Insultes ou simples expressions? Les déclinaisons de « gai » dans le parler des garçons adolescents Janik Bastien Charlebois, Ph.D. Université du Québec à Montréal [email protected]2527, boul. de Maisonneuve Est Montréal, Qué., H2K 2G3 Tél : 514-504-1598
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Bastien Charlebois 2009 Insultes ou simples expressions Les déclinaisons de gai dans le parler des garçons adolescents
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Insultes ou simples expressions? Les déclinaisons de « gai »
dans le parler des garçons adolescents
Janik Bastien Charlebois, Ph.D.
Université du Québec à Montréal [email protected] 2527, boul. de Maisonneuve Est
Insultes ou simples expressions? Les déclinaisons de « gai » dans le parler des garçons
adolescents
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Résumé
Problématique : On remarque l’utilisation fréquente des épithètes « gai », « fif », « moumoune »
et « tapette » chez les jeunes garçons. Le sens et la portée de ces épithètes, cependant, sont
largement débattus. Les jeunes qui les emploient se défendent de faire référence aux hommes
gais, et certains des auteurs qui se sont penchés sur le sujet abondent dans ce sens. Toutefois, ceci
entre en conflit avec la réception qu’en font beaucoup de jeunes gais et d’acteurs du terrain. Qui
plus est, les auteurs qui refusent le lien direct entre ces insultes et l’homosexualité se contentent
d’examiner les représentations que les garçons adolescents ont de celles-ci pour tirer leurs
conclusions, négligeant celles qu’ils ont des hommes gais. Ce chapitre a comme objectif de
vérifier s’il existe ou non un lien entre les épithètes « gai », « fif », « moumoune » et « tapette »,
et les hommes gais, en examinant les perspectives qu’entretiennent les garçons adolescents à cet
égard.
Méthode : Pour mener à bien notre recherche, nous avons adopté l’approche méthodologique
qualitative et inductive de la théorie ancrée, nous préparant ainsi à accueillir les sens que les
jeunes attribuent aux insultes et aux hommes gais. Nous avons cueilli nos données par le biais
d’entrevues individuelles semi-directives auprès de vingt-et-un garçons âgés de 14 à 16 ans.
Résultats : Plusieurs jeunes offrent des réponses défensives lorsqu’ils évoquent leur pratique de
l’insulte. Selon plusieurs d’entre eux, ces épithètes sont plutôt utilisées pour désigner le fait, pour
un homme, d’être stupide, d’avoir peur d’entreprendre des actions risquées, de réaliser des actes
considérés comme « féminins » et celui d’être faible, trait qui est également associé aux femmes.
Certains associent tout de même directement ces termes et les hommes gais. En matière de
représentation des hommes gais, si certains dissocient initialement ceux-ci de l’efféminement,
plusieurs d’entre eux opèrent ensuite des glissements et finissent par rapprocher l’un et l’autre, si
ce n’est de façon subreptice.
Discussion : Les usages et les sens attribués à la gamme d’épithètes « gai », « fif »,
« moumoune » et « tapette » impliquent effectivement directement les hommes gais, mais ce lien
n’est pas remarqué chez beaucoup de garçons adolescents. De plus, en examinant les fondements
de ces insultes, on retrouve à l’œuvre un système qui renforce et cristallise la division des sexes,
puis du coup l’oppression des femmes.
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1. Les épithètes « gai », « fif », « moumoune » et « tapette » dans le quotidien des garçons
adolescents
Si l’on remarque une amélioration générale des attitudes envers les personnes
homosexuelles et bisexuelles, elles sont encore en butte à une forte animosité en milieu scolaire
(Grenier, 2005; Herek et Capitanio, 1999; Kite et Whitley, 1998; Kosciw et Diaz, 2006; Simoni,
1996). Elles sont plus souvent qu’à leur tour la cible de violences diverses prenant la forme
d’évitement, de rejets, d’insultes, d’actes de vandalisme, de bousculades, de harcèlement,
d’agressions ou autres (Williams, Connolly, Pepler et Craig, 2005; Émond et Bastien Charlebois,
2007).
Chez les jeunes garçons homosexuels, la forme de violence qu’ils subissent le plus
fréquemment est l’insulte (Émond et Bastien Charlebois, 2007; Kosciw et Diaz, 2006, Otis, Ryan
et Bougon, 2005). Ils se font traiter qui de « fif », de « tapette », de « gai », de « moumoune » ou
de « pédé ». Qui plus est, même s’ils ne sont pas directement ciblés, ils sont exposés à
l’utilisation constante de ces termes entre pairs. Beaucoup d’entre eux s’en sentiront blessés, car
ils estiment qu’on fait malgré tout référence à l’homosexualité de façon péjorative (Burn, Kadlec
et Rexer, 2005).
Quand on se penche sur les pratiques de ces insultes, on relève rapidement le fait qu’elles
sont presque exclusivement utilisées par des garçons adolescents (Burn, 2000; Martino, 1999;
Martino et Pallotta-Chiarolli, 2003, Nayak et Kehily, 1996; Pascoe, 2005; Plummer, 1999, 2000).
Cependant, ces pratiques sont plus compliquées qu’elles n’en paraissent. Les garçons
n’emploient pas uniquement les termes « fif », « tapette », « gai » et « moumoune » à l’endroit de
personnes qu’ils savent ou présument homosexuelles. Ils les adressent à leurs amis ou à divers
autres garçons indépendamment de leur orientation sexuelle (Burn, 2000; Nayak et Kehily, 1996;
Pascoe, 2005). Qui plus est, ils se défendent généralement bien de les utiliser dans un sens faisant
référence aux hommes gais, ainsi que dans le but de les diminuer (Burn, 2000) – ce que
corroborent certains adultes étant en contact étroit avec des jeunes1. Résultat, il y a une tension
1 Nos multiples contacts avec des membres du corps professoral du niveau secondaire, déployés depuis dix ans dans
le cadre de congrès et de colloques, nous indiquent que nombre d’entre eux ne considèrent pas que les termes « gais
», « tapette », « moumoune » et « fif » ont forcément un lien avec l’homosexualité. D’autres, indépendamment de
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entre les intentions affichées par les garçons qui saupoudrent leurs échanges de ces termes et
l’interprétation qu’en font les jeunes gais qui en sont témoins ou qui les reçoivent.
Quelques chercheurs, tels que Martino (1999, 2000), Martino et Pallotta-Chiarolli (2003),
Nayak et Kehily (1996), Pascoe (2005) et Plummer (1999, 2000) se sont penchés sur la
compréhension des conglomérats de termes associés à l’homosexualité, mais ils sont peu
nombreux et empruntent chacun un angle propre. Dans l’ensemble, ils développent leurs travaux
à partir du postulat selon lequel ces épithètes constituent véritablement des insultes, mais ils
n’arrivent pas aux mêmes conclusions quant au sens à leur donner. Aucun, du moins, ne vérifie si
les pratiques qu’adoptent les garçons adolescents ainsi que les significations qu’ils attribuent à la
gamme des « fif », « tapette », « moumoune » et « gai » n’ont effectivement aucun lien avec les
hommes gais ou si leurs dénégations sont des stratégies défensives. Or, cette dernière éventualité
se doit d’être envisagée puisque la réprobation sociale croissante des discriminations flagrantes
pousse l’expression non équivoque de préjugés dans les retranchements de la subtilité, dont le
« je ne suis pas raciste, mais… » est une des manifestations (Billig, 1991; van Dijk, 1991). Ceci
vaut autant pour le racisme, que pour le sexisme et l’hétérosexisme (Brickell, 2001, 2005;
Burridge, 2004; Peel, 2001).
2. Des sens et des ancrages structurels possibles de la gamme d’épithètes
Nous entendons répondre à la question de la signification et des usages de la gamme
d’épithètes « fif », « tapette », « moumoune » et « gai » en adoptant une démarche comparative.
Avant d’être en mesure de statuer qu’un référent (ici les insultes) correspond ou non à un autre
référent (les hommes gais), il est absolument nécessaire d’examiner les représentations propres à
l’un et à l’autre. Dans la même logique, pour pouvoir conclure qu’un usage (encore une fois
l’insulte) s’inscrit ou non dans une finalité quelconque (le développement identitaire des garçons,
l’infériorisation des hommes gais, l’infériorisation des femmes), il est tout aussi nécessaire de
définir clairement ces deux parties. Nous ne pouvons dire si les épithètes que nous étudions sont
des insultes exprimant l’homophobie, l’hétérosexisme ou le sexisme si nous ne déterminons ni ne
justifions notre définition opérationnelle de ces formes d’oppression.
s’ils y attribuent un lien ou non, s’y résignent en affirmant que l’ubiquité de ces mots dans les discours des garçons
adolescents procède de leur développement identitaire.
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Tout aussi populaire qu’il soit, nous préférons éviter l’emploi du terme homophobie, car
son étymologie suggère une analyse se limitant au plan psychologique (Haaga, 1991; Adam,
1998). L’hétérosexisme, par contre, ouvre sur une réalité sociale et structurelle, dont les
manifestations de haine et d’animosité à l’endroit de personnes non hétérosexuelles sont une
extension. Sears (1997) définit l’hétérosexisme: « (…) as the belief in the superiority of
heterosexuals or heterosexuality evidenced in the exclusion, by omission or design, of non-
heterosexual persons in policies, in procedures, events or activities » (p. 16)
En matière de sexisme, nous nous appuyons sur les analyses de Guillaumin (1992) pour
qui l’oppression des femmes – comme celle des populations racisées – s’assoit sur la constitution
de catégories binaires complémentaires, cloisonnées, naturalisées et hiérarchisées. Sous les
dehors du « masculin » et du « féminin » se cachent des rôles et des positions de pouvoir
respectives, toutes subtiles puissent-elles être souvent. Si la réalité de la diversité sexuelle est
beaucoup plus complexe, il demeure qu’elle est très simplifiée dans les représentations
populaires.
Cependant, Rubin (1975) est celle qui, à nos yeux, articule de façon plus complète
l’oppression et l’exploitation matérielle des femmes, la création et la naturalisation des genres
complémentaires, la prescription du mariage hétérosexuel, l’hétérosexualité obligatoire – que
Rich (1993) nommera plus tard contrainte à l’hétérosexualité –, ainsi que la répression des
homosexuels hommes et femmes. Elle s’appuie sur l’analyse qu’effectue Lévi-Strauss des
systèmes de parenté et de l’échange des femmes tout en la subvertissant. À la base, elle affirme
que « l’organisation sociale du sexe repose sur le genre, l’hétérosexualité obligatoire et la
contrainte des femmes » (Rubin, 1975, p. 31). Elle considère le mécanisme de l’échange des
femmes entre groupes d’hommes, seuls sujets sociaux, comme un mode de production et de
maintien des conventions sur la sexualité et de cette organisation sociale du sexe:
Les systèmes de parenté reposent sur le mariage [hétérosexuel]. Ils transforment donc des
mâles et des femelles en ‘hommes’ et ‘femmes’, chaque catégorie étant une moitié
incomplète qui ne peut trouver la plénitude que dans l’union avec l’autre (…) Et ceci
exige la répression: chez les hommes, de ce qui est la version locale (quelle qu’elle soit)
des traits ‘féminins’, chez les femmes, de ce qui est la définition locale (quelle qu’elle
soit) des traits ‘masculins’. (Rubin, 1975, p. 32)
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Elle poursuit plus loin:
Le genre n’est pas seulement l’identification à un sexe; il entraîne aussi que le désir
sexuel soit orienté vers l’autre sexe. La division sexuelle du travail entre en jeu dans les
deux aspects du genre – elle les crée homme et femme, et elle les crée hétérosexuels. Le
refoulement de la composante homosexuelle de la sexualité humaine, avec son corollaire,
l’oppression des homosexuels, est par conséquent un produit du même système qui, par
ses règles et ses relations, opprime les femmes. (Rubin, 1975, p. 33)
Bien que les réseaux d’alliances entre hommes ne se construisent plus, dans notre société,
sur la base d’échanges de femmes entre groupes d’affins, nous estimons que l’analyse de Rubin
demeure riche et pertinente. Car derrière les groupes familiaux, c’est fondamentalement la
collectivité des hommes qui bénéficie de la division sexuelle du travail, ainsi que les principes de
complémentarité et de naturalisation des sexes sur laquelle elle repose.
La constitution de cette division sexuée ne signifie toutefois pas qu’il n’existe pas de
diversité des rapports au sein de la collectivité des hommes et de celle des femmes. Une
hiérarchie entre hommes existe, ayant à son sommet un statut de masculinité hégémonique et
trouvant à sa base des masculinités subordonnées, incarnées généralement par les hommes
efféminés et homosexuels (Connell, 1987, 1995; Connell et Messerschmidt, 2005). Cette
hiérarchie intra-hommes n’opère pas en vase clos, elle s’articule étroitement avec celle qui existe
entre le groupe des hommes et celui des femmes (Connell, 1987).
Le modèle hégémonique puiserait en partie sa robustesse dans la construction et
l’incorporation d’une masculinité perçue comme véritable, authentique et présociale. La façon
dont les corps seraient présentés et utilisés conforterait ou ferait appel au modèle dominant
auquel on souhaiterait adhérer. Chez les jeunes hommes, l’adresse et l’excellence sportive
seraient des ingrédients essentiels dans cette quête, de même que la possession d’une partenaire
de l’autre sexe (Connell et Messerschmidt, 2005; Mac an Ghaill, 1994; Martino, 1999, 2000;
Martino et Pallotta-Chiarolli, 2003, 2005). Par ailleurs, l’investissement corporel dans les
pratiques risquées comme moyen d’établir la réputation masculine au sein du groupe de pairs
serait une des résistances les plus fortes à la remise en question de la naturalisation du corps des
hommes (Connell et Messerschmidt, 2005). À l’inverse, les jeunes hommes définis comme doux
et non sportifs sont souvent représentés comme étant des échecs hétérosexuels. Ils sont sujets au
harcèlement et au ridicule, particulièrement s’ils établissent des liens avec des filles « non
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désirables » ou si leur mode d’interaction avec les filles en général est de nature émotive au lieu
d’être ouvertement et physiquement sexuelle. (Martino et Pallotta-Chiarolli, 2003, 2005).
3. Cueillir les perspectives de garçons adolescents
Pour examiner les significations et les usages de la gamme d’épithètes « fif », « tapette »,
« moumoune » et « gai », nous nous appuyons sur une série d’entrevues individuelles semi-
dirigées que nous avons menées avec des garçons adolescents âgés de 14 à 16 ans, recrutés en
milieu scolaire. Nous les avons invités à décrire les contextes de leur usage, puis à développer sur
les sens qu’ils attribuent à ces épithètes, d’une part, et aux hommes gais, d’autre part2.
Nous sommes consciente de la probable expression de biais de désirabilité, notamment
d’attitudes défensives concernant les pratiques et les attitudes qu’un consensus naissant qualifie
d’homophobes ou d’hétérosexistes. Cependant, les répondants ne peuvent surveiller l’ensemble
des propos qu’ils tiennent (Rubin et Rubin, 1995). Qui plus est, au-delà des formules de
convenance, il est difficile pour des personnes hétérosexistes d’employer un vocabulaire et de
présenter des perspectives propres à une personne acceptant pleinement l’homosexualité puisque
souvent elles ignorent ce en quoi consiste une véritable ouverture. Par ailleurs, nous avons
privilégié les entrevues individuelles, car nous désirions réduire l’influence de la pression des
pairs sur les réponses des participants3.
Vingt et un jeunes ont été rencontrés par le biais d’entrevues individuelles semi-directives
à travers différentes écoles de la grande région de Montréal4. Ils correspondent à des profils
socioéconomique, culturel et religieux diversifiés. Ils présentent par ailleurs une diversité de
perspectives, certains s’opposant vivement à toute forme de visibilité (dévoilement de son
homosexualité, signes d’affection, célébrations collectives) et de revendication gaies, tandis qu’à
l’opposé certains se montraient très confortables et ouverts, sinon même critiques de préjugés et
de pratiques hétérosexistes. Entre ces pôles s’articulaient différentes positions intermédiaires, au
2 Nous savons qu’il est possible que les épithètes à l’étude ne signifient pas exactement la même chose. Mais comme
ils se trouvent tous au centre de la tension sémantique, nous voulons les examiner de façon globale, quitte à relever
les nuances propres à chacun. 3 S’il est intéressant de voir quels consensus émergent dans les significations attribuées aux épithètes étudiées, il est
difficile pour les garçons adolescents d’offrir une richesse de détails sur ce qu’ils pensent des hommes gais étant
donné la délicatesse du sujet. 4 Ces entrevues ont duré en moyenne une heure par personne et ont été tenues dans des espaces isolés.
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sein desquelles on retrouvait néanmoins une réprobation des comportements efféminés chez les
hommes.
Pour analyser le contenu des entretiens, nous avons adopté l’approche méthodologique et
analytique de la théorie ancrée, qui favorise l’émergence de catégories et de conceptions
inattendues et réduit les risques de s’empêtrer dans les notions de sens commun qu’aurait
intériorisées la chercheure (Glaser et Strauss, 1967; Strauss et Corbin, 1994). Dans la section qui
suit, nous exposons quelques portions essentielles de notre matériau.
Il est à noter, cependant, que ce matériau comporte des limites possibles. Si les entrevues
étaient suffisamment longues pour nous permettre d’aller au-delà des discours de convenance à
propos des hommes gais et de recueillir les positions des répondants dans toute leur complexité,
nous n’avons pas disposé de suffisamment de temps pour explorer à fond les représentations
qu’ils se font également des femmes. C’est donc principalement à travers les implications que
comportent leurs discours sur les hommes gais qu’il est possible de les cerner.
4. Un regard à travers les propos de garçons adolescents
4.1 Le déploiement des discours défensifs ou la dissociation des épithètes des hommes gais
Les significations exactes de l’agglomérat « fif », « tapette », « moumoune » et « gai » ne
sont pas aisément dégagées. Beaucoup de jeunes semblent être sur la défensive dès les premiers
moments où ils évoquent leur utilisation, ajoutant fréquemment que ces termes sont inoffensifs et
sans rapport avec l’homosexualité, et ce, sans qu’aucune justification ne leur ait été demandée5.
Peut-être sont-ils conscients de l’émergence récente d’un discours condamnant leur emploi, puis
en anticipent-ils la présence chez la chercheure. Lorsque, justement, nous évoquons finalement ce
discours6, les réactions d’autoprotection sont un peu plus prononcées. Une fois dégagées, les
rationalisations se résument globalement à celles présentées ci-après et se reconnaissent souvent
par l’emploi de la convention langagière « c’est juste... » pour les introduire.
5 Nous prenions bien soin, dans le ton de notre voix et dans l’orientation de nos questions, de faire en sorte qu’ils ne
sentent pas désapprouvés dans l’évocation de leurs expériences personnelles reliées à l’utilisation de ces termes. 6 Nous leur faisions part de la mobilisation de groupes gais et d’organismes communautaires réclamant la cessation
de l’emploi des termes « fif », « tapette », « moumoune » et « gai » (dans un contexte d’insulte, en ce qui concerne
ce dernier) et leur demandions ce qu’ils en pensent.
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D’abord, on mentionne assez fréquemment que l’intention n’est pas grave et n’est jamais
sérieuse, n’étant qu’une marque de taquinerie entre pairs. Ces termes ne seraient donc dans leur
ensemble que des expressions ne recelant aucune malice ni arrière-pensée à l’endroit des hommes
homosexuels : « Ça a pas rapport [avec les gais]… souvent, tu fais ça pour niaiser » (Olivier),
« j’ai appris [que] c’est juste comme un mot là, comme n’importe quel. » (Julio). Et s’il arrive
parfois que des hommes gais soient concernés, ce ne serait que léger : « Des fois on les niaise,
mais t’sais c’est rien de personnel » (Maxime).
Ces termes auraient acquis leur indépendance des liens d’autrefois, n’évoquant désormais
plus l’homosexualité. Ils seraient entrés dans une pratique commune et coutumière, et la patine
d’un usage répandu les aurait rendus inoffensifs : « Ça veut même pu dire gai » (Hugo), « j’pense
pas que ce soit [associé] au terme euh, homosexuel, ça devient plus un mot comme n’importe
quoi » (Philippe). Les « même pu » et les « devient » signalent la transformation et le passage du
temps. Ce n’est que sous les formes « ancestrales » des « fif », « moumoune », « tapette » et
« gai » que plusieurs répondants reconnaissent une association avec l’homosexualité. Que cette
collection de mots soit utilisée à l’extérieur ou à l’intérieur du groupe, elle n’exprimerait qu’une
forme de dépréciation générale au même titre que « t’es laid, t’es cave, t’es con, t’es stupide » ou
dénoterait les choses qu’on n’apprécie pas. « Ça a d’l’air gai, ça a d’l’air de quelque chose de pas
le fun à faire… c’est pas intéressant » (Félix).
4.2 L’association des épithètes à l’efféminement
Néanmoins, on identifie souvent ces épithètes avec la nébuleuse de l’efféminement, qui
embrasse l’apparence, les gestes et comportements, la peur, puis la faiblesse. On qualifie un
homme de « fif », en somme, lorsqu’il se rapproche de l’univers des femmes :
Ça doit tourner autour de l’infémination (sic). (Julien)
(…) y ont la manie de dire : « ça, c’est smooth, ça ressemble à fille là, c’est fif là ».
(Philippe)
Ouin… ça veut dire : « T’es pas masculin, le gros, t’es fif toi » (petit rire). (Gabriel)
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J’viens d’acheter une casquette « Von dutch »… le patch y’est rose… finalement ça l’air
d’une casquette de filles là, t’sais… « ah c’est fif mettre ça ». (Julio)
Un emploi fréquent de l’amalgame « fif », où « moumoune » occupe un rôle saillant, est
l’incitation à poser un acte risqué ou délinquant, pouvant entraîner des blessures physiques, des
mesures punitives de la part d’autorités ou des sanctions légales. Utilisé principalement entre
pairs, il annonce le jugement qui sera passé sur le membre s’il hésite ou ne s’exécute pas. Le type
d’action peut aller de l’exploit physique, réalisé dans le cadre d’une pratique sportive, au
cambriolage d’une maison ou au vol dans un dépanneur.
Comme un moment donné – mais y [mon chum] l’a fait pareil là – j’ai demandé à mon
chum : « fais comme une grosse affaire de bois » genre qui allait haut. Pis là y’ont demandé
de passer avec son BM, y’avait pas grande distance entre le mur (…) pis y’avait pas de
frein, pis on lui a demandé de le faire. Au début, y voulait pas pis y l’a fait en fin de
compte. Pis y s’est pété la gueule. (Matthieu)
(…) moi, je me tenais avec du monde avant pis y faisaient toujours des mauvais coups.
Comme un moment donné, y’ont voulu faire une maison. T’sais, une maison y’ont voulu
rentrer dedans, mais moi, j’suis parti après mais avant que je parte, les autres, ils avaient
déjà rentré dans maison pis y’en a un qui voulait pas rentrer pis y voulait s’en aller avec
moi. Faique là y y’ont dit : « ah t’es une faggot, ah estie de fif, tu rentres pas avec nous
autres, va-t-en », pis toute… (Marco)
Derrière la condamnation du caractère « moumoune » se profile la valorisation de la
puissance. Une fois la peur rejetée, les prouesses physiques ou la contestation de l’autorité
peuvent se réaliser sans entrave. Les répercussions possibles ne devraient pas limiter l’exercice
de la volonté de ces acteurs. Implicitement, la peur de courber l’échine devant les risques n’est
qu’un visage de la faiblesse, antithèse de l’idée de puissance. Montrer une vulnérabilité signifie
qu’on se laisse dominer par l’adversité, qu’il s’agisse de pleurer en des circonstances
« mineures » ou d’exprimer la douleur ressentie lors d’un choc « léger ». La faiblesse est aussi la
défaillance des capacités physiques, outil ultime d’expression de la volonté.
(…) quand tu dis fif, ça veut pas dire « homosexualité », ça veut peut-être juste dire
« faible » (…)(Hugo)
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Quand les débuts que je commençais à skater j’avais onze ans ou douze ans pis des fois
quand je tombais, j’tombais dur. Genre je me scratchais toute le coude là, c’était toute
démanché. Faique là je commençais à pleurer, faique là y me disaient « mmm7 », y’me
gossaient un peu avec ça. (David)
À mettons que tu joues au hockey… tu manques un jeu facile (...) mais là nous autres, on le
regarde : « t’es bin fif! »… c’est con mais c’est ça. (Olivier)
Moumoune?… ah quand ‘mettons que… t’sais souvent on se tiraille parce que dins gars on
va se tirailler tout le temps, pis quand qu’y’en a un qui nous voit se tirailler : « ah, t’es
moumoune, tu peux pas te battre, t’es trop fif euh ». (Benoît)
En somme, les « fif », « moumoune », « tapette » et « gai » ciblent la nébuleuse de
l’efféminement dans tous les rayonnements de sa faiblesse, même lorsqu’elle n’est réfléchie que
dans l’image du féminin et de ses repères visuels. Ils en guettent et en circonscrivent les
impressions à la surface des hommes. Toutefois, bien qu’une liaison souterraine unisse
l’efféminement aux hommes homosexuels, on ne l’isole pas toujours d’emblée.
4.3 Les glissements sémantiques des épithètes vers les hommes gais
Cette association jaillit souvent indirectement ou inconsciemment, au détour de réflexions
ne s’attardant pas à la sémantique des termes. On la reconnaît notamment lorsque certains jeunes
hommes considèrent que les hommes gais sont justifiés de se sentir outrés devant leur usage :
« Si j’étais gai pis j’en entendrais un dire ça, j’partirais après, j’y crisserais une volée. » (Gabriel);
lorsque d’autres admettent une ambiguïté minimale en se corrigeant ou en se restreignant auprès
de personnes homosexuelles : « Je déteste un gars, j’y dis "sale fif", pis là je me retourne (y’a un
autre gars [gai]) "ah non, c’est pas ça que je voulais dire" »; ou encore lorsque des garçons
effectuent un glissement entre l’insulte et l’homosexualité :
Euh pour le waterpolo (petit rire)… j’arrête pas de me faire niaiser… y m’appellent euh
speedoman… (rires) pis y disent : « vous êtes toutes des gais qui se tripotent », c’est
comme ok… (Marc-André)
7 C’est ainsi que le répondant évoque une fois où il s’est fait traiter de « tapette ».
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Ça veut rien dire parce qu’y sait pas si je suis tapette ou non, parce que moi, j’suis pas
tapette, j’ai une blonde. Je m’habille chic, mon oncle y me niaise parce que y a beaucoup
d’homosexuels qui s’habillent de même. (Marco)
Néanmoins, quelques jeunes établissent un lien net entre la constellation des « fif » puis les
hommes gais. Ils voient soit une filiation minimale, circonstancielle, soit un lien absolu :
(…) fif c’est comme, bin t’agis comme les gais pis t’as un comportement de fille pis toute.
(Simon)
Fif? Ça veut dire comme homosexuel comme… comme euh… tendance féminine (…)
(Marc-André)
(…) Je sais qu’au primaire en troisième année, on se niaisait avec « gai » là. Pis là, c’était le
temps où ce que « gai », c’était comme « ahhh » (dégoût). (…) pis là, on disait gai #1, pis
gai #2. C’était dans le dictionnaire, y’avait gai genre « joyeux », pis « gai »… c’était
vraiment, c’était… stupide. (Julien)
L’ambivalence ne s’arrête pas à l’admission d’un lien, toutefois. Certains oscilleront encore
entre sa reconnaissance, son amenuisement et son déni, passant d’une position à l’autre. Ceci
traduirait non seulement une forme de malaise, mais également un attachement à l’emploi de ces
« formules » qui jouerait un rôle important dans le processus de socialisation entre pairs.
Tenaillés entre des attentes normatives condamnant l’expression de préjugés hétérosexistes et
d’autres appuyant l’affirmation d’une puissance masculine par le rejet de toute faiblesse
féminine, ces garçons adolescents responsabilisent les hommes gais de leur sensibilité aux
insultes :
(…) j’trouve pas que c’est quelque chose de méchant envers les gais parce que ça pas
rapport là. Peut-être le monde associe ça un peu à ça, mais t’sais c’est nous autres…
« fifs », j’pense pas que ça a un lien dans le dictionnaire avec euh… homosexualité là, c’est
pas parce que les « fifs » ont commencé à s’appeler « fifs » qu’on a pu le droit de dire le
mot « fif » même si ça a été inventé peut-être pour eux autres là ou je sais pas là. (Thomas)
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Je trouve qu’y’abusent un peu là. Si y se déterminent comme « fifs », c’est parce qu’y’ont
pas une bonne estime de soi. Que tu sois gai ok, que tu sois fier d’être gai ok, mais désigne-
toi pas comme « fif ». Fif, c’est plus… un autre truc. (Julien)
4.4 Les représentations des hommes gais
D’entrée de jeu, la plupart des répondants que nous avons rencontrés font emploi de
nuances lorsqu’ils décrivent l’homme gai. Ils affirment qu’il existe une diversité d’hommes gais,
ces derniers n’étant pas tous des efféminés. Nonobstant le fait que la contestation spontanée et
régulière de l’association entre homme homosexuel et efféminement signifie qu’on en reconnaît
la prépondérance parmi les représentations courantes qui circulent au sein de notre société,
certains jeunes hommes sont cohérents dans la distinction qu’ils effectuent.
D’autres, cependant, ne présentent pas la même cohérence, glissant finalement vers des
représentations effectuant un lien entre homosexualité et efféminement. Nous le voyons soit au
travers des corrections initiales, soit au cours d’associations subites et non sollicitées. Un jeune
homme peut donc affirmer une nuance et l’infirmer quelques moments plus tard :
(…) y’a du monde des fois que j’ai connu pendant cinq-six ans pis là, je savais pas [qu’ils
étaient gais], pis du jour au lendemain, j’sais qu’y sont gais, faique ça, je le savais pas…
y’en a d’autres qui ont vraiment l’air de s’habiller serré pis y’ont des manières féminines
sauf que tu vois qu’y le sont pas pis y’ont des blondes pis toute, faique ça, c’est bin
trompeur des fois. Tu peux pas te fier à ça. (Félix)
(…) t’sais un gars, tu peux savoir si y’est plus gai parce que y’est efféminé pis toute.
(Félix)
On confondra aussi les termes « fif » et « gai » après avoir spécifié qu’il n’existe pas de lien
obligatoire entre efféminement et homosexualité, et alors qu’on associe manifestement « fif » à
féminin :
Intervieweuse : Est-ce que certaines personnes vont avoir un genre « fif », ou un genre
« tapette » ?
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Ah c’est sûr là, c’est… t’sais habillé toute moulant genre avec la petite coupe vraiment
toute aplatie pis là, ça marche pis ça fait une démarche disons comme féminin vraiment…
(pause)… t’sais, ça veut pas dire qu’y l’est pour autant là.
Intervieweuse : T’en connais du monde autour de toi qui rentre dans ce genre là?
Bah pas vraiment non… bin j’ai un oncle, mais lui, y’est vraiment fif, faique… bin fif…
y’est gai. (Benoît)
(…) y’ont d’l’air fif… ça veut pas dire qu’y le sont vraiment là mais… (…)(Joël)
La confusion sémantique entourant le terme « fif » est fréquente. On l’utilise à la fois pour
désigner une personne homosexuelle et une personne efféminée. Ainsi, bien que l’on souligne
que les homosexuels ne sont pas tous « fifs », on peut parler d’une personne comme étant
« vraiment fif » ou « fif pour vrai » en faisant allusion à son orientation sexuelle et non à ses
comportements de genre. Ces glissements découlent possiblement du désir de paraître mesuré en
écho aux discours d’activistes homosexuels et d’alliés hétérosexuels s’appliquant à dissocier
homosexualité et efféminement. Ils sont peut-être également le résultat d’un conflit intérieur entre
une sincère volonté d’adhésion à ce principe et la persistance de l’impression intime que la
majorité ou la totalité des hommes gais possèdent des traits efféminés.
Tous ne s’exercent pas à la nuance. Quelques jeunes font d’emblée un parallèle entre les
hommes gais et l’efféminement, soit en critiquant la tentative de dissociation, soit en associant
homosexualité et confusion des genres : « Bin y disaient ‘non les gais sont pas efféminés pis
toute’. Moi, je dis qu’y sont toute un peu efféminés, ceux que j’ai vus, y’ont toute leur petit côté
là. » (Étienne). Par ailleurs, la connaissance de variantes possibles n’entame pas nécessairement
l’idée d’un substrat féminin. Elle la reconfigure ou la remodèle à la baisse :
(…) Y’ont plus de gènes féminins en eux, sont moins masculins là, on s’entend. Mais des
fois, je reste surpris genre au gym, y’en a un qui fait genre six pieds quatre, trois cents
livres, c’est une grosse brute là, y’a un gros pinch pis… tête rasée, y’arrive au bronzage pis
« salut » (petite voix efféminée). « Oh » (manifeste sa surprise), ça fesse me semble. T’sais
y’a d’l’air d’un gros dorman pis c’est un dentiste pis y’est gai. Ça fait bizarre. Moi, c’est
vrai, j’avais le stéréotype genre du gai gros de même (montre son petit doigt) pis habillé en
femme, t’sais, tout petit, mais t’en vois un gros thug arriver là, avec la petite voix…« ow »,
ça fesse. (Gabriel)
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Les propos sous-tendant un lien entre hommes gais et féminité peuvent être de plusieurs
ordres. Ils se manifestent lorsqu’on évolue dans l’ambiguïté du « fif », mais ils le font également
lorsqu’ils présument qu’un ami gai présenterait des comportements efféminés. Qui plus est, ils se
laissent deviner à travers le discours du « doute » où l’on estime possible de relever
l’homosexualité d’une personne lorsqu’on perçoit chez elle un ensemble d’indices qu’on relie à
l’efféminement. Corollairement, on peut exprimer de l’étonnement devant l’absence d’indices et
l’impossibilité du doute à l’endroit d’une personne homosexuelle en affirmant que « ça ne paraît
pas » : « (…) le chum du cousin à mon père, lui, y’est vraiment, j’sais pas comment dire ça (…)
y’est pas vraiment, pas de stéréotype des gais, mais y’est pas comme mettons : habillement serré
ou une voix un peu plus aiguë (…) dans le fond, moi, j’avais jamais pensé que lui était gai là »
(David). L’homme gai emprunterait aux femmes leurs formes d’agir et de paraître :
(…) les gais aussi, on dirait, sont plus féminins, me semble. T’sais, plus de la manière qu’y
marchent. Je dis pas que tous les gais sont de même. Mais la plupart là, que j’ai vus pis que
j’ai rencontrés là, c’est plus de la manière qu’y marchent, pis un petit peu de la manière
qu’y parlent aussi là. (…) c’est comme un très bon français (…) tu serais capable
d’entendre une fille parler avec lui pis t’entendrais les mêmes affaires, comme les mêmes
expressions, comme quasiment le même accent français. (…)(Maxime)
L’attribution de capacités et de formes d’être, cependant, est globalement plus subtile. On
la reconnaît au détour de commentaires et de réflexions indirectes, tout particulièrement lorsqu’il
y a comparaison avec l’homme « universel » ou hétérosexuel. Les plus saillants sont ceux reliés à
la nébuleuse de la faiblesse et de la non-agressivité, suivis des différences dans les activités et les
champs d’intérêt. Lorsque nous avons soumis l’affiche de Gai-écoute présentant deux joueurs de
hockey étant sur le point de s’embrasser, certains jeunes ont émis des réflexions sur l’incongruité
de voir des joueurs de hockey gais :
(…) un joueur d’hockey, ça se comporte comme plus agressif, alors tu te dis… tu penses
pas que ça se pourrait genre un gai qui serait agressif là mais… ouin… (Julio)
(…) d’habitude quand qu’on voit à TV des gars, des joueurs de hockey qui se plaquent pis
qui se tapent sur la gueule là, t’sais, pis la plupart des gais t’sais sont plus féminins, ça
lèvera pas tellement. J’sais pas, c’est bizarre là parce qu’un joueur de hockey me semble
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c’est masculin là. C’est fort, ça tape s’a gueule, ça shoote une rondelle, ça reçoit des
placages pis ça donne des placages, ça se fait des placages… j’sais pas. (Maxime)
En fait, nombreux sont les jeunes qui dissocient le sport contact de l’homosexualité. De
façon sous-jacente se manifeste l’impression que ce type d’activité, qui nécessiterait de bonnes
doses d’agressivité, de force, de robustesse et de « masculinité », serait contraire au caractère
essentiellement féminin – donc dépourvu des traits susmentionnés – des hommes homosexuels.
Ici, la féminité ou l’efféminement n’est pas un trait artificiel inscrit sur la superficie de l’homme
gai et dont il pourrait aisément se dépouiller pour participer à de telles activités, mais bien une
caractéristique intrinsèque qui le restreindrait d’emblée.
Corollairement au manque d’agressivité se trouve l’impression d’une certaine faiblesse
physique et psychologique devant l’épreuve. Exprimant les éléments qui l’ont amené à
soupçonner l’homosexualité de son cousin, Olivier affirme : « (…) c’est rare qu’un gars fait
jamais de sport. Y’a peur euh des affaires pis toute. (…) Bin y’a peur de faire du sport là t’sais
y’a peur de se faire mal ou quelque chose. (…) ». Cette faiblesse, la peur et l’appréhension
devant la possibilité de se faire mal, seraient surtout d’ordre psychologique. Des limites
physiques s’imposeraient également, mais elles ne sont jamais directement mentionnées. On y a
fait allusion plus tôt avec l’insuffisance de force et de robustesse pour la pratique de sports
contacts, mais on y réfère également en rapportant ce qu’on estime être l’opinion des autres :
[C’est] pas parce que c’est un gai qu’y peut pas boire de la bière, mais j’sais pas là t’sais,
y’en a qui perçoivent « ah, lui, y’est gai, y’est pas capable de faire ci, y’est pas capable de
faire ça », j’sais pas là, ya bin réussi dans’ vie là, y’est travailleur social pis y fait ce qu’y’a
à faire là.
Intervieweuse : Penses-tu qu’il y a quelques personnes qui pensent que les gais sont
généralement faibles un peu?
Bin c’est vrai que… j’sais pas là… tu peux voir un fif bin musclé pis toute comme tu peux
voir un fif faible là, comme tu peux voir un hétérosexuel bin musclé comme tu peux voir
euh, j’sais pas là, t’sais ça dépend de la personne là.
Intervieweuse : Plus de gais faibles que d’hétéros faibles?
Ça, c’est sûr là. C’est sûr que le monde pense plus qu’un gai, c’est… comme qu’on dit
qu’une fille, ça peut pas faire une affaire qu’un gars peut faire. En fin de compte,
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homosexuel aux yeux des gars, tu deviens plus féminin pis vu que t’es plus féminin, tu
peux pu faire ça, j’sais pas… (Hugo)
Au-delà du glissement sémantique reliant « fif » à homosexuel, le lien associant
l’homosexualité à l’efféminement aboutit éventuellement aux femmes, expliquant ainsi la racine
de leur faiblesse. On tempère d’abord en faisant valoir que l’ensemble des types sont présents
chez chaque orientation sexuelle, mais lorsque la proportion est soulevée, on reconnaît la
primauté de profils marqués : la faiblesse est plus prononcée du côté des homosexuels, sous-
tendant inversement la prédominance d’une force raisonnable chez les hétérosexuels.
Les caractérisations soulignées ici ne sont pas toutes intégrées de la même façon chez
l’ensemble des répondants. Certains professent une distance critique qui est respectée par la
cohérence unissant la totalité de leurs propos. C’est le cas notamment de Philippe qui partage sa
perplexité devant la construction d’un profil gai efféminé : « Mais c’est ça, mais ça revient
toujours aussi à dire que, y’associent ça aux filles, pis si le moindrement que le gars va se
rapprocher de la fille, bin y’est gai, t’sais... ». Tandis que d’autres, placés devant des scénarios
qu’ils n’avaient pas imaginés, s’ouvrent à la possibilité de leur existence. Il en va de même avec
les joueurs de hockey gais, par exemple, dont ils n’avaient pas soupçonné la présence, mais qu’ils
envisagent néanmoins lorsqu’une allusion est faite à ce propos : « Quand je regarde le hockey,
j’pensais pas que y’en a un entre eux qui pourrait être gai là t’sais… » (Julio).
En somme, le portrait de l’homme gai, avec ses nuances et ses fluctuations, se condense
néanmoins autour de la nébuleuse de la féminité. Parfois cosmétique, parfois caractérielle, elle
s’exprimerait chez une proportion significative – ou totale – d’hommes homosexuels. Derrière
des déclarations mesurées quant à l’étendue de ses manifestations persisteraient des
représentations de genre tenaces : la dissociation entre homosexualité et féminité n’est pas
achevée.
5. Analyse des usages des épithètes et des représentations des hommes gais
Un regard attentif sur les significations de cette nébuleuse d’épithètes nous indique qu’elles
comportent effectivement des nuances. Seulement, la plupart du temps, ces épithètes couvrent
trois champs sémantiques s’interpénétrant et se superposant : l’efféminement (pratiques de
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l’apparence et gestuelle), la faiblesse (crainte, vulnérabilité, couardise, soumission à l’autorité) et
– selon les propos de certains – l’homosexualité. S’il peut être d’abord affirmé que ceux qui
associent directement les épithètes aux hommes gais sont une minorité, les glissements
sémantiques opérés par ceux qui s’en défendent nous indiquent que ce lien est plus étendu qu’il
n’y paraît. Qu’il s’agisse de se « tromper » lorsqu’on utilise le mot « fif » ou « tapette » ou
« moumoune » alors qu’on fait référence à un homme gai; qu’il s’agisse aussi de spécifier que
quelqu’un n’est pas « fif », « tapette », « moumoune » « pour vrai »; ou qu’il s’agisse finalement
de mentionner d’abord que ces épithètes désignent la faiblesse et/ou l’efféminement, pour ensuite
associer cette dernière aux filles et aux hommes gais.
Si le seul examen des significations de cette gamme de termes ne nous permettait pas de
conclure sur l’étanchéité de la distinction entre les hommes gais et l’efféminement dans l’esprit
des jeunes garçons, notre exploration des représentations des hommes gais apporte des éléments
de plus à cette réflexion. Nous voyons d’abord que si ces représentations sont souvent les mêmes,
elles sont tout de même variées dans l’absolu. Certains associent les hommes gais fortement et
exclusivement à l’efféminement ainsi qu’à la faiblesse, certains moyennement et d’autres les
dissocient. Si quelques-uns de ce dernier groupe demeurent consistants à travers l’ensemble de
leurs propos, ce n’est pas le cas des autres. Encore une fois, un glissement sémantique fait passer
leur discours de la distinction à l’association, les faisant ainsi rejoindre subrepticement la
majorité de ceux qui rattachent l’efféminement et la faiblesse aux hommes gais.
Il est difficile de spéculer sur les intentions des garçons adolescents. Il demeure possible
que les associations entre les termes « gai », « tapette », « moumoune » et « fif », et homme gai
se fassent inconsciemment dans leur esprit. Une chose se confirme, cependant, c’est que malgré
les affirmations du contraire, un lien solide existe entre cette gamme d’épithètes et les hommes
gais. S’il n’est pas conscient, il est souterrain et indirect. S’il est conscient, il est direct, mais nié.
Le type de propos défensifs que certains produisent, néanmoins, est indicatif d’une absence de
préoccupation pour les implications des usages de l’insulte, laissant poindre chez eux la présence
de préjugés à l’endroit des hommes gais.
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En examinant les caractéristiques et les comportements que les termes « gai », « fif »,
« tapette » et « moumoune » désapprouvent et – à l’inverse – promeuvent chez les hommes, nous
voyons émerger un système normalisant et naturalisant les rapports femmes-hommes. Ayant en
leur cœur l’affirmation d’une force, d’une agressivité, d’une autorité, d’une invulnérabilité et
d’une puissance (virile), ces épithètes annoncent ce qui est valorisé et réservé aux hommes, puis
ce qui est en contrepartie non reconnu et déprécié chez les femmes. Si le refus de la passivité et
l’assise de sa volonté de pouvoir font un homme plutôt qu’une femme, c’est que ces postures ne
sont pas propres aux femmes, ou s’y retrouvent sous des formes atrophiées.
Qui plus est, nous voyons que l’affirmation d’un modèle ou d’une « nature » d’homme
« vrai » repose sur des pratiques de surveillance collective entre hommes, qui utilisent des
instruments dissuasifs ou punitifs tels que la gamme d’épithètes que nous avons examinée. Ces
pratiques construisent du coup une hiérarchie intramasculine au sein de laquelle les hommes
gais/efféminés occupent une position défavorisée. Par ailleurs, la recherche et l’affirmation d’une
« nature d’homme vrai » doivent être incarnées dans tout espace, impliquant d’une part les
hommes gais/efféminés, puis d’autre part les femmes, auprès desquelles les relations sensibles et
émotives sont souvent ridiculisées (Mac an Ghaill, 1994). Et si l’éruption de ces marques de
puissance est particulièrement forte chez plusieurs jeunes hommes adolescents, cela ne signifie
pas qu’elles soient ensuite désavouées chez les autres groupes d’âge. Elles demeurent latentes
sous la surface, puisque le statut d’homme adulte lui-même procure suffisamment d’autorité pour
pouvoir exercer sa volonté sans démonstration constante de la force.
Le système soutenant le modèle de masculinité hégémonique est tout en complexité et en
subtilité. Il est vrai que peu de garçons correspondent véritablement à l’idéal qu’il représente. De
même, la valorisation de l’agressivité, de l’autorité, de la puissance, de la prouesse physique et de
l’invulnérabilité n’est pas portée avec le même degré d’intensité d’un individu à l’autre, ce qui
refléterait d’ailleurs la réalité de nos entrevues. Un jeu habile se déploie selon les contextes où
l’on tangue du côté de l’ouverture au non-conventionnel, puis de celui du désaveu de la faiblesse
(Korobov, 2004; Martino, 1999, 2000; Nayak et Kehily, 1996). En outre, bien que ce système
intrahiérarchique en coûte à plusieurs, il n’est pas simplement répressif (Martino, 1999). Presque
tous les garçons y trouvent leur compte, d’autres personnes leur demeurant inférieures.
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Qu’il y ait une association entre les hommes gais et les femmes illustre l’ascendance de la
représentation de la complémentarité des sexes, ainsi que de l’hétérosexualité obligatoire à
laquelle cette dernière est soudée. À rebours, ceci signifie que le statut de « vrai » homme se doit
d’être travaillé et démontré par la manifestation d’intérêts ainsi que de pratiques (hétéro)sexuelles
avec des femmes, de même que par l’affirmation de pouvoir, d’agressivité, de force et
d’invulnérabilité. Il semblerait que hors ces relations intimes avec les femmes, la « nature »
d’homme s’étiolerait ou s’évanouirait. Qu’il y ait ensuite association entre les hommes gais, les
femmes et la faiblesse témoigne de la position de pouvoir que les garçons adolescents attribuent à
l’un et à l’autre sexe. Bien qu’en apparence, l’exhortation à la démonstration de force et à
l’affirmation d’une nature masculine à l’aide de la gamme des épithètes « gai », « fif »,
« moumoune » et « tapette » ne semble concerner que les hommes, elle touche directement les
femmes. Car non seulement l’affirmation de pouvoir se construit-elle à partir du personnage
« femme », mais elle annonce également le déploiement de certaines formes d’agir chez les
hommes. Formes d’agir qui ne supposent pas de suspension lorsque des femmes sont présentes.
Finalement, qu’il y ait dépréciation des hommes gais et des femmes révèle le système
hiérarchique et contraignant qui est à la base de cette complémentarité. Ce qu’on exhorte les
hommes à être, c’est ce qu’on demande aux femmes d’accepter dans leurs relations avec ces
derniers, puis c’est également, en matière d’agentivité et de force physique, ce qu’on suppose
qu’elles ne possèdent pas ou que très peu.
Si nous suivons la réflexion de Rubin (1975), les représentations mobilisées et constituées
par la pratique de ces insultes n’ont pas que des effets symboliques. Elles entraînent des
répercussions matérielles divergentes pour les hommes et les femmes. Elles contribuent à asseoir
la division sexuelle du travail, l’exploitation des femmes et l’appropriation de leur corps8. Le fait
que les insultes soient principalement utilisées par des garçons sur d’autres garçons et que
8 Nous considérons qu’elles « contribuent », plutôt que d’en être clairement « l’origine » parce que nous estimons
que déterminer si la matérialité précède l’idéologie ou si l’idéologie précède la matérialité correspond au dilemme de
l’œuf ou la poule. Ni l’une ni l’autre ne peut pleinement se constituer de façon isolée. Nous supposons donc qu’elles
se nourrissent et se consolident progressivement. Par ailleurs, les représentations et la matérialité n’agissent pas
seules. La recherche du statut de « vrai » homme par les garçons n’est pas supportée uniquement par les
représentations, mais également par les rapports matériels qui font en sorte que certaines représentations des hommes
soient dominantes. À titre d’exemple, les compagnies de production de vidéos de musique, possédées par des
hommes et dont les scénaristes, les réalisateurs et les cameramen sont principalement des hommes, diffusent des
images qui valorisent la masculinité hégémonique, réaffirment leur pouvoir et objectivent le corps des femmes.
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beaucoup d’entre eux soient réticents à s’ouvrir aux positions de faiblesse et de vulnérabilité que
représentent l’homosexualité et l’efféminement témoigne des avantages et des privilèges
symboliques et matériels qu’ils retirent de cette discipline de soi. Si les comportements dits
féminins étaient pleinement acceptés chez les garçons adolescents (et les hommes), les insultes
n’auraient plus aucun mordant et encore moins de pertinence. Puis plus en amont, si le statut des
garçons adolescents (et des hommes) ne dépendait pas en bonne part de l’acquisition et du
maintien d’une aura de puissance, la nébuleuse des formes de vulnérabilité ne serait pas si
vivement rejetée.
6. Conclusion
L’analyse que nous venons de compléter nous permet d’affirmer qu’il y a bel et bien un lien
entre les épithètes « gai », « tapette », « fif » et « moumoune », d’une part, et les hommes gais,
d’autre part. Si sa dénégation entre possiblement dans une stratégie de déni chez certains, ce lien
est minimalement présent à un niveau inconscient et souterrain. Les adolescents gais sont donc
justes lorsqu’ils se sentent concernés par les épithètes, dont le caractère prescripteur et les