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CHINOISERIES "E 1 mbarquons, s'il vous plaît, pour le pays du Cathay qui fut ainsi désigné par Marco Polo. En Chine du Nord régnait, au xm e siècle, la dynastie proto-mongole des Kithan, dont les Occi- dentaux firent le Cathay. Le Cathay, ou la Chine, c'est donc tout un pour nous ; et c'est le pays du merveilleux, du bienheureux ail- leurs. J'ai longtemps cru reconnaître, à Venise, le souvenir prestigieux de la Chine et de Marco Polo, dans les chameaux de pierre, à une bosse, que l'on y voit inscrits à la façade d'une église ou à la maison du More ; peints aussi par Carpaccio ; et sur des portés de laque, conservées au palais Rezzonico. Il m'a fallu déchanter : les chameaux de Venise ne sont pas chinois. Ceux qui n'ont qu'une bosse sont des dromadaires (chanson de Tristan Bernard). Or les dromadaires ne dépassent guère les pays du Levant. Sur les pistes du Gobi et de Mongolie, défilent les chameaux à deux bosses qui mènent les caravaniers jusqu'à Cambeluc-Pékin. Entre le xm e et la fin du xvi e siècle, l'Europe eut le temps d'oublier un peu le fabuleux voyage du Vénitien. Quand les Portu- gais et les Hollandais, rouliers des mers, eurent débarqué à Canton, ils en rapportèrent des porcelaines, dont le décor enflamma les imaginations. Bientôt, les navigateurs, retour de Canton, ne furent pas en mesure de satisfaire les demandes d'acquéreurs, devenus de plus en plus nombreux. Qu'à cela ne tînt ! On comblerait curio- sités et convoitises. On s'ingénierait à fabriquer sur place des « la- chines ». Il y aura à Paris, au xvir siècle, une douzaine de maga- sins de « lachines » : le départ était pris, le départ des chinoiseries... T es connaisseurs d'histoire de l'art rangent les chinoiseries *-* dans ce qu'il est convenu d'appeler le « baroque »... « Aspect, selon Focillon, qui se matérialise par l'exubérance et la fantaisie qu'offre chaque style à un moment déterminé de son épanouisse-
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CHINOISERIES

Mar 22, 2023

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CHINOISERIES
" E 1 mbarquons, s'il vous plaît, pour le pays du Cathay qui fut ainsi désigné par Marco Polo. En Chine du Nord régnait, au
x m e siècle, la dynastie proto-mongole des Kithan, dont les Occi­ dentaux firent le Cathay. Le Cathay, ou la Chine, c'est donc tout un pour nous ; et c'est le pays du merveilleux, du bienheureux ail­ leurs.
J'ai longtemps cru reconnaître, à Venise, le souvenir prestigieux de la Chine et de Marco Polo, dans les chameaux de pierre, à une bosse, que l'on y voit inscrits à la façade d'une église ou à la maison du More ; peints aussi par Carpaccio ; et sur des portés de laque, conservées au palais Rezzonico. Il m'a fallu déchanter : les chameaux de Venise ne sont pas chinois. Ceux qui n'ont qu'une bosse sont des dromadaires (chanson de Tristan Bernard). Or les dromadaires ne dépassent guère les pays du Levant. Sur les pistes du Gobi et de Mongolie, défilent les chameaux à deux bosses qui mènent les caravaniers jusqu'à Cambeluc-Pékin.
Entre le x m e et la fin du xvi e siècle, l'Europe eut le temps d'oublier un peu le fabuleux voyage du Vénitien. Quand les Portu­ gais et les Hollandais, rouliers des mers, eurent débarqué à Canton, ils en rapportèrent des porcelaines, dont le décor enflamma les imaginations. Bientôt, les navigateurs, retour de Canton, ne furent pas en mesure de satisfaire les demandes d'acquéreurs, devenus de plus en plus nombreux. Qu'à cela ne tînt ! On comblerait curio­ sités et convoitises. On s'ingénierait à fabriquer sur place des « la- chines ». Il y aura à Paris, au xv i r siècle, une douzaine de maga­ sins de « lachines » : le départ était pris, le départ des chinoiseries...
T es connaisseurs d'histoire de l'art rangent les chinoiseries *-* dans ce qu'il est convenu d'appeler le « baroque »... « Aspect,
selon Focillon, qui se matérialise par l'exubérance et la fantaisie qu'offre chaque style à un moment déterminé de son épanouisse-
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ment. Tous les styles, en d'autres termes, traverseraient une phase d'archaïsme, une phase classique : celle de la pléniture et de l'or­ dre, une phase de maniérisme ou d'imagination qu'on peut appeler baroque ». Au xvnr 5 siècle les chinoiseries entreront dans le style caractérisé par la rocaille, et ce sera le rococo, qui ne figure, en somme, qu'un sous-produit du baroque.
Le goût du bizarre, de l'irréel précéda de loin, celui du surréel, si l'on ose dire. Nous regarderons, grâce à notre lanterne magique, des projections de chinoiseries, dans l'éclairage du fameux mani­ feste, signé André Breton :
« Cet été, les roses sont bleues ; le bois, c'est du verre. La terre drapée dans sa verdure me fait aussi peu d'effet qu'un revenant. C'est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L'existence est ailleurs. »
Ailleurs, toujours ailleurs... Anywhere ont of the world. Au pays jaune où sont les cormorans.
Dans les chinoiseries, la pagode joue un rôle exemplaire. Nous la trouverons aux vases, aux plats, aux assiettes, aux meubles et aux étoffes ; quelquefois dressant son architecture ambitieuse. Mais, attention ! La pagode n'est pas seulement une tour, qui se termine en pyramide, arrondie par le haut, avec six, neuf ou onze étages en retrait formant autant de terrasses : la pagode signifie — double sens — un magot ventru, une figure grotesque, une cari­ cature.
Les premiers objets, d'inspiration soi-disant chinoise, apparu­ rent en Angleterre au début du xv i r siècle. Le premier comte de Northampton a possédé un lit extravagant, noir et argent, qui porte à sa tête les armes en argent des nouveaux nobles Northamp­ ton, mais entre des laques de Chine.
Le goût des laques se propagea... En France, les premières œuvres d'art chinoises figurent dans les collections de Mazarin. On commence seulement à en exploiter les inventaires qui appor­ teraient des lumières nouvelles.
Le bureau de Mme de Sévigné (collections Carnavalet) serait de l'authentique ébénisterie chinoise. Mais vit-on jamais un tel meuble chez un habitant du Cathay ?
A la même époque une pièce du château danois de Rosenborg, décorée de panneaux verts imitant la laque, dans des cadres « si­ mili écaille », fut aménagée pour le roi Christian IV. Une jonque chinoise, par Simon Clause (né en 1615), au même Rosenborg Slott, est agrémentée de dessins d'or en relief. Elle est conduite par un jeune homme coiffé d'un turban d'où pendent six pieds de plumes.
Delft, puis Nevers connurent, au milieu du xvir 3, de très grands
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succès. Les compagnies des Indes — la britannique, la hollandaise, la française — jouent dans l'histoire des chinoiseries un rôle éminent. Nous sommes témoins d'un étonnant voyage — un aller et retour — Londres-les Indes-Canton — et Canton-Londres — ré­ sulta des exigences européennes. Je m'explique. En 1643, les directeurs londoniens de la compagnie émirent des réclamations auprès des fabriques indiennes qui envoyaient des marchandises mal adaptées au marché anglais « Dorénavant nous souhaitons da­ vantage des fonds blancs, avec branches et fleurs en couleur — tandis que la plupart de vos couvre-pieds ont des fonds rouges, qu'on n'aime pas beaucoup ici. » Les Indiens entêtés restaient pour­ tant fidèles à leurs modèles. Alors les directeurs de Londres com­ prirent que le moyen de satisfaire la clientèle était d'envoyer aux Indes les prototypes de ce qu'elle souhaitait recevoir. Ils écrivirent à leur factorerie de Surat : « Nous vous adressons divers patrons de Chinz. » Les calicots couleur rose Tudor, illustrés de maisons de briques, qui reprirent le chemin de Londres, étaient des dessins anglais, de style chinois ! Ces hybrides exportées d'Inde en Chine comme une nouveauté furent adoptées par Canton qui livra désor­ mais ce que l'on en attendait.
T es décors de singeries et de chinoiseries sont surtout à voir dans l'œuvre gravée de Jean Berain dont les motifs servirent
à la faïence de Moustiers. Berain a dessiné des costumes ; organisé des bals pittoresques, donnés à la cour. Le roi Louis X I V parut « en habit moitié à la persane, moitié à la chinoise ». Le Musée de l'Opéra possède des gravures et dessins de Berain. On y voit plus de singes que de Chinois ; des encadrements à la grecque, des rinceaux de la Renaissance. Berain a su mêler aux formes clas­ siques ses figures simiesques. Ne négligeons pas que l'on attribue à Berain l'honneur d'avoir servi l'imagination de Watteau.
T e coup de baguette, qui allait faire surgir un palais dans le parc de Versailles, fut donné par Louis XIV, en 1670, pour plaire
à la favorite, Mme de Montespan. Œuvre de l'architecte Le Vau, ce fut d'abord, écrira Saint-Simon, « maison à aller faire des col­ lations ». En quelques mois, de l'année 1670, un petit château s'éleva qui « fut regardé d'abord de tout le monde (cf. Felibien), comme un enchantement, car n'ayant été commencé qu'à la fin de l'hiver i l se trouva fini au printemps, comme s'il fût sorti de terre. Avec les fleurs des jardins qui l'accompagnaient ». Ce Trianon « travaillé à la manière des ouvrages qui viennent de Chine » fit aussitôt
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fureur. Il était rehaussé d'un décor où le blanc et le bleu des « carreaux de Hollande », c'est-à-dire des plaques en faïence de Delft, ornées de rinceaux de feuillage, étincelaient au soleil parmi les plombs dorés des combles. Des vases blancs et bleus posés sur la balustrade, des bustes de marbre blanc sur des consoles de faïence y mettaient un contraste avec la pierre blonde des mu­ railles et la brique des hautes cheminées.
On pensait à la Chine — mais quelle Chine ? Celle de la pagode que décrivaient les relations des missionnaires catholiques ? L'in­ térieur du Trianon de porcelaine était adapté au goût chinois, ou plutôt hollandais ; i l n'est pas inutile de noter que ces faïences claires ne venaient pas de loin : d'une manufacture voisine établie à... Saint-Cloud.
Dès 1680, le fragile édifice, né du caprice royal, commençait à se déliter. On l'abattit en 1687. Mansart construisit à sa place le Grand Trianon rose que la V e République a réparé, rajeuni, jus­ que dans ses fondements. Du Trianon de porcelaine, i l ne reste aucune image. Tout au plus peut-on voir quelques-uns de ses car­ reaux de faïence au musée de Montpellier.
Le Trianon de porcelaine donnait le ton. Il n'était pas petit prince d'Allemagne, souverain de Pologne ou de Scandinavie, qui ne voulût s'offrir le luxe de contempler dans son parc pagodes, mosquées, ponts en dos d'âne.
W/'atteau peignit en 1719 des Figures chinoises et tartares, pour le " cabinet du roi du château de la Muette ; elles ont malheureu­
sement disparu. Une des gravures de la Muette sauvée des désas­ tres montre une femme qui tient un parasol d'une main et, de l'autre, une sorte de plumeau. Elle est assise, jambes croisées, sur une racine tortue ; un mandarin chauve à longues moustaches et un autre personnage, coiffé d'un chapeau pointu, — s'agenouillent en une silencieuse adoration.
Si le Trianon de porcelaine avait inspiré les amateurs de bâti­ ments, les peintures, dessins et gravures de Watteau présidaient aux chinoiseries de l'Europe entière : courtisans obséquieux, pa­ godes, dévots adorateurs, dais et baldaquins suspendus dans les airs, en sont les principaux attributs.
Après Watteau, Boucher est l'auteur de cartons de tapisseries de Beauvais (1720) : réception par le prince ; audience de l'Em­ pereur, foire chinoise. On dit que Boucher s'inspira de dessins rapportés de Chine par le Père Attiret. Mais, s'il a pris à celui-ci quelques détails de costumes et d'accessoires, l'esprit de ses ta­ pisseries est européen. Et l'on peut se demander ce qu'en pensa
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l'Empereur K'ang hi, quand i l eût reçu comme don de Louis XIV, une série de ces tapisseries. Il les aura trouvé exotiques et très peu chinoises.
Une autre série fut réalisée à Aubusson. Boucher ne s'est pas borné à ces cartons. I l a peint des trumeaux ; des éventails ; gravé une carte pour la boutique de Gersaint, intitulée : « A la pagode » ; brossé un décor de ballet, « Les fêtes chinoises ». Pour Boucher, l'Orient, la Chine ne sont ni mystérieux, ni figés ; mais gais et volup­ tueux. Dans l'atmosphère de Cythère chaque mandarin est un petit maître, chaque Chinoise une coquette qui minaude.
F a fantaisie de Watteau inspira Christophe Huet dans la grande *-* singerie qu'il peignit au château de Chantilly, en 1735. Les
principales figures sont des Chinois ; leurs compagnons sont des singes : aimables et insolentes petites créatures qui dansent sur les murs, contrefont les travaux et les plaisirs des hommes. Us semblent empruntés aux gravures de Jean Berain, déjà mentionné. Watteau lui-même n'avait-il pas composé, pour le Régent, les singes peintres ?
A l'hôtel de Rohan, Huet a représenté des Chinois occupés à des jeux d'occident : le bal champêtre, le chaudront, le chien dressé, le charmeur, le mât horizontal, la chandelle, le colin-maillard... Bulles de savon, tête-bêche, balançoire, cartes, saut de mouton, raquette... l'ensemble est beaucoup plus qu'une singerie, une chi­ noiserie.
Le château de Champs (à cinq heures de Paris), possède un salon de compagnie où les boiseries claires encadrent des scènes chinoises. Un cabinet d'angle, en camaïeu bleu, offre les délices de chinoiseries qui peuvent avoir été commandées par Mme de Pompadour, puisqu'elle s'intéressa à Champs, dès 1757, et que Huet ne mourut qu'en 1759. Il semblerait plutôt qu'elles aient été exé­ cutées aux environs de 1740. Quelle que soit la date précise à la­ quelle furent peints les Chinois et les Chinoises de Champs, dans leurs costumes un peu turcs ou tartares, entourés d'arabesques, de fleurs, d'oiseaux et de visages, ils sont contemporains de ceux de Chantilly et de l'hôtel de Rohan.
Boucher avait matérialisé les chinoiseries rêvées par Watteau. Pillement, inventeur de sujets inconsistants ou grotesques, peindra pour le roi de Pologne, Auguste Poniatowski, une pièce du palais de Varsovie (1765-67). Plus tard, Pillement ira au Portugal. Un panneau de soie inspiré de ses peintures est possédé par le musée de Lyon. L'astronome, l'œil fixé à son télescope, porte un chapeau pointu, couleur d'or pâle et sommé de clochettes. Un manteau vert,
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jeté sur les épaules, s'ouvre sur une robe rose aux longues man­ ches. Le télescope est braqué vers un monde sidéral, où nous n'avons pas encore su aborder.
T \ a n s la seconde moitié du xvn e siècle une vogue pour tout ce qui venait d'Orient avait prévalu en Europe. Il n'y eut pas de
palais princier ou de manoir grand-ducal qui ne s'honorât d'un cabinet de porcelaine, de lits pseudo-chinois, de fabriques dans ses jardins — toutes nouveautés auxquelles conviaient les récits de voyageurs. A ceux-ci les Européens devaient un mystérieux breuvage, fait avec « l'herbe cha ». La compagnie hollandaise des Indes orientales introduisit les premiers échantillons. En peu de temps le cha, alias ta ou thé devenait la principale importation de l'Extrême-Orient ; et pour les Anglais, une nécessité vitale ! 23 livres importées en Angleterre en 1666. 20.000 livres à la fin du siècle ! Des objets devenaient nécessaires à sa consommation, bouilloires, théières, petits pots, boîtes à thé. On s'était servi de modèles venus de Chine : désormais ou en fabriquait dans le Staffordshire et autres provinces. A Paris on servira le thé à l'anglaise, chez le prince de Conti. Pour servir le thé, i l faut des porcelaines. Les manufactures se multiplieront, en France, en Allemagne... Saint- Cloud, Nevers, Marseille, Meissen, Nymphenburg, Charlottenburg, Hôchst, qui ne sont citées que comme exemples.
ï 9 exemple le plus élaboré de chinoiseries subsiste à Naples, où ^ fut créée dans la villa royale de Portici, un salon, transporté
ensuite à Capodimonte (circa 1757-59). Tel fut le succès de cet étonnant décor que le roi Charles III d'Espagne, étant monté la même année sur le trône, fit venir à Aranjuez, près de Madrid, les artistes de la fabrique de Capodimonte. Il leur commanda de reproduire ce qu'ils avaient tellement bien réussi, de l'autre côté de l'eau. On retrouve à Aranjuez, des motifs de Capodimonte ; mais, tandis que les personnages italiens ont des aspects, des atti­ tudes bizarres, les groupes espagnols d'Aranjuez rappellent des fresque peintes par... Giovanni Domenico Tiepolo, pour la villa Valmarana, près de Vicence. Or Domenico était à Madrid, en 1761, où i l aidait son père à peindre le plafond de la salle royale. Il pa­ raît probable qu'il ait mis la main au salon d'Aranjuez, dont je garde le souvenir amusé : celui d'une magnificence excessive : carreaux clairs composant des ensembles, liés entre eux par des joints de guirlandes, de rubans et de fleurs, dans des perspectives de glaces fuyant à l'infini. Du plafond de stuc, où volettent oiseaux
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et papillons, descend un lustre monstrueux que retient d'une patte un singe contorsionné. Mais les personnages d'Aranjuez surclas­ sent ceux de Capodimonte •— parce qu'ils ont été, probablement l'œuvre de Tiepolo. Ce qui me remet encore en mémoire une visite à la villa Valmarana, sur les coteaux de Vicence. Le comte italien, propriétaire de la villa, admet le visiteur, sans lui cacher sa morgue ni son ennui. Il est pourtant environné de gracieuses fi­ gures, bleues et roses, lesquelles invitent ceux qui les contemplent à la gentillesse et au plaisir.
T l nous faut maintenant regarder un autre aspect des chinoi- -•- séries : parler des jardins — soi-disant chinois et plutôt anglo-
chinois — qui furent inventés à Londres. William Chambers, connu pour sa carrière d'artiste et d'écri­
vain, possédait un portefeuille de dessins qu'il prétendait avoir faits en Chine, dans sa jeunesse. Un cargo l'avait en effet mené jus­ qu'à Canton, où i l passa quelques jours. Il avait dédié, bien des années plus tard, un folio à la princesse douairière de Galles qui mordit à l'appât. Chambers, encouragé, allait entreprendre ses constructions sino-mauresques, dans les jardins de Kew. Il ne mé­ nageait pourtant pas ses réserves à l'architecture chinoise. Ironie du sort ! Son nom reste attaché à l'un des seuls bâtiments qui lui ait survécu : la fameuse pagode, élevée en 1762 et dont le succès fut tel qu'on la retrouve, notamment près d'Amboise à Chanteloup, et jusque sur des étoffes, les fameux chinz. Chambers avouera avoir écrit sur les jardins à la chinoise, plutôt comme un artiste que comme un voyageur qui transcrit ce qu'il a vu. Le jardin anglo- chinois passa, bien à tort, pour avoir une origine chinoise. De nos jours, un auteur britannique, constate que ces jardins étaient le complément des fêtes champêtres de Watteau, des pastorales de Boucher et de Fragonard, de la nouvelle Héloïse et de Paul et Vir­ ginie : « Proclamer, ajoute-t-il, qu'ils ont une origine purement an­ glaise serait verser dans le chauvinisme. » Cet Anglais, modeste, pense dans son jardin élaboré, moins à la Chine qu'à la France.
T a mode des chinoiseries en Angleterre, au zénith vers 1760, allait décliner. Elle gonflera encore la figure étonnante du
prince de Galles, le futur George IV. Né en 1762, le prince avait été élevé à l'ombre de la pagode de Kew, à laquelle son père por­ tait un attachement véritablement déréglé, ce dont on s'aperçut quand l'esprit du roi se dérangea tout à fait.
Le prince de Galles avait chargé l'architecte Henry Holland de transformer à Brighton une ferme en un pavillon, petit mais cons-
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truit à grands frais. Bientôt jugé insuffisant, ce pavillon dut être agrémenté d'une longue galerie où des fenêtres seraient éclairées « par des verres colorés », « à la chinoise ». Des témoins déclarè­ rent que le pavillon de Brighton offrait un spectacle bizarre, ef­ frayant, même hideux. Des statues de Chinois, grandeur nature, en robe de soie, accueillaient les visiteurs. Les murs étaient tendus de papiers peints où se déployaient des fleurs exotiques et où des oiseaux s'envolaient vers des plafonds bleu turquoise et rose corail. Des bannières pendaient aux encoignures. Les meubles — imitation bambou — étaient chargés d'une foule de porcelaines, de laques et cloisonnés. Certains visiteurs trouvaient ce décor trop voyant. Une vieille fille, Miss Berry, relatera dans son journal : « Trop de Chine de toutes espèces, c'est plutôt un magasin que la demeure d'un prince ». Il est vrai que miss Berry expose les rai­ sons de sa mauvaise humeur : « J'avais la migraine, qu'aggravait la fanfare militaire qui jouait bruyamment dans la salle à man­ ger ». Cette salle à manger sera la première pièce en Angleterre éclairée et chauffée au gaz.
Brighton, reconstruit en 1803, le nouvel architecte s'inspira de documents dessinés dans l'Inde, à Delhi et Agra. Quand i l dut cou­ ronner l'édifice d'un dôme, i l s'inspira... de la halle au blé de Paris. En 1821, un nouvel architecte, cédant aux objurgations du prince, devenu George IV, acheva le bâtiment : indien à l'exté­ rieur, chinois à l'intérieur. « Je ne pense pas, disait la princesse de Liewen, que, depuis Heliogabale, on ait vu tant de magnificence et de luxe. » Rappelons le lit dédié par Delacroix à Sardanapale.
Quoique les critiques ne furent pas ménagées à George IV, les premières décennies du_xixe siècle connurent généralement en Angleterre, un regain de chinoiseries. Les manufactures de porce­ laine multiplièrent leurs productions, bleues et blanches. Le motif le plus populaire semble avoir été celui du saule, gravé par Thomas Minton dès 1780, et toujours repris par les manufactures, notam­ ment celles de Spode :…