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Luc BoltanskiMonsieur Yann DarrMadame Marie-Ange Schiltz
La dnonciationIn: Actes de la recherche en sciences sociales.
Vol. 51, mars 1984. La dnonciation. pp. 3-40.
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Boltanski Luc, Darr Yann, Schiltz Marie-Ange. La dnonciation.
In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 51, mars1984.
La dnonciation. pp. 3-40.
doi : 10.3406/arss.1984.2212
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1984_num_51_1_2212
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RsumLa dnonciation.La distinction entre l'action individuelle et
l'action collective constitue une des oppositionsfondamentales sur
lesquelles reposent, souvent implicitement, tant elle va de soi, la
sociologie etl'histoire sociale des modes de protestation. Elle
sert aussi, plus gnralement, faire le partage entreles objets de la
psychologie et les objets de la sociologie. On tentera ici
d'esquisser une problmatiquevisant surmonter cette opposition en
tablissant une grammaire permettant d'interprter, au moyendes mmes
rgles, les variations qui affectent les actes de protestation selon
qu'ils sont prsentscomme des actes individuels ou comme des actes
collectifs et, d'autre part, les jugements denormalit que les
autres portent sur eux. Pour construire cette problmatique, on
prendra pour objet ladnonciation publique. L'analyse statistique et
stylistique d'un corpus de lettres de dnonciations reuespar un
grand journal permet d'apporter une premire srie de rponses deux
questions, savoir quelles conditions doit satisfaire une
dnonciation publique pour tre juge normale et pourquoiaccomplir un
acte de dnonciation publique qui a toutes chances d'tre peru comme
anormal ?
ZusammenfassungDie Denunziation.Die Unterscheidung von
individuellem und kollektivem Handeln bildet einen der
grundlegendenGegenstze, auf denen hufig implizit, da derart
selbst-verstndlich die Soziologie wie dieSozialgeschichte der
Protestweisen beruht. Genereller wird sie zur Trennung der
Gegenstandsbereichevon Psychologie und von Soziologie herangezogen.
Im vorliegenden Aufsatz wird demgegenber eineFragestellung
umrissen, die jenen Gegensatz mittels einer Grammatik zu berwinden
sucht, die unter Verwendung derselben Regeln gleichermaen die
Variationen der Protestakte je nachPrsentation als individuelle
bzw. kollektive wie die von den anderen an sie
herangetragenenNormalittsurteile zu interpretieren gestattet.
Entwickelt wird diese Fragestellung anhand desPhnomens der
ffentlichen Denunziation. Mittels statistischer und stilistischer
Analyse vonDenunziationsbriefen aus dem Archivmaterial einer
grofien Pariser Tageszeitung lassen sich in einemersten Anlauf 2
Fragen beantworten : 1. Welche Bedingungen mu eine ffentliche
Denunziationerfullen, uni als normal zu gelten ; 2. Aus welchen
Grnden wird ein solcher Akt ffentlicherDenunziation begangen, der
aller Wahrscheinlichkeit nach als anormal wahrgenommen wird ?
AbstractDenunciation.The distinction between individual and
collective action is one of the fundamental oppositions
underlying(often implicitly, because it is so much taken for
granted) the sociology and the social history of modesof protest.
It also serves, more generally, to distinguish between the objects
of psychology and those ofsociology. This article endeavours to
outline a problematic aimed at overcoming this opposition,
byestablishingagrammar making it possible to interpret, by means of
the same rules, the variations foundin actsof protest depending on
whether they are presented as individual or collective acts, and
alsothe judgements of normality that other people apply to them.
This problematic is contructed by referenceto acts of public
denunciation. Statistical and stylistic analysis of a corpus of
letters of denunciationreceived by a major newspaper makes it
possible to provide a first series of answers to two questions
:What conditions must a public denunciation fulfil in order to be
judged normal ? and what makes aperson perform an act of public
denunciation which has every likelihood of being seen as ab normal
?
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LA
DENONCIATION lue boltanski avec yann darr et marie-ange
schiltz
Cinq jours aprs la mise en droute des deux corps militaires
expdis contre lui, Kohlhaas tait devant Leipzig et mettait le feu
la ville en trois endroits. Dans le mandement qu'il fit rpandre
cette occasion, il se dsigna comme le 'lieutenant et vicaire de
Michel l'Archange, venu chtier par le fer et par le feu, en la
personne de tous ceux qui prendraient dans ce conflit le parti du
junker, la perfidie et la malice o le monde entier avait sombr'. En
outre, du chteau de Liitzen dont il s'tait empar et o il s'tait
tabli, il appela le peuple se rallier lui pour l'tablissement d'un
meilleur ordre des choses ; et ce nouveau mandement, dans sa
souscription, portait une trace de dmence, car il tait sign : 'Fait
Liitzen, au sige de notre gouvernement mondial provisoire, dans le
chteau de l'Archange'. Heinrich von Kleist, Michael Kohlhaas
La distinction entre l'action individuelle et l'action
collective constitue une des oppositions fondamentales sur
lesquelles reposent, souvent implicitement, tant elle va de soi, la
sociologie et l'histoire sociale des modes de protestation. Ces
disciplines ne se reconnaissent comme objet lgitime que les
revendications associes un mouvement social et rejettent hors de
leur univers de comptence (par exemple vers la psychanalyse
historique ou la psychiatrie sociale) et dans l'anormalit les
violences physiques ou symboliques, les manifestations de rvolte ou
les dolances dont les auteurs agissent seuls et sans que l'on
puisse rattacher leur action une srie prsentant des caractres
rptitifs ou encore les relier des rgularits conomiques. On
voudrait, dans les pages qui suivent, esquisser une problmatique
visant surmonter cette opposition et, plus prcisment, tenter de
construire un systme de transformation ou, si l'on veut, une
grammaire, permettant de rendre compte des variations qui affectent
les actes de protestation et la perception que les autres en ont
selon le degr auquel ils sont prsents et reus comme des actes
individuels ou comme des actes collectifs et cela en utilisant les
mmes rgles pour analyser les cas normaux (dont s'occupent la
sociologie et l'histoire sociale) et les cas anormaux (qui
intressent habituellement les sciences psychologiques ou
psychiatriques).
Le traitement statistique des anecdotes Pour construire cette
problmatique, on prendra pour objet la dnonciation et plus
prcisment la dnonciation publique, en jouant sur les variations qui
affectent la signification du terme en franais selon que l'on parle
de la dnonciation d'une injustice (qui est toujours prsente dans la
protestation sociale et politique) ou de la dnonciation d'un
individu (cette fois au sens de dlation). La dnonciation de
l'injustice suppose en effet la rfrence un coupable ou un
responsable qui peut, selon une casuistique dont on cherchera
montrer la logique, tre reprsent par une synecdoque d'abstraction
(e.g. le capitalisme dans un nonc syndical destin protester contre
des licenciements) ou tre identifi et dsign nommment la vindicte
publique. Cette forme de violence a pour particularit de s'exercer
par personne interpose et par la mdiation du langage : le
dnonciateur doit instituer une croyance et, au moyen d'une
rhtorique, convaincre d'autres personnes, les associer sa
protestation, les mobiliser et pour cela non seulement les assurer
qu'il dit vrai, mais aussi que cette vrit est bonne dire et que la
violence conscutive au dvoilement est la mesure de l'injustice
dnonce. A la diffrence de la violence directe, qu'elle soit
physique (coups) ou symbolique (injures), qui peut toujours tre
ralise, mme si les effets attendus ne sont pas obtenus, la
dnonciation peut ainsi ne pas s'accomplir et chouer si le
dnonciateur, qui a renonc exercer lui-mme la violence, ne rencontre
personne dispos le suivre. L'auteur d'une dnonciation publique
demande, en effet, tre suivi par un nombre indfini, mais
ncessairement lev, d'individus (par tous ; par tous ceux qui
comptent ; par tous les nommes de bien, etc). Il n'existe pas dans
ce cas de limites naturelles la taille que peuvent revtir les
affaires, comme dit le jargon juridique et politique, pour dsigner
ces processus d'enrlement et d'enroulement autour d'un cas
problmatique et litigieux dont la dtermination et la dcision sont
lies aux efforts de mobilisation dploys dans chaque camp : les
luttes s'y expriment dans le vocabulaire de la dimension entre ceux
qui
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4 Luc Boltanski
s'emploient les tendre, les faire grandir, grossir, sortir ou,
au contraire, les ramener leurs justes proportions, les dgonfler,
les touffer dans l'uf, etc. Les oprations accomplies par les
affaires, qui contribuent, leur faon, faire et dfaire des groupes,
sont ainsi toujours associes des dplacements entre le cas
particulier et l'intrt gnral, le singulier et le collectif (1). Les
conflits qu'elles instaurent ont pour enjeu le crdit et, comme dans
les luttes d'honneur (2), la victime ne peut obtenir la
reconnaissance qu'elle rclame des autres sans diminuer d'autant la
considration de celui qu'elle rend responsable de l'injustice subie
: la sanction explicitement restitutive (tre restaur dans son
honneur) est indirectement rpressive. En ce sens, la dnonciation
publique est bien, comme dit Bayle, un homicide civil (3).
Le matriel sur lequel reposent les analyses dont on trouvera ici
une premire esquisse est constitu par un ensemble de lettres (n =
275) reues parle Service des informations gnrales du journal Le
Monde en 1979, 1980 et 1981 auxquelles elles ont t envoyes pour
information et pour publication (bien que seul un nombre infime
d'entre elles aient t effectivement publies) et dont les dimensions
varient de 2 40 pages ejiviron (4). Ces lettres peuvent avoir t
expdies directement au Service des informations gnrales ou avoir t
adresses au directeur, au rdacteur en chef ou au Monde sans plus de
prcisions, les diffrents secrtariats intresss les ayant ensuite
diriges vers le Service des informations gnrales en considrant
qu'elles relevaient des comptences de ce service. Le Service des
informations gnrales s'occupe, dans ce journal, qui ne tolre les
faits divera que sous une forme sublime (c'est--
1 Cela vaut notamment pour les affaires qu'tudie Thompson, dans
l'article qu'il a consacr aux lettres anonymes au 18e sicle, qui
peuvent tre interprtes dans la logique de la vengeance prive ou, au
contraire, dans celle de la protestation collective (cf. E. P.
Thompson, The Crime of Anonymity, in : D. Hay et al., Albion's
Fatal Tree, London, Allen Lane, 1975, pp. 255-344). 2 Cf. P.'
Bourdieu, Esquisse d'une thorie de la pratique, Paris, Droz, 1972,
pp. 13-44. 3 Cit par R. Kogselleck, Le rgne de la critique, Paris,
d. de Minuit, 1979, pp. 94-95 : liest bien ais de connatre pourquoi
la puissance souveraine a d laisser chacun le droit d'crire contre
les auteurs qui se trompent, mais pas celui de publier des satires.
C'est que les satires tendent dpouiller un homme de son honneur, ce
qui est une espce d'homicide civil et, par consquent, une peine qui
ne doit tre inflige que par le souverain. Fixer la frontire entre
la critique, qui est licite, et la diffamation, qui usurpe la
majest de l'tat, est ncessaire pour fonder l'autonomie de la
Rpublique des lettres et pour dlimiter un espace a-politique d'o
s'oprera la rappropriation du politique. 4 Ce travail a t ralis
dans le cadre du Centre de sociologie de l'ducation et de la
culture de l'cole des hautes tudes en sciences sociales. Il
n'aurait pas t possible sans l'extraordinaire gnrosit de M. Bruno
Frappt, chef du Service des informations gnrales du journal Le
Monde, qui a bien voulu m'ouvrir les archives dans lesquelles il a
conserv toutes les lettres qui lui ont t adresses ou qui sont
parvenues son service, non par routine bureaucratique, mais parce
qu'il tait pleinement conscient de leur valeur humaine et de leur
intrt scientifique. J'espre simplement qu'il retrouvera dans ce
texte quelque chose de l'intrt la fois dtach et passionn avec
lequel il observe les hasards de la vie quotidienne. La rflexion
dont on trouvera ici une premire laboration provisoire doit
beaucoup aux recherches menes par ailleurs avec Laurent Thvenot et
nombre d'hypothses ou de concepts mis en uvre dans ce travail sont
directement ou indirectement le produit de cette collaboration. Je
remercie enfin tous ceux (trop nombreux pour les nommer tous ici
mais parmi lesquels je ne parviens pas faire un choix) qui,
l'occasion de sminaires ou par amiti, ont pris la peine de lire et
de critiquer des versions antrieures de ce texte.
dire gnralise), des questions concernant la police et la
justice, mais aussi de la rdaction de la page Socit. Cette page est
consacre aux problmes, aux faits, aux individus et aux groupes qui,
sans trouver place dans les pages de Politique intrieure (o
figurent les informations concernant le gouvernement, le personnel
politique et les partis politiques), ni dans la page d' Actualits
sociales ( laquelle revient ce qui relve directement de l'action
des grands syndicats nationaux, conflits du travail dans les
grandes entreprises, grves, ngociations et accords nationaux, etc.)
sont jugs pertinents pour comprendre la socit franaise et son
volution. La forme de l'anecdote (qui, comme on le trouve crit dans
le Dictionnaire Robert, claire le dessous des choses) ou mme de la
parabole ou de la fable y est utilise pour rapporter, dans leur
singularit, des vnements arrivs des gens et dans des circonstances
ordinaires tout en faisant valoir leur valeur exemplaire et leur
porte gnrale. La position que le Service des informations gnrales
occupe dans le jounal dtermine et limite le champ couvert par le
corpus de lettres dont on a entrepris l'analyse : en sont absentes
les lettres strictement politiques (e.g. une lettre du prsident
d'un grand parti portant sur un problme de rforme lgislative) ou
directement lies aux affaires sociales , dans leur dfinition
officielle (e.g. lettre du secrtaire national d'un grand syndicat
propos d'un accord avec le gouvernement sur l'ge de la retraite) .
On trouvera, par contre, un grand nombre de lettres qui concernent
des groupes en voie d'organisation, des associations, des causes et
des problmes en voie de politisation, qu'il s'agisse, par exemple,
du fminisme, du rgionalisme, de l'cologie, du racisme, de la rforme
des institutions pnitentiaires, de la peine de mort, de
l'homosexualit, de la jeunesse, de la drogue, de la pauvret, de la
scurit ou de l'action de la police, etc.
Toutes ces proprits font que le corpus de lettres examin ici
tait remarquablement adapt l'tude de la faon dont se construisent
les causes (5) formes autour de la dnonciation d'une injustice et
l'analyse de la relation entre la construction des causes et la
formation des groupes : les causes constitues sont toujours
associes des groupes et on peut montrer qu'un grand nombre de
groupes se sont cristalliss autour d'une cause. Enfin, dans les
deux cas, les technologies sociales mises en uvre pour constituer
des personnes collectives objectives et pour rattacher les
personnes individuelles aux personnes collectives, sont
relativement similaires (6). C'est prcisment la prsence (qui
s'explique par la position du Monde dans la presse franaise et par
la position du Service des informations gnrales l'intrieur du
journal) dans un mme ensemble, produit de la pratique (et non faonn
par le sociologue pour les besoins de sa dmonstration), de
dnonciations lies des causes trs ingalement constitues, qui fait
l'intrt de ce corpus. On y trouve en effet des dnonciations lies
des causes reconnues et reconnues comme collectives (e.g. lettre
d'un professeur d'Universit pour dfendre un prisonnier politique ou
encore lettre en provenance du bureau d'un parti ou d'un syndicat),
des dnonciations associes des causes en cours de constitution
possdant elles-mmes des chances trs ingales de russite (e.g.
rgionalisme, homosexualit, lutte contre les vaccinations, etc.), ce
qui peut tre l'occasion aussi de s'interroger sur les conditions
qui assurent le succs d'une cause (7), enfin des dnonciations qui
paraissent associes des intrts individuels et des causes dont on
pourrait dire qu'elles sont singulires (par exemple lorsqu'un
individu crit propos du litige qui l'oppose un collgue, un voisin
ou un membre de sa propre famille), s'il n'y avait prcisment dans
le rapprochement de ces deux termes quelque chose de paradoxal qui
en souligne l'tranget. On a eu accs la totalit du courrier reu et
archiv pendant ces trois annes. L'analyse a port sur les lettres
comportant, explicitement ou non, une dnonciation d'injustice (76 %
de l'ensemble). Dans ce corpus on a opr une distinction selon que
s'y trouvait ou non dsigne une victime, au sens d'une personne
individuelle ou collective ayant capacit pour
5 Sur le processus qui va de la perception d'une injustice sa
formulation et sa constitution en cause, cf. B. Moore, Injustice.
The Social Bases of Obedience and Revolt , New York, M. E. Sharpe,
1978. 6 Cf. L. Boltanski, Lei cadres, la formation d'un groupe
social, Paris, d. de Minuit, 1982. 7 Cf., par exemple, pour les
tats-Unis, W. A. Gamson, The Strategy of Protest, Homewood (111.),
The Dorsey Press, 1975.
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La dnonciation 5
se porter partie civile devant les tribunaux ou encore au nom de
laquelle un individu pourrait tre autoris se porter partie civile.
Ainsi, par exemple, un individu qui crit pour stigmatiser les
mfaits de la socit de consommation ralise bien un acte de
dnonciation mais sans dsigner explicitement de victime. Il existe
bien une victime implicite mais qui demeure, en l'absence de
dsignation, indtermine et gnrique (la socit, l'homme, l'homme
moderne, la France, etc.). Ce n'est pas le cas lorsqu'une mre crit
en faveur de son fils, objecteur de conscience emprisonn, ou encore
lorsque l'Action catholique ouvrire (ACO) d'une commune de la
banlieue parisienne crit pour dnoncer les manuvres de l'Association
des rsidents locaux visant empcher la construction d'une mosque par
l'Association islamique de la mme localit. Le travail prsent ici ne
porte que sur les lettres dans lesquelles figure une victime (43
%). Les lettres comportant seulement une dnonciation en gnral
feront l'objet d'une analyse ultrieure (8).
Les journalistes lisent ces lettres, mais, disent-ils, sans trop
d'illusion, par devoir professionnel, dans l'espoir qu'elles
contiendront peut-tre une information intressante dont il leur
faudra ensuite vrifier le bien-fond. Mais l'interrogation sur la
vrit des noncs est subordonne la question pralablement pose toutes
les lettres reues et qui est celle de leur normalit. Les lettres de
dnonciation dont les consquences, si elles sont prises en
considration, peuvent tre non ngligeables, particulirement
lorsqu'un individu s'y trouve nommment dsign, sont immdiatement
soumises, par ceux qui les reoivent, un contrle tacite dans lequel
ils engagent leur sens ordinaire de la normalit (9). Mis en uvre de
faon implicite et souvent, semble-t-il, presque inconsciente, ce
sens commun peut, en situation d'interview, faire l'objet
d'explicitations partielles. Ainsi, les journalistes interrogs
dclarent reconnatre la folie certains signes, souvent formels,
comme l'criture, la disposition du texte dans la page (serr, ar,
etc.), la faon de signer, la prsence de plusieurs signatures de la
mme personne, de tampons, de nombreux soulignements ou encore la
mention par l'auteur de la lettre de titres sans valeur ou peu
crdibles prsident de l'Association des joueurs de boules de...,
trsorier de l'Amicale des anciens combattants de... et, plus
gnralement, le contraste entre les marques d'importance et les
signes de mdiocrit. On ne peut pourtant, disent-ils, apporter
8 L'erreur qui s'est introduite dans la rponse l'une des lettres
fera mieux comprendre la diffrence entre les cas o l'auteur crit au
nom d'une cause en gnral et les cas dans lesquels il crit au nom
d'une victime particulire (qui peut n'tre autre que lui-mme). Le
chef du Service des informations gnrales rpond la plupart (80 %)
des lettres qui lui sont envoyes. Dans 33 % des cas, la secrtaire
choisit entre quelques formules standardises. L'une de ces formules
(Merci de nous avoir envoy votre point de vue sur (...) mais
l'abondance de l'actualit nous interdit de publier (...) doit tre
utilise plus particulirement pour rdiger les rponses aux lettres
prsentant une dnonciation en gnral. Employe par mgarde, pour
rpondre une lettre dans laquelle une mre dnonce l'emprisonnement
injuste dont son fils a t victime, la mme formule engendre la
phrase suivante : Madame, vous aviez eu l'amabilit, il y a dj
quelques semaines, de nous faire part de votre point de vue propos
de votre fils Jean-Pierre. Nous aurions beaucoup souhait pouvoir y
faire cho. Malheureusement l'abondance de l'actualit ne nous l'a
pas permis. Croyez que nous le regrettons sincrement. Un fils, cet
objet d'investissement singulier, n'appartient pas la srie des tres
sur lesquels il est licite, pour une mre, d'avoir un point de vue.
9 Cf. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology , Englewood Cuffs
(N. J.), Prentice-Hall, 1967 (spt. pp. 116-186 -.l'histoire
d'Agns).
la question de la normalit une rponse discrte : si certaines
lettres sont envoyes sans aucun doute par des personnes normales et
si d'autres proviennent de toute vidence de personnes dsquilibres,
il existe de nombreux cas propos desquels il est difficile de
trancher (comme en tmoigne, par exemple, cette lettre adresse par
un membre du service un correspondant de province : Une Toulousaine
nous a adress rcemment une sorte d'appel au secours dont il nous
est bien difficile de juger de Paris s'il est authentique ou s'il
mane d'une personne paranoaque. Je me permets de vous la
transmettre en vous laissant le soin de voir s'il y a lieu ou non
un article. Bien cordialement...). Mais ce sont prcisment cette
diversit mme et cette ambigut qui font, pour une grande part,
l'intrt de ce corpus distribu sur un continuum du particulier au
gnral, des individus singuliers aux personnes collectives, dont les
caractristiques justifient la recherche de rgles permettant de
mettre en correspondance les proprits des textes, la reprsentation
de l'auteur qui s'y trouve mise en scne et le sentiment de normalit
ou d'anormalit qu'ils suscitent chez le lecteur. Ce travail ne
saurait tre accompli ni en utilisant un ensemble de textes
politiques ou syndicaux, ni en accumulant des lettres d'individus
considrs comme dsquilibrs ni mme en comparant deux chantillons
constitus selon ce principe d'opposition qui, en l'absence de
populations- mres nettement dlimites (10), ne pourraient tre fonds
que sur l'autorit d'experts, politologues d'un ct, psychiatres de
l'autre dont on se contenterait ainsi de reproduire le mode indigne
de catgorisation. On se donnerait alors deux populations
compltement trangres l'une l'autre, sans intersections et
parfaitement discrtes, correspondant aux intrts spcifiques de ces
deux corps de mtier. Mais on se retirerait toute chance de voir
diminuer l'cart dsastreux entre les disciplines du collectif et les
sciences du singulier qui structure profondment le champ des
sciences humaines (sans doute parce que cette opposition cognitive
est, depuis au moins un sicle, associe des dispositions thiques et
politiques diffrentes).
On trouvera, dans les pages qui suivent, une premire analyse du
matriel recueilli, organise essentiellement autour de deux
questions : 1- quelles conditions doit satisfaire une dnonciation
publique pour tre juge normale et quels sont les traits qui
signalent son caractre anormal (et la bizarrerie de son auteur) ?
Peut-on construire un
10 Comme l'ont montr toute une srie de travaux, l'existence
d'une population-mre aux frontires nettes est le plus souvent le
produit d'un acte juridique ou quasi juridique de dfinition et de
dlimitation (e.g. le dpartement). Dans tous les autres cas, on ne
peut parler de la reprsentativit ou de la non- reprsentativit d'un
corpus sans prendre position sur les proprits, les dimensions et
les frontires de la population- mre, ce qui revient toujours dfinir
des groupes, c'est--dire aussi intervenir de faon quasi juridique
dans le champ de la pratique en tablissant des critres visant
dterminer de faon discrte l'appartenance et la non-appartenance
(cf. notamment A. Desrosires, L. Thvenot, Les mots et les chiffres,
conomie et statistique, 110, avril 1979, pp. 49-75 ; A. Desrosires,
A. Goy, L. Thvenot, L'identit sociale dans le travail statistique,
conomie et statistique, 152, fvrier 1983, pp. 55-81 ; L. Boltanski,
Les cadres, op. cit., pp. 256-266 et 373-376).
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6 Luc Boltanski
systme de rgles permettant de dterminer dans quels cas
l'attitude qui consiste donner de la voix ( 1 1) et protester
publiquement a des chances d'tre reconnue comme valide (mme si elle
est combattue) et dans quels cas elle est ignore ou disqualifie ?
2- la seconde question laquelle on tentera d'apporter un dbut de
rponse peut tre sommairement formule de la faon suivante : pourquoi
accomplir un acte de dnonciation publique qui a toutes chances
d'tre peru comme anormal et dont l'effet est le plus souvent, on le
verra, de disqualifier l'auteur de la plainte ? Peut-on dgager des
proprits structurales caractrisant d'une part l'identit sociale des
individus qui entreprennent une dnonciation auprs de l'opinion
publique dans des conditions de russite incertaine et, d'autre
part, les situations de crise au cours desquelles l'acte de
dnonciation est initialement accompli ?
On a entrepris de traiter au moyen des mmes instruments les 275
textes recueillis, qui sont remarquablement disparates sous la
plupart des rapports, et d'en rduire la diversit en leur appliquant
uniformment un ensemble de codes c'est--dire, en d'autres termes,
en les soumettant tous, quelles que soient les caractristiques de
leurs auteurs, leur objet, leur contenu, leurs dimensions, leurs
proprits formelles, etc., aux mmes interrogations. Comme les
questionnaires, dont ils ont la plupart des proprits, les codes
exercent sur l'objet une double contrainte en appliquant une forme
standard des entits diffrentes et, d'autre part, en donnant au
questionnement les limites de la thorie qui leur est
sous-jacente(12). Les mmes remarques valent pour les analyses
factorielles des correspondances sur lesquelles repose , pour une
grande part, la description des textes et de leurs conditions de
normalit, qui dpendent fondamentalement, dans leurs rsultats, du
codage pralable et qui prolongent aussi le travail d'unification du
matriau en donnant lire et en obligeant surtout nommer des
principes de pertinence plus forts, c'est--dire dots d'un pouvoir
de gnralisation plus lev, que ne l'est chacun des codes pris
sparment.
La codification des lettres a port : 1) sur la description du
contenu des affaires qui s'y trouvaient relates (milieu dans lequel
l'affaire s'est dveloppe, dure, nature des perscutions subies par
la victime, ressources institutionnelles utilises pour tenter
d'obtenir rparation, gestes et instruments de mobilisation, mention
d'une conspiration, etc.) ; 2) sur la description du contenu des
lettres et des dossiers qui souvent les accompagnent (prsence de
pices justificatives : photocopies de minutes de procs, de tracts,
de lettres ouvertes, etc.) ; 3) sur les proprits graphiques des
textes (fautes de frappe, lisibilit et caractristiques de
l'criture, fautes d'orthographe, surcharges telles que tampons,
soulignements, etc.) ; 4) sur les proprits stylistiques et
rhtoriques des textes (titres utiliss par l'auteur pour se
qualifier, manuvres stylistiques et genres littraires
1 1 Ce travail voudrait par l contribuer notamment spcifier
certains des modles tablis par Albert Hirschman en introduisant les
contraintes de normalit (qui sont, on le verra, trs troites)
auxquelles sont soumises les protestations et les dnonciations
publiques (cf. A. O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1970). Pour analyser les
dplacements sur l'axe particulier/gnral, il est galement utile,
comme on le verra mieux par la suite, de tenir compte des
contraintes de normalit qui contribuent dfinir ce qu'il est licite
d'investir en priv ou publiquement (cf., A. O. Hirschman, Shifting
involvements. Private Interest and Public Action , Princeton,
Princeton University Press, 1982). 12 Dans le cas prsent, la
contrainte des codes sur l'analyse de contenu et, surtout, sur
l'analyse statistique est plus visible que lorsque l'opration
taxinomique s'applique des objets dont le dcoupage (e.g., ge, sexe,
rsidence, profession, etc.) semble aller de soi parce qu'il est dj
mis en uvre dans le monde ordinaire, par exemple des fins de
gestion administrative, et qu'il contribue par l engendrer la forme
sous laquelle le phnomne tudi s'offre au discours sociologique.
Mais cela ne signifie pas pour autant que la contrainte soit plus
forte (cf. A. Desrosires, L. Thvenot, art. cit.).
de rfrence, invectives, menaces, nologismes, sobriquets,
marqueurs de censure, de distance ou d'ironie, rptitions strotypes,
discordances stylistiques, etc.) ; 5) sur les proprits de la rponse
apporte par la rdaction du journal.
On a d'autre part introduit d'autres codes dans l'analyse
factorielle des correspondances sous forme de variables
supplmentaires. Les premiers recensent les proprits sociales de
Fauteur de la lettre : lieu de rsidence, sexe, profession, ge. Les
seconds enregistrent les jugements de normalit. On a demand six
personnes de lire rapidement les lettres et de noter de l,(tout
fait normal) 10 (compltement fou) le degr de normalit de l'auteur
de la lettre. La consigne tait de donner la note immdiatement aprs
la lecture et il tait interdit de modifier la note (par exemple en
comparant ultrieurement les lettres entre elles) (13).
Le systme actanciel Une dernire srie de codes, introduits sous
forme de variables supplmentaires, caractrisent le systme actanciel
de la dnonciation. Ces codes dfinissent, d'une part, les
caractristiques de chacun des actants et les diffrentes modalits
sous lesquelles ils peuvent se prsenter et, d'autre part, les
diffrents modes de relations qui peuvent s'tablir entre eux (14).
Une dnonciation instaure, en effet, un systme de relations entre
quatre actants : 1) celui qui dnonce ; 2) celui en faveur de qui la
dnonciation est accomplie ; 3) celui au dtriment de qui elle
s'exerce ; 4) celui auprs de qui elle est opre. Pour simplifier la
suite de l'expos (et sans ignorer les risques de schmatisation et
de rification inhrents toute dnomination lapidaire) on parlera, par
convention, de dnonciateur, de victime, de perscuteur et djuge (ce
qui revient prendre sur le systme un point de vue particulier, qui
est celui de l'auteur de la lettre, l'un des enjeux de la crise
dans laquelle s'inscrit la dnonciation tant prcisment de fixer la
qualification relative de chacune des positions du systme). Chacun
des quatre actants occupe une position dtermine sur un continuum
qui va du plus singulier au plus collectif.
13 La dure de la tche consistant lire et juger les 275 lettres
(dont certaines, rappelons-le, sont trs longues) est de 40 60
heures environ. En l'absence de crdits suffisants qui auraient
permis de rmunrer les juges, on a t contraint de limiter le nombre
des juges (tous bnvoles) 6 et de les choisir dans l'entourage de
l'auteur (qui saisit cette occasion pour les remercier). Il s'agit
de deux hommes et de quatre femmes dont l'ge varie entre 25 et 70
ans et qui exercent tous des professions intellectuelles. On ne
peut, ce stade de la recherche, valuer le biais introduit par
l'appartenance des juges un milieu social relativement homogne. On
ignore en effet si les jugements de normalit varient avec le milieu
social, et quel degr, ou si ils sont, au contraire, relativement
indpendants de la position occupe. Un certain nombre d'indices
suggrent en fait une autre possibilit : l'apprciation du degr de
normalit varierait relativement peu, chaque individu possdant la
comptence ncessaire pour distinguer ce qui a une apparence normale
de ce qui a une apparence anormale en ajustant son jugement sur
l'anticipation du jugement des autres ou par rfrence, comme dit
George Herbert Mead, un autrui gnralis. Mais cette premire
estimation pourrait tre aussitt modifie par le jugement que
l'individu porte sur le jugement de sens commun qu'il vient de
mettre en uvre, en ta>nt qu'il y reconnat, prcisment,
l'intriorisation du jugement d'autrui. Or la faon dont les
individus raffirment la singularit de leur prise de position (au
sens thique ou politique) par rapport ce qu'ils pensent tre le sens
commun, varie trs certainement avec la position sociale. On tentera
de vrifier ces hypothses en demandant des juges, en nombre
suffisamment lev pour permettre une exploitation statistique,
d'apprcier la normalit d'un petit nombre de documents choisis pour
leur caractre typique.
-
La dnonciation 7
Soit, d'abord, l'tre auprs de qui la dnonciation est porte : il
peut s'agir d'un individu singulier (e.g. dnoncer auprs d'une femme
le comportement de son mari qui cherche la dpossder d'un hritage au
profit d'une matresse) ou, au ple oppos, d'une personne collective
habilite reprsenter l'humanit tout entire (e.g. dnoncer la tribune
de l'ONU, c'est--dire la face du monde, le gnocide du peuple
armnien par les Turcs). Une multitude d'instances occupent une
position intermdiaire entre ces deux extrmes :1a dnonciation auprs
d'un service de police parallle ou secrte est plus singulire, par
exemple, que la dnonciation (la dposition) auprs du juge
d'instruction qui peut avoir tre rpte en public ; la dnonciation
auprs du bureau politique d'un parti, plus singulire que la
dnonciation auprs de l'assemble gnrale ou du congrs, etc. Dans le
cas des lettres analyses ici, qui sont envoyes un grand journal
d'information (fonctionnant tacitement comme une instance de
jugement moral) et destines pour la plupart, par leurs auteurs, la
publication, l'tre auprs de qui la dnonciation est porte (identique
en chaque cas, si bien qu'il n'a pas t ncessaire de le dcrire au
moyen d'un code) occupe une position leve sur l'axe du singulier et
du collectif puisqu'il s'agit de Y opinion publique.
On peut faire les mmes remarques propos des trois autres
actants, le dnonciateur, la victime et le perscuteur qui occupent
galement une position dtermine entre le singulier et le collectif.
L'auteur de la lettre peut ainsi 1) ne pas s'accorder lui-mme sa
propre caution, ce qui est le cas lorsqu'il ne mentionne pas son
nom {individu anonyme) (15) ; 2) parler en son nom et seulement en
son nom {individu singulier) ;3) parler en son nom mais en
signalant qu'il est un peu plus que lui-mme, par exemple en se
rclamant d'une profession, comme celle de mdecin, de prtre, de
sociologue, d'avocat, etcqui autorise parler pour les autres ou en
faisant valoir les liens entretenus avec d'autres (e.g. en crivant
sur le papier en-tte d'une entreprise, d'une administration, d'un
club) mme si la dnonciation n'est pas explicitement opre en leur
nom {individu autoris) ; 4) s'exprimer au nom d'une personne
collective sans parvenir rendre son existence indniable,
c'est--dire sans parvenir faire croire qu'il est rellement suivi
par d'autres, ce qui est le cas, par exemple, lorsque le
dnonciateur est la
14 Le terme d'actant, emprunt la smiologie (cf., par exemple, A.
J. Greimas, Smiotique : dictionnaire raisonn de la thorie du
langage, Paris, Hachette, 1979) a t utilis en sociologie dans le
sens qui lui est donn ici par Bruno Latour (cf. B. Latour,
Irrductions, Paris, Pandore, 1981). Il prsente l'intrt de dsigner
les tres qui interviennent dans la dnonciation par un mme terme,
qu'il s'agisse de personnes individuelles, de personnes collectives
constitues ou en voie de constitution (e.g. les Corses, les femmes,
etc.) ou encore de collectifs nominaux non raliss (e.g. les hommes
de bonne volont, tous ceux qui souffrent, etc.). On peut alors
substituer des diffrences substantielles (e.g. entre les individus
et les groupes) des variations continues de taille (cf. M. Calln,
B. Latour, Unscrewing the Big Leviathan, in : K. Knorr-Cetina, A.
V. Cicourel (eds.), Advances in Social Theory and Methodology,
Boston, Routledge and Kegan Paul, 1981, pp. 277-303). Le systme
actanciel tudi ici se distingue en cela des structures de rles au
sens de Bakhtine (relations entre l'auteur, le hros,
l'interlocuteur, etc.). Ces rles, bien que dissocis de l'auteur ou
du lecteur rels conservent les proprits attaches un individu (ou
plutt un acteur} ce qui interdit d'analyser les relations entre
personne individuelle et personne collective et les procdures de
passage de l'une l'autre (cf. T. Todorov, Mikhal Bakhtine, le
principe dialogique, suivi de crits du cercle de Bakhtine, Paris,
Seuil, 1981, pp. 75-77). 15 Sont places entre parenthses les
dnominations des diffrentes modalits du code retenues dans les
analyses des correspondances.
fois la victime et le prsident du Comit de dfense au nom duquel
il dit intervenir {personne collective douteuse) ; 5) parler au nom
d'une personne collective dont l'existence est atteste et
collectivement reconnue (mme si sa reprsentativit est conteste,
notamment par les instances concurrentes, ce qui est pratiquement
toujours le cas) mais dont le domaine de spcialisation est limit,
qu'il s'agisse, par exemple, de la Socit des agrgs, de
l'Association pour la culture biologique, de l'Association des
usagers contre le bruit, etc. {personne collective restreinte) ; 6)
intervenir au nom d'une personne collective dont l'existence est
indniable et le champ d'activit tendu, comme c'est le cas, par
exemple, pour les grandes centrales syndicales comme la CGT ou la
CFDT ou les grands partis politiques {personne collective tendue).
La victime occupe galement une position dtermine entre le singulier
et le collectif. Il peut s'agir : 1) d'un simple particulier dont
le cas n'est pas li une cause reconnue {vict = individu singulier)
; 2) d'un individu qui n'incarne pas, en tant que personne, une
cause mais dont la dnonciation peut tre connecte une cause
collective, comme c'est le cas, par exemple, pour un objecteur de
conscience {vici= individu en puissance d'tre cause) ; 3) d'un
individu qui est, dans sa singularit et indissociablement, en tant
qu'il incarne un intrt collectif, une cause pour d'autres. Ce fut
le cas du capitaine Dreyfus qui demeure l'exemple type, et souvent
invoqu, de la srie (.16). C'est le cas, dans le corpus des lettres
analyses ici, des grvistes de la faim de TIRA, mais aussi du
condamn mort Philippe Maurice et d'un autre condamn de droit
commun, Roger Knobelspiess, qui incarnent la lutte contre la peine
de mort, contre l'institution carcrale et les quartiers de haute
scurit {vict - individu fait cause) ;4) d'une personne collective
constitue, association, parti, institution, etc. {vict - personne
collective constitue) ; ou enfin 5) d'un groupe nominalement dsign
dans sa gnralit (et non travers ses instances de reprsentation)
sans rfrence des critres d'appartenance ni des frontires nettes,
comme lorsqu'on parle du proltariat, des victimes du racisme, des
pauvres, des handicaps, de la bourgeoisie, etc. {vict = groupe
flou).
Il en va de mme, enfin, du perscuteur qui peut tre 1) un
individu inconnu, ce qui est le cas, par exemple, lorsque la lettre
dnonce une agression perptre dans un lieu public {pers inconnu) ;
2) un individu singulier dot d'un nom et d'une identit reconnue
{pers individu identifi) ; 3) un individu singulier mais agissant
en tant qu'il reprsente une institution ou un groupe comme c'est le
cas, par exemple, lorsque le perscuteur est le directeur d'une
entreprise, un juge, un inspecteur d'Acadmie, etc. {pers =
reprsentant
16 Dreyfus, dpossd de son affaire mesure qu'il devient objet et
instrument de mobilisation, n'existe pour ses dfenseurs qu'en tant
qu'il est le support d'une cause et, par l, le liant d'un groupe :
ce qui lui donne sa consistance, mais de faon souple et sans trop
le durcir ( la diffrence des modes de constitution critriels et
juridiques). On le voit bien dans l'pisode de la grce, racont par
Pierre Vidal-Naquet : si Dreyfus accepte la grce qui lui est
propose et qui lui donne la libert mais non la reconnaissance
collective et officielle de son innocence, il ne reprsente plus que
lui-mme, c'est--dire rien, comme l'crit un dreyfusard radical,
l'avocat Fernand Labori : Ds lors que la dfense de Dreyfus cessait
d'tre porte sur les hauteurs, ds lors qu'elle tait envisage et
conduite comme une dfense particulire, ds lors que la personnalit
physique de celui qui jusque-l incarnait un principe immatriel
devenait pour ses amis, j'allais dire pour ses partisans, la
proccupation essentielle, l'affaire Dreyfus cessait d'tre une
affaire humaine et universelle. Les journes de Rennes et
l'acceptation de la grce ont t terriblement dcisives. En acceptant
sa grce, Alfred Dreyfus n'a, ni de prs, ni de loin, reconnu sa
culpabilit. Il a, pour des raisons que je n'ai point juger, prfr sa
libert immdiate la continuation hroque, ininterrompue, de l'effort
pour sa rhabilitation judiciaire (...). Mais il se conduit par l
comme un tre indpendant et isol, non comme un homme pris d'humanit
et conscient de la beaut du devoir social : il agit comme un pur
individu, non comme un membre de la collectivit humaine, solidaire
de tous ses semblables. Du mme coup, et quelle que soit la grandeur
du rle qu'il a pu tenir, il ne reprsente plus rien (cit par P.
Vidal-Naquet, Dreyfus dans l'Affair et dans l'histoire,
introduction l'ouvrage de A. Dreyfus, Cinq annes de ma vie, Paris,
Maspero, 1982, p. 22).
moi . * ci / ? J
-
8 Luc Boltanski
La structure du systme actanciel
Collectif | Qxe 2 4,27%
;onne collect douteuse
Proximit
vlct-pers Lien impersonnel pers ceprsentant autoris
vlct-pers lien professionnel vict-dr Lien familial
personne collective restreinte v l c t Individu fait cause
dn = o n n e c o l tendue
-per sor pe -ne m
'S C 0 l l .V l C t me l fait
-den ndlv caus
ve Id e
axe 1 8, 71% vlct-pens lien de volslnoge pers 7 v l c t - 3 e r
s Individu l d e n 1 1 f l ..en familial 8
dlvldu slngu Ile l c t - d n e Individu Inguller
NB. Les chiffres reprsentent la projection des notes de
normalit. 10,
-ct-den d'tre cause professionnel o u amical 3
Singulier
La construction de l'analyse La saisie initiale des donnes
s'effectue au travers de 140 variables comportant un total de 803
modalits effectivement utilises. Les premires analyses univaries
permettent d'liminer certaines variables et de regrouper des
catgories trop faiblement reprsentes. Au total 106 variables sont
retenues avec 385 modalits possibles. Ces variables ne sont pas
toutes de mme nature : 87 variables en 227 modalits dcrivent la
nature de l'affaire, les contenus et aspects du dossier-lettre.
Viennent ensuite 7 variables en 52 modalits qui dcrivent le systme
actanciel et 6 variables en 33 modalits consacres la description de
l'auteur de la lettre ; enfin, 6 indicateurs de normalit en 13
modalits. Les 227 descripteurs de l'affaire et du dossier
constituent les lments actifs de l'analyse factorielle des
correspondances, les autres groupes de variables ayant t mis en
lments supplmentaires. Dans le cas des variables qui concernent les
proprits sociales de l'auteur, cette dcision s'explique par la
fiabilit relativement faible et le nombre important de non-rponses
: la profession, par exemple, est connue avec exactitude dans un
peu moins de 80 % des cas et l'ge dans seulement 30 % des cas. Des
catgories CSP estime et ge estim ont alors t introduites pour
pallier ce manque d'information.
En ce qui concerne les jugements de normalit, il a paru vident
que ces lments exognes ne pouvaient intervenir de faon active dans
la dcomposition factorielle. Six juges ont t chargs de noter les
275 affaires de 1 10, du plus normal au plus pathologique.
L'opration de codage disjonctif cre ensuite, pour chacun de ces
juges, 10 variables codes en prsence-absence, soit au total 60
variables. Pour le juge 1 par exemple on obtient :
=1 oui =1 oui =1 oui JU1,1 note=l ,JU1,2 note=2 , JUl,10 note=10
=0 non =0 non =0 non Si on veut allger les reprsentations
factorielles et retenir un rsum unique des valeurs attribues aux
lettres en ngligeant l'information qui a jug, on est conduit
raisonner sur les notes. On comptabilise alors pour chaque dossier
le nombre de fois o il a t not 1, 2,... 10. On obtient ainsi la
distribution des notes de l'affaire que l'on conserve dans 10
nouvelles variables nommes NOT1, NOT2, NOT3 NOT 10.
Par exemple les lettres 462 et 769 ont t notes de la faon
suivante :
JUl JU2 JU3 JU4 JU5 JU6 462 4 3 2 3 2 7 769 11113 1 et recodes :
NOTl NOT2 NOT3 NOT4 NOT5 NOT6 NOT7 NOT8 NOT9 NOT10 022100100 0
501000000 0
A la fin de ce recodage, la variable NOTl est associe tous les
dossiers qui ont au moins une fois obtenu 1 et elle est pondre par
le nombre d'accords. Rsumer, de cette faon, les six jugements
conserve toute l'information que l'on avait originellement sur les
notes, seule l'information concernant les juges est perdue. Si on
avait choisi comme rsum la moyenne des six jugements on aurait
obtenu des rsultats moins prcis. Une moyenne de 5 peut tre la fois
le rsum d'un accord parfait (555555), d'un dsaccord partiel
(553764) ou encore d'un jugement discordant (9 1 4 2 8 6) et dans
ce dernier cas le rsum moyen ne correspond aucune des notes
effectivement attribues : on n'associe plus alors des notes et des
dossiers mais des dossiers et des jugements moyens qui peuvent
rsumer de faon identique des configurations extrmement diverses.
Dans sa reprsentation dfinitive, l'analyse factorielle ne porte
plus que sur 155 modalits actives et 68 lments supplmentaires, aprs
limination des modalits non pertinentes. La procdure suivie a t
dcrite dans : M. A. Schtz, L'limination des modalits non
pertinentes dans un dpouillement d'enqute par analyse factorielle,
Bulletin de mthodologie sociologique, I, oct. 1983, pp. 19-40. Pour
une description plus dtaille des rsultats statistiques, on se
reportera cet article qui contient, notamment, les diffrents tats
du premier plan factoriel, l'histogramme des valeurs propres et le
tableau des 10 variables qui contribuent, positivement ou
ngativement, le plus fortement au premier facteur, pour les trois
analyses successives. tant donn que dans le cas d'un tableau
disjonctif, le phi-deux ne peut servir d'indicateur de liaison
entre les variables, c'est dans la dcroissance rapide ou non des
valeurs propres et dans l'importance numrique des premires d'entre
elles que l'on peut trouver ces renseignements. Les deux premires
valeurs propres lambdal=0.3736 et lambda2=0.1832 permettent de
conclure l'existence d'une bonne liaison entre les variables
actives et les dossiers.
-
La dnonciation 9
autoris) ; ou encore 4) une institution ou un groupe dsign dans
sa gnralit (pers personne collective). Deux autres codes
caractrisent la relation entre les
actants et, plus prcisment, le degr de proximit, c'est--dire, on
le verra mieux par la suite, de singularit de la relation que le
dnonciateur entretient avec la victime et de la relation que la
victime entretient avec le perscuteur. Le dnonciateur peut 1) tout
ignorer de la victime, ce qui est le cas, par exemple, dans les
tmoignages qui rapportent des violences de rue {vict-dn = aucun
lien) ; il peut 2) tre associ la victime dans une relation
militante (e.g. appartenir son comit de soutien) ; 3) entretenir
avec elle une relation professionnelle (lorsqu'il s'agit, par
exemple, de collgues appartenant une mme institution) ou une
relation amicale, ou encore 4) appartenir la mme famille. Mais le
dnonciateur et la victime peuvent aussi tre un seul et mme individu
lorsque l'auteur de la lettre crit pour exposer son propre cas.
Cette relation de soi soi est elle-mme plus proche de l'identit
lorsque 5) le dnonciateur-victime est un individu singulier que
lorsque 6) il est dj reconnu par d'autres comme une cause en sorte
qu'il peut parler de lui, non en son propre nom, mais au nom d'un
intrt collectif et, en quelque sorte, comme s'il tait tranger
lui-mme {vict-dn - mme individu fait cause).
La victime peut enfin 1) n'avoir eu auparavant aucune relation
avec celui qui lui a caus un grief, par exemple, qui l'a agresse
(vict-pers = aucun lien) ; 2) tre situe dans le mme univers que
celui qui la perscute (et qui, par exemple, a pouvoir sur elle)
sans entretenir avec lui de relations personnelles, comme c'est le
cas lorsqu'un employ est amen dnoncer les agissements d'un chef du
personnel (vict-pers .lien impersonnel). Mais la victime peut aussi
entretenir ou avoir entretenu dans le pass des relations troites et
personnelles avec son perscuteur, qu'il s'agisse 3) d'un collgue
(vict-pers : lien professionnel), 4) d'un voisin (vict-pers = lien
de voisinage) ou 5) d'un parent (vict-pers : lien familial).
L'analyse factorielle des correspondances donne une
reprsentation des proprits du corpus qui s'organise conformment la
structure du systme actanciel. Le premier axe qui reprsente 8,71 %
de l'inertie totale oppose les lettres en fonction du degr de
proximit entre les actants, c'est--dire en fonction du degr auquel
la relation qui les unit est singulire. Cela vaut aussi bien pour
la relation entre la victime et le dnonciateur que pour la relation
entre la victime et le perscuteur. S'opposent ainsi les cas o le
dnonciateur et la victime sont une mme personne singulire aux cas o
ils n'ont aucun lien. Entre ces deux positions extrmes on trouve
des relations de moins en moins investies mesure que l'on se dplace
vers la droite du schma : liens familiaux (e.g. une femme crit pour
son mari), liens amicaux et/ ou professionnels et, enfin, relation
militante (e.g. le membre d'une association ou d'un comit de
soutien dfend un individu en tant qu'il reprsente une cause). Les
relations entre la victime et le perscuteur s'ordonnent sur le mme
axe et selon un principe similaire. Soit, l'un des ples, les cas
dans lesquels la victime et le perscuteur entretiennent les
relations les plus singulires, puisqu'ils sont unis par des liens
familiaux et, au ple oppos, les cas dans lesquels leur rencontre a
t fortuite et passagre : ils sont rentrs en interaction en tant que
chacun d'eux appartient pour l'autre une catgorie sociale dtermine,
en sorte que l'on pourrait substituer aux acteurs de la dnonciation
n'importe quels autres membres appartenant aux mmes catgories sans
modifier la structure de la relation qui les unit. Entre ces deux
extrmes on trouve, en se dplaant vers la droite du schma, un
continuum allant dans le sens d'un dsinvestissement et d'un
loignement de la relation entre la victime et celui dont elle subit
les mfaits qui peuvent, dans l'ordre, tre de proches voisins ou tre
en rapport direct dans une mme communaut locale, tre en relation
dans la mme communaut professionnelle
Les
4
ex
1
ressources
ressources avocat
collectives lu
prudhommes tribunal pert presse
3 ressources 2 ressources
2 part l
ass oc lot l|On
1 ressou
syndicat
ce
0 ressource
ou la mme institution ou, enfin, tre situs dans le mme univers,
tre lis par des dpendances institutionnelles ou par des rapports de
pouvoir, mais sans se connatre personnellement. On trouve enfin,
plus loin dans la mme srie, les cas dans lesquels le perscuteur
n'est pas un individu mais une personne collective, groupe ou
institution ou mme Etat (modalit qui est galement pertinente sur le
second axe).
Le second axe (4,27 % de l'inertie totale) exprime la position
des actants entre le singulier et le collectif et le degr auquel
des ressources collectives ont t mises en uvre. Il oppose les cas
dans lesquels les principaux actants sont de simples individus
n'ayant pas mobilis de ressources collectives aux cas dans lesquels
les principaux actants sont des personnes collectives, ou leurs
reprsentants, et dans lesquels de nombreuses ressources collectives
(telles que associations, tribunaux, journaux, etc.) ont t
utilises. Les lettres dans lesquelles l'auteur crit en son nom seul
(et, plus loin encore dans l'ordre de la singularit mais avec un
poids factoriel faible, celles dans lesquelles il reste anonyme)
s'opposent ainsi aux lettres dans lesquelles il crit au nom d'une
personne collective. Entre ces deux ples se trouve une srie de cas
intermdiaires dans lesquels, par exemple, l'auteur crit en son nom
mais en signalant la liaison qui l'unit d'autres ou encore ceux
dans lesquels il accomplit son acte au nom d'une personne
collective inconnue et sans garanties. Ces diffrences se
manifestent dans la faon mme dont l'auteur dcline son identit avec,
par exemple, l'opposition entre les lettres crites sur papier libre
et sans en-tte, les lettres comportant un en-tte manuscrit ou tap
la machine et, enfin, plus proches du ple du collectif, les lettres
rdiges sur papier en-tte imprim, comportant le nom et les titres
ou, pour les personnes collectives, la raison sociale. La
prsentation d identit
en-tte manusc rit
2
en-tte Imp r Im
en-tte
a a, u m _.. /P.
-
10 Luc Boltanski
L'esp
ace de la dnon
ciation
o Q
e>
oo
-
La dnonciation 1 1
Les diffrentes faons de dnoncer
Aux diffrents tats que peut prendre le systme actanciel
correspondent diffrents modes de dnonciation, comme on va essayer
de le montrer en dcrivant rapidement le graphique divis, pour en
rendre la lecture plus aise, en quatre parties dessines par
l'intersection des deux premiers axes. Dans la premire zone (A),
caractrise la fois par un niveau lev de singularit des actants et
des relations qui les unissent, la victime accomplit elle-mme la
dnonciation de l'injustice dont elle dit faire l'objet et dsigne un
perscuteur qui lui est proche, auquel elle est unie par des
relations de voisinage ou mme par des liens familiaux. L'affaire
n'est pas prise en charge par des instances collectives. La victime
crit seule de longues lettres aux pages satures de texte et
surcharges de signes et de singularits graphiques ou syntaxiques :
soulignements, utilisation d'encres de plusieurs couleurs, lettres
capitales, rticences (i.e. interruptions brusques du cours d'une
phrase), paradoxismes (i.e. rapprochement de mots ordinairement
opposs), etc. Elle numre dans le dsordre les perscutions nombreuses
dont elle a fait l'objet, souvent depuis longtemps, et mobilise les
figures de langue les mieux mme d'exprimer le dsespoir et la
violence telles que injures, sobriquets, sarcasmes, rptitions, no-
logismes, etc.
Dans la seconde zone (B), des ressources collectives sont
utilises. Mais il s'agit de ressources qui, comme c'est le cas pour
l'institution judiciaire, ont pour caractristique principale de
grer, au nom de la collectivit, des litiges entre individus qui
restent dsigns par leur nom propre, en tant que personnes, et non,
comme dans le discours politique, en tant que personnification de
forces historiques et conomiques : recours aux tribunaux (fortement
reprsent sur les deux axes), un avocat (bien reprsent sur l'axe 2),
intervention (mme trs courte) de la police, etc. Figurent ici, par
exemple, les conflits conomiques (e.g. propos de ventes de biens,
d'immeubles, de terres, de concurrence dloyale, etc.) dans lesquels
la victime est souvent un agriculteur, un commerant, un artisan ou
un petit patron qui accomplit lui-mme la dnonciation ou la fait
prendre en charge par un proche (c'est dans ces catgories sociales
que le dnonciateur est le plus souvent li la victime par des liens
familiaux). En se dplaant vers la droite (diminution de la
proximit) ou vers le haut (accroissement du caractre collectif), on
trouve des modalits qui, des titres et des degrs divers,
correspondent des modes de constitution et de mise en forme "et des
stratgies d'nonciation intermdiaires entre le juridique et le
politique. Elles concernent particulirement les litiges qui se
situent dans les entreprises ou les administrations et dans
lesquels la victime et le perscuteur appartiennent au mme milieu
professionnel sans ncessairement se connatre personnellement. Ces
affaires se forment par exemple autour d'un licenciement jug
abusif. Elles peuvent comporter un recours aux prud'hommes (bien
reprsent sur l'axe 2). Ces lettres, dans lesquelles sont rapportes
des affaires en voie de constitution collective, caractrises par
l'occupation d'une position intermdiaire entre le litige personnel
opposant des individus lis par un tissu de relations notamment
affectives et, d'autre part, le conflit
syndical ou politique o se trouvent engags (au moins dans la
reprsentation qu'en donnent les porte-parole) non plus des
individus mais des groupes, comportent un rcit construit selon un
ordre chronologique et une prsentation ostensiblement factuelle
(voici les faits). L'utilisation de manuvres stylistiques d'allure
politique se- trouve inscrite dans cette partie du plan factoriel
avec les autres stratgies au moyen desquelles des individus qui ne
bnficient pas du soutien d'organisations politiques peuvent tenter
de confrer une dimension collective leur affaire en entreprenant un
travail individuel de mobilisation (par exemple en accomplissant
des gestes valeur symbolique tels que transgressions publiques de
rglements, prises de parole, distributions de pamphlets, grves de
la faim, etc.).
La mobilisation politique : des gestes individuels la prise en
charge des institutions
ransgressi verbale
3 r v e de la faim
de', rglement OSSOCLOt pet Lt i ablllsatlon
A ces protestations individualises (souvent lies la
recommandation de personnes collectives douteuses) s'opposent, dans
le troisime quart du plan'(C), les modalits qui font rfrence
l'univers de la politique proprement dit, caractris la fois par la
formalisation et la normalisation des relations entre actants et
par une prise en charge collective de la dnonciation. L'auteur crit
en tant que reprsentant et s'exprime la premire personne du pluriel
(nous) ; la victime est associe une cause constitue (objecteur de
conscience, militant politique rgiona- liste, etc.). Elle est
perscute par un tat, au nom de la raison d'tat ou par un individu
mais seulement en tant qu'il reprsente une institution ou un
groupe. Le dnonciateur li la victime par une relation militante
utilise, comme argument principal pour mobiliser l'opinion
publique, la manifestation de la mobilisation dont la victime
aurait dj bnfici : il invoque le soutien de ressources collectives
et politiques, associations, syndicats, partis, comits de dfense et
il en fournit des preuves matrielles, en l'espce de ptitions, de
photocopies de tracts ou de coupures de presse (tous les
indicateurs de mobilisation collective ont un poids factoriel trs
lev dans la dtermination du deuxime axe). La dimension des actants
diminue mesure que l'on descend le long de l'axe 2 qui reprsente,
on s'en souvient, le facteur caractris par l'opposition entre les
personnes singulires et les personnes collectives. On trouve ainsi,
dans la partie du schma proche de l'axe 1 , les lettres dans
lesquelles le dnonciateur s'exprime en son nom propre, mais en tant
qu'il possde une autorit personnelle qui l'autorise s'exprimer au
nom des autres (comme en tmoigne l'alternance du je et du nous ou
du on) en faveur de grandes
-
12 Luc Boltanski Echantillons
Ces textes sont extraits de 1 2 lettres slectionnes en raison de
la position typique qu'elles occupent sur le premier plan
factoriel. Toutes les informations (noms de personnes, de lieux,
dates, etc.) qui auraient pu permettre d'identifier l'auteur ont t
supprimes ou modifies. Il en a t de mme pour les citations insres
plus loin dans le corps du texte. L'orthographe et la syntaxe ont t
respectes.
1 Suite des violations de vie prive, vols et forfaitures du
parquet de M. 1960-1979. Je me permets de vous signaler que, dans
le cas o l'on considrerait ma rfrence B. (le nom seulement, je ne
suis pas juriste) dans la Thse de doctorat, trois volumes
dactylographis, 950 pages, rdaction de 1969 1971; 49 rue XXX, lOeme
tage, appartement loue Mr XXX, 750, puis 1000 f par mois, type F5,
sur des dpouillements effectus par moi, sur mon programme et mes
ides, avec des fiches achetes et payes par moi, sur ma solde, 25
rue du XXX paris XIV, ou sur du papier m'appartenant (rebuts ou
achats), 66 rue XXX M., dactylographies par deux dames qui avaient
rpondu une annonce, payes mes frais, 8000 f au total environ, relie
A., la Pense Universitaire, mes frais, 500 f, graphiques tirs M.,
place de la Bourse, mes frais 1200 f. Soutenue Paris le XXX, voyage
aller-retour Paris-M. mes frais,
comme un travail collectif que de la merde de suisse et
d'officier de rserve aurait manipul, commandit, ou eu un droit
utiliser, actualiser, plagier, vous voudrez bien en faire informer,
sous couvert de Mme le Ministre des Universits, le Procureur Gnral
de la Seine, pour acheminement aux juridictions concernees. En
particulier, je n'ai rien voir avec les Suisses, malgr que j'ai t
invit avec ma femme et mes enfants a la St Sylvestre 1971 par des
protestants du lieu, dont M. XXX dont j'avais fait la connaissance
quand il tait EOR et moi 2eme pompe vie. On n'est pas brouills,
mais tous ces types se croient autoriss donner des ordres aux
analphabtes et aux youpins du lieu et leur font faire n'importe
quoi pour se valoriser. Je ne suis pas voltairien, sentiments
dvous. (Lettre n 615)
POUR MES ENFANTS EN DANGER PHYSIQUE ET MORAL. suite aux carences
administratives de la filire divorce, qui permet n'importe quel
bandit de s'emparer impunment d'enfants, processus qui n a rien
voir avec le clich d'un diffrend entre homme et femme. suite ma
lettre d'approbation, propos de la Police, dont vous aviez dnonc le
comportement S. et dont je signalais qu'elle ne se comportait pas
mieux P., le comble tant que force de l'ordre qui se prend pour une
FORCE DE FRAPPE est au service de la JUSTICE, vous avez bien voulu
m'informer que vous prpariez un article propos du DIVORCE, et de
ses consquences catastrophiques pour les enfants. Mon tmoignage
tant susceptible de retenir votre attention, selon ce dont vous
m'avez fait
part, je vous adresse ci-joint, comme premire raction la
rception de texte de la deuxime enqute SOCIALE, que j'ai obtenue
par arrt du 20 novembre 1970 ; - photocopies d'extraits de lettres
des deux principaux faux tmoins clibataires : -Melle XXX, dite
Corinne, reprsentant elle seule la coucherie, la drogue, les vols
dans les grands magasins - sortie avec trois robes sur le dos, avec
utilisation de jeunes enfants lui donnant l'allure d'une brave mre
de famille , dans les htels aprs lesquels elle collectionne les
draps brods aux cussons respectifs, et mme chez au moins un de ses
employeurs, d'o j'ai russi l'extraire ; mre clibataire ; son fils
chez la grand'mre. -Mr XXX, dsquilibr clibataire 42 av. XXX, o mes
enfants de huit et sept ans ont t squestrs et malmens la sortie des
coles. -Mr XXX, veuf au moment du rapt, qu'il a utilis pour me
contraindre rinstaller mon foyer 250 km de Paris, selon la rponse
que j'ai obtenu ma demande reconventionnelle ; ma prsence le gnait
pour se remarier. (Lettre n 531)
C'est un jeune homme, qui a besoin de vider son cur, a un homme
qu'il pense, tre com- prhensif et reprsente ce qu'il considre de
plus haut en justice. Aprs des vnements survenus ces temps
derniers. Je tiens spcialement vous avertir de choses qui m'ont
parues suspectes, et de la perscution qu'on dit imaginaire, mais
qui tait en effet relative. Aprs une lutte qui dure depuis l'ge de
15 ans, pour manger, m'instruire, et me faire une situation capable
de subvenir aux besoins de ma mre et d'un foyer. Cette anne nos
affaires reprenaient bonne marche et devant peut tre la capacit et
la volont, avaient reveill la jalousie de certains qui par le fait,
ont jou un rle de dtracteurs par argumentations et sabotages. S'il
n'y avait que quelques personnes particulires intresses a ce mange,
ce ne serait rien, mais quand administration et socit,.. se mle ce
jeu que voulez-vous qu'un jeune homme, bout par le travail et sa
mre use et continuellement malade fassent. ..plainte pour l'un ou
pour l'autre ? Dans ce cas on aurait fait que a. Mais ! Quand on le
faisait certains s'ingniaient faire avorter ou retourner l'enqute
(annuler). Telle ont t les bruits, que la gnisse de 18 mois creve
en pture, avait t tue par moi (coup de couteau). Alors que je n
avais pas t lbas depuis cinq ou six jours. Qui ? me lchait mes
chiens la nuit, faisait des plaintes, m'a envoy au tribunal,
combien de fois et pourquoi ?... M'a renferm mes chiens sans boire
ni manger, m'arrachait mes siges d'afft, disparatre bornes ou
essayait de les dtruire (brler en nettoyant les prs ... etc..)
tribunal pour pacage sur autrui avec clture dfectueuse (pourquoi
Monsieur XXX prfrait-il lire mes dpositions lui mme). Et ces
derniers bois vole abmes, clture lectrique sabote, lancer son chien
aprs mes vaches (intrt d'avortement) se trouver sur le chemin avec
chiens en libert lorsque je les menais aux champs, sans compter les
provocations, ..etc.. il y aurait trop, j'en aurais un livre
crire... (Lettre n 560)
4 Ayant eu monsieur XXX au tlphone ce matin, celui-ci tant le
Prsident du Comit de Dfense, ayant t lui mme victime d'un Syndic
escroc C, et qu'il a fait mettre en tole pour plusieurs annes ; les
mmes escrocs rgnent F., R. et bien sur toute la France. Mais R. il
sont tomb sur un Manche car pour moi les escrocs et complices ne
passeront pas, aussi profitant des lections prochaines Monsieur XXX
m'a demand si vous ne pourriez pas relater les Faits dans votre
journal, car ce que j'cris est trs srieux car comme le
disait lorsqu'il tait R. la Fripouille de Procureur et que j'ai
fait dplacer si au moins W. (il s'agit de l'auteur de la lettre)
faisait une btise je le ferais interner Belle Mentalit cette
ordure, mais W. n'a pas fait de Btise, il poursuit les escrocs dans
leurs agissements et ce n'est pas beau, ils sont rendu sur la
commune de P. et Monsieur le Maire de cette commune doit me
contacter ce soir ; car aprs tre alls M. ils sont venu, non XXX roi
des escrocs et Directeur des allocations familiales de I. a t les
Chercher A. Je dtiens tous les dtails et je vous propose de vous en
donner connaissance quant vous voudrez mais le plus tt possible car
je vous serais reconnaissant si vraiment vous pouviez publier des
articles sur la Magouille qui Rgne R. et dans toute la France,, en
ce moment pour que les franais votent en toute connaissance de
cause pour des Gens propres et non des protecteurs de la Magouille,
des escrocs car comme je l'avais dit mes Avocats le 2 ou 3 Mars il
y aura du nouveau sous peu ils taient ceptique mais prsent ils sont
tonn de ce que je sais et quant l'odieux Ministre XXX est venu R.
en passant car L. et N. c'tait tout simplement pour garer les
soupons, car il aurait t trs gn s'il avait fallu et dire la Presse
qu'il t venu pour savoir si je disais la Vrit sur la Magouille du
Palais, les Juges, les Flics de la Police Judiciaire qui ont fait
des faux documents pour protger les escrocs tel XXX Notaire et XXX
roi des Escrocs notaire G. et d'autres. (Lettre n 759)
Mon pre tant victime d'une escroquerie de 150 000 (cent
cinquante mille francs) et d'une grave injustice, je me permets de
vous adresser la prsente. Je suis certes bien conscient qu'un
journal d'une importance telle que le vtre doit recevoir des
centaines de lettres de ce type, mais j'estime que le cas de mon
pre mrite qu'on s'y intresse. Si je m'adresse votre journal plutt
qu' un autre, c'est parce qu' l'heure actuelle Le Monde reste le
seul organe de presse avoir os critiquer les incohrences du systme
judiciaire franais et qu'en dehors du Canard Enchan qui a publi
trois articles (copies jointes) sur ce sujet, la presse a fait un
black out total sur ce scandale comme chaque fois qu'un homme
politique est l'origine d'un scandale. Afin de vous informer
sommairement de la nature exacte du problme je vous adresse
ci-jointe la copie d'une lettre que j'ai vainement tent de faire
publier dans la presse il y a dj plus d'un an. Les faits qui y sont
dcrits constituent dj en eux-mmes un scandale. L'affaire se
complique lorsqu'on sait que mon pre a t condamn dedomager XXX
prsident de la Ce XXX, et la scurit sociale pour l'affaire de coups
et blessures, que le pourvoi en cassation pour la proprit du
vhicule s'est sold par un rejet (arrt du 12 XXX 81), que mon pre a
adress deux lettres recommandes Monsieur le Garde des Sceaux restes
sans rponse, une lettre recommande Monsieur le Prsident de la
Rpublique qui reut, elle, une rponse ngative. Mais ce qui reste le
plus effarant dans le cas de mon pre, ce sont les anomalies - ou
les incomptences - qui ont marqu toute cette affaire depuis le dbut
de son rglement en justice. Esprant que vous daignerez accorder
toute votre attention cette lettre et me tenant votre disposition
pour toute information complmentaire, je vous prie de croire en
l'assurance de mes sentiments les meilleurs.
XXX P. S. je tiens vous signaler que, afin d'obtenir justice,
mon pre a entam une grve de la faim depuis jeudi dernier au soir et
qu'il se trouve depuis vendredi soir devant le Ministre de la
Justice, place Vendme. (Lettre n 711)
-
La dnonciation 13
Ne dsesprant pas de faire partager mon point de vue (c'est
terrible ce que chacun pense d'autrui) je vous prie de trouver
ci-joint, cette fin, mon dernier mmoire au Tribunal administratif
d'A., en vous autorisant le transcrire dans Le Monde notamment pour
les moyens relevant de l'opinion publique de notre pays. La vraie
question, eu gard la gravit d'une rvocation arbitraire de la
Fonction publique (assortie d'une tentative d'homicide par
suggestion) est de savoir si la loi du 1er juillet 1972 sur la
discrimination n'est pas elle-mme discriminatoire -et si elle ne
viole pas implicitement ( tout le moins) la Constitution : la loi
sur la discrimination implique-t-elle des rserves ? C'est la
question queje vous pose galement. (Lettre n 583)
Les Equipes Enseignantes de la S., runies en assemble gnrale le
12 octobre 1980, au nom de leur attachement l'cole publique et
l'vangile de Jsus, se dclarent interpeles par tous les faits qui
mettent en cause l'cole, la justice, les droits de l'homme et par
toutes les souffrances individuelles ou collectives. Elles sont
profondment mues par le procs et la condamnation de leur collgue
XXX, institutrice dans le dpartement, attache avec dvouement
l'ducation et l'instruction d'enfants particulirement dshrits et en
difficult (en S.E.S. et en I.M.P.). Sa comparution est intervenue
dans une priode de paix pour notre pays alors que la Cour de Sret
de l'tat a t institue dans une priode de guerre. Son statut ne
donne pas tous ceux qui sont traduits devant elle des garanties
quivalentes celles qui sont offertes par d'autres juridictions
:bienque ces dernires aient statuer sur des faits criminels, toutes
comportent des procdures d'appel. Des erreurs judiciaires clbres
nous imposent - pour la sauvegarde des droits des accuss et la paix
publique de demander le rexamen en Cour de Cassation des conditions
formelles du procs de XXX. (Lettre n 559)
8 La section de C. du PCF dnonce la lamentable provocation
anticommuniste de la direction du PS de C. En effet, dans le Monde
du X/X/80 et par tracts, le PS explique qui veut l'entendre que
deux militants socialistes ont t agresss par des communistes. De
cette affirmation il n'y a aucune preuve. Peut tre s'agit il d'une
provocation de la droite ? feint de s'interroger le PS, qu'importe
de toutes faons le PCF est l'inspirateur de cet acte en raison de
sa campagne l'gard du PS. La malhonnte de cette basse manuvre
politicienne se trouve renforce par le fait que les enquteurs eux
mmes, aprs avoir identifi le propritaire du vhicule des agresseurs
ont dclare que rien ne permet d'affirmer que les auteurs de ces
violences sont membres du PCF. La vrit c'est qu'il ne reste plus
que la calomnie et la diversion la direction du PS pour sortir des
difficults o l'ont plac les propositions des communistes pour
sauver l'emploi et l'avenir de C. en exigeant de la municipalit
socialiste qu'elle cesse de favoriser avec la droite le dpart des
entreprises : ne pouvant rpondre sur ses responsabilits relles
concernant l'avenir de l'entreprise XXX, la direction du PS a
choisi la fuite en avant. Les communistes de C. quant eux ne
perdront pas leur sang froid face cette provocation irresponsable
et continueront comme par le pass agir pour la dfense de l'emploi
et l'avenir de notre ville. Pour la direction de section, XXX
Premier secrtaire de la section de C. du PCF. (Lettre n 623)
XXX, sculpteur, 35 ans, breton, dont les uvres ont t retenues
par le salon de la jeune sculpture, par le salon d'automne, par le
salon europen de Strasbourg. Invit des expositions New York,
Montral, Lausanne, Genve..., titulaire honoris causa de l'Acadmie
europenne des Beaux-Arts, est en prison, B.. Il sera jug par le
tribunal de T. le 16 janvier 80 pour vol d'objets d'art. Si je
m'adresse vous, ce n'est pas pour faire l'apologie du vol, mais
pour vous informer et pour centrer l'clairage sur un fait divers
lourd de significations et de consquences. Si XXX, individu
foncirement honnte, humble, et courageux, a commis ce mfait c'est
pour deux raisons : la premire est la situation dplorable dans
laquelle, comme la plupart des jeunes artistes en France, il tait
plonge. La seconde est qu'il avait eu connaissance de l'existence,
dans la maison secondaire pratiquement abandonne d'un mdecin, M.
XXX, d'un amoncellement d'oeuvres d'art peintures de grands matres,
sculptures grecques, gyptiennes, icones russes, tapisseries - de
quoi faire plir d'envie nombreux de nos muses. Rvolt de voir
confisqu, dlaiss un tel patrimoine artistique, accabl par une
situation matrielle sans espoirs, indign par le sort rserv aux
forces cratrices et artistiques dans notre pays qui se veut le
porte flambeau de la culture et de l'ART, a assum seul ce vol, par
dfi et dsespoir. Il ne s'agit pas d'innocenter XXX, il plaide
coupable et la JUSTICE jugera. Il ne demande personnellement ni
aide, ni indulgence. Il endosse toute la responsabilit et les
consquences de son acte. A travers ce fait divers qui touche
aujourd'hui un ami, c'est la situation gnrale des jeunes artistes
que je veux dnoncer. (Lettre n 511) 10 Nous ne pouvons passer sous
silence l'incident qui s'est produit le 19 novembre dernier 22
heures 40 au caf XXX, aux Champs- Elyses. Les faits sont les
suivants : Nous avions toutes deux dcid, aprs une sance de cinma de
prendre un verre dans ce caf, la terasse ferme. Nous avons command
un tilleul et un jus de fruit. Le garon est revenu au bout de
quelques instants nous informer qu'il ne lui tait pas possible de
servir deux femmes seules. Nous avons demand des explications et
l'un des matres d'htel est intervenu pour nous prciser : -
qu'effectivement les ordres de la direction taient de ne point
servir les femmes seules. - que nous nous livrions certainement du
raccolage. - et sur une question de notre part, il n'a pas hsit
rpondre qu'il nous prenait effectivement pour des putains. Trs
choques par cette attitude, nous avons quitt cet tablissement sans
faire de scandale, srement tort. Nous considrons que ce
comportement orte gravement atteinte, d'une part la dignit de
femme, d'autre part la lgislation sur le refus de vente. Nous avons
crit au directeur de cet tablissement et nous attendons bien
videmment une rponse que nous ne manquerons pas de vous faire
connatre. Nous vous remercions par avance de participer notre
RVOLTE face de tels procds et nous nous tenons bien videmment votre
entire disposition pour tous renseignements complmentaires que vous
pourriez souhaiter. (Lettre n 405)
11 Habitant V. je vais I. pour choisir mes livres la
bibliothque. Elle se trouve au 3 tage d'un btiment. Au premier tage
se trouve le commissariat de Police. Aujourd'hui il y avait foule
qui attendait. Tous immigrs
devant faire leur dmarche pour renouveller leur carte de sjour
pour 1 an selon la nouvelle loi 'Stoleru' (pour les Nord s-
Africains). Avant de monter chercher mes livres, une grande
agitation m'attira. 'Dix personnes seulement, tous les autres
dehors et revenez demain' cria un policier. Les gens qui
attendaient depuis longtemps crient aussitt leur indignation :
'Mais s'crie l'un - j'ai dj perdu 3 heures sur mon travail, je ne
peux pas en perdre trois autres demain'. 'Fermez-l et foutez le
camp, allez ouste !' Rvolte des personnes. Trois policiers arrivent
la rescousse. Ils poussent de toutes leurs forces l'assemble. Une
femme tombe. Son mari repousse un policier, voyant sa femme terre.
Le policier lui assne un violent coup sur la tte. Les immigrs sont
terroriss. Un vieil arabe aveugle accompagn d'un etit garon de six
ou sept ans, est frapp a son tour. Un autre homme est pass tabac
par deux policiers. Il crie qu'il est dj accident et qu'il est
malade. Redoublement des coups. L'homme tombe et ne bouge plus. Les
gens affols se prcipitent dehors. Moi, je me trouve avec d'autres
personnes. Les trois policiers nous rcrient : 'Vous aussi dehors'.
'Mais nous allons la bibliothque' dis-je. 'Dehors, j'ai dit'. Ils
nous empoignent violemment et nous mettent dehors sans mnagement.
Une ambulance arrive et enmne l'homme bless. J'entends un Policier
dire 'on est en France et on fait la loi. Ils ont qu' crever dans
leur pays'. Indign, je suis retourn chez moi. J'ai dcid d'aller la
bibliothque de ma ville maintenant. Mais j'ai honte de l'attitude
des policiers. J'ai honte d'tre Franais. (Lettre n 454)
12 Je me permets de vous crire pour vous exposer les faits
suivants : ma nice, mre de deux enfants gs de 6 et 3 ans et
actuellement en grossesse de sept mois s'est rfugie chez moi depuis
le samedi 22 mars 1980 pour chapper aux coups rpts de son concubin
qui lui a confisqu ses papiers d'identit, ses cls et ses affaires
personnelles pour l'obliger quitter l'appartement qu'ils ont acquis
en commun au 2 A.. Depuis son dpart d'A. ma nice a t agresse dans
la rue plusieurs reprises par son ex-concubin qui lui a arrach
chaque fois son sac main contenant duplicata des diffrents papiers
que les autorits comptentes ont bien voulu lui refaire aprs de
nombreuses dmarches de longue haleine. Le vendredi 4 avril 1980
l'ex-concubin de ma nice m'a tlphon mon bureau pour savoir s'il
pouvait venir rendre visite ses enfants chez moi ? Ne trouvant pas
d'inconvnients cela nous nous sommes donc donn rendez-vous chez moi
le mercredi 9 courant 18 h. Malheureusement mon visiteur en partant
avait emport discrtement le nouveau sac main de ma nice contenant
ses papiers, de l'argent et un trousseau de cls complet de mon
appartement. Ce qui est trs grave car j'ai moi-mme trois enfants gs
de 8 ans, 6 ans et 4 mois et je travaille de nuit. Aux
commissariats de B. et de A. on se dclare incomptents pour trouver
une solution au problme et c'est pour cela que je m'adresse
personnellement vous pour rsoudre rapidement cette affaire qui peut
tourner au pire tout moment. C.C. : M. le Commissaire d'A. ; M. le
Commissaire de B. ; Mme l'Assistante sociale de la mairie d'A. ; Le
Canard Enchan, RTL, Le Monde, France Soir, Le Meilleur ;
Association des femmes battues, Assoc. Laisser les vivre ; M. XXX
ex-concubin de ma nice ; M. le Ministre de l'Intrieur. (Lettre n
501)
-
14 Luc Boltanski
causes humanitaires (il s'agit de grands mdecins, d'avocats, de
grands intellectuels, de cadres de la fonction publique, d'artistes
qui crivent sur papier en-tte, mentionnent leur titre, etc.).
La dernire zone (D) est caractrise, comme la troisime, par
l'absence de relations singulires et investies entre les tres qui
sont prsents dans la dnonciation, mais elle s'en diffrencie par la
dimension des actants : dans la partie suprieure du schma figurent
des personnes collectives plus ou moins juridiquement constitues ;
dans la partie infrieure, des individus dots d'un corps (ils
peuvent avoir chang des coups). On trouve en effet dans cette
partie du plan les lettres de dnonciation qui ont pour objet des
affaires rapides, ponctuelles, caractrises par l'absence de liens
antrieurs entre les participants qui sont brutalement mis en
relation par l'affaire elle-mme : c'est le cas, de faon paradigm
atique, des litiges souvent accompagns d'agression physique et de
brutalit qui ont pour cadre des lieux anonymes, rues des grandes
villes, ou encore, par exemple, grands magasins ou supermarchs,
parkings, gares, etc. Un individu est agress par la police (dans de
nombreux cas), par des vigiles, par un voyou, parce qu'il est noir
ou originaire d'Afrique du Nord (racisme), parce que c'est une
femme (sexisme), etc. La victime et son agresseur sont dfinis par
leur appartenance une catgorie. Un autre individu qui se trouve l,
souvent, dit-il, par hasard, qui ne connat pas les acteurs ni les
raisons de la dispute, s'agrge cette affaire naissante et la
constitue prcisment comme telle, soit en intervenant, soit
simplement la faon du journaliste, en observant passivement, puis
en tmoignant publiquement. La victime et le perscuteur, le
dnonciateur et la victime sont sans rapports : ils ne se
connaissaient pas avant la rencontre qui les runit et n'taient pas
jusque-l objets les uns pour les autres d'investissements, ngatifs
ou positifs. Rien de durable, dette, gratitude ou envie, ne les
rattache.
Le sens de la normalit Les notes de normalit se distribuent de
faon ordonne sur la diagonale du plan factoriel. Elles s'lvent
rgulirement mesure que l'on passe des affaires qui ont fait l'objet
d'une prise en charge collective, et dont les participants
n'entretiennent pas de relations personnelles, aux affaires qui
associent des individus dj lis par des relations investies (et,
notamment, par des liens familiaux) et qui doivent tre entirement
gres par la victime sans l'aide de ressources collectives et sans
mme le recours cette forme minimale d'assistance sociale que
constitue la possibilit de se dcharger sur un autre, serait-ce un
proche, du poids de la dnonciation. On peut faire une premire
hypothse propos des rgles sur lesquelles reposent les jugements de
normalit. Le sentiment de normalit ou d'tranget ressenti par le
lecteur dpend de la taille relative des quatre actants et de la
position respective qu'ils occupent entre le singulier et le
collectif, le particulier et le gnral. La dnonciation n'a, en
elle-mme, rien d'anormal. L'injustice et le scandale peuvent se
dire et se disent en permanence dans des registres diffrents : des
degrs divers de publication, dans le discours politique
ou syndical (et, d'une autre faon, dans le discours religieux),
mais aussi quotidiennement et comme en passant, de personne
personne, entre amis, au tlphone, en famille, dans l'autobus, entre
collgues, bien haut, la cantine, mots couverts, dans l'ascenseur,
tout seul, en un ternel ressassement (alors je lui ai dit..., alors
tu sais pas ce qu'il a eu le culot de me rpondre, c'est quand mme
pas croyable, c'est honteux, tu te rends compte si a se savait, il
faut le voir pour y croire, etc.). Ce qui est anormal, ce n'est pas
de se croire humili et offens, ni mme de le faire savoir, c'est de
le dire- dans des conditions et des personnes qui ne conviennent
pas, l'erreur consistant essentiellement se tromper sur la
dimension relative des actants. Une dnonciation n'est pas juge
anormale (ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle soit juge
moralement justifiable ou lgitime) lorsque les actants occupent des
positions grossirement homologues sur l'axe singulier/collectif :
il n'est pas anormal de dnoncer publiquement au nom du bureau d'un
grand syndicat national la destruction des camps palestiniens par
l'aviation isralienne ; ni, pour l'Association des rsidents de
Boissy-Saint-Lger, de dnoncer auprs de la municipalit l'expulsion
par une socit de promotion immobilire des habitants d'un quartier
dshrit. On reconnat l deux modalits de l'action politique qui peut
se situer elle-mme diffrents niveaux de gnralit (ainsi, aux
dnonciations politiques particulires et circonstancielles, s'oppose
le programme politique dans lequel la dnonciation peut demeurer
implicite, prcisment parce qu'elle est plonge dans le gnral, en
sorte que certains des actants, par exemple la victime, n'ont plus
besoin d'tre explicitement dsigns). Mais il n'est pas non plus
anormal, pour un simple particulier, de dnoncer un ami ou un
collgue, de bouche oreille et sur le mode du ragot, les injustices
commises par son chef de bureau.
Le ragot est la faon dont le singulier se fait connatre sans tre
publiquement formul, dans un discours du particulier qui circule de
faon srielle dans des relations singulires, de particulier
particulier, et qui a pour proprit principale d'tre sans sujet
puisque chacun ne fait que rapporter un autre l'information qu'il
tient d'un tiers, et qui n'est disponible pour de nouveaux
investissements que dans la mesure o peut tre suspendue la question
de son rapport au rel. Dans le ragot on peut tout dire parce que la
parole ne fait que passer dans des relations o rien ne vient la
durcir. Ainsi on ne peut, comme l'a remarqu Max Gluckman (17),
recueillir des ragots qu'incidemment, en s'insrant dans une des
chanes o ils circulent, jamais de faon systmatique ni explicite. On
ne peut, par exemple, procder une campagne d'interview sur le thme
: Racontez-moi les ragots qui circulent dans votre milieu
professionnel. Le mme, qui tait prt vous tenir des heures dans le
registre du ragot, reste coi. Non qu'il se censure mais parce qu'il
ne trouve plus rien dire dans une situation de parole caractrise
par cette forme minimum de durcissement qu'est
l'enregistrement.
Par contre, plus l'cart entre la position que les diffrents
actants occupent entre le singulier et le collectif est grand, plus
la dnonciation a des chances d'tre perue comme anormale : il n'est
pas normal, par exemple, pour un pre de famille, d'crire un
programme politique destin uniquement ses enfants ; il n'est pas
normal d'envoyer une lettre la police pour dnoncer les agissements
de la classe dominante
17-Cf. M. Gluckman, Gossip and Scandal, Current Anthropology,
IV, 3, 1963, pp. 307-316.
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La dnonciation 1 5
en gnral. Il n'est pas normal non plus, pour un individu
singulier, de dnoncer publiquement, au moyen d'une lettre envoye la
presse, son fils coupable de lui manquer de respect.
Les chances que possde une dnonciation d'tre perue comme normale
ou comme anormale paraissent dpendre aussi du degr auquel les
individus engags dans l'affaire sont proches ou lointains. Sachant
que la dnonciation publique est une violence par procuration, on
comprend qu'elle paraisse d'autant plus suspecte que celui dont les
mfaits sont dnoncs est plus proche, qu'il appartient la mme
famille, la mme institution, la mme communaut : l'acte de
dnonciation publique met en effet en pril non seulement l'individu
dsign mais aussi l'ensemble de la communaut dont le crdit externe
diminue et qui risque en outre la dissociation interne sous l'effet
de polarisation inhrent la logique des affaires. Le soupon crot
encore lorsque le dnonciateur agit seul et qu'il intervient pour
prendre sa propre dfense en fonction de ce qui parat tre un intrt
purement personnel. Le ddoublement de la victime et de celui qui
porte pour lui l'accusation publique (et qui joue souvent par
rapport une victime silencieuse le rle de montreur ou de bateleur)
garantit que les intrts engags ne sont pas purement individuels et
cela d'autant plus que l'altrit des deux partenaires est plus leve
et que s'accrot la chane des interpositions entre celui qui dsigne
un individu la vindicte publique et celui qui il a t caus prjudice.
La puissance de cautionnement qu'un individu peut mettre au service
d'un autre dpend ainsi non seulement de sa valeur sociale (de son
crdit, de son honorabilit, etc.) et, par l, de son pouvoir de
mobilisation, mais aussi du degr auquel la victime et son dfenseur
paraissent loigns. Les proches, amis, voisins, camarades, confrres
et, surtout, videmment, ceux qui appartiennent une mme famille, ne
sont pas compltement autres. Ils participent, dans leur singularit,
de la singularit de la victime et la faon dont ils font corps avec
elle est suspecte parce qu'elle tend toujours ramener, par le biais
de l'intrt cach, l'altrit l'unit : apparemment doubles, ils ne sont
qu'un puisqu'ils sont de mche. Il faut, pour que le soutien exerce
son effet sur les autres, que rien ne rattache les partenaires
l'exception de la relation de cautionnement elle-mme.
Conformment ce principe, il n'existe, au cours des conflits
sociaux, que deux faons de rduire l'effet d'une dnonciation et de
disqualifier un cautionnement. La premire (que l'on pourrait
appeler