclu du C.C. le 14
novembre, prend la parole au XVe congrs le 5 dcembre, signe la
dclaration de lOpposition
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6 CAHIERS LEON TROTSKY 17
de gauche le 17, est exclu du parti le 18, relev de ses
fonctions de vice-commissaire du peuple le 30.
1928 Dport le 20 janvier Astrakhan, R. correspond avec les
autres exils, notamment Trotsky et se consacre des travaux
thoriques et historiques. Il est transfr Saratov le 25 octobre.
1929 Dirigeant moral de lOpposition de gauche aprs lexil de
Trotsky, au lendemain de la capitulation des trois en juillet, il
enraie la dbandade par la dclaration du 22 aot. Nouvelle dclaration
le 4 octobre: il est transfr Barnaoul.
1930 R., malgr perquisitions et menaces, russit faire circuler
sa dclaration du 11 avril. En juillet-aot, il crit Au Congrs et
dans le Pays.
1932 R. est transfr en Iakoutie.1933 R. tente de svader, est
repris, nouveau dport.1934 R. capitule en fvrier, sjourne en maison
de repos. Vice-commissaire la
Sant, il est envoy en mission au Japon pour la Croix-rouge,
hospitalis plusieurs mois au retour.
1936 La presse sovitique publie une dclaration de R. rclamant la
mort pour les accuss du procs de Moscou.
1937 Arrestation de R.1938 A lissue du troisime procs de Moscou,
R. est condamn 25 ans de
prison.1941 Excution de Rakovsky en prison (?).1967 Premier
article favorable R. dans une revue samizdat en U.R.S.S.1973
Soutenance de la thse de Francis Conte sur R.1977 Publication en
Roumanie des crits de R. sur la Roumanie.
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Pierre Brou
Rako(Khristian Georgivitch Rakovsky)
Prsentant au lecteur de 1982 la correspondance entre Trotsky et
les Rosmer,1 jai cru ncessaire de prsenter Alfred Rosmer qui a
pourtant t le sujet dune solide thse.2 La mme dmarche me parat
souhaitable pour Rakovsky lequel a bnfici aussi de lattention et du
long travail dun vrai chercheur.3
Est-il possible quel que soit le volume du travail de saisir,
non la personnalit, mais la dimension de cet homme exceptionnel?
Cest dautant plus difficile dans le domaine acadmique que les rgles
de la biensance sont censes y demeurer invioles, au moins en
apparence, et quon y est tenu garder mesure et pondration dans le
ton. Or, dans le cas Rakovsky, les rats de la contre-histoire qui
ont statut officiel et parfois mandarinal, pas seulement en
U.R.S.S. et pas seulement gauche se sont acharns et continuent de
sacharner contre lhomme qui fut notamment lami de Trotsky pendant
un quart de sicle. Le G.P.U. a confisqu en 1930 Barnaoul le
manuscrit des M moires de Rakovsky et il sest trouv en 1980, en
Occident, des hommes dits de science pour estimer dplac que des
historiens, runis pendant cinq jours pour tudier Trotsky,
sadressent au gouvernement sovitique pour lui demander de faire
connatre ses M moires aux chercheurs.4
1. Lon Trotsky, Alfred et Marguerite Rosmer, Correspondance
(1929-1939), Tmoins/Gallimard, 1982.
2. Ibidem , p. 8. Je faisais allusion au travail de Christian
Gras, Alfred Rosmer et le Mouvement rvolutionnaire international,
qui a t publi chez Maspero.
3. Francis Conte, Christian Rakovski (1873-1941). Essai de
biographie politique, Thse, Bordeaux III, 1973. Nous avons utilis
ldition de Lille III et abus de linpuisable gentillesse de M. Conte
dans le cours de la prparation de ce numro.
4. J ai personnellement prsent lors du colloque organis
Follonica pour le 40e anniversaire de la mort de Trotsky, en
octobre 1980, une rsolution demandant la restitution la communaut
scientifique des documents saisis sous le rgime stalinien,
mentionnant
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8 CAHIERS LEON TROTSKY 17
Sagit-il de la difficult linguistique qui fait que Rakovsky
relve de lhistoire de tant de pays quaucun chercheur ne peut accder
directement aux documents le concernant? Cela ne suffit pas
expliquer la lenteur avec laquelle il merge aujourdhui des
oubliettes.
Militant socialiste lge o dautres jouent aux billes, tudiant
marxiste avec Rosa Luxemburg, lve de Plkhanov, collaborateur de1
lskra de Lnine et Martov, dlgu 20 ans au congrs de lInternationale,
correspondant dEngels, Kautsky, Wilhelm Liebknecht, proche de
Guesde, bon camarade de Jaurs, dirigeant des socialistes bulgares
et roumains, animateur de la fdration social-dmocrate des Balkans,
correspondant de tous les journaux socialistes europens, dfenseur
des marins mutins du Potemkine, plerin des rencontres socialistes
internationales pendant la guerre, Rakovsky tait dj en 1917 un
grand de la politique mondiale. Combien existerait-il dans le monde
dinstituts Rakovsky si cet homme, la vie dj charge dhistoire, tait
mort juste avant 1917?
Or il navait encore vcu que son enfance politique: dirigeant de
la guerre civile en Ukraine, chef du gouvernement rvolutionnaire,
auteur de la motion qui fonda lInternationale communiste, dfenseur
des nationalits opprimes contre le chauvinisme grand-russe incarn
par Staline, diplomate de premier ordre, il fut enfin, en
dportation, des annes durant, le symbole de la fidlit Trotsky et de
lattachement aux ides et aux principes du bolchevisme trahi et
dfigur par la bureaucratie stalinienne.
Cest l nen pas douter lunique raison pour laquelle Rakovsky est
rest si longtemps dans la terre inconnue des vous l oubli. Les
Cahiers Lon Trotsky devaient-ils ly laisser parce que ce militant
exceptionnel, devenu un vieil homme et bris par une machine au-del
de toute force humaine, a effectu, le 7 fvrier 1934, un premier pas
dans la voie du reniement avant dy plonger tout entier face ses
bourreaux ? Nous ne le pensons pas : il existe, pour un militant,
mille et une faons de mourir au combat. Lombre de la mort ne peut
suffire ternir lclat dune vie entire.
Do ce numro spcial autour de textes indits ou peu connus de
en particulier les manuscrits confisqus Rakovsky. Le refus de la
soumettre au vote de la communaut dhistoriens runis cette occasion
ma t communiqu par le regrett professeur Del Bo, de la Fondation
Feltrinelli, qui ma assur quune dmarche dans le sens souhait par
moi serait effectue auprs du gouvernement sovitique par les
organisateurs. C est une motion finale adopte par la prsidence et
la direction scientifique du colloque , reproduite dans le compte
rendu dit sous le titre Pensiero et Azione Politica de Leone
Trockij, Olshki, Florence, 1982, t.II, p. 693 qui donne le contenu
de cette dmarche; le nom de Rakovsky ny figure pas. On trouvera un
compte rendu chaud de cette discussion dans L a RepubbLica du 11
octobre 1980.
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RAKO 9
Khristian Georgivitch Rakovsky. Do cet article de prsentation
qui na dautre prtention que de faire le point de nos connaissances
pour ceux de nos lecteurs qui ne savent rien ou pas grand chose de
lui.5
Le rvolutionnaire balkaniqueCrastyu cest le prnom dorigine quil
russifiera en Khristian
Racovski est n le 1er aot 1873 Gradets, prs de Kotel, en
Bulgarie, alors une province ottomane : lannexion de cette rgion
par la Roumanie en 1878 changera sa nationalit. Son pre, commerant
et grand propritaire, tait fort riche et cette fortune tait destine
financer bien des activits rvolutionnaires. Sa mre tait la nice du
pote rvolutionnaire de la libration nationale bulgare, Sava
Rakovsky6 partisan de lunion des peuples des Balkans avec les
Russes. Le jeune garon fut impressionn par les rcits maternels sur
ce hros national, boulevers par liniquit des reprsailles dchanes
sur les siens. Lpope de son oncle, la guerre russo-turque il se
souvint davoir entendu dire par un officier russe: Nous vous
librons, mais nous, qui nous librera? lui ont inspir une passion
prcoce pour les rvolutionnaires russes.
C est cette guerre qui a oblig sa famille fuir et chercher
refuge dans la Dobroudja roumaine. Il achve ses tudes primaires,
entre au lyce de Varna. Ctait, raconte-t-il, une priode o mme les
tudiants les plus jeunes se passionnaient pour la politique. Il est
lun des me
5. Le regrett Georges Haupt mavait fait part de son intention
ancienne de travailler sur Rakovsky. Mais cest Francis Conte qui a
ouvert la brche. Quatre annes plus tard, l Editura Politica de
Bucarest publiait en effet Cristian Racovski, Scrieri
social-politice (1900-1916) un recueil de 325 pages de textes sur
la Roumanie. La mme anne, dans le volume Romanian History (Utrecht)
paraissait larticle dAb P. van Goudoever, Cristian Racovski and
Nashe Slovo (1914-1916), pp. 109-150. En 1980, en introduction au
volume Christian Rakovsky: Selected Wntmgs on Opposition m the URSS
1923-1930, Londres, Allison & Busky, une tude de Gus Fagan, pp.
7-64 en guise dintroduction. En 1982, dans IW K (Internationale
Wissenschafthche Korrespondenz fr Geschichte der deutschen Arbei-
terbewegung) septembre 1982, n 3, pp. 298-310, Manana Hausleitner,
Christian Ra- kovskis Bedeutung fr die Internationale
Arbeiterbewegung und seine Lsungvorschlge der Nationalittenprobleme
rckstndiger Lnder. Enfin est venue dUnion sovitique mme l unique
rhabilitation qui et eu un sens pour Rakovsky, la publication dans
la revue samizdat de Roy Medvedev, Pohtitcheskii Dnevnik n 7,
davril 1965 de deux pages sur Rakovsky. Outre ces tudes et des
rfrences aux crits de Rakovsky auxquels nous avons eu accs la
bibliothque Doe de Berkeley et Hoover Stanford, nous avons utilis
lautobiographie de Rakovsky dans lencyclopdie Granat traduite en
franais par J.J. Marie dans Les Bolcheviks par eux-mmes, avec G.
Haupt, chez Maspero, les articles et ouvrages de Trotsky, ses notes
et celles de Ruth Fischer la bibliothque Houghton de Harvard, ainsi
que le dossier Rakovsky au ministre de lintrieur Pans. Enfin le
travail a t clair par les souvenirs de Boris Souvarine dans Panait
Istrati et le Communisme, Le Dbat, n 9, fvrier 1981.
6. Sava (ou Sawa) Rakovsky (1821-1867) tait n Popovic et fut le
combattant indomptable de la cause nationale bulgare contre la
domination turque.
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10 CAHIERS LEON TROTSKY 17
neurs des manifestations de lycens que soutiennent quelques
professeurs et contre lesquelles on envoie larme rtablir lordre
dans la rue. Le garon na encore que quatorze ans, il est pourtant
arrt et immdiatement exclu de toutes les coles du pays. Remis en
libert, il revient dans sa famille Mangalia et y passe une anne
entire dans la libert intellectuelle la plus totale, dvorant tout
ce qui lui tombe sous la main. Un an plus tard, en 1888, il est
autoris reprendre ses tudes et admis au lyce de Gabrovo dans
lavant-dernire classe. Il a quinze ans.
Le jeune garon est dj atteint par le virus de la politique.
Linfluence de lun de ses professeurs, de dix ans son an, fait le
reste: Dabev a fond en 1886 le premier hebdomadaire marxiste de
Bulgarie et dit en langue bulgare les premiers textes de Marx parus
dans ce pays. Avec son ami Slavi Balabanov, Rakovsky publie un
journal hectographi illgal, Zerkalo (le Miroir) o il y avait,
avouera-t-il plus tard un peu de tout : les ides de Jean-Jacques
Rousseau sur lducation, la lutte entre les riches et les pauvres,
les mfaits des enseignants en gnral.7 Il aide la diffusion de
journaux socialistes qui arrivent de Suisse et apprend en jouant
les techniques de la clandestinit. Il est lentre de la dernire anne
de lyce quand il monte dans la chaire de la petite glise de Kotel
pour y prcher aux paysans, sans doute un peu bahis, l Eglise
chrtienne primitive, le communisme chrtien. Il na pas tout fait
termin le lyce quand il est de nouveau exclu dfinitivement cette
fois de tout tablissement secondaire en Bulgarie. Il a dix-sept ans
et sen va Genve en 1890 faire ses tudes de mdecine avec Balabanov
qui se noiera accidentellement en 1893.
Sa dcision a t rflchie. Il a choisi Genve parce quelle est alors
la plaque tournante des rvolutionnaires des pays balkaniques et
dEurope orientale. Il a choisi la mdecine parce quil pense quelle
lui donnera le contact direct avec le peuple. Il devient lanimateur
de la socit bulgare des tudiants social-dmocrates, charg ce titre
dorganiser Genve le deuxime congrs mondial des tudiants
socialistes. Li aux migrs russes il vit avec Elisaveta P. Ryabova,
une tudiante en mdecine, militante social-dmocrate , il collabore
avant tout rgulirement aux journaux bulgares, le Sotsial-demokrat,
qui parat Genve, Den, Rabotnik, Drttgar qui sont publis en Bulgarie
mme. Il est dlgu par lunion social-dmocrate bulgare au congrs de
lInternationale Zurich en 1893. Il revient rgulirement en Bulgarie,
y fait des confrences, suivi pas pas par la police. Son premier
livre est publi en bulgare, en 1897: cest une analyse-rquisitoire
contre le tsarisme quil invite isoler, La Russie en Orient. Dlgu au
congrs de lInternationale Londres, en 1896, il
7. Rakovski , autobiographie dans Haupt & Marie, Les
Bolcheviks par eux-mmes, p. 32.
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RAKO 11
f>rend la parole propos de la question nationale en Europe et
affirme que ignorance des socialistes sur ce point constitue l une
des grandes faiblesses du mouvement socialiste international.
Sa thse acheve8 et son diplme de docteur en mdecine obtenu, il
fait son service militaire en Roumanie, comme mdecin au 9e de
cavalerie. Il commence alors se familiariser avec le mouvement
socialiste roumain quil avait un peu connu en France pendant son
sjour Montpellier. Il trouve le temps dcrire deux brochures, lune
sur La Signification po litique d e l'a ffa ire D reyfus, l autre
sur Science et M iracles, quil dite en Bulgarie. Il ne tarde pas
repartir cependant, ne revenant en Roumanie que quelques annes plus
tard, en 1903, la mort de son pre qui lui laisse son domaine de la
Dobroudja, valu 8000 livres sterling, une somme considrable pour l
poque. Il stablit dabord en Bulgarie, o, dans la scission
social-dmocrate, il a choisi, non sans quelques rserves, la
fraction dure des tesnjaki les troits quivalents des bolcheviks.
Mais, en 1905 et sans quon sache quels lments lont dtermin prendre
semblable dcision, il vient stablir en Roumanie, prs de
Constantza.
Il va consacrer toutes les annes qui suivent la renaissance du
parti socialiste roumain. Ce dernier, fond en 1893, a disparu en
1899, victime de lopportunisme et du carririsme de ses dirigeants
qui lont transform en parti national-dmocrate, appendice du parti
libral. Rakovsky ne veut pas renouveler les erreurs qui avaient
fait du P.S. roumain un parti de lintelligentsia, extrieur la
classe ouvrire. Il a lappui du vtran Dobrogeanu-Gherea9 et de la
minorit qui avait voulu maintenir le parti. Le plan quil a labor
consiste porter leffort de construction vers la constitution de
syndicats ouvriers solides, seules organisations susceptibles de
donner au parti la base proltarienne qui lui est indispensable. Le
dveloppement politique se fera dans un premier temps sur la base de
cercles politiques fonctionnant partir de syndicats et de leur
activit. Lorientation gnrale, le cadre, la direction politique
finalement, seront donnes par un hebdomadaire. Dbut 1905, Rakovsky
finance la parution du nouvel hebdomadaire ouvrier et socialiste,
Romnia M uncitoare (La Roumanie laborieuse). Le premier numro
parait le 5 mars, au moment o une vague grviste sans prcdent stend
et gonfle en Roumanie aux premiers grondements de la rvolution en
Russie. Les classes dirigeantes roumaines salarment et commencent
diffamer systmatique
8. La thse de mdecine de Rakovsky est intitule Les Causes de la
crime et de la dgnrescence.
9. N Kharkov sous le nom de Katz, devenu roumain ultrieurement,
Constantin Dobrogeanu-Gherea (1855-1920), ancien populiste, fut le
premier socialiste roumain, rdacteur du programme du parti en 1866
et finana toute sa vie les activits socialistes et syndicales.
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12 CAHIERS LEON TROTSKY 17
ment celui quelles appellent l tranger, le Bulgare Rakovsky.
Quand, au mois de juin, le cuirass Potemkine, dont les marins se
sont mutins Odessa, vient chercher refuge en Roumanie, les clameurs
de haine redoublent: Rakovsky, en liaison avec ses camarades russes
de Genve, a pris contact avec les mutins, a tent de les convaincre
de se porter au secours des dockers de Batoum durement frapps par
la rpression, puis a organis et anim les comits daide en leur
faveur.10 Ds cette poque, il symbolise la rvolution, cible de la
haine des classes dirigeantes. Mais les progrs sont suffisants pour
que les cercles politiques Romnia Munci- toare qui fonctionnent
dsormais dans tous les centres industriels importants puissent
tenir leur premire confrence nationale et dsigner un comit central
dont il est le vritable dirigeant.11 On peut penser alors que la
cration formelle du parti nest plus quune question de mois.
En fait le parti social-dmocrate de Roumanie (Partidul Social
Demo- crat n Romnia) ne natra quen 1910 et Rakovsky ne prendra pas
part son congrs de fondation. Le gouvernement libral roumain a
russi le tenir lcart du pays pour plusieurs annes. Cest en 1907
quil a tent sa chance. Cette anne-l, une rvolte paysanne a clat en
fvrier.12 Dabord dirige contre les fermiers juifs de Moldavie du
Nord, nourrie des thmes antismites du nationalisme roumain, elle se
tourne vite cependant contre lennemi naturel, le grand propritaire.
Trs vite le gouvernement se rend compte que lagitation paysanne
donne un regain de vigueur l agitation ouvrire et il dcide de
frapper. Les coups tombent sur le mouvement ouvrier: perquisitions,
attentats, arrestations, condamnations, passages tabac. Rakovsky
est la cible principale: on lui tire dessus Constantza, dans le
cours dun meeting o il parle, et la police l enlve, couvert de
sang, la sortie. Il appelle les soldats ne pas tirer sur leurs
frres paysans : il est de nouveau arrt. Lopinion socialiste
mondiale a t alerte par les correspondances quil envoie aux
journaux du monde entier, et il est rapidement mis en libert. Cest
au mois daot,
10. Rakovsky prfaa et rdigea le premier chapitre de la premire
publication consacre la rvolte du Potemkine, Die Odyssee des Knias
Potemkin qui parut en allemand Vienne en 1906 et en russe
Saint-Ptersbourg en 1907 : il sagissait du journal dun marin qui
signait Kirill, et sappelait A.P. Beresovsky. Dans un article paru
dix-sept ans aprs ce quon a appel la dstalinisation, Nekotorie
Voprossy Istorii sotsial-demokratitcheskoi Partii Rumijnii,
Voprossy Istorii, n 10, 1973, lhistorien sovitique N.I. Vinogradov
raconte larrive et laccueil des marins Constantza en Roumanie sans
mme mentionner le nom de Rakovsky que le monde entier identifia
lpoque et juste titre aux potemkine ...
11. Voir larticle de Rakovsky, Der Arbeiterbewegung in Rmanien.
Der konstitui- rende Kongress der Gewerkschaften und der
socialistischen Organisationen in Rmanien, Die Neue Zeit n 9, 15
septembre 1906, pp. 313-317, et ci-dessous, en traduction
franaise.
12. Voir, de Rakovsky galement, La Question agraire en Roumanie,
Le Mouvement socialiste, n 215/216, pp. 265-277.
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RAKO U
alors quil vient dtre dlgu au congrs de Stuttgart de la IIe
Internationale avec son camarade Constantinescu, le leader des
syndicats, que le gouvernement libral choisit de se dbarrasser de
lui par un autre moyen. La presse dchane contre lui une campagne
froce: Rakovsky ne serait quun tranger nest-il pas n en Bulgarie ?
qui na fait son service militaire en Roumanie que par erreur, et
cet tranger est un espion, un agent russe, pay par ltat-major du
tsar. Et Rakovsky se trouve Stuttgart quand il apprend fait sans
prcdent l poque quil a t dchu de tous ses droits et expuls de son
propre pays la suite de poursuites que lui ont valu ses
correspondances l'Humanit sur la rvolte paysanne. Ds lors, comme il
la relev lui-mme dans son autobiographie :
Pendant les cinq annes suivantes, la lutte de classe des
ouvriers roumains tourna autour de la question de (son) retour,
quils staient assign comme objectif pratique .13
Trotsky, de son ct, commente en 1913 pour ses lecteurs
ukrainiens: Le retour de Rakovsky devint pour les ouvriers roumains
plus quune
question dintrt politique en lui ils avaient perdu un dirigeant
dune nergie extraordinaire, dun horizon large et dune exprience
internationale, mais une question dhonneur.^
Dexil, Rakovsky continue collaborer au Romnia Muncitoare et au
Viitorul Social, publie en franais les brochures intitules Les
Perscutions politiques en Roumanie et La Roumanie des Boyards, en
roumain, Du R oyaum e d e l'arbitraire e t d e la couardise. Il ne
perd plus de vue la question de la Roumanie et du dni de justice
quil a subi et que le proltariat roumain ressent profondment.
Au dbut de 1909, il estime que le moment est venu pour tenter sa
chance dimposer son retour. Mais il faut dabord entrer en Roumanie.
Parti dHermannstadt, o il rsidait depuis quelque temps, avec un
passeport franais du nom de Verner, il parvient franchir la
frontire, mais est reconnu, au moment o il se prparait monter dans
le train, par un policier roumain, et arrt sur-le-champ. Bien quil
soit alors sous le coup de poursuites judiciaires, il est
immdiatement reconduit en Hongrie. Mais les autorits refusent cet
indsirable et le reconduisent en Roumanie do il est immdiatement
expuls de nouveau. Le chef du gouvernement, le libral Bratianu,
dclare la presse quil prfrerait anantir Rakovsky plutt que de le
laisser revenir en Roumanie.15 Lopinion inter
13. Autobiographie, p. 34.14. Trotsky, Le parti ouvrier,
Kievskaia Mysl, 12 septembre 1913.15. L Humanit, 5 novembre 1909.
Lmotion du journal socialiste est visible lallu
sion laite l affaire Ferrer. Francisco Ferrer Guardia
(1859-1909), pdagogue libre-penseur,
-
14 CAHIERS LEON TROTSKY 17
nationale smeut juste titre des circonstances brutales de cette
arrestation, des menaces du ministre. Le bruit court en Roumanie
que Rakovsky a t assassin par la police roumaine: de violentes
manifestations clatent. Aprs un meeting Bucarest, des milliers
douvriers de la capitale se heurtent des forces de police
considrables. Il en est de mme aprs sa troisime expulsion,
ressentie comme une vritable provocation, et il y a des dizaines de
blesss. La bataille est pourtant perdue, au moins pour le
moment.
Rakovsky et ses amis attendent le moment propice. Le
gouvernement libral est fortement branl par la rpression quil a
dchan sur le pays aprs un projet dattentat contre Bratianu et
ladoption dune loi dexception. Les classes dirigeantes se tournent
vers les conservateurs que dirige Petrache Carp,16 qui laisse
entendre quil serait prt revoir la situation de Rakovsky. Candidat
aux lections sans ltre, en mars 1911, Rakovsky recueille 300 voix
contre 1000 environ aux candidats bourgeois et reoit lautorisation
de rendre visite sa mre malade. Le gouvernement roumain reconnat
que son expulsion na pas t parfaitement rgulire et se dclare prt
tudier la question la condition quil soit pralablement expuls dans
les formes. Rakovsky refuse. Il est arrt, conduit de force la
frontire hongroise, Ilanlik et remis aux policiers hongrois qui le
malmnent et le renvoient. Immdiatement aprs, les policiers roumains
essaient de le faire entrer de force en Hongrie Karaomer, sous la
menace de leurs armes. Rakovsky reste ferme et, comme les Hongrois
ne veulent dcidment pas de lui, on lembarque sur le bateau
Imperatul Trajan qui va le dbarquer Constantinople o il est arrt,
jet en prison jusqu ce quune campagne des socialistes turcs arrache
sa libration... qui prcde immdiatement son expulsion. Il stablit
alors Sofia et y fonde le quotidien, Napred, qui mne campagne
contre le nationalisme bulgare devenu le boute-feu des Balkans.
Mais la situation intrieure de la Roumanie volue trs vite. Dcids
pousser fond la lutte contre les libraux, aprs le scandale des
tramways, les conservateurs cherchent se concilier les dmocrates et
dsamorcer la colre ouvrire: ils veulent cette fois rgler la
question Rakovsky. Ce dernier est autoris revenir plaider sa cause
devant le tribunal qui doit statuer sur son appel. En avril 1912,
la bataille est gagne, larrt dexpulsion annul. Rakovsky sinstalle
de nouveau en
fondateur de lEcole moderne, revenu dAngleterre la nouvelle du
soulvement ouvrier de Barcelone, accus de complicit, avait t jug,
condamn et excut le 13 octobre 1909, ce qui avait soulev une vague
de protestation en Europe. Il est bien probable que la vie de
Rakovsky tait alors menace : telle tait en tout cas la conviction
des dirigeants de lInternationale et du parti socialiste en
France.
16. Petrache Carp (1837-1919), chef du parti conservateur et
deux fois premier ministre tait pro-allemand et anti-russe en
politique extrieure.
-
RAKO 15
Roumanie la veille de la guerre des Balkans. Il se remarie avec
une Roumaine, Alexandra Codreanu, qui a un fils dun premier
mariage. Trotsky, alors correspondant de guerre, a vcu prs de lui
plusieurs mois et nous en a laiss une description trs vivante:
Le parti grandissait. Rakovsky tait le directeur de son journal
quotidien et lui fournissait des fonds. Au bord de la Mer noire,
non loin de Mangalia, Rakovsky possdait par hritage une petite
proprit dont le revenu servait soutenir le parti socialiste roumain
et un bon nombre de groupes et personnalits rvolutionnaires dans
dautres pays. Rakovsky passait trois jours par semaine Bucarest,
crivant des articles, dirigeant les sances du comit central,
parlant dans les meetings, conduisant des manifestations. Ensuite,
il prenait le train pour regagner le rivage de la Mer noire,
rapportant chez lui de la ficelle, des clous, divers objets
indispensables. Il allait aux champs, vrifiant le travail dun
nouveau tracteur, courant derrire la machine, dans le sillon, en
redingote de citadin. Le surlendemain, Rakovsky rentrait en ville
au plus vite pour ne pas manquer un meeting ou une sance. Je
laccompagnais dans ses voyages et admirais son nergie
bouillonnante, infatigable, cette constante fracheur desprit, et
tant de caressantes attentions lgard des petites gens. Rakovsky, en
un quart dheure, passait de la langue roumaine au turc, du turc au
bulgare, puis lallemand et au franais, sadressant des colons et
reprsentants de commerce ; il en venait au russe avec les skoptsy
qui habitaient les environs en grand nombre. Ses propos taient ceux
dun propritaire, dun docteur, dun Bulgare, dun sujet roumain, et,
plus souvent encore, dun socialiste. C est ainsi quil passa devant
les yeux, miracle vivant, dans les rues de cette petite ville
lcart, insouciante, paresseuse, du bord de la mer. Mais, la nuit
venue, il roulait dans le train toute vitesse vers le champ de
bataille. Et il se sentait aussi bien. Il avait la mme assurance
Bucarest qu Sofia, Paris, Ptersbourg ou Kharkov.*7
Nous verrons plus loin les hsitations de Rakovsky face la guerre
et la notion de guerre offensive ou dfensive. En 1915, il sest
prononc nettement contre la guerre et toute union sacre, devenant
ainsi le prestigieux porte-drapeau des socialistes
internationalistes des Balkans. Son journal, le Romnia M oncitoare
a chang de titre pour devenir le Jos R asboiul (A bas la Guerre),
tout entier ax sur ce combat. Dj avant- guerre, sur mandat du
bureau socialiste international dont il tait membre, il avait
contribu la runion, en octobre 1911, Belgrade, dune confrence
social-dmocrate des Balkans avec les partis de Bulgarie (Tes-
njaki), Serbie, Roumanie, et la Fdration de Salonique, et il y
avait t le dlgu de lInternationale. Mais la deuxime confrence, qui
se runit son initiative Bucarest du 6 au 8 juillet 1915, a
videmment une porte tout autre. Ainsi que le souligne lhistorien
allemand A. Helmstaedt, elle constitue, en pleine guerre, la
premire runion internationale de partis socialistes qui dcide
dlibrment dappliquer les dcisions prises avant la
17. Trotsky, Ma Vie, 1 .11, pp. 80-81.
-
16 CAHIERS LEON TROTSKY 17
guerre par lInternationale et dexclure formellement les
organisations social-patriotes comme le parti bulgare large.18 En
ce sens, elle ouvre la voie la confrence de Zimmerwald, qui est
elle-mme un jalon sur la route qui conduit la fondation de la IIIe
Internationale. En outre, elle dcide la constitution en pleine
guerre rappelons-le dune fdration social-dmocrate balkanique qui se
fixe comme objectif une Rpublique fdrale des Balkans sur la base
dun rgime totalement dmocratique.
La dclaration de principes de la Fdration est extrmement claire
: elle est ouverte aux partis et syndicats qui reconnaissent les
principes du socialisme international, de la lutte des classes et
de la socialisation des moyens de production et qui reconnaissent
videmment ses rsolutions, tant entendu quil ne peut y avoir par
pays quun parti et une centrale syndicale adhrents. Cest Rakovsky
qui devient le secrtaire gnral de la Fdration social-dmocrate des
Balkans.
On comprend que, dans ces conditions, la propagande chauvine se
soit dchane contre Rakovsky. La veille encore trait d agent russe,
il est maintenant accus dtre un agent autrichien, avant de devenir
agent allemand sous la plume de ceux qui touchent... largent
franais, comme, par exemple, lex-bolchevik devenu dlateur,
Alexinsky.19 Bien
18. Il ne nous a pas t possible de consulter le travail dAntje
Helmstaedt sur la fdration communiste des Balkans, mais nous citons
ici sa remarque mentionne par M. Hausleitner.
19. Voir larticle de Trotsky Aux Calomniateurs , Nacb Slovo 25
avril 1915. Laccusation dtre vendu fut dirige contre cet homme
riche partir du moment o il fut vident que Rakovsky tait lun des
rassembleurs des internationalistes. Les accusations des Alexinsky,
Amphiteatrov et autres, pendant la guerre, ont t reprises par
certains historiens, sous des formes diverses, en liaison avec la
dcouverte de documents dans les archives allemandes. Les arguments
de celui qui sert de rfrence tous, Z.A.B. Zeman, nous ont paru pour
tre modr dune insigne faiblesse. On ne peut pas prendre pour argent
comptant les affirmations de fonctionnaires allemands qui crivent
aussi quil faudrait faire reposer les positions allemandes sur une
base plus large que lentourage de Lnine (Zeman, Germany and the
Rvolution in Russia 1915-1918, p. 109)! Dans une lettre au Times
Literary Supplment (20 octobre 1946), Roman Rosdolsky relve que
Zeman, dans sa biographie de Parvus (The Merchant of Rvolution, p.
138) crit que Rakovsky rencontra l ambassadeur allemand Bucarest.
Il donne comme rfrence pour cette affirmation un document publi
dans son propre ouvrage, mais dans lequel lambassadeur parle
seulement de sa rencontre avec... Parvus. Roman Rosdolsky demande
sil peut sagir l dune simple bvue . Nous ne le croyons pas.
Lempressement avec lequel les calomnies et les bvues de Zeman ont t
reprises ne relve ni de ltourderie ni de la btise. Ce que certains
ont fait, savoir mettre en relation ces accusations avec celles
lances contre les victimes des procs de Moscou, sans mme rappeler
que Lnine et Trotsky ont t accuss dtre des agents par des gens qui
ltaient eux-mmes, ne relve pas non plus de lhistoire des ides.
Disons pourtant fermement que, mme pour des gens qui font
profession danticommunisme aprs avoir vcu du stalinisme et approuv
ses procs, il est des associations dides et de formules qui
dshonorent leurs auteurs. Relevons comme rconfortant le mpris
manifest par Ruth Fischer l gard de ce genre dattaques contre
Rakovsky et regrettons la faiblesse de Francis
-
RAKO 17
tt, le gouvernement roumain dfend Rakovsky de quitter le pays,
ce qui lempche de participer la confrence internationale de
Kienthal.
Le 13 juin 1916, une manifestation ouvrire Galatz est durement
rprime par larme roumaine et huit ouvriers sont tus dans la rue. Le
gouvernement, dcid briser lopposition, arrte Rakovsky et les autres
dirigeants des syndicats et du parti socialiste et les accuse
davoir foment une insurrection. Mais la menace dune grve gnrale
Bucarest loblige reculer et les mettre en libert. Ce nest que
partie remise. La Roumanie entre en guerre le 27 aot aux cts des
Allis. Le 23 septembre au matin, la police dbarque dans la maison
de Rakovsky, lui signifie son arrestation et le dtient dans
lisolement, dans sa propre chambre, au troisime tage de sa demeure
occupe par des policiers arms. En dcembre, avec lvacuation de la
capitale, il est emmen et emprisonn pendant trois mois dans
linfecte prison de Vasslui, coup du monde et de ses amis qui
connaissent seulement sa disparition. A la fin de fvrier, il est
transfr Jassy et, sur le quai de la gare de dpart, russit informer
des civils allemands en cours de rapatriement qui feront parvenir
des nouvelles de lui ses amis de Vienne. Ses conditions de
dtention, relativement librales au dbut de son sjour Jassy, sont
srieusement aggraves avec les nouvelles sur la rvolution russe et
le dsir fou dtre l-bas lui fait perdre le sommeil.20 Il labore des
plans dvasion quil naura pas besoin de raliser. Le 1er mai, ce sont
des soldats russes mutins qui se prsentent son lieu de dtention la
tte dune colonne de manifestants chantant Y Internationale :
Camarade Rakovsky ! Au nom de la rvolution russe, vous tes libre
! Venez avec nous.21
Cest de l, que, presque directement, et via Odessa, il va entrer
dans lhistoire de la rvolution russe.
Le socialiste internationalistePolmiquant en 1915 contre
Alexinsky, Trotsky dcrivait dj Ra
kovsky comme un authentique socialiste russe: Rakovsky est et
restera lun des premiers socialistes russes. Il adhra au
groupe Emancipation du Travail et sen fit le propagandiste au
sein des jeunesses russes et bulgares. Il rsida Saint-Ptersbourg en
qualit dcrivain marxiste, en rapport troit avec les
social-dmocrates militants. Il fut expuls. Il prit une
Conte, apparemment perdu devant les calomnies et qui
malheureusement fait la part trop belle aux calomniateurs les plus
disqualifis.
20. C. Racovski, Arrestation et Libration, Demain, n 20, dcembre
1920, p. 107. Cet article, dans lequel Rakovsky raconte un pisode
important de sa vie, ne semble pas avoir attir lattention de
Francis Conte, pourtant mticuleux dans la recension des
sources.
21. Ibidem , p. 111.
-
18 CAHIERS LEON TROTSKY 17
part active la Ligue trangre de notre parti, collabora Ylskra,
aida celle-ci matriellement et mena la lutte contre les tendances
populistes et terroristes au sein du socialisme russe. Pendant la
rvolution russe (de 1905), il se dvoua corps et me celle-ci,
secourut les migrs, fit campagne pour les mutins du Potemkine
rfugis en Roumanie, resta le collaborateur des publications
socialistes russes, soutint Golos, Sotsial-demokrat, Pravda et les
journaux ouvriers lgaux.22
Ce nest pourtant pas en tant que militant russe que Rakovsky
vint rejoindre en 1917 ce quon appelait la Russie des soviets, mais
en tant que rvolutionnaire et internationaliste, en tant qu migr
politique socialiste comme il lcrivit de lui-mme. Ce ntait pas la
premire fois quil fixait le choix de sa rsidence en fonction de
considrations politiques. En 1890, il avait choisi Genve cause de
ses liaisons avec le mouvement bulgare. C taient ses liaisons
russes qui lavaient conduit sinstaller Berlin lautomne 1893, do il
devait tre expuls en avril 1894. Il avait sjourn en France, Nancy,
Montpellier, puis Paris, pendant trois ans et song srieusement sy
fixer dfinitivement, ce dont le refus de justesse de sa
naturalisation le dtourna finalement. Aprs son expulsion
spectaculaire de Roumanie et pendant le long combat pour ses
droits, il avait sjourn en Italie, en Autriche, en Hongrie, en
Turquie, en Belgique, en Hollande, en Allemagne et en
Grande-Bretagne.
Rakovsky est un Europen, socialiste et internationaliste et
personne dans le mouvement de lpoque na un horizon ou des relations
comparables. Il navait que 18 ans quil tait avec Rosa Luxemburg
animateur des cercles marxistes tudiants de Zurich. A 20 ans il
avait organis le congrs international des tudiants socialistes. Il
avait connu en Suisse, par sa compagne, les vtrans du socialisme
russe en exil, Plkhanov, Vra Zassoulitch, Axelrod. C est un sjour
en France, Mornex, chez Plkhanov o se trouvait, selon les policiers
franais l imprimerie clandestine des Russes qui lui avait valu
dentrer dans les dossiers franais. Il navait que 20 ans quand il
avait rencontr successivement Jules Guesde puis Friedrich Engels.
Dans son bref sjour berlinois, il avait t reu par Wilhelm
Liebknecht, avait connu son fils Karl et, par lui, les cercles
socialistes russes qui lavaient marqu. Il tait devenu collaborateur
du Vorwrts de Berlin, mais ses liens avec les rvolutionnaires
russes et la dcouverte son domicile de brochures socialistes
avaient justifi son expulsion de Prusse, le 12 avril 1894.
En dpit dune tude attentive des dossiers de police le
concernant, nous ne savons rien des activits probables de Rakovsky
Nancy, ni des
22. Trotsky Notes sur Rakovsky, Papiers dexil, Houghton Library,
bmsRuss 13, T4391. Il sagit de feuilles de brouillon, certaines
manuscrites, dautres dactylographies, esquisse dun portrait.
Suivant la mthode de travail de Trotsky, ces feuilles sont colles
les unes aprs les autres en un long ruban et non pagines.
-
RAKO 19
raisons de son inscription lEtat B des anarchistes trangers non
expulss. Nous savons qu Montpellier il a milit dans les cercles
bulgares et russes, se mlant aussi aux Franais, quil a collabor La
J eu n ess e socialiste de Lagardelle et au quotidien de Guesde, La
Petite R publique. Un de ses camarades la dcrit: Son visage
danmique, encadr dune barbe noire, tait clair dyeux noirs dont le
regard, ordinairement triste, mlancolique, devenait dur dans la
discussion... Rakovsky fut vite accept comme chef de file par les
tudiants franais et mme trangers qui taient socialistes et dont il
faisait inlassablement l ducation.23 Il ne prend la parole que dans
des runions prives mais est tout de mme l un des hommes les plus en
vue. En juillet 1896, au retour dune excursion
Saint-Guilhem-du-Dsert, il a une trs longue discussion en tte--tte
avec Jaurs qui fait beaucoup denvieux : dix ans plus tard, il ira
avec lui de Paris Londres. En 1897, en Roumanie, il a pous sa
compagne Elisaveta et en 1899, au cours dune permission, pendant
son service militaire, il est all lui rendre visite Saint-
Ptersbourg: il sest mme arrt au retour Pskov pour essayer de
rencontrer Lnine. Commentant ces voyages, Trotsky note:
Lorbite gographique de Rakovsky au cours de ces annes prsente
une ligne trs complique. La tracer sur une carte serait impossible
sans laide des archives secrtes de la majorit des pays europens. La
soif de connatre, de voir et dagir le conduisait irrsistiblement en
ces premires annes.24
Il revient Saint-Ptersbourg en 1901 et y frquente les marxistes
lgaux auxquels sa femme est lie, collabore au journal de Strouv,25
prte son appartement Vra Zassoulitch, venue clandestinement, pour
quelle y rencontre ses contacts. Repr par lOkhrana, il est expuls.
C est Revel, o il attend un bateau, quil termine son livre sur La
France con tem pora in e , que ses amis russes signeront Insarov.
Il achte un haut fonctionnaire pour faire annuler larrt dexpulsion
et revient quelques mois plus tard.26 Cependant la mort prmature de
sa compagne, son isolement dans Ptersbourg vide par la rpression,
le dcident au dpart la fin de 1902.
Revenu en France, il exerce la mdecine, pendant six mois, Beau-
lieu sur Loire, dans le Loiret. Puis il sinscrit la facult de Droit
o il a
23. Jules Vran, Les annes dapprentissage dun ambassadeur des
soviets, La Vie des Peuples, janvier 1925, p. 7.
24. Ibidem.25. Peter B. Strouv (1870-1944) tait au tournant du
sicle le leader de ceux quon
appelait marxistes lgaux , socialistes qui pensaient pouvoir
adapter leur action comme leur propagande et leur agitation au
cadre lgal de la Russie tsariste. Il allait rapidement rejoindre le
camp du parti constitutionnel-dmocrate (cadet) de la bourgeoisie
russe.
26. Dans son Autobiographie, p. 349, Rakovsky indique quil versa
cet argent dans ce but un dnomm Gourvitch, dmasqu plus tard comme
provocateur.
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20 CAHIERS LEON TROTSKY 17
comme bons amis de jeunes radicaux de gauche qui feront leur
chemin, Emile Bur et Anatole de Monzie.27 Il demande sa
naturalisation, quil est prs dobtenir. Mais les rserves du prfet de
police qui invoque ses voyages ltranger et labsence de rsidence
continue font reporter une dcision qui semblait acquise. Malgr une
intervention pressante de Georges Clemenceau, Rakovsky ne deviendra
pas citoyen franais.28
En fait, il est moins cosmopolite que solidement
internationaliste. Pendant lhiver 1903-1904, il prend la parole
Paris dans un meeting international sur la guerre russo-japonaise
puis djeune avec Plkhanov qui lui reproche son dfaitisme, comme
Guesde pour qui la social- dmocratie ne peut jamais tre
anti-nationale.29 Sans encore les formuler, il pressent les
fractures venir entre camarades; lors de la scission russe, ses
sympathies sont alles Plkhanov, contre Lnine, mais, dans celle du
parti bulgare, il est avec les tesnjaki, petits cousins des
bolcheviks russes.
Dlgu au congrs dAmsterdam de lInternationale, il y reprsente le
parti bulgare et le parti serbe; il prend la parole, a nom des
Russes, dans un meeting sur lassassinat du comte Plehve. Au congrs
de Stuttgart en 1906, la Dlgation russe lui vote des remerciements
pour services rendus la rvolution russe et au proltariat dans sa
lutte contre le tsarisme : personne nignore quen dehors de la
campagne pour aider les marins du P otem k ine, il a galement
financ, pendant la rvolution de 1905, diverses publications
social-dmocrates.
Aucun militant ouvrier et socialiste dEurope au dbut de ce sicle
ne
>eut ignorer le nom de Cristian Racovski (Khristian G.
Rakovsky) dont es articles sur les Balkans paraissent dans le
Vorwarts comme dans L'Humanit de Jaurs dont il est le
correspondant, dans Les Temps N ouveaux , A vanti! , El Socialista,
Die Arbeiter-Zeitung de Vienne, Le P euple de Bruxelles, Nepszava
de Budapest et la revue Die Neue Zeit.
Ainsi Rakovsky tait-il admirablement form et plac pour le rle
quil allait jouer partir de 1915. Son amiti avec Trotsky quil
connaissait depuis longtemps stait dfinitivement trempe en 1913
pendant la guerre des Balkans que ce dernier avait suivie comme
correspondant de guerre, et lorientation des deux hommes, travers
leur
27. Anatole de Monzie (1876-1947) fut pour la premire fois
ministre en 1925; Emile Bur (1876-1952) fut sans doute lun des
journalistes les plus influents de son temps pendant les annes
trente; il crivait dans L Ordre.
28. On trouve une abondante correspondance administrative au
sujet de cette demande de naturalisation dans les archives du
ministre de lintrieur (ancienne srie Panthon), dossier
Rakovsky-Insarov . Il semble que, dans un premier temps, le dossier
de Rakovsky comportant son inscription au carnet B nait pas t trouv
car il portait par erreur 1837 (au lieu de 1873) comme date de
naissance et avait donc t class...
29. Autobiographie., p. 350.
-
RAKO 21
volution, semble dsormais une affaire commune. On sait que
Trotsky est lme du quotidien internationaliste de Paris, Nach
Slovo, dont Rakovsky est un collaborateur rgulier et sans doute la
principale source de financement. Rakovsky a hsit au dbut de la
guerre sur la position que pouvait prendre un parti socialiste de
pays non-belligrant: il rpugnait aux leons de morale et tait troubl
par toutes les affirmations tant des socialistes franais que des
social-dmocrates allemands sur le caractre dfensif de la guerre...
Mais partir de 1915 il prend position nettement contre la guerre et
lunion sacre, bien que contre ce quil appelle tout sabotage de la
dfense nationale. Trotsky et Nach Slovo , sur qui il sappuie dans
la constitution de la fdration balkanique, ont une position
analogue. Et cest lui qui finance trs largement Nach S lo v o
.30
On connat bien les critiques adresses alors par Lnine partisan
du dfaitisme rvolutionnaire Trotsky et Rakovsky, parce quils sont
partisans dune paix sans indemnits ni annexions, sans vainqueurs ni
vaincus. La polmique est souvent injuste. Accus par Lnine
dopportunisme et qualifi de diplomate par Zinoviev, Rakovsky
crivait pourtant en 1915 Charles Dumas:
Le dsastre moral de notre parti nest pas le rsultat dune erreur
passagre, un simple incident parlementaire. Sa cause rside dans une
altration profonde de la conscience socialiste en Europe,
empoisonne par le rvisionnisme et lopportunisme socialiste .31
Gus Fagan rsume bien les positions de guerre de Rakovsky:
Rakovsky tait contre la guerre et le vote des crdits de guerre ; il
tait
depuis le dbut contre toute forme de collaboration
gouvernementale avec la bourgeoisie ; il tait contre le
social-patriotisme dun point de vue internationaliste principiel,
mais voyait dans la position majoritaire de lInternationale le
rsultat final de lopportunisme et dune ambigut inhrente la position
socialiste traditionnelle sur la guerre et la dfense nationale; il
nappelait pas une scission dcisive avec la majorit ou la fondation
dune nouvelle Internationale, comme le faisait Lnine.32
Cest dailleurs cette position centriste de gauche qui, au cours
de la premire partie de la guerre, donne tout son poids Rakovsky et
fait de
30. M. van Goudoever, dans larticle cit note 5 a tudi avec
attention la contribution de Rakovsky Nach Slovo. Sur sa
contribution financire, tout en rfutant soigneusement non seulement
les calomnies mais les hypothses comme celle de F. Conte, il fait
apparatre quelle faisait de lui un des principaux soutiens du
journal internationaliste (notamment pp. 116-119).
31. Kh.G. Rakovsky, Les Socialistes franais et la Guerre, p. 28.
Cest sous ce titre quil avait publi en mai 1915 la lettre que lui
avait adresse le chef de cabinet de Jules Guesde, Charles Dumas, et
sa propre rponse.
32. Gus Fagan, Introduction, Christian Racovksy. Selected
Writings, p. 17.
-
22 CAHIERS LEON TROTSKY 17
lui le rassembleur de tous les adversaires du
social-patriotisme. Ce sont ses efforts qui aboutissent la tenue,
en juillet 1915, de la confrence de Bucarest des partis
social-dmocrates. Il est dj en correspondance suivie avec Trotsky
et lquipe de N ach S lovo. Invit par le PSI un meeting Milan, il en
profite pour parler avec ses dirigeants de la ncessit dorganiser
une confrence socialiste internationale et fait un dtour par la
Suisse afin de rencontrer les dirigeants socialistes et Lnine. Ce
sont son activit, sa pression, ses arguments, qui convainquent les
dirigeants du P.S. italien et suisse de reprendre leur compte lide
de la confrence internationale. A Paris, Morgari prpare le terrain
pour lui et il vient n personne en mai 1915, discutant avec toute
la gauche, mais surtout avec Trotsky et revient en passant par la
Suisse pour rencontrer de nouveau Lnine et les socialistes
suisses...
Bien entendu, il est Zimmerwald o il reprsente, cette confrence
internationale quil a rendue possible, le parti roumain. Il y dfend
habilement la position centriste, la fois contre Martov, pour qui
la scission serait un crime et contre Lnine qui exige la rupture
avec lInternationale, passe, selon lui, lennemi. Rakovsky est
membre de la commission de rdaction du manifeste, que Trotsky va
rdiger et que mme les bolcheviks votent, avec Lnine, parce quils le
considrent comme un pas en avant. Membre de lexcutif de Zimmerwald,
Rakovsky participe sa runion de Berne en fvrier 1916 et sentend
avec Lnine pour lenvoi dune circulaire appelant organiser la lutte
des masses contre tous les gouvernements belligrants, cette activit
et lentre en guerre de la Roumanie le conduisent en prison do les
soldats russes le librent, Jassy, le 1er mai 1917.
Il va plonger presque directement dans la rvolution russe.
Quelques heures aprs sa libration, Place de lUnion Jassy, sur une
estrade improvise, devant un auditoire enthousiaste de 20000
personnes, soldats russes et bulgares et travailleurs roumains, il
prend la parole en russe, en roumain et en franais. Puis, dans un
train spcial affrt par les soldats rouges, en compagnie dun autre
militant roumain galement poursuivi, Mihai G. Bujor,33 il gagne
Odessa. Il y reste deux semaines, le temps dy fonder le comit
daction social-dmocrate roumain et de relancer le journal roumain
Lupta (La Lutte). Puis il rejoint Ptrograd et prend part
33. Mihai G . Bujor (1881-1964), avocat, avait rejoint en 1905
le parti roumain en formation et milit avec Rakovsky. Mobilis en
1914, il tait lieutenant et tait poursuivi pour un discours prononc
lenterrement dun camarade, mdecin militaire. Il dirigea ensuite le
bureau dOdessa du parti communiste roumain. Revenu clandestinement
en Roumanie, il y fut condamn 20 ans de prison en 1920. Libr par
une amnistie en 1934, il prit position contre les procs de Moscou
et nalla pas en U.R.S.S. ce qui lui permit sans doute de survivre.
C est Rakovsky qui mentionne, dans son article de Demain, sa
participation cette journe historique.
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RAKO 23
du 26 au 28 mai, la confrence de Zimmerwald o il soppose Lnine
et Trotsky qui prconisent le boycottage de la confrence socialiste
internationale de Stockholm. Il est pourtant trs proche des
bolcheviks et plonge comme eux dans la clandestinit au lendemain
des journes de juillet. A la diffrence de son ami Trotsky, qui est,
il est vrai, arriv avant lui, il na pas encore rejoint le parti
bolchevique, ce qui ne lempche pas dtre recherch par la police de
Kerensky, ce qui loblige se terrer quelques semaines. Au lendemain
de lcrasement du putsch militaire du gnral Kornilov, il part pour
Stockholm o il espre convaincre quelques dlgus. Il y reste quelque
temps, collaborant avec Radek ldition de Pravda-K orrespondenz
(Bote d er russischen Rvolution), bulletin bolchevique dinformation
en direction de lAllemagne une activit videmment un peu surprenante
de la part dun agent allemand, puisque cest ainsi que Rakovsky, de
mme que Lnine et Trotsky est dsormais tiquet par la presse des
social-patriotes et les services secrets des Allis. Il est plong
dans cette activit quand les bolcheviks prennent le pouvoir. Il
adresse par une letre que les Izvestija vont publier le 29 novembre
1917 un salut enthousiaste au gouvernement socialiste de Russie
vers lequel se tournent les regards des peuples du monde
entier.
Cest son retour Ptrograd, au dbut de dcembre 1917, que Rakovsky
devient formellement membre du parti bolchevique. Doit-on estimer
avec Trotsky que son dveloppement ly conduisait de faon organique
et irrversible ? Les liaisons personnelles quil entretenait dans l
Europe socialiste depuis 1905 le situaient plutt du ct menchevique,
mais son parti, comme lui-mme, taient rsolument du ct des
bolcheviks en Russie. Trotsky ajoute:
Rakovsky est venu personnellement vers Lnine comme un lve
reconnaissant, sans une ombre dorgueil ni de jalousie, bien quils
naient eu que quatre ans de diffrence. Il ne peut y avoir le
moindre doute ce sujet pour qui connat la personnalit de Rakovsky
et son activit [...] Il nest pas tomb sous linfluence de Lnine, trs
jeune, quand celui-ci ntait encore que le chef de laile gauche du
mouvement dmocratique-proltarien en Russie. Rakovsky est venu Lnine
l ge adulte, quarante ans, avec lexprience de nombreuses batailles
internationales alors que Lnine tait devenu un dirigeant lchelle
mondiale. On sait que Lnine a rencontr une forte opposition au sein
de son propre parti lorsquil abandonna les tches
dmocratiques-nationales pour celles du socialisme international.
Beaucoup de vieux-bolcheviks, quoique rallis la nouvelle
plateforme, restaient attachs au pass par toutes leurs racines,
comme en tmoignent sans conteste les pigones actuels. Rakovsky, au
contraire, si, pendant longtemps il navait pas assimil la logique
nationale du bolchevisme, adopta dautant plus profondment, sous son
aspect ouvert, le bolchevisme dont il vit le pass sous un angle
diffrent.34
34. Trotsky, Notes... .
-
24 CAHIERS LEON TROTSKY 17
Lafflux de nouveaux bolcheviks de cette trempe est sans doute le
secret dune victoire. Nomm commissaire du gouvernement de la
R.S.F.S.R., Rakovsky prend la route dOdessa au dbut de 1918, sous
la protection dune escorte que commande un autre ralli clbre,
lanarchiste Jelezniakov.35
Lhistoire, pour un temps, le ramne vers la Roumanie dont larme a
attaqu en janvier le territoire sovitique, occupant rapidement la
Bessarabie quelle prtend annexer. A Sebastopol, puis Odessa, o il
transforme le comit daction en comit militaire rvolutionnaire
roumain et organise les premires units rouges avec des ouvriers
vacus et des marins volontaires, Rakovsky prpare une
contre-offensive qui se rvle si efficace tant sur le plan politique
que sur le plan militaire quil ne faudra pas plus de deux mois pour
que le gouvernement roumain du gnral Averescu36 signe larmistice,
le 5 mars, en sengageant restituer sous deux mois la Bessarabie
occupe. Membre de lexcutif des soviets roumains Odessa o il
organise la tchka pour lUkraine et la Roumanie, on suit Rakovsky
Nikolaiev, en Crime, puis Ekaterinoslav, o il participe au 2e
congrs des soviets dUkraine, Poltava, puis Kharkov. Au terme dun
sjour dun mois Moscou il est le chef de la dlgation sovitique qui
ngocie Koursk avec la Rada ukrainienne37 et apprend en sance le
coup dEtat de lataman Skoropadsky38 qui vient prcisment de
renverser la Rada. Il conclut larmistice avec les Allemands puis
conduit Kiev la ngociation avec Skoropadsky avec mission de
dmasquer son interlocuteur, crature de ltat-major allemand. En
septembre il est envoy Berlin en mission extraordinaire pour
ngocier un trait de paix entre lAllemagne et lUkraine et, au moment
o il doit en partir pour
35. Anatoli G. Jelezniakov (1895-1919), ouvrier agricole, puis
marin, avait command un dtachement de Cronstadt pendant la
rvolution dOctobre : ctait lun des principaux anarchistes qui
soutenaient les bolcheviks. Il devint commandant de la garde du
Palais de Tauride et lon sait que cest lui qui prit la dcision de
disperser lAssemble constituante. Il fut tu au combat en juillet
1919.
36. Alexandre Averescu (1859-1938), ancien ministre de la guerre
et chef dtat-major, tait alors premier ministre. Il avait t le
suprieur direct de Rakovsky pendant le service militaire de ce
dernier.
37. La Rada (le mot ukrainien pour soviet ou conseil ) dUkraine
stait forme en mars 1917, avec des reprsentants des s.r., des
sociai-dmocrates, des social-fdralistes et des minorits nationales.
Elle devint une sorte dassemble nationale embryonnaire et proclama
le 13 juin une rpublique ukrainienne autonome, puis, en novembre,
la Rpublique populaire dUkraine. Fin dcembre 1917, un pouvoir
sovitique rig Kharkov se dressa contre elle.
38. Pavel P .Skoropadsky (1873-1945), gnral et grand
propritaire, ancien aide du camp du tsar, commandait, pendant la
guerre, une division de cavalerie ; dabord commandant en chef des
forces militaires de la Rada, il se dbarrassa de sa tutelle en se
proclamant ataman (chef suprme, en allemand hetman ) avec lappui
allemand. En dcembre 1918, il se rfugia en Allemagne.
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RAKO 25
Vienne, est expuls en mme temps que tous les autres diplomates
sovitiques de Berlin, dont lambassadeur A.A.Joff.39 Cest sur le
chemin du retour, toujours sous escorte militaire allemande,
Borissov, que les militants-diplomates expulss apprennent
lexplosion de la rvolution allemande tant attendue quil va clbrer
et analyser dans les Izvestija du 11 dcembre.
Il repart presque aussitt, membre dune dlgation de lexcutif des
soviets au premier congrs des conseils douvriers et de soldats
Berlin. Mais ses camarades et lui sont arrts Kovno, refouls sur
Minsk, sauf Radek qui glisse entre les mailles.40 Rakovsky revient
Moscou via Gomel, pour y apprendre quil est dsign pour prsider le
gouvernement provisoire rvolutionnaire des ouvriers et paysans
dUkraine.
Il lui restait couronner cette priode de son activit de militant
international en participant de faon dterminante la fondation de
cette IIIe Internationale dont il tait convaincu depuis 1916 quelle
tait ncessaire. On sait aujourdhui que les bolcheviks, qui avaient
primitivement convoqu Moscou une confrence socialiste
internationale pour lui faire dcider la fondation de la IIIe
Internationale, avaient un instant renonc leur projet initial
devant lopposition du dlgu allemand, Hugo Eberlein, porte-parole de
Rosa Luxemburg. Le troisime jour cependant, la description de la
rvolution en Europe centrale par un Autrichien leur rend
dtermination et audace. Rakovsky, dj rapporteur au congrs o il
reprsente la fdration balkanique, doit sa dimension internationale,
son autorit morale comme ses liens avec Luxemburg la charge de
prsenter la motion qui dclare fonde lInternationale
communiste.41
Cest ainsi qu 44 ans, lancien lycen de Gabrovo et de Varna, l
tudiant de Genve, Paris, Montpellier, Saint-Ptersbourg, le
journaliste de Sofia et Bucarest, lhomme de Constantza et du
Potemkine, le prisonnier de Jassy, lorganisateur de Zimmerwald,
ralisa ce geste historique.
Il tait dj cette date membre du comit central du parti
communiste russe (bolchevique), chef du gouvernement provisoire
rvolutionnaire dUkraine; il allait tre lu au comit excutif et au
bureau de cinq membres de l Internationale communiste. Chef de
gouvernement, chef de parti, chef de guerre. Chef rvolutionnaire en
un mot.
39. On sait que cette expulsion fut dcide par le gouvernement
allemand la veille de la rvolution de novembre ; il est vrai que
les diplomates sovitiques concevaient leur rle comme celui
dagitateurs internationalistes. Par ailleurs, il nous semble
vraisemblable que Rakovsky et Joff, tous deux amis personnels de
Trotsky, devaient avoir eu des relations personnelles auparavant,
mais nous nen avons pas trouv trace.
40. Radek a fait de ce voyage pique qui le conduisit Berlin un
rcit trs color paru dans le numro 10 de Krasnaia N ov en 1926.
41. Texte de la motion Rakovsky et dbat dans Premier congrs de
VInternationale communiste (E.D.I.), troisime journe, 4 mars 1919,
pp. 164-177.
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26 CAHIERS LEON TROTSKY 17
Le chef de guerre rvolutionnaire en UkraineUkrainien, Rakovsky
ne lest pas plus que roumain, bulgare, russe
ou franais. Cest probablement pour cette raison quil est choisi.
Boris Souvarine rappelait rcemment ce quil avait crit ce sujet en
1975:
LUkraine, aprs le trait de Brest-Litovsk, prsentait un tableau
de complications, de confusions, de divisions et subdivisions
politiques et ethniques, indescriptible en quelques lignes,
vritable pandmonium de partis antagoniques, dorganisations rivales,
de groupements et sous-groupes couteaux tirs, quanimaient les
passions nationales, les haines politiques, les exigences sociales,
les ferveurs religieuses ou autres. Il y avait des bolcheviks et
des mencheviks, russes et ukrainiens, des
socialistes-rvolutionnaires de droite et de gauche, des
borotbistes, des sionistes, des fdralistes, des anarchistes de
diverses tendances spares, des nationalistes, des cadets, des
formations cosaques, des Cent-noirs (il faut abrger). Lnine dut
trancher dans le vif, et, pass matre dans lart dutiliser les
comptences, habile placer the right man at the rightplace, dit son
entourage: il faut en Ukraine un homme qui ne soit ni russe ni
ukrainien, ni bolchevik, ni menchevik, ni socialiste
rvolutionnaire, ni borotbiste, ni maximaliste, ni bundiste, ni
sioniste, ni fdraliste, ni..., ni..., etc.; cet homme existe: cest
Rakovsky.42
Les circonstances ne sont pas ordinaires. Trotsky a rencontr
plusieurs reprises Rakovsky pendant cette priode et il en
tmoigne:
En sa qualit de prsident du conseil des commissaires du peuple
dUkraine et de membre du Politburo du parti ukrainien, Rakovsky
concentrait entre ses mains le pouvoir et se trouvait au cur de
tous les problmes de la vie ukrainienne .43
Dans ses Notes, il bauche un tableau de sa politique extrieure
et de son activit de propagande insparables, linlassable
dnonciation de la guerre ouverte mene en Ukraine par les forces de
lEntente et notamment les units franaises dont il dpeint les
horreurs rappelant lpoque la plus sombre de la conqute de lAlgrie
ou les mthodes barbares de la guerre des Balkans . Il mentionne
galement une mission radiophonique, du 25 septembre 1919 dans
laquelle Rakovsky en personne prsente le dossier le plus complet
des pogroms et crimes antismites ce qui vaut ce rvolutionnaire non
juif dtre appel dsormais le Juif Rakovsky.
Pour concevoir limportance du rle assum dans cette priode par
Rakovsky, il faut se souvenir que lUkraine tait pratiquement
indpendante. Trotsky crit ce sujet:
Nous ne nous htions pas vers la centralisation car nous
ignorions comment les rapports internationaux allaient voluer et
sil ne valait pas mieux pour lUk
42. Boris Souvarine, Panait Istrati et le communisme, Le Dbat n
9, fvrier 1981, p. 121. Souvarine cite un article de lui dans Est
et Ouest en 1975.
43. Trotsky, Notes....
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RAKO 27
raine ne pas lier encore formellement son destin celui de la
Grande Russie. Cette prudence tait galement ncessaire par rapport
au jeune nationalisme ukrainien qui devait aboutir la ncessit dune
fdration avec la Russie sur la base de sa propre exprience.44
Trotsky poursuit:Durant cette premire priode dindpendance de
lEtat ukrainien, cest la
ligne du parti qui assurait lindispensable lien. En tant que
membre du C.C., Rakovsky en appliquait videmment les dcisions. Il
faut remarquer cependant qu ce moment-l, il ntait pas question
demprise du parti sur les soviets, plus exactement, de la
substitution du parti aux soviets. Il faut ajouter galement que
labsence dexprience signifiait labsence de routine. Les soviets
taient pleins de vie, limprovisation y jouait un grand rle.
Rakovsky tait le vritable inspirateur et dirigeant de lUkraine en
ces annes. Ce ntait pas une tche facile.45
Cest en fait au service de la rvolution internationale que
Rakovsky est plac en Ukraine et cest ce service quil va apprendre,
et notamment comprendre la question nationale. En 1919, il dfinit
lui- mme sa propre mission dans un article des lzvestija :
LUkraine est vraiment le nud stratgique du socialisme. Crer une
Ukraine rvolutionnaire signifierait dclencher un rvolution dans les
Balkans et donner au proltariat allemand la possibilit de rsister
la famine et limprialisme mondial. La rvolution ukrainienne est le
facteur dcisif dans la rvolution mondiale.46
Partiellement occupe par les Blancs, mais aussi par les Allis
qui ont assur la relve des forces allemandes, lUkraine est alors la
tte de pont du monde capitaliste et la mission de Rakovsky est au
contraire den faire le fer de lance de la rvolution dans lEurope
des Balkans ce qui donne tout son relief aux choix dont il est
lobjet, ce que Gus Fagan souligne fort justement:
Rpandre la rvolution lchelle internationale, travers les Balkans
et en Europe, ce ntait pas seulement avec Rakovsky une affirmation
thorique, mais un objectif immdiat, matriel et pratique quil
poursuivit avec tous les moyens, diplomatiques, politiques,
militaires, de 1918 1920 [...] Sa nomination la tte du gouvernement
rvolutionnaire de lUkraine, il la considrait non en termes de
consolidation du pouvoir ou de gains territoriaux, mais comme un
moyen de faire progresser la rvolution travers les Carpates et en
Europe.47
Il ne sagit pas bien entendu de fomenter la rvolution: celle-ci
flambe en Ukraine depuis 1917, un incendie quont aggrav encore
les
44. Ibidem.45. Ibidem.46. lzvestija, 21 janvier 1919, cit par
Conte, op. cit. I, p. 215 et Fagan, op. cit. p. 24.47. Fagan, op.
cit., p. 24.
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28 CAHIERS LEON TROTSKY 17
rigueurs de loccupation allemande. Mais il sagit de la mener la
victoire au-del des limites ukrainiennes qui sont pour linstant
largement franchies par les armes ennemies... Et le problme nest
pas si simple. LUkraine, nation opprime depuis des sicles, aspire
son indpendance nationale et les nationalistes bourgeois, voire
dmocrates, y jouissent dune autorit sans commune mesure avec leur
faible poids social. Quant aux lments ractionnaires lis aux grands
propritaires, ils utilisent eux aussi, avec beaucoup de cynisme le
nationalisme ukrainien et les sentiments anti-russes leurs propres
fins et avec une certaine audience...
En outre, dans ce pays prdominance rurale crasante 80% des
habitants vivent la campagne le clivage de nationalit renforce les
clivages sociaux: la campagne est ukrainienne, mais les villes sont
russes. Le parti bolchevique, lui, avant tout russe et juif, comme
le note E.H. Carr, est largement extrieur au milieu ukrainien et
cest trs naturellement quil nourrit un courant dsireux de mieux
sintgrer au milieu et sukrainiser. Quand le trait de Brest a
contraint en 1918 les forces bolcheviques vacuer lUkraine, un
congrs bolchevique ukrainien tenu Taganrog a dcid quil y aurait
dsormais un P.C. indpendant en Ukraine et dsign un comit
dorganisation dirig par Skrypnik incarnation de ce courant et
Piatakov.48 A lt, il semble que le congrs du P.C.U. tenu Moscou
ait, sinon renvers, du moins singulirement entrav la tendance
indpendantiste, domin quil est par ceux quon appelle ceux
dEkaterinoslav, les ouvriers, tous russes, de cette rgion
industrielle et du Donetz. La rsolution, prsente par Skrypnik,
prcisant que le P.C.U. avait son propre comit central et quil tait
li au P.C. russe par lintermdiaire du comit international de
lInternationale communiste, est rejete et Skrypnik lui-mme nest pas
rlu au C.C.
Pendant ce temps, laction clandestine des bolcheviks contre le
gouvernement fantoche de lataman Skoropadsky se dveloppe sans
succs. Les social-dmocrates (mencheviks) ukrainiens et les s.r.
participent en juin 1918 au 2e congrs pan-ukrainien des soviets.
Les s.r. de gauche quon va appeller borotbistes du nom de leur
journal, progressent beaucoup dans les campagnes. En novembre 1918,
avec la fin de loccupation allemande, cest le soulvement national
contre le rgime Skoropadsky: les borotbistes ne rejoignent pas
lunion nationale de Petlioura et
48. Giorgi (Louri) L. Piatakov (1890-1937) tait le fils dun
industriel dUkraine. Il avait combattu la position de Lnine sur le
droit lautodtermination nationale et son centralisme navait gure t
apprci en Ukraine o il avait dirig le premier gouvernement
sovitique. Membre de lOpposition de gauche, il devait capituler en
1928 et fut condamn mort au deuxime procs de Moscou. Mikola A.
Skrypnik (1872-1933), membre du parti en 1897, vieux-bolchevik
envoy en Ukraine en 1917, sy tait montr sensible aux aspirations
nationales. Plus tard, il commena par soutenir Staline puis, accus
de dviation nationaliste, se suicida.
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RAKO 29
Vinnitchenko, mais organisent leurs propres forces armes, sous
le drapeau rouge, et librent un important territoire sur la rive
droite du Dniepr tandis que le gouvernement Rakovsky, appuy sur
lArme rouge, sinstalle Kharkov dans le cur de la rgion
industrielle. Malgr les pressions de Lnine, et peut-tre parce quils
prsument de leurs propres forces, les bolcheviks ukrainiens
rejettent les propositions dunification des borotbistes.
Au printemps 1919, le gouvernement rvolutionnaire de Rakovsky
contrle toute lUkraine orientale et le 3e congrs du P.C. dUkraine
se tient Kharkov mme. Rakovsky y dfend la position centraliste qui
est celle du parti russe et qui y soulve beaucoup dopposition:
Le parti communiste dUkraine se considre comme membre dune seule
Internationale communiste. Il maintient des liens dorganisation
troits avec le P.C. russe dont il est le dtachement
mridional.49
Pourtant cette politique centraliste dissimule en ralit une
politique trs courte vue qui tait, comme Rakovsky le reconnatra
plus tard, l exploitation maximale de lUkraine pour surmonter la
crise de production de la rpublique sovitique, et ne pouvait en
aucune faon, au moins sous cette forme brutale, rencontrer un appui
de la part des ouvriers et paysans ukrainiens dans leur majorit.
Leffondrement du pouvoir bolchevique en Ukraine devant loffensive
de Denikine lt 1919 va ouvrir sur ce point les yeux de Rakovsky.
Son gouvernement doit vacuer Kharkov la mi-septembre, se replier
sur Kiev, puis Tchernigov, Moscou enfin. Doctobre 1919 janvier
1920, tout en conservant, au moins sur le papier, ses
responsabilits ukrainiennes, Rakovsky prend en main la direction de
ladministration politique de lArme rouge (P.U.R.) la direction
notamment de lensemble des commissaires politiques et devient en
cette qualit lun des principaux dirigeants de larme au moment de la
trs grave crise qui voit les troupes de Ioudnitch parvenir aux
portes mme de Ptrograd: en ces mois dcisifs, Rakovsky est lun des
organisateurs de la victoire. Trotsky lcrit, soulignant que la
direction politique de lArme rouge, avec les 600 personnes de son
tat-major et ses 16000 commissaires dans les diverses units, a t
vritablement l me de la victoire.50 Organisateur du corps des
commissaires politiques, convaincu de la primaut de la politique
dans la guerre et, bien entendu, la guerre civile, Rakovsky relve
que les armes capitalistes, constitues en temps de paix ont
manifest leur optimum de capacit de combat au dbut de la guerre,
cependant que lArme rouge, surgie du
49. Ravitch-Tcherkassy, Istorija Kommunistitscheskoi Partii (b)
Ukrainy, Kharkov, 1923, cit par Jurij Borys, The Russian Communist
Party and the Sovietization of Ukraine, p. 146.
50. Trotsky, Notes..
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30 CAHIERS LEON TROTSKY 17
chaos dans le cours mme de la guerre, et dans le flot de la
rvolution, a manifest sa supriorit et rvl ltendue de ses capacits
de combat la fin de la guerre civile.
Lorganisation de larme et la galvanisation du moral des
combattants sont peut-tre plus faciles que le rglement des affaires
du P.C. ukrainien. Nourrie la fois par le problme national, les
aspirations de la masse paysanne, la politique sommaire des
premiers gouvernements sovitiques dUkraine qui ont trait leur
propre pays comme un grenier grain, une tendance indpendantiste sy
dveloppe et sy renforce. Replis avec lArme rouge, les bolcheviks
ukrainiens sentredchirent et la direction du parti russe dissout le
comit central lu au 3e congrs une initiative que dnoncent aussitt
avec indignation les minoritaires dcistes (tendance du centralisme
dmocratique) du P.C. (b) qui se lancent dans la dfense des
ukrainiens ainsi brims. De plus, le jeune parti communiste dit
borotbiste (UKP(b)), n de la fusion des s.r. de gauche et de la
gauche menchevique rallis au communisme, qui a une base solide dans
les campagnes et dont les cadres sont rests clandestins en Ukraine
contre Denikine, rclame son admission dans lInternationale
communiste. Trotsky commente:
LUkraine, qui tait passe en deux ans par des dizaines de rgimes,
avec son mouvement nationaliste qui stait rapidement dvelopp, tait
devenue un gupier pour la politique sovitique. Cest un pays neuf,
disait Lnine, cest un pays antre, et pourtant nos Grand Russiens ne
le voient pas. Mais Rakovsky, avec sa grande exprience du mouvement
national dans les Balkans et lattention quil portait aux faits et
aux tres vivants, domina trs vite la situation ; il diffrencia les
petits groupes nationalistes et amena laile la plus dtermine et la
plus militante au bolchevisme. Cette victoire est le rsultat de
grandes luttes, disait Lnine au congrs du parti de 1920. Aux Grands
Russiens qui tentaient de sopposer la persvrance de Rakovsky, Lnine
indiquait: Alors quen Ukraine, au lieu du soulvement borotbiste qui
tait invitable, nous avons russi gagner notre parti [...] les
meilleurs dentre eux, grce la politique juste du comit central,
admirablement applique par le camarade Rakovsky. 51
Cest vraisemblablement en dcembre 1919 que les dirigeants
bolcheviques ont tir les leons de la premire phase de la guerre
civile et de lexprience du gouvernement sovitique en Ukraine.
Lobjectif dsormais est de gagner la majorit des borotbistes, de
reconnatre la spcificit ukrainienne sans affaiblir la capacit
militaire ni lunit du commandement. Quand les militants ukrainiens
du parti borotbiste seront enfin entrs en mars 1920 dans le P.C.
dUkraine, concrtisant ainsi la fusion vritable de deux
organisations communistes dorigines diffrentes, Rakovsky peut
crire:
51. Ibidem.
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RAKO 31
Le KPB(U) fut lui-mme influenc par lUKP(b). Cest dans une large
mesure sous linfluence des borotbistes que les bolcheviks volurent
du PCR en Ukraine un vritable parti communiste de lUkraine. Le
courant fdraliste dans le P.C. dUkraine tait une tranche qui avait
t creuse par les borotbistes. Les deux partis, les bolcheviks et
les borotbistes, travers de violentes discussions, se rencontrrent
mi-chemin, lun rectifiant sa ligne communiste, lautre sadaptant aux
particularits et aux conditions spcifiques de la vie sociale,
conomique et culturelle en Ukraine.52
Cette volution convergente exigea du temps et des efforts et
aussi beaucoup dhabilet de la part de Rakovsky. Au dbut de 1920, la
suite de la contre-offensive victorieuse de lArme rouge, son
gouvernement se r-installe Kharkov. Mais en mars, quand se runit le
5e congrs du parti ukrainien, les dlgus manifestent leur
indignation de la dissolution du C.C. par les dirigeants du parti
russe. Rakovsky se heurte de front aux fdralistes qui exigent
lindpendance de lorganisation communiste dUkraine, ncessaire leurs
yeux dans un pays occup. Rakovsky ne fait pas de concession sur ce
terrain. Tourn vers une majorit de dlgus trs irrits, il
affirme:
Nous navons pas en Ukraine un parti proltarien, nous avons un
parti intellectuel et petit-bourgeois qui a peur de ses tches
communistes.53
La majorit le sanctionne en ne le rlisant pas au nouveau C.C.
Mais la direction bolchevique ne sincline pas et refuse de
reconnatre les dcisions de la confrence. Outrepassant les
propositions de Lnine, le 9e congrs dsigne un comit central
temporaire de treize membres, dont Rakovsky. En mai 1920 commencent
des ngociations entre une commis
52. Ravitch-Tcherkassy, cit par Borys, op. cit. p. 261.53.
Ravitch-Tcherkassy, cit par Borys, p. 148. Le livre de Borys, par
ailleurs fort
intressant, fait preuve pourtant de pas mal de ccit et fait trop
de confiance des sources douteuses, en se laissant aller parfois
des jugements sommaires. Tous les auteurs saccordent par exemple
pour souligner que Rakovsky (au dbut de son sjour en. Ukraine)
manifesta son hostilit lemploi de la langue ukrainienne dont il
dclara quelle tait une invention des intellectuels. Mais J. Borys
transpose en parlant de son attitude hostile l gard du mouvement
national ukrainien dont il considrait quil tait une invention de
lintelligentsia ukrainienne . Cette remarque nest pas de nature
pertnettre la comprhension de lvolution ultrieure de Rakovsky.
Autre exemple : prsentant ce dernier, il crit : Rakovsky tait un
bolchevik cosmopolite typique dorigines nationales douteuses,
presque pathologiquement ambitieux [...] et dmontra plus dune fois
ses tendances antiukrainiennes . Mais il donne comme rfrence de
cette affirmation une publication dmigrs blancs en 1922. Relevons
une tourderie de Gus Fagan sur cette mme question quand il crit
(op. cit., p. 27) que Rakovsky affirma au IIIe congrs que ctait
pour les Ukrainiens un luxe que davoir leur propre comit central.
Il sinspire l, sans donner de rfrence, de Borys, op. cit. p. 207,
lequel fait rfrence, cette fois, non pas Rakovsky mais
Ratchkovsky... Ces ngligences gnent videmment leurs auteurs puisque
leur base de dpart sen trouve fausse.
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32 CAHIERS LEON TROTSKY 17
sion du P.C.R. (b), forme de Trotsky, Kamenev et Joff, et le CC
de Rakovsky, dcids, les uns et les autres, aux ncessaires
concessions.
La plupart des historiens de la rvolution en Ukraine expliquent
ce tournant, pris en dcembre 1919 Moscou, par une prise de
conscience de Lnine de la ncessit de faire des concessions pour
gagner les borotbistes et, avec eux, les masses paysannes. Ce nest
pas contestable. Mais le tournant lui-mme ne sexplique-t-il pas par
un inflchissement, une maturation de la pense et de la politique de
Rakovsky lui- mme, pas seulement sur la question de la tactique
employer vis vis du parti borotbiste, mais sur la stratgie quimpose
une question nationale incandescente?
Rvolutionnaire balkanique, Rakovsky nignorait aucun des aspects
de l oppression nationale et lon se souvient de ses appels pour
sensibiliser avant la guerre lopinion des partis socialistes
occidentaux sur cette question. Ds le lendemain de la rvolution
dOctobre, cest avec une confiance et un optimisme rsolus quil
envisage le rglement dfinitif de la question nationale des pays
opprims, puisque, ses yeux, la constitution du premier Etat ouvrier
apporte la suppression totale des privilges nationaux et le dbut
dun processus de suppression du particularisme de tous les prjugs
dmocratiques et nationaux. Il est, de ce point de vue, significatif
quil attaque les nationalistes ukrainiens en soulignant que le
nationalisme, en Ukraine, a t impos den-haut aux masses par
lintelligentsia qui sen est servie ensuite comme dune arme contre-
rvolutionnaire. Le Rakovsky de 1919 nenvisage pas un instant quil
puisse exister pour lUkraine un danger doppression nationale sous
le nouveau pouvoir et il lcrit, dans les Izvestia, le 3 janvier de
cette anne :
Le danger de russification sous lautorit sovitique ukrainienne
existante est dnue de tout fondement.54
Ce qui est remarquable cest que, sur ce point capital
larticulation de toute lhistoire de lUnion sovitique et aux sources
mme du stalinisme il revient trs vite sur sa conception premire, la
lumire de lexprience de son propre gouvernement de l Ukraine, du
dbut de 1920 la m i-1923. Cette exprience est certes originale,
puisque le rle dcisif a t jou dans les campagnes par les unions de
paysans pauvres et une politique assez souple pour gagner dans
lensemble la petite et la moyenne paysannerie. Mais Rakovsky,
dcouvrant les ralits et la pesanteur de loppression nationale et sa
persvrance sous de nouvelles couleurs, fait un pas supplmentaire:
ds la fin de 1921, il revendique ouvertement une plus grande mesure
dindpendance relle pour lUkraine, insistant sur la ncessit absolue
de mesures pratiques en ce sens.
54. Cit par Fagan, op. cit., p. 24.
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RAKO 33
On peut suivre ce cheminement travers la question du commerce
extrieur de lUkraine et de sa direction. De janvier juin 1919, le
premier gouvernement ukrainien de Rakovsky comprend un commissaire
du peuple au commerce extrieur. Le poste est supprim dans son
second gouvernement en 1920. A la fin de lanne, on cre seulement un
bureau du commerce extrieur plac sous le contrle du commissariat
correspondant de Moscou. Mais en janvier 1922, sur proposition de
Rakovsky lui-mme, le conseil conomique dUkraine dcide de ne plus
reconnatre les traits commerciaux signs par la R.S.F.S.R. comme il
la fait jusqu prsent. Au 6e congrs du P.C. dUkraine, le 10 octobre
1921, dans une intervention trs remarque, Rakovsky avait rclam une
relle indpendance en matire de commerce extrieur, affirmant
notamment que les Russes devaient reconnatre que les Etats
balkaniques se trouvaient dans la zone dinfluence de lUkraine et
les respecter en consquence. LUkraine, sous limpulsion de Rakovsky,
signe des accords particuliers avec la France et la Pologne, puis
dcide, au mois de juin 1923, de subordonner toute concession une
socit trangre lapprobation pralable du conseil dconomie de
lUkraine, ce qui annulait tous les accords antrieurement signs par
Moscou en la matire. Ce fut sa dernire initiative importante.
Depuis un an dj, la bataille faisait rage au sein du parti
autour de la question des nationalits, une bataille aux visages et
pisodes multiples laquelle seul le conflit entre Lnine et Staline
sur la question gorgienne a donn quelque publicit. En aot 1922, la
commission ad h o c pour llaboration des thses sur les rapports
entre la Russie et les autres rpubliques nationales a commenc ses
travaux. Les heurts sont continuels entre Rakovsky dune part,
Staline, Ordjonikidz et Molotov de lautre. Rakovsky se bat: il
dnonce par exemple le fait que des rpubliques, prtendument
indpendantes et autonomes, doivent constamment lutter pour dfendre
non seulement leurs prrogatives, mais aussi leur existence mme. Il
cite des exemples dabus dautorit des ministres centraux signant des
accords internationaux qui engagent lUkraine alors quils nen ont
pas le droit de par la Constitution. Il ajoute: Si les organismes
centraux sont incapables de matriser leurs propres tendances et
instincts bureaucratiques, il sera impossible de construire le
socialisme.55 Au XIIe congrs, dans une intervention retentissante,
Rakovsky rappelle les principes de Lnine pour les opposer la
pratique du moment sur la question nationale et pour dire combien
cette pratique lui inspire de crainte pour le pouvoir des soviets
lavenir. Le profond prjug, communiste dapparence , qui inspire
selon lui le chauvinisme
55. Rsum par F. Conte dans Rakovsky-Staline sur la question
nationale, Cahiers du monde russe et sovitique, janvier-fvrier
1975, pp. 111-117.
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russe, Pinqutante distance, sans cess