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Michel Collot
Le thme selon la critique thmatiqueIn: Communications, 47, 1988.
pp. 79-91.
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Collot Michel. Le thme selon la critique thmatique. In:
Communications, 47, 1988. pp. 79-91.
doi : 10.3406/comm.1988.1707
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1707
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Michel Collot
Le thme selon la critique thmatique
Je voudrais essayer de proposer ici une dfinition du thme tel
que l'envisage la critique thmatique et voquer quelques-unes de ses
implications thoriques et mthodologiques. J'entends par critique
thmatique le type d'approche des thmes et des textes, illustr
notamment en France, dans la voie ouverte par Gaston Bachelard, par
les travaux de Georges Poulet, de Jean Starobinski et de
Jean-Pierre Richard. C'est aux travaux de ce dernier que je me
rfrerai ici principalement, parce qu'ils reprsentent l'exemple la
fois le plus brillant et le plus rigoureux de cette dmarche
critique.
Cette approche du thme, d'inspiration principalement
phnomnologique, se distingue assez nettement des tentatives
rcentes, bien reprsentes lors du colloque Pour une thmatique I ,
pour constituer une thmatologie , d'inspiration plus nettement
structuraliste, voire formaliste, en relation notamment avec la
narratologie.
L'cart me semble porter principalement sur la dfinition du
contenu du thme; j'ai t en revanche frapp, la lecture des actes de
ce colloque, par une certaine convergence quant aux procdures de
reconnaissance et de construction du thme. C'est cet cart et cette
convergence que je voudrais mesurer en prsentant la dmarche de la
thmatique dans ce qu'elle a de plus spcifique, tout en me demandant
si elle peut s'articuler d'autres modes d'analyse du thme.
En exergue ma tentative de dfinition, je placerai quelques
citations extraites de trois ouvrages relativement anciens qui
reprsentent, chacun sa manire, l'ge d'or de la critique thmatique.
Cette anciennet a le mrite de bien faire apparatre la relation
entre la critique thmatique et son horizon philosophique d'origine,
la phnomnologie existentielle. Rfrence apparemment dsute, mais qui
ne semble pas sans intrt ni actualit, un moment o la phnomnologie
retrouve en France l'audience dont l'avait prive l'offensive
structuraliste.
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Elments pour une dfinition du thme.
Le thme [...] n'est rien d'autre que la coloration affective de
toute exprience humaine, au niveau o elle met en jeu les relations
fondamentales de l'existence, c'est--dire la faon particulire dont
chaque homme vit son rapport au monde, aux autres et Dieu [...].
Son affirmation et son dveloppement constituent la fois le support
et l'armature de toute uvre littraire ou, si l'on veut, son
architectonique. La critique des significations littraires devient
tout naturellement une critique des relations vcues, telles que
tout crit les manifeste implicitement ou explicitement dans son
contenu et dans sa forme (Serge Douhrovsky, Pourquoi la nouvelle
critique, Mercure de France, 1970).
Le thme est itratif, c'est--dire qu'il est rpt tout au long de
l'uvre [...] il constitue, par sa rptition mme, l'expression d'un
choix existentiel [...]. Le thme est substantiel, il met en jeu une
attitude l'gard de certaines qualits de la matire [...]. Le thme
supporte tout un systme de valeurs ; aucun thme n'est neutre, et
toute la substance du monde se divise en tats bnfiques et en tats
malfiques [...] (il s'associe d'autres thmes) pour constituer un
rseau organis d'obsessions , un rseau de thmes qui nouent entre eux
des rapports de dpendance et de rduction (Roland Barthes, Michelet
par lui-mme, d. du Seuil, 1954).
Un thme serait un principe concret d'organisation, un scheme
[...] autour duquel aurait tendance se constituer et se dployer un
monde. L'essentiel, en lui, c'est cette parent secrte dont parle
Mallarm, cette identit cache qu'il s'agira de dceler sous les
enveloppes les plus diverses [...]. Les thmes majeurs d'une uvre,
ceux qui en forment l'invisible architecture, et qui doivent
pouvoir nous livrer la clef de son organisation, ce sont ceux qui
s'y trouvent dvelopps le plus souvent, qui s'y rencontrent avec une
frquence visible, exceptionnelle. La rptition, ici comme ailleurs,
signale l'obsession (Jean- Pierre Richard, l'Univers imaginaire de
Mallarm, d. du Seuil, 1961).
Je ne commenterai pas en dtail ces diverses dfinitions. Je me
borne relever de Tune l'autre certaines convergences intressantes,
qui portent aussi bien sur le contenu du thme (une relation
singu-
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Le thme selon la critique thmatique
Hre, existentielle , vcue , affectivement valorise, au monde et
notamment au monde concret) que sur s>oti mode de manifestation
(implicite, rptitive mais varie) et sur son mode d'organisation (en
rseaux thmatiques sous-tendant l' architecture d'une uvre).
Pour faire la synthse de ces convergences, j'avancerai la
dfinition suivante, qui reste personnelle et provisoire : le thme
selon la critique thmatique est un signifi individuel, implicite et
concret ; il exprime la relation affective d'un sujet au monde
sensible ; il se manifeste dans les textes par une rcurrence
assortie de variations ; il s'associe d'autres thmes pour
structurer l'conomie smantique et formelle d'une uvre.
Je vais commenter cette dfinition en passant rapidement sur les
questions strictement terminologiques et en m'attardant d'abord sur
le contenu du thme qui fait l'originalit de l'approche dite
thmatique et qui a expos celle-ci aux contestations les plus vives.
Il me semble que certaines de ces critiques procdent d'une
mconnaissance ou d'un oubli des prsupposs thoriques de la critique
thmatique, que je rappellerai donc schmatiquement. Puis
j'insisterai sur les manifestations textuelles du thme et sur la
manire dont elles conditionnent non seulement sa reconnaissance,
mais aussi son interprtation par la critique thmatique. Le contenu
du thme et sa mise en forme ne sont ici distingus que pour les
besoins de l'expos, et entretiennent aux yeux de la thmatique les
rapports les plus troits. Peut-tre vaudrait- il mieux parler
d'ailleurs, selon la distinction propose par Hjelmslev, de
substance du contenu et de forme du contenu .
Une brve mise au point terminologique s'impose cause des
malentendus qui entourent le mot thme , auquel la critique
thmatique prte un sens assez diffrent de son acception habituelle.
Elle y voit un signifi individuel, implicite et concret, alors que
l'usage courant en fait plutt un rfrent collectif, explicite et
abstrait. Sur bien des points, cette rvaluation rejoint d'ailleurs
d'autres tentatives de dfinitions du thme par la thorie littraire,
je pense par exemple celle de Claude Bremond l.
Le thme est traditionnellement considr comme le sujet dont
traite un texte ou un discours, par rapport auquel il se situe dans
une relation d'extriorit, d' aboutness 2 : il peut donc tre dfini
indpendamment de l'uvre, en fonction de referents ou de rfrences
extrieurs elle. Le thme selon la thmatique, c'est plutt l'ensemble
des significations qu'une uvre prte ces referents ou ses rfren-
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ces : il s'agit moins d'un objet extrieur l'uvre que d'une
catgorie smantique qui lui est propre. Par exemple, le thme de l'
ar tudi chez Proust par Jean-Pierre Richard ne se confond ni avec
l'air que nous respirons ni avec ce que nous en lisons par ailleurs
: il est fait des connotations spcifiques dont se charge dans la
Recherche cette qualit lmentaire.
Ce signifi est donc idiomatique, individuel, ce qui le distingue
d'une conception rpandue du thme comme topos, lieu commun lgu par
la tradition littraire. Jean-Pierre Richard dfinit le thme comme la
forme individuelle du connot .
Ce recours la notion de connotation nous introduit une autre
qualit distinctive du thme selon la thmatique : son caractre
implicite. L'tymologie fait du thme le sujet qui est pos par un
discours, et que l'auteur se propose d'aborder de manire explicite.
Le thme selon la thmatique est non thtique : il n'est pas pos, mais
suppos ; il reste implicite et appelle donc de la part du critique
un travail d'explicitation. Dans la Recherche, Proust aborde
explicitement le thme du Temps ; ce qu'il dit de l'ar ne relve
d'aucune intention de sens dclare : il est connot, non dnot.
Enfin, les thmes traditionnels sont le plus souvent d'ordre
abstrait, alors que la thmatique s'attache tudier les modalits
concrtes d'un rapport au monde ; non pas le sentiment de la nature
en gnral, mais telle qualit ou qualification particulire de la
matire : l'ar, le lumineux, le visqueux...
Ces diverses caractristiques, que j'aurai l'occasion de prciser
et de nuancer, se dduisent du contenu spcifique que la thmatique
attribue au thme : il exprime selon elle la relation affective d'un
sujet au monde sensible. Cette conception situe la thmatique
l'oppos de l'hypothse formaliste d'une clture du texte littraire ;
je voudrais montrer qu'elle n'implique ni le ralisme naf, ni le
subjectivisme idaliste, ni l'impressionnisme critique qu'on lui
reproche souvent. La thmatique ne s'intresse l'investissement d'une
objectivit, d'une subjectivit et d'une affectivit dans le texte que
dans la mesure o celles-ci sont indissociablement lies les unes aux
autres, et o elles participent l'laboration d'un certain sens qui
est l'objet propre de sa recherche. Cet intrt ne peut se comprendre
que par rfrence quelques prsupposs thoriques inspirs de la
phnomnologie.
Le premier de ces postulats phnomnologiques, c'est que les sens
ont un sens , selon une formule d'Emmanuel Levinas 3. Le monde ne
se prsente jamais comme une ralit brute, mais comme investi de
qualits sensibles qui sont toujours dj porteuses de significations.
La qualit est, selon Sartre, rvlatrice de l'tre :
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Le theme selon la critique thmatique
les significations matrielles, le sens humain des aiguilles de
neige, du grenu, du tass, du graisseux, etc., sont aussi relles que
le monde, et venir au monde c'est surgir au milieu de ces
significations 4.
Je signale que, dans une autre perspective, Greimas a pu parler
d'une smiotique du monde naturel 5 ; il y a une logique lmentaire
des qualits sensibles, qui articule l'univers en oppositions
signifiantes : lger vs. lourd, dur vs. mou, continu vs.
discontinu... L'mergence du sens se fait mme le sentir. Et
l'laboration des significations littraires prend appui sur cette
couche primitive des significations sensibles qui constituent,
selon la critique thmatique, la matire et comme le sol de
l'exprience cratrice . En relevant l'ensemble des lments sensibles
inscrits dans une uvre, la thmatique vise une archologie du
sens.
Ce sens rside pour elle dans une certaine attitude du sujet
crivant l'gard du monde : elle se demandera par exemple quels sont,
pour Colette, le sens, les enjeux du jour naissant 6 . On rencontre
ici un second prsuppos hrit de la phnomnologie : le sujet n'est pas
une substance autonome, mais une relation ; il se dfinit par une
certaine manire d'tre au monde, il ne peut se dcouvrir qu' travers
ses objets. Si donc l'criture est l'activit d'un sujet en qute de
lui-mme et d'un sens, elle passe par la convocation d'un certain
nombre d'objets :
choses, corps, formes, substances, humeurs, saveurs, tels sont
les supports et les moyens d'expression premiers du mouvement par
lequel il s'invente 7.
L'image du monde sensible que la critique thmatique dcouvre dans
une uvre reflte donc un paysage intrieur : l'objet dcrit l'esprit
qui le possde, le dehors raconte le dedans 8 ; elle constitue l'
univers imaginaire d'un crivain, fait de tout ce que, dans le
monde, il adopte ou rejette, parce qu'il s'y reconnat ou cherche
s'en distinguer.
Ce partage, qui, d'aprs la formule de Barthes, divise la
substance du monde en tats bnfiques et en tats malfiques , rpond
d'abord selon la thmatique aux exigences d'une affectivit. Le thme
est aussi patheme : le rapport au monde qui s'y inscrit passe par
le corps, il est d'ordre prrflexif, instinctif. Le sentir est
insparable d'un ressentir ; l'affectivit imprgne les objets et
s'exprime travers des prfrences ou des rpulsions sensorielles :
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tout se passe comme si nous surgissions dans un univers o les
sentiments [...] sont tout chargs de matrialit, ont une toffe
substantielle, sont vraiment mous, plats, visqueux, bas, levs,
etc., et o les substances matrielles ont originellement une
signification psychique qui les rend rpugnants, horrifiants,
attirants 9.
La logique des qualits sensibles se double donc d'une
valorisation affective, positive ou ngative, qui introduit un
nouveau principe d'organisation smantique de 1\< univers
imaginaire fond sur l'opposition lmentaire de l'euphorique et du
dysphorique. Le recensement des thmes d'une uvre fait apparatre un
rseau organis de gots et de dgots , un cadastre tout personnel du
dsirable et de l'indsirable 10. La thmatique a d'abord vu dans ce
clivage l'expression de choix existentiels prconscients ; elle a t
amene s'interroger de plus en plus sur ses fondements inconscients,
d'o son association avec la psychanalyse, notamment dans les
travaux rcents de Jean Starobinski et de Jean-Pierre Richard n.
Mais l'intrt de ces significations sensibles, de ces prfrences
affectives, ne rside pas seulement en elles-mmes. En vertu d'un
dernier postulat phnomnologique, celui de l'unit du comportement,
de l'indissociabilit du corps et de l'esprit, elles sous-tendent en
effet non seulement l'ensemble des choix existentiels d'un crivain,
mais aussi ses options idologiques, esthtiques, stylistiques.
Ainsi, la prdilection proustienne pour le napp claire sa
fascination pour les clans , les milieux sociaux homognes, son
culte du vernis des matres , sa recherche d'une certaine continuit
syntaxique. Dgager les structures d'un univers imaginaire peut donc
tre un moyen d'accder aux structures d'un univers de pense et
d'criture ; des unes aux autres, la thmatique cherche retrouver des
lignes identiques de dveloppement, des principes parallles
d'organisation 12 .
Quelles implications mthodologiques comporte l'intrt accord
ainsi par la thmatique la lecture des qualits sensibles ?
Indniablement, la ncessit d'une vritable reprise de leurs
significations par la subjectivit du critique, qui ne doit donc
nullement censurer les ractions sensorielles et affectives que
suscite en lui le texte, mais au contraire en faire l'un des points
de dpart de son investigation. Comme le dit Jean-Pierre
Richard,
ce type de lecture implique une adhsion sensuelle et imaginante
que l'on apporte chaque lment textuel interrog, afin d'en faire
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Le thme selon la critique thmatique
retentir, ou d'en roprer en soi la teneur, la charge
existentielle l3.
C'est cette implication qui a expos la thmatique au reproche
d'impressionnisme : elle reposerait sur des intuitions personnelles
invrifiables, dnues de toute objectivit et donc de toute valeur
scientifique.
Mais cette intervention de la subjectivit n'est qu'un moment et
qu'un aspect de la dmarche thmatique. Et elle est troitement limite
par les autres implications de notre dfinition du thme.
Au niveau mme du contenu de ce dernier, on fera remarquer que
les significations matrielles sont fondes sur des proprits
objectives des choses, et ne sont donc pas entirement livres
l'arbitraire critique : le velours s'associera difficilement aux
ides de duret et d'acuit ; le got du visqueux n'est gure
susceptible de signifier un dsir d'autonomie ou de lgret. On ne
peut pas faire dire n'importe quoi une chose ou une qualit sensible
: elle est porteuse d'une srie de significations virtuelles, en
nombre limit, que je nommerai, pour reprendre la terminologie de la
smantique structurale, ses semes nuclaires . Le critique reconnat
ces virtualits smantiques sur la base d'une exprience du monde
sensible qu'il partage dans une large mesure avec l'crivain et
qu'il investit dans sa lecture.
Il peut s'en tenir l, et recenser les diffrents smes nuclaires
inscrits dans le thme. C'est ce que faisait par exemple Bachelard
lorsqu'il dployait les diffrentes possibilits de sens offertes par
une image lmentaire. Il procdait une sorte de variation eidtique et
paradigmatique, qui rvlait ses immenses talents de lecteur et de
phnomnologue, mais qui ne constituait nullement un acte
critique.
Le travail proprement critique de la thmatique commence en effet
mes yeux partir du moment o l'on dfinit quelles sont, parmi les
virtualits smantiques du thme, celles qui sont effectivement
actualises dans une uvre, celles qui sont pertinentes pour la
comprhension d'un univers imaginaire. Or, le critique ne saurait le
faire sur la base d'une sorte d'empathie ou d'identification plus
ou moins divinatoire avec l'crivain ; il ne peut y parvenir que par
une tude systmatique de la mise en texte du thme. Pour dfinir la
signification prcise que celui-ci prend dans une uvre donne, une
vritable critique thmatique doit soumettre son potentiel smantique
au crible des diffrents contextes syntagmatiques o il apparat.
Seule cette confrontation permet de dfinir ce que j'appellerai les
smes contextuels du thme. L'intuition phnomnologique doit donc tre
complte par une analyse textuelle et par une dmarche
structurale.
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A ce niveau, la mthode suivie par la thmatique possde une
rigueur qui n'a rien envier des approches prtendument plus
scientifiques du thme. Elle repose en effet sur un parcours
minutieux du texte, sur un inventaire exhaustif, puis sur une mise
en perspective des diffrentes occurrences du thme, dont les
rsultats sont objectivement contrlables et virtuellement
formalisables. Ce que ce travail permet de dgager, c'est une
organisation textuelle du thme, dont les grandes lignes recoupent
la dfinition du thme que L. Dolezel u proposait au nom d'une
thmatique structurale : un agglomrat structur de motifs rcurrents ,
qui se constitue en relation avec d'autres thmes similaires ou
opposs . C'est bien ainsi que se manifeste le thme dans le texte,
aux yeux de la critique thmatique.
Ce qui attire l'attention du critique sur le thme, c'est sa
rcurrence, qui ne doit pas tre confondue avec une pure et simple
rptition. Comme dans le cas du thme musical, elle s'accompagne de
variations : le sens d'un thme varie : il se modifie la fois en
lui-mme et selon Vhorizon des sens qui V entourent, le soutiennent
et le font exister 15 . Le sens d'un thme rsulte d'une part de la
somme des diffrents signifis qui le reprsentent dans le texte et
qui constituent ce que j'appellerai son horizon interne ; et
d'autre part de son rapport aux autres thmes de l'uvre qui
constituent son horizon externe 16.
L'horizon interne du thme comprend ses diverses modulations et
dclinaisons. La thmatique entend, par modulations , les diffrentes
variations quantitatives ou qualitatives auxquelles se prte le
signifi du thme ; par dclinaisons , la srie des motifs concrets
dans lesquels ce signifi est impliqu. Si je reprends l'exemple du
thme de l'air chez Proust, il se modulera selon les espces,
d'intensit croissante, du renferm, du ventil, de l'ar et de l'vent,
ses manifestations extrmes tant valorises ngativement, ses modalits
intermdiaires positivement ; il se dclinera travers les motifs de
la chambre, du rideau, du jardin, du couloir. L'identit du thme est
dfinie par l'ensemble de ses variations internes, dont la thmatique
doit constituer le rpertoire :
un thme n'est rien d'autre que la somme, ou plutt la mise en
perspective de ses diverses modulations.
Mais cette dfinition ne livre pas encore la signification du
thme. Celle-ci est en effet relationnelle ou diacritique et ne se
prcise qu'en fonction des diffrents signifis du texte avec lesquels
le thme s'associe lectivement, par affinit ou par contraste. Pour
dterminer la
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Le thme selon la critique thmatique-
valeur spcifique d'un thme, la thmatique doit reconstituer le
rseau complexe des relations qui l'unissent tous les autres thmes
voisins ou antithtiques :
Chaque objet, une fois reconnu dans ses catgories constitutives
s'ouvre, rayonne vers une multitude d'autres, ceux qui se situent,
travers tout l'espace du livre, dans la perspective [...] de ces
catgories fondamentales elles-mmes [...]. A la limite chaque motif
ne peut tre lu que dans l'horizon virtuel de tous les autres,
travers la trame de toutes les relations qui les unissent lui
17.
Par exemple, pour cerner la place du thme de l'air dans
l'conomie smantique de l'uvre proustienne, le critique le
confrontera notamment ceux de la terre et de la nuit, auxquels il
s'oppose, et ceux de la lumire et de l'eau, auxquels il
s'apparente. C'est l'ensemble de ces rseaux de significations tisss
d'un thme l'autre que Jean-Pierre Richard appelle l' univers
imaginaire ou le paysage d'une uvre :
PAYSAGE
HORIZON EXTERNE
HORIZON' INTERNE
modulation ventil are vent renferm
dclinaison rideau jardin couloir chambre
THME
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Ce paysage est d'abord une architecture thmatique, une structure
smantique. Celle-ci ne se confond pas avec l'organisation manifeste
du texte, et l'on a souvent reproch la critique thmatique de dfaire
ce dernier pour reconstituer avec ses fragments une sorte d'unit
idale. Mais cette opration de dcomposition et de recomposition est
le propre de toute thmatisation : comme l'crivait S.
Rimmon-Kenan,
le thme est une construction labore en runissant des lments
discontinus prlevs dans le texte 18.
De plus, cette construction n'est pas un assemblage arbitraire ;
elle s'appuie sur des phnomnes inscrits dans le texte : rcurrences,
occurrences, co-occurrences, compatibilits et incompatibilits
smiques. Ces phnomnes sont pour la critique thmatique les marques
apparentes d'une structure profonde qui sous-tend l'conomie
smantique mais aussi formelle de l'uvre.
La fonction intgratrice du thme s'tend en effet tous les niveaux
d'organisation de l'uvre, sa face signifiante aussi bien qu' sa
face signifie. S. Rimmon-Kenan postule une certaine homologie entre
le signifi global du thme et divers aspects formels de l'uvre ; de
son ct, Jean-Pierre Richard s'est toujours attach montrer le
paralllisme qui unit la forme du contenu (la structure thmatique)
et la forme de l'expression . Il crit par exemple propos de Hugo
:
A l'examen de chacune des figures de la rhtorique hugolienne
devrait pouvoir correspondre aussi l'analyse d'une figure du
paysage 19.
Cette correspondance, Richard n'a cess de l'envisager avec plus
de subtilit, mais aussi de complexit. Le dialogue avec la potique
et avec la psychanalyse lui a en effet appris reconnatre une
certaine autonomie au fonctionnement des signifiants, si bien que
le rapport entre la lettre et le thme lui apparat dsormais comme
une relation double sens, qui est autant d'interfrence que
d'inter-dpendance : une mutualit tout la fois informante et
transgressive 20 . La logique thmatique informe le fonctionnement
textuel, mais celui-ci, en donnant forme aux thmes, en inflchit
aussi la signification.
La critique thmatique semble donc aujourd'hui de plus en plus
attentive la mise en texte du thme. Pourquoi ds lors continuer
parler de paysages , d' univers imaginaire ? C'est que, travers
l'examen scrupuleux d'une organisation textuelle, cette critique
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Le theme selon la critique thmatique
siste reprer l'inscription d'une vise ou d'une vision du monde :
Jean-Pierre Richard y reconnat par exemple les directions
significatives d'une prsence au monde, les coordonnes personnelles
d'un sjour 21 . Le thme a une structure (textuelle) et un horizon
(extratextuel). La thmatique part de l'analyse de la premire, mais
ne saurait s'y arrter : elle s'efforce de dceler dans la page les
grandes lignes d'un paysage . Elle procde par un va-et-vient
constant entre le thme et le texte.
Or, il me semble que toute forme de thmatique suppose un tel
dbordement de la clture du texte. Comme le soulignait Claude Bre-
mond, le thme est la fois immanent et transcendant par rapport
l'uvre 22. Il est toujours pris l'extrieur 23 pour tre soumis une
laboration textuelle spcifique. Pour beaucoup des chercheurs qui se
sont exprims lors du dernier colloque, cet horizon externe du thme
est essentiellement d'ordre intertextuel : il est fait des
reprsentations et des significations qui lui sont associes par la
tradition littraire. Et il me semble en effet tout fait important
de connatre ces connotations culturelles attaches un thme, afin de
pouvoir apprcier les transformations que telle ou telle uvre leur
apporte 21. Ce sont ces transformations qu'une tude thmatique doit
s'attacher comprendre : or, elles rsultent la fois d'une stratgie
spcifique d'criture (qui appelle une tude du fonctionnement
intratextuel du thme) et d'une exprience singulire du monde (qui
impose la prise en considration de l' horizon extratextuel du
thme). C'est ce niveau que l'enseignement de la critique thmatique
ne peut tre nglig, car elle permet de reprer dans le thme
l'investissement d'une certaine logique des qualits sensibles et
d'une certaine valorisation affective.
Cela vaut tout particulirement pour l'tude des thmes concrets
dans les uvres de la littrature moderne et contemporaine : le
symbolisme des couleurs, dans une uvre mdivale, est surtout rgi par
un code culturel ; il engage surtout, chez Rimbaud, une relation
sensorielle et affective au monde. Ce sont d'ailleurs les crivains
contemporains qui ont trac la voie la critique thmatique : c'est
Proust qui, le premier, a soulign l'insistance et la violence de la
couleur rouge dans Sylvie, et montr qu'elles supposaient une
rvaluation de la signification globale de cette uvre 25, et c'est
Julien Gracq qui confiait que son propre univers romanesque tait
bti partir de quelques prfrences concrtes, organises en leitmotive
26.
Par sa double dmarche, structurale et phnomnologique, la
critique thmatique s'inscrit au confluent de deux tendances
majeures de la modernit philosophique, littraire et critique, que
le jeu des modes
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Michel Collot
intellectuelles a contribu sparer et opposer radicalement : il
est peut-tre temps de se rendre compte qu'elles peuvent collaborer
ou se complter, notamment pour l'tude des thmes littraires.
iMichel Collot cole normale suprieure, rue d'Ulm
NOTES
1. Cf. Concept et thme, Potique, 64, 1985, p. 415-424, o Cl.
Bremond oppose le concept au thme, qui suppose une srie de
variations concrtes et un rseau d'ides associes lies aux aspects
les plus originaux de la pense d'un auteur.
2. Le thme est alors conu comme un nonc dont le rfrent est ce "
propos de quoi " la phrase est dite , crit S. Rimmon-Kenan,
commentant les travaux de Kuno et de Rein- hart ; cf. Qu'est-ce
qu'un thme ? , Potique, 64, p. 400.
3. Qui la reprend lui-mme Erwin Straus, auteur d'un livre
intitul Vom Sinn der Sinne (Du sens des sens), Berlin, Julius
Springer, 1933.
4. Cf. J.-P. Sartre, l'tre et le Nant, Paris, Gallimard, 1943,
4e part., chap. II, De la qualit comme rvlatrice de l'tre , p.
691.
5. Cf. A. J. Greimas, Conditions d'une smiotique du monde
naturel , Du sens, Paris, d. du Seuil, 1970, p. 49-91.
6. J.-P. Richard, Mtamorphoses d'un matin , Pages Paysages.
Microlectures II, Paris, d. du Seuil, 1984, p. 182.
7. J.-P. Richard, l'Univers imaginaire de Mallarm, Paris, d. du
Seuil, 1961, p. 20. 8. Ibid. 9. Sartre, op. cit., p. 696. 10. J.-P.
Richard, Microlectures, Paris, d. du Seuil, 1979, p. 8. 11. Cf.
notamment J. Starobinski, la Relation critique, Paris, Gallimard,
1970, et les deux
volumes, dj cits, des Microlectures de J.-P. Richard ; je
renvoie ce propos ma mise au point sur Thmatique et Psychanalyse ,
in Territoires de l'imaginaire, Mlanges offerts J.-P. Richard,
Paris, d. du Seuil, 1986.
12. J.-P. Richard, l'Univers imaginaire de Mallarm, op. cit., p.
15. 13. J.-P. Richard, La critique thmatique en France ,
intervention au colloque inter
national de Venise, septembre 1975. 14. L. Dolezel, Le triangle
du double , Potique, 64, p. 464. 15. J.-P. Richard, l'Univers
imaginaire de Mallarm, op. cit., p. 25. 16. Husserl appelle horizon
interne l'ensemble des aspects qu'une chose peut offrir au
regard d'un observateur selon les divers points de vue qu'il
adopte sur elle ; elle ne lui prsente jamais qu'un seul de ces
aspects la fois, mais tous les autres, bien que cachs, sont
impliqus comme horizon de cette perception partielle. Le mme
philosophe nomme horizon externe l'ensemble des relations que la
chose entretient avec son environnement ; ces rapports ne sont pas
perus analytiquement, mais ils dterminent le sens de toute
perception de chose isole. J'ai essay de montrer que cette notion
huss>erlienne de structure d'horizon permettait aussi de dcrire
l'organisation des significations linguistiques et littraires ; cf.
mon essai sur la Posie moderne et la Structure d horizon, paratre
aux PUF, coll. criture .
17. J.-P. Richard, La critique thmatique en France , art. cit.
18. S. Rimmon-Kenan, art. cit, p. 402. 19. J.-P. Richard, tudes sur
le romantisme, Paris, d. du Seuil, 1970, p. 192. 20. J.-P. Richard,
Microlectures, op. cit., p. 254.
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Le thme selon la critique thmatique
21. J.-P. Richard, Proust et le Monde sensible, Paris, d. du
Seuil, 1974, p. 7. 22. Cl. Bremond, art. cit, p. 422. 23. Ph.
Hamon, Thme et effet de rel , Potique, 64, p. 496. 24. Cf. ma
tentative pour dfinir les connotations culturelles du thme de
l'horizon, et
leurs transformations d'une poque et d'une uvre l'autre, dans V
Horizon fabuleux, Paris, Jos Corti, 1988, 2 vol.
25. Cf. Grard de Nerval , Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard,
coll. Ides , 1965.
26. Cf. Les yeux bien ouverts , Prfrences, Paris, Jos Corti,
1969.
InformationsAutres contributions de Michel Collot
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PlanElments pour une dfinition du thme.
Illustrations"Univers imaginaire" ou "paysage d'une oeuvre"