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C'est bien Philippe Delerm Sommaire C'est bien, juste avant la
rentre des classes. C'est bien d'aller dans un fast-food. C'est
bien quand on vient d'annoncer une mauvaise note. C'est bien
d'acheter ses bonbons chez la boulangre. C'est bien de faire ses
devoirs sur la table de la cuisine. C'est bien, l'autoroute la
nuit. C'est bien quand il fait trs froid. C'est bien de lire un
livre qui fait peur. C'est bien quand les mamans commencent
bavarder. C'est bien de se lever le premier dans la maison. C'est
bien de jouer au flipper. C'est bien d'tre abonn un journal. C'est
bien d'tre malade. C'est bien d'aller dans une trs grande fte
foraine la nuit. C'est bien de jouer au Monopoly. C'est bien
d'aller l'tranger. C'est bien de s'assoir dans l'herbe. C'est bien
de faire un volcan dans sa pure. C'est bien, la premire fois qu'on
joue au bowling. C'est bien, le jour o on joue la pice de thtre.
C'est bien, le jour o il pleut, pendant les vacances la mer C'est
bien de lire un livre qui fait peur On est dans sa chambre, c'est
l'hiver. Les volets sont bien ferms. On entend le vent qui souffle
au-dehors. Les parents sont alls se coucher, eux aussi. Ils croient
qu'on a teint depuis longtemps. Mais on n'a vraiment pas envie de
dormir. On a juste gard la lumire de la petite lampe de chevet qui
fait un cercle jusqu'au milieu des couvertures. Au-del, l'obscurit
de la chambre est de plus en plus mystrieuse. On a hsit longtemps
avant de choisir le livre. Agatha Christie ne fait pas peur, on
suit trop l'enqute et on ne fait pas attention au reste. Les
aventures de Sherlock Holmes, c'est mieux, avec les brouillards,
les chiens, les chemins de fer parfois. Mais il y a trop de
dialogues, et Sherlock est si sr de lui - on ne peut pas penser
qu'il va tre vaincu. Finalement, on a choisi l'Ile au trsor. On a
bien fait. Ds le dbut du livre, il y a une ambiance extraordinaire,
avec cette auberge prs d'une falaise. C'est toujours la tempte
l-bas ; on a l'impression que c'est toujours de la nuit aussi, avec
la mer qui gronde tout prs. Et puis Jim Hawkins, le hros, se
retrouve vite seul avec sa mre L' Amiral Benbow. A sa place, on
serait mort de terreur. Le vieux pirate rclame du rhum et se met en
colre sans qu'on sache pourquoi. Mais le plus effrayant, c'est
quand les autres pirates dbarquent dans le pays la recherche de
leur ancien complice. C'est une nuit de pleine lune, et l'aveugle
donne des coups de canne sur la route blanche en criant :
N'abandonnez pas le vieux Pew, camarades ! Pas le vieux Pew ! Il y
a une illustration en couleurs avec cette image, du noir, du mauve,
du blanc. C'est un livre un peu vieux, avec seulement quelques
images, il n'y en aura pas d'autres avant au moins trente pages. On
reste longtemps regarder celle-l. Parfois, quand on s'endort, on a
peur de devenir aveugle pendant la nuit, alors on se met dans la
peau du vieux Pew et c'est trange, parce que en mme temps on a peur
qu'il vous donne un coup de canne. Heureusement, prs de soi, on a
la petite lumire bleue du radio rveil et le poster de Droopy, mais
on a l'impression qu'ils sont partis en Angleterre eux aussi, au
pays du rhum, de la colre et des naufrages. C'est dangereux de
s'endormir l-bas, mais on voudrait quand mme -on dort si bien prs
du danger, et les draps sont si chauds, prs de la pluie. C'est bien
de se faire peur en lisant L'Ile au trsor.
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C'est bien de faire ses devoirs sur la table de la cuisine. Pas
tous les jours ; parfois on prfre tre seul, dans sa chambre. Mais
certains soirs d'hiver, par exemple, quand il fait dj nuit dehors,
juste aprs le goter. Sur la toile cire, on installe le dsordre des
cahiers, des crayons de couleur, des gommes et des bouquins. Les
devoirs tranent un peu. On a commenc par le plus dur, le problme de
maths, mais la troisime question est difficile. Avec un doigt, on
suit le dessin de la toile cire : il y a des carreaux rouges et ct
des petits carreaux bleus qui reprsentent des moulins de Hollande.
Ce serait bien d'aller l-bas, trs loin, au nord. On reviendrait de
l'cole en patins glace. - Dpche-toi un peu ! Aprs, tu seras
dbarrass, tu pourras lire, ou jouer. Maman dit des petites phrases
comme a, de temps en temps, entre un navet et une carotte plucher -
on lui a dj mang deux carottes crues et elle a fait semblant de se
fcher. Mais on n'a pas vraiment envie d'tre dbarrass. Il fait si
bon dans la cuisine, et puis il y a ces odeurs qui se mlangent :
l'orange du goter, les lgumes de la soupe... Tant pis pour les
maths. On y reviendra plus tard. On attaque la leon d'histoire.
Noblesse, clerg, tiers tat. Les mots coulent bien. Sur le dessin,
la Bastille n'est pas si terrible. Par contre, au Jeu de paume,
tous les hommes noirs et gris ont des yeux farouches, et la scne
est plutt lugubre. - Allons, tu dois la savoir, maintenant ! Je
t'interroge. - Attends encore un peu ! On s'en fiche, des tats
gnraux. Ce qui est bien, c'est de rester sur l'image en rvant
vaguement l'ambiance de cette poque-l. Pourquoi faut-il qu'on cuise
les navets ? Pourquoi faut-il apprendre les rvolutions ? On prend
une gousse d'ail. La peau fripe mauve, rose et blanche tombe sur le
livre, lgre. On ne sait plus vraiment quelle heure il peut tre. Le
dner est encore loin. Dans la maison, il y a une agitation
tranquille, des petites phrases sur la journe : -Tu as vu... ? On
n'coute pas vraiment ce que les parents disent. On n'apprend pas
vraiment ses leons. On se sent un peu flottant, comme si on
n'existait plus, comme si on devenait la toile cire, les lgumes de
la soupe, le livre d'histoire - comme si on devenait un soir
d'hiver la maison. C'est bien, dans les cuisines. C'est bien quand
on vient d'annoncer une mauvaise note On avait tellement attendu
avant d'en parler qu'on pensait ne plus pouvoir se dcider. Il
fallait au moins avoir un bon rsultat donner en mme temps, mais
justement on n'avait eu que 10 l'interro de vocabulaire qu'on
croyait russie, alors ce 3 en maths restait tout seul, en travers
de la gorge. Toute la vie en tait change. D'un ct, cela faisait
vivre les choses plus fort. On se disait: " je vais profiter fond
de mon mercredi chez Sbastien. Et le soir, au repas, je dirai ma
note. " Mais l'aprs-midi chez Sbastien n'avait pas t
extraordinaire: il pleuvait, on avait d faire un Trivial Pursuit au
lieu de jouer dans le jardin. Le soir, on n'aurait pas pu parler
des maths, de toute faon des amis taient rests pour le dner. Au
dbut, ce n'tait pas trop grave, un problme rat, a arrive, mais les
jours passaient, et le 3 se promenait sur toutes les ides, tous les
moments: " Mon dernier cours de piano avant d'annoncer mon 3. " "
Mon dernier poulet rti-frites avant d'annoncer mon 3. " Bien sr, on
se rpte les phrases des parents, faute avoue est moiti pardonne, il
ne faut rien cacher ceux qu'on aime, etc. Mais a, ce sont des mots,
et plus on les rpte dans sa tte, plus ils paraissent froids et
vides, inutiles. Si seulement les parents pouvaient se contenter de
vous punir, dans ces cas-l. Mais on sait bien. Ils disent : -Au
prochain contrle en dessous de 5, tu seras priv de tl le mardi
soir! S'ils tenaient le contrat, ce ne serait pas terrible. On
serait embt, sans plus. a serait comme un march; on aurait mme
l'air d'tre la victime Mais les parents ne tiennent pas souvent
parole. Ils oublient de vous punir, et vous, vous restez l, avec
tout le remords. Ils ont de la peine, et vous, vous n'tes qu'un
enfant gt qui ne sera mme pas priv de tl. En fait, le mieux, c'est
quand ils vous disent: -je veux que ce soit la dernire fois, c'est
entendu? On fait trs vite " oui, oui ", la tte rentre dans les
paules. On a l'air lourd, immobile, mais l'intrieur on se sent tout
lger. Au lieu de vivre derniers moments, on va vivre, tout
simplement. On va s'endormir sans problme, avec un album de BD et
il n'y aura plus tous ces 3 en maths qui rentraient dans le bureau
de Gaston, chaque fois que Fantasio se mettait en colre. C'est
bien, quand on vient d'annoncer une mauvaise note.
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Cest bien de faire un volcan de pure Une fois, on est rest une
semaine l'hpital. L-bas, la pure tait tellement fade, avec une
rivire de lait tout autour ! Parfois aussi, il y a des pures trs
molles. C'est assez amusant de les manger parce que pour faire un
volcan de pure liquide on fait comme une espce de moulage autour
des dents de la fourchette. Mais ce n'est pas trs bon, et puis ce
n'est pas a, l'ide de la pure. Une pure ne doit tre ni trop molle
ni trop dure. Disons : douce. Il faut qu'elle soit lisse, aussi,
dans ces petites boules que Maman appelle des grumeaux. Et puis, il
faut manger la pure seule. Souvent, on vous donne en mme temps de
la viande rouge : le jus se mlange tout de suite la pure, et ce
marron ne va pas du tout avec le got dailleurs, la sauce change le
got. La pure seule, avec pas mal de beurre (mais quand mme pas une
mare de beurre dans un coin), c'est un dlice. C'est rconfortant, a
glisse et a rchauffe tout le corps. Ah, oui, la chaleur, c'est trs
important aussi. Quand on vous sert de la pure, il faut qu'elle
soit beaucoup trop chaude : sinon, vous n'aurez jamais le temps de
faire une galette ou un volcan. On fait d'abord une galette. On
aplatit compltement la pure, comme si c'tait de la pte tarte. Avec
le dos de la fourchette, on commence dessiner des rayures, trs
rgulires. En gnral, on fait d'abord toute la surface dans le mme
sens, puis dans l'autre sens. Ensuite, quand tout est croisillonn,
on trace juste un carr tout autour : a ressemble aux galettes de la
fte des Rois. Quelquefois on efface tout et on recommence un autre
quadrillage, avec une grande croix au milieu. A ce moment-l, on
mange deux ou trois bouches. La pure quadrille est encore
meilleure, plus lgre, plus fine. Mais on s'arrte quand mme trs vite
-il faut en garder assez pour construire un volcan. On fait d'abord
une montagne, au centre de l'assiette. En haut, il faut couper le
sommet d'un petit coup de fourchette, et mme creuser un trou. C'est
l qu'on va mettre juste un peu de jus, si le trou est bien fait, le
jus ne va pas se mlanger avec la pure. On refait les rayures sur
les pentes de la montagne, et on a peu prs une minute pour s'vader
dans ce paysage. Mange quand mme pendant que c'est chaud ! C'est
bien, le jour o il pleut, pendant les vacances la mer... Tout le
mois a t brlant. Cela paraissait normal de voir le ciel toujours
bleu en entrouvrant les volets, sans laisser rentrer la chaleur.
Les premiers jours, on avait du mal dormir cause des coups de
soleil. La baignade deux fois par jour, c'tait bien, et les parties
de raquettes avec la petite balle lourde, cause du vent - on traait
les limites d'un terrain avec le talon sur le sable mouill, pour
pouvoir compter les points. Ce qui tait bien aussi, c'tait le
rythme diffrent: on djeunait et l'on dnait beaucoup plus tard que
d'habitude. La nuit tombe, on allait marcher la frache et, en
revenant, on achetait un chichi -une espce de beignet allong avec
des petits dessins. Un soir, on a mme jou au golf miniature la
lumire des projecteurs,.... Toute cette vie diffrente semblait
extraordinaire, au dbut. Et puis c'est devenu plus monotone. On
repensait une copine, un copain. On ne s'ennuyait pas, videmment,
mais on rvait la rentre, sa chambre. Ce matin, justement, on
n'avait plus tellement envie de baignade, et voil. Il fait gris, et
une petite pluie tombe sur les toits des locations. La terre sent
bon, et les pins encore plus fort que d'habitude. Le chocolat
bouillant parat meilleur aussi. On le boit vite, et avant de sortir
on enfile le pull bleu, le seul qu'on avait emport. Maman crie de
prendre le K-way, mais il ne pleut pas trs fort. Dans les rues, il
n'y a presque plus personne. Avant, c'tait juste un endroit pour
l't, et aujourd'hui c'est un vrai village avec l'glise, l'cole, et
on imagine l'hiver, quand les touristes sont partis. Mais le mieux,
c'est d'aller au bord de la mer. Cela fait drle de grimper la dune
sous un ciel plein de nuages. Dans le sable, les chardons sont
presque mauves. Quand on arrive en haut, on ne reconnat plus rien.
Plus de drapeaux plants pour dlimiter la baignade du village, et
plus loin celle du camping. La plage est dserte. Quelques petites
silhouettes de promeneurs au loin. C'est bien, tout cet espace,
tout ce gris. C'est comme une tristesse trs douce, trs lgre, comme
si on tait un peu amoureux. On va s'asseoir en tailleur devant la
mer sans penser rien de prcis, sans bouger, sans rien faire. C'est
drle, les gouttes qui tombent sur les jambes bronzes. Et si le
soleil ne revenait plus jamais? C'est bien, la pluie.
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C'est bien d'acheter des bonbons chez la boulangre On est dans
la queue, et on se sent tout petit entre les clients qui demandent
: - Une baguette moule bien cuite ! - Un pain de campagne et une
ficelle ! Dans sa tte, on prpare dj des phrases, pour ne pas tre
ridicule quand la vendeuse demandera : - Et pour toi ? De loin, on
aperoit les bocaux magiques, les rouleaux de rglisse avec une
pastille en sucre glac perl blanc ou rose au milieu, les roudoudous
la petite coquille qu'on imagine dj, un peu rche sur les lvres, les
fraises de guimauve aplaties et les chewing-gums gagnants.
Doucement on avance, et puis voil, "C'est toi" dit la boulangre
sans sourire. On sait que a l'nerve un peu de vendre des bonbons.
Mais quand mme, c'est juste ces secondes-l qui sont bien, quand on
n'a pas encore dit : -Un comme a, et un autre comme a, et un comme
a vingt centimes. On se dcide toujours trop vite, mais on sent bien
que derrire, ils trouvent dj que c'est trs long. Alors on demande
presque n'importe quoi, une boule de coco, un carambar, et quand
mme au dernier moment, on retrouve ses esprits pour demander cette
petite merveille vingt centimes : une langue de sucre jaune-orange
parfume au fruit de la Passion, saupoudre de neige acide... Cest
bien, juste avant la rentre des classes On na plus vraiment envie
dtre en vacances, on na plus vraiment envie de soleil, de mer ou de
montagne. On na plus vraiment envie dtre loin de sa vie. Huit jours
avant la rentre, cest bien de retrouver le papier fleurs de sa
chambre, et cette petite tche juste ct du poster de Snoopy. Avant
de partir, on avait rang beaucoup mieux que dhabitude : les albums
de Tintin, de Boule et Bill et de Gaston paraissent tout neufs, et
puis a fait longtemps quon ne les a pas lus. On reprend Ltoile
mystrieuse, et cest trs bien cette atmosphre un peu trange au dbut,
avec la chaleur anormale qui rgne dans la ville. Milou reste les
pattes colles dans lasphalte avant que Tintin ne vienne le dlivrer.
Dehors il pleut, on entend de grosses gouttes qui scrasent contre
les vitres. On sest allong sur son lit avec lalbum de Tintin, et on
na mme pas tellement envie davancer dans lhistoire seulement de
rester comme a, avec lambiance trs forte du dbut. Prs de soi, on a
son ours qui regarde fixement larmoire. Bien sr, on est trop grand
pour le prendre en vacances, mais on voit bien : cela lui fait
plaisir quon soit rentr, et son silence est doux. Tout lheure, on
ira faire des courses de rentre... Ne compte pas sur moi pour
tacheter tous ces gadgets hors de prix quon fait maintenant ! Mais
ce nest pas tellement les gadgets et les mots publicitaires sur les
trousses ou les cahiers de textes qui font envie. Non, ce qui est
bien, cest le bleu lger des lignes sur les cahiers o lon na rien
crit encore, cest lodeur de la colle damande et les tubes de
peinture neufs, toujours blancs avec une petite bande de couleur au
milieu, comme un maillot de coureur cycliste. On a du mal dvisser
le capuchon noir la premire fois pour regarder si la couleur est
vraiment celle de la bande. Rose tyrien, terre de Sienne, bleu
cobalt. On verra peut-tre une copine ou un copain rentrs de
vacances, eux aussi. Aujourd'hui, ce serait bien, parce quon est
encore un peu bronz. Pour la premire fois depuis longtemps, on a
mis un pull qui gratte sur les avant-bras dessous, on a encore un
tee-shirt. Mais cest bon de mettre un pull de laine vert fonc quand
on est encore loin de la fin de lt quon est si prs dj de la
rentre.
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C'est bien d'tre malade Pas au dbut, bien sr, quand on a
tellement de fivre que larmoire en face du lit grandit sans cesse
et veut vous engloutir. Mais la fin, quand on commence aller mieux
mais quon se sent encore un peu ple, un peu vide. Pas dcole avant
une huitaine ! Le docteur a dit a dun ton trs calme. Une semaine,
cela ne semblait pas beaucoup. On tait tellement fatigu, on
ncoutait pas vraiment. Mais maintenant, une semaine, cest plus
intressant. Il reste encore trois jours avant jeudi. Aujourdhui, on
avait vraiment faim, et les ctelettes dagneau taient dlicieuses. En
plus, maman avait lair de trouver que ctait un exploit de les
manger : Cest bien ! Tu vas vite reprendre des forces ! On dit oui,
oui de la tte, avec un air courageux, mais on se sent presque en
faute, comme si on navait plus besoin de tant de douceur. Maman, si
tu vas faire des courses, tu me rapporteras un Tom et Jerry ? Tom
et Jerry, cest le genre dillustr quon nachte jamais, sauf quand on
est malade dhabitude, on trouve a un peu bb. Quand Maman pose le
journal sur le lit en rentrant, on fait semblant de sortir
lentement du sommeil, et on jette un coup dil distrait sur la
couverture. Numro spcial - 250 pages de jeux et de lecture. Les
couleurs sont bien. Les images ont souvent un fond bleu ple, ou
rose ; le gris et le marron de Jerry et de Tom sont reposants, eux
aussi. Lhistoire, on ne la suit pas vraiment cest vrai quon est
encore cotonneux, avec trop despace et de vertige dans la tte. Ce
qui est bien, surtout, cest la sonnerie de lentre, vers cinq heures
moins le quart. On entend quelques petites phrases polies changes
voix basse. On a dj devin. Un copain et une copine de lcole sont
passs pour porter les devoirs. Ils sassoient au pied du lit, un de
chaque ct, et ils commencent raconter toutes les bonnes histoires
de la journe, la cantine, les rcrs... On a limpression dtre la fois
trs prs et trs loin de tout a. On voudrait presque reprendre dj la
vie normale, mais cest bon aussi davoir encore trois jours se faire
cajoler, tre un personnage intressant quon vient visiter, et qui
provoque ladmiration quand il mange ce quil prfre. Cest bien dtre
malade. Cest bien daller dans un fast-food Les parents naiment pas
trop a. Ils disent que la nourriture nest pas bonne, mais on sent
bien que ce nest pas cela qui les ennuie le plus. Non, ce quils
naiment pas, cest les couleurs, le style, la vie amricaine. On
ninsiste pas trop cest trs bon de sentir que les parents dtestent
cet endroit : du coup, on a beaucoup plus envie dy aller soi-mme.
Et puis un jour, en sortant du cinma, il ny a rien manger la
maison, et voil, les parents sont daccord pour le fast-food on
naurait jamais pens quils se laisseraient faire aussi facilement.
Au fast-food, tout est bien, et mme dj cette faon de faire la queue
en plusieurs rangs. On a tout le temps de choisir sur les panneaux
entre les diffrents hamburgers et de lire les noms de ces desserts
mirobolants : strawberry sundae, lemon sundae. Au bout de chaque
file, il y a une serveuse avec un kpi en papier, vraiment comme
dans certains films amricains sil ny avait pas les couleurs chaudes
et gaies, on pourrait se croire dans une histoire policire. Tout
est orang, rouge, jaune brillant difficile de croire que dans la
rue cest lhiver et la nuit. Ce qui est trs difficile, au fast-food,
cest de choisir vite entre grand Coca, Coca normal, grande portion
de frites, petite portion. On navait pas fait attention toutes ces
diffrences, et cest quand on se trouve juste devant la serveuse
quil faut se dcider. Enfin voil, on a son plateau avec le hamburger
curieusement emball dans une sorte de coque en plastique. Mais le
mieux, cest peut-tre les frites. Elles sont disposes dans un tui en
carton qui ressemble une boite de cigarettes ; et elles nont plus
du tout lair de frites habituelles. Pour le Coca, cest pareil. On a
bien fait de prendre grand Coca. Le pot de carton rouge et blanc
est protg par un couvercle. Avec une paille coude, on perce le
couvercle au centre il y a une petite croix au bon endroit. Quand
on remue le pot, en entend des glaons qui sentrechoquent. Cest
comme un trsor de Coca mystrieux et glacial si on attend pour le
boire. On se trouve une petite table libre sous une lampe qui
descend trs bas. On mange, on boit, a passe un peu trop vite, mais
on garde ces deux merveilles dans la tte : un Coca invisible et sa
banquise de glaons, un tui de frites cigarettes.
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C'est bien de se lever le premier dans la maison En gnral, c'est
un jour o l'on aurait pu dormir, un dimanche, par exemple ; mais
justement, on n'a pas toujours envie de faire la grasse matine.
C'est bien de faire le contraire de ce que les autres attendent, et
puis on sera fier quand les parents arriveront enfin et qu'ils
seront tonns : Dj lev ? Et en plus tu as fait du caf ! On se
rveille trs tt, la fin d'un cauchemar. On regarde le radio rveil.
Six heures et quart un dimanche, c'est fou, mais on n'a plus du
tout sommeil. On se lve, et tout de suite on s'habille si on se lve
cette heure-l, ce n'est pas pour traner en pantoufles et en robe de
chambre. Non, ce qu'on veut, c'est tre dj dans la vie quand les
autres sont encore dans le sommeil. Le parquet craque un peu, mais
on arrive ouvrir la porte sans la faire grincer. Dans le couloir on
n'y voit presque rien, mais on n'allume pas, et on marche pas de
loup jusqu' la cuisine, le cur battant, comme si on courait un
grand risque. On entrouvre les volets. Il fait encore vraiment
nuit, et pour longtemps. La cuisine est assez loin des chambres,
alors on peut mettre la radio tout bas. Sur France- Info, ils sont
dj rveills, et c'est assez trange d'entendre les rsultats des
matchs de football : le monde bouge toute vitesse, mais la maison
est pleine de silence. On se dit qu'on va prendre un bon petit
djeuner, mais finalement on prfre prparer d'abord le caf des
parents s'ils se rveillaient avant, on n'aurait pas fait un
exploit. Il ne reste qu'un filtre caf dans le paquet. On se dpche
et on renverse du caf moulu en soufflant, il s'envole, et a ne se
voit plus. Voil. Le caf est fait. On se dit qu'il y aurait un
exploit beaucoup plus fort : aller chercher des croissants pour
tout le monde la boulangerie ouvre six heures et demie. Mais il
faut d'abord trouver de la monnaie. A force de chercher dans tous
les tiroirs, on finit par en avoir assez, avec pas mal de pices
jaunes. On enfile un pull, on prend la cl, et on n'oublie pas de
refermer la porte double tour qu'est-ce qu'ils diraient, s'ils se
rveillaient ? Ils s'inquiteraient peut- tre. Mais c'est bien de
prendre ce risque a fait partie du jeu. Dehors, il fait trs froid.
On souffle devant soi des petits nuages, et on se sent tout fait
libre, lger, trs diffrent des matins ordinaires. Il y a de la bue
sur la vitrine de la boulangerie. Les croissants au beurre sont les
meilleurs, mais on n'a pas trop d'argent, alors prend moiti-moiti,
pour ne pas tre ridicule au moment de payer. Sur le chemin du
retour, on prend un croissant dans le sac, et on le mange en
marchant dans la rue bleue. Tout l'heure, la maison, ils seront la
fois un tout petit peu fchs et trs contents. C'est bien de se lever
tt le dimanche matin.