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P.O Box 1044 • Dayton OH 45401-1044W • Phone: 937/277-9364 / FAX: 937/277-6516 www.lenzinc.com Liquid-filled gauges Liquid-filled pressure gauges provide a number of advantages: 1. The liquid absorbs vibration and pres- sure spikes 2. The dampening action of the liquid enables the operator to take readings during conditions of rapid dynamic loading and vibration 3. The liquid lubricates all moving ele- ments, dramatically reducing wear in the movement 4. Because most liquid-filled gauges are filled with non-aqueous liquid and hermetically sealed, they perform in corrosive environments and are immune to moisture penetration and icing, and shock effects are lessened. Liquid-filled gauges enhance the reliability and integrity of the measuring system for long periods under extreme operating conditions. ADVANTAGES OF LIQUID-FILLED GAUGES Liquid Fill Fluid Ambient Temperature Ratings (see chart below) Allowable Operating Range This is the temperature range in which the operation of the gauge is not adversely affected by the filling liquid. At tempera- tures above the maximum rating, the fluid may break down. At temperatures below the minimum rating, the fluid may solidify (freeze). NOTE: Some parts of the pressure gauge may not be able to withstand temperature above 140 degrees F. Consult with Lenz for technical assistance for these applications. Liquid-Filled Gauge Case Venting For pressure gauges with full scale ranges of 300 PSI and below (including vacuum and compound ranges of 30” HG-0-200 PSI and below), case venting (after the gauge is installed) is necessary to preserve the accuracy. Temperature fluctuations during shipment and in the process ap- plication cause the liquid filling to expand and contract which in turn increases or decreases case pressure. As a result, accu- racy can be decreased and the pointer may not return to zero properly until the gauge is vented to the atmosphere. Choose the Right Liquid The type of liquid used to fill the gauge varies with the application. Although pure glycerine provides the best performance in most appli- cations, each has its own requirements. Guidelines to help ensure that a fluid is properly matched to an application are: 1. If icing is a problem, use gauges filled with silicone oil or other comparable liquids. They have low viscosities even at -60 degrees C. 2. If the system has electric accessories such as contacts, use insulating oils, and 3. If extreme temperature fluctuations are expected, use silicone oils The higher the liquid viscosity, the greater it’s dampening capacity. The reason for this is that dampening changes in proportion to the temperature-dependent viscosity of the filling liquid. The suitable de- gree of dampening depends on the operating requirements the gauge must meet, such, as pointer response time, pressure extremes, vibra- tion, and changes in pressure. Lenz can recommend specific liquids to suit problem applications. Fill Fluid Allowable Operating Range Glycerine Dow 99.7% USP, Synthetic 1118 -4 F to 140 F (-20C to 60 C ) Centistokes at 68 degrees F Silicone Dow Corning 200 Fluid 1000 -40F to 140F (-40C to 60C ) Centistokes at 77 degrees F Halocarbon Halocarbon Products 6.3 Centistokes -40F to 140F (-40C to 60C) At 100 degrees F TB.PGO1.708
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Chaire de responsabilité sociale et de développement durable ÉSG-UQÀM

Recueil de textes CÉH/RT-25-2004

Les nouveaux mouvements sociaux et leurs évolutions récentes

Par Marina Atsé, René Audet, Marie-Hélène Blais, François Labelle,Jean-Marie Lafortune, Patrick

Laprise et Miguel Rojas

Sous la direction de Marie-France Turcotte

Troisième séminaire de la série annuelle 2004-2005 sur les nouveaux mouvements sociaux économiques

5 novembre 2004

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LES NOUVEAUX MOUVEMENTS SOCIAUX ET LEURS ÉVOLUTIONS RÉCENTES

Table des matières Introduction......................................................................................................................................2 Résumés ...........................................................................................................................................4 Éléments de synthèse .....................................................................................................................29 Textes Klaus EDER. 1993 (c1982). «A new social movement? The continuing vitality of the theory of « the new social movements », in The new politics of class: social movements and cultural dynamics in advanced societies. London: Sage, 223 p., pp 101-118. Alain TOURAINE. 1993. «Découvrir les mouvements sociaux», in F. CHAZEL (dir.), Action collective et mouvements sociaux. Paris: PUF, 267 p., pp 17-36. Nelson PICHARDO. 1997. «New social movements : A critical review » In Annual Review of Sociology. P 411 à 430 Michel WIEVIORKA. 2003. « Mouvements et anti-mouvements sociaux de demain », in COURS-SALIE, P. et M. VAKALOULIS (dir.), Les mobilisations collectives : une controverse sociologique, Paris, PUF, pp. 43-54. Nick CROSSLEY. 2003. «Even newer social movements? Anti-corporate protest, capitalists crisis and remoralization of society». Organization, 10 (2): 287-305. Marc LEMIRE. 2000. « Mouvement social et mondialisation économique : de l’AMI au Cycle du millénaire de l’OMC ». Politique et Sociétés, vol. 19, no 1, pp. 49-78 Alberto MELUCCI. 1996. «Research on collective action», in Challenging codes: collective action in the information age. Cambridge, Angleterre: Cambridge University Press, 441 p., pp 380-397.

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Introduction

e défi actuel des analystes des nouveaux mouvements sociaux (NMS) consiste à concilier l’apport de deux traditions relativement bien délimitées : 1/ celle européenne des mouvements sociaux, qui insiste sur l’asymétrie de certains rapports (au capital, à la

direction politique) à la base de dominations et d’hégémonies faisant des NMS des acteurs politiques agissant contre des adversaires dans le champ culturel, défini comme le système de valeurs duquel dérive les choix de développement et la maîtrise des forces productives; les thèses de Touraine (historicité), de Melucci (codes culturels), de Cohen (identité) et de Offe (conflit) en sont les illustrations les plus connues; 2/ celle anglo-saxonne de l’action collective (AC), qui met l’accent sur les stratégies collectives d’appropriation des ressources, passant par l’obtention d’une reconnaissance juridique et sociale, faisant des NMS des acteurs culturels (dont l’identité ne relève pas de l’antagonisme social mais de traits particuliers partagés par les militants) agissant dans l’arène juridico-politique; les thèses de Olson (choix rationnel), de Zald et McCarthy (mobilisation des ressources) ou de McAdam (processus politiques) en sont de bons exemples. La voie de la synthèse, à laquelle nous invitent les auteurs dont vous trouverez les textes dans ce recueil, consiste en la conciliation de la perspective objective d’analyse (partant de déterminations structurales) avec l’étude des motivations subjectives des acteurs (débutant par l’identification de valeurs). La démarche doit alors débuter par la circonscription de conflits/préjudices réels autour desquels gravitent les acteurs et qui, selon le contexte, leur ménagent plus ou moins de leviers ou de freins structuraux. Eder (1982) enracine les NMS dans des dynamiques plus profondes qui opposent les forces sociales pro- et anti-modernisation dans des contextes historiques donnés. Les mouvements contre-culturels et les mouvements politiques radicaux des années 1970 véhiculent respectivement selon lui des valeurs romantiques et populistes qui constituent les deux principales formes de résistance, cycliquement réanimées, face aux diktats de la raison dans la modernité. Les NMS n’apportent donc rien de neuf du point de vue du contenu de leurs revendications. Deux interrogations peuvent guider la lecture : 1/ L’aspect nouveau des NMS se résume-t-il aux modes d’organisation et de mobilisation mis de l’avant de manière toujours contingente (principalement de l’état des communications), considérant que leurs messages sont statutaires? 2/ L’analyse des NMS en termes de classes sociales est-elle encore pertinente? Le texte de Touraine (1993) aborde les traditions d’analyse des NMS, à la recherche d’une troisième voie. L’approche fonctionnaliste développée aux États-Unis dans le sillon de la pensée de Parsons consiste en une étude des corrélations entre institutions et motivations fondant le système social. L’action collective signale le mauvais fonctionnement institutionnel et les conflits sociaux se réduisent à l’intégration des minorités. L’approche élaborée en Europe s’inspire de Marx et est centrée sur l’histoire. Elle consiste en l’étude des transformations des destins civilisationnels par l’action extra-institutionnelle d’une classe révolutionnaire subordonnée à la direction d’un parti ou d’une avant-garde. Insatisfait quant à la portée réelle de ces deux traditions, l’auteur cherche à délimiter un domaine d’action qui soit le propre des NMS, entendu que les groupes sociaux se livrent une lutte pour transformer des modèles culturels en

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formes d’organisation sociale (pouvoir). Deux interrogations peuvent guider la lecture : 1/ comment l’action des NMS se différencie-t-elle des autres sphères d’acteurs collectifs? 2/ Quels sont les conflits majeurs, mobilisant les NMS, qui traversent actuellement la société? Pour sa part, Pichardo (1997) compare systématiquement les caractéristiques prêtées par les analystes aux NMS avec celles liées à leur action réelle, et conclut à une certaine imposture. En effet, que ce soit du point de vue de leur idéologie et de leurs buts, de leurs tactiques, de leur structure ou de leur composition sociale, les NMS n’ont réellement selon lui rien de bien nouveau. Deux interrogations peuvent guider la lecture : 1/ Quel est l’écart entre les postulats de l’analyse et les observations directes de l’action des NMS? 2/ Comment des analyses «déidéologisées» (dont les auteurs ne se réclament d’aucune option politique) induisent-elles tout de même un biais dans la compréhension des phénomènes reliés à l’action des NMS? Wieviorka (2003) s’intéresse à l’avènement des mouvements sociaux de demain (soit ceux qui suivraient les NMS, eux-mêmes présentés comme les avatars des anciens MS), authentiquement en rupture selon lui avec la logique d’action du mouvement ouvrier qui a servi à élaborer le modèle d’analyse des NMS. L’individualisme et le tribalisme qui caractérisent la société post-moderne ont eu raison de cette forme historique d’action collective qu’étaient les NMS. L’auteur nous incite ainsi à nous intéresser au domaine plus vaste de l’action collective, dans lequel les individus forment les unités élémentaires de l’action. Deux interrogations peuvent guider la lecture : 1/ L’approche européenne des NMS en termes de conflits entre sujets historiques se réduit-elle à une actualisation de la théorie marxiste? 2/ L’ère des NMS est-elle bel et bien close dans l’ensemble des démocraties industrielles avancées? Crossley (2003) emprunte la théorie habermasienne des NMS, qui les conçoit comme une réponse ou une résistance à la colonisation du monde vécu par la logique étatique et celle du marché, pour saisir les manifestations anti-corporatistes récentes. Dans l’ensemble, l’application est satisfaisante, nous dit l’auteur, mais des limites sont notées, touchant notamment la restriction du modèle à l’Occident et l’étroitesse des liens établis avec le Providentialisme, rendant le modèle difficilement transposable à d’autres contextes historiques. À ses yeux, la forme de protestation mise en œuvre par ce mouvement est réellement inédite et requiert que l’on renouvelle la théorie des NMS. Deux interrogations peuvent guider la lecture :1/ Est-il possible d’appréhender dans une terminologie libérale (promulguant la séparation des sphères publique et privée), comme le fait Habermas, l’action des NMS alors que leurs revendications mettent à bas cette séparation? 2/ Quelle place occupent précisément les enjeux économiques dans les revendications des NMS? Enfin, Lemire (2000) décrit l’action du mouvement altermondialiste comme relevant d’une logique d’action distincte de celle des NMS, ce qui l’amène à proposer la notion de «nouveaux NMS». Les réactions à la mondialisation économique en cours place ce volet au cœur de l’action des mouvements, au point où on peut se demander si le mouvement altermondialiste ne constituerait pas, au côté du commerce équitable, de la finance solidaire, des investissements éthiques et de l’économie sociale (Gendron) un nouveau mouvement social économique. Deux interrogations peuvent guider la lecture : 1/ Qui a-t-il de substantiellement nouveau dans les nouveaux NMS? 2/ Le mouvement altermondialiste répond-il aux critères permettant de le rattacher aux nouveaux mouvements sociaux économiques?

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Klaus EDER. 1993 (c1982). «A new social movement? The continuing vitality of the theory of « the new social movements », in The new politics of class: social movements and cultural dynamics in advanced societies. London: Sage, 223 p., pp 101-118.

Par François Labelle Les nouveaux mouvements sociaux (NMS) recouvrent un vaste éventail de phénomènes qui peuvent être divisés en deux types : les mouvements culturels et les mouvements politiques. Les premiers ont pour terrain d’action la vie quotidienne et regroupent les mouvements de type communautaire, tels les jeunes et les féministes, ainsi que les mouvements anti-industriels aspirant à redéfinir les relations entre les humains et la nature. Les seconds remettent en cause la domination de la logique bureaucratique mise en place par l’État moderne. Ils regroupent les mouvements militant pour l’environnement, le droit au logement ou l’antipsychiâtrie. Historiquement, les mouvements culturels adoptent des positions « anti-rationnelles » dans les domaines aussi variés que l’épistémologie, l’éthique et l’esthétique. Par la mystique intérieure qu’elle valorise, la contre-culture s’inscrit en faux contre la rationalisation culturelle. Aspirants à plus de pouvoir politique, les mouvements radicaux remettent en cause la rationalité formelle qui justifie une organisation sociale bureaucratisée. Selon leurs perspectives, les échanges économiques ancrés dans des relations communautaires, la démocratie directe et l’identité politique (bizarrement définie davantage en termes culturels - religieux ou ethniques - que de citoyenneté) doivent se substituer aux relations déshumanisantes impliquant « le marché » et l’État. Les NMS comme protestations néoromantiques et néopopulistes Eder rattache la contre-culture et les mouvements politiques radicaux des années 1970 à l’expression récurrente dans la modernité de valeurs romantiques et populistes selon des phases historiques de modernisation. Le romantisme est une approche anti-rationaliste et subjectiviste du monde social, tandis que le populisme adopte une position anti-intellectuelle et hostile au statu quo. Les mouvements romantiques sont généralement apolitiques et non-violents. Ils se composent à l’origine d’une fraction de la classe dirigeante animée de visions utopiques. Les mouvements romantiques du 19e siècle réunissaient de plus la classe moyenne éduquée qui, recherchant une alternative au capitalisme comme au socialisme, se tournèrent vers un modèle d’autosuffisance basé sur des coopératives rurales et s’accompagnant d’un syncrétisme religieux qui permit l’émergence de mouvements fascisants dans la première moitié du 20e siècle. Après la seconde guerre mondiale, ce nouveau romantisme cède au néoromantisme, qui met de l’avant les positions du romantisme original, si bien qu’un cycle se boucle, dominant l’action des mouvements sociaux et prescrivant un certain contenu à leurs protestations – les formes précises de protestations restant toujours tributaires des contextes historiques. Le populisme cherche plutôt à garantir l’autonomie du peuple vis-à-vis de la raison autoritaire. En contexte d’industrialisation, qui bouleverse les manières de vivre, le populisme colporte des

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valeurs conservatrices enracinées dans la tradition. Aujourd’hui encore, la rationalité formelle de la politique moderne des parlements et des systèmes judiciaires et administratifs est remise en cause par le néopopulisme. Le modèle explicatif de Eder présuppose la séparation stricte de la rationalité formelle par rapport à la rationalité matérielle. La réaction contre-culturelle dépend toutefois de ce que la rationalité formelle impose; c’est pourquoi elle peut tout aussi bien être réactionnaire que révolutionnaire. La rationalité formelle constitue le legs majeur de la modernité alors que la rationalité matérielle en constitue le sous-bassement. Craignant l’anarchie, les bureaucrates tentent de contrôler les soulèvements populistes et contre-culturels par des mécanismes institutionnels. La rationalité formelle rencontre alors la logique fonctionnaliste qui considère les acteurs sociaux et leurs intérêts comme des problèmes. Une histoire des NMS Les mouvements sociaux modernes jouent un rôle constitutif dans le développement social et sont à ce titre directement et sciemment rattachés au processus de modernisation de la société. Selon Eder, il n’en existerait fondamentalement que deux. Le premier apparaît dans le cadre de la transition d’une domination traditionnelle à une domination bureaucratique et renvoie à la réaction de la classe moyenne face à la rationalisation étatique. Le second est le mouvement ouvrier qui revendique au cœur de son émancipation politique une justice distributive. Dans les sociétés pré-modernes, la direction du changement social était impulsée par ceux qui possédaient le pouvoir et exerçaient unilatéralement leur domination. Dans les sociétés primitives, les dynamiques de changement sont encore plus éloignées des pratiques sociales participatives. Ce n’est donc que depuis l’avènement de la modernité que les mouvements sociaux jouent un rôle historique dans la production de la société. Le fait que l’orientation culturelle de la société puisse être mise en question par des pratiques opposant d’autres normes et valeurs est un trait spécifique de la modernité. Tant le mouvement ouvrier que le mouvement pour l’émancipation politique remettent en cause les traditions culturelles et proposent de baliser normativement le développement social. Les deux provoquent des changements sociaux, sans toutefois parvenir à transformer les structures étatiques. Se pose alors la question à savoir s’ils contribuent à la reconstruction de la société. Mettant l’ensemble en perspective, Eder estime que c’est face à l’État-Providence, qui redéfinit l’autonomie des groupes, l’autodétermination individuelle et les procédures discursives de prise de décision, que la protestation populiste et contre-culturelle se transforme en mouvements sociaux. Cette approche présuppose une théorie spécifique de la modernité qui la considère comme un processus cherchant à remplir le potentiel de ses structures constitutives (Habermas). Les NMS sont considérés comme nouveaux uniquement du fait qu’ils sont porteurs d’espoirs quant à la réalisation collective des potentialités de la modernité. Aspirant à décoloniser le monde vécu, ces mouvements rattachent la notion de bonheur à des considérations normatives notamment sur le plan de l’ordre social et de l’allocation des ressources. C’est par là qu’ils exercent leur action historique.

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La tâche consiste alors à réintroduire les acteurs historiques dans une théorie du développement social en partant de la constitution des actions collectives et non pas de leurs corrélats idéologiques. Cette approche des mouvements sociaux s'appuie sur deux choses : la reconstruction des orientations culturelles et normatives des mouvements sociaux modernes de même que l’analyse de la manière dont les groupes protestataires structurent ces éléments en une action collective. Tout mouvement social doit avoir une image de soi et une idée claire de ses adversaires. Il est essentiel pour la compréhension de délimiter de plus un champ d’action commun où se déroule la lutte pour le contrôle du développement socioculturel. Vers une théorie de la modernité Quand la tradition et les orientations culturelles qui caractérisent une société peuvent être mises en cause dans les termes d’une théorie de l’action, tous les ingrédients pour l’action sociale sont réunis : valeurs, normes, motivations, ressources. L’aspect dynamique de la modernité relève de cette possibilité de critique des valeurs du système d’action (société) existant. Dans sa théorie sur la production de la société, Touraine fait reposer sur des ensembles de valeurs (modèles culturels) l’orientation d’un système d’action dans les domaines de la production et de la consommation. C’est pourquoi le conflit se situe autour de ces modèles culturels, c’est-à-dire de la maîtrise des forces productives et de l’ordre moral qui l’accompagne. Pour Touraine, la lutte sociale génère un mouvement social quand l’enjeu consiste à diriger le développement social, soit en définissant les principaux aspects de l’organisation d’un système d’action historique. Les comportements collectifs correspondent aux actions autodéterminées des acteurs collectifs. À l’instar de tout sujet individuel, le mouvement social se définit par une identité collective, dans le cadre d’une relation antagoniste à un groupe adverse s’établissant dans des champs communs d’action. Les mouvements sociaux dynamisent les sociétés en proposant des modèles culturels alternatifs ainsi qu’un ordre moral qui contribue à l’institutionnaliser. La rupture entre le mouvement ouvrier et les nouveaux mouvements écologistes consiste par exemple en une opposition de vues quant au modèle de développement, productiviste ou durable, à mettre en place. La variable morale constitue le second critère pour définir un mouvement social (la première est la relation à un modèle culturel). Un mouvement social est une action collective qui vise à défendre des standards normatifs intrinsèques contre l’instrumentalisation qu’en font les élites modernisatrices. Chaque phase de la modernité possède ainsi son mouvement social et son élite dominante. Les interprétations antagonistes de l’ordre moral sont au cœur des antagonismes de classes. Quant survint l’industrialisation, un nouveau mode de développement basé sur de nouvelles finalités sociales assorti d’un nouvel ordre moral, devint dominant. La logique du développement social repose alors sur la maximisation des forces de production. L’ordre moral relève davantage d’une dimension économique que politique. Les élites modernisatrices derrière ce nouvel ordre social se composent des entrepreneurs capitalistes et des fonctionnaires d’État qui propagent un mode de développement fondé sur l’industrie et l’économie de marché. Ce système économique est structurellement compatible avec le nouvel objectif social: chacun s’accapare tout ce qu’il

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peut. Les questions de justice sont réduites à des calculs de maximisation de la richesse. Le mouvement ouvrier a émergé en réaction à cela. Ce mouvement conservait la position démocratique-radicale de son prédécesseur historique et y ajoutait une vision d’une organisation juste du travail dans une société démocratique. Le mode de développement change continuellement. Au tournant des années 1980, le développement des forces productives industrielles ne génère plus de relations sociales antagonistes. C’est plutôt le développement des sciences appliquées et des technologies de l’information qui ouvre sur de nouvelles possibilités. On assiste ainsi à la promotion d’une nouvelle orientation culturelle articulée autour d’un nouveau type d’antagonisme social opposant les technocrates modernisateurs (administrateurs de la croissance) aux clients des bureaucraties. Le conflit tourne autour de la manière de satisfaire les désirs et les besoins. Un nouveau mouvement social? Est-ce que les NMS éparpillés constituent « un » nouveau mouvement social contribuant à créer la société post-industrielle? Est-ce que ces nouveaux mouvements sociaux qui ont émergé depuis la fin des années 1960 font partie d’un système d’action historique dans lequel une nouvelle société est construite? Leurs revendications s’opposent-elles vraiment à l’ordre normatif en vigueur? Connaissent-ils leurs adversaires? En l’absence d’adversaire, les mouvements contre-culturels, dont l’identité est forte, débouchent sur des propositions utopiques quant au développement social, tandis que les mouvements politiques radicaux, dont l’identité est plus ou moins affirmée, établissent leurs stratégies d’action en tenant compte d’adversaires dans la perspective de construire un nouvel ordre social. Commentaire À l’époque où écrit Eder (1982), les analystes européens des MS sont encore plongés dans l’analyse dialectique (d’inspiration marxiste) et s’intéressent encore fortement aux aspects structuraux de l’action, ou en d’autres mots à ses causes extérieures. L’auteur en est un bon exemple, et ce, sur deux plans. Il dépeint d’abord les MS comme des formations regroupant diverses classes sociales, elles-mêmes définies par des déterminations structurelles – soit des intérêts prescrits par la position qu’elles occupent dans le système de production. Les MS s’avèrent être des méta-classes sociales dans un état de société où la stratification sociale s’est complexifiée. Puis, en figeant le substrat des revendications des NMS à titre d’expression récurrente de réticences et de résistances fondamentales à la rationalisation de la société aux différentes phases de sa modernisation, il prive les acteurs sociaux de la capacité de donner pleinement sens à leur action. Ainsi, si l’idée de cycle de protestation ponctuant la modernité est attrayante, elle épouse davantage la logique d’action prêtée au mouvement ouvrier que celle attribuée aux NMS. La thèse possède en revanche la qualité de ses défauts : elle ne s’empêtre pas dans les désignations contingentes qui feraient de chaque modification de la forme organisationnelle et du mode de protestation des MS une nouvelle ère qui appellerait une nouvelle dénomination (ex. : NMS). Les MS proposent toujours les mêmes contenus adoptant toutefois des formes contingentes.

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Alain TOURAINE. 1993. «Découvrir les mouvements sociaux», in F. CHAZEL (dir.), Action collective et mouvements sociaux. Paris: PUF, 267 p., pp 17-36.

Par Jean-Marie Lafortune L’auteur s’intéresse dans ce texte à l’héritage de l’analyse des MS pour la période 1945-1975, afin d’en prendre l’exacte mesure et de pallier les faiblesses que l’on y rencontre. Deux traditions d’analyse se partagent l’essentiel des effectifs de recherche. 1/ La perspective nord-américaine L’étude du changement social est dominée aux États-Unis par l’approche fonctionnaliste dont Parsons est la figure de proue. L’approche consiste en une étude des corrélations entre les institutions et les motivations fondant le système social. Un sous-système de gestion des tensions sociales, dont les assises se situent dans le droit, y est clairement délimité. D’où l’action des MS, auxquels on prête la capacité d’instituer en plus de celle de résister à l’instituant, s’inscrit dans le champ juridico-politique et signale son mauvais fonctionnement. Leur action est négative et indique un échec des mécanismes de traitement institutionnel des conflits. Selon cette perspective, dès qu’il s’institue, tout mouvement cesse; il devient parti, syndicat ou associations. Notons que l’analyse du comportement collectif que décrit Touraine, supplantée par l’analyse de l’action collective (AC) à compter des années 1970, met l’accent sur le fonctionnement des institutions plutôt que sur les intentions des acteurs. Or, ces intentions sont au cœur des transformations de formes de l’AC. Touraine déplore de surcroît la réduction des conflits sociaux à des problèmes d’intégration des minorités. Il considère aussi sévèrement l’alternative proposée par Tilly, plus particulièrement applicable dans le champ des études historiques, appelant l’étude de la capacité des groupes sociaux à mobiliser des ressources et à organiser l’AC. Les MS sont alors définis comme la défense collective d’intérêts (surtout économiques) individuels partagés. Pour Touraine, cette approche n’est pas plus rigoureuse que la précédente; elle est même plus confuse puisqu’elle recouvre l’action d’entités sociales aussi diverses que les groupes de pression, les syndicats et les partis. Le concept de MS peut même alors paraître superflu puisqu’il se résume à la réalité de l’action des groupes d’intérêt. 2/ La perspective européenne L’étude du changement historique, inspirée de Marx et de Lukacs, domine l’analyse européenne des MS. Celle-ci consiste en une étude des transformations des destins civilisationnels à travers l’action d’une classe sociale révolutionnaire, appuyée sur le travail des avant-gardes éclairées, permettant de dépasser les contradictions d’un certain mode de développement. Ici, les MS équivalent à des actions de masse subordonnées à la direction d’un parti. D’où l’action des MS, auxquels on ne prête aucune capacité réflexive propre, s’inscrit dans le champ extra-institutionnel. De sorte que la formation de nouveaux partis stimule la mobilisation des MS. En somme, cette perspective insiste sur la redéfinition de la trajectoire historique d’une culture ou d’une civilisation par le biais de l’action d’une catégorie sociales dominée ou exploitée. Elle recouvre cependant pêle-mêle des événements tels les révolutions culturelles, l’action de petits groupes de gauche ou de minorités contestataires, les fondamentalismes religieux et les actions libertaires.

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Saisir la spécificité des MS Cherchant à s’orienter dans ce dédale de perspectives, l’auteur propose d’abord quelques définitions. La société est ainsi considérée comme « le résultat de luttes pour la mise en forme sociale de modèles culturels valorisés dans un champ historique donné » (p. 22). Puis, abordant la dynamique conflictuelle de l’action sociale sur laquelle doit s’articuler l’analyse, il propose de l’envisager comme un «ensemble d’acteurs en conflit pour la domination et l’utilisation de valeurs qu’ils ont en commun parce qu’elles correspondent à leur situation historique (soit leur capacité historiquement définie d’agir sur leur environnement et l’organisation sociale)». Malgré ses qualités, cette approche ne semble appropriée que pour l’analyse des sociétés industrielles, alors que, nous dit Touraine, la société contemporaine repose sur les industries culturelles (soins, éducation, médias) et peut ainsi être décrite comme post-industrielle. En définitive, si elle définit assez bien les orientations des acteurs collectifs, elle s’accompagne d’une image polarisée de la société, dont l’emblème est la lutte de classe, qui n’est plus l’actualité socio-politique du monde Occidental. Dans la typologie que Touraine présente en fin de texte, au sein de laquelle les MS constituent simplement une forme spécifique d’AC, trois catégories d’acteurs sont nettement définies: 1/ les groupes d’intérêts, qui transforment les relations coûts-bénéfices en leur faveur par le recours à des processus institutionnels; 2/ les MS, mettant en cause, au-delà du système de décision, les relations de domination; 3/ les mouvements révolutionnaires, qui associent la domination sociale à un régime politique ainsi qu’à un ensemble de croyances religieuses. Ainsi, dans chaque événement historique, on peut distinguer une logique de pressions institutionnelles, les tensions induites par l’action des MS et les ruptures révolutionnaires. Le défi de l’analyste consiste alors à rendre compte de la situation par rapport à un conflit social central en vue de l’appropriation des modèles et ressources culturelles (investissements, connaissances, éthique). Bref, l’analyse des MS ne doit pas se confondre avec celle de l’histoire ni avec la rationalité des acteurs; elle doit s’articuler autour des luttes constantes que se livrent les groupes sociaux pour la transformation des modèles culturels en formes d’organisation sociale (pouvoir). Commentaire Il est curieux qu’un texte paru en 1993 ne recense les thèses portant sur l’action des MS que pour la période des trente glorieuses (1945-1975), se privant ainsi des développements les plus récents en Europe, notamment des travaux de Melucci et de Offe, comme aux États-Unis, notamment des travaux de McAdam et de Oberschall, qui ont tous tenu compte des insuffisances des premiers modèles d’analyse. En fait, la description de Touraine ne recouvre pour l’essentiel que le déploiement du mouvement social et pas encore tout à fait celui des NMS. Bref, on a affaire à une théorie transitoire. Cet anachronisme est criant, puisque certains auteurs, tels Meyer et Tarrow1, considèrent que l’époque des NMS, débutée en 1964, se termine en 1994.

1 David Meyer et Sidney Tarrow. 1998. The social movement society: contentious politics for a new century. Lanham: Rowman & Littlefield, 282 p., Introduction.

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L’effort pour cerner la spécificité des MS reste toutefois valable. Cette démarche est importante afin de bien circonscrire l’objet de l’analyse, sans quoi la confusion règne et les pistes de compréhension s’éparpillent. On peut sans doute mieux saisir son propos en reprenant le schéma qu’il élabora dans un article paru en 19852. Lorsque nous croisons les types de conflits en liens avec le mouvement social, nous obtenons un cadre d’analyse qui permet de les situer à partir des mêmes dimensions. Homo oeconomicus Systèmes totalitaires État pur Quoi qu’il en soit, force est de conclure que Touraine n’a pas réellement raffiné son cadre d’analyse au cours de la décennie 1980. On retrouve en effet, avec un décalage de 15 ans, sensiblement les mêmes éléments qui ponctuaient son premier ouvrage consacré à l’étude des MS paru en 1978. On aurait pu s’attendre, compte tenu de cet anachronisme, à ce que les études subséquentes des MS, et surtout des NMS, ne fassent référence à la perspective de Touraine que de manière allusive. Mais, non, elle exercera une influence marquante sur une autre génération d’analystes, notamment au Québec.

2 Alain Touraine. 1985. An introduction to the study of social movements, Social research, vol. 52, no 4, pp. 749-787. Schéma reconstruit par François Labelle.

Poursuite d’intérêts communs

Pression politique

Reconstruction de l’identité Défense de privilège

Révolution

Mouvement social

Sous-mouvement et côté positif Anti mouvement et négatif

Mouvement national Mouvement néo-communautaires

Mouvements historiques

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Nelson PICHARDO. 1997. «New social movements : A critical review », in Annual Review of Sociology, pp 411-430.

Par Marina Atsé Introduction L’objectif de Pichardo est de démontrer que les propositions centrales de l’école des nouveaux mouvements sociaux (NMS) sont indéfendables comme théorie ou paradigme. Le nouveau paradigme des mouvements sociaux (MS) est une addition récente à la théorie sociale qui souligne les éléments macrohistoriques et microhistoriques des MS. Au niveau macro, le paradigme des NMS met l’accent sur le rapport entre l’émergence des MS contemporains et la structure économique ainsi que sur le rôle de la culture dans de tels mouvements. Au niveau micro, le paradigme se concentre sur la façon dont se nouent identité collective et comportement personnel au sein des MS. Naissance du paradigme des NMS A l’ère de la société industrielle, la logique marxiste présentait les mouvements sociaux comme des mouvements d’émancipation de la classe ouvrière. L’objectif visé par ces mouvements était la redistribution économique. Mais dans les années 1960, des protestations d’étudiants, appelant à une meilleure qualité de vie, émergent aux États-Unis (1964), en Europe, notamment en France et à Berlin (1968), puis en Italie (1969), face auxquelles les théoriciens peinent à fournir une explication convaincante. Cherchant à reformuler leurs modèles de compréhension, certains d’entre eux ont élaboré le paradigme des NMS comme alternative au paradigme de la lutte de classes - étant donné qu’en Europe les théories marxistes restèrent dominantes jusqu’à la fin de la décennie 1980. La majorité des thèses portant sur les NMS proviennent ainsi d’une réaction aux insuffisances du marxisme (ex. : Esptein, Laclau et Mouffe, Plotke). Caractéristiques du paradigme des NMS Les caractéristiques centrales du cadre d’analyse des NMS tournent autour de l’idée qu’ils sont le propre de la société post-industrielle. Cette spécificité apparaît dans l’idéologie adoptée et dans les buts fixés, au niveau des tactiques employées, de la structure érigée et de leur composition sociale. L’idéologie et les buts Les NMS se distinguent particulièrement par la grande diversité des idéologies adoptées. C’est de cette caractéristique que découlent toutes les autres. Au lieu de se concentrer sur la redistribution économique, comme le faisaient les mouvements de l’ère industrielle, les NMS mettent l’accent sur la qualité et le style de vie. En outre, ils remettent en cause les structures des démocraties représentatives qui limitent la participation des citoyens. Ils préconisent donc la démocratie directe, les groupes d’entraide et les modèles coopératifs d’organisation sociale. Les revendications identitaires sont les plus centrales et représentent le caractère distinctif des NMS (Kauffman). L’identité est considérée comme le coeur des NMS parce que son acquisition et son affirmation font l’objet d’un travail politique. Ainsi, les rapports identitaires ont mené à une politisation sans précédent des terrains précédemment apolitiques (du type : le personnel est politique). L’autre facette de l’idéologie des NMS est le caractère réflexif des acteurs (Cohen,

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Gusfield, Melucci), ce qui signifie que les membres des NMS peuvent prendre conscience des effets de leur action et la redéfinir en conséquence. Les tactiques En réaction face au caractère peu représentatif des démocraties modernes, les NMS préfèrent rester en dehors des canaux politiques conventionnels en utilisant des tactiques disruptives et en mobilisant l’opinion publique pour gagner des appuis politiques. Ils tendent aussi à employer les formes hautement dramatiques et de manifestations costumées et théâtralisées). Cela ne signifie pas qu’ils ne s’impliquent pas dans la politique et restent en dehors de toute intégration institutionnelle. En fait, les NMS peuvent être regroupés en deux groupes : ceux qui intègrent les systèmes de régulation, de normalisation, d’exécution ainsi que les corps de prises de décision et ceux qui forment des partis politiques pour contester régulièrement pour une réforme de la représentation électorale (ex. : Baie, Hager, Kitschelt, Gelb et Paley, Rochon et Mazmanian, Tarrow). Comme le remarque Eder, les NMS incarnent une protestation des classes moyennes passant d’une croisade morale à une pression politique puis à la formation d’un mouvement social à proprement dit. La structure Les NMS tentent d’instaurer dans leurs propres structures le type de gouvernement représentatif qu’ils désirent, c'est-à-dire qu’ils s’organisent selon un modèle non-bureaucratique, décentralisé, non-hiérarchique et sont plus sensibles aux besoins de l’individu (Zimmerman). Les participants Les participants qui se mobilisent dans les NMS proviennent de la nouvelle classe moyenne, strate sociale liée aux secteurs improductifs de l’économie (instruite et oeuvrant dans le milieu universitaire, les arts et les services sociaux) et par là apte à formuler des revendications non-corporatistes. Ils ne se situent donc pas au cœur d’un antagonisme de classes mais forment plutôt des communautés idéologiques. Offe dépeint une composition légèrement différente en identifiant trois secteurs de provenance, à savoir la nouvelle classe moyenne, divers éléments de la vieille classe moyenne (agriculteurs, petits commerçants, artisans) ainsi qu’une fraction des personnes marginalisées par rapport au marché du travail (étudiants, femmes, retraités). Les études portant sur les mouvements environnementaux indiquent que leurs adhérents proviennent principalement de deux populations, soit la nouvelle classe moyenne et les communautés qui sont directement affectées par les extériorités négatives de la croissance industrielle. Les NMS comme produits de la société post-industrielle Deux écoles de pensées fort contrastées développent selon leur perspective la thèse que les NMS sont le produit de la société post-industrielle.

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L’école objective L’école objective traite des facteurs sociaux structuraux qui président à l’affirmation des classes sociales en tant que groupes conflictuels. Au sein de cette école, une première hypothèse lie l’émergence des NMS aux conditions changeantes de l’accumulation du capital dans l’ère post-moderne. Avec l’arrivée d’une économie de service/technique qui met l’emphase sur la gestion de la croissance et de l’information, l’accumulation du capital rend nécessaire aussi bien la domination sociale qu’économique. La domination implique le contrôle de la dissidence et de la connaissance, et exige donc une expansion des mécanismes coercitifs de l’État dans la sphère privée (Habermas, Melucci, Sassoon). Les NMS s’engagent donc dans l’autodéfense de la société contre l’État et l’économie du marché (Cohen). Habermas présente le processus par lequel l’État et l’économie du marché se substituent à l’action stratégique par un processus symbolique de communication qui équivaut à une colonisation intérieure. Mouffe voit un processus semblable sauf qu’elle le lie à la marchandisation de la vie sociale, à la bureaucratisation et à la standardisation culturelle qui résulte de l’influence dominante des médias de masse qui détruisent ou modifient les identités collectives existantes. En somme, ce sont toutes ces formes de subordination qui ont favorisé l’émergence des NMS. Une seconde hypothèse considère que les questions culturelles sont au cœur de l’action des NMS, comprises comme recouvrant l’ensemble des rapports à la vie quotidienne. Ils procèdent ainsi d’une quête d’identité et d’une redéfinition des rôles sociaux. Ils manifestent des réactions radicales contre le post-industrialisme qui néglige les coûts sociaux de la croissance pour maintenir la profit. Le but ultime des participants aux NMS ne consiste pas à s’emparer du pouvoir afin de construire un monde nouveau, mais à regagner le pouvoir perdu sur leurs propres existences en prenant une distance vis-à-vis du consumérisme. L’école subjective L’autre école met en évidence la conscience subjective des acteurs. Pichardo en retrace deux variantes. La première repose sur l’hypothèse de la redéfinition des valeurs accompagnant l’entrée dans la post-modernité, délaissant les questions économiques et politiques, relativement résolues, pour se tourner vers les questions culturelles, relatives à la croissance personnelle, à la participation, à l’amélioration de la qualité de vie – bref aux valeurs post-matérialistes. Selon cette hypothèse, les Occidentaux auraient atteint depuis une quarantaine d’années une certaine sécurité économique et politique où leurs besoins élémentaires sont relativement assurés. Le mécanisme fondamental est fondé sur le schéma de Maslow concernant la dynamique extensive de satisfaction des besoins individuels. L’action de l’État est alors complètement négligée. La seconde variante repose sur l’argument relatif au cycle de protestations et considère les NMS comme des manifestions actualisées (du point de vue de leur échelle d’intervention et des modes de communications employés) selon un modèle cyclique d’occurrence rattachée à l’adhésion variable aux phases de modernisation (Eder). L’étude empirique de l’action collective des nouvelles classes moyennes ne confirme pourtant pas un fort militantisme. Nous avons fait ressortir l’ensemble des arguments de Pichardo allant à l’encontre du paradigme des NMS dans le tableau qui suit.

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Critiques des postulats centraux du paradigme des NMS

Postulats centraux Critiques de Pichardo

Idéologie et but Seulement deux études empiriques ont examiné l’impact des revendications de l’identité sur la participation sociale rattachée aux NMS.

Les études sont insuffisantes, un travail plus empirique sur le raccordement entre l’identité, à tous les niveaux, doit être effectué.

Tactique Il n’y a aucun modèle véritablement distinct.

Structure Les NMS ne sont pas tous décentralisés et non hiérarchisés. Les mouvements environnementaux et des femmes sont centralisés et hiérarchiques.

Caractère unique des NMS

Participants Les vagues de protestation de la classe moyenne ont commencé depuis le XVIIIe en Europe et aux USA avec les mouvements pour l’abolition de l’esclavage, la prohibition, le suffrage universel.

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Critiques des postulats centraux du paradigme des NMS

Postulats centraux Critiques de Pichardo

NMS comme pur produit de la société

post-industrielle

École objective

École subjective

Le mécanisme par lequel les actions de l’état sont liées aux mouvements sociaux n’est pas indiqué.

Les valeurs post-matérielles combinées aux arguments d’efficacité politique peuvent avoir pour conséquence l’activisme politique accru. Mais les changements de valeurs ne sont pas les seules variations d’attitudes pavant la voie aux NMS.

L’hypothèse de la redéfinition des valeurs place la nouvelle classe moyenne au cœur du débat. Cependant, la délimitation de cette classe est vague.

Les tenants du paradigme n’ont pas fourni l’évidence empirique leur permettrant de conclure qu’une nouvelle classe est née des révoltes étudiantes des années 1960.

En n’utilisant que l’abondance économique comme indicateur du post-matérialisme, on omet d’autres facteurs telles les valeurs personnelles.

L’argument du cycle de protestations ne fait aucunement du sujet la source de l’action et ne fait pas des NMS le produit spécifique de la société postindustrielle.

Ajoutons à ces critiques des postulats de la théorie des NMS le fait que la portée du paradigme se limite aux nations occidentales et que seule une partie de l’univers social des mouvements est considérée, soit celle relative à la description des mouvances de gauche, déniant aux mouvances de droite la capacité d’influencer le cours de la société. Conclusion La théorie des NMS ne repose pas sur des bases solides. À l’exception de l’orientation idéologique, les prétendues caractéristiques spécifiques qui leur sont attribuées n’ont rien d’uniques. En outre, rien de convainquant n’est apporté pour soutenir l’idée que les NMS constituent un produit exclusif de la société post-industrielle. Une reformulation de la théorie doit intégrer les mouvements sociaux conservateurs. Ce faisant, l’intrusion gouvernementale dans la sphère privée serait plus clairement démontrée. Ainsi, les croyances religieuses qui soutiennent la structure idéologique de beaucoup de mouvements conservateurs doivent être vues comme une donnée additionnelle. Commentaire et réflexion

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Le texte de Pichardo présente une critique acerbe de l’analyse des NMS. L’auteur soutient que les principaux postulats rattachés à l’étude des NMS ne sont pas défendables sur le plan théorique, compte tenu de leurs insuffisances et de leurs nombreuses contradictions. Le paradigme des NMS affirme qu’ils sont différents du mouvement ouvrier car ils s’intéressent à des matières différentes : la qualité de vie, le style de vie, l’identité, l’autonomie. Repoussant le fonctionnement bureaucratique, ils opteraient pour des structures non-hiérarchiques décentralisées et seraient plus sensibles aux besoins de l’individu. En outre les acteurs proviennent de la nouvelle classe moyenne. Ainsi, les militants des NMS vont se mobiliser pour la défense de l’environnement, l’égalité des sexes, la défense des consommateurs, sans oublier la défense des minorités : homosexuelles, sans papiers, sans logement, etc. Mais, en réalité, les formes organisationnelles et les actions menées par les NMS ne reflètent pas toujours les postulats présentés. D’abord, leurs adhérents se composent pratiquement de toutes les couches de la population (étudiants, femmes, travailleurs de tous les secteurs d’activité, chômeurs, sans abris, minorités, etc.). Compte tenu de cette diversité d’acteurs, on ne peut se contenter d’évoquer l’action de la nouvelle classe moyenne. Tous les NMS ne sont pas décentralisés et non-bureaucratisés. Le mouvement féministe constitue un exemple de mouvement centralisé et bureaucratisé. Enfin, la défense de valeurs socio-culturelles n’est pas toujours l’enjeu de leur action puisqu’il existe des mouvements qui ont pour seul objectif les changements institutionnels et la prise du pouvoir. Les actions de plusieurs mouvements démontrent bien cependant que l’identité est au centre de leurs luttes. C’est sans doute autour de ce concept que des analyses futures devraient s’articuler. Michel WIEVIORKA. 2003. « Mouvements et anti-mouvements sociaux de demain », in COURS-SALIE, P. et M. VAKALOULIS (dir.), Les mobilisations collectives : une controverse sociologique, Paris, PUF, pp. 43-54.

Par René Audet Dans ce texte, l’auteur présente le concept de mouvement social d’après le modèle élaboré par Alain Touraine pour appréhender l’action du mouvement ouvrier dans la société industrielle. Confronté à la réalité sociale européenne des années soixante-dix, ce modèle a finalement donné naissance au concept de nouveaux mouvements sociaux sous la plume, entre autres, de Claus Offe et de Alberto Melucci. En insistant sur la rupture entre « le » mouvement social de la société industrielle et les nouveaux mouvements sociaux de la société post-industrielle, ce courant théorique reflétait certainement des transformations palpables dans les modes d’organisation et les méthodes de contestation des acteurs sociaux, mais il révélait du même coup que l’on ne pouvait plus comprendre l’action collective dans les termes du « paradigme du mouvement social ». Ainsi, comme le montre Wieviorka dans ce texte, la disparité entre ce modèle et la logique d’action des « mouvements sociaux de demain » est telle qu’elle exige de renouveler nos outils de compréhension de l’action collective.

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Nous aborderons ici les trois générations de mouvements sociaux – et des théories cherchant à en rendre compte - dont il est question chronologiquement. Dans un premier temps, l’étude du mouvement social de la société industrielle nous permettra de définir le contenu du paradigme utilisé, se résumant en cinq points: 1/ le rapport au cadre de l’État-nation; 2/ le rapport de domination en place; 3/ le niveau d’action du mouvement; 4/ le rapport à la politique; et 5/ le type de sujet que le mouvement représente. Dans un deuxième et un troisième temps, nous suivrons l’auteur dans son analyse des nouveaux mouvements sociaux et des mouvements sociaux de demain en mettant à l’épreuve, pour chacune de ces deux générations, le contenu du paradigme. Le mouvement ouvrier S’inspirant largement des auteurs actionnalistes comme Alain Touraine et Alberto Melucci, l’auteur rappelle les principales caractéristiques qui fondaient le paradigme du mouvement social, représenté par le mouvement ouvrier :

1. Oeuvrant au sein de la société industrielle, ce mouvement se mettait en place dans le cadre de l’État-nation, bien qu’il pouvait plus ou moins s’exprimer au niveau international;

2. Sur le plan du rapport de domination, les ouvriers étaient dépossédés de leurs savoir-faire comme de leurs œuvres. Dans l’usine, la domination « des maîtres du travail » était donc effective. Notons, d’ailleurs, que « l’ontologie conflictuelle » sous-tend l’ensemble de la sociologie de Touraine qui écrivait dans Le retour de l’acteur que « le mécanisme social central est le conflit à travers lequel un champ d’historicité, un ensemble de modèles culturels, est transformé en un système de relations sociales – qui sont toujours des relations inégales, des relations de pouvoir » (Touraine, 1984 : 100);

3. Selon l’auteur, le mouvement ouvrier agissait au niveau social. Bien que la culture ouvrière pût exister, la bataille se jouait sur le plan du rapport social de domination;

4. Or, si ce mouvement était de nature sociale et qu’il célébrait souvent son indépendance face aux partis politiques, son rapport à la politique pouvait parfois passer par ce dernier médium et ainsi devenir un acteur politique à proprement dit;

5. Quoi qu’il en soit, la classe ouvrière reste un « sujet socialement défini » qui possède une conscience propre déterminant le sens de son action. Comme l’affirmait Judith Trudeau lors d’un précédant séminaire « c’est donc pour accéder à l’historicité, c’est-à-dire pour exécuter le passage d’un ensemble culturel à un ensemble social par des choix cognitifs, économiques et éthiques, que les classes sociales, voire les mouvements sociaux, sont en conflit » (Audet et al., 2003 : 22).

Ces cinq caractéristiques du mouvement ouvrier en font, selon Wieviorka et d’autres avant lui, « le » mouvement social dans la société industrielle. Nul autre venant plus tard ne correspondra à ce type de mouvement social, aucun ne répondra autant à la vision d’un « acteur dominé et contestataire s’opposant à un adversaire social pour tenter de s’approprier le contrôle de l’historicité, c’est-à-dire des principales orientations de la vie collective » (Wieviorka, 2003 : 44). Les nouveaux mouvements sociaux

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L’émergence des nouveaux mouvements sociaux marque l’apparition d’une logique contestataire radicalement différente de celle du mouvement social. Même si certains ont été tentés d’y voir la résurgence des luttes de classe, l’évaluation des mobilisations étudiantes, écologistes, féministes ou autres à la lumière des cinq critères du paradigme du mouvement social démontre que l’on s’éloigne bel et bien de cette logique d’action.

1. Cette différence avec l’ancien paradigme, cependant n’est pas tranchée. Par exemple, on doit admettre que le cadre de l’État-nation est toujours au centre des NMS. Même si certaines luttes des NMS peuvent avoir une ampleur planétaire, leurs formes d’organisation s’inscrivent toujours dans l’État-nation;

2. Le rapport de domination se laisse moins bien définir dans ce paradigme, car l’adversaire social n’est pas clairement identifiable. Effectivement, l’adversaire est diffus, global ou local, il est difficile de le dire. Les mouvements anti-nucléaires, par exemple, doivent-il s’en prendre aux gestionnaires de la centrale ou aux « appareils technocratiques cherchant à renforcer leur emprise sur la société en imposant leur programme électro-nucléaire conforme à leurs intérêts et leurs compétences »? (Wieviorka, 2003 : 46);

3. L’action, cette fois, n’est pas seulement définie socialement et les NMS ont une forte charge culturelle ou contre-culturelle. En effet, les NMS contestent les figures de l’autorité, critiquent la consommation de masse, les industries culturelles, etc. Toute cette contestation les mène même à proposer de nouveaux modèles de relation nature/culture, d’où la naissance de l’écologie politique et d’une multitude d’affirmations culturelles;

4. Le rapport des NMS à la politique fut en grande partie repensé en regard du mouvement ouvrier, mais il reste que les NMS se rapprochent des partis politiques comme l’avaient fait certaines branches du mouvement ouvrier. C’est, entre autres, le cas des partis verts en Europe. Avec les NMS, on peut affirmer que « tout est politique » et tenter de transgresser les barrières entre le privé et le publique, révélant ainsi des relations de pouvoir qui n’étaient pas encore pensées parce qu’elles relevaient du privé. Ou encore, on pouvait opter, comme ce fut le cas pour le mouvement contre-culturel, pour un éloignement du pouvoir afin d’inventer de nouveaux modes de vie. Mais, en définitive, ces deux rapports au politique ont souvent été cooptés par les idéologies radicales et les catégories du gauchisme;

5. Enfin, le type de subjectivité des NMS est culturel et non social comme dans le mouvement ouvrier. Les membres des NMS cherchent la relation et l’affirmation personnelle, « cela veut dire que le sujet personnel est valorisé dans ce qui peut renvoyer à des formes d’invention ou de créativité culturelle, ainsi qu’au partage de valeurs » (Wieviorka, 2003 : 48). En pratique, cela s’est matérialisé dans de nouvelles expériences de vie collective ou d’utopies communautaires, voire de quête de jouissance et d’hédonisme.

Si la confrontation du paradigme du mouvement social avec le modèle de l’action collective élaboré dans les années soixante-dix a permis d’accoucher du concept de nouveaux mouvements sociaux, nous devons admettre que la logique d’action des mouvements sociaux contemporains répond très mal au paradigme explicité plus haut. Ce qui appelle à un renouvellement du cadre analytique.

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Les mouvements sociaux de demain Bien que l’on assiste encore aujourd’hui à la persistance de l’action syndicale ou d’autres NMS, il faut admettre, selon Wieviorka, que ces signes de réminiscences d’action collective ne visent nullement à l’historicité. Parallèlement à cette perte de force politique émergent de nouvelles mobilisations, parmi lesquelles l’auteur compte les combats globaux pour l’environnement ou pour les droits de l’homme et les luttes contre la mondialisation néolibérale. Pourtant, elles aussi s’éloignent considérablement du paradigme fondateur élaboré par Touraine, mais répondent bien, comme nous le verrons, aux thèses de Beck sur la mondialisation.

1. Le cadre dans lequel s’expriment et se mobilisent ces mouvements n’est plus national, mais bien transnational. Même les revendications identitaires ou culturelles des communautés d’immigrants traversent les frontières : l’islamisme radical, sous la forme d’un anti-mouvement terroriste3, peut opérer sur toute la planète. Ainsi, même si certains protagonistes de l’altermondialisation préconisent un retour à la souveraineté de l’État, « ils contribuent à rouvrir l’espace du politique, à imposer des débats sur des formes de régulation de la vie économique qui ne se limitent assurément pas au cadre de tel ou tel État » (Wieviorka, 2003 : 49). De plus, les mouvements globaux pour l’environnement ou les droits de l’homme sont, comme le souligne Ulrich Beck, de puissants vecteurs d’internationalisation des régulations, voire de dépassement des limites fragilisées de la souveraineté des États;

2. Depuis l’avènement du mouvement social et des NMS, le rapport de domination est de moins en moins évident et de plus en plus subtile. Selon Beck, « le méta-pouvoir de l’économie mondiale est extensif et diffus, mais non intensif ni autorisé » (Beck, 2003 : 127). Il est extensif par son hégémonie discursive, non intensif parce qu’il ne prévoit pas une hiérarchie fondée sur l’ordre; « diffus parce qu’il est anonyme, dépourvu de centre » (Beck, 2003 : 128) et non autorisé dans le sens de non légitimé de la manière traditionnelle, démocratiquement. Dans ce contexte, les mouvements sociaux d’aujourd’hui ne s’inscrivent pas, selon Wieviorka, dans un rapport direct de domination et cherchent plutôt la reconnaissance et la participation à une modernité qui les tient à l’écart;

3. La principale ligne d’action de ces mouvements, selon l’auteur, est culturelle : ces derniers cherchent à inventer et créer de nouvelles formes de vie culturelles par la participation et l’engagement. Il y a donc ici une grande différence avec le

3 Selon l’auteur, les mouvements sociaux possèdent deux faces dont l’une, « offensive », présente le mouvement du point de vue constructeur : il définit un projet, le propose, s’engage dans une lutte pour le faire accepter, etc.; l’autre face, « défensive », consiste à assurer la survie du mouvement. Or, les mouvements sociaux peuvent subir une dérive si ces deux faces ne s’articulent pas adéquatement. Dans ce cas, la face offensive réduira l’éventail de ses revendications pour devenir plus corporatiste, alors que la face défensive deviendra plus réactive. Dans les périodes de crise ou d’incertitude, l’une des deux faces peut être tentées par la compromission avec l’adversaire ou, au contraire, par l’intransigeance et la violence. Ainsi, selon l’auteur, il est inutile de séparer l’institutionnalisation d’un mouvement et ses autres tendances radicales, car cela émerge d’un même phénomène : « sa difficulté à intégrer ses principales dimensions dans un haut niveau de projet » (Wieviorka, 2003 : 53). C’est dans ces situations où l’acteur qui s’exprime au nom du mouvement social verse dans l’attitude défensive et stigmatise l’adversaire comme un ennemi à détruire que la dérive peut aboutir à la violence et à la destruction. Si, comme l’affirme Wieviorka, le totalitarisme et le terrorisme anarchiste constituaient respectivement l’anti-mouvement du mouvement social et des NMS, le terrorisme des exclus (jeunes, islamistes, etc.) fait actuellement figure « d’anti-mouvement de demain ».

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mouvement ouvrier qui agissait au niveau social dans un rapport de domination évident;

4. Le rapport à la politique que l’on trouve dans ces mouvements ne réfère plus, comme nous l’avons dit, au cadre de l’État-nation. Par contre, comme l’affirme l’auteur, « les acteurs peuvent contribuer à reconstruire des espaces politiques, peser pour qu’existent des lieux de régulation économique, ou pour que se développent une justice et un droit vraiment internationaux » (Wieviorka, 2003 : 50). Ces nouveaux espaces et ces nouveaux lieux de « la gouvernance » seront éventuellement le terrain d’action des mouvements sociaux, ce qui signifie qu’ils doivent créer eux-mêmes les conditions de leur existence;

5. Le sujet des mouvements sociaux de demain n’est ni social, ni culturel. On pourrait peut-être le qualifier de « biographique » en s’appuyant sur la réconciliation des thèses post-modernistes que nous avons mentionnées plus haut. Selon Beck, l’individualisme moderne mènerait à un nouveau « mode de sociétisation » où l’individu navigue en construisant sa biographie et en tentant d’en contrer les contradictions (Beck, 2001 : 276). Le choix de l’engagement, de la cause, de l’identité collective, en ce sens, doit être accompagné de la possibilité de l’interrompre.

Le terme de tribalisme à lui seul, cependant, est insatisfaisant pour décrire les mouvements sociaux de demain. Les manifestations du « vitalisme » et la « puissance de la masse » chères à Michel Maffesoli4, par exemple, sont inexplicables sans la référence au sujet personnel, choisissant la cause, l’identité et le groupe auquel il veut participer, et éventuellement se retirer. Les mouvements sociaux de demain, selon Wieviorka, « conjugueront des demandes de reconnaissance culturelle et l’appel actif et respectueux au sujet personnel; en même temps, ils devront savoir articuler ces dimensions avec d’autres, plus classiquement sociales, de lutte contre l’injustice et les inégalités » (Wieviorka, 2003 : 51). Commentaire On constate, à la lecture de cette présentation des trois principales formes de MS par Wieviorka, que chaque type de MS s’inscrit profondément dans la société au sein de laquelle il évolue. Il est admis, par exemple, que le principal rapport de force s’exprimant de manière collective dans la société industrielle fut celui des travailleurs et des détenteurs/gestionnaires des moyens de production. En mettant l’accent sur cette situation de domination, déjà bien décrite par Marx, Touraine ne pouvait que conclure que le mouvement ouvrier est « le » mouvement social de la société industrielle. En remplaçant l’objectif de la conquête ouvrière de la propriété des moyens de production, qui était à la base du Manifeste du parti communiste, par la lutte pour l’historicité, Touraine fonde ainsi une théorie néo-marxiste fort pertinente pour comprendre les années précédant le passage à la société post-industrielle. Est-ce à dire que le paradigme du mouvement social est dépassé et qu’il ne permet plus de rendre compte des mobilisations collectives ultérieures? Dans un sens, la réponse à cette question pourrait être négative, car c’est la comparaison entre le paradigme du mouvement social et la nouveauté des mobilisations, que l’on a appelée « nouveaux mouvements sociaux », qui a permis de dégager certaines spécificités de ces derniers il y a deux décennies. Toutefois, parallèlement à 4 Pour plus de détails sur les thèses de Michel Maffesoli, voir le résumé de Mignelle Tall dans le séminaire du 9 octobre (Audet et al., 2003)

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cette constatation, on peut affirmer que ce paradigme est devenu obsolète car la seule manière de marquer la différence des mouvements sociaux de demain en regard de ce paradigme est de répondre par la négative aux cinq critères. En résumé, ce paradigme réussit peut-être à montrer que les mouvements sociaux de demain ne sont pas comme le mouvement social, mais il contribue mal à la compréhension de ce qu’ils sont. La définition des mouvements sociaux de demain de Wieviorka reste imprécise. À la lumière des travaux menés à la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable, il semble que l’action d’une partie des mouvements sociaux d’aujourd’hui consiste à créer de nouvelles formes d’échanges économiques associant les consommateurs politisés. Cette perspective est partagée par Ulrich Beck qui voit dans la société civile mondiale, composée de clients éclairés, un contre-pouvoir global et puissant pouvant « recourir au pouvoir global du non-achat » (Beck, 2003 : 434). On peut en conclure que la décomposition du concept de mouvement social selon des indicateurs devrait s’appuyer sur une théorie générale plus en phase avec l’actualité des sociétés modernes, où l’individu est placé au fondement de l’action collective. Bibliographie AUDET, René, Gisèle BELEM, Mignelle TALL et Judith TRUDEAU. 2003. « L’acteur et le système au cœur de la régulation », Recueil de texte CÉH/RT-15-2003, Chaire Économie et Humanisme, UQAM. BECK, Ulrich. 2003. Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Alto Aubier, 561 pages. BECK, Ulrich. 2001 (1987). La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Alto Aubier, 521 pages. CARON, Marie-André (dir.). 2004. « La mobilisation sociale et les mouvements sociaux », Recueil de texte CÉH/RT-28-2004, Chaire Économie et Humanisme, UQAM. OFFE, Claus. 1997 (1985). « Les nouveaux mouvements sociaux : un défi aux limites de la politique institutionnelle », in LE SAOUT, D. et Y. SINTOMER (dir.), Les démocraties à l’épreuve, Paris, L’Harmattan, pp 98-132. TOURAINE, Alain. 1984. Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 349 pages. Nick CROSSLEY. 2003. «Even newer social movements? Anti-corporate protest, capitalists crisis and remoralization of society», in Organization, 10 (2): 287-305.

Par Miguel Rojas Le tournant du 21ème siècle se caractérise par l’émergence d’une flambée de protestations contre les institutions économiques globales, telles la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale de Commerce, le Fonds Monétaire International ou encore, contre la signature de nouveaux accords de libre échange commercial comme la Zone de Libre Échange des Amériques. L’ampleur des manifestations et la célébrité acquise par certains activistes ne constituent cependant que la pointe d’un iceberg. Un réseau énorme, intégré par des milliers de groupes très divers et en interaction constante, se dissimule dans la partie non visible du glacier. L’article de Crossley présente une analyse du mouvement anti-corporatiste, bâtie sur la prise en considération de ses « causes et conséquences morales », c’est-à-dire les griefs et tensions autour desquelles le mouvement est constitué. L’auteur reconnaît que cette approche n’a pas été épargnée par la critique. Selon certains chercheurs, les « tensions » font référence à une

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psychologie irrationnelle des foules, remettant en question la vérité des réclamations avancées par les mouvements. En outre, poursuivent ces critiques, les « griefs» ne sont pas des causes suffisantes pour le militantisme au sein d’un mouvement bien qu’ils soient des causes nécessaires. En fait, selon l’auteur, il y aurait plus de tensions et griefs dans la société que de mouvements bâtis autour d’eux. Pour donner sens à un mouvement, on doit insister sur des éléments comme la formation de réseaux sociaux, les transformations dans l’accès aux ressources disponibles pour les agents sociaux clés, les opportunités et la façon dont les enjeux sont présentés. Crossley estime que l’analyse des griefs constitue une clé d’intelligibilité du social qui permet d’en rendre compte rationnellement. Selon lui, le militantisme ne peut avoir de sens qu’en tant que réaction significative à un problème. Il cherche dès lors les modalités par lesquelles les mouvements anti-corporatistes contribuent à la moralisation de procès sociaux et régénèrent par-là la sphère publique. À propos du cadre d’analyse d’Habermas Crossley envisage d’utiliser le cadre d’analyse des nouveaux mouvements sociaux (NMS) élaboré par Habermas pour étudier la nouvelle vague de protestations contre la mondialisation (qu’il englobe dans la notion large «d’anti-corporatisme »). Ce qui distingue l’approche d’Habermas de chercheurs tels que Touraine, Gorz, Melucci ou Giddens, c’est l’emphase qu’il met sur la relation entre les NMS et leurs prédécesseurs, ainsi que la reconnaissance du rôle central des interactions économiques et politiques dans la dynamique de développement des sociétés occidentales. Habermas postule que l’émergence des NMS est une réponse à la colonisation du «monde vécu» et à l’« appauvrissement culturel ». Suivant son approche, la société se divise en deux : le système et le monde vécu. Ce dernier concept réfère à l’espace où la culture, la connaissance et l’identité se reproduisent. Le monde vécu se constitue à travers l’action communautaire, les interactions symboliques entre agents cherchant à s’entendre et à partager normes et valeurs. C’est un ordre normatif permettant la reproduction des modèles culturels qui rendent possible la vie sociale. L’auteur considère que les normes sociales deviennent légitimes dans la mesure où elles sont perçues comme rationnelles, c’est-à-dire, comme la résultante de la discussion entre les parties. Une crise de légitimation peut donc frapper le monde vécu quand les normes sont contestées, perdant ainsi leur pouvoir d’intégration à un degré tel que le système politique n’est plus capable de d’opérer. La société moderne n’offre pas les conditions pour une saine discussion entre les parties intéressées, et par conséquent, elle affiche un constant déficit de légitimité. Dans les sociétés traditionnelles, tous les aspects de la vie étaient régulés par la religion et la tradition. Dans la société moderne, une nouvelle forme d’intégration sociale, «systémique» et impersonnelle, émerge. L’intégration systémique est menacée de crises, étant donné la tension sous-jacente entre travail et capital. Le « monde vécu » s’érige sur la base de la compréhension mutuelle entre interlocuteurs. C’est « l’intégration sociale ». La crise du système peut être perçue comme une incapacité de « balancer les comptes », ce qui se traduit par du chômage, la réduction de salaires et la misère pour certains. À leur tour, le crises du système peuvent devenir des « crises sociales », c’est-à-dire des crises de légitimation.

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Une de ces crises a favorisé le développement de l’État-Providence, qui n’a pas manqué à son tour de coloniser le monde vécu. La bureaucratie n’est pas parvenue à donner un sens éthique et existentiel à la vie des gens, tel que le monde vécu parvient à le faire. L’extension du système juridique de l’État-Providence va de pair avec l’intensification du système économique, ce qui conduit de surcroît à la marchandisation de la vie. Les NSM sont fondamentalement une réponse à ces deux sources d’aliénation. Deux traits majeurs distinguent ces mouvements. D’abord, les conflits qu’ils mettent à l’avant-scène n’appartiennent pas au domaine de la distribution des ressources et de la reproduction matérielle, mais plutôt de la reproduction culturelle, de la socialisation et de l’intégration sociale. Puis, les conflits émanent de la sphère extra-parlementaire et extra-institutionnelle. Ces mouvements ne cherchent que la reconstitution de la « monde vécu », ce qui peut s’apparenter à une position réactionnaire dans plusieurs cas. Dans des autres cas, soutient Habermas, les NMS travaillent à la reconstruction rationnelle de la vie sociale, notamment en re-politisant la vie politique. Le cadre d’analyse d’Habermas et les mouvements contre la mondialisation Crossley estime que la théorie d’Habermas permet d’élucider le développement de mouvements de contestation de la mondialisation, et ceci, pour trois raisons: Primo, nombre d’auteurs examinant ces mouvements (Hertz, Monbiot et Klein) parlent d’une « prise de contrôle » de la vie quotidienne, de façon similaire au contrôle du « monde vécu » dans le cadre habermasien. Certains activistes se donnent comme tâche de reprendre le contrôle de la « vie quotidienne », tels que les espaces publics dans la rue ou dans l’Internet. Secundo, les projets comme le commerce équitable et les boycotts de produits en provenance des ateliers de misère font appel à une re-moralisation de la vie quotidienne. Tercio, les théoriciens des NMS participent à un débat grandissant sur le rôle des corporations, les fondements de la mondialisation, etc. La compréhension de l’action des mouvements anti-mondialisation que procure le modèle d’Habermas n’est toutefois pas complète, selon Crossley. Notamment, l’émergence de la Nouvelle Droite et du néolibéralisme n’a pas été prévue dans l’élaboration théorique d’Habermas et demande un effort d’actualisation. L’argument de base pour ce faire serait que les néo-libéraux ont confronté les problèmes de colonisation identifiés par Habermas. En réduisant le contrôle de l’État dans certains domaines, ils ont réduit cette colonisation, mais au prix de l’accroissement de la colonisation économique. L’approche d’Habermas demande donc d’être renouvelée, mais elle peut encore guider les analyses, dans la mesure où l’observateur s’intéresse au monde développé et postindustriel. En fait, soutient Crossley, cette prédilection comporte des limites pour comprendre la dynamique des NMS dans le Tiers Monde. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, de nombreux mouvements du Sud ont joint l’activisme global et certains autres (ex. : Via Campesina) appartiennent à des réseaux qui sont en lien avec des organisations du Nord. En conclusion, les théoriciens reconnaissent que la société et ses luttes constitutives ont changé. Les NMS ont remplacé les ouvriers dans une conjecture particulière. La modernité, pour Habermas, c’est un processus discontinu, dont la rationalité du système menace de façon continuel la rationalité communicative du « monde vécu ». Les anti-corporatistes sont ainsi les derniers dans une succession de mouvements qui ont tenté de revoir cet équilibre en utilisant la

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rationalité communicative pour dénoncer le dommage causé à la vie humaine par l’expansion du système. Commentaires L’utilisation du cadre habermasien, avec son emphase sur l’aliénation de la vie quotidienne, semble éclairer bien des mouvements et des tendances dans la société moderne. En particulier, cela permet d’éclairer l’émergence des NMS, tels que l’investissement socialement responsable, engagés dans des nouveaux combats, souvent sans lien avec les « anciens » mouvements sociaux. Il semble de plus en plus clair qu’effectivement les axes de la confrontation au sein de la société ne sont plus liés au rapport entre le travail et le capital. Ce sont d’autres acteurs qui s’affrontent, comme par exemple des firmes multinationales et des militants environnementalistes. Il faut admettre cependant qu’Habermas n’est pas clair à ce sujet, puisqu’il suggère simultanément que la confrontation fondamentale qui traverse les sociétés modernes oppose travailleurs et capitalistes. La lecture de l’article ne permet par ailleurs pas au lecteur de saisir la notion de « monde vécu ». On dirait que, pour une notion tellement importante dans l’argument d’Habermas, elle reste encore floue. Crossley n’identifie pas clairement les NMS. Il s’agit comme il l’indique de mouvements très divers. Son article aurait bénéficié de plus de précision à ce niveau. Il fait référence à cadres théoriques alternatifs au modèle, comme par exemple, les approches de McAdam, de Schneider et de Tilly, mais n’entre cependant pas dans la discussion sur les avantages concurrentiels du modèle habermasien. La proposition des chercheurs à l’effet qu’on devrait se concentrer sur des aspects comme la formation de réseaux, les changements dans l’accès aux ressources, etc., pourrait également constituer une orientation de travail valable, même si elle a été à peine discutée par Crossley. En fait, on se pose la question à savoir dans quelle mesure l’émergence des nouvelles technologies de communication et d’information ont transformé la dynamique des NSM. Castells, dans son livre « Internet Galaxy » avait déjà noté la capacité des ONG à rentrer dans ce que d’autres chercheurs ont appelé la « Noopolitik », c’est-à-dire les enjeux politiques émanant de la « noosphère » ou environnement global de l’information. Selon ses propres mots: «Indeed, social movements and NGOs have become much more adept at acting on people’s minds around the globe by intervening in the noosphere; that is, in the system of communication and representation where categories are formed, and models of behavior are constituted » (The internet galaxy, Oxford 2001, pp. 160). Crossley fait pour sa part remarqué dans son article que le mouvement anti-corporatiste est dans son enfance. On ne sait pas encore (et seul le temps le dira) s’il arrivera à la maturité. Impossible d’avoir une opinion définitive, mais si l’histoire des vieux mouvements peut permettre de faire des prévisions, les NMS anti-corporatiste pourront éventuellement être aussi institutionnalisés et intégrés dans le système. Les champs de la finance éthique et même peut-être du commerce équitable, déjà ciblés par de grosses multinationales, seront peut-être indicatifs de cette évolution. Les NSM, en cherchant à confronter la colonisation du monde vécu, prétendent, entre autre, restaurer des styles de vie en danger. Pour les groupes progressistes, cela peut devenir une reconstruction rationnelle du monde vécu. Mais cet effort peut devenir dans certains cas des

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positions réactionnaires. Crossley ne semble pas en mesure de reconnaître l’importance de ce fait dans ce qui pousse les NMS à l’action. Prenons le cas des ateliers de misère. Crossley salue les mouvements qui ont promu des boycotts contre ce genre de production. Or, il ne reconnaît pas les tensions sous-jacentes à ces mouvements. C’est une façon de redonner du sens à l’éthique de la consommation, oui. Mais il faut reconnaître aussi que ces mouvements peuvent aussi être l’expression du protectionnisme à l’encontre des travailleurs du Tiers-monde. Finalement, Crossley soutient la possibilité d’utiliser le cadre habermasien, malgré le fait que Habermas n’ait pas prévu la montée du néo-libéralisme mondial. Le néolibéralisme a mis clairement au jour les problèmes de colonisation identifiés par Habermas, par la réduction de l’interventionnisme étatique dans divers domaines. À ce niveau, Crossley devient confus. La question est : quels sont ces domaines dans lesquels le néolibéralisme a permis aux sociétés occidentales de confronter leurs problèmes de colonisation? Cette question soulève un point qui s’avère très difficile à surmonter si l’on veut actualiser la théorie habermasienne, à savoir, comment les problèmes relatifs à la redistribution sont revenus au centre de la vie politique et sociale, malgré que l’on s’attendait à ce que les préoccupations d’ordre culturel (dans le sens large) soient au cœur du débat. Rappelons-nous que les deux dernières décennies ont été témoins d’un mouvement vers la privatisation d’un ampleur énorme. La pensée néo-libérale a amené la discussion sur la redistribution de la richesse au centre de la discussion politique. La difficulté d’intégrer ce mouvement dans le cadre habermasien remet en question son utilité pour le développement du mouvement anti-corporatiste.

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Marc LEMIRE. 2000. « Mouvement social et mondialisation économique : de l’AMI au Cycle du millénaire de l’OMC », Politique et Sociétés, vol. 19, no 1, pp. 49-78

Par Patrick Laprise

Introduction Lemire voit dans la mobilisation qui s’est faite autour de l’émergence des contestations contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) et le Cycle du millénaire de l’Organisation mondiale du commerce (Millenium rounds de l’OMC), l’indication qu’une nouvelle forme de mouvement social se forge dans le conflit entre les deux acteurs.5 L’AMI et le Cycle du millénaire Si la mondialisation économique générait une certaine confiance à ses débuts, nous rappelle Lemire, cette confiance s’est vue sévèrement ébréchée par plusieurs clauses surprenantes de l’AMI et du Cycle du millénaire de l’OMC rendues publiques auparavant. Couchés sur papier, les plans d’une poignée des affairistes non-élus visant à garantir les droits de l’entreprise privée et des investisseurs au niveau mondial sont apparus très menaçants pour plusieurs. À ce propos, les paroles de Lori Wallach sont frappantes : « Si comme la plupart des traités internationaux, l’AMI établit une série de droits et d’obligations, il se différencie fondamentalement des autres accords : les droits y sont réservées aux entreprises et investisseurs internationaux, tandis que les gouvernements assument toutes les obligations ».6 Notons que pour la plupart des critiques de l’AMI, le Cycle du millénaire représente la prolongation de cet accord. Ces deux plans ont suscité une réaction sans commune mesure pour l’époque. Dans un exemple inédit de coopération, des dizaines de groupes se sont mobilisés dans une lutte à l’échelle internationale. Les mouvements sociaux contemporains Adoptant la perspective développée par Touraine, pour qui les NMS s’inscrivent dans un type d’action par lequel « une catégorie d’acteurs entre en conflit avec un adversaire pour la gestion des principaux moyens d’action de la société sur elle-même »7, Lemire considère que le mouvement altermondialiste possède les quatre caractéristiques fondamentales qui se retrouvent dans un mouvement social contemporain. La première caractéristique est que les formes d’organisations se modifient, passant à une structure non hiérarchique et décentralisée, d’où l’idée d’une « structure latente » lancée par Melucci.8 La deuxième s’adresse au fait que les mouvements sociaux contemporains entretiennent avec le politique un rapport complexe, où les identités politiques des acteurs et de leurs adversaires ne sont pas toujours clairement définies. L’ennemi imaginé ou réel demeurant inaccessible et diffus, comment éviter de s’adresser directement aux gouvernements? La 5 Neveu, Érik, 1996. Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte. 6 Wallach, Lori, 1998. « La déclaration universelle des droits du capital », Manière de voir no 42, nov-déc, p. 50-52, in Lemire, Marc, 2000. « Mouvement social et mondialisation économique : de l’AMI au Cycle du millénaire de l’OMC », Politique et Sociétés, vol. 19, no1, p. 49-78 7 Touraine, Alain, 1997. Pourrons-nous vivre ensemble? Égaux et différents, Paris, Fayard, p.132, in Lemire, op. cit. 8 Melucci, Alberto, Challenging codes. Collective actions in the information age, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 115, in Lemire, op. cit

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troisième caractéristique traite de la dimension identitaire. En reprenant les analyses de Melucci et Touraine, Lemire avance que l’identité individuelle ou culturelle menacée « peut être une cause de résistance, de volonté d’auto-affirmation » (p. 62). Pour Touraine, c’est par ailleurs au niveau de ce processus identitaire que l’action collective peut émerger. La quatrième caractéristique, a trait à l’autonomie des acteurs. Au-delà des questions matérielles qui ont marqué les anciens mouvements sociaux, les contemporains se dresse en porte-à-faux contre les formes de « contrôle social excessif » provenant autant « du marché et des techniques » que des « pouvoirs communautaires autoritaires ». L’identité et l’autonomie de l’acteur ont ceci de particulier qu’elles ont besoin d’un lieu pour s’affirmer : la société civile, « lieu des actions collectives menées pour la libération des acteurs sociaux ».910 Les luttes contre l’AMI et le Cycle du millénaire révèlent à quel point le processus de mondialisation économique dans sa forme néolibérale vient en contradiction avec la volonté des acteurs de se réaliser individuellement et collectivement ».11 C’est sur ce terrain qu’émerge la part la plus importante du conflit et que s’organisent des « nouvelles formes d’actions collectives adaptées aux réalités de la mondialisation, sorte de « nouveaux » nouveaux mouvement sociaux »12. Suivant les thèses de Mascotto et Lacroix, ce sont les capacités d’autodétermination de l’acteur qui sont remises en cause dans ces attaques du privé sur le social. Lemire en tire que les critiques d’une mondialisation établie par l’AMI et l’OMC se portent à la « défense de valeurs sociales et humaines fondamentales ».13 Se tromper d’ennemi En conclusion, Lemire traite de l’avenir de ces mouvements sociaux contemporains. Suivant Touraine, on ne peut parler à ce point de mouvement « sociétal », la plus haute marche dans l’évolution du mouvement social, car on s’en prend encore aux mauvaises figures. L’ennemi principal est en réalité une logique de système, alors que les groupes de contestation s’en prennent encore aux institutions gouvernementales, beaucoup plus visibles. La compréhension que se fait le mouvement social du contexte où il se trouve ne l’amène pas encore à orienter correctement sa critique et ses actions. Enfin, malgré cela, Lemire y voit le signe d’une « nouvelle maturation du mouvement qui le rapprocherait du mouvement sociétal, c’est-à-dire un mouvement qui place au cœur de sa démarche à la fois l’autonomie et l’épanouissement de l’être humain, la lutte contre un adversaire central clairement identifié et un réel projet de transformation de la gestion des principaux moyens d’action de la société sur elle-même » (p. 78).

9 Touraine. 1997, op. cit., in Lemire, Marc, op. cit. 10 Tel que mentionné, selon Lemire, la mobilisation contre l’AMI et le Cycle du millénaire remplit ces caractéristiques. Nous évitons ici de reprendre la description détaillée des mobilisations québécoises et internationales contre l’AMI et l’OMC, cette information étant relativement bien connue. La description qu’en fait Lemire sert surtout à appuyer l’analyse qui nous importe ici. 11 Lemire, op. cit. 12 Ibid, p. 78 13 Lacroix, Jean-Guy et Jacques-Alexandre Mascotto. 2000. Manifeste pour l’humanité, Montréal, Lanctôt Éditeur.

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Commentaire Le texte de Lemire émerge directement de ce que certains appellent « l’école de Montréal » en sociologie. Construite autour des professeurs de l’UQAM : Michel Freitag, auteur de plusieurs essais dont Le naufrage de l’université (livre lauréat du Prix littéraire du gouverneur général en 1996), Jean-Guy Lacroix et Jacques-Alexandre Mascotto, cette école prône la reprise en main par le sujet (le sujet étant l’individu conscient) de son potentiel autodétermination Ce potentiel doit avant tout se soulever face à la mondialisation économique néolibérale, qui se trouve à être le triomphe de valeurs anti-humaines et anti-sociales. Le sociologue Jean-Guy Lacroix, dans un essai revendicateur, fait part de ses craintes face à « l’irraison totalitaire » du capitalisme qui pourrait mener à la destruction complète de la vie sur terre et il prie le sujet de s’élever jusqu’à la « conscientivité », phase individuelle et sociale d’où émergera une nouvelle société qui aura vaincu l’irresponsabilité du capitalisme avancé.14 À la lecture de ces textes, on comprend mieux la source d’inspiration de Lemire. N’est-il pas vrai, en effet, que l’on se laisse porter par une course folle qui semble nous mener directement vers le précipice? De fait, les contestations dont nous avons traité plus haut ont certainement pu paraître, dans l’effervescence du moment, la phase d’approche d’une nouvelle mouvance sociale. De surcroît, elles se sont poursuivies au sommet des Amériques à Québec en avril 2001 et ont culminé au sommet du G8 à Gênes en juillet 2001, où un manifestant est mort. Puis, plus rien. À tout le moins dans la gamme du spectaculaire et de l’enfumé. La mondialisation économique, ses figures médiatiques et ses sommets, est rentrée dans l’ombre. Mais tout laisse croire qu’elle est encore à l’œuvre dans les coulisses, plus rapidement que jamais peut-être, car elle profite beaucoup, à peu de gens. Selon l’interprétation que l’on en fait, cela pourrait être un signe de plus que le capitalisme remporte progressivement la guerre ou que ces « mouvements sociaux contemporains » ont gagné une bataille. Vu la place intéressante que prennent les sommets populaires tels que le Forum social mondial, on peut poser la question à savoir si les mouvements sociaux on fait un pas de plus vers l’autonomie et autodétermination dans ces grandes luttes ou s’ils ont seulement épuisé leurs énergies contre un moulin à vent de plus. La question de la mondialisation nous amène à parler de la dimension économique des mouvements sociaux. Comme on l’a vu, les luttes anti ou alter mondialistes sont encore la plupart du temps tournées vers un ennemi qui se révèlent être en fait une logique de système, difficilement atteignable par les moyens de lutte conventionnels. Mais est-ce que cela fait du mouvement que décrit Lemire un mouvement social économique? Il est intéressant de se tourner vers Gendron (2001) pour aller chercher un peu de recul à ce propos15. Pour Gendron, la nouvelle génération de mouvements sociaux économiques s’approprie le champ de l’économie et va jusqu’à se l’instrumentaliser. Ce faisant, ces mouvements sociaux économiques redéfinissent l’économie en fonction de leurs valeurs et visent à transformer à leur manière le social. Ce que décrit Lemire lorsqu’il parle des luttes contre l’AMI et le Cycle du millénaire ne rejoint pas cette notion d’instrumentalisation, au contraire même. Le moment qui coïncide avec

14 Lacroix, Jean-Guy, 1998. « Sociologie et transition millénariste : entre l’irraison totalitaire du capitalisme et la possibilité-nécessité de la conscientivité », Cahiers de recherche sociologique, no 30, pp. 79-151. 15 Gendron, Corinne. 2001. Émergence de nouveaux mouvements sociaux économiques, Pour, pp. 175-181

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les luttes de cette époque ne doit toutefois pas être vu comme une opposition à l’émergence des mouvements sociaux économiques, malgré le fait qu’en rien le mouvement ne se saisit des instruments économiques propres au changement. Il reste que le mouvement axe pleinement ses actions contre des forces essentiellement économiques (qui se sont saisies du politique, pourrait-on affirmer). Dans les faits, il faudrait plutôt voir ces mobilisations comme la première étape d’un processus de conscientisation nécessaire et complémentaire au mouvement plus large duquel les mouvements sociaux économiques participent. Selon nous, à l’ère de la mondialisation économique, plusieurs choses ont changé, particulièrement dans la forme des liens qui rejoignent les gens qui ont à cœur la transformation de la logique actuelle de la mondialisation. Dans cette époque où on tente d’annihiler le rôle crucial et la capacité de l’individu-sujet en le noyant dans une mer de faux individualisme consommateur, Lemire a le mérite de réaffirmer l’importance de l’acteur dans les mouvements de transformation et il note bien les changements de structure qui caractérisent les derniers mouvements sociaux. Toutefois, il est symptomatique de l’incertitude et du manque de confiance qui règnent face à cette problématique qu’il n’ait pas pu dépasser des formules telles que « mouvements sociaux contemporains » et « nouveaux nouveaux mouvements sociaux » et qu’il se soit replié sur les thèses de Touraine dont l’arsenal théorique était destiné à l’étude des anciens MS.

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Éléments de synthèse Par Jean-Marie Lafortune

Situé dans le cadre de la série annuelle des séminaires sur les nouveaux mouvements sociaux, ce troisième séminaire portait sur les nouveaux mouvements sociaux (NMS) et leur évolution récente. Au cours du premier séminaire, nous avons mis en évidence les principales analyses de la mobilisation sociale et des mouvements sociaux en partant de la psychologie des foules, en passant par la mobilisation des ressources et jusqu’à l'école des NMS. Le deuxième séminaire s’intéressait au mouvement des travailleurs et à ses évolutions récentes, plus précisément à ses transformations à travers sa participation à de nouvelles formes de mobilisation impliquant des alliances avec d’autres mouvements sociaux (MS). Il s’agissait donc, dans cadre du présent séminaire, de prolonger la démarche entreprise dans les précédents - et de préparer les suivants – en nous inspirant, pour rendre compte de l’étude actuelle des NMS des théoriciens du conflit (Touraine, Melucci, Habermas, Eder), avec le souci additionnel de dégager des éléments susceptibles de contribuer à l’élaboration du concept de «nouveaux mouvements sociaux économiques». L’ensemble de textes considérés permet d’aborder un certain nombre de considérations utiles aux analyses futures des nouveaux mouvements sociaux (NMS). Nous en retiendrons quatre. Mais avant d’ouvrir ces discussions, une clarification préliminaire s’impose relativement à l’usage ambivalent des concepts de paradigme et de culture. Le concept de paradigme Abondamment utilisé dans le cadre des études sur les NMS, le concept de paradigme est de nature ambivalente et porte à confusion. Son origine dans le domaine de la recherche renvoie à la définition que Kuhn lui attribua à la fin des années 1950: «cadre d’analyse que se donne une communauté scientifique». La rupture épistémologique des années 1960 va toutefois faire basculer la portée du concept. En effet, le constructivisme qui rallie un nombre croissant de chercheurs à partir des années 1960 postule que théories et pratiques se construisent réciproquement et donc qu’un cadre d’analyse ne s’élabore plus selon la logique scientifique de distanciation vis-à-vis d’une matérialité première mais selon dans un lien organique avec la réalité qu’il dépeint, si bien que modèles d’intelligibilité des analystes et actions concrètes des acteurs forment une unité que les théoriciens constructivistes appellent paradigme. Une énorme confusion ressort de l’emploi du concept conformément à cette posture constructiviste. Les auteurs du recueil n’y ont pas échappé. Ainsi, on passe d’une facette à l’autre du paradigme dans la discussion, évoquant parfois les cadres d’analyse élaborés par certains chercheurs et parfois l’action réelle des MS. La confusion résulte de ceci: on fait d’un cadre d’analyse un sujet historique et on appréhende l’action réelle des MS à partir de l’évolution des cadres d’analyse. On en vient par exemple à présenter le paradigme comme agissant, puis s’essoufflant, cédant le terrain à un nouveau, ou encore à présenter les «MS de demain» (Wieviorka) comme nécessairement nouveaux puisqu’ils ne se qualifient pas à l’aune de l’ancien cadre d’analyse. L’emploi du concept de paradigme est lui-même paradigmé. Nous suggérons d’y recourir que si le débat se situe à ce niveau. Plusieurs expressions alternatives circulent déjà dans la littérature. Par exemple, la notion de logique d’action pourrait être employée, permettant aisément de distinguer la logique théorique (analystes) de la logique pratique d’action (acteurs).

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Le concept de culture La référence à la culture est constante dans l’étude des NMS. La réalité que désigne le concept varie toutefois grandement dans les thèses des auteurs. La culture renvoie chez Eder à un sentiment ambivalent vis-à-vis de la modernisation, associant selon des phases historiques d’une part rationalisation culturelle et réaction contre-culturelle teintée de romantisme, donc portés sur une mystique marquée par un fort subjectivisme, et d’autre part rationalisation de la société et radicalisation de mouvements politiques teintés de populisme, mettant l’accent sur la culture traditionnelle. Pour Touraine, la culture se présente plutôt sous les traits d’un système de valeurs qui préside aux choix collectifs de production et de consommation. La lutte pour le contrôle des modèles culturels de développement est ce qui caractérise précisément les NMS. C’est surtout dans la discussion sur le concept d’identité rattaché à l’étude des NMS (Offe, Cohen, Melucci), que le thème de la culture s’impose selon deux directions complémentaires: 1/ la formation d’un Nous, essentielle à toute action collective, repose sur des échanges culturels (communication); 2/ les revendications tournent autour de thèmes issus des rapports sociaux quotidiens, de la sphère privée, d’enjeux non proprement politiques ou économiques mais culturels (ou sociaux!). On doit recourir au concept de culture que si on en délimite assez précisément la portée. Dans la mesure où la définit comme un système de valeurs, nous pensons qu’il faut considérer simultanément et de manière indissociable des valeurs quantitatives (ou économiques) et des valeurs affinitaires (relatives aux goûts). Les pratiques culturelles, que ce soit à l’échelle d’une nation, d’une classe sociale statutaire ou des individus en général, tiennent à la fois compte d’un état donné des richesses matérielles et d’aspirations spirituelles. Une telle acception du concept de culture permet de soutenir l’hypothèse que les enjeux économiques sont toujours restés au coeur de l’action des mouvements sociaux (MS) même lorsque les analystes soutenaient que le centre de leur action s’était déplacé vers des enjeux « purement culturels ». Discussion autour des quatre éléments déterminants dans l’analyse actuelle des NMS

A) Cerner la spécificité de NMS Le premier élément qui saute aux yeux, c’est l’effort mis en oeuvre par tous les auteurs pour cerner la spécificité des NMS. Certains les posent en contraste avec les anciens (Touraine, Pichardo), pour conclure que les différences sont dans l’ensemble assez minces, alors que d’autres les situent en rupture avec ceux de demain (Wieviorka, Crossley, Lemire), principalement en raison de l’usage d’un système de communications planétaire qui déplacerait le terrain des luttes sociales hors de l’État-nation, cadre historique d’action des MS. Il faudrait donc distinguer dans l’analyse générale trois générations de MS au sein desquelles un mouvement particulier fait office d’archétype pour tous les autres : 1/ Le mouvement ouvrier fut jusque dans les années 1960 l’archétype du mouvement social; 2/ Les mouvements féministes et écologistes deviennent les archétypes des NMS; 3/ Le mouvement altermondialiste s’impose aux analystes comme l’archétype des NNMS. Eder se distingue des autres auteurs en faisant des MS les véhicules d’une protestation cyclique contre les procès de modernisation, plus particulièrement contre la rationalisation culturelle et sociale.

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B) Délaisser l’approche en termes de MS au profit de celle de l’AC La seconde chose qui nous frappe à la lecture des textes, c’est la trajectoire historique que semble emprunter l’analyse du point de vue de ses orientations épistémologiques. Nous avons soutenu ailleurs l’élaboration du spectre épistémologique de la discipline sociologique nous permettant d’illustrer notre propos16. Les tableaux qui suivent permettent de mettre une trajectoire en relief. Le premier dépeint le fondement des cinq traditions sociologiques d’analyses, et le second rend compte de leur vitalité historique dans l’étude des MS.

TABLEAU 1: SPECTRE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE LA DISCIPLINE SOCIOLOGIQUE

Traditions

Caractéristiques

Positive

Dialectique

Critique

Figurative

Psychosociologie

Conception de la totalité sociale Héritage philosophique Cadre épistémologique Catégorie de sujet

Holisme

Positivisme (Saint-Simon,

Comte)

Physique sociale

Puissance collective

Antagonisme

de classes

Dialectique (Hegel)

Matérialisme historique

Prolétariat

Relativisme

Philosophie de l’histoire

(Kant)

Sciences de la nature/culture

Classes

statutaires

Interdépendance

individuelle

Théorie de l’inconscient

(Freud)

Psychanalyse collective

Individu socialisé

Atomisme

Pragmatisme (James, Pierce)

Psychologie sociale

Sujet individuel

TABLEAU 2: TRAJECTOIRE DES ANALYSES DES MS SELON LE SPECTRE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE LA DISCIPLINE SOCIOLOGIQUE

Traditions

Phases de l’analyse

Positive

Dialectique

Critique

Figurative

Psychosociologie

Période d’institutionnalisation (1880-1920) 1960 1989 2000

Stein

Structuro-

fonctionnalistes Parsons

___________

Marx

Théoriciens marxistes

puis néomarxistes

Eder ___________

Weber

Théoriciens du conflit

Touraine

___________

Zimmel

Blumer

Phénoméno-logues

Habermas

Le Bon

Park

Théoriciens du

pluralisme politique

Wieviorka

Mouvement

social Nouveaux mouvements

sociaux Action collective

16 Jean-Marie LAFORTUNE. 2004. Introduction aux analyses sociologiques du temps hors travail. Ste-Foy: PUQ, pp 1-12.

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On observe ainsi que l’analyse du mouvement social, définit comme l’irrésistible émancipation du prolétariat dans le cadre du développement contradictoire du capitalisme, constitue le concept central de l’étude dans la mesure où l’approche est positive et appréhende globalement le « changement social ». Or, l’idée que la société forme un grand tout unifié, capable d’action sur lui-même, cède à partir des années 1960 à une conception moins holiste de la totalité sociale appelant d’autres types d’analyses. La sociologie dialectique allait répondre pour un moment aux aspirations des analystes. La logique antagoniste qu’elle met de l’avant permet de penser l’action d’une classe sociale « révolutionnaire » appréhendée à travers l’action des MS. Seulement, à partir des années 1980, la lutte des classes n’apparaît plus être aux yeux des théoriciens le moteur de l’histoire; le modèle est abandonné au tournant de la décennie suivante (dans la foulée de l’effondrement du bloc soviétique). L’idée de « conflit » n’était pas écartée pour autant. Les NMS ont pour caractéristiques fondamentales de se confronter aux problèmes de la formation d’un Nous et de la désignation d’un adversaire combattu sur un terrain précis, Il résulte de l’action des NMS une redéfinition des modèles culturels qui président aux formes de développement. Or, les analystes s’interrogent sérieusement sur la portée historique de l’action des NMS et sur le sens des litiges auxquels ils prennent part. La fin de la décennie 1990 sonne le glas de l’analyse des NMS postulant d’emblée le conflit. Depuis lors, le concept d’action collective (AC), dont l’histoire est aussi vieille que le concept de MS, domine la scène. Dans l’histoire de l’analyse des MS, l’AC, est décrite comme une recherche de reconnaissance juridique et sociale d’un regroupement d’individus qui à travers l’exercice de pressions institutionnelles, veulent accroître leur accès aux ressources collectives. Il résulte de l’action collective une intégration institutionnelle des catégories sociales marginalisées, dont principalement des minorités. Aucun conflit majeur n’est évoqué. Ce qu’hier encore nous désignons par MS est dorénavant évoqué comme des actions collectives litigieuses, type particulier d’AC. C) Expliciter ses choix en tant qu’analyste Dans son texte annexé au recueil, Melucci (1996) situe l’étude des MS au carrefour de la recherche sociale, au coeur des procès de production/reproduction sociale, des formes de l’action, du contrôle social et du changement social. À ses yeux, les MS constituent des formes inédites d’AC dans la société. Si l’action sociale dans des systèmes complexes est passée du statut de pratique héritée à celle de pratique construite, la société ne peut plus être conçue comme un ordre social incarné par des institutions et des rôles prescrits, mais plutôt comme un champ d’investissement cognitif/émotionnel créant sa propre signification (cf. post-modernité, production de la société). L’auteur balise l’étude de l’identité, centrale aux analyses des NMS, à l’aide deux questions: Par quel procès les acteurs construisent-ils leur AC? Comment est produite l’unité observable de phénomènes collectifs? Comment et pourquoi des agrégats sociaux parviennent à définir collectivement des actions conjointes? La réponse à ces interrogations exige que l’on tienne également compte des aspects structuraux (intérêts déduits de la position sociale des acteurs) et des aspects motivationnels (intérêts induits d’une subjectivité qui s’affirme). Les analystes

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s’imposent alors comme terme intermédiaire puisqu’ils mettent en relation la conscience des acteurs avec les contraintes/opportunités réelles d’émancipation. Trois principes doivent guider l’étude: 1/ synthèse délibérée et sans ambiguïté des prémisses duales sur lesquelles reposent les méthodes de recherche les plus courantes, ce qui implique une nouvelle conception de l’action comme champ de signification construite par des relations sociales à l’intérieur d’une série de ressources et contraintes. Le sens de l’action ne doit pas être imposé par l’analyste; 2/ reconnaissance du fait que la relation entre les analystes et les acteurs sont l’objets d’observation, qu’elle fait partie d’un champ d’action et est sujet à négociation explicite entre parties. Ceci présuppose que les intérêts et rôles dans ce jeu sont non identiques, que leur position dans le champ social est différentielle bien que de mêmes finalités soient recherchées dans l’organisation de l’action et l’échange d’information; 3/ reconnaissance que chaque pratique de recherche, impliquant une intervention dans le champ de l’action, crée une situation artificielle qui doit être explicitée. Les chercheurs ne peuvent prétendre à la nature de phénomènes observés, mais doivent rendre compte, par le support d’une méta-communication, de la relation analystes/acteurs. En somme, Melucci nous convie à prendre une posture phénoménologique, c’est-à-dire de fonder l’analyse sur l’expérience des acteurs individuels et collectifs, sans pour autant se confondre avec eux, à assumer pleinement l’impact de la présence de l’analyste sur le cours des phénomènes étudiés (réflexion sur la fonction sociale de la connaissance), enfin à insister sur des processus simultanés, l’acteur n’étant jamais parfaitement en contrôle de son action puisque le procès de construction du « Nous » le travaille constamment. La notion de MS réfère dans ce cadre à une catégorie analytique qui désigne la forme d’AC qui implique la solidarité, rend manifeste un conflit et met à l’épreuve les modes de régulation. D) Saisir la dimension économique de l’action des NMS L’élaboration du concept de nouveaux mouvements sociaux économiques doit pouvoir s’appuyer sur les apports des auteurs recensés, notamment du point de vue de la place et de l’importance de la dimension économique qu’ils accordent à l’action des NMS. Signalons d’entrée de jeu que Touraine et se émules (Wieviorka, Lemire) minorisent le domaine économique par rapport à un domaine plus élevé où dominent des valeurs spirituelles incarnées dans des modèles culturels. Dans la grille d’interprétation mise de l’avant, l’économie n’est pas à proprement dit le terrain de lutte des MS bien que le contrôle de son déploiement en soit directement l’objet. Pichardo confirme d’ailleurs que l’économie est reléguée au second plan dans le passage du paradigme du mouvement social au paradigme des NMS, au profit de valeurs post-matérialistes (croissance personnelle, participation institutionnelle, amélioration de la qualité de vie, etc.), mais constate que l’action concrète de nombreux NMS a encore trait à la redistribution des richesses. Eder évoque quant à lui l’idée que l’un des deux courants cycliques de réaction aux procès de rationalisation, incarné par les mouvements politiques radicaux, aspire, en réponse à la logique marchande, à ancrer les échanges économiques dans des relations communautaires. C’est finalement surtout dans la pensée d’Habermas, malgré ses insuffisances indiquées par Crossley, que la dimension économique de l’action des NMS est la plus structurante. Sa thèse stipule en effet, outre la reconnaissance d’une contradiction sociale fondamentale entre capital et travail, que la colonisation du monde vécu relève autant d’une logique étatique que corporative, et donc que la lutte des NMS doit s’inscrire au double niveau politique et économique.

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