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Professeur Jeanne Bem Dora Bruder ou la biographie déplacée de Modiano In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, N°52. pp. 221-232. Citer ce document / Cite this document : Bem Jeanne. Dora Bruder ou la biographie déplacée de Modiano. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, N°52. pp. 221-232. doi : 10.3406/caief.2000.1388 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_2000_num_52_1_1388
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Dec 22, 2015

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Professeur Jeanne Bem

Dora Bruder ou la biographie déplacée de ModianoIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, N°52. pp. 221-232.

Citer ce document / Cite this document :

Bem Jeanne. Dora Bruder ou la biographie déplacée de Modiano. In: Cahiers de l'Association internationale des étudesfrancaises, 2000, N°52. pp. 221-232.

doi : 10.3406/caief.2000.1388

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DORA BRUDER

OU LA BIOGRAPHIE DÉPLACÉE

DE MODIANO

Communication de Mme Jeanne BEM

(Université de la Sarre)

au LIe Congrès de l'Association, le 7 juillet 1999

Patrick Modiano est un romancier ; il est du côté de la fiction, du récit fictionnel, au sens où Gérard Genette oppose le récit fictionnel au récit factuel (1). Il a l'habitude dans ses bibliographies de faire suivre ses titres de la mention « roman ». Il le fait même pour Livret de famille : avec un tel titre on s'attend à une autobiographie, mais une note préliminaire donne ce livre pour une autofiction (« l'autobiographie la plus précise se mêle aux souvenirs imaginaires » (2)). Retenons déjà que Modiano ne recule pas devant le type de récit hybride. Sur la couverture de Dora Bruder, comme d'habitude il n'y a aucune mention. Ce livre a paru en 1997 dans la collection blanche chez Gallimard (3). Mais le livre suivant, Des inconnues, paru en 1999 chez le même éditeur, précise dans sa bibliographie : Dora Bruder, roman.

Me voilà légèrement embarrassée, car quand j'ai proposé il y a deux ans le sujet de cette communication, il ne faisait aucun doute pour moi que Dora Bruder était une bio-

(1) Gérard Genette, Ficiton et diction, Seuil, 1991. (2) Livret de famille, Gallimard, 1977. (3) Les pages renverront à cette édition.

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graphie. Certes une biographie pas comme les autres, « déplacée » en ce sens que rien n'y est tout à fait à sa place. Mais les règles de base sont respectées. L'objet biographique — le « biographe » — est réel. La jeune fille a existé. Elle était juive, elle vivait à Paris avec ses parents qui étaient venus d'Autriche et de Hongrie. Un avis de recherche paru dans Paris-Soir, le 31 décembre 1941, montre que ses parents la cherchaient à la suite d'une fugue. Elle a été internée à la prison des Tourelles le 19 juin 1942, transférée à Drancy le 13 août. Elle a quitté Drancy le 18 septembre 1942 en même temps que son père, dans un convoi pour Auschwitz. Sa mère a quitté Drancy dans le convoi du 11 février 1943.

De son côté Patrick Modiano s'est comporté vis-à-vis de son objet en biographe. Il a fait une enquête minutieuse, longue et difficile ; il a rassemblé des documents, émis des hypothèses pour les chaînons manquants ; il a utilisé le contexte historique et des documents parallèles ; il a construit un récit en livrant tout ce qu'il savait. Tout ce qu'on peut savoir — le peu, le presque rien qu'on peut savoir — des seize années vécues par Dora Bruder, se trouve sous la couverture de ce livre, sous ce titre épony- me. Si Dora Bruder n'avait pas trouvé en Patrick Modiano son biographe, personne ne saurait rien d'elle. Il l'a sauvée de l'engloutissement. En lui consacrant un livre et des années de recherche, il a accompli un geste symbolique qui le dépasse, il a payé sa part (notre part ?) de la dette des survivants d'après la Shoah.

Aussi pensé-je que l'auteur a tort de faire suivre le titre Dora Bruder du mot « roman ». S'il le fait, c'est bien sûr à cause de l'ambiguïté de ce qu'il a entrepris de faire dans ce livre. Dora Bruder est un objet littéraire déconcertant qui, comme toute grande œuvre, explore les limites de la littérature. Ce n'est pas seulement un récit factuel. Mais c'est un texte engagé, qui nous met en contact direct avec le réel de ce siècle. Le mot « roman » risque de le dégager de cette responsabilité. Dans l'oeuvre de Modiano, Dora Bruder a un statut tout à fait à part. Le réel référé, pour être le réel

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impensable, irreprésentable, indicible d'Auschwitz, confère au texte une authenticité foudroyante. Littéralement, le texte est foudroyé, zébré par le blanc qui suit les mots : « ...dans un convoi pour Auschwitz » (p. 145). C'est ce blanc qui interdit de parler de fiction. Qui fait toute la différence entre le réel absent halluciné par un roman et qui n'est qu'une illusion de réel, et le réel rendu énigmatique- ment présent par un texte comme celui-ci, parce que son absence est ce qui justement le définit comme réel.

Si l'on peut contester la mention « roman », on doit cependant prendre acte du refus de l'auteur de nommer son texte « biographie ». Lancé dans une entreprise biographique d'un type inhabituel, Patrick Modiano a rencontré des problèmes qu'il a résolus à sa façon, en ayant conscience qu'il s'écartait du modèle attendu. C'est en cela que le livre rejoint le débat qui nous occupe. Une façon simplifiée de résumer le problème serait de dire : un récit biographique a-t-il nécessairement une dimension fiction- nelle ? Peut-il se contenter de la sécheresse des faits ? N'y a-t-il pas une part d'empathie, des hypothèses, de l'imagination, une construction, des choix formels ? Tout cela est à la fois vrai et faux, concernant Dora Bmder. Tous ces éléments y sont, et pourtant la sécheresse des faits est maintenue sans concession aucune. On ne pourrait pas dire, pour paraphraser Livret de famille, que « la biographie la plus précise se mêle à des hypothèses imaginaires ». Déjà parce qu'on est loin du compte pour ce qui est d'une biographie précise. Et ce n'est pas faute pour Modiano d'avoir cherché des précisions... Mais on ne sait presque rien de la vie de Dora, et il y a peu de chance qu'on en apprenne un jour davantage. Ce peu qu'on sait n'est pas travaillé par la fiction. En même temps, il y a du fictionnel dans Dora Bmder. Le factuel, dans sa déchirante nudité, est accompagné, soutenu par un régime narratif fictionnel, mais qui est déplacé sur tout ce qui n'est pas Dora. C'est une biographie paradoxale, parce que Modiano choisit de ne pas essayer de faire « vivre » Dora. La vie est là, mais décalée, parallèle. C'est une biographie écrite par un

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romancier, mais ce n'est pas une biographie romancée. Les procédures narratives que Modiano a mises au point dans ses romans se retrouvent dans Dora Bruder, mais pour obtenir une mise à distance, pour signifier l'impossibilité de « romancer » la vie de Dora.

Comme il se doit pour un récit historique, le livre donne beaucoup de dates : l'état civil de Dora et de ses parents, les dates des lois anti-juives, etc. Ces dates sont les traces du réel, tout ce qu'il en reste ; elles sont inscrites dans des documents administratifs. D'autres dates, précises mais plus personnelles, concernent le biographe lui- même. Nous apprenons qu'il a « rencontré » Dora au hasard d'une recherche dans les archives de l'Occupation en décembre 1988. Il a donc fait une enquête de sept ou huit ans avant de publier ce livre. Quelques moments de cette enquête sont racontés : elle a été une aventure, ou une patience, avec des surprises. Mais au cœur de la biographie de Dora, Modiano rappelle au lecteur qu'il a commencé par écrire un roman : Voyage de noces, publié en 1990. A partir du biographème « Paris occupé — fugue — avis de recherche », il a écrit une histoire inventée autour d'une jeune fille qui s'appelle Ingrid. On voit que la pulsion romanesque est première.

C'est peut-être parce qu'il a tout inventé d'Ingrid que le romancier, devenu biographe, arrive à s'interdire d'inventer quoi que ce soit de Dora. Sa réserve est exemplaire. Au sujet de Dora, les phrases à la forme interrogative (et dont la réponse reste inconnue) sont presque la règle. Le discours du biographe est constamment modalisé par des « peut-être », des « j'ignore ». Il faut citer le dernier paragraphe du livre :

J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret [...] (p. 147).

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La réserve que s'impose le biographe est à la mesure de sa fascination pour son objet. L'entrefilet du vieux journal lui a fourni un scénario très bref, mais au plus près de ses obsessions habituelles : ce Paris glauque, une jeune fille perdue, un nom aux consonances métèques, des parents désemparés car il est aussi dangereux de signaler la disparition de leur fille que de ne rien faire — enfin tout ce qu'il faut pour un « roman familial » à la manière de Patrick Modiano. On sait que les biographes ont tendance à s'identifier avec leur « biographe ». Modiano parle de hantise : « je n'ai cessé d'y penser pendant des mois et des mois » (p. 54). Peu de temps avant ou après la lecture de cet entrefilet (il ne le précise pas), il recoupe ce nom, Dora Bruder, avec une liste de déportés où figurent : Dora Bru- der, Ernest Bruder. Mais là où d'autres biographes se passionnent pour un personnage souvent hors du commun à qui il est arrivé des choses au moins pour partie glorieuses ou gratifiantes, Modiano s'identifie avec une adolescente disparue, non seulement au sens où elle est morte, mais dans un double sens très particulier : sa mort au camp n'a pas laissé de traces et sa vie, qui de toute façon avait été courte et simple, n'a pas laissé de traces non plus. Cette disparition au sens ontologique est évidemment un des grands thèmes de la littérature de la Shoah — il suffit de penser à Georges Perec. Patrick Modiano a développé une sensibilité étrange pour sentir la présence des disparus de la Shoah. S'il regarde un vieux film sorti sur les écrans parisiens en été 1941, une comédie anodine dont le sujet est cependant une histoire de fugue, il pense à ceux qui avaient regardé le film et qui après sont morts : cela lui rend le film insupportable. Car « tous ces regards, par une sorte de processus chimique, avaient modifié la substance même de la pellicule, la lumière, la voix des comédiens » (p. 82). Modiano dit toujours qu'il s'imagine avoir vécu sous l'Occupation. En fait on voit qu'il s'imagine avoir disparu sous l'Occupation.

Cette identification paradoxale à l'objet biographe, Dora, rend plus complexe l'autobiographie qui est néces-

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sairement inscrite dans ce livre. Il y aurait une autobiographie en creux, comme une négation par Dora interposée de l'existence même de quelqu'un qui s'appelle Patrick Modiano (de manière assez voisine, Paul Auster pousse assez loin cette exploration de l'auto-suppression). Cela montre l'espèce de sidération que la « rencontre » de Dora Bruder exerce sur Modiano. Et d'autre part, il y aurait l'autobiographie ordinaire d'un individu né en 1945, écrivain. Celle-ci entre dans un processus d'autofiction et encadre la biographie défaillante de Dora.

Pour la composante autofictionnelle du livre, Patrick Modiano utilise les procédés qu'il a mis au point dans ses romans. On connaît son schéma narratif préféré : un narrateur retourne dans son passé parce qu'il enquête sur une personne qu'il a croisée parfois, une personne qui l'intrigue et avec qui il a tendance à s'identifier. Exemple :

J'ai connu Francis Jansen quand j'avais dix-neuf ans, au printemps de 1964, et je veux dire aujourd'hui le peu de choses que je sais de lui (4).

Cette rencontre a été généralement accidentelle, brève, intermittente, à moitié oubliée. Elle contraint pourtant étrangement le narrateur, et l'enquête devient sa préoccupation principale. A sa « rencontre » avec Dora Bruder, Modiano n'a qu'à se laisser glisser dans le schéma que ses romans avaient providentiellement préparé. Le réel s'est laissé rattraper par la fiction. La forme éprouvée mise au point dans les fictions informe l'expérience réelle, et garantit la captation du lecteur.

« Le passé et le présent se mêlent dans mon esprit par un phénomène de surimpression », remarque le narrateur de Voyage de noces (5), énonçant une autre grande loi du récit romanesque chez Modiano. Ses romans sont caractérisés par un va-et-vient constant entre des strates temporelles diverses appartenant aussi bien à la sphère du narrateur

(4) Début de Chien de printemps, Seuil, 1993. (5) Voyage de noces (1990), Folio, p. 26.

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qu'à la sphère de la personne sur laquelle il enquête. Modiano est un adepte de la mémoire associative qui fonctionne avec des shifters comme les lieux et les atmosphères :

Je voudrais que ce pin parasol, à la lisière du zoo et de Saint- Mandé, soit mon intercesseur et me transmette quelque chose du Juan-les-Pins de cet été-là, où je marchais, sans le savoir, sur les traces d'Ingrid et de Rigaud (6).

Exactement comme dans ses romans, dans sa biographie de Dora Bruder Modiano adopte cette démarche progressive-régressive, la stratification du temps, les associations - autant d'indices du travail de la mémoire. En conséquence, l'ordre du récit est gravement bousculé (ce qui n'est généralement pas le cas dans les biographies normales), et le lecteur doit activement participer pour reconstituer le puzzle. Bien sûr, avec les méandres et circonvolutions du récit, il coexiste une ligne droite, avec un début et une fin. Le début, ce sont les antécédents familiaux, ce qu'on peut savoir des parents, et la date de naissance de Dora : le 25 février 1926, à Paris. La fin, sans commentaire. Le biographe part des origines et avance vers la fin programmée. Mais les origines sont aussi ce qui est à l'origine de l'écriture: l'entrefilet du journal, qui est déjà un texte, qui est déjà quelque chose de la vie de Dora mis en texte. Les origines du texte — Dora Bruder — sont un petit texte, et le livre en est alors la décevante amplification. Dans le petit texte, il est déjà question d'une disparition, mais elle est encore anodine — une fugue d'adolescente — , gérable. Cependant, la simple date de cet avis de recherche, et un autre signe à interpréter (le nom), donnent au petit texte un sens prémonitoire fatal. Contrairement à la vie « ouverte », au moins en ses débuts, du « biographe » standard, la vie de Dora est piégée, barrée. C'est aussi ce piège que reproduit l'écriture de Modiano avec ses structures emboîtées et circulaires.

(6) Ibid., p. 87.

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Dora Bruder est autant le récit d'une vie que le récit d'une recherche. Comme la vie est lacunaire, pauvre en éléments racontables, la recherche, axée sur la personne du biographe-enquêteur, a tendance à se substituer à la vie de Dora. Au début, sitôt énoncé l'avis de recherche qui se termine par les mots : « Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris » (p. 9), le biographe enchaîne pour son propre compte :

Ce quartier du boulevard Ornano, je le connais depuis longtemps. Dans mon enfance, j'accompagnais ma mère au marché aux Puces de Saint-Ouen. Nous descendions de l'autobus à la porte de Clignancourt [...] (p. 9).

Il part dans une longue anamnèse sur plusieurs strates temporelles : quand il avait douze ans (1957) ; mai 1958 ; janvier 1965 ; et il finit par expliciter le processus de surimpression :

Peut-être, sans que j'en éprouve encore une claire conscience, étais-je sur la trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient là, déjà, en filigrane (p. 12).

Le biographe, s'exprimant dans les mêmes termes que les narrateurs de ses romans, revisite son passé à travers Dora, en même temps qu'il inscrit sa vocation pour cette biographie dans une logique de prédestination.

Le déplacement s'opère constamment du « biographe » vers son biographe. Les moments d'identification sont nombreux :

Elle descendait à Simplon, juste en face du cinéma et de l'hôtel. Vingt ans plus tard, je prenais souvent le métro à Simplon. C'était toujours vers dix heures du soir. La station était déserte à cette heure-là [...] (p. 46).

Si Dora Bruder demeure au centre du livre, comme une absence — l'auteur dit : un « blanc », un « bloc d'inconnu et de silence » (p. 29) — , il reste que ce centre est flottant,

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sa place décentrée, et là se loge le biographe. Son enquête prend valeur de quête initiatique. Il est le sujet, face à des objets évanescents. C'est un vivant qui remonte dans le passé pour descendre chez les ombres, un visiteur des limbes, un compagnon de spectres. « Beaucoup d'amis que je n'ai pas connus ont disparu en 1945, l'année de ma naissance » (p. 100), écrit le biographe de Dora Bruder dans une formule saisissante.

Ce livre prouve que le devoir de mémoire ne se fait pas sur commande, il doit correspondre à une nécessité interne et s'exercer avec ferveur. Il n'est authentique que s'il reconnaît ses limites, son impossibilité. Dora Bruder est un livre qui ne cesse d'interroger les limites.

La mémoire est convoquée, l'oubli est conjuré, mais il y a un trou. Le biographe ne cherche pas à le combler, on dirait plutôt qu'il tourne autour. Il le fait par l'autofiction, comme on vient de le voir. C'est ainsi qu'un imaginaire pénètre dans le livre, en tant que l'imaginaire est une part de la personnalité du biographe, et qu'il se nourrit autant de ses fantasmes que de sa culture. Par exemple, l'adresse, au 62 rue de Picpus, de l'internat du Saint-Cœur-de-Marie auquel les parents de Dora avaient confié leur fille, rappelle à Modiano un souvenir littéraire et projette dans le livre un épisode des Misérables, épisode dans lequel Jean Valjean traqué se cache avec Cosette dans le jardin d'un couvent. Victor Hugo donne une adresse: « 62 rue du Petit-Picpus » — ce qui fait dire à Modiano : « je crois aux coïncidences et quelquefois à un don de voyance chez les romanciers » (p. 54). On est ici dans la fiction pure. A l'inverse, une tranche de réel brut peut être intégrée dans le livre, à la manière d'un collage, perfectionnant les dispositifs de mise en abyme : c'est cette lettre écrite de Drancy à sa famille par un certain Robert Tartakovsky, que Modiano a trouvée chez un bouquiniste et qu'il cite intégralement (p. 123-129). Cette lettre très émouvante écrite par un homme de quarante ans qui a tout un cercle d'amis dans le milieu artistique de Paris et qui fait face comme il peut, comme n'importe qui, à la condition démente qui

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lui est faite, représente exactement le témoignage subjectif qui nous manque pour Dora. Mais elle ne peut absolument pas en être le substitut. Elle désigne seulement ce manque.

La subjectivité de Dora, comme celle de ses parents, reste désespérément opaque. Dora Bruder est en ce sens le contraire du Journal d'Anne Frank. La différence entre Dora et Anne est accentuée par le fait qu'il était raisonnable de se cacher comme la famille Frank le faisait à Amsterdam, tandis que les fugues de Dora nous semblent déraisonnables. Qu'est-ce qui motivait Dora ? Pour une fois, son biographe hasarde une hypothèse, mais il le fait en termes généraux :

II arrive que les enfants éprouvent des exigences plus grandes que celles de leurs parents et qu'ils adoptent devant l'adversité une attitude plus violente que la leur. Ils laissent loin, très loin, derrière eux, leurs parents. Et ceux-ci, désormais, ne peuvent plus les protéger (p. 112).

Avec beaucoup de pudeur, il croise la crise d'adolescence avec la Shoah. Pour Dora, la « rebelle » comme il la qualifie (p. 112), la mort n'est pas seulement une idée philosophique qu'elle mettrait à l'épreuve pour tester ses raisons de vivre. La mort (voilée, il faut le rappeler, mais sue, obscurément reconnue) est le risque auquel se mesure l'exigence de vie et de liberté de la jeune fille.

En choisissant comme objet de sa recherche un de ces « inconnus de l'Histoire » auxquels s'intéressent aussi de plus en plus les historiens, Patrick Modiano a été confronté à la question du singulier dans sa dimension exemplaire et à son insertion dans le collectif. Singulière, Dora l'est sans aucun doute. Seulement, les données de sa singularité nous échappent. Comme les narrateurs de ses romans, le biographe scrute les quelques photographies de Dora qu'il a pu trouver. La photographie est un des thèmes majeurs de son oeuvre romanesque, au point qu'un critique a pu comparer l'imaginaire du romancier à une

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« chambre noire » (7). Personne n'évalue mieux que Modiano ce qu'une photo a de fascinant et de décevant. Comme l'écrit le critique, André Vanoncini, elle constitue « la trace la plus sournoisement rétive à la démarche authentifiante » (8). Le biographe de Dora consacre une page et demie (p. 92-93) à la description exhaustive, maniaque, de tout ce que peut livrer d'informations une photo datant probablement de 1941 :

Elle tient la tête haute, ses yeux sont graves, mais il flotte sur ses lèvres l'annonce d'un sourire. Et cela donne à son visage une expression de douceur triste et de défi.

C'est Dora et pas une autre, mais avec tout le mystère de son individualité, avec le flou, l'oubli, la banalité qui la rongent. Il y a un rapprochement à faire avec le travail de Christian Boltanski qui, avec des photos d'inconnus, crée une sorte d'album de famille collectif. « Des photos comme il en existe dans toutes les familles » (p. 94), remarque le biographe de Dora, découragé d'avoir interrogé la photo en vain.

Parfois on se dit que Modiano évite de trop singulariser Dora. Il y a des questions qu'il ne se pose pas. Par exemple : quelle langue Dora parlait-elle avec ses parents ? Quelle langue parlaient-ils entre eux ? Le peu de données qu'il possède va dans le sens d'une stylisation qui s'accorde à l'idée de l'universel. Paris est certes une topographie sentimentale, mais c'est aussi un lieu neutre, le lieu idéal pour accueillir dans les années 1930-1940 des individus apatrides venus de partout, qui ne demandaient qu'à vivre sans histoire. Ils se mettaient sous la protection de la déclaration des droits de l'homme. Son histoire gommée, perdue, Dora Bruder n'est plus qu'un nom, elle devient symbolique. On se souvient peut-être

(7) André Vanoncini, « La virtuose virtualité des images dans trois romans de Patrick Modiano », Congrès des romanistes allemands, léna, 1997 (à paraître). (8) Ibid.

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que Dora était le nom de la dernière compagne de Kafka. Quant à « Bruder », c'est un mot qui en allemand signifie : frère. Par les lois d'exception et le projet d'extermination, les nazis veulent nier l'égalité et la fraternité inscrites dans la devise de la Révolution française.

Les nazis de leur côté singularisent les juifs, mais en vue de les séparer des autres hommes et de les rassembler dans une collection d'individus juxtaposés soumis à la logique sérielle. Le fichier, série de fiches normées rangées par ordre alphabétique, est à la fois l'instrument et l'emblème d'une sinistre rationalité. En faisant ses recherches dans les archives, Modiano a lu beaucoup de fiches. Il fait une sorte de cortège à Dora avec les noms et les fiches de jeunes filles qui l'ont côtoyée : Claude Bloch, Josette Delimal, Tamara Isserlis, Ida Levine, Hena, Annette Zelman... Cette fois, il détourne les fiches pour restituer à chacune quelque chose de sa personnalité, un trait, une anecdote. A propos d 'Annette Zelman, il déterre une tragique histoire d'amour — un vrai roman en miniature (p. 120-122). Claude, Josette, Tamara, Ida, Hena, Annette, comme Dora, ni plus ni moins qu'elle, témoignent pour l'irréductible humanité de toutes les victimes. Exactement comme l'inconnue dont la photographie a été proposée par Christian Boltanski au journal Le Monde récemment : le 28 mai 1999, avec son énigmatique portrait en pleine page, elle a été « la reine d'un jour ». Pourquoi plutôt une jeune fille ? Parce qu'elle a la naïveté et la fragilité de l'enfance, la générosité de la femme qu'elle sera, et parce qu'elle est promise au désenchantement et à la mort.

J'avais parlé de Dora Bruder comme d'un objet littéraire déconcertant. Ce livre pourrait bien se révéler comme un des grands du XXe siècle. Sur la biographie il jette un éclairage inquiétant, excitant. Pour le moins, il empêche qu'on soit biographe en toute innocence.

Jeanne Bem