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C. NORTHCOTE PARKINSON LA LOI DE PARKINSON … ET AUTRES ANALYSES DE L’ADMINISTRATION
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C. NORTHCOTE PARKINSON€¦ · propos de divers ouvrages de C. N. Parkinson, et qui ont inspiré en partie cette présentation. 8 Ces chapitres amusants et apparemment inoffensifs,

Oct 24, 2020

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  • C. NORTHCOTE PARKINSON

    LA LOI DE

    PARKINSON

    … ET AUTRES ANALYSES

    DE L’ADMINISTRATION

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    C. NORTHCOTE PARKINSON

    LA LOI DE PARKINSON

    … ET AUTRES ANALYSES

    DE L’ADMINISTRATION Titre original :

    "Parkinson’s Law And Other Studies In Administration" © C. Northcote Parkinson (1957)

    Traduction française originale : "1 = 2, ou les Principes de Mr. Parkinson" Ed. Robert Laffont (1958)

    Traduction actualisée (août 2013)

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    pour Ann

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    PRESENTATION / PREAMBULE A LA TRADUCTION ACTUALISEE Selon une rumeur qui a fait le buzz chez les jeunes cadres dynamiques, le livre de chevet des dirigeants et cadres supérieurs des entreprises du Top 10 mondial, serait "L’art de la guerre" de Sun Tzu (Chine, VIe siècle av. JC). Nous apprenons ainsi d’une part, que ces personnages consacreraient une importante partie de leur temps à comploter les uns contre les autres, et d’autre part qu’ils liraient des livres entre deux coups tordus. Avec de telles hypothèses, on ne saurait trop conseiller à tous ces gens en place et à ceux qui essayent de la leur prendre, de lire également "La loi de Parkinson … et autres analyses de l’administration", qui leur sera tout aussi utile comme kit de survie dans les structures publiques ou privées de notre société moderne. Cet ouvrage qui aurait pu s’intituler "L’administration pour les nuls en 10 leçons" est sûrement le plus adapté qui soit pour instruire les étudiants de nos Grandes Ecoles et Universités, futurs dirigeants et cadres de haut niveau, sur le fonctionnement réel de la vie des affaires et plus spécialement dans les administrations publiques et les grandes entreprises. Ceci est d’abord dû au génie de son auteur, mais également au fait que les enseignants de ces Grandes Ecoles et Universités n’enseignent qu’une vue extrêmement théorique des modèles sociaux-économiques et qu’ils confortent les étudiants dans l’idée que les systèmes d’équations leur permettront de traiter tous les problèmes qu’ils rencontreront. Il est également vrai que la plupart de ces enseignants sont des chercheurs et n’ont jamais connu l’entreprise, même si l’observation du fonctionnement de nos universités pourrait leur donner quelques éléments pertinents sur cet aspect des choses. Il est de notoriété publique qu’à la fin de chaque année scolaire, nos Grandes Ecoles lâchent dans la nature, des promotions de jeunes diplômés qui ont appris -et souvent très peu- non pas ce qui se passe dans les entreprises, mais ce qui devrait s’y passer1. C’est sur ce point que l’apport de C. Northcote Parkinson est remarquable. D’un humour ravageur et d’une précision chirurgicale, il démonte et analyse le fonctionnement de nos institutions avec des mises en scènes hilarantes, des anecdotes pittoresques, des études de cas ubuesques, le tout présenté sous la forme d’articles scientifiques parodiques agrémentés de formules délirantes. On est proche de Courteline, avec de-ci de-là quelques morceaux de bravoure qui ne sont pas sans évoquer le regretté Pierre Desproges.

    1 NDT : Voir en annexe [3], les commentaires de Claude Riveline, Professeur à l’Ecole des Mines de Paris, à propos de divers ouvrages de C. N. Parkinson, et qui ont inspiré en partie cette présentation.

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    Ces chapitres amusants et apparemment inoffensifs, qui n’évoquent jamais le sérieux académique -en admettant qu’il existe encore-, décrivent le quotidien d’un monde dont le fonctionnement, loin des modèles mathématiques, est régi par l’humain avec ses nécessités, ses faiblesses et ses incohérences, et finalement, illustrent avec talent l’application du "Principe de réalité" dans la vie des entreprises (comme il est très difficile d’enseigner cette thématique en restant politiquement correct, elle reste désespérément absente des cursus universitaires). Toutes les descriptions restent réalistes et les diagnostics effectués par C. N. Parkinson sont toujours aussi pertinents pour quiconque doit évoluer dans ces structures, même si le demi-siècle qui s’est écoulé depuis leur publication, rend parfois ses solutions dépassées -mais un peu seulement-. Beaucoup d’aspects du monde de l’entreprise au sens large y sont traités, depuis la multiplication inéluctable des personnels administratifs, jusqu’au processus décisionnel en investissements stratégiques, en passant par l’analyse du nombre optimal des membres d’un Conseil, la sélection des candidats à l’embauche et l’éternel problème de la mise à la retraite des cadres qui s’accrochent … Je souhaitais qu’une version française soit enfin librement disponible pour tous ces jeunes gens qui seront un jour nos élites, car l’ouvrage publié en 1957 est totalement épuisé et il est impossible de s’en procurer un exemplaire aujourd’hui, même si on peut en trouver une version électronique en anglais sur Internet. Malheureusement, l’écriture, le style et l’humour anglais de 1957, et leurs équivalents dans la traduction française de 1958 de cet ouvrage, sont devenus pratiquement illisibles pour les étudiants français d’aujourd’hui. Sans aller jusqu’à pratiquer le langage des djeun’s, "Parkinson, c’est trop d’la balle, sur la vie d’ma reum", ou le style texto "Parkin’s, je kiff grav :-))", il était urgent de rajeunir l’excellente traduction de Jérôme Villehouverte en actualisant le texte et en particulier les expressions qui faisaient référence à des technologies disparues ou inconnues de nos chères têtes blondes, adeptes des consoles de jeux et nourries de réseaux sociaux. C’est ainsi que le chapitre IX "Palm Thatch To Packard" traduit par J. Villehouverte par "De la chaumière à la Packard", et qui résout l’énigme de l’ascension sociale du pauvre travailleur chinois devenu milliardaire, est présenté dans cette nouvelle traduction, sous le titre actualisé "Du bidonville à la Mercedes" :

    • Les jeunes gens d’aujourd’hui n’ont jamais vu de "chaumière", sauf parfois comme décor aménagé pour les touristes en manque d’exotisme, ou chez Blanche Neige à Euro-Disney. Les reportages et enquêtes télévisuelles les ont par contre informés de l’existence des bidonvilles

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    dans lesquels s’entassent aujourd’hui les plus démunis de la plupart des "pays en voie de développement" et même de quelques autres.

    • Les automobiles américaines Packard (sans rapport avec les ordinateurs Hewlett-Packard®) qui symbolisaient la réussite sociale de leurs conducteurs, ont disparu en 1958. Dans le monde entier, ces magnifiques voitures sont aujourd’hui remplacées dans le rôle de signe extérieur de richesse, par de puissantes berlines allemandes, même si une Ferrari ou une Rolls-Royce avec des enjoliveurs incrustés de diamants reste un indicateur absolu de réussite dans certains pays.

    Par ailleurs, tout au long du texte, C. N. Parkinson fait référence explicitement ou implicitement à quelques élémentaires notions scientifiques et à de nombreux événements ou personnages historiques, qu’il supposait connus et comme faisant partie de la culture de base de tout lecteur, et spécialement de tout étudiant titulaire du baccalauréat en 1957. Un rapide sondage effectué courant 2012 auprès d’un petit échantillon représentatif, m’a conduit, avec regrets, à rajouter à ce texte des notes de bas de page en abondance, pour rappeler, compléter ou expliquer la signification, par exemple et pêle-mêle, de la formule des intérêts composés, de la mithridatisation, de la Société des Nations, du débarquement des Dardanelles et même du coolie (chinois. Sans rapport avec les fruits rouges). Ecrit comme un ouvrage de vulgarisation satirique en Sciences Sociales et Politiques à usage des étudiants, ce texte magnifique fera le bonheur de tous les citoyens qui seront enfin informés de ce qui se passe réellement dans les structures administratives de nos ministères et de nos grandes entreprises. Je tiens à remercier Agnès T., Daniel M., Edith M. et Laurent K. pour leur amicale participation à cette indispensable réhabilitation que l’on pourrait considérer, toutes proportions gardées, comme une mission de service public.

    * ******* … en Provence, août 2013

    Les illustrations d’Osbert Lancaster dispersées dans cette version, sont tirées de différents ouvrages de C. N. Parkinson.

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    PREFACE DE C. NORTHCOTE PARKINSON

    Pour les enfants, pour les enseignants, et même pour les auteurs d’ouvrages en Economie Sociale et Politique, le monde est un milieu relativement rationnel. Pour le fonctionnement des Administrations, des Ministères, des Conseils, et plus généralement de toutes les institutions qui gèrent et organisent nos états, ils imaginent que des représentants sont démocratiquement élus parmi ceux en qui le peuple a la plus grande confiance.

    Ils rêvent de mécanismes grâce auxquels les plus sages et les meilleurs de tous ceux-ci deviennent les Ministres de l'Etat. Ils croient que de grands capitaines d'industries, mûrement choisis par les actionnaires, nomment aux postes opérationnels ceux qui ont fait leurs preuves aux échelons inférieurs. Il existe même des livres dans lesquels de telles suppositions sont hardiment exposées ou implicitement admises. Toutefois, pour ceux qui possèdent une solide expérience des affaires, ces idées sont tout simplement délirantes. Ces conclaves solennels qui attribueraient les postes de commandes aux éléments les plus responsables et les plus compétents d’entre eux, ne sont qu’une pure vue de l’esprit. Il est donc salutaire qu’un avertissement soit lancé à propos des dangers de telles opinions. Loin de moi, l’idée d’interdire aux étudiants la lecture d’ouvrages d’Economie Sociale ou Politique, sous réserve que ces livres soient considérés comme des œuvres d’imagination pure. Judicieusement placés entre les romans d’Alexandre Dumas et ceux de Jules Vernes, ou dispersés au milieu d’histoires de guerres des étoiles pleines d’engins spatiaux et d’aliens, ces manuels ne sauraient nuire à personne. Mais classés ailleurs, parmi des ouvrages de référence, ils pourraient causer des ravages irrémédiables. Consterné que j’étais, de réaliser ce que les gens s’imaginent être la vérité à propos des fonctionnaires et de l’administration, j'ai donc tenté de fournir, à ceux que cela intéresse, un aperçu de la réalité. Le lecteur averti devinera bien sûr que ces exposés sont basés sur autre chose que ma simple expérience professionnelle. Pour d’éventuels autres lecteurs moins impliqués, j'ai pris soin de placer ça et là, quelques légères allusions à propos de l’énorme quantité de recherches sur lesquelles mes théories sont basées.

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    Que le lecteur veuille bien imaginer toute la documentation, les graphiques, les bases de données, les ordinateurs et les ouvrages de référence qui constituent le fondement indispensable d’une telle étude. Qu’il sache donc que les vérités révélées dans ce livre ne sont pas seulement l’œuvre d’un individu, ma foi assez doué, il faut bien le dire, mais d'un long et coûteux travail de recherche. Et qu’il sache bien que la réalité dépasse de loin tout ce qu’il peut imaginer ! Certains lecteurs estimeront peut-être qu’une plus grande importance aurait dû être réservée aux expériences et aux développements mathématiques sur lesquels reposent ces théories, mais un ouvrage plus détaillé aurait alors été plus difficile à lire et surtout, beaucoup plus cher. S'il est incontestable que chacun des chapitres suivants représente le fruit de patientes années de recherches, il ne faudrait quand même pas supposer que tout a été dit. Par exemple, dans le domaine militaire, on a récemment démontré que le nombre des ennemis tués au combat, varie en sens inverse du nombre des généraux qui les commandent. On vient également d’apporter d’indispensables précisions sur le caractère illisible des signatures, en tentant de déterminer à partir de quel moment, dans le cadre d’une carrière réussie, l’écriture finit par ne plus rien représenter du tout pour le signataire lui-même. Chaque jour ou presque, de nouvelles voies s’ouvrent ainsi devant les chercheurs et il est à peu près certain que les prochaines éditions de cet ouvrage auront tôt fait de démoder la première. Je tiens à remercier les éditeurs qui m’ont permis de regrouper et de publier sous cette forme certains de mes articles. Une place de choix est réservée à l'éditeur de la revue "The Economist", dans laquelle la loi de Parkinson a été révélée pour la première fois à l'Humanité. Certains autres des chapitres qui suivent ont été publiés initialement dans les revues "The Harper’s Magazine" et "The Reporter" avant la parution de l’ouvrage final en librairie.

    C. Northcote Parkinson Singapour, 1957

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    TABLE DES MATIÈRES PRESENTATION / PREAMBULE A LA NOUVELLE TRADUCTION PREFACE DE C. N. PARKINSON

    I- LA LOI DE PARKINSON ou la loi de la pyramide sans fin

    II- LA VOLONTE DU PEUPLE ou les assemblées démocratiques

    III- LA HAUTE FINANCE ou la loi de l’insignifiance

    IV- LES CABINETS MINISTERIELS ou le coefficient d’inefficacité

    V- LA SHORT LIST ou les principes de sélection

    VI- LE POINT MORT DE L’EVOLUTION ou le siège social idéal VII- LE FILTRE A PERSONNALITES ou la formule du cocktail

    VIII- L’INCONJALITOSE ou la paralysie administrative

    IX- DU BIDONVILLE A LA MERCEDES ou la formule pour réussir

    X- LA DEAD LINE ou la mise à la retraite Annexe- SOURCES & COMPLEMENTS

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    I- LA LOI DE PARKINSON … ou la loi de la pyramide sans fin

    Tout travail augmente jusqu’à occuper entièrement le temps qui lui est affecté. Ce fait universellement connu2 peut se retrouver dans le célèbre dicton : "C’est l’homme le plus occupé qui a le plus de temps libre". Ainsi, une vieille dame oisive peut consacrer une journée entière à écrire et envoyer une carte postale à sa nièce en vacances au bord de la mer. Une heure pour choisir la carte postale, une autre à chercher ses lunettes dans tout l’appartement, une demi-heure pour retrouver l’adresse de la nièce, une heure et quart pour la rédaction du texte proprement dit, et vingt minutes pour décider si elle doit prendre un parapluie pour aller jusqu’à la boîte aux lettres au coin de la rue. Cette entreprise qui prendrait à peine dix minutes à quelqu’un d’occupé, peut ainsi laisser cette vieille dame, épuisée après une journée entière de doute, d'anxiété et de labeur. Donc, en admettant que le travail -et en particulier le travail administratif- dispose de bornes extrêmement élastiques, il est évident qu'il n’y a que peu ou pas du tout de relation entre un travail à effectuer et la taille de l'équipe chargée de l’exécuter, même si on peut remarquer que le manque d'occupation n'entraîne pas nécessairement l’oisiveté. Le travail augmente en importance et en complexité, en rapport direct avec le temps qui peut lui être consacré. Même si ce fait est largement établi, très peu de gens ont accordé l'attention nécessaire à ses conséquences plus lointaines, surtout dans le domaine de l'administration publique. Les hommes politiques et les contribuables ont toujours supposé -avec d’épisodiques phases de doute- qu’un accroissement des effectifs de fonctionnaires devait refléter un volume de travail croissant ou une meilleure qualité du service rendu. De mauvais esprits, mettant en doute cette croyance, ont claironné que la multiplication des fonctionnaires conduirait, soit à payer certains d’entre eux à ne rien faire, soit à réduire les horaires de travail de tous3. Mais il s'agit là d'une affaire dans laquelle ces opinions n’ont rien à voir, puisqu’il n’existe aucune relation entre le nombre de fonctionnaires et la quantité réelle de travail à fournir. Nous verrons que la loi de Parkinson définit un taux d’augmentation du nombre d’employés, taux qui reste constant, que le volume de travail augmente, diminue, ou même disparaisse complètement. 2 NDT : A cause du phénomène de diffusion des molécules, un gaz n’a pas de volume propre et occupe tout l’espace qui lui est affecté : Il est "expansible". Le phénomène d’expansion du travail jusqu’à occupation du délai imparti est souvent considéré comme une transposition de la loi des gaz parfaits au monde du travail. 3 NDT : "L’administration est un lieu où les gens qui arrivent en retard, croisent dans l’escalier ceux qui partent en avance". Georges Courteline (Romancier et dramaturge français / 1858-1929). G. Courteline disposait comme C. N. Parkinson d’une solide expérience dans le domaine de l’administration, grâce à de nombreuses années passées dans l’armée et l’administration des Cultes.

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    La validité de cette loi repose essentiellement sur le traitement de données et de statistiques qui seront présentées par la suite. Toutefois, pour le lecteur, il est plus intéressant de présenter d’abord les facteurs qui expliquent la tendance générale définie par cette loi. Sans entrer dans les détails scientifiques -qui sont très nombreux-, on peut distinguer deux facteurs principaux qui peuvent être énoncés sous une forme quasi-axiomatique :

    F1 : Un fonctionnaire multiplie ses subordonnés, et non ses rivaux. F2 : Les fonctionnaires se donnent mutuellement du travail.

    Pour bien comprendre le facteur F1, imaginons un fonctionnaire, nommé "A", qui se trouve surchargé de travail. Que ce surmenage soit réel ou imaginaire est sans importance ici, mais on peut accessoirement remarquer que cette sensation (ou illusion) de surcharge pourrait être la simple conséquence de la diminution de ses propres capacités, symptôme normal de son vieillissement. Pour remédier à cette surcharge de travail réelle ou imaginaire, il n’a, en pratique, que trois solutions possibles :

    i. Il peut démissionner. ii. Il peut demander à partager son travail avec un collègue appelé "B". iii. Il peut demander l'aide de deux assistants, appelés "C" et "D".

    Dans toute l’Histoire de l’Administration, on ne connaît pas de cas où un fonctionnaire dans la situation de A pourrait avoir choisi une autre possibilité que la troisième. En démissionnant, il perdrait tous ses droits à la retraite4. En nommant B au même niveau hiérarchique que lui, il ne ferait qu’ajouter un nouveau rival dans la lutte pour le remplacement de son supérieur W, lorsque celui-ci prendra (enfin) sa retraite. Donc, A préfère avoir sous ses ordres deux subalternes, C et D. Ceux-ci lui permettent tout d’abord de prendre de l’importance dans la structure, et en répartissant le travail entre C et D, il aura l’avantage d’être le seul à disposer d’une vue d’ensemble sur le travail effectué. Il est essentiel de réaliser ici que C et D sont, par définition, inséparables. Nommer un seul subalterne C est impossible, parce que C partagerait alors le travail avec A et disposerait presque de l'égalité de statut refusée précédemment à B, égalité encore plus redoutable si C est le seul successeur possible. Les subalternes doivent donc se compter par deux ou plus, chacun d’entre eux étant muselé par la crainte de la promotion de l’autre.

    4 NDT : Depuis février 2013, le pape Benoît XVI apparaît comme une exception rarissime à cette règle (un seul autre cas a été constaté en 1415). A la tête d’un Très Saint Ministère, ce fonctionnaire a finalement acquis en démissionnant, les droits à une retraite qu’il n’aurait pu obtenir autrement.

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    Lorsque C se plaindra à son tour de la surcharge de travail -comme il ne va certainement pas tarder à le faire-, A conseillera, en accord avec lui, la nomination de deux assistants nommés E et F pour l’aider ... , mais pour éviter toute friction interne, il recommandera également la nomination de deux autres assistants (G et H) pour D, dont la situation est sensiblement la même que celle de C. Avec le recrutement de E, F, G et H, la promotion de A devient alors pratiquement une certitude. Au bout d’un certain temps, donc, sept fonctionnaires font ce qu’un seul effectuait avant. C'est ici qu’intervient le second facteur F2. Comme ces sept collaborateurs se créent mutuellement du travail, ils sont tous débordés et A, finalement, est encore plus occupé qu’avant. Ainsi, un document qui arrive dans le service va passer tour à tour dans les mains de chacun d’entre eux. Le fonctionnaire E l’examine et décide qu'il relève de la compétence de F, qui écrit un projet de réponse pour C, qui le modifie radicalement avant de consulter D, qui sollicite G afin qu’il s’en occupe. Mais G doit justement partir en congé, et transmet le dossier à H, qui rédige une note, signée par D, et renvoyée à C, qui modifie sa rédaction en conséquence et établit une nouvelle version pour A. Que va faire A ? Il aurait toutes les excuses pour signer sans le lire ce document qui lui arrive, car il a bien d'autres soucis en tête. Il sait maintenant qu’il va enfin succéder à W l’année prochaine, et c’est à lui de décider lequel de C ou D peut lui succéder à son propre poste. Il a dû consentir à G un congé, alors que celui-ci n’en avait pas vraiment le droit. Il est inquiet et se demande si ce n’est pas H qui aurait dû partir à sa place pour des raisons de santé. Depuis quelque temps, H a mauvaise mine, à cause d’ennuis de famille, mais pas uniquement. Ensuite, il y a ce problème du montant de la prime exceptionnelle de F pour sa participation à l’organisation de la conférence annuelle des Services, sans compter la demande de mutation de E pour le Ministère des Anciens Combattants. Il a entendu dire que D a une liaison avec une assistante -mariée- du Service Comptable et que G et F ne s’adressent plus la parole, mais personne ne sait pourquoi. A pourrait donc être tenté de signer directement le projet de C, pour en être débarrassé. Mais A est un homme consciencieux. Même submergé comme il est, avec tous les problèmes créés par ses subordonnés pour eux et pour lui-même (problèmes qui résultent de l'existence même de ces fonctionnaires), il n'est pas homme à se soustraire à son devoir. Il lit donc avec soin le projet de réponse, supprime les paragraphes nébuleux ajoutés par C et H, et revient à la forme initiale proposée par F qui connaît bien son travail, même s’il a un caractère difficile. Il en corrige le style -les jeunes ignorent la grammaire et écrivent n’importe comment- et il produit finalement la même réponse qu’il aurait écrite si les fonctionnaires C, D,

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    E, F, G et H n’avaient jamais existé. Beaucoup plus de personnes ont donc pris bien plus de temps pour aboutir au même résultat, mais personne n'a été inactif et tous ont fait de leur mieux … Et c’est finalement tard dans la soirée, que A quitte son bureau et peut enfin rentrer chez lui dans sa petite maison de banlieue. Les lumières des autres bureaux s’éteignent dans le soir qui tombe en marquant la fin d’une journée de dur labeur administratif. Dans les derniers à partir, les épaules voûtées et un sourire désabusé aux lèvres, A se dit que les heures supplémentaires, comme les cheveux gris, sont la rançon de la réussite professionnelle. A partir de cette description sommaire des deux facteurs déterminants F1 et F2, l’élève d’une Grande Ecole et l’étudiant en Sciences Sociales peuvent aisément conclure que les employés administratifs sont plus ou moins condamnés à se multiplier. Toutefois, rien n'a encore été dit sur le délai susceptible de s'écouler entre la date à laquelle A est affecté à son poste, et celle à laquelle H est embauché et peut commencer à compter ses trimestres de retraite. Des masses colossales de données ont été collectées sur ce sujet et c'est à partir de l'étude de ces statistiques que la loi de Parkinson a pu être établie. Le cadre de cet ouvrage ne permet pas de détailler ici cette analyse complexe, mais le lecteur doit savoir que cette recherche a débuté par le traitement des données relatives aux personnels des services du Ministère de la Marine Britannique. Ce Ministère a été choisi car ses personnels et ses responsabilités sont plus facilement quantifiables que pour un autre, comme le Ministère du Commerce, par exemple. On peut en effet poser ces informations simplement en termes de nombre de collaborateurs et de tonnages (capacité des navires opérationnels). Voici quelques-unes de ces données représentatives :

    • En 1914, le total des effectifs de la Marine s’élevait à 146 000 officiers et matelots, ainsi que 3 249 employés administratifs des chantiers navals qui géraient les 57 000 ouvriers qui y travaillaient. En 1928, il y avait encore 100 000 officiers et matelots, pour 62 439 ouvriers des chantiers navals, alors que les employés administratifs de ces mêmes chantiers étaient devenus 4 558. En ce qui concerne les navires de guerre, le total de 1928 n’était plus qu’une petite partie de ce qu'elle était en 1914, puisque l’on ne comptait plus que 20 navires opérationnels contre 62.

    • Au cours de la même période, le nombre de fonctionnaires de l'Amirauté

    était passé de 2 000 à 3 569, ce qui avait permis à quelques mauvaises langues de qualifier ces Services de "magnifique marine de terre".

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    Ces données sont plus parlantes sous forme d’un tableau :

    STATISTIQUES DE L’AMIRAUTE

    1914 1928 Augmentation ou diminution

    Navires de guerre opérationnels

    62 20 - 67,74 %

    Officiers et matelots de la Marine Britannique

    146 000 100 000 - 31,50 %

    Ouvriers des arsenaux 57 000 62 439 + 9,54 %

    Fonctionnaires et employés des arsenaux

    3 249 4 558 + 40,28 %

    Fonctionnaires de l’Amirauté

    2 000 3 569 + 78,45 %

    A l'époque, les critiques formulées à propos de ces évolutions visaient surtout le rapport entre le nombre des actifs disponibles pour le combat et le total des personnels affectés aux tâches administratives, mais ce point est sans intérêt ici. Par contre, ce que nous devons remarquer, c'est que les 2 000 fonctionnaires de 1914 étaient devenus 3 569 en 1928, et que cette croissance ne pouvait pas être une conséquence d’une augmentation de leur travail. Au cours de cette période, la Marine britannique a effectivement perdu un tiers de ses matelots et deux tiers de ses navires. De plus, à partir de 1922, les forces navales n’étaient pas censées augmenter, car le total des navires -contrairement à celui des fonctionnaires- était limité par l'Accord naval de Washington signé cette même année. Or, on constate ici une augmentation de 78 % du personnel administratif sur une période de 14 ans, soit une moyenne d’augmentation de 5,6 % par an5. En fait, nous verrons que le taux de croissance n'a pas été aussi régulier, mais à ce stade, tout ce dont nous avons besoin, c’est du pourcentage d'augmentation moyen sur la période étudiée. Cette augmentation du nombre total des fonctionnaires pourrait-elle s'expliquer par une loi prédisant une croissance inéluctable ? On pourrait opposer comme argument, à ce stade de la discussion, que des développements technologiques majeurs ont eu lieu dans la Marine de guerre pendant cette période.

    5 NDT : Par souci de simplicité pour le lecteur, C. N. Parkinson utilise la division simple pour obtenir la valeur du taux moyen (5,6 = 78 / 14). La formule des intérêts composés, qui pourra être expliquée à l’étudiant en Grande Ecole ou en Sciences Sociales par le guichetier de son agence bancaire lors d’une prochaine visite, montre que le taux d’évolution moyen des effectifs sur cette période, est en réalité de 4,5 % par année. Cette valeur plus mathématique ne modifie en rien, ni cette analyse, ni les conclusions qui en résultent.

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    L'utilisation d’engins volants n'était plus réservée à quelques excentriques, les équipements électroniques se sont perfectionnés, on tolérait les sous-marins sans les accepter encore totalement, et les officiers mécaniciens commençaient à être considérés quasiment comme des êtres humains. Dans cette nouvelle ère de révolution technologique, on aurait été en droit de penser que les chefs-magasiniers avaient des stocks plus difficiles à gérer. Il n’aurait pas été non plus surprenant de voir apparaître dans la masse salariale, plus de designers, plus d’ingénieurs et plus de scientifiques. Mais le personnel des chantiers navals n'a progressé que de 40 % alors que les fonctionnaires du Ministère ont augmenté au total de près de 80 %. Pour chaque nouvel ingénieur ou technicien embauché sur un chantier naval, on voit qu’il y a eu deux nouveaux administratifs de plus dans les bureaux du Ministère. A partir de ces constatations, on pourrait conclure, dans un premier temps, que le taux d'augmentation du personnel administratif est environ égal au double de celui du personnel technique à un moment où la force productive utile (ici, les marins) est réduite de 31,5 %. Mais l’analyse a prouvé que ce dernier pourcentage n'est pas pertinent : les fonctionnaires se seraient multipliés exactement au même rythme, même si tous les marins avaient disparu. Il serait intéressant de continuer à analyser la progression sur la période suivante de 1935 à 1954 au cours de laquelle les 8 123 fonctionnaires des arsenaux et de l’Amirauté (4 554 + 3 569) sont devenus 33 788, mais les statistiques de la Marine sont biaisées par de nouveaux facteurs (comme le développement de l’Aéronavale) qui compliquent les comparaisons d’une année sur l’autre. Par contre, l’évolution du personnel du Ministère des Colonies (britanniques) pendant la période du déclin impérial, offre un bien meilleur domaine d'étude. La croissance des effectifs de ce ministère est très intéressante dans ce cadre, car elle est presque uniquement administrative. Voici le tableau simplifié et le graphe de l’évolution constatée de 1935 à 1954 pour le total des fonctionnaires de ce ministère :

    Année 1 935 1 939 1 943 1 947 1 954 Fonctionnaires du Ministère des Colonies britanniques

    372 450 817 1 139 1 661

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    Avant de calculer la valeur du pourcentage d'augmentation, il faut remarquer que les missions de ce ministère ont énormément varié durant cette période. Alors que les territoires coloniaux n'ont quasiment pas évolué en termes de surfaces et de populations de 1935 à 1939, ils ont été considérablement réduits de 1939 à 1944, certaines zones ayant été envahies et annexées par des ennemis impérialistes, puis ils ont ré-augmenté en 1947. Par la suite, ils ont régulièrement diminué d'année en année, car de plus en plus de colonies de l’empire obtenaient leur indépendance. Il serait logique de penser que la réduction de la taille de l’empire colonial britannique aurait dû se refléter dans celle de son centre administratif. Mais l’examen des chiffres précédents suffit à nous convaincre que les niveaux de personnel ne représentent rien d’autre que les différentes étapes d’une augmentation inéluctable. Et cette augmentation, bien que liée à celle observée dans d'autres ministères, n'a rien à voir avec la taille, ou l'existence même, de l’Empire colonial. Quels sont les pourcentages avérés pour ces augmentations ? A cet effet, il faut distinguer, la période de la Seconde Guerre mondiale avec une augmentation rapide des effectifs et les périodes de paix qui l’ont précédée et suivie :

    - + 5,24 % entre 1935 et 1939 - + 6,55 % entre 1947 et 1954.

    Ceci donne un pourcentage d’augmentation moyen de + 5,89 % par an, valeur tout à fait comparable à celle déjà constatée pour le personnel de l'Amirauté entre 1914 et 1928. Des données complémentaires et une analyse statistique détaillée des effectifs d’autres ministères seraient inutiles dans un ouvrage comme celui-ci. Elles permettent toutefois d’obtenir une évaluation au premier ordre du temps qui s’écoule entre la nomination d’un fonctionnaire et celle, inévitable, de ses deux assistants ou plus.

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    En ne traitant que le problème de l'accroissement des personnels administratifs, toutes nos analyses montrent une augmentation moyenne des effectifs qui est d’environ 5,75 % par an. Cette valeur établie, il devient désormais possible de présenter la loi de Parkinson sous une forme mathématique simple :

    Dans une administration publique qui n’est pas engagée directement dans des actions de guerre(s), l'augmentation des effectifs peut être définie par la formule suivante :

    x = (2 × km) + a

    n

    Dans cette formule :

    - x est le nombre de nouveaux embauchés chaque année, - k est le nombre de personnes qui recherchent une promotion via la

    nomination de subordonnés, - m (l’exposant de k) est le nombre d'heures de travail consacrées à

    répondre à des notes internes du Service, - a représente le nombre d’années entre l’âge d’affectation au poste

    et l’âge de la retraite, - n est le nombre de nouveaux fonctionnaires nécessaires par an.

    L’expert en mathématiques se rendra compte, bien sûr, que l’expression du pourcentage d'augmentation est obtenue en multipliant la valeur x par 100, puis en divisant le résultat par le total de fonctionnaires (y) de l'année précédente :

    x = 100 × {(2 × km) + a}

    y × n [en %]

    Ce chiffre sera toujours compris entre 5,17 % et 6,56 %, indépendamment de toute variation de la quantité du travail (éventuel) à effectuer. La découverte de cette formule et des principes généraux sur lesquels elle est basée, n’a bien entendu, aucune signification politique, et il n’est nullement dans les intentions de l’auteur de demander aux différentes Administrations de se développer. Ceux qui soutiennent que cette croissance est essentielle pour maintenir le plein emploi ont parfaitement le droit à cette opinion, et ceux qui doutent de la stabilité d'une économie basée sur la lecture par des fonctionnaires, de procès-verbaux rédigés par d’autres fonctionnaires, ont également le droit de défendre leurs idées.

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    Il serait sans doute prématuré à ce stade, de rechercher le rapport quantitatif qui doit nécessairement exister entre les administrateurs et les administrés. Cependant, même si un ratio maximum existe inévitablement, il devrait être bientôt possible de quantifier, à partir de la formule donnée précédemment, le nombre des années qui s'écoulent dans n’importe quelle administration donnée, avant que cette valeur limite soit atteinte. Mais la prévision d'un tel résultat n’aura également aucune valeur politique. On ne peut que réaffirmer ici avec force, que la loi de Parkinson est une découverte purement scientifique, qui est inapplicable, sauf en théorie, à la situation socio-politique actuelle. Ce n'est pas l'affaire du botaniste d’arracher les mauvaises herbes. Son unique rôle consiste à nous informer de la vitesse à laquelle elles nous envahissent.

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    II- LA VOLONTE DU PEUPLE … ou les assemblées démocratiques

    Tout le mode connaît les différences fondamentales entre les institutions parlementaires anglaises et françaises, copiées et adaptées par un grand nombre de nations. Tout le monde sait également que ces différences fondamentales n’ont strictement rien à voir avec les spécificités nationales, mais proviennent uniquement de la façon dont les sièges sont disposés dans les bâtiments où se tiennent les solennelles assemblées d’élus. Les députés britanniques, qui ont été élevés dans la pratique des sports collectifs, entrent dans leur Chambre des Communes avec l'envie de faire autre chose. S'ils ne peuvent pas aller faire un golf ou jouer au tennis, ils se consolent en considérant que la politique est une sorte de sport avec des règles très similaires. Sans ce subterfuge, les séances du Parlement susciteraient encore moins d'intérêt qu’elles ne le font aujourd’hui. Donc, l'instinct britannique conduit à former deux équipes, avec un arbitre et des juges de touches, et à les laisser débattre jusqu'à ce que mort s’ensuive. La Chambre des Communes est organisée de façon à ce qu’en pratique, chaque membre soit obligé de s’asseoir d’un côté ou de l'autre, et de prendre parti avant même de savoir quels seront les arguments débattus, ou même dans certains cas, de connaître le sujet du débat en cours. Depuis sa plus tendre enfance, l’Anglais a été dressé à jouer pour son camp, ce qui lui évite tout effort cérébral excessif. Même s’il arrive à sa place pendant un discours, il sait exactement comment intervenir dans le débat à l’endroit où il se trouve. Si l’orateur est de son côté de la Chambre, il dira : "Bravo, très bien !", mais s’il fait partie du camp opposé, il peut crier sans risque : "C’est une honte !" ou plus simplement "Ouuuuuh !" Plus tard, au cours du débat qui se poursuit, il pourra demander à son voisin quelle est la question à l’ordre du jour, mais strictement parlant, ce n'est pas vraiment nécessaire. Il sait, dans tous les cas, qu’il ne doit pas marquer un but contre son camp. Les hommes qui sont assis en face, de l’autre côté, ont tort de toute façon, et leurs arguments ne valent pas un clou. En revanche, les membres de son propre camp sont des hommes d'Etats compétents et leurs arguments sont un mélange de sagesse, d'éloquence et de modération6.

    6 NDT : Un traître est un homme politique qui quitte votre parti pour s'inscrire à un autre. Par contre, un converti est un homme politique qui quitte son parti pour s'inscrire au vôtre (Georges Clémenceau, Homme d’état français / 1841 - 1929)

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    Et il n’y aurait aucune différence, que ce député ait étudié la politique à l’Université de Cambridge ou dans les tribunes des stades de football comme supporter de Manchester United. Dans les deux cas, il aura appris à quel moment il faut applaudir et quand il faut contester. On voit donc que le système britannique dépend entièrement de la disposition des sièges. S’ils n’étaient pas installés face à face, personne ne pourrait plus distinguer la Vérité du Mensonge et la Sagesse de la Folie, à moins d’écouter attentivement tous les orateurs à la tribune, ce qui serait complètement ridicule compte tenu du niveau de la plupart des discours politiques. En France, l'erreur fondamentale a été d’installer les élus en demi-cercle, faisant face à la tribune. Si elle n’était pas réelle, la confusion qui en résulte serait risible. Avec cette disposition, il est impossible de former deux vraies équipes opposées comme deux adversaires et personne ne peut savoir -sans écouter- quel argument est le plus convaincant. Par-dessus le marché, il y a le handicap de la langue, car tous les débats ont lieu en français -un exemple que les membres du Congrès des Etats-Unis ont sagement refusé de suivre-. Mais même sans tenir compte de ces difficultés linguistiques, le système français est mauvais fondamentalement. Au lieu d'avoir deux camps face à face, de sorte que le débat soit clair dès le début (un bon et un mauvais côté, ce qui permet de savoir tout de suite où on en est), la disposition de l’Assemblée Nationale Française crée une multitude d'équipes qui s’opposent dans toutes les directions. Avec une telle pagaille sur le terrain, le match ne peut même pas commencer. En principe, au Palais Bourbon (siège de l’Assemblée Nationale), les élus sont de droite ou de gauche selon l'endroit où ils sont assis, et cette disposition est en apparence très simple. Les Français n’ont quand même pas poussé les choses jusqu’à l’absurde en plaçant leurs représentants par ordre alphabétique. Mais la chambre semi-circulaire crée de subtiles distinctions entre les divers degrés de droite et de gauche et on ne retrouve pas la distinction très claire entre le Bien et le Mal qui résulte de la disposition adoptée par l’Assemblée britannique. Ainsi, selon sa place, un député sera décrit politiquement comme à gauche de Monsieur Untel, mais à droite de Monsieur Machin. Comment s’y reconnaître ? Comment eux-mêmes peuvent-ils s’y reconnaître ? La réponse est : Ils ne s’y reconnaissent pas plus que vous et moi. Tout cela est bien connu. Par contre, ce qui l’est moins, c’est que la disposition des sièges est tout aussi primordiale dans d'autres assemblées, quelles soient internationales, nationales ou locales. Elle s'applique aux réunions autour de tables comme les Conférences de la Table Ronde. Il suffit de réfléchir seulement deux minutes pour comprendre que la Conférence de la Table Carrée serait

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    quelque chose totalement différent et qu’une Conférence de la Longue Table n’aurait rien à voir avec les précédentes7. Mais ces différences n’affectent pas seulement la longueur ou l’intensité des discussions, elles ont aussi une incidence sur ce qui est décidé dans ces conférences -dans l’hypothèse où l’on y déciderait encore quelque chose-. Comme nous le savons, le vote des participants ne se rapporte que rarement au bien-fondé de l'affaire. La décision finale est influencée par une multitude de facteurs qui ne nous intéressent pas pour le moment, mais il convient de noter, par contre, que la décision est toujours emportée, in fine, par les voix des "gens du centre". Ceci n’est pas vrai en Angleterre à la Chambre des Communes, qui ne permet pas à un parti du centre de se développer, mais pour beaucoup d'autres conférences, le bloc du centre est capital. Ce bloc des centristes8 comprend principalement les éléments suivants :

    a) Ceux qui n'ont pas réussi à comprendre les différents rapports qui ont été envoyés des semaines à l'avance à tous ceux qui sont censés être présents à la réunion.

    b) Ceux qui sont trop stupides pour suivre les débats. On peut les reconnaître facilement à leur tendance à demander à leurs voisins : "Mais de quoi parle-t-il ?"

    c) Ceux qui sont sourds. Dès qu’ils sont assis, ils s’occupent de régler leur sonotone, en marmonnant : "Mais pourquoi est-ce que tous ces gens n’articulent pas ?"

    d) Ceux qui étaient encore ivres morts au petit matin et qui sont quand même venus -on se demande pourquoi- avec un fort mal de tête. Pour eux, de toute façon, plus rien n’a d’importance.

    e) Les vieillards séniles, dont la principale fierté est d'être encore plus jeunes que jamais -bien plus parfois que certains des jeunes présents-, et qui n’arrêtent pas de se vanter : "Je suis venu à pieds. Pas mal pour quelqu’un de 82 ans !"

    f) Les faibles, qui ont imprudemment fait des promesses de soutien à chacun des deux principaux camps opposés, et qui ne savent plus ce qu’il faut faire. Ils hésitent entre s’abstenir lors du vote ou quitter la séance en prétextant un malaise.

    7 NDT : C’est cependant le principe de la conférence de la Très Longue Table qui tend à se généraliser à cause de l’augmentation inéluctable des participants (voir le chapitre VI à la suite). 8 NDT : Dans le cas présent, il faut comprendre les expressions "bloc du centre" ou "groupe des centristes", comme "bloc des hésitants" et "groupe des indécis", et non pas dans leur sens politique premier "Parti du Centre" ou "Parti Centriste", appellations utilisées en France pour des partis politiques existants, et qui pourraient se révéler inappropriées ici dans le cadre de cette description du fonctionnement des assemblées politiques.

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    Pour s’assurer des votes de ces indécis, la première étape consiste à en identifier et en compter les membres. Ensuite, tout le reste dépend de l'endroit où ils vont se placer. La meilleure technique consiste à envoyer des partisans sûrs et résolus, afin d’engager la conversation avec eux avant le début de la réunion proprement dite. Dans ces discussions préliminaires, ces émissaires motivés doivent absolument éviter d’aborder le sujet principal du débat à venir. Ils utiliseront les ouvertures proposées ci-dessous, et qui correspondent respectivement aux catégories précédentes a) à f), dans lesquelles se rangent naturellement les membres du groupe centriste.

    a) "Quelle perte de temps cette paperasse ! J'ai mis à la poubelle presque tous les rapports qu’on nous a envoyés".

    b) "Je crois que nous allons encore être noyés avec des discours interminables. J'espère que les orateurs feront moins de bla-bla que d’habitude et iront droit au but. Mais, à mon avis, ils ne font que tourner autour du pot".

    c) "L'acoustique de cette salle est tout simplement lamentable, et tous ces soi-disant techniciens ne sont même pas capables de l’améliorer un peu. La moitié du temps, je n’entends même pas ce qui se dit…. ET VOUS ?"

    d) "Quel endroit désagréable pour cette réunion ! Il doit y avoir quelque chose qui cloche dans le système de ventilation. J’en suis presque mal à l’aise. Pas vous ?"

    e) "Ça alors ! Comment faites-vous pour être autant en forme ? Vous avez sûrement un secret ! Qu’est ce que vous prenez au petit déjeuner ?"

    f) "Il y a tellement d’arguments des deux côtés que je n’arrive même plus à savoir qui a raison ! Et vous, vous en pensez quoi ?"

    Si ces accroches sont menées correctement, chaque émissaire va engager une conversation animée, au cours de laquelle il entraînera habilement son homme du centre vers la tribune. En même temps qu’ils s’y dirigent, un complice va se placer juste devant eux, en se déplaçant dans la même direction. Un exemple pratique permet d’illustrer plus concrètement cette manœuvre. Nous supposons que l’émissaire X (Mr. Décidé) conduit le centriste Y (Mr. Hésitant, de type f) vers un siège situé non loin du premier rang de l’assemblée. En les précédant, un complice Z (Mr. Résolu), va s’installer devant eux sans avoir l'air de remarquer les deux hommes X et Y derrière lui. Il les ignore et salue de la main une personne assise plus loin, puis il se penche pour chuchoter un mot à l’oreille de quelqu’un assis devant lui. Quelques minutes après que Hésitant se soit assis derrière lui, il se retourne et s’écrie : "Mon Cher, quel plaisir de vous voir". Quelques minutes plus tard, il se retourne à nouveau et

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    semble découvrir Décidé. "Oh, salut Décidé, je ne pensais pas te voir aujourd’hui !" "Je suis rétabli, c’était seulement une petite grippe", répond ce dernier. Toute cette manœuvre consiste donc à faire apparaître l’ordre de placement comme totalement fortuit, décontracté et convivial. Ceci met fin à la phase n° 1 de l'opération, et elle serait à peu près de la même forme quelle que soit la catégorie (de a à f) dans laquelle l’homme du centre se situe. La phase n° 2 dépend du caractère de la personne que l’on veut influencer. Dans le cas de Hésitant (type f), l'objet de la phase n° 2 est d’éviter tout débat sur la question soumise au vote, et de lui donner l'impression que la chose est déjà décidée. Assis à l'avant, parmi les sièges des premiers rangs, Hésitant ne peut pas voir ou consulter la plupart de ses collègues et il faut lui donner l'impression que tous ont pratiquement le même avis.

    - Décidé : "Je ne sais vraiment pas pourquoi je suis venu. J’ai l’impression que tout le monde est du même avis sur ce point n° IV. Tous les gens que je rencontre vont voter pour" (ou contre, selon le cas).

    - Résolu : "C’est curieux, j'allais justement dire la même chose. Le résultat du vote ne semble guère faire de doute".

    - Décidé : "Je ne savais pas trop quoi voter. Il y avait beaucoup à dire des deux côtés, mais s’y opposer serait vraiment une perte de temps. Que pensez-vous, Hésitant ?"

    - Hésitant : "Eh bien, je dois avouer que je trouve la question plutôt déconcertante. D'une part, il y a de bonnes raisons d'adopter la motion ... mais d’un autre côté ... Vous croyez vraiment que ça va passer ?"

    - Décidé : "Mon cher Hésitant, sur ce point, je vous fais totalement confiance. Ne disiez-vous pas vous-même à l’instant à Résolu que tout le monde va voter pour ?"

    - Hésitant : "Vraiment ? Il semble y avoir une majorité ... Mais peut-être ..." - Décidé : "Je vous remercie pour votre opinion, Hésitant. Je pense

    exactement comme vous et je suis heureux de voir que vous pensez comme moi. Votre opinion est de celles que j'apprécie le plus".

    Décidé, quant à lui, se retourne pour parler à voix basse à quelqu'un dans la rangée derrière comme s’il s’informait de son avis. En fait, il demande : "Comment va votre femme ? Est-ce qu’elle est sortie de l'hôpital ?", puis il peut annoncer à Hésitant et Résolu que les personnes assises derrière eux pensent toutes la même chose. Autant dire que la motion est adoptée, et que tout se déroule conformément au plan prévu.

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    Alors que l’un des camps a consacré des semaines entières à la préparation des discours et à la mise au point des amendements, l’autre qui possède une meilleure technique s’est activé pour encadrer chaque membre du centre entre deux partisans fiables. Quand arrive le moment crucial, les mains qui se lèvent de chaque côté de lui vont le contraindre à en faire autant. Et même s’il s’est endormi, comme cela arrive souvent avec les centristes des catégories d) et e), sa main sera levée pour lui par le supporter assis à sa droite. Cette dernière règle sert simplement à éviter que ses deux mains soient levées simultanément, situation réputée pour attirer des commentaires désobligeants. Le bloc du centre étant ainsi encadré, la motion sera votée avec une majorité confortable, ou rejetée massivement, c’est selon. Dans presque tous les cas où une décision doit être prise par la volonté du peuple, on peut constater que le résultat viendra de la position des membres du bloc centriste. Les discours et autres harangues ne sont qu’une perte de temps : l'un des camps ne sera jamais d'accord et l'autre a déjà décidé de voter pour. Reste le bloc du centre, dont les membres se divisent entre ceux qui n’entendent pas ce qui se dit et ceux qui ne le comprendraient pas, même s'ils pouvaient l’entendre. Pour s’assurer de leurs votes, ce qui est essentiel, c’est l’exemple de leurs voisins immédiats. Leurs votes peuvent donc être influencés d’un côté ou de l’autre par le simple fait du hasard du choix des places. Avec une manœuvre astucieuse, autant les faire pencher du côté que l’on choisit !

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    III- LA HAUTE FINANCE … ou la loi de l’insignifiance

    Les gens qui comprennent la haute finance se répartissent essentiellement en deux catégories : ceux qui disposent de grandes fortunes personnelles, et ceux qui n'ont rien du tout. Pour le millionnaire en euros, de tels montants correspondent à quelque chose de réel et de compréhensible. Pour le chercheur en mathématiques appliquées à la finance ou le professeur d'économie -ils sont payés au lance-pierre et leurs comptes sont à découvert le dix du mois- un million d’euros a la même réalité qu’un millier, car ils n’ont jamais possédé de telles sommes. Mais le monde est rempli de gens qui se situent entre ces deux catégories, ignorant tout des millions, mais bien habitués à penser en centaines ou en milliers, et ce sont eux qui constituent principalement les effectifs des commissions qui décident de la pertinence des achats et des investissements d’une administration ou d’une société (selon les cas, on les nomme "Commission des Finances", "Comité des Investissements", "Commission des Marchés", …). Le résultat est un phénomène que l’on a souvent observé, mais jamais étudié, et qui pourrait s’appeler "Loi de l’insignifiance". En pratique, cela signifie que le temps passé sur un point à l'ordre du jour d’une Commission des Marchés varie en sens inverse de la somme correspondante qui est discutée. En fait, l'affirmation selon laquelle cette loi n'a jamais été étudiée n'est pas tout à fait exacte. Certains travaux ont effectivement été réalisés dans ce domaine, mais les scientifiques ont suivi un axe de recherche qui les a menés dans une impasse. Ils ont pris comme hypothèse que c’était l’ordre des points discutés au cours de la séance qui avait la plus grande importance. De plus, ils ont supposé que la plus grande partie du temps disponible était consacrée aux articles n° 1 à 7, et que les points suivants étaient votés automatiquement faute de temps. On sait aujourd’hui que cette hypothèse est erronée. Les sarcasmes avec lesquels la communication du Pr. Justin Baissyl sur ce sujet a été reçue lors du Congrès International de Comitologie Financière à Saint Gapour en juillet 1956, ont pu sembler excessifs à l'époque, mais toutes les autres analyses sur ce sujet ont montré que ces critiques étaient fondées. Des années de recherche ont été perdues à cause de cette hypothèse erronée, et le Pr. Baissyl a eu de la chance de pouvoir quitter le Congrès, comme il l'a fait, sans se retrouver en slip. Nous savons aujourd’hui que l’ordre des points à débattre en séance n’a qu’une influence mineure. Si l’on veut vraiment progresser dans ces recherches, il faut ignorer tout ce qui a été fait auparavant, et repartir sur des bases saines. Nous devons donc commencer par le commencement et bien comprendre comment fonctionne réellement une Commission des Marchés.

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    Par souci de simplicité pour le profane, on peut mettre en scène ce fonctionnement de la façon suivante :

    - Le Président : Nous arrivons maintenant à l'article n° 9. Notre trésorier, Monsieur Aaron Decuir, va vous présenter le rapport de synthèse.

    - Mr. Decuir : L'estimation chiffrée de la centrale à pile à combustible9 est devant vous, Monsieur le Président, et elle figure en annexe H du rapport de la sous-commission budgétaire. Vous constaterez que la conception générale et le devis ont été validés par Mr. Fauderche, notre Conseil. Le coût total de l’opération s'élèvera à 50 000 000 €. L’entreprise Mézon-Demasson SA, pressentie pour réaliser les travaux, prévoit une livraison du bâtiment et de la pile dans un délai de 2 ans à partir de notre commande ferme. Mr. Tournevire, l'ingénieur-conseil, situe quant à lui la durée des travaux à au moins 6 mois de plus, et le Pr. Léo Fondettrou, le célèbre géologue italien, partage son opinion, d’autant plus qu’il préconise un renforcement des fondations du bâtiment principal sur tout le côté ouest. Madame, Messieurs, vous disposez tous des plans des installations prévues -en annexe K-, et voici à l’écran, une vue d’ensemble 3D du projet global, proposée par l’architecte. Je me tiens à la disposition de chacun des membres de cette commission pour fournir tout élément d’information complémentaire.

    - Le Président : Merci, Mr. Decuir pour votre présentation très claire du projet. Je vais maintenant inviter les membres présents à nous donner leur point de vue et à nous faire part de leurs éventuelles remarques.

    Ici, il est important de faire une pause pour analyser les avis que les membres sont susceptibles d'avoir. Supposons qu’ils soient au nombre de onze, y compris le Président, mais sans la secrétaire qui prépare le compte-rendu et ne vote pas. Sur ces onze membres, quatre -dont le Président- ne savent pas ce qu'est une pile à combustible. Sur les sept autres, trois ne savent pas vraiment ce que l’on peut en faire. Parmi les quatre qui restent, deux seulement ont une petite idée de ce que devrait coûter une telle installation10.

    9 NDT : Dans l’édition originale de 1957, le point n° 9 concernait l’achat d’un réacteur nucléaire pour 10 M$, somme qui ne suffirait pas aujourd’hui pour la pose de la clôture d’une telle installation, surtout après les regrettables événements de Fukushima (mars 2011) qui en ont encore relevé le prix. La pile à combustible est plus actuelle et remplit parfaitement l’objet du débat pour la démonstration visée ici. 10 NDT : Depuis l’époque à laquelle cet ouvrage a été écrit, les avancées démocratiques, visibles à tous les niveaux de nos sociétés modernes, ont conduit à modifier en les élargissant, les compositions de ce genre de commission. On peut donc y trouver aujourd’hui, en plus des membres ici présents, des représentants du personnel et/ou syndicaux, un responsable Hygiène-Sécurité, un Commissaire du gouvernement pour les Marchés Publics, etc., le tout dans le cadre souhaité d’une parité hommes-femmes. On peut penser que ces évolutions vont dans le sens de la démonstration de C. N. Parkinson, et en confortent les conclusions.

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    L'un est Aimé Fitthoy, l'autre est Isaac Amalys. Ces deux-là sont effectivement en mesure de dire des choses pertinentes sur le sujet. On suppose que Monsieur Fitthoy est le premier à prendre la parole.

    - Mr. Fitthoy : Eh bien, Monsieur le Président, pour parler franchement, je m’interroge sur les compétences du bureau d’études et de l’entreprise. Je serais beaucoup plus rassuré si nous avions consulté préalablement le Professeur Tchernopile et si les travaux étaient confiés à Superbat Incorp. Lmtd. Nous aurions évité de perdre du temps avec les vagues suppositions de Mr. Tournevire sur un possible retard pour la date d’achèvement des travaux, et l’expert Mr. Despieux nous aurait démontré clairement s’il était effectivement nécessaire ou non de renforcer les fondations du bâtiment.

    - Le Président : Je suis sûr que nous partageons tous le souci de Mr. Fitthoy de voir ce projet réalisé dans les meilleures conditions possibles. Il me semble toutefois qu'il est un peu tard pour relancer maintenant de nouvelles expertises techniques. Je sais bien que le contrat définitif n’est pas encore signé, mais nous avons déjà engagé des sommes considérables. Si nous rejetons les études dont nous disposons actuellement, nous devrons tout recommencer et payer encore la même chose (Murmures de désapprobation des membres de la Commission).

    - Mr. Fitthoy : Je souhaite que mes observations figurent au compte-rendu. - Le Président : Certainement. Merci Mr. Fitthoy pour vos commentaires fort

    intéressants. Peut-être que Mr. Amalys souhaite également intervenir à propos de ce point n° 9 ?

    A ce stade du débat, Isaac Amalys est à peu près le seul qui comprend de quoi il s’agit, et il y aurait beaucoup à dire. D’abord, il trouve que ce chiffre rond de 50 000 000 € est extrêmement suspect. Pourquoi le coût d’une telle installation devrait-il arriver exactement à cette valeur ? Pourquoi démolir l'ancien bâtiment et le remplacer par un nouveau ? Pourquoi prévoir dans le devis une somme si élevée pour "travaux annexes et divers" ? Et puis, que vient faire ici ce géologue, Fondettrou ? N’est-ce pas lui qui a été poursuivi l'année dernière par la Justice italienne, à Pise, pour ses erreurs dans le dimensionnement des fondations d’une tour ? Mais Amalys ne sait pas par où commencer. Les autres membres de la commission ne pourraient même pas comprendre les plans des annexes s’il y faisait allusion. Il faudrait commencer par leur expliquer ce qu'est une pile à combustible et aucun d’entre eux ne voudra admettre qu’il l’ignore. Donc, mieux vaut ne rien dire.

    - Mr. Amalys : Je n'ai aucun commentaire à faire.

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    - Le Président : Merci Mr. Amalys. Est-ce quelqu’un d’autre veut intervenir ? Non ? Très bien. Puis-je considérer que les plans et le devis sont approuvés ? Merci. Je peux donc signer en votre nom le contrat principal ? (Murmures d'approbation des membres). Je vous remercie. Nous pouvons maintenant aborder le point n° 10.

    En comptant les quelques secondes pour ranger les plans et autres documents étalés sur la table, le temps consacré au point n° 9 aura été à peine deux minutes et 30 secondes. La réunion avance bien, mais plusieurs membres éprouvent quand même un certain malaise à propos de l’adoption de cet article n° 9. Ils se demandent s’ils ont vraiment fait preuve de responsabilité. De toute façon, il est maintenant trop tard pour remettre en question cette histoire de pile à combustible, mais ils ont besoin de montrer avant la fin de la séance, qu'ils sont très attentifs à tous les points qui restent à y débattre.

    - Le Président : Article n° 10. Abri à vélos à l'usage du personnel. Pour l’ensemble des travaux, nous disposons du devis de l’entreprise Bricolo Père & Fils, pour un montant total de 5 850 €. Madame, Messieurs, vous disposez tous des plans, des spécifications et du devis.

    - Mme. Kelly Diothe : Monsieur le Président, je pense que cette somme est vraiment excessive. Je note que le devis de l’entreprise prévoit un toit en aluminium. Le PVC ne serait-il pas moins cher ?

    - Mr. Bastien Larampe : Je suis d'accord avec Mme. Diothe pour ce montant, mais à mon avis, la toiture devrait être en tôle ondulée galvanisée, et le coût total pourrait alors être réduit à 5 300 €, voire même un peu moins.

    - Mr. Gérard Menvussat : Je voudrais aller plus loin, Monsieur le Président. Je me demande si cet abri est vraiment nécessaire. Nous faisons beaucoup trop pour le personnel, et malgré ça, ils ne sont jamais contents. Bientôt, pourquoi pas, ils réclameront des garages individuels.

    - Mr. Bastien Larampe : Non, je ne peux pas soutenir Mr. Menvussat dans cette voie. Je pense que ce garage est nécessaire. Ce n'est qu’une question de choix de matériaux et de coût ...

    Le débat est bien lancé. Tous les membres de la commission se représentent très bien ce qu’est une somme de 5 850 €, et tous peuvent parfaitement visualiser un abri pour des vélos. La discussion se poursuit donc, pendant 29 minutes, avec la perspective d’une économie possible d’environ 550 €, ce qui remplit tous les participants de l’agréable sensation du devoir accompli.

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    La réunion se poursuit avec la mise au vote du point suivant :

    - Le Président : Article n° 11. Boissons servies lors des réunions du Comité d’Entreprise. Le coût mensuel est de 42,80 €.

    - Mme. Diothe : Quel genre de boisson propose-t-on aux participants lors des réunions de ce comité ?

    - Le Président : … du café, me semble-t-il. - Mr. Larampe : Si je calcule bien, tout ceci représente une charge annuelle

    totale de … 428 € ? - Le Président : C’est exact. - Mr. Menvussat : Eh bien, Monsieur le Président, je me demande si cette

    dépense est vraiment justifiée. Pouvons-nous savoir combien de temps durent exactement ces réunions ?

    Commence alors un débat encore plus virulent. Il y a peut-être des membres de la commission qui n’ont pas les éléments suffisants pour décider si le PVC est plus adapté que la tôle galvanisée pour réaliser le toit d’un abri à vélos, mais chaque personne présente en sait suffisamment au sujet du café (ce que c’est, comment le préparer, où l’acheter, et si effectivement, il doit être acheté). Ce point de l'ordre du jour occupera les membres du Conseil pendant près d'une heure un quart, et ils demanderont finalement au Trésorier, Mr. Decuir, de recueillir des informations plus détaillées sur ce problème, avant de décider que la question doit être réexaminée et tranchée lors d’une prochaine séance. A ce stade de notre démonstration, il serait naturel de se demander si une somme encore plus petite (200 € peut-être, ou même 100 €) occuperait cette commission pour une durée proportionnellement encore plus longue. Sur ce point, il faut le reconnaître, nous n’avons que très peu d’éléments. Notre conclusion provisoire est qu’il existe nécessairement une (petite) valeur à partir de laquelle la tendance générale s’inverse, les membres de la Commission estimant alors que la somme soumise à leur vote est indigne de retenir leur attention. La Recherche Scientifique doit encore définir précisément le point où l’inversion de tendance intervient. La durée des débats entre celui pour la pile à 50 000 000 € (deux minutes et demie) et celui pour les boissons à 428 € (une heure et quart) varie en effet considérablement. Il serait intéressant de situer le point exact de l’inversion, mais en plus de cela, cette connaissance aurait une valeur extrêmement pratique.

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    Supposons, par exemple, que les membres de la Commission cessent de s’intéresser au débat pour des montants inférieurs à 400 €. Un Chef de Service qui doit faire voter un achat de 620 € sur l'ordre du jour pourra alors le présenter à la Commission sous forme de deux lots, l'un à 340 € et l'autre à 280 €, avec une économie d'effort et de temps appréciable pour tout le monde. A ce niveau, nos conclusions ne peuvent être que provisoires, mais il y a de bonnes raisons de penser que la somme minimale que les membres d’une commission considèrent comme suffisamment digne de retenir leur attention, est exactement égale à la somme que chacun d’entre eux est prêt à perdre dans un pari ou à verser à une association caritative. Une enquête dans ce sens, menée sur les champs de courses ou dans les ventes de charité, produirait sans aucun doute des avancées décisives pour cette étude11. A l’autre extrémité, on aurait encore plus de difficulté à définir la valeur limite au-delà de laquelle une somme à l’ordre du jour d’une commission devient trop élevée pour être simplement débattue. Cependant, on peut quand même supposer que le temps consacré à débattre de 10 milliards € ou seulement de 100 000 € pourrait bien être le même. La durée du débat estimée précédemment à deux minutes et demie est peut-être imprécise, mais il existe de toute évidence un laps de temps, compris entre deux et quatre minutes et demie, qui suffit à débattre aussi bien des sommes astronomiques que des plus petites. Il reste encore bien des recherches à effectuer sur ce thème, mais lorsque les résultats définitifs seront enfin publiés, ils se révèleront d’une valeur pratique inestimable pour toute l’Humanité.

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    11 NDT : En France et pour 2011, le don moyen aux Associations caritatives a été de 366 € par foyer fiscal donateur, pour un montant total déclaré de 2 milliards d’euros (http://www.centre-francais-fondations.org)

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    IV- LES CABINETS MINISTERIELS … ou le coefficient d’inefficacité

    Le cycle de vie d’une commission est tellement important pour notre compréhension des affaires courantes qu'il est surprenant que l’on n'ait pas apporté plus d'attention à la Science de la Cabinétologie12. Le premier principe de cette science, et le plus basique, est qu'une commission est par nature plutôt organique que mécanique : ce n'est pas une structure figée, c’est une plante. Elle prend racine et se développe, elle fleurit, se fane et meurt, en répandant ses graines à partir desquelles d'autres commissions pourront naître et fleurir à leur tour. Seuls ceux qui gardent ce principe à l’esprit pourront véritablement comprendre l'histoire et la structure des gouvernements modernes. Les comités ou conseils, c’est une règle reconnue aujourd'hui, se divisent en deux catégories : (a) ceux dont les membres ont quelque chose à gagner, et (b) ceux auxquels les membres apportent quelque chose. Des exemples de comités du deuxième groupe (b) n’ont aucun intérêt pour nous ici, car ils sont tellement rares que certains doutent même de leur existence. C’est à partir du premier groupe (a), bien plus étoffé, que nous pouvons tirer plus facilement les principes qui sont communs -à quelques petites variations près- à tous les conseils. Dans ce premier groupe (a), les comités les plus profondément enracinés et les plus luxuriants sont ceux qui confèrent le plus de pouvoir et le plus de prestige à leurs membres. Dans presque tous les états du monde, ces comités sont appelés "cabinets". Ce chapitre est basé sur une étude approfondie de cabinets nationaux (ou cabinets ministériels), à travers l'espace et le temps. Après un premier examen détaillé, un conseil des ministres apparaît généralement -aux cabinétologues, aux historiens et même aux personnes qui font partie de ces cabinets- comme devant être idéalement composé de cinq membres. Avec ce chiffre, la plante est viable, et ceci permet à deux membres d'être absents ou malades à tout moment. Un groupe de cinq membres est facile à composer, et une fois nommés et installés, ces ministres peuvent agir avec compétence, rapidité et discrétion. Sur ces cinq membres fondateurs, quatre peuvent ainsi être des experts en finance, en politique étrangère, en défense nationale et en droit, respectivement. Le cinquième, qui n'a réussi à maîtriser aucun de ces domaines, devient normalement le Président du cabinet ou le Premier Ministre.

    12 NDT : C. N. Parkinson nomme "cabinétologie" la science qui étudie la composition, la structure et l’évolution des Cabinets, Commissions et Comités. Les chercheurs en cabinétologie sont les cabinétologues ou cabinétologistes. Les souscabinétologues, quant à eux, étudient des sous-commissions ou sous-cabinets. A ce jour, C. N. Parkinson reste le cabinétologue le plus réputé et ses publications sont toujours la référence absolue.

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    Quel que soit l’intérêt évident pour limiter l’effectif d’un cabinet à cinq membres, l'observation, cependant, nous montre que les participants se retrouvent très rapidement à sept ou neuf. L'excuse donnée invariablement pour justifier cette augmentation -à part les cas du Luxembourg et du Honduras-, est que l’on a besoin de spécialistes pour plus de quatre domaines de compétences. Mais en réalité, il y a une raison plus impérieuse pour augmenter l’effectif. En effet, dans un cabinet de neuf membres, on constate que la politique est gérée par trois membres, le renseignement par deux et les finances par un seul. Avec le président qui reste neutre, on obtient sept membres, les deux autres n’ayant à première vue, qu’un rôle purement décoratif. Cette distribution des rôles a été remarquée en Grande-Bretagne vers 1639, mais il ne fait aucun doute que l’aberration qui consiste à intégrer dans un cabinet plus de trois personnes qui seraient à la fois compétentes et douées pour la communication, avait été découverte bien avant. Nous ne savons encore pratiquement rien à propos de la fonction réelle des deux membres silencieux, mais nous avons de bonnes raisons de penser qu'un cabinet, dans cette deuxième phase de son développement, ne serait pas viable sans eux. Sur tous les continents, quelques cabinets ministériels -Costa Rica, Equateur, Libéria, Panama, Philippines et Uruguay- en sont restés à cette deuxième phase de développement avec des effectifs limités à neuf, mais ils ne sont qu’une petite minorité. Ailleurs, et dans les états les plus importants, les effectifs font généralement l'objet d'une loi de croissance. D’autres membres rejoignent toujours les sept ou neuf premiers, parfois auréolés d’une réputation de spécialiste d’un domaine particulier, mais surtout en raison de leur capacité de nuisance au cas où ils ne seraient pas intégrés au cabinet, car leur opposition ne peut être muselée qu’en les impliquant dans toutes les décisions à prendre13. Au fur et à mesure de l’arrivée de ces nouveaux membres -ainsi rendus dociles-, l’effectif total du cabinet passe de dix à vingt, mais avec cette troisième phase de développement, un cabinet présente de sérieux inconvénients. Le tout premier de ces inconvénients est évidemment la difficulté de réunir tous les ministres en même temps et au même endroit. L’un d’entre eux part en déplacement le 18, alors qu’un autre ne revient que le 21. Un troisième ne peut pas se libérer le mardi et un quatrième n’est jamais disponible avant 16h 30, mais tout cela n'est rien en comparaison des autres difficultés, car une fois qu’ils 13 NDT : "La politique n’est pas l’art de résoudre les problèmes, elle consiste à faire taire ceux qui les posent". (Henri Queuille, Homme politique français / 1884 - 1970). Il est également l’auteur de cette célèbre maxime qui est devenue un symbole de la IVe république : "Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout".

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    ont enfin réussi à se réunir, il y de bonnes chances pour que la plupart d’entre eux se révèlent incompétents, ennuyeux, agressifs, bavards ou à moitié sourds. Ils n’ont pas été recrutés parce qu’ils étaient, qu’ils pouvaient ou qu'ils pourraient un jour être utiles à quelque chose. Leur participation à ce cabinet n’a été sollicitée que pour sceller des alliances avec des groupes adverses, et leur activité ne se résume finalement qu’à rapporter au Conseil, ce qui se passe dans le groupe qu'ils représentent. Toute notion de confidentialité disparaît alors, et pire encore, ces membres en viennent à préparer leurs discours, qu’ils prononcent lors des réunions du cabinet, avant de rapporter ensuite à leurs amis politiques ce qu'ils croient avoir dit. Mais plus ces membres purement représentatifs se font mousser, plus forte devient la pression des autres groupes politiques exclus de la coalition, pour participer également au cabinet. Pire encore, des groupes rivaux se forment en son sein et cherchent à se renforcer en recrutant de nouveaux membres. L’effectif arrive ainsi rapidement au nombre de vingt et le dépasse. Brutalement, le cabinet entre ainsi dans le quatrième et dernier stade de son évolution. En effet, à ce niveau de développement (entre 20 et 22 membres), le cabinet tout entier subit un brusque changement biologique. La nature de cette mutation est facile à observer et à comprendre. Les cinq membres qui comptent réellement dans le cabinet auront déjà pris l’habitude de se réunir entre eux avant les réunions officielles. Une fois que les décisions sont prises, les autres membres, qui ne sont que des ministres de façade, n’ont plus grand chose à faire. Il n’y a donc plus aucune raison de freiner l'expansion du nombre des membres, car en avoir encore plus ne fait pas perdre davantage de temps, et toute réunion plénière devient inutile. Donc, les exigences politiques des groupes extérieurs sont temporairement satisfaites par l'admission de leurs représentants au sein du cabinet, et il peut s'écouler des décennies avant qu'ils arrivent -enfin- à se rendre compte du peu de rentabilité de leur démarche. Les portes étant alors grandes ouvertes, l’effectif augmente de 20 à 30, puis de 30 à 40. Comme la demande en adhésions reste élevée, l’effectif pourrait atteindre plusieurs centaines, mais cela n'a plus aucune importance. Pour le gouvernement, il a déjà cessé d'être un véritable cabinet, et a été remplacé, pour ses fonctions essentielles, par un autre organisme opérationnel.

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    A cinq reprises dans l'histoire politique anglaise, la plante-cabinet a effectué son cycle de vie complet.

    Cycle n° 1 : Il est difficile de prouver que la première version du cabinet, le Conseil de la Couronne que les Britanniques appellent aujourd’hui Chambre des Lords, n’a jamais eu un effectif inférieur ou égal à cinq membres. La première fois où il se signale, il a déjà perdu son caractère d’intimité, et compte de 29 à 50 membres héréditaires. Par la suite, son développement est allé de pair avec la diminution de ses pouvoirs. En arrondissant les chiffres, il comptait 60 membres en 1601, 140 en 1661, 220 en 1760, 400 en 1850, 650 en 1911 et 850 en 1952. Cycle n° 2 : A quel moment de cette progression, un conseil restreint a-t-il fait son apparition ? Il semble que ce soit vers 1257, ses membres au nombre de 10 étant appelés "Lords du Conseil du Roi". Ils n’étaient pas plus de 11 en 1378, et encore très peu en 1410. Puis, à partir du règne de Henri V, ils ont commencé à se multiplier. Les 20 de 1433 étaient passés à 41 en 1504, leur total atteignant 172 quand ce Conseil cessa finalement de se réunir. Cycle n° 3 : Au sein du Conseil du Roi se développa une troisième réincarnation du cabinet -le Conseil Privé- avec une composition initiale de neuf membres. Le nombre des membres est passé à 20 en 1540, 29 en 1547, puis à 44 en 1558. Au fur et à mesure de son inefficacité, le Conseil Privé comptait de plus en plus de membres. Il en comptait 47 en 1679, 67 en 1723, 200 en 1902 et 300 en 1951. Cycle n° 4 : Dans le cadre du Conseil Privé se développa une junte ou "Conseil des Ministres", qui a effectivement remplacé l'ancien Conseil aux environs de 1615. Il comptait 8 membres, lorsque l’on a entendu parler de lui pour la première fois, mais ceux-ci sont passés à 12 vers 1700, puis à 20 en 1725. Cycle n° 5 : Le Conseil des Ministres a ensuite été remplacé en 1740 par un groupe interne réduit, appelé simplement "Cabinet". On peut suivre son évolution plus facilement sous forme d’un tableau et mieux encore avec le graphique suivant :

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    Tableau d’évolution des effectifs du Cabinet (Grande-Bretagne) Date 1740 1784 1801 1841 1885 1900 1915 1935 1939 1945 1945 1949 1954 Effectif 5 7 12 14 16 20 22 22 23 16 20 17 18

    A partir de 1939, les soubresauts de la courbe montrent clairement qu’il y a eu une lutte pour sauvegarder l’institution. Une lutte similaire à cette tentative avait eu lieu pour sauver le Conseil Privé sous le règne d’Elizabeth I. Ensuite, le Conseil des Ministres a semblé être sur son déclin en 1940, avec un cabinet intérieur (5, 7 ou 9 membres) prêt à prendre sa place. La question reste posée, mais on peut toujours penser que le Cabinet Britannique reste un organe important … En comparaison avec le cabinet de la Grande-Bretagne, celui des Etats-Unis a affiché une extraordinaire résistance à l'inflation politique. En 1789, le nombre de ses membres était à l’idéal de 5, seulement de 7 en 1840, 9 en 1901, 10 en 1913, 11 en 1945, puis, contre toute attente, il est redescendu à 10 en 1953. On peut se demander si cette tentative, qui a débuté en 1947, pour limiter l'effectif, avait des chances réelles d’aboutir, car l’expérience montre en effet le caractère inévitable de la tendance à l’augmentation. En attendant, les Etats-Unis jouissent (avec le Guatemala et le Salvador) d’un cabinet à la réputation remarquable, puisqu’il ne comporte pas plus de ministres que ceux du Nicaragua ou du Paraguay14.

    14 NDT : Les commentaires flatteurs de C. N. Parkinson pour le cabinet américain sont sans doute influencés par une certaine parenté culturelle. En effet, il est théoriquement plus facile d’avoir un effectif réduit dans le cabinet d’un état fédéral (Etats-Unis, Allemagne, Suisse, …), car chacune des différentes entités autonomes fédérées qui le composent (état, land, canton, …) dispose déjà de son propre gouvernement. Malgré tout, sous la présidence de Barack Obama, le cabinet américain de 2013 comprend 24 membres dont 14 avec le titre de Secrétaire d’Etat.

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    NDT : A titre d’information, le graphique ci-dessous montre l’évolution des effectifs des équipes ministérielles des gouvernements français successifs de 1947 à 2013 :

    Source : http://www.diplomatie.gouv.fr Jusqu’en 1981, l’effectif s’est globalement stabilisé dans une plage de 27 à 38 membres, puis s’est envolé jusqu’au nombre de 61 (2e gouvernement de Michel Rocard sous la présidence de François Mitterrand). L’effectif le plus faible a été de 20 membres avec le gouvernement de François Fillon sous la présidence de Nicolas Sarkozy. En 2012, il est remonté à 34 membres (Premier Ministre : Jean-Marc Ayrault / Président : François Hollande).

    1) Cette courbe est simplifiée, car elle se limite aux principaux gouvernements et omet la plupart des remaniements ministériels au cours des différents mandats.

    2) C. N. Parkinson mentionne 21 membres dans l’effectif du cabinet français de 1947. Son décompte, à l’époque, devait être basé principalement sur les Ministres, en omettant certains Ministres Délégués et/ou Secrétaires d’Etat.

    Comment caractériser la situation des autres pays sur ce plan ? Pour la majorité des pays non totalitaires, l’effectif des cabinets ministériels se situe entre 12 et 20 membres15. En calculant la moyenne pour plus de 60 états, on constate que celle-ci est supérieure à 16 membres, les chiffres les plus fréquents étant 7 fois 15 membres et également 7 fois 9 membres16.

    15 NDT : En 2013, dans la moitié des 70 pays mentionnés, les effectifs des cabinets vont de 20 à 35 membres. 16 NDT : En 2013, la moyenne des effectifs est de 27 membres, pour les 70 pays du tableau, soit une augmentation moyenne de presque 11 membres par équipe ministérielle depuis 1954. Les prévisions du cabinétologue C. N. Parkinson se révèlent donc d’une redoutable précision.

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    Tableau : Taille des cabinets ministériels17

    Effectif Pays (situation en 1954) Pays (situation en 2013)

    6 Honduras, Luxembourg - 7 Haïti, Islande, Suisse Suisse

    9 Costa Rica, Equateur, Libéria, Panama, Philippines, Uruguay

    -

    10 Guatemala, Salvador, Etats-Unis Islande 11 Brésil, Nicaragua, Pakistan, Paraguay Paraguay 12 Bolivie, Chili, Pérou -

    13 Colombie, Rép. Dominicaine,

    Norvège, Thaïlande -

    14 Danemark, Inde, Afrique du Sud,

    Suède Espagne, Nicaragua, Salvador,

    Uruguay, Sao Tomé

    15 Autriche, Belgique, Finlande, Iran,

    Nouvelle-Zélande, Portugal, Venezuela

    Guatemala, Luxembourg

    16 Irak, Pays-Bas, Turquie Allemagne 17 Israël, Espagne Bulgarie 18 Egypte, ROYAUME-UNI, Mexique Argentine, Finlande, Japon, Pérou 19 Grèce, Indonésie, Italie Belgique

    20 Australie, Japon Philippines, Pays-Bas, Autriche,

    Mexique, Pologne

    21 Argentine, Birmanie, Canada,

    FRANCE Bolivie, Norvège, Panama, Roumanie, Rép. Tchèque

    22 Chine Costa Rica, Libéria, Portugal 23 - Chili, Danemark, Haïti 24 - Etats-Unis, Bénin, Suède 25 - Sénégal 26 Bulgarie Turquie 27 Cuba, ROYAUME-UNI

    28 - Nouvelle-Zélande,

    République Dominicaine 29 Roumanie Iraq

    30 à 35 - Iran, Irlande, Israël, Russie,

    Honduras, Maroc, Inde, Cuba, FRANCE, Thaïlande

    36 à 40 - Egypte, Indonésie, Venezuela, Brésil, Canada, Chine, Italie,

    Equateur

    41 à 45 - Australie, Gabon, Grèce,

    Colombie 46 à 55 - -

    Plus de 55 - Guinée Equatoriale, Cameroun,

    Pakistan, Afrique du Sud, Birmanie

    17 NDT : La troisième colonne a été ajoutée au tableau original afin de préciser la situation des équipes gouvernementales en 2013 (Source : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/). Les états qui ont disparu depuis 1957 ont été supprimés du tableau initial (URSS, Allemagne de l’Ouest et de l’Est, etc.).

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    Le cabinet plus étrange est celui de la Nouvelle-Zélande, dont l’un des membres jouit du titre de "Ministre de l’Agriculture, Ministre des Eaux et Forêts, Ministre des Affaires maories, Ministre chargé du Fonds maori et de la préservation des sites". Toujours en Nouvelle-Zélande, lors d’un déjeuner officiel, le majordome doit se concentrer sérieusement avant d’annoncer le "Ministre de la Santé, Ministre Adjoint au Premier Ministre, Ministre Chargé des Prêts d’Etat aux Corporations, chargé du Recensement et de la Statistique, des Fonds d’Etat, de la Publicité et de l'Information". Dans les autres pays, ces titres et appellations à la Prévert18 sont heureusement rarissimes. L’analyse de l'exemple britannique suggère que le point d'inefficacité d’un cabinet est atteint lorsque le nombre total de ses membres est supérieur à 20 ou peut-être 21. Le Conseil de la Couronne, le Conseil du Roi, le Conseil privé ont amorcé leur déclin chaque fois qu’ils ont dépassé le cap des 20 membres. En 1954, le cabinet britannique était à peine à une unité en dessous de ce nombre fatidique. On pourrait être tenté d'en conclure que les cabinets -ou autres Conseils- qui atteignent 21 membres perdent la réalité du pouvoir et que ceux qui ont dépassé ce nombre l’ont déjà perdue. Toutefois, une telle théorie ne peut être défendue sans un minimum de données statistiques. Le tableau de la page précédente tente de présenter quelques éléments dans ce sens. Faut-il donc tirer un trait dans ce tableau juste sous la ligne "21", avec l’Argentine, la Birmanie, le Canada et la France, en décidant que dans tous les pays qui suivent, le cabinet ministériel ne représente plus une réelle émanation du pouvoir ? Certains cabinétologues seraient prêts à accepter cette proposition sans pousser plus loin les investigations. D'autres insistent au contraire sur la nécessité d'une enquête approfondie, plus particulièrement autour de la fameuse limite des 21 membres. Mais que le coefficient d'inefficacité soit compris entre 19 et 22, c’est aujourd’hui une certitude. Quelle tentative d'explication pouvons-nous proposer pour justifier cette hypothèse ? A ce point de la démonstration, il nous faut bien faire la différence entre la réalité et la théorie, entre le symptôme et la maladie. Tout le monde est bien d’accord sur le symptôme le plus évident. On sait qu’avec plus 20 participants, une réunion commence à changer de caractère. Des conversations se développent séparément à chaque bout de la table. Pour se faire entendre, un intervenant doit donc élever la voix. Une fois debout, il ne

    18 NDT : Jacques Prévert (Scénariste et poète français / 1900-1977) a écrit le célèbre poème "Inventaire".