HAL Id: halshs-03338622 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03338622 Submitted on 8 Sep 2021 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Faire exister un intellectuel collectif dans le champ politique Prises de position et mobilisation partisane au sein du Rassemblement démocratique révolutionnaire (France, fin des années 1940) Bastien Amiel To cite this version: Bastien Amiel. Faire exister un intellectuel collectif dans le champ politique Prises de position et mobilisation partisane au sein du Rassemblement démocratique révolutionnaire (France, fin des années 1940). Biens Symboliques = Symbolic Goods, Presses Universitaires de Vincennes, 2021, 10.4000/bssg.673. halshs-03338622
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HAL Id: halshs-03338622https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03338622
Submitted on 8 Sep 2021
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Faire exister un intellectuel collectif dans le champpolitique Prises de position et mobilisation partisane au
sein du Rassemblement démocratique révolutionnaire(France, fin des années 1940)
Bastien Amiel
To cite this version:Bastien Amiel. Faire exister un intellectuel collectif dans le champ politique Prises de positionet mobilisation partisane au sein du Rassemblement démocratique révolutionnaire (France, fin desannées 1940). Biens Symboliques = Symbolic Goods, Presses Universitaires de Vincennes, 2021,�10.4000/bssg.673�. �halshs-03338622�
Biens Symboliques / Symbolic GoodsRevue de sciences sociales sur les arts, la culture et lesidées 8 | 2021Varia
Faire exister un intellectuel collectif dans le champpolitiquePrises de position et mobilisation partisane au sein du Rassemblementdémocratique révolutionnaire (France, fin des années 1940)Creating a Collective Intellectual in the Political Field. Positionings and partisanactivism within the Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (France, late1940’s)
Référence électroniqueBastien Amiel, « Faire exister un intellectuel collectif dans le champ politique », Biens Symboliques /Symbolic Goods [En ligne], 8 | 2021, mis en ligne le 20 mai 2021, consulté le 23 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/bssg/673 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bssg.673
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Faire exister un intellectuel collectifdans le champ politiquePrises de position et mobilisation partisane au sein du Rassemblementdémocratique révolutionnaire (France, fin des années 1940)
Creating a Collective Intellectual in the Political Field. Positionings and partisan
activism within the Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (France, late
1940’s)
Bastien Amiel
NOTE DE L’AUTEUR
L’auteur remercie Mathilde Sempé, Paul Lehner et Jean-Baptiste Paranthoën pour leurs
relectures successives ainsi que les expert·e·s mandaté·e·s par la revue pour leurs
commentaires et leurs suggestions précieuses.
1 Le Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), entreprise politique créée en
France en février 1948 semble concentrer tous les stigmates de l’échec politique. Son
recrutement n’a pas dépassé les 2 000 membres, son activité n’a pas duré plus de deux
ans et sa postérité, tant intellectuelle que partisane, est minime (Birchall 1999). Pour
autant, nous formons l’hypothèse que cette entreprise politique, par son recrutement
principalement intellectuel, le répertoire d’action mobilisé par ses membres, mais
également ses prises de position politique et sa production idéelle, permet d'enrichir
l’analyse des relations qu’entretiennent les intellectuel·le·s à l’engagement politique
ainsi qu’à la recomposition des champs intellectuel et politique au début de la guerre
froide en France. L’étude des logiques de recrutement, de mobilisation et de production
d’un discours politique original du RDR relève d’une perspective de sociologie
historique du politique et renvoie à deux approches ici complémentaires.
2 Nous nous inscrivons dans la lignée du « tournant sociologique » qu’a connu l’étude des
partis politiques durant la décennie 1980. Il consiste dans le remplacement de l’étude
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des partis comme mise en pratique d’une conviction, par celle de leur dimension
entrepreneuriale (Offerlé 1987), en prenant en compte la sociologie de leurs membres
(Pudal 1989) et en les inscrivant dans un environnement local, social et politique précis
(Sawicki 1997). Une telle perspective revient finalement à mettre à distance les
implicites qui fondent une explication des pratiques politiques par la rationalité
supposée des acteurs sociaux (Gaxie 2003).
3 Compte tenu de la spécificité du recrutement social des membres du RDR, que nous
aurons l’occasion d’expliciter plus loin, ce travail relève également d’une sociologie
historique de l’engagement des intellectuel·le·s. En effet, depuis les travaux portant sur
l’affaire Dreyfus et l’invention, par la confrontation au politique, de la figure de
l’intellectuel (Charle 1990), de nombreuses études ont investi ce domaine de recherche.
En prenant pour objet des groupes d’intellectuel·le·s confronté·e·s à des évènements,
depuis l’étude des intellectuel·le·s antifascistes de l’entre-deux-guerres (Racine &
Trebitsch 1994) jusqu'aux écrivain·e·s en mai-juin 1968 (Gobille 2018) en passant par
celles et ceux qui agissent durant la période de l’Occupation (Sapiro 1999), ces études
ont actualisé les enjeux sociologiques de l'analyse des engagements intellectuels en
fonction de contextes spécifiques. D’autres études ont privilégié l’observation et
l’analyse de certains collectifs intellectuels comme les surréalistes (Bandier 1999 ;
Reynaud-Paligot 2001) ou les situationnistes (Brun 2014) dans la construction d’un
rapport au politique, ou encore l’étude d’une idéologie politique comme le
communisme du point de vue de la gestion de ses partisan·e·s intellectuel·le·s
(Matonti 2005 ; Gouarné 2013). Enfin, les travaux d’Éric Agrikoliansky sur la Ligue des
droits de l’homme ou de Philippe Gottraux sur le groupe « Socialisme ou Barbarie » ont
pris le parti d’investiguer des organisations politiques investies par des intellectuel·le·s
(Agrikolianski 1997 ; Gottraux 1997).
4 Ces travaux ont contribué à forger collectivement une grille d’analyse heuristique pour
l'étude des formes de transgression des frontières symboliques entre les champs
politique et intellectuel. En considérant les logiques de mobilisation des intellectuel·le·s
non plus seulement en fonction des convictions – ce qui doublerait la croyance dans
leur rationalité d’une autre impasse qu’est celle de l’intellectuel·le conçu·e comme
entité surplombante (Bourdieu 1977) – mais comme le résultat de positions acquises
dans leur champ d’origine, ces travaux ont en effet apporté une contribution
stimulante tant à l’étude de l’engagement intellectuel qu’à celle des mobilisations
partisanes.
5 Le RDR illustre à son tour l’intérêt de ces approches. Nous l'aborderons en effet comme
l'espace d’investissement partisan d’intellectuel·le·s cherchant à construire une
entreprise politique susceptible de rendre possible une double action, intellectuelle et
politique, sans que l’une ou l’autre de ces logiques ne prenne le pas sur l’autre. À ce
titre, la participation de Jean-Paul Sartre, intellectuel dominant de l’époque, est
significative puisqu’elle ne se limite pas à un soutien symbolique mais prend la forme
d’un engagement militant, financier et pratique (Amiel 2013). C’est en observant les
fluctuations historiques entre champ politique et champ intellectuel que l’on peut
comprendre qu’après l’aboutissement des processus longs de différenciation (Dulong
2010) et de professionnalisation (Offerlé 1999) du champ politique en France, la période
de la Libération apparaît comme une conjoncture de désectorisation des logiques
sociales (Dobry 1992), qui rend dès lors pensable un tel équilibre pour les membres du
RDR (Amiel, Sempé, Dirkx 2015). Il faut par ailleurs avoir à l’esprit l’histoire longue de
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la structuration du champ intellectuel en France et en Europe (Charle & Jeanpierre
2016) et les effets que la massification scolaire, entre autres facteurs, entraîne sur une
conception de plus en plus collective de la pratique intellectuelle (Joly 2018) dont il est
possible de concevoir le RDR comme un indice supplémentaire.
6 Dans cet article nous essaierons en outre de comprendre dans quelle mesure la
tentative de créer une entreprise partisane par des intellectuel·le·s peut peser sur le
processus de mise en politique des idées (Skornicki & Tournadre 2015 : 93). Notre
travail fait écho en effet à de récentes études intéressées à rendre raison des
mécanismes d’appropriation partisane des idées politiques (Rioufreyt 2019), ou qui
s’attachent à la circulation des idées en milieu partisan concernant les enjeux
économiques dans le Parti communiste français (Azam 2019) et la Section française de
l’internationale ouvrière (SFIO) (Fulla 2019), les conditions de félicité de la notion de
« grand remplacement » au sein du parti Alternativ für Deutschland (Alternative pour
l’Allemagne) (Leconte 2019), les questions de « sécurité » au sein du Parti socialiste en
France (Cos 2019) ou encore la (re)définition du conservatisme au sein du parti Russie
unie (Fauconnier 2019). Ces travaux participent à une certaine reformulation de
l’approche idéelle en milieu partisan dans le contexte d’un mouvement national (Pudal
2006 ; Matonti 2012 ; Skornicki & Gaboriaux 2017) et international (Skinner 2001) de
renouveau des études historiques et sociologiques sur les idées politiques comme
discours historiquement et socialement situés.
7 C’est donc en croisant l’analyse des pratiques politiques de ses membres et celle de sa
production de discours que nous nous intéresserons, dans la perspective d’une
sociologie historique des idées politiques qui se donne pour ambition de penser la
production de bien symboliques en fonction de contraintes sociales (Belorgey,
Chateigner, Hauchecorne, Pénissat 2011), à la spécificité de la production idéologique et
des formes de mobilisation du RDR. La particularité du recrutement social des membres
de celui-ci, et plus encore de ses dirigeants, pour la très grande majorité des
intellectuel·le·s, suggère la production d’idées politiques par des membres dont les
pratiques professionnelles non partisanes relèvent également de la production, de la
diffusion et de la manipulation de biens symboliques. Nous verrons cependant qu'une
telle surreprésentation n’est pas seulement à l’origine de la production et de la
diffusion de biens symboliques, mais aussi d’une constante indétermination dans la
définition du RDR par ses membres – entre parti politique et rassemblement
d’intellectuel·le·s. Le Rassemblement apparait dès lors comme le résultat d’une
dynamique de mobilisation instable qui s’explique pour partie par un répertoire de
l’action collective oscillant entre les logiques traditionnelles de l’engagement
intellectuel, associées à la légitimité nominative de ses membres, et celles de
l’engagement partisan renvoyant au nombre de ses adhérent·e·s (Gobille 2008 : 62).
8 Les prises de position politique des membres du RDR et ses formes de mobilisation
seront abordées à partir de l’analyse de différentes sources archivistiques du
Rassemblement. Les « archives du RDR » n’existent pas en propre, ce qui constitue un
indice de son faible degré d’institutionnalisation (Perrot 1993 : 18), mais on trouve
cependant, éclaté dans plusieurs lieux de conservation, notamment militants, du
matériel partisan susceptible de donner accès aux idées produites par le groupe. C’est
par la combinaison de deux types de sources, interne et externe, que nous aborderons
les idées du RDR. Le premier renseigne les débats internes et la construction
concurrentielle de l’idéologie du groupe grâce à deux publications, Les cahiers du
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propagandiste (un numéro en septembre 1948) et le Bulletin intérieur (trois numéros en
janvier, février et mai 1949)1. Le second donne accès aux différentes formes de discours
politique tenus publiquement par le groupe ou en son nom. Il regroupe la collection du
bimensuel du Rassemblement, La Gauche, dont les quatorze numéros, disponibles à La
Contemporaine2, ont été publiés entre mai 1948 et mars 1949, et donnent notamment
accès à l’ébauche de « programme » du RDR ; ainsi que « l’appel pour un rassemblement
démocratique révolutionnaire » ayant initié l’entreprise politique le 28 février 1948 ; ou
encore la profession de foi produite par Charles Marché, candidat du RDR aux élections
cantonales des 20 et 27 mars 19493. Enfin, l’ouvrage Entretiens sur la politique, supposé
livrer les prises de position politique de trois des dirigeants du RDR, parmi les plus
célèbres, sera également étudié. Le contexte au sein duquel ces discours sont produits
est par ailleurs restitué par l’exploitation d’autres archives, comme celles des
renseignements généraux de la Seine ou de publications médiatiques contemporaines
comme le journal Franc-Tireur auquel une partie des membres du RDR appartient. Après
avoir décrit la composition sociale du RDR et les enjeux politiques et intellectuels qui
découlent de cette tentative de faire exister une position neutraliste nouvelle au sein
du champ politique français (Milza 1987), la conjoncture de guerre froide nous amènera
à interroger les prises de position politique des membres du RDR et les formes
particulières d’une mobilisation duale : d’un côté les intellectuel·le·s qui reproduisent,
souvent en dehors du collectif, des pratiques de production de bien symboliques
routinières (Ansart 1974), et de l’autre des membres plus dotés en capitaux militants
(Matonti & Poupeau 2004 : 8) qui tentent de valoriser des idées politiques largement
désincarnées sous des formes de mobilisation partisanes plus traditionnelles.
1. De jeunes intellectuel·le·s engagé·e·s tenté·e·s parla forme partidaire
9 Avant de considérer les différentes prises de position des membres du RDR et les
formes particulières de son militantisme, nous verrons d’abord qui sont les membres
qui le composent en observant quelles dispositions variées ils sont susceptibles
d’investir dans le groupe et pour quelles raisons leur engagement a pris une telle
forme. Enfin nous verrons comment le RDR tente de se situer dans le sous-champ de la
gauche radicale (Gottraux 1997), relativement à la Section française de l’internationale
ouvrière (SFIO) et au Parti communiste français (PCF), mais aussi contre l’entreprise
partisane gaulliste qu’est le Rassemblement du peuple français (RPF).
1.1. Les membres du RDR : de jeunes intellectuel·le·s parisien·ne·s
10 L’esquisse de sociographie du groupe, que nous souhaitons exposer en préalable de
l’analyse des idées du RDR, se fonde sur une mise en série de données biographiques
portant sur 1025 de ses membres. Comme souvent, nous avons été limité dans cette
entreprise par le contenu modeste du fichier militant que nous sommes parvenu à
reconstituer (Subileau 1981 : 1039) ; cette étude est toutefois complétée par les résultats
d’une sociobiographie collective (Pudal & Pennetier 2014 : 11) portant sur quatre-vingt-
dix-neuf militant·e·s du RDR, dont les membres de son Comité directeur (CD). Suffisant à
situer socialement les membres du RDR, ces données permettent de dire qu’ils sont très
majoritairement des hommes (78,7%), jeunes (l’âge médian est de 33 ans), habitant dans
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leurs discours dans un processus performatif qui consiste à croire dans leur capacité
mobilisatrice.
30 Devant deux-mille-cinq-cents personnes selon la police17, et plus de cinq-mille selon les
organisateurs (Altman 1948), se succèdent notamment les interventions de Richard
Wright, écrivain nord-américain, notamment auteur des romans Native Son et Black Boy
( Wright 1947a ; 1947b) ancien adhérent du parti communiste et membre de la
rédaction de la revue Les Temps Modernes ; Jef Last, écrivain, poète et sinologue
hollandais, ami et traducteur d’André Gide, ancien militant du parti socialiste
néerlandais, du parti communiste et membre des brigades internationales (Gide & Last
1985) ; ou encore Juan Andrade, journaliste et éditeur espagnol, militant du Parti
ouvrier d’unification marxiste (POUM) créé à Barcelone en 1935 et engagé dans la
guerre civile espagnole, et ancien membre fondateur du parti communiste espagnol. Le
meeting est ici organisé pour faire nombre, d’autant plus que la description de la foule
amoncelée sur les trottoirs est alors un indicateur systématique de la réussite d’un
meeting politique (Cossart 2010 : 241).
31 Ces nombreux soutiens internationaux, extérieurs au Rassemblement, acceptent de
mettre leur légitimité littéraire et intellectuelle à son service, dans une logique de prise
de position politique, notamment dans la mesure où leur position au sein de leur
champ intellectuel national d’origine est régulièrement fonction de la valorisation de la
dimension politique de leur littérature. La présentation de la journée faite par le
journal Franc-Tireur est d’ailleurs l’occasion de rappeler les dimensions politiques de
leurs œuvres et renvoie à une logique de « mise en texte » du meeting après son
déroulement (Cossart 2001 : 136) :
« C’est un événement non point seulement parisien, mais qui dépasse les frontièresque cette grande confrontation publique des représentants de la culture mondiale :invités par le Rassemblement démocratique révolutionnaire, ils viennent ce soir à20h30, salle Pleyel, dans la liberté totale de leur expression, appeler àl’" internationalisme de l’esprit ". Qui sont-ils ? Vous les connaissez déjà. Il y auraAndré Breton, le grand écrivain et poète rebelle ; il y aura Albert Camus dont on aimel’âpre, l’intransigeante dignité ; David Rousset, puissant témoin du mondeconcentrationnaire et magnifique tribun ; Jean-Paul Sartre, dont l’intelligence sihumaine, le talent aigu, la profonde honnêteté intellectuelle sont appréciés d’unlarge public, Simone de Beauvoir, essayiste et romancière de grand talent. Richard Wright, dont on a lu les admirables romans sur la vie des noirs aux États-Unis," Native Son ", " Black Boy " ; Carlo Levi qui, par son livre, " Le Christ s’est arrêté à Éboli ", apporte un poignant témoignage sur la vie des Italiens antifascistes en Italiemême. […] Pour la première fois également, paraîtra devant le peuple démocratiqueet révolutionnaire de Paris Théodor Plievier, le grand écrivain allemand antinazi,l’auteur de ce livre foudroyant, " Stalingrad ", dont la traduction en français fait déjàsensation à Paris […] Une grande rencontre, en vérité, où le talent, l’originalité, l’artde chacun de ces grands intellectuels fera prendre à la lutte pour la liberté et pourla fraternité une résonance profonde et des accents nouveaux18 ».
32 À contre-courant du processus, mis au jour par Paula Cossart, qui consiste pour la
presse partisane à privilégier la publication de photographies du public dans la
perspective d’une mise en spectacle du nombre, le numéro que La Gauche consacre au
meeting ne se préoccupe pas de mettre en image la foule et intègre en revanche des
portraits des orateurs et de l’oratrice, qui sont ainsi valorisé·e·s individuellement
comme intellectuel·le·s. Pour la plupart, les interventions sont cantonnées au registre
de la prise de position surplombante d’intellectuel·le·s vis-à-vis des enjeux politiques et
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plus particulièrement de la guerre en devenir, qui est au centre de leurs
préoccupations.
33 Dénonçant les partis politiques comme incapables d’empêcher un tel conflit -
revendiquant par là une certaine autonomie intellectuelle vis-à-vis des organisation
partisanes - mais aussi la recrudescence des prises de position nationalistes, André
Breton livre ainsi un discours visant à contester le conflit putatif : « c’est ce
nationalisme ivre et encore avide de sang qu’aujourd’hui nous devons juguler où qu’il
se trouve, c’est cet impérialisme rival du coca-cola et du marxisme dénaturé que nous
devons, par les voies les plus promptes, mettre hors d’état de consommer le sacrifice de
nos vies ». Dans son intervention, Jean-Paul Sartre prône la construction d’une Europe
socialiste contre le totalitarisme « sous l’une ou l’autre de ses formes », mais pose en
préalable la démilitarisation des pays et des esprits.
34 Cet appel aux intellectuel·le·s émerge dans la plupart des prises de paroles. De fait, bien
qu’appuyé sur le RDR, le « meeting d’intellectuels » reste une réunion s’adressant à des
intellectuels. David Rousset entend ainsi mobiliser ces dernier·e·s au nom de l’unité de
la liberté qui, « si elle cesse d’exister dans le domaine de la politique, (…) cesse d’exister
dans le domaine des arts et des sciences » avant de faire référence à l’existence de
camps de concentration en URSS qu’il dénonce.
35 L’intervention de Richard Wright permet de saisir plus explicitement encore l’intention
des discours et le public visé : il s’agit d’intellectuel·le·s s’adressant à leurs pairs. Wright
dénonce en effet la guerre froide non comme un conflit opposant l’URSS aux États-Unis,
mais comme une guerre contre la culture. Il met sur un pied d’égalité Hollywood et
Prague : « écoutez écrivains et artistes : les hommes qui, aujourd’hui, mènent le monde
vous ont déclaré la guerre ! », prévient-il. Il préconise un engagement politique en
redéfinissant, à la suite de Sartre, la dichotomie entre actes et discours, « des actes,
voilà ce que vous, intellectuels, devez accomplir, des actes avec des mots, des actes
qu’exprimeront vos besoins, vos désirs, vos rêves ».
2.2. Prise de position politique : lutte anticoloniale et construction
d’une alternative européenne aux « blocs »
36 La position du Rassemblement concernant la politique internationale se fonde sur le
constat suivant : « trois ans après la fin des hostilités, les deux plus grandes puissances
sont aux prises dans une " guerre froide " dont chaque épisode accroît de part et
d’autre la crainte d’une nouvelle guerre mondiale plus dévastatrice que jamais » (RDR
1948). Dès lors, entrer dans le jeu des blocs reviendrait à précipiter le conflit dans
lequel les États-Unis tentent de maintenir le capitalisme pour assurer leur hégémonie
économique, quitte à soutenir n’importe quel régime empêchant l’extension de l’URSS,
y compris des dictatures, tandis que l’URSS, qui considère que le socialisme est la
solution pour la paix, base son développement sur l’extension du modèle russe « qui ne
respecte pas toutes les libertés ». Ainsi, afin de ne pas risquer d’avoir l’air de soutenir
l’un par la dénonciation de l’autre, les membres du RDR refusent de choisir et
préconisent « la paix par et pour la démocratie révolutionnaire ». Ils refusent par
ailleurs la participation de la France à des ensembles économiques ou politiques qui la
situeraient dans l’un des blocs, et revendiquent un « bouleversement révolutionnaire et
démocratique des structures nationales » au sein d’une Fédération des peuples
européens. Les auteurs du plan de travail du RDR appellent à une lutte constructive
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contre le plan Marshall, présenté à la fois comme nécessaire et problématique. Enfin, le
texte contient un appel à la lutte contre la militarisation du plan et exige un contrôle
syndical de la répartition et de l’utilisation des aides afin notamment de l’ouvrir au
commerce avec le bloc de l’Est.
37 L’opposition entre les blocs participe à une dynamique de guerre froide qui structure
partiellement les oppositions politiques en fonction de l’alternative « Est-Ouest » et de
l’injonction au positionnement qui pèse sur les individus et les collectifs. Cependant,
l’originalité du RDR réside dans le refus de se positionner, Jean-Paul Sartre précise
ainsi : « en fait nous ne sommes contre personne. Un fatalisme de la guerre est
aujourd’hui répandu en Europe, qui fait que les uns, cherchant une protection du côté
des USA, se trouvent nécessairement prendre parti contre l’URSS, comme on le voit par
l’exemple du RPF, et que d’autres, cherchant une protection contre le fascisme ou
contre le capitalisme impérialiste des USA, se jettent dans les bras de l’URSS et
deviennent, eux aussi, des facteurs de guerre. Il nous a paru que l’existence de ces deux
camps qui caractérise l’Europe d’aujourd’hui est née de la division du monde en deux
groupes de puissances rivales et devient par un choc en retour une cause de guerre »
(Sartre, Rousset, Rosenthal 1949 : 82). Résister, au nom d’une position intellectuelle - la
défense de la paix -, à une alternative à un moment où cette dernière structure
fortement les enjeux nationaux et internationaux est le moyen pour les membres du
RDR de faire valoir (sans succès) dans un espace français concurrentiel une ressource
distinctive produite en fonction d’enjeux internationaux, mais aussi de revendiquer
une traduction politique de leurs ressources intellectuelles.
38 Ces prises de position rejoignent celles émises par les fondateurs et fondatrices du
Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe, mouvement situé au « pôle
politique » de l’espace relationnel transnational européen en voie de structuration
(Cohen 2006 : 116), auquel participent le RDR et ses membres, aux côtés de la SFIO et de
personnalités comme Georges Izard ou Claude Bourdet. Cela contribue à conférer au
Rassemblement une certaine légitimité à la fois au sein du champ politique français,
mais aussi au niveau transnational, ce qui représente une ressource mobilisable de
façon ponctuelle et locale (Gobille 2005). De fait, la théorisation d’une Europe « neutre »
facteur de paix entre les blocs est par ailleurs pour partie inspirée de l’exemple indien
et de la politique menée par son premier ministre, Nehru, après l’indépendance qui
conduira par la suite à la définition de l’alliance internationale des « non-alignés » (Lee
2010 ; Durantin 1981).
39 Finalement, c’est autour de ce refus que s’articulent les revendications sociales du RDR :
« le RDR est un rassemblement démocratique et révolutionnaire ; ce qui lui dictera son
attitude dans l’appréciation en chaque cas des chances internationales de la démocratie
et de la révolution. Contre toute occupation de caractère oppressif, qu’elle vienne de
l’URSS ou des USA., il se constituera comme organe clandestin de résistance. […] En
conséquence, avant de régler sa politique sur le devenir d’un conflit mondial qui ne
laisse aucun espoir à la démocratie, le RDR se préoccupe d’abord de manifester
inconditionnellement contre la guerre. Et il n’y a pas de lutte contre la guerre qui ne soit
pas une lutte sociale » (Sartre, Rousset, Rosenthal 1949 : 183-185).
40 Déjà évoquée dans son Appel, la lutte contre l’oppression coloniale fait partie des prises
de positions du groupe. En effet, le collectif reproche à la SFIO la répression des
soulèvements malgaches et vietnamiens, ainsi que les procès intentés aux militants
indépendantistes. Si les positions peuvent diverger partiellement entre les membres du
Faire exister un intellectuel collectif dans le champ politique