CHAPTER DEUXIEME Quand on aborde les oeuvres d'Andre Malraux, ce qui nous frappe d'emblee c'est sa fascination pour les civilisations etrangeres surtout son gout de l'orient. "Mais c 'est l 'obsession d' autres civilisations qui donne a la mienne, et peut-etre a rna vie, leur accent particulier. A mes yeux du moins" 1 .? Quittant son pays de naissance, pourquoi Malraux est-il alle si loin, en Orient pour situer ses oeuvres? "Voila un gracton qui des 1 'adolescence, s 'est avance vers elle ( il s'agit de la societe occidentale franctaise) l'oeil mauvais, un poignard a la main, qui a cherche en Asie 1 'endroit le plus 2 vulnerable" • Est-ce le gout de l'exotique et de l'aventure qui l'a pousse a faire derouler ses premiers romans en Asie-en Orient? Quelle est done la force qui 1 'a mis en contact avec ces contrees lointaines? Voila des questions qui se posent dans l'esprit de tout lecteur qui veut penetrer dans le monde romanesque de Malraux. "Mais pourquoi suis-je alle en Asie? Savez-vous que c'est la question que m'a posee 1. Gaetan Picon, Malraux par lui-meme, "Ecrivains de toujours", Paris, Seuil, 1953, P. 18. 2. Les Critiques de notre temps et MALRAUX, Paris, Garnier, 1970, P. 63. 62
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CHAPTER DEUXIEME
Quand on aborde les oeuvres d'Andre Malraux, ce qui
nous frappe d'emblee c'est sa fascination pour les civilisations
etrangeres surtout son gout de l'orient.
"Mais c 'est l 'obsession d' autres civilisations
qui donne a la mienne, et peut-etre a rna vie,
leur accent particulier. A mes yeux du
moins"1
.?
Quittant son pays de naissance, pourquoi Malraux
est-il alle si loin, en Orient pour situer ses oeuvres? "Voila
un gracton qui des 1 'adolescence, s 'est avance vers elle ( il
s'agit de la societe occidentale franctaise) l'oeil mauvais, un
poignard a la main, qui a cherche en Asie 1 'endroit le plus
2 vulnerable" •
Est-ce le gout de l'exotique et de l'aventure qui l'a
pousse a faire derouler ses premiers romans en Asie-en Orient?
Quelle est done la force qui 1 'a mis en contact avec ces
contrees lointaines? Voila des questions qui se posent dans
l'esprit de tout lecteur qui veut penetrer dans le monde
romanesque de Malraux.
"Mais pourquoi suis-je alle en Asie?
Savez-vous que c'est la question que m'a posee
1. Gaetan Picon, Malraux par lui-meme, "Ecrivains de toujours",
Paris, Seuil, 1953, P. 18.
2. Les Critiques de notre temps et MALRAUX, Paris, Garnier,
1970, P. 63.
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Val~ry lorsque je l'ai rencontre pour la premiere
f . 1
Ol.S".
C'est la question effectivement que tout le monde se pose. On
sai t que le decor de La Voie Royale est le Cambodge en
Indo-chine; celui des Conguerants et de La Condition Humaine est
la Chine ; et une grande partie de ses "hauts dialogues" des
Antimemoiresfse fait en Chine et en Inde.
Il y a eu un dialogue interrompu entre Malraux et
1' Inde durant pratiquement toute sa vie, puisque la derniere
illustration de son dernier ouvrage sur 1 'art represente un
"~iva dans ant". Et dans les Antimemoires, il note a propos de
son voyage de 1958, qu' il venait "de retrouver 1 'une des plus
profondes et des plus complexes rencontres de (sa)
. 2 Jeunesse." Malraux avait fait jusqu'a la parution des
Antimemoires, quelques rapides sejours en Inde: en 1929-1931, il
a visite le nord; en 1958, le general de Gaulle 1 'a envoye en
mission aupres de Jawaharlal Nehru; en 1965, au cours d'une
longue croisiere qui l'a mene jusqu'en Chine, il a fait une
escale a Bombay et est revenu a Delhi s' incliner sur la dalle
funeraire de Gandhi. Nous voyons que ses sejours sont espaces et
de courte duree, et ainsi ne sont pas lies dans sa vie ni a
l'aventure solitaire, comme dans le Combodge, ni a la fraternite
combattante. C'est done pour d'autres raisons que Malraux tente
de "saisir les grandes rumeurs" dont l'Inde l'obsede"3
. Le plus
simple, le moins artificiel, c•est de suivre tout simplement ce
dialogue dans le temps et de degager quelques points forts. Il
1. Gaetan Picon, Malraux par lui-memg, P. 12.
2. Andre Malraux,Antimemoires, Paris, Gallimard, 1967, p. 291.
3. Ibid., p. 292
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ne s'agit eviderrunent pas de tout dire, mais simplement d'en
relever quelques lignes directrices.
Tout d'abord, premiere rencontre de Malraux et l'Inde,
alors qu'il etait tout jeune, c'est la decouverte du musee
Guimet. Il raconte quelque part que, "quand ( il) etait enfant,
on (le) conduisait parfois au musee Guimet." C'est d'ailleurs a
Guimet qu'il aura l'idee de preparer !'expedition indochinoise.
Le musee Guimet, a l'epoque, etait, encore plus qu'aujourd'hui,
le monde de l'art d'influence indienne. C'etait le bouddhisme,
pour des raisons conjonturelles d' ail leurs et le fait que les
archeologues fran9ais avaient surtout travaille dans ce que nous
appellerons l'Inde exterieure, c'est dire soit au
Gandhara, soit dans l'actuel Cambodge, et la vision qu'on avait
du bouddhisme dans les annees 1900, au debut du siecle, qui vont
profondement marquer Malraux, et qui resteront les deux valets
essentiels de son bouddhisme : d'une part, un bouddhisme associe
au pessimisme, a une vision pessimiste de la vie, et d 'autre
part, la fraternite, qui distingue le bouddhisme d'autres
religions de 1 'Asie, en particulier de 1 'hindousime. Et
d'ailleurs, nous remarquons que dans les ouvrages sur l'Inde qui
datent du debut du siecle, on parle beaucoup plus du boddhisme
que de l'hindouisme, et surtout, on en parle d'une fa9on
beaucoup plus favorable, comme si on trouvait dans le bouddhisme
une sorte de christianisme oriental.
Apres la guerre de 14-18, !'Occident est desempare et
uncertain nombre d'intellectuels se tournent vers l'Asie. C'est
l 'epoque ou les valeurs occidentales sont profondement remises
en question. Andre Malraux a tres tot senti que le monde
europeen, angoisse par le spectacle catatrophique des guerres et
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par la deroute des valeurs, se voyait condamne a une lente mort
a moins que sa generation ne fasse appel a de nouvelles sources
d'inspiration. Les deux grandee civilisations grecque et romaine
avaient deja enrichi la pensee europeenne depuis la Renaissance.
Mais Malraux croyait maintenant que les enseignements que l'on
pouvait en tirer n'apporteraient pas de solution utile aux
problemes survenus apres la 1ere guerre mondiale. Il entendait
plutot renouveler l'art et la pensee de !'Occident par un retour
aux arts primitifs et par la decouverte des civilisations encore
inconnues de son monde. Cette notion de l'art, Malraux l'avait
donnee dans son article sur "Les origines de la 122esie
cubiste" et dans saprefaceau "Catalogue .Qg !'Exposition .Q_,_
Galanis." Mais jusqu 'a cette date tout ne s 'etait elabore que
dans la pensee et par la pensee seule. Alors, il restait a voir
comment 1 'experience des arts etrangers pouvait effectivement
sauver ce quiparaissaitperdu dans 1 'Europe de 1 'apres- guerre.
Les fouilles archeologiques qu'Andre Malraux effectue en
Indochine en 1923 apportent une reponse partielle a cette
question.Delapenseesurl'art, Malraux passe a !'experience de
l'art. Ilallaittirerdela brousse cambodgienne quelques vestiges
de 1 'artKhmer.L'etude que nous ferons de ces fouilles tentera
d'abord de decouvrir les motifs profonds qui ont conduit Malraux
de temples grecs ou chretiens aux temples Khmers. No us
degagerons ensuite les notions que le jeune archeologue va
extraire de cette experience indochinoise, tant pour le domaine
des arts que pour celui de 1 'homme occidental. Tel sera le
permier objet de ce chapitre.
Le second traitera essentiellement du retour d'Andre
Malraux dans le monde europeen de 1925. En effet au moment ou
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Andre Malraux revient de l'Indochine, !'Europe traverse une de ses
plus graves crises depuis la grande guerre. Tout avait ete
detruit. De nombreux intellectuels repetaient a la suite de Paul
Valery : "Nous autres, Civilisations, nous savons maintenant que
1 nous semmes mortelles."
Dans le monde occidental il y avait un sentiment
d'angoisse qui petrifiait les intellectuels. Le monde
de l'apres-guerre· s'interroge lorsqu'en 1925 Malruax commence
la redaction de son ouvrage La Tentation de 1 'Occident. Le
troisieme point de ce chapitre portera essentiellement sur le
role que Malraux veut confier a l'art oriental dans la
rennaissance de 1 'art occidental et f inalement nous essayerons
d' etablir un parallele entre 1 'Inde et 1 'Occident qui existe
dans l'oeuvre d'Andre Malraux.
Des etudes recentes, en particulier celle de Walter G.
Langlois I Andre Malraux, L, aventure indochinoise, ant reussi a
mettre a jour certains aspects interessants du voyage d 'Andre
Malraux en Indochine. A l'origine de ce voyage, il n'y a aucun
desir d'engagement politique. Ce n'est qu'apres avoir pris
contact avec la vie coloniale et avoir subi quelques revers de
!'administration locale que Malraux arrive a changer en mission
politique un voyage qui n'avait qu'un seul but 1 ' art khmer.
Voila, il nous semble, le point qu'il faut absolument mettre au
clair, Car, avant 1923, la recherche artistique d'Andre Malraux
correspond a une activite bien differente de l'action politique.
Andre Malraux s'embarque pour l'Indochine dans
!'intention de decouvrir quelques temples khmers situes sur
1. Andre Gide, "Reponse a l' enquete", dans Les Cahiers du Mois, OS
n 9-10, fevrier-mars, 1925, P. 18.
2. Id. Offrande Lyrigue (traduction du Gitanjali), Paris,
Nouvelle Revue Fran~aise, 1914.
en plus a fraterniser authentiquement avec les vrais opprimes,
c'est-a-dire, les colonises du tiers monde. Ainsi il acceptera
implicitement les theses malruciennes d'une exigence de la
fraternitee non vaguement universelle mais ancree dans la
realite concrete, voire historique et sociale.
Mais !'Occidental s'est longtemps mepris sur la
grandeur de la civilisation orientale. La reponse qu'Andre
Malraux fera au "Manifeste des Intellectuels de droite" de 1925
eclaire cet aspect ignore de l'Asie. Pour l'ordre, meme
interieur, l'Asie n'a rien a apprendre de nous, declare Malraux
dans ce texte qui semble repondre a celui de Gide. Avant
d'arriver a la structure de la societe chinoise, !'Occident en a
encore pour deux cents ans. "Charlemagne, affirme encore Malraux
est un assez mince empereur a cote de Chengiz Khan", de Timour
Denk qui posseda la moitie de 1 • Asie et ecrasa 1 'armee turque
laquelle venait de battre les chretiens a Nicopolis. Pour Andre
Malraux, la cour des Valois du XVIe siecle a cote de celle des
Rois perses montre certaines differences qui ne sont pas toutes
en faveur des Occidentaux. De plus, Paris est une confusion de
ruelles, au Moyen age, quand les architectes persans tracent les
grandes avenues d' Ispahan, "dessinent la place Royale aussi
grande que celle de la Concorde". Andre Malraux estime que
Versailles est un assez petit travail a cote de la ville
interdite de Pekin1 .
Si 1 'Orient exerce un certain attrait sur quelques
esprits de 1925, c'est parce que !'Orient renferme peut-etre la
1. Andre Malraux, "Les ecrivains, la culture et la guerre" dans
Vendredi, 8 novembere 1935, P. 3.
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reponse aux questions d'ordre artistique que !'Occident se pose.
on cherche fievreusement une reconciliation de l'homme avec
lui-meme et avee l'univers. Face a une tradition artistique et
humaniste qui a consacre la rupture de l'homme avec tout ce qui
n'est pas lui-meme, il devient difficile mais urgent de le tirer
de sa solitude, source de son angoisse. Les intellectuels et les
artistes occidentaux se sont appliques a fouiller minutieusement
les moindres rec:roins de 1' arne humaine, a en deceler les tares
diverses. Andre Malraux sent maintenant le besoin d'une demarche
inverse qui permettrait de retrouver l'unite perdue. Autrefois,
l'unite se faisait auteur d 'un passe limite la Renaissance
trouve son unite par un retour a l'Antiquite. Mais maintenant,
ce n •est plus l'Europe qui envahit la France, c 'est le monde
entier avec tout son present et son passe, "ses offrandes
amorcelees de formes vivantes ou mortes et de meditations"1
.
L'Orient propose une certaine unite parce qu'il a toujours conc:ru
la vie comme un ensemble indissoluble. Le Chinois Ling, dans La
Tentation de l'Occident, ecrit ace propos:
"Nous savons et sentons qu • a pres chaque acte,
quelle que soit son importance, une vie
encore cachee propose ses ramifications sans
nombre. La vie est une suite de possibilites" 2
Remarquons ici 1' etrange echo des notions sur l' art qu 'Andre
Malraux avait exposees avant son depart pour l'Indochine.
L'oeuvre d'art, il la concevait comme un germe lance au hasard
de l'histoire et qui subissait des transformations successives.
----------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, La Tentation de l'Occident. p. 143.
2. Ibid., P. 44.
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L'oveuvre etait pour lui une suite de possibilites, prete a se
reanimer a tout instant et qui entrainait avec elle aussi bien
son avenir imprevisible que son passe accumule. L'art oriental
se fonde sur des notions semblables. L'artiste oriental, comme
le sage devient un "lieu" non-limite a lui-meme, mouvement au
sein du Mouvement. ouverte des ses debuts sur les arts
etrangers, la pensee sur l 'art d 'Adnre Malraux les acceuille
comme l'oriental acceuille les mouvements du monde. Cela suppose
evidemment un univers d'oii "tout point fixe soit exclu" et oii le
mouvement, le changement, les rapports nouveaux et la naissance
sont a la base meme de la demarche de 1 'esprit1
Sans doute,
Andre Malraux avait connu, avant 1923, les recherches
passionnees de certains artistes qui desiraient se renouveler a
tout prix. Leurs tentatives retenaient !'admiration du jeune
critique d'alors parce qu'elles montraient chez ces artistes la
volonte de ne plus se laisser seduire par l'illusionisme propre
a l'art occidental. Avec Dada et le surrealisme, les choses se
passent comme si le monde occidental avait impose a ses artistes
le sens meme de sa d . ~ . 2 es~ntegrat~on Il leur a rendu
insaisissable du meme coup les mondes qui etaient etrangers au
sien. L'experience artisitique de l'apres-guerre, malgre ses
riches promesses, aboutit a une notion de 1 'art aussi fermee
que ne l'avait ete l'art du XVIIe siecle. C'est ici que Malraux
fait intervenir son experience de l'Asie. L'art oriental a eu
1. Id., D'une jeunesse europem, P. 152.
2. Andre Malraux ecrit dans La Tentation de 1 'Occident : "chaque race, et peut-etre chaque grande culture, oblige ceux qui lui sont SOumis a la creation d'un reel
particulier". (P.l37)
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son histoire et selon Malraux elle nous apprend d' abord que
1 'artiste tient son art pour le grand moyen de "communion de
1 . 1
l'homrne avec 'un~vers • En realite, 1 'art oriental est 1 ie a
une pholosophie globale de !'existence, ce qui n'a pas toujours
ete le cas en Occident. A !'oppose de !'Occident ou la gloire
supreme de l'histoire de l'art est de se jouer au fond
d' innombrables consciences obscures et tourmentees !'Orient
cherche un etat de purete et de communion de l'ame avec
l'Univers d'ou vient "la seule expression sublime de l'art et de
l'homrne"2
• Entre !'artiste occidental et !'artiste oriental il y
a une difference de nature: 1 'acte createur du premier est un
geste de conquete et d'opposition; chez le second, la creation
cherche avant tout a reconcilier, a unir et a elever. Dans
!'esprit oriental, toute oeuvre d'art, quelles que scient ses
qualites, est une oeuvre mineure parce qu 'elle n 'est qu 'une
"proposition de la beaute"3
. De plus, Adnre Malraux s'attache a
l'art oriental pur d'autres raisons. Dans La Tentation de
1 'Occident, Ling affirme que les Chinois possedent un sens des
vies etrangeres, "des vies essentiellement differentes des
n6tres". Ce sesns impregne l'art populaire et les arts
plastiques chinois a tel point qu'il est impossible de les bien
d ~ . 1 . 4 compren re a quconque ne s 'appu1.e pas sur u1." • En cela,
Malraux demeure fidele a l'esthetique cubiste des artistes qu'il
a connus. Les artistes de cette epoque brisaient avec un art qui
1. Id., Les Voix du silence, P. 42.
2. Id., La Tentation de !'Occident, P. 40.
3. Ibid., P. 38.
4. Ibid.: P. 117.
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s'etait presque invariablement efforce d'imiter la nature. Ou
plut6t, ils brisaient avec une conception de l'art ou l'oeuvre
devait aider a connaitre le sujet reel ce qui s'etait
reellement passe a Bethleem, ce qui s'etait passe sur tel ou tel
champ de bataille. C'etait facile a comprendre que Malraux s'est
attache a 1' art oriental qui n' a pas, selon - 1 ui, connu de
periode" realiste". Il con9oit alors 1' artiste oriental comrne
celui quiarrive a une notion des etres ou des choses non par la
connaissance rationnelle mais par le jeu de sa sensibilite sur
les etres et sur les hoses. Ainsi Malraux constate que
l'Occident n'a jamis pu representer des animaux qu'en tant que
parodie de certains gestes humains tandis que l'Orient a su
creer des caricatures d'animaux qui se passent de toute
comparaison avec la realite humaine. Le bestiaire des portails
europeens represente quelque chose de tres precis: la betise
humaine, le Peche, l'Amour, etc, tandis que celui d'Orient vit
de sa propre vie, adore le Bouddha au meme titre que les sages.
Le Chinois Ling explique que sans doute l'usage des caracteres
ideographiques a empeche les orientaux de separer les idees de
leur contenu sensible. A une idee correspond, dans l'esprit
oriental, un equivalent platique, un signe. Il n'est done pas
etonnant que l'art oriental n'imite jamais, ne represente pas,
. . . f. 1 mal.s sl.gnl. l.e Tout y est symbole. Et la valuer accordee a
l'oeuvre d'art n'est pas fondee sur ses rapports avec une
certaine realite mais sur sa force de signification d'un au-dela
ideal, sur-humain. L'idole a plus ieurs bras que l'on rencontre
souvent dans l'art khmer peut paraitre aux yeux d'un Occidental
1. Ibid., P. 133.
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comme l'allegorie grotesque d'un etat humain, un peu a la fa9on
dont le monstre de Moliere, le Misanthrope, semble etre
l'excroissance d'un travers humain. Mais dans !'esprit oriental
il n'y a pas d'excroissance, seulement des exstences
sur-humaines aupres de qui 1' idole a plusieurs tetes ou a
plusieurs bras n'est que l'intercesseur.
Il y a egalement dans l'art oriental cette volonte de
fa ire revivre certains rythmes, certains mouvements de
sensations, qui est for eloignee de la tendance OCCidentals a
tout representer par la ligne immobile du contour-"La ligne est
le symbole de 1 'espece morte" ecrit . 1
L~ng La philosophie et
l'art orientaux reposent en somme sur cette volonte de saisir,
ou plut6t de suivre les rythmes des etres et des choses.
L'artiste oriental ne connait pas le monde au moyen d'un systeme
coherent, non c'est prendre une conscience . 2 ~ntense • Cette
attitude fondamentale face a 1 'objet rappelle en Occident une
philosophie comme celle de Bergson, par exmple. Toute creation,
selon Andre Malraux est une possibilite infine de transformation
d'ou la logique do it necessairement etre exclue. Seule
!'intuition peut permettre la saisie des metamorphoses
successives de !'oeuvre d'art. Voila pourquoi Ling, !'oriental
de La Tentation de 1 'Occident, trouve parfaitement normal qu 'a
Rome tant d'eglises chetiennes aient emprunte aux temples paiens
les colonnes de leur fa9ade ou de leur interieur. Ces eglises
parees des restes de l'Emprie romian sont pour lui remain sont
pour lue un etat du mouvement beaucoup plus vaste des rythmes
1. Ibid. I P. 121.
2. Ibid., P. 158-159.
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de l'univers de formes. C'est ce qu'Andre Malraux appellera en
1957 la "metamorphose des dieux". Or, nous ne sommes qu'en 1926.
Si, d'une part, !'Oriental Ling peut prendre
consicence da la metamorphose des formes occidentales, d'un
autre cote son esprit asiatique se refuse a accepter le musee
tel que le con~oit !'Occident. Les musees europeens de~oivent un
oriental parce que les oeuvres d'art semblent participer a un
genre de competition ou seront vainqueurs lea oeuvres qui auront
exerce la plus subtile seduction sur le spectateur. L 'Europe
prefere la satisfaction de juger "a la joie plus fine de
1 comprendre" • Les musees n'apportent done a Ling aucun plaisir:
les maitres y sont enfermes et ils rivalisent entre eux avec
leurs oeuvres eternellement irreconciliables. Telle est la
manieredontLingentre-voitles musees traditionnels. Du reste
Andre Malraux lui-meme parle sous la plume de Ling. Car
1 'ecriain fran~ais connait deja l~s mecanismes de la vie des
formes et il sait, pour l'avoir ecrit en 1922 dans son etude sur
D. Galanis, que saisir les donnees specifiques de l'art, c'est
d' abord comparer et opposer. Mais nous voyons maintenant que
comparer et opposer, dans sa pensee, ne signifiait pas un geste
qui fige face a face les caracteristiques de deux oeuvres d'art
ou de deux artistes. C'est ce que font les musees traditionnels.
Ce que Malraux ententait en 1922, Ling vient 1e preciser en
1926: l'opposition et la comparaison, loin d'etre des operations
statiques de l'esprit, sont 1a mise en presence des differentes
formes de 1'art a tout instant de leur transformation et de leur
metamorphose. Andre Malraux con~oit ses rapports avec les
1. Ibid., P. 123.
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oeuvres de son Musee Imaginaire comme l'artiste orientla prend
conscience des mouvements profonds de l'univers. Ainsi Ling
ajoute que le musee incite a "comparer et amene a sentir surtout
dans une oeuvre nouvelle, la differance qu'elle apporte"1
. D'ou
a la base de son attitude devant le musee, la necessite de
saisir et de comprendre les rythmes des oeuvres plutot que de
les immobiliser en les jugeant.
Nous apercevons ici les limites que Malraux voit dans
le musee traditionnel et en meme temps le besoin qu'i1 ressent
d'un lieu plus vaste ou 1es arts du monde viendront s'offrir a
la conscience des hornrnes. car un musee, si complet et si vaste
soit-il, n. arrivera jarnais a donner a 1 'homme qui en traverse
1es salles !'impression d'une volonte puissante et unique sous
la multiplicite des oeuvres rassemblees. Le Musee Imaginaire
d'Adnre Malraux doit se situer hors du temps et hors de
1 'espace. Il est avant tout la communion avec et au-dela qu 'est
l'art, non le moyen de connaitre rationnellement des oeuvres. Il
semble done qu 'Andre Malraux a effectivement trouve dans 1 'art
oriental et dans 1 'arne de cette civilisation un appui et une
source extremement riches pour sa conception de l'art.Le voyage
qu'il entreprend a l'automne de 1923 le mene directement a l'un
des plus beaux temples khmers et il y puise les materiaux de ses
pensees sur l'art de 1926 en meme temps qu'ilprend une
conscience plus nette encore des influences que l'arne orientale
peut exrcer sur le monde occidental.
Le contact avec 1 'Asie para it a voir eu une inf 1 uence
determinante non seulement sur la conception de 1 'art d 'Andre
1. Ibid., P. 123.
96
Malraux mais egalement sur 1 'orientation de sa vie. Certains
pensent trouver en Asie des peponses a leurs interrogations,
ayant constate l'echec de !'Occident. Nous porrions citer un
exemple qui a ete peut-etre le plus celebre en France, a cet
epoque: Romain Rolland. Romain Rolland qui, parmi les
decouvreurs de 1 'Asie et de 1' Indie en particulier, eta it sans
saute le plus connu du grand public et un des artisans les plus
actifs du rapprochement entre l'Orient et l'Occident.
Comment va se faire cette devouverte de 1 'Asie par
Adore Malraux ? D'une part, comme c'etait le cas a l'epoque par
les livres et, d'autre part, par la rencontre vecue, et ce sera
l'aventure chinoise. D'abord, les lectrues de Malraux. Grace a
sa femme Clara, il a decouvert un grand mombre d'ecrivains, un
grand nombre de penseurs. Nous pourrions citer dans les annees
1923-24 plusieurs noms: Nietzsche, Spengler, etc •.....• , qui ont
compte dans la vision qu'il s'est faited de l'Asie. Nous
citerons le nom de Keyser ling, auquel il consacrera, quelques
annees plus tard, en 1929, un article dans la N.R.F., au moment
oil sera edite le Journal de Voyage d 'un philosophe. Mais il
avait deja pris connaissance des principaux aspects de la pensee
de Keyserling, quelques annees plus tot. On trouve effectivemet,
chez Malraux, comme chez Keyserling, des points communs. D'abord,
ce constat que la connaissance de l'Orient projette une lumiere
sur notre propre civilisation; Onsuite 1 'attrait, commun aux
deux hommes, pour les arts qui manifestent la "realite
metaphysique"; des rapprochements entre les arts d'Orient et
certains arts traditionnels d'Occident, entre les grottes
sacrees et 1es cathedrales; enfin et surtout peut-etre,
l'importance donnee au Bouddha, que Keyserling considere comme
Q7
. 1 "le plus grand des fils de l'Inde" C'est une expression que
1 'on trouve textuellement sous la plume de Malraux dans les
Antimemoires. I 1 y a encone quelqu 'un qui va beau coup marquer
Malraux dans la comprehension de l'Inde, c'est Rene Guenon dent
!'Introduction generale a ~etude des doctrines hindoues parait
en 1921, au moment ou Malraux commence serieusement a
s'interesser a l'Asie. L'Inde de Guenon va l'impressionner. On
peut dire que l'Inde de Malraux ce sera d'un cote le bouddhisme,
comme nous venons de le dire rapidement, et ce sera d'un autre
cote, quand il s'agit de l'hindouisme, le Vedanta. C'est tres
important de le noter, parce que, par rapport a d'autres
apprehensions possibles de 1 'Inde, 1' Inde de Guenon est quand
meme une Inde particuliere. C'est une Inde qui aspire au
detachement, c 'est une Inde austere c 'est un courant de pensee
qui est en quete de l'absolu. C'est cette Inde-la qui va
restituer effectivement celle de malraux. D'abord done, une
rencontre de 1 'Asie et de 1' Inde en particulier a travers des
livres.
Ensuite, la rencontre concrete, la rencontre vecue, au
moment de l'aventure indochinoise. Il faut noter que durant les
deux sejours que Malraux fait a Saigon, et en particulier durant
le deuxieme sejour' qui a ete un sejour volontaire, puisqu 'il
est revenu la-bas pour preter main-fort a certaines formes de
contestation avec lesquelles il se sentait en accord, dent il se
sentait solidaire, mouvement de contestation des intellectuels
annamites, - Malraux, en compagie de quelques amis, fonde un
journal, L'Indochine. Ses rencontre avec les intellectuels
1. Andre Malraux, Antimemoires. P. 330.
98
annamites lui font decouvrir l'influence qu pouvait avoir a ce
moment -la, en Asie, Gandhi. C'est done, durant ce sejour, ce
deuxieme sejour en particulier en Indochine, en 1924, que
Malraux decouvre l'importance du type d'action qu'a cette
epoque-la Gandhi menait en Inde. Certes, Malraux a rencontre
aussi Gandhi, au meme moment par le livre que Romain Rolland lui
a consacre-et qui eut un succes absolument enorme. De nombreux
Fran~ais, de nobreux Occidentaux, ont decouvert a ce moment -la
la figure de Gandhi a travers le livre de Romain Rolland. Mais
surtout, Malraux rencontre Gandhi a Saigon. Il se rend compte de
l'originalite du combat, de la forme de combat que mene Gandhi.
Un combat pour 1' independance, un combat revolutionnaire, mais
qui ne se fait pas par la voilence. Et l'image que Malraux aura
de Gandhi, 1' image que Malraux se fera de la lutte de 1 'Inde
pour son independance, restera toujours celle-ci, c'est -a-dire
une independance, pour laquelle on se bat au moyen d'une action
non-violente: le combat n'est pas separe des valeurs ethiques ;
1 'efficacite ne prime pas tout; il ne faut pas dedaigner la
morale, il ne faut pas dedaigner a l'ethique. En deux phrases
celebres ou se manifeste son imagination poetique Malraux resume
le grand et inoubliable role joue par Gandhi dans le mouvement
de la liberation de l'Inde.
"La politique de 1' Inde, c 'est l'heritier du
petit bonhomme en pagne qui avait invente
d'emmener des millions d'Indiens chercher le
sel dans l'Ocean Indien centre la gablle
1 . t 1 l"b , 1 ang a~se pour y rouver a ~ erte" .
1. Andre Malraux, Antimemoires, Paris, Gallimard, 1967, P.191.
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En 1974, lorsqu'on lui decerne le Prix Nehru de la Paix, il
declare: pourquoi 1' Inde est-elle importante? Pourquoi 1 'Inde?
Parce que le gandhisme est le seul exmple au monde d'une pensee
revolutionaire qui a it trimomphe sans verser le sang.
D'ailleurs, dans le roman Les conquerants, Gandhi sera present a
travers le personnage de Tcheng-Dal., que ses amis appelent le
"Gandhi-Chinois". Rappelons un bref passage de la conversation
entre Tcheng-Dai: et Garine, dans ce roman. Garine demande a
Tcheng-Dai: :
"Croyez-vous, Monsieur Tchang-Dal., que
1 'Angleterre se soucie de la justice autant
que vous ?
Non ••• C'est pourquoi nous f inirons par la
vaincre •.• Sans combat ( ••• ) Il pense a
Gandhi. •• (lei c'est le narrateur qui
parle). Garine, grappant sur la table du bout
de son crayon, repond lentement:
Si Gandhi n'etait pas intervenu- au nom de la
justice, luiaussi - pour briser le dernier
Hartal, les Anglais ne seraient plus aux
Indes. Et Tcheng - Dal. replique:
Si Tcheng Dal. n'etait pas intervenu,
Monsier Garine, l'Inde, qui donne au monde la
plus haute le~on que nous puissions entendre
anjourd'hui ne serait qu'une contree d'Asieen
~ lt .,l revo e . . . .
Done, durant ce sejour en lndochine, Malraux est
----------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, Les Conouirants, Paris, Grasset, lQ28, P.141.
100
impressionne par la forme de combat que meme au meme moment
Gandhi en Inde. Au retour de l 1 expedition indochinoise, Malraux
se met a la redaction de La Tentation de l 1 0ccident. Ce livre
se presente comme un echange de lettres entre un jeune Chinois
qui vit en Europe en un jeune Fran~ais qui decouvre, au meme
moment , la Chine. Done, C 1 est tres interessant dans sa forme,
parce que c'est justement le livre meme du dialogue. Et, dans
cet ouvrage, il y a le constat de la lassitude de l'occident.
L 1 0Ccident est devant le vide. On trouve l'idee de la
confrontation entre deux civilisations. Dans les Antimemoires,
Malraux declarera que "la passion que (lui a ) inspiree naguere
l'Asie ( ... ) tenait a une surprise essentielle devant les
formes quI a pu prendre l'homme, mais aussi a l'eclairage que
toute civilisation etrangere projetait sur la . 1 (s~enne)" .
Malraux, C 1 est l'homme du couple, C 1 est quelqu 1 un qui ne peut
penser qu 'en termes antagonistes. Et ce qui importe, c I est la
force de l'antagonisme. Dans ce cas precis,
1 1 antagonisme Orient/Occident, qui permet de mieux saisir son
indentite. Si Malraux donne la parole a un Chinois dans ce
livre, c'est en fait l 1 0rient tout entier, soumis au temps,
sensible aux formes diverses de 1 1 Univers qui est present, un
Orient qui est plus soucieux de conscience que d' action, mais
aussi qui est travaille par 1 1 influence de 1a pensee occidentale
et qui est sur le point de renoncer a son antique sagesse. Et en
face de cet Orient, un Occident lui aussi en pleine crise,
doutant de soi, vouanrnt ses propres valeurs se retourner centrre
lui, un Occident qui a perdu tout ce qui etait, Malraux y