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Ginette Michaudtudes franaises, vol. 21, n 3, 1985, p.
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Rcits postmodernes?
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Rcits postmodernes?
GINETTE MICHAUD
Devant un tel titre, j'entends dj flotter par-dessus monpaule un
double soupir. Un soupir de soulagement d'abord, de lapart de
quelques lecteurs qui se disent : Enfin, on va peut-tresavoir un
peu mieux ce qu'est le postmodernisme. Un soupird'agacement
ensuite, de la part de ces autres lecteurs, plusnombreux, qui en
ont assez (dj!) d'entendre parler dupostmodernisme et qui se
demandent, eux, de quelle utilit leursera ce nouveau concept pour
lire les rcits de Poulin qui,pensent-ils, n'en ont que faire.
D'emble, je devrai dcevoir la premire catgorie delecteurs : ils
ne trouveront pas ici une discussion serre, et encoremoins une
dfinition synthtique, de ce terme plus que nbuleuxqui fait rage
depuis quelques annes dans tous les domaines.Utilis de manire
vague, le mot postmodernisme sert le plussouvent dsigner l'mergence
d'une nouvelle sensibilit, quelque soit le sens que l'on veuille
bien encore accorder cetteexpression ancienne en ce nouveau
contexte rsolument antipsy-chologique. Remarquons en passant que le
terme postmodernismene recouvre pas exactement les mmes enjeux en
architecture,dans les arts visuels, en philosophie, en sociologie
qu'en litt-rature1. La chose est trop souvent nglige pour qu'on ne
la
1 Aux tats-Unis, et pour le seul domaine littraire, on
admetgnralement dans le cercle des postmodernes tous les auteurs
reprsentatifs de laNew Fiction J Barth, D Barthelme, R Brautigan, R
Coover, T Pynchon,Etudes franaises 21,3, 1985 1986
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68 tudes franaises, 21,3
souligne pas : il y a des pratiques postmodernes,
lePostmodernisme n'existe pas (pas plus que la
Modernit,d'ailleurs), il n'y a pas l d'Essence intemporelle, fixe
une foispour toutes. Le Postmodernisme a ceci de commun avec
laperformance (son avatar le plus clbre et le plus dformant)
qu'ildoit tre dfini chaque fois hic et nunc, dans le prsent de
chaquesituation. Que vous soyez anti, no, pr ou postmoderne n'a
doncque peu d'importance : ce qui importe, par contre, au rythme
oces nouvelles valeurs circulent et se dvaluent, c'est de
pouvoiranalyser avec finesse, et pour chaque cas singulier, les
alliances quise font et se dfont entre ces diverses attitudes
critiques.
Mais puisqu'il faut tout de mme entrer dans le jeu etessayer de
dire quelque chose de ce terme qui, comme le suggraitrcemment
Umberto Eco, sert surtout connoter de manirepositive tout ce que le
locuteur approuve2, disons pour faire viteque c'est le post de
postmodernisme qui vaut la peine d'trequestionn. Je l'entends pour
ma part la manire de BruceBarber lorsqu'il crit que
The post of postmodernism, it seems to me, is the post of denial
andis not the kind of post which is designated through a
'progressive ' andmore 'enlightened' extension of the past [ J Now
it seems thatending has arrived and we have entered (by default)
the postmodern era,a modern era that does not at this stage really
know what it is post to,yet comfortably accepts the provisional
title until something better comesalong Post denotes the past and
apparently cleaning or denial isenough3.
Si le postmodernisme est une dngation, c'est--dire un mode
depense qui travaille en laissant le refoul faire retour, en
ramenant
K Vonnegut Jr , etc , mais la filire ne s'arrte pas l certains
la font remonterjusqu' Tristram Shandy (1767) et mme jusqu'aux
origines du roman, jusqu'auQuichotte de Cervantes (1615) C'est dire
qu'on retrouve dans cet immense brassagedes temps et des lieux que
devrait, idalement, tre le postmodernisme, un peu detout il n'est
pas rare, par exemple, que les fictions amricaines allient des
traitscaractristiques du postmodernisme (par exemple, l'clatement
du rcit,l'ouverture formelle, etc ) des lments propres au
prmodernisme (le recoursaux mythes, la clture de l'autorfrence, etc
) ce qui produit parfois un curieuxmlange d'avant-garde
no-conservatrice Comme l'crit Ihab Hassan, [ ] whilethis form of
the literary imagination [postmodernism] is radical in its
essentially parodistictreatment of systems, its radicalism is in
the interest of essentially conservative feelings (POSTmodernISM,
New Literary History, 3 1, automne 1971, p 15)
2 Stefano Rosso, Correspondence with Umberto Eco, Boundary 2, 12
1,automne 1983, p 1
3 Bruce Barber, The Function of Performance in Postmodern
CultureA Critique, dans Performance Text(e)s & Documents Actes
du colloque Performance etMultidisciphnant Postmodernisme, Montral,
les ditions Parachute, 1981, p 36
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Rcits postmodernes? 69
la surface des dbris rejets par notre culture et cela est,
jecrois manifeste dans les rcits les plus rcents de Poulin4 qui
ontpour objet soit le Mythe (les Grandes Mares), soit
l'Histoire(Volkswagen Blues) , il faut renoncer la compensation un
peutrop commode que nous prouvons projeter dans cette notion
lafigure par excellence de la rupture. dfaut, le
postmodernismen'est plus qu'une pose antimoderne, la forme la plus
rcente d'unfantasme tenace, toujours au cur des querelles
d'avant-garde :faire table rase de tout ce qui tait avant, marquer
un commen-cement, absolument nouveau. Le postmodernisme, comment
endouter?, n'est encore qu'un autre moment historique : il a de
plusla particularit d'tre le ntre, ce qui le rend la fois intenable
etinvitable et, bien sr, plus malais analyser. Il est le signe
d'unepoque qui n'arrive pas se situer autrement que comme la
find'une poque sans vecteur, dsoriente.
Cela, galement, est sensible dans les rcits de Poulin,
tousmarqus par la drive, tous sollicits un titre ou un autre pardes
questions de survie, de frontires imaginaires sujettes
auxdplacements, de chaos menaant de refaire surface. Les
GrandesMares, par exemple, peuvent rtrospectivement tre
considrescomme une forme possible de rcit postnuclaire : ici,
l'vne-ment mythique qui s'annonait de faon optimiste
Aucommencement, il tait seul dans l'le (GM, 9) ne peut viterde se
dsintgrer en une srie de petites catastrophes qui fontl'objet
d'autant de fragments narratifs. L'arrire-fond lgrement(cela, c'est
la grce de Poulin) apocalyptique des Grandes Mares le monde, conu
comme un Global Village McLuhanien, peupl despcialistes de plus en
plus spcialiss qui ne parviennent plus s'entendre et se traduire en
cette nouvelle tour de Babel, cemonde-l va sa perte, nous prvient
Poulin dans un sourire ,l'intgration de nouvelles technologies dans
le rcit (ordinateur,mdias, salle des machines, tlscripteur, poste
de radio, etc. : lePrince n'est plus ici qu'un robot et
l'ordinateur lui-mme senomme ATAN : homme), ce curieux mlange de
technologie et demythologie, de vie tribale et de civilisation de
masse, tout celaconcourt faire que les rcits de Poulin, en plus
d'tre pleinsd'aventures (non piques) et de subtiles histoires
d'amour (nonsentimentales), soient de vritables radioscopies de
notre vie quoti-dienne, de prcieuses transcriptions de l'actualit,
nos yeux lamoins sensible.
4 Jc n e r e t i e n s ici q u e les d e u x d e r n i e r s rc
its d e P o u l i n les Grandes Mares
et Volkswagen Blues
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70 tudes franaises, 21,3
Voil en tout cas pourquoi j'ai voulu, entre autres
raisons,garder le postmodernisme comme question dans mon titre, et
noncomme une donne de fait indiscutable : ce n'est pas le
postmoder-nisme qui trouve ainsi s'illustrer de manire avantageuse
dansles rcits de Poulin, ce sont plutt ces fictions qui peuvent
nousdire quelque chose de prcis sur le postmodernisme. Les
lecteursde la seconde catgorie ceux qui pensent que cette notion
neleur sera d'aucun profit pour lire les rcits de Poulin serontdonc
eux aussi dus, mme s'ils auront au moins la satisfactiond'avoir
partiellement raison : il n'y a en effet aucune pertinence vouloir
prouver tout prix que les rcits de Poulin sont bel et
bienpostmodernes5. Ils le sont de faon vidente et la question,
commec'est malheureusement trop souvent le cas en matire de
critiquelittraire, porte en elle-mme sa rponse. Les rcits de Poulin
parfaitement clairs, lisibles, d'une intelligibilit
immdiatementlivre sont, on l'a assez rpt, d'une dsarmante simplicit
(nepas confondre avec la facilit, bien sr). Le texte est limpide :
c'estson sous-texte qui l'est moins. Poulin est un minimaliste, il
est unmatre des sous-entendus, de l'art du tout dire avec rien. En
fait,ces fictions dsarment souvent les critiques qui, s'ils
s'entendentavec un remarquable accord pour louer les qualits
prcites (il nefaudrait pas oublier l'invitable tendresse!), n'osent
pas, devantces textes pudiques, sortir leur artillerie lourde. Ce
faisant, ilsrenoncent interprter, ils ne voient pas toujours
qu'ilssuccombent la navet roue de ces textes. Or, je l'ai appris
maintes reprises mes dpens, la navet n'est pas rmunratricedans le
cas des textes de Poulin.
Ainsi, il serait sans doute possible de dresser une liste
desprincipaux traits postmodernes de l'uvre de Poulin et
mme,pourquoi pas?, d'tablir partir d'eux les linaments d'unepotique
du postmodernisme. Je me contenterai de citer, ple-mle ( la manire
de la critique postmoderne!), quelques-uns deces aspects les plus
frappants : un got marqu pour tout ce qui est\ isible, audible et
perceptible, mieux, un vritable amour pour lessituations dites
concrtes et pour les petites complications de la\ie (indiffremment,
des problmes de mcanique, de cuisine oude langage); inversement, un
certain dgot pour les abstractions,
5 Jc poursuis ici une piste de lecture sui^re par Laurent
Mailhot lesGrandes Siarees est un h \ re qu 'on peut qualifier de
postmodemistc, en ce sensqu'il dpasse la lois le ralisme
traditionnel et la modernit rcente Ni NouveauRoman ni ant iroman,
ce li\ re fragmentaire et total pose non seulement la questiondu
iec it ci de ses ruptures, mais celle du li\ ie dans le li\ re et
dans le inonde, de sona \enn , de ses marges (Bibliothques
imaginaires le livre dans quelques romansqubcois, Etudes franaises,
18 J, hiver 1983, p 92)
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Rcits postmodernes? 71
les grandes ides et les spculations thoriques; la
ractualisationde genres anciens6 (conte, allgorie, fable, etc.); le
retour desschmas narratifs mythiques; l'intgration de ce que l'on
pourraitnommer la trwialtttrature : recettes, chronomtrages,
plans,dessins, bandes dessines, cartes, photos, fac-simils, etc.;
un styletrs naturel7, trs matter-of-fact, sans grande provocation,
parlequel l'auteur postmoderne renonce l'Originalit qui le
signalaitcomme un usager part du langage, ce qui force par ailleurs
lelecteur s'interroger sur la qualit ordinaire du langageordinaire;
la mise en place de personnages le plus souvent chezPoulin, un
couple qui ont tendance, en tant que personnages, tre de plus en
plus autonomes et s'affranchir de leur auteur :Chacun de ses romans
avait t crit de la faon suivante : dansun certain dcor, il avait
mis deux personnages en prsence l'un del'autre et il les avait
regards vivre en intervenant le moinspossible (VB, 91); des
descriptions factuelles, sobres et prcises (l'occasion, factieuses
: [...] La fille avait des yeux gris et froidscomme l'acier et son
visage tait de marbre (VB, 91); la parodie,la mtafiction
autorflexive, la prsentation rgulire de sespropres procdures; la
coexistence de l'histoire officielle et depripties picaresques, de
personnages rels et fictifs; le plaisir dudcoupage, de la scne, de
l'interruption; l'ironie mtaphysique;l'loignement du rfrent comme
justification et modle du rcit;l'intgration de matriaux htrognes,
de livres sur le livre dans lelivre, etc. Le problme que soulve une
telle liste est le suivant :elle qualifie peut-tre (mais
superficiellement) ce qu'est un rcit
6 La question du genre est, bien sr, l'un des enjeux importants
du post-modernisme et Poulin n'est pas sans l'aborder l'agent des
douanes qui luidemande What kind of novels? il crit (remarquons
l'astuce qu'il y a faire posercette question par un reprsentant de
la Loi), il rpondra par une non-rponse enforme de question C'tait
la question classique et il n'a\ait jamais russi trouver une rponse
satisfaisante Combien y a\ait-il de sortes de romans3 Dansquelle
catgorie fallait-il mettre les siens? Pour rpondre ces questions,
il auraitd'abord fallu qu'il ft en mesure de dire quel tait le
sujet principal de sesromans Or, il en tait incapable pour la
simple raison que l'criture tait pourlui non pas un moyen
d'expression ou de communication, mais plutt une formed'exploration
(VB, 90) Ailleurs dans Volkswagen Blues, Jack qui cherche un
livredans le fouillis de sa bibliothque donnera une autre rponse
imperceptiblementironique une question similaire de la Grande
Sauterelle Quel genre delivre? demanda la Grande Sauterelle qui
tait assise dans son coin prfr, sur latablette de la fentre Un
livre bleu, dit Jack (VB, 43)
7 Ce ton naturel, il ne faut pas s'y tromper, est la ruse la
plus russie deces textes Comme l'crit la Grande Sauterelle dans son
journal (indit) dont lelecteur trouvera en ces pages un extrait, II
avait l'air de dire a spontanment,mais on voyait bien qu'il y avait
pens un bout de temps et qu'il avait cherch unton naturel pour le
dire
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72 tudes franaises, 21,3
postmoderne, mais elle ne spcifie pas d'assez prs la
singularitdes rcits de Poulin.
Plutt que de tenter une dfinition gnrale du postmoder-nisme en
me servant des fictions de Poulin comme d'un rservoird'exemples ce
qui, je le crains, aurait peu de chances de rendrela question moins
embrume, pour reprendre un mot que Poulinaffectionne et utilise
souvent pour dcrire les tats d'esprit de sesnarrateurs , je prfre,
plus modestement, m'abmer dansquelques dtails qui m'ont toujours
fait l'effet d'nigmes.D'ailleurs, le professeur Mocassin n'en
fait-il pas le reproche autraducteur des Grandes Mares, propos
d'une paire de bouclesd'oreilles qui lui aurait permis, ce qui
n'est pas rien, de distinguerune B.D. originale de sa copie : On ne
fait jamais assez attentionaux dtails (CA/, 105)? En prtant une
attention un tant soit peuprcise, pour ne pas dire maniaque,
certains dtails, le lecteurest assur d'tre reconduit tout
naturellement et sans douleur vers la question postmoderne. Comme
le gardien de Pinkertonen prvient obligeamment les dcouvreurs de
Volkswagen Blues,Des fois, on ne trouve que des petites choses,
mais elles peuventaboutir des dcouvertes importantes, si on fait
du... cross-checking, comment dites-vous a en franais? Des
recoupements,dit Jack (VB, 72). Cela est encore plus vrai de rcits
qui, commeceux de Poulin, prsentent une nette prfrence
pourl'infinitsimal, pour la mise en place de micro-situations qui
sedissolvent ds que poses, tout en laissant derrire elles des
tracesd'abord imprvisibles. Je choisis donc comme points de dpart
demon exploration limite deux ou trois objets de lecture qui
meparaissent avoir une indniable porte critique, non seulementparce
qu'ils problmatisent l'activit de la lecture, mais encoreparce que,
mine de rien, ils sont le lieu de conflits ou de paradoxesinternes
caractristiques des mtafictions postmodernes8.
UNE GICLE DEJUS D'ORANGE DANS UN LIVRE
Tout lecteur familier de l'uvre de Poulin sait quel pointles
objets y sont minutieusement dcrits, soigneusement nommset indexs.
Ainsi en est-il par exemple de cette fameuse tarte auxbiscuits
Graham (GM, 40-45) o l'excution de la recette exigeque le
Traducteur en passe par des quations mathmatiques, ouencore de
listes d'objets htroclites comme celle-ci :
8. Voir Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism?, Diacritics,
hiver1983, p 34-40 Selon elle, ces paradoxes internes [...] mark
both change anddialectical continuity in the emergence of a
repressed practice into the position of a new discursivemodel
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Rcits postmodernes? 73
En touchant le sol, la valise s'tait vide de son contenu;
lesobjets suivants taient parpills sur la grve : une bouteillede
shampooing Halo pour cheveux normaux ou secs; unechemise de nuit
blanche; une brosse dents; un survtementbleu rayure blanche; une
paire de jumelles; un costume debain de comptition; un livre de
R.T. Peterson intitul AField Guide to the Birds; une paire de
souliers de tennis; uneraquette Billie Jean King (GAf, 55).
Devant ces descriptions marques par une nouvelle sorte
deconcrtude (New Concreteness9), la question qui vient au
lecteurest la suivante : que faire de tels objets? que nous
apprennent-ils?
Ces dtails peuvent, bien entendu, tre de toutes natures :
ilspeuvent tre porteurs de savoirs techniques (ce qui va
parfoisjusqu' en faire de vritables modes d'emploi), de
renseignementsd'ordre didactique ou historique (comme c'est souvent
le cas dansVolkswagen Blues), d'informations caractre scientifique
oucarrment triviales (bien que Poulin n'abuse pas, contrairement
certains de ses confrres postmodernistes amricains, de
ladsinformation insignifiante). Mais prendre la question du
dtailpar ce biais ne nous mne pas loin car, comme le dirait
leprofesseur Mocassin, L n'est pas la question n'est pas l. Dansces
univers minement smiotiques que sont les Grandes Mares etVolkswagen
Blues o tout, littralement, peut faire signe Dessignes derrire la
vitre est le titre du premier fragment des GrandesMares; C'est un
signe! crie ailleurs le patron propos d'unevalise qui bascule dans
le vide , et o tout signe risque dedevenir son tour signal pour le
lecteur, il est important demarquer un temps d'arrt devant ces
descriptions mticuleusesqui, le lecteur le sent bien et Poulin
lui-mme prend la peine del'en assurer (Comme prvu, cette opration
exigea beaucoup detemps parce qu'il ne pouvait s'empcher de faire
le travail de sonmieux (GM, 44), sont des lieux textuels o le
non-dit, lesnuances, les demi-teintes s'infiltrent mme l'apparente
neutra-lit des objets. D'ailleurs, cette accumulation de dtails,
parfoisfranchement obsessionnelle, retiendrait encore davantage
l'atten-tion du lecteur si elle n'tait habilement masque (ou tout
aumoins rquilibre) par la vivacit des dialogues, trs nombreuxchez
Poulin.
9. J'emprunte cette expression Ihab Hassan (art. cit) : avec le
post-modernisme, crit-il,
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74 tudes franaises, 21,3
Si Ton reprend un instant l'exemple de la tarte aux
biscuitsGraham, on s'aperoit rapidement que Teddy Bear cherche
sur-tout, en se concentrant de la sorte sur les mesures les plus
infimesde la recette, repousser les retours proprement
incalculables de lammoire et de l'motion dclenchs par le chronomtre
de Tho :Teddy fit un effort pour ne pas se laisser distraire par
les vieillesimages qui ne voulaient pas mourir (GM, 44). Dans un
telcontexte, l'intgration d'quations mathmatiques dtailles dansle
fragment narratif agit comme une transcription crypte, maispeut-tre
la plus exacte possible, en effet, d'une motion ineffablequi menace
de submerger et de dissoudre l'identit dj prcairedu narrateur des
Grandes Mares et de l'entraner la drive dansune autre histoire et
peut-tre mme dans un autre livre, enl'occurrence dans le monde des
courses de Faites de beaux rves.L'criture du dtail, loin d'tre ici
une digression, devient doncplutt un indice susceptible de rendre
manifeste le sous-texte latenttout en assurant en surface une
narration trs contrle. On peutd'ailleurs se demander si ces accs de
prcisions, cette acuit quasihallucinatoire de la perception ne sont
pas l'envers de la confusion,de la brume qui affectent les
narrateurs de Poulin : faonefficace d'chapper, par la reproduction
d'une forme (dcoupe,distincte, aux contours tranchs), aux
insondables profondeurs, l'opacit nbuleuse du corps et de la
conscience.
Autre exemple du fonctionnement du dtail : dansVolkswagen Blues,
Jack et la Grande Sauterelle, sans qu'il soit
jamais explicitement dit qu'ils sont amoureux l'un de l'autre,
sedclarent pourtant tous deux amoureux d'un objet-livre, TheOregon
Trail Revisited, qui leur deviendra de plus en plus spcialau cours
de leur voyage. Le livre dont ils taient amoureux(VB, 166) : on
peut, je crois, entendre cette expression au sens fort.De la moiti
de Volkswagen Blues jusqu' la fin de leur parcours, celivre ne leur
servira-t-il pas de guide et de modle? On pourraitmme aller jusqu'
suggrer qu'il se produit alors dans leur rcitde voyage un vritable
transfert, une vritable prise en charge dulivre en-train-de-s'crire
par le livre revisited dont de larges extraitssont de plus en plus
frquemment cits, comments, rinterprts.Or, pourquoi aiment-ils tant
ce livre? Parce que,
lorsqu'il donnait ces intructions trs dtailles, l'auteurajoutait
qu'il fallait prendre garde au passage niveau parceque la
signalisation tait dficiente, ou encore qu'il taitprfrable de se
munir de bottes pour marcher dans le champ cause des serpents
sonnettes. [...] Bien sr, ils nesuivaient pas toutes les
instructions de l'auteur [...](VB, 166. Je souligne).
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Rcits postmodernes? 75
II y a dans ces lignes une analogie peine voile du processus de
lalecture ainsi qu'un avertissement que le lecteur postmoderne
fer?itbien de garder en mmoire : les modes d'emploi se rvlent ici
leplus souvent sans relle utilit pratique, les pistes de
lecturedment annonces peuvent tre fausses, la signalisation,
surtoutpeut-tre lorsqu'elle se fait trop prvoyante, brouille la vue
: bref,les guidebooks sont en fait guideless10.
Autrement dit, ce qui frappe surtout le lecteur dans
lesdescriptions de Poulin, c'est la manire dont ces divers
objets11
sont traits, c'est la manire dont le statut du dtail lui-mme
setrouvera peu peu modifi jusqu' devenir l'un des traits
caract-ristiques de son criture. Un peu comme si tout l'effort de
l'auteur et c'est l, je crois, l'un des signes qui nous permettent
dereprer une fiction postmoderne consistait nous convaincre coup de
simulacres que nous sommes, non plus dans un monderaliste, mais
dans quelque chose qui ressemble encore unmonde tout court.
Contrairement au roman raliste du XIXe sicle o le dtailavait,
grosso modo, pour fonctions principales d'assurer
l'illusionrfrentielle coups d'effets de rel, de consolider la
cohrencede l'uvre en jouant de loin en loin comme un thme musical,
ouplus simplement de rvler et de prolonger l'intriorit des
person-nages, il ne s'agit plus dans les textes de Poulin du
petit-dtail-qui-fait-vrai ou d'une quelconque rsonnance symbolique
entre diversplans de la fiction; il s'agit plutt d'une
miniaturisation gnra-lise du regard qui engage le lecteur changer
d'chelle, regarder de prs et lentement12 son objet de lecture, ce
qui l'obligenotamment le grossir considrablement13. (Notons-le
galement,
10 Sur cette question, voir Charles Caramello, On the
GuidelessGuidebooks of Post-Modernism Reading The Volcanoes from
Puebla in Context,Sun &Moon, 9-10, 1980, p 59-99
11 II serait possible d'inclure dans cette catgorie les
personnages eux-mmes dont le lecteur ne connatra jamais que la
partie observable faits etgestes, paroles Toutefois, cela serait
sans doute plus juste pour les Grandes Maresque pour Volkswagen
Blues, les personnages portant presque tous dans ce roman-ldes noms
de code et tant caractriss par leur rle social
(Traducteur,Professeur, Auteur, Animateur, Boss, Homme Ordinaire,
etc )
12 Poulin insiste plusieurs reprises sur cette question du
rythme de lalecture dans les Grandes Mares, Marie semble tre la
lectrice idale parce qu'elleht si lentement les quelques livres
qu'elle aime sur son cran intrieur qu'elle lesapprend par cur, dans
Volkswagen Blues, la situation s'est quelque peu modifiedeux types
de lecteurs sont reprsents lecteurs voraces (la Grande Sauterelle)
vslecteurs inquiets, parcimonieux (Jack), mais la lenteur et la
patience restent desqualits pn\ lgies de la lecture pour Poulin
13 II y a dans Volkswagen Blues un pisode exemplaire o sont
clairementreprsents ce ralentissement et ce grossissement de
l'objet de la lecture c'est
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76 tudes franaises, 21,3
les narrateurs de Poulin sont souvent myopes : cela n'est
peut-trepas tranger la microscopie des objets que l'on retrouve
dans cesrcits.)
Par ailleurs, les descriptions miniaturises des Grandes Maresou
de Volkswagen Blues ont peu de choses en commun avec celles,souvent
caricatures, du Nouveau Roman : si elles peuvent l'occasion paratre
techniques, dpersonnalises, objectives ouneutres, on ne sent jamais
chez Poulin une esthtique du partipris des choses. Il s'agit encore
ici d'autre chose o, au-del de lareproduction fidle (mimtique) de
la matrialit des choses, lesobjets ont pour fonction d'amener le
lecteur questionner le rleet le fonctionnement de la lecture (on
devrait plutt parler en cecas de microlecture) lorsqu'elle accepte,
comme les apparencesvoudraient le laisser croire dans ces textes de
Poulin, de se limiterde faon pragmatique aux bornes du monde
verifiable. Mais sepourrait-il que derrire tous ces objets si
soigneusement dcritsqu'ils semblent tre, leur manire modeste, un
petit loge de lareprsentation14, il n'y ait... rien? Pas ce rien
dont les intellec-tuels sont friands [...] mieux vaut rester l ne
penser rien etattendre mais c'est plus difficile de ne penser rien
on pense a etc'est dj quelque chose surtout quand on est cens tre
unintellectuel, un intellectuel a pense que rien c'est quelque
chose alors queles ides mcaniquement embrayent l'une dans l'autre
[...](MCPR, p. 46. Je souligne) , mais un rien si parfaitement
videet inqualifiable que seule l'hyperreprsentation d'objets
isolspourrait le dsigner, et encore si indirectement et si
discrtementque l'il du lecteur pourrait toujours le manquer. Mais
laissons lces considrations moiti philosophiques suscites par
cettegrammaire d'objets particulire (ce serait toutefois une
navet
l'pisode de la \ sionneuse actionne par le Pinkerton auquel j
'ai dj fait allusionII mit lui-mme l'appareil en marche et,
reculant d'un pas, il se pencha pourexaminer la premire image, elle
tait un peu floue et il tourna un bouton pour lamettre au foyer [ ]
La dernire image faisait voir les affaires de Tho en gros plan(VB,
74-75 Je souligne) La mise au point faite L'image est parfaite,
dira laGrande Sauterelle , dfile alors la liste des objets, les uns
insignifiants (unrevolver, un portefeuille avec 32,58 $, un couteau
de poche suisse, la photo d'unefille avec l'inscription Claudia,
Saint-Louis), les autres symboliques (un vieuxchapeau de Camargue,
un chronomtre, On the Road de Jack Kerouac, The OregonTrail
Revisited), qui vont permettre de relancer les hypothses et les
pistes pourretrouver Tho
14 Pierre Nepveu, Petit loge de la reprsentation, Libert, 122,
mars-avril 1979, p 92-97 P Nepveu crit dans cet article, propos
d'un tableau deHopper et de sa fascination pour l'hyperralisme,
qu'on aurait pu croire que lafaon la plus efficace d'abolir le sens
tait de supprimer carrment la reprsenta-tion et voici^u'il existe
une autre mthode l'extrme oppos, l'hyperreprsen-tation d'un objet
si isol qu'il ne renvoie plus qu' un grand vide (p 94)
-
Rcits postmodernes? 77
supplmentaire de croire que de telles questions sont trangresaux
textes de Poulin) pour tenter de lire, partir d'un autreexemple,
comment les dtails deviennent ici de vritables opra-teurs textuels,
d'autant plus efficaces qu'ils servent faire voir touten se drobant
eux-mmes la vue.
Comment, par exemple, savoir d'o vient le plaisir quej'prouve
chaque relecture d'une phrase, d'emble aussi insigni-fiante, que
celle-ci : L'homme n'avait vraiment pas l'air dsol.Et mme il
commenait se sentir en assez bonne forme. Il seprpara un norme jus
d'orange, un bol de corn flakes avec unebanane, deux ufs au bacon,
trois toasts avec de la confiture deframboises et deux tasses de
caf noir (VB, 145)?
J'aime cette phrase parce qu'elle est, pour moi, caractristi-que
de la manire de Poulin (elle serait, selon ses propres critres,bien
faite). Cette phrase est littraire sans avoir rien de littraire
:elle devient littraire sous mes yeux, condition que, renonant
glisser sur sa surface lisse sans prise pour l'interprtation,
renon-ant passer derrire elle pour y dcouvrir une
significationprofonde, je lui accorde mon attention la plus entire.
Parfaite-ment transparente, en apparence toute anecdotique et
contingente,ne ncessitant aucune explication, cette phrase est, si
l'on me passel'expression, absolument plate. C'est d'ailleurs cette
platitudemme, cette immdiate autosuffisance, cette absence totale
dedifficults qui en viennent, paradoxalement, faire problme dansla
lecture : je reviendrai plus loin sur le leurre particulier
prouvpar le lecteur devant de tels textes o il n'y a rien dchiffrer
ou comprendre.
Cette phrase me sduit encore non seulement parce
qu'elleintroduit dans le tissu romanesque des objets rfrentiels que
jereconnais le menu-type du gros petit djeuner amricain mais
surtout parce qu'elle est en fait un signal textuel russi dubonheur
phmre qu'prouve alors Jack, dlivr pour un courtmoment de son
angoisse et de son jene de trois jours (provoquspar un assaut de
son complexe du scaphandrier). En lieu et placed'une analyse
psychologique o Poulin nous livrerait ce que lepersonnage pense et
ressent ce moment dcisif de son parcours(nous sommes au milieu du
livre, presque au milieu de l'Amriqueet de la trail), il nous
montre, sans la commenter, la modificationde son comportement (Jack
est d'ordinaire un estomac dlicat, auxgots frugaux), il fait la
liste, sans rien oublier (en ce sens, Poulin estdavantage un
hyperraliste qu'un raliste), des objets sensuels quivont le
rconforter, et il les fait littralement passer dans lediscours
romanesque.
-
78 tudes franaises, 21,3
Mais, comme souvent chez Poulin, ce n'est l que le plaisirle
plus banal suscit par ce passage o il y a bien d'autres chosesqui
jouent. La restauration de Jack n'est pas, en effet, que physi-que
: elle est galement en un sens mtaphysique puisque, par cejene de
trois jours, Poulin convoque la structure mythique bienconnue d'une
autre mort-rsurrection, structure qu'un lecteurpress avait sans
doute enregistre, mais sans la reconnatre sur-le-champ. Pourtant,
n'y avait-il pas, sur la page prcdente, un autresigne clatant qui
aurait pu l'orienter en ce sens : II y avait unlivre sur la table
et, la page o il tait ouvert, on pouvait lirel'histoire de Jesse
James et de son frre Frank. Une gicle de jusd'orange avait atterri
en plein sur une photo qui se trouvait sur lapage de droite [...]
(VB, 144)? Cette gicle de jus d'orange dansun livre ouvert
intervient dans le rcit comme un clair zbrant lapage, elle annonce,
la manire ironique d'un lapsus ou d'ungeste manqu, une
transformation imminente de la situationnarrative (Jack a surmont
l'obstacle, la qute va pouvoircontinuer); elle apparat ici comme la
forme instantane, si l'onose dire, de l'vnement narratif
postmoderne par excellence,oscillant entre (au moins) deux codes
interprtatifs. Doit-on eneffet interprter cette gicle de jus qui
fait tache sur la page commeun symbole, en la lisant comme un signe
classique de la mise enabyme, interprtation qui est du reste dment
inscrite dans letexte?
Je vais vous l'expliquer, dit-il, mais seulement lorsquevous
m'aurez dit ce que signifie cette histoire de Jesse Jameset de son
frre Frank. Quelle histoire de Jesse James et de... Ne faites pas
l'innocente, coupa-t-il. Vous avez laissvotre livre sur la table et
il tait ouvert exactement l'endroito se trouve l'histoire des deux
frres, Frank et Jesse James. Pure concidence, dit-elle. a ne serait
pas plutt dans le but de me faire compren-dre des choses au sujet
de mon frre? (VB, 145)
Ou doit-on au contraire interprter cette gicle de jus
d'orangecomme une sorte de signe iconique, comme une flche
sedsignant elle-mme, c'est--dire comme une parodie de telssignes
autorfrentiels dont le lecteur se repat habituellementpour guider
sa lecture? La tache, au lieu de diriger son attentionvers
l'intrieur du livre avec ces deux livres, l'un rel (avecphoto
l'appui), l'autre fictif, un peu trop commodmentouverts l'un dans
l'autre , resterait alors rsolument en surfacede la page, ne s'en
d-tachant pour faire signe au lecteur qu'auprix de son
insignifiance mme.
-
Rcits postmodernes? 79
S'il n'est pas facile de trancher entre ces deux codes parceque,
prcisment, c'est leur interpntration qui est source deplaisir, on
entrevoit ce qu'une lecture dtaille de l'infinimentpetit peut
donner lorsque le dtail cesse d'tre le simple vhicule dedonnes
sociologiques ou lorsque, dtotalis, il ne renvoie plus l'ensemble
du texte ou au monde comme macrocosme. Dans lestextes de Poulin, le
dtail force le lecteur constamment revenirsur ses oprations de
lecture et lui enjoint, entre autres, derinterprter en retour tout
le contexte (Poulin affirmera plu-sieurs reprises l'importance de
la relecture : pas de lecture sansrelecture). Ce n'est donc jamais
une perte de temps que d'analyseren dtail des fictions dj si
conomes, si sobres et prcises. Poulinn'a de cesse de nous le
rappeler, nous lecteurs trop rapides : il nefaut pas ngliger ou
mpriser les petits problmes techniques15
puisque ce sont eux qui, le plus souvent, sont susceptibles de
nousmener le plus loin. C'est en tout cas ce qui se passe dans
deuxautres scnes celle qui ouvre Volkswagen Blues, celle qui clt
lesGrandes Mares scnes qui, me semble-t-il, soulvent encore
plusfinement peut-tre la question de la lecture de telles
fictionspostmodernes.
UNE CARTE POSTALE ILLISIBLE CONTRE UN POT DEMARMELADE
Rarement roman (surtout qubcois!) n'aura mieuxcommenc16 que
Volkswagen Blues. D'entre enjeu, on propose iciau lecteur une nigme
rsoudre, les personnages sont eux-mmesprsents en leur qualit de
lecteurs avertis examinant une cartepostale vraiment bizarre : La
carte montrait un paysagetypique de la Gaspsie : un petit village
de pcheurs au creuxd'une anse; le texte qui se trouvait l'endos
tait tout fait illisible l'exception de la signature : Ton frre Tho
(VB, 12). Devant ce
15 Du genre sui\ ant II aurait \ oulu lui dire aussi de ne pas
lire trop \ ite,parce que l'criture de Gabnelle Roy tait trs
personnelle et que, par exemple, iltait toujours intressant de
regarder quel endroit dans la phrase elle plaait sesadverbes (VB,
46)
16 Si Poulin a toutes les peines du monde terminer ses histoires
dezoua\es (sur cette question, voir en ces pages l'clairant article
de GillesMarcotte), il accorde une importance tout aussi grande aux
commencements deses fictions et, notamment, aux phrases d'ouverture
Je travaille sur la premirephrase, dit l'Auteur dans les Grandes
Mares [ ] Elle contient encore une ou deuxfaiblesses, alors je la
recommence tous les jours a ne donne rien d'aller plus loinsi la
premire phrase n'est pas parfaite {GM, 135), la premire phrase,
selon lui,devait toujours tre une invitation laquelle personne ne
pouvait rsister uneporte ouverte sur un jardin, le sourire d'une
femme dans une ville trangre(VB, 36)
-
80 tudes franaises, 21,3
texte rput tout fait illisible, d'ailleurs reproduit en
fac-simil,j'ai cru lors de ma premire lecture un dfi et je me
suiscomporte en lectrice postmoderne exemplaire : je suis
allechercher une loupe pour le dchiffrer! C'tait, bien sr, avant
deme rendre compte que l'auteur redonnait quelques pages plus
loinla totalit du texte, en caractres d'imprimerie (VB, 19)
cettefois. Mais le geste n'a toutefois pas t tout fait inutile
puisqu'il ade nouveau attir mon attention sur certains
aspectsmicrographiques des textes de Poulin. Le lecteur retrouve en
effetdans cet pisode le travail d'une double mise au point, optique
etnarrative, dj observ ailleurs. En l'espace de quelques pages,
etce avant mme que le rcit de voyage proprement dit nes'organise,
le lecteur sera dj pass par quelques transformationstextuelles
significatives, il se sera dj dplac d'une version l'autre du texte
de Jacques Cartier des pattes de moucheillisibles du fac-simil
rduit sur la carte postale la reproduction dumme texte grossi (mais
tout aussi illisible) sur les deux affichesgantes (VB, 19. Je
souligne) du Muse de Gasp , avant d'enarriver au texte de la
relation originale du premier voyage deJacques Cartier17. Cette
mise au foyer de l'infiniment petit unechelle gante touche de prs
la question de la lisibilit et il vaut lapeine d'examiner comment
celle-ci se trouve problmatise dsl'ouverture de Volkswagen
Blues.
Cette histoire de carte postale semble s'offrir premire vuecomme
une plaisante allgorie de l'criture relativement aise dmler, un peu
comme celle du coffre rouill contenant pour seultrsor des vtements
de femme moisis dans les Grandes Mares. Nosdeux dcouvreurs, ce
n'est pas un hasard, sont des hermneutesexperts, de vritables
spcialistes du dchiffrement, surtout laGrande Sauterelle qui runit
les qualits combines du philologue(rudition, sens historique) et du
dtective (intuition et dduction,ordre et clart du raisonnement,
logique, observation). Ce sontd'ailleurs ses interventions
judicieuses qui permettront au lecteurde formuler ses propres
hypothses de lecture et de s'orienter. Enpremier lieu, puisque
l'criture sur la carte est ancienne Lestextes anciens sont toujours
difficiles lire, dit-elle trs posment
17 C'est une russite du texte de Poulin que d'ancrer ce roman
desorigines de l'Amrique, nouvelle version, qu'est Volkswagen Blues
dans le textefondateur qui lui a donn sa premire inscription
historique, mythique et littraireSi Poulin succombe, en apparence
du moins, notre mythe des origines, il ledplace galement par la
forme que prend ici le texte de Cartier texte desorigines, oui,
mais texte si peu original en fait qu'on le distingue peine de
sescopies
-
Rcits postmodernes? 81
(VB1 12) , elle commence par soulever la question de la
comp-tence du lecteur : devra-t-il se comporter ici en historien ou
quel-que chose du genre (VB1 13) comme elle le suggre, voire en
sp-cialiste en dition critique? En second lieu, puisque Jack
avaitplac puis oubli pendant plusieurs annes la vieille carte
postaledans un livre couverture dore qui s'appelle The Golden
Dream(VB1 14), il faudra que le lecteur interprte en mme temps ce
rcitcomme une utopie, comme un mythe : Excusez-moi, dira Jack,mais
je trouve qu'on a l'air de deux espces de zouaves en train
dedchiffrer une vieille carte au trsor! (VB1 15). Enfin, puisque
lacarte postale n'est pas qu'une pure mtaphore, puisqu'elle est
toutde mme une sorte de message (VB1 15) qui cherche
vraisembla-blement transmettre une information, il faudra galement
latenir pour un vritable indice dclenchant l'histoire de
poursuitequasi policire de Volkswagen Blues : On va faire une
petiteexprience, mon cher Watson! (VB1 23). L'Histoire, le Mythe,
leRcit de voyage, l'Utopie, le Policier sont donc convoqus tour
tour comme autant de pistes de lecture, comme autant
d'interpr-tations possibles de la carte postale illisible. On
reconnatra danscette multiplication du jeu mtadiscursif l'un des
traits caractristi-ques des fictions postmodernes :
Postmodernist metafiction, crit Linda Hutcheon, tends to
playwith the possibilities of meaning (from degree zero to
plunsignifica-twn) and of form (from minimalist narrative to
galloping diegesis),and it does so self-consciously as to begin to
subvert the critic }s rolethe text contains or constitutes its own
first interpretivecontext, and its parodie intertextuality even
situates it in literaryhistory for us18
C'est ce qui se produit, me semble-t-il, dans ce texte dePoulin
o une lecture attentive montre que la carte postale consti-tue dj
une interprtation de Volkswagen Blues : son contenu abeau tre
partiellement occult, elle vhicule nanmoins littra-lement, elle
transporte du sens. Autrement dit, cette cartepostale est
paradoxale en ce que, tout fait illisible, elle exprimetrs
clairement ce que le reste du texte, par ailleurs tout faitlisible,
ne dira pas sur son fonctionnement : elle fait figured'allgorie trs
lisible de l'illisibilit. Remarquons d'ailleurs quec'est la mre19
de la Grande Sauterelle, une humble femme de
18 Linda Hutcheon, art cit, p 35 C'est moi qui souligne19 Jamais
dment identifie comme telle la Grande Sauterelle dira
Jack qu'elle \eut aller dire bonjour quelqu'un au muse de Gasp
(VB, 11),pisci\ant ainsi son anonymat , un seul indice (la couleur
de leurs che\eux(VB, 22) permet au lecteur de dduire qu'il s'agit
bien de la mre de la GrandeSauterelle, un peu comme si le mystre de
la carte postale se ddoublait et se repor-tait sur celle qui connat
le secret des origines (du texte)
-
82 tudes franaises, 21,3
mnage du Muse, qui dvoilera la clef de l'nigme : elle
pousset-tait tous les jours les deux affiches en faisant le mnage
de lagrande salle du Muse. Faon discrte d'indiquer que les
probl-mes d'illisibilit ne sont pas ncessairement le fait de textes
diffici-les mais peuvent au contraire merger de ce qui parat le
plusvident : les signes sont parfois, comme ici, porte de main.
Cejeu entre la surface et la profondeur a t abondamment exploitdans
les fictions postmodernes et indique, comme dans le cas de lacarte
postale qui m'occupe ici, un problme nouveau d'organisa-tion, une
transformation de la manire de lire ou de dcoder detelles images
illisibles.
Par ailleurs, il est intressant de noter que chaque fois que
seproduisent chez Poulin de tels glissements de la fiction la
mtafic-tion apparaissent, au plan de renonciation, des signes de
gne oude contrainte : le narrateur rit pour s'excuser, retient son
souffle,cherche donner le change, ne rpond pas directement
laquestion, etc.; un peu comme si Poulin ne pouvait faire
autrementque de redoubler l'intrieur de la fiction l'ambigut d'une
telleintervention extratextuelle ou que, se sentant peut-tre
vaguementcoupable de faire appel des genres moins nobles
(l'histoire poli-cire) ou enfantins20 (la chasse au trsor), il
prouve le besoin dese ddouaner en quelque sorte le plus rapidement
possible en trai-tant cette intertextualit de faon parodique (ou,
tout au moins,ludique). D'o peut-tre cette dception, cette
frustration mme,ressenties par le lecteur devant le (trop) rapide
dvoilement de lacarte postale mystrieuse : il s'tait tout
simplement tromp degenre. Un Whodunit? classique aurait, par
exemple, diffr le pluslongtemps possible !'explication de manire
s'en servir pourrelancer l'intrigue. Rien de tel dans Volkswagen
Blues o rien n'estcach au lecteur : le personnage met ses cartes
sur table, selonl'expression consacre (en l'occurrence, il la pose
contre le pot demarmelade). Tout se lit chez Poulin livre ouvert et
si le lecteurprouve encore une fois la mme impression de platitude
(flatness)
20 Pierre Nep\eu dcrivait rcemment les rapports de la posie et
duroman qubcois contemporains en ce sens Story appears in primitue
oral forms,prior to the novel, as though it were necessary to pass
through all the stages in the development ofnarrative while at the
same time purifying oneself of all the harmful, enl stories which
camebefore (A (Hi)story that Refuses the Telling Poetry and the
No\el in Contempo-rary Qubcois Literature, Yale French Studies, 65,
1983, p 93) On pourrait peut-tre interprter dans cette \oie le rle
des nombreuses fictions enrobes,rcessi\es, des romans de Poulin, si
souvent associes la structuie du conte demme, le retour aux
origines (individuelles ou collectives) est-il indissociable
d'unecertaine rgression, d'un certain infantilisme (sans
connotation pjorative) de laparole II essaya de dire qu'ils
venaient du Qubec et tout (,a, mais son anglaistait encore plus
infantile que d'habitude [ ] (VB, 189)
-
Rcits postmodernes? 83
au moment o l'adresse et la destination de la carte postale se
fontexcessivement transparentes, au moment o le mdium cesse
tnquelque sorte d'tre mdiatis et passe tel quel dans le
discoursromanesque, il ne peut qu'tre frapp en retour par l'habilet
d'autant plus extraordinaire qu'elle demeure constammentmodeste
d'un crivain qui fait ressurgir toute l'histoire del'Amrique partir
de la lecture d'une vieille carte postale. Voilce qui s'appelle
lire : entre les lignes, sous et au-del de l'image,Jack ne manque
pas l'essentiel : cette carte est un ultime signe devie (FB,
12).
L'actif brouillage des codes au dbut de Volkswagen Blues peutds
lors apparatre comme une manipulation autoritaire (del'auteur) qui
cherche ainsi, par le relais du narrateur inscrit, imposer un ou
plusieurs programmes de lecture : ce serait ll'interprtation
moderniste de cette situation narrative. Mais cebrouillage est
galement le leurre par excellence du rcit postmo-derne puisque, par
ces retours autoexplicatifs, le texte (se) rfre une ralit qu'il est
lui-mme en train de constituer. Il capteainsi le lecteur par un
effet paradoxal21, en lui proposant l'illusiond'une prise en direct
du rel22 (d'un temps vcu, d'un espacerfrentiel, d'un corps vraiment
prsent, d'artefacts intgrs toutnaturellement dans la matire
romanesque : ce qui reste tou-jours, quoiqu'on en dise, le pouvoir
le plus drangeant et le plusspcial de la fiction). Par extension,
on peut d'ailleurs se deman-der si cette illusion d'une
participation active du lecteur auprocessus de la production de
sens ne recouvre pas de faonefficace une tentation rsolument
antimoderne du postmoder-nisme : comme le laisse entendre le
philosophe JiirgenHabermas23 on sait que le rcent dbat des modernes
vs lespostmodernes s'est articul autour de la polmique qui l'oppose
Lyotard , il n'est pas rare en effet de sentir, en arrire-plan
desvaleurs supposment nouvelles vhicules par les fictions
post-modernes la drive, le got pour les structures alatoires,
la
21 Linda Hutcheon fair remarquer que c'est l l'un des
paradoxespragmatiques des fictions postmodernes [ ] while being
drawn inward to the languageand fictwnality of the textual product
(no longer the representation of a seemingly unmediatedreality),
the reader ts simultaneously forced overtly or covertly into an
active participationin its process of meaning production (art cit,
p 40)
22 Si l'on voulait esquisser une analogie avec la situation
psychanalytique,on pourrait suggrer que de telles images dites
illisibles, loin de se refuser lalecture, produisent plutt une
sorte d'acting-out dans la situation de la lecture, unpeu comme si
le lecteur tait alors conduit s'exprimer non plus dans le registre
del'imaginaire ou du symbolique, mais dans celui du rel
23 Jurgen Habermas, Modernity versus Postmodernity, New
GermanCritique, 22, hiver 1981, p 5 Je traduis ici librement son
propos
-
84 tudes franaises, 21,3
clbration du mouvement, de l'phmre, de la fragmentation,etc. une
nostalgie, un dsir mme (Habermas emploie le motlonging), pour une
prsence la fois ternelle, immacule et stable.Sans qu'une telle
proposition se trouve parfaitement avre dansles romans de Poulin,
il y a peut-tre quelque chose de cet ordrequi s'y fait jour,
notamment dans la suspension des images finales(j'y reviens
l'instant).
Quelle que soit la porte interprtative que le lecteuraccordera
en fin de compte cet pisode inaugural de la cartepostale, il semble
que celle-ci soit encore exemplaire en un autresens puisqu'elle
amne le lecteur douter, non seulement du bien-fond de sa propre
lecture, mais galement de tout processus inter-prtatif. Comme le
dit Jack aprs avoir lu le texte de JacquesCartier, C'est un bon
texte et je suis content de l'avoir lu [...],mais je ne sais pas si
on est beaucoup plus avancs... (VB1 19).C 'est l une impression
maintes fois ressentie par le lecteur devantles textes de Poulin :
un doute, vague mais insistant, se forme peu peu quant la
pertinence de sa manire de questionner cestextes, un peu comme pour
le Traducteur des Grandes Maresdevant le mot annules (que ce soit
l'annulation qui dclencheses doutes n'est pas, peu s'en faut,
insignifiant) :
Ce n'tait rien de prcis, mais une sorte d'intuition : il yavait
une faute quelque part dans la phrase. Il relut la tra-duction et
le doute persista, toujours aussi vague. Il fit lescent pas durant
quelques minutes. Quand il revint jeter uncoup d'il la phrase, il n
'tait pas plus avanc; il ne savait mmepas o se trouvait la
difficult (GM1 144. Je souligne).
CLAUSULES : DISCOURS DE LA FIN ETCATASTROPHES NARRATIVES
Nulle part peut-tre mieux que dans les images finales desromans
de Poulin, ne sent-on poindre la difficult de raconter,
unedifficult qui va bien au-del de l'habituelle rsistance clore
unehistoire, une difficult qui va au cur mme de l'acte de
raconter,c'est--dire qui interroge les conditions minimales
requises par lafiction. Ces images finales le face--face avec
l'homme de l'leaux Ruaux dans les Grandes Mares, la dcouverte de
Tho et de sacreeping paralysis dans Volkswagen Blues ont toujours
provoquchez moi un certain malaise, elles m'ont toujours sembl
singuli-rement indtermines, indfinies, un peu comme si les rcits
dePoulin s'effondraient d'un coup sec la fin, comme si
leursouplesse ne-pouvait viter, en dernire instance, de se figer
dansun tableau. Gilles Marcotte analyse finement en ces pages
cette
-
Rcits postmodernes? 85
question de l'inachvement et de la fragilit des romans de
Poulinqui se terminent le plus souvent en queue de poisson. Je ne
repren-drai donc pas ici la question sous cet angle, mais je me
demandetout simplement s'il ne serait pas galement possible de lier
cetteprcaire survie narrative, qui surgit plus nettement la fin,
laquestion du postmodernisme telle que la filtrent ces romans
dePoulin. Le postmodernisme n'est-il pas souvent peru comme
undiscours apocalyptique, comme le discours de la fin?
Ces images (mais on n'aurait pas de mal montrer quelpoint toutes
les fins des rcits de Poulin se ressemblent et finissentpar se
superposer24) sont l'un des lieux textuels o le lecteur serend
peut-tre le mieux compte de la double pese qui s'exerce surces
romans : celle, d'une part, de la tradition romanesque qui
con-siste vouloir conclure par une image forte de prfrence et
celle,d'autre part, d'un nouveau modle de narration qui cherche
laisser la fin aussi ouverte que possible, suspendue entre
plu-sieurs interprtations (c'est la voie, bien sr, de
l'indcidable,devenu l'un des traits les plus clbrs de la potique
post-moderne). Le fait demeure que le lecteur ne peut que rester
per-plexe devant ces images hybrides (on verra dans un instant
pour-quoi je les nomme ainsi), mdus25 par elles, ne sachant
plusquelle signification raliste? symbolique? onirique? leur
con-frer. Il y a, en tout cas, en elles quelque chose (cela reste
vague,non localis) d'angoissant, de menaant mme, qui a pour effet
deparalyser le lecteur son tour. De fait, lorsqu'on y regarde de
plusprs, il se produit l quelque chose d'trange, yethereal,
pourreprendre un mot qui posera des problmes de traduction T D .
B
Hybrides, ces images finales le sont en ce sens qu'elles
seddoublent dans un mouvement assez complexe, tant dans lesGrandes
Mares que dans Volkswagen Blues26. Dans les Grandes Mares,
24 Voir ce propos la fin de Mon Cheval pour un royaume (p
118-119), enrelation avec celle des Grandes Mares
25 Le terme n'est pas trop fort n'est-il pas prcisment question
dansl'image finale des Grandes Mares d'une lente ptrification?
26 Ces deux romans sont d'ailleurs plus lis qu'il n'y parat
Alors que lesGrandes Mares adoptent plus volontiers la forme d'une
utopie eschatologique {laGense et la Chute, re\ues et corriges),
porteuse -d'un sens inquiet de Vavenir Teddy se proposait d'axoir
un entretien a\ec [le patron] sur diffrents sujetstomme, par
exemple, son travail de traducteur, l'avenir en gnral et
l'attitudeindiffrente, parfois mme hostile des insulaires son gard
(GM, 194) ,Volkswagen Blues est pour sa part rsolument tourn vers
le pass s'il innove, cen'est plus comme les Grandes Mares par sa
recherche formelle, c'est par cette qutedtourne de Ia tradition On
tiendrait peut-tre dans ce dplacement d'accentdeux tendances de la
problmatique postmoderne
-
86 tudes franaises, 21,3
ce n'est pas un hasard si le lecteur a tendance confondre la
der-nire apparition de l'homme de l'le aux Ruaux (le seulpersonnage
sans nom de code et sans surnom de ce roman) aveccelle du pre
Glisol qui la prcde immdiatement, un peucomme si l'image finale se
scindait en deux parts complmentaireset contradictoires. Le pre
Glisol, homme de l'Arctique, tireparadoxalement son nom de la
chaleur intense qui mane de lui etqui faisait fondre le sol gel en
permanence sur lequel ils'asseyait (GM, 195), alors qu' l'oppos,
l'homme de l'le auxRuaux souffre d'hypothermie (perte spontane de
la chaleur ducorps), tout comme le narrateur (GM, 157) dont il
prfigure, telun double ou un mannequin, la mort : Le traducteur
russit s'approcher du vieil homme. Quand il fut tout prs, il se
mitdebout et lui toucha doucement le visage. Le vieux n'tait
pasvivant : il avait la peau dure comme la pierre (GM, 201).
Lesproprits curatives de l'un la technique du pre Glisolconsiste
bercer ses patients en leur chantant une mlope s'opposent la
curieuse maladie-paralysie de l'autre, maladie ol'On dirait que
c'est le milieu ambiant qui envahit l'organisme(GM, 157). (Cette
maladie est d'ailleurs une vritable mtaphore,pour reprendre le
titre de Susan Sontag, puisqu'elle traduit en lecondensant
l'argument majeur des Grandes Mares.) Il est difficilede dire si
l'homme de l'le aux Ruaux est encore un personnage aumme titre que
les autres habitants de l'le Madame ou si, par sonmutisme, il n'est
pas l'ultime avatar de la dsintgration de lacommunication bablise
des Grandes Mares. Ou est-il plutt uneprojection de Teddy Bear qui,
rappelons-le, vient tout juste cemoment de recevoir un coup la tte
(GM, 200) et qui se survitpeut-tre de la sorte, dans le no man's
land de sa lente driveimaginaire, flottant littralement entre deux
eaux, avant d'tredfinitivement aspir vers la sortie de la fiction,
vers le mot FIN?Ou encore, cette figure nigmatique agit-elle titre
d'Imago, sortede statue du Commandeur nouvelle version, qui surgit
telle unedernire interdiction pour barrer le passage de tout dsir?
Quoiqu'il en soit, le lecteur sent dans cette image finale un
effort vers lesymbole : mais tout comme le narrateur, il ne peut
que s'enapprocher infiniment, nommant presque (II n'tait pas
vivant)cette chose innommable, avant de s'vanouir son tour.
Dans Volkswagen Blues, il y a galement un pisode analogueo
l'indtermination est maintenue entre les plans du rel et de
lafiction. Il s'agit de l'pisode de la photo reproduite dans un
livreintitul Beat Angels, photo dont la fonction n'est pas sans
doubler, l'autre bout du voyage et du livre, celle de la carte
postale.
-
Rcits postmodernes? 87
(Remarquons en passant que la librairie o Jack et la
GrandeSauterelle trouveront ce dernier indice, se nomme City
Lightsc'est en tirant cette histoire de photo au clair, si l'on me
passel'expression, qu'ils sortiront dfinitivement du brouillard
etdcouvriront la lumire, leur vrit : Tho.) Cette photo ofigure un
UNIDENTIFIED MAN est en effet place elle aussisous le signe de
l'inquitante tranget, empreinte d'anges quipassent les Beat Angels
prcisment27 et de leur prsencefantomatique : Ils eurent une
nouvelle fois l'impression d'treentours par les fantmes du pass
(VB9 268). Mais ce qui faitencore davantage l'intrt de cette photo,
c'est le traitementqu'elle reoit ici. Elle n'est pas simplement
reproduite dansVolkswagen Blues titre de preuve de l'existence de
Tho, dans uneperspective de verisimilitude. Elle s'inscrit au
contraire fortementdans le texte en rompant la linarit du rcit de
voyages, enprovoquant en creux toute une srie d'associations :
Il y a une autre chose qui m'agace, dit-il. Quand jeregarde la
photo de loin, je sais que c'est ridicule mais elleme fait penser
au tableau de Lonard de Vinci qui s'appellela Cne. Et mon frre...
La Grande Sauterelle s'approcha etregarda par-dessus son paule. Il
poursuivit : ...avec sagrosse tte noire et frise, je ne peux pas
m'empcher detrouver que mon frre ressemble Judas (VB1 267).
Ces associations, mme rapidement esquisses, se
surimpression-nent et dans ce dplacement de la photo au tableau, de
la scne la Cne, du fait divers au mythe , la photo laisse entrevoir
quece n'est pas la prsence de Tho qui est navement recherche
pourelle-mme mais bien, travers les tours et les dtours de
l'identifi-cation et de la perte d'identit, une prsence beaucoup
plustroublante qui se rsorbe tout entire dans l'image28.
27 Les ombres de Kerouac, de Ginsberg, de Wolfe sont mentionnes
dansce passage et, l'oppos de cette filire, le monument de la
littrature amri-caine, R L Stevenson (VB1 268) Mais mme les gens
que Jack et la GrandeSauterelle croisent sur la rue leur
apparaissent comme des fantmes ambulants ilsleur semblaient perdus
Ils n'taient pas trop mal vtus et ils n'taient pasvraiment pauvres,
mais une lueur trange brillait dans leurs yeux, ils pariaient
toutseuls et ils avaient l'air de ne pas savoir exactement o ils
taient, qui ils taient etce qu'ils faisaient l (VB1 269)
28 Commentant partir d'une phrase de Henry James (The presence
beforehim was a presence) les rapports de la photographie et du
postmodernisme, DouglasCrimp crit ceci The extraordinary presence
of their work is effected through absence,through its umbndgeable
distance from the original, from even the possibility of an
originalSuch presence is what I attribute to the kind of
photographic activity I call postmodernist (ThePhotographic
Activity in Postmodernism, dans Performance Text(e)s et
Documents,op cit , p 71) La faon dont Poulin introduit ici cette
photo, le rapport demanque qu 'il institue entre elle et le texte
ressort d'une telle pratique
-
88 tudes franaises, 21,3
Ainsi, dans Volkswagen Blues, ce n'est jamais la personne
oul'histoire que le lecteur retrouve en fin de compte, mais l'image
del'histoire (en ce cas, une vision clive de la double origine
del'Amrique), l'image de la personne : [...] maintenant je
medemande si j'aimais vraiment Tho. Peut-tre que j'aimais
seule-ment l'image que je m'tais faite de lui (VB, 289). Autrement
dit,les images finales des romans de Poulin reclent une
bizarre(uncanny) qualit hologrammatique : trs vivides et dtailles,
ellessont le lieu d'un face--face et, par voie de consquence,
d'uneprsence, d'une rencontre effectives, mais en mme temps,
ellessont le signe de l'absence, de l'alination (au sens d'une
sortie desoi pour aller vers l'Autre), de la mise mort (toute la
qute deVolkswagen Blues est aussi un travail de deuil). Le lecteur
a beaus'approcher et ce changement d'chelle, cet incessantmouvement
d'approximation est ce qui caractrise, entre autrestraits, la
lecture postmoderne de ce qui le mduse dans cesimages finales : les
visages de Tho et de l'homme de l'le auxRuaux resteront ferms toute
lecture, froids et gris comme lapierre, inexpressifs. Comme des
crans vides, ces visages nousrenvoient, faute de mieux, vers la
ralit du monde. C'est--dire,si nous survivons (puisque l'esthtique
de la fin du monde, dusens, de l'criture, etc. est elle-mme devenue
notre nouveaumythe), vers le prochain livre.