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Jean Hebrard Apprendre à lire à l'école en France : un siècle de recommandations officielles In: Langue française. N°80, 1988. pp. 111-128. Citer ce document / Cite this document : Hebrard Jean. Apprendre à lire à l'école en France : un siècle de recommandations officielles. In: Langue française. N°80, 1988. pp. 111-128. doi : 10.3406/lfr.1988.4764 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1988_num_80_1_4764
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Apprendre à lire à l'école en France : un siècle de recommandations officielles

Feb 24, 2023

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Jean Hebrard

Apprendre à lire à l'école en France : un siècle derecommandations officiellesIn: Langue française. N°80, 1988. pp. 111-128.

Citer ce document / Cite this document :

Hebrard Jean. Apprendre à lire à l'école en France : un siècle de recommandations officielles. In: Langue française. N°80, 1988.pp. 111-128.

doi : 10.3406/lfr.1988.4764

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1988_num_80_1_4764

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Jean Hébrard INRP, Paris Service d'histoire de l'éducation

APPRENDRE A LIRE A L'ÉCOLE EN FRANCE UN SIÈCLE DE RECOMMANDATIONS

OFFICIELLES *

Tenter de retrouver les étapes majeures de l'évolution d'une didactique ou, plus simplement, des manières d'enseigner un savoir ou un savoir-faire pose à l'historien de l'éducation des problèmes de sources difficiles à régler et d'emblée impose un choix. Faut-il privilégier l'innovation pédagogique et recenser ces multiples opuscules qui, comme autant de brevets d'invention, revendiquent la paternité et l'appellation de telle ou telle méthode? Faut-il, au contraire, s'attarder à décrire l'enseignement « ordinaire » et, dans ce cas, travailler sur ces documents privilégiés que sont les instructions officielles et les livres scolaires, éventuellement complétés des manuels ou revues qui servent à la formation initiale ou continuée des enseignants et, si quelque bonne fortune le permet, de quelques cahiers ou devoirs d'élèves qui viennent donner une touche de vérité à l'ensemble?

Problèmes de méthodes

En lecture, plus qu'en aucune autre discipline scolaire, la référence à une « méthode » semble bien faire directement partie de l'objet que l'historien tente de constituer. C'est vrai dans les textes pédagogiques qui concernent ce sujet. C'est vrai aussi, bien que cette réalité soit plus difficile à saisir, dans les discours non écrits qui accompagnent l'exercice de la profession enseignante : les prises de position « méthodologiques » plus ou moins assurées, plus ou moins véhémentes sont un mode d'être de l'instituteur. D'ailleurs, c'est peut-être là un critère important que celui qui distingue dans le temps comme dans l'espace social ceux des maîtres qui, ayant la tâche d'apprendre à lire aux enfants, se réclament d'une méthode. Il opposerait certainement,

* Cet article est la version largement remaniée d'un chapitre du rapport d'enquête Discours sur la lecture (1880-1980), commandé et financé par le Service d'études et de recherches de la Bibliothèque publique d'information du Centre Georges-Pompidou. Ce rapport paraîtra dans son intégralité à l'automne 1988 aux éditions du Centre Georges-Pompidou (collection BPI).

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quel que soit le choix fait, les tenants de la modernité à ceux qui appartiennent encore à un temps ou à un espace scolaire où il n'importe guère d'identifier son être professionnel par des prises de position dans les débats pédagogiques.

Pourtant, l'histoire de renseignement de la lecture confondue avec celle des méthodes de lecture, illustrée par quelques articles célèbres souvent compilés (celui de J. Guillaume, par exemple, dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson *), se révèle particulièrement rétive à la réflexion historique. L'exercice que l'on y a privilégié est celui qui consiste à reconnaître, dans la multiplicité des « inventions » rencontrées au hasard des catalogues de la Bibliothèque nationale, les filiations avouées ou implicites. Au terme de l'analyse ne doivent plus rester en piste que les innovations radicales, les inventions véritables qui ont fait rupture avec ce qui les précédait. Le certificat d'authenticité décerné, le travail de l'historien est terminé et la méthode homologuée entre au musée des vieilleries pédagogiques. Certes ces inventaires ne sont pas sans intérêt, bien au contraire. Encore faut-il les traiter comme il convient, c'est-à-dire comme les témoignages des soucis pédagogiques contemporains de leur rédaction qui relèvent moins de l'invention méthodologique que des choix des politiques éducatives. C'est bien le cas de l'article J. Guillaume qui signe l'effort fait par les hommes de Ferry et Buisson pour imposer une pédagogie de la lecture qui permette de passer d'une alphabétisation minimale à une acculturation par la lecture (nous y reviendrons). C'est déjà le cas pour l'une des plus importantes sources de Guillaume, la recension des différentes méthodes de lecture effectuée par N. François de Neufchâteau 2, alors qu'il est ministre de l'Intérieur du Directoire et, à ce titre, chargé des problèmes de l'enseignement. Pour lui, il s'agit de promouvoir une technique d'alphabétisation utilisable dans des classes à gros effectifs et pouvant être mise en œuvre par des maîtres peu ou pas formés. On pourrait continuer cette analyse régressive en examinant de la même manière la source utilisée par N. François. Il s'agit d'une autre compilation faite au siècle précédent par le chanoine Cherrier 3 au moment où, dans sa deuxième phase missionnaire, l'Église met en place des écoles charitables dans les grandes villes pour les enfants pauvres. Chaque fois, le tri effectué permet de distinguer parmi les méthodes évaluées négativement deux types de restrictions : celles qui concernent des manières de faire traditionnelles dont on discute l'efficacité dans le cadre de l'objectif nouveau que l'on se fixe, celles qui concernent des manières de faire trop complexes et dont on laisse l'usage à ceux — ce sont, sous l'Ancien Régime, des précepteurs ou des maîtres de pensions particulières — qui font un usage dis- tinctif de leurs propensions à l'innovation parce qu'ils n'appartiennent pas aux réseaux institutionnels d'instruction (Église d'abord, État ensuite). Au XIXe et peut-être au XXe siècles, ces novateurs impénitents dont il faut distinguer les idées sans pour autant les adopter, sont souvent des notables qui se sont voués aux œuvres philanthropiques 4 ou, de manière plus prosaïque, les hommes de confiance

1. J. Guillaume, art. « Lecture », in F. Buisson, sous la dir. de, Dictionnatrt de pédagogie et ď instruction primaire, première partie, 2* volume, Paris, Hachette, 1882, pp. 1534-1551

2. N. François (de Neufchâteau), Méthode pratique de lecture, Paris. Didot l'aine, an VII, 186 p. 3. Cherrier (chanoine), Méthodes nouvelles pour apprendre à lire. Pan». 1755 4. Cest le cas, par exemple, de Bourrousse de Laffore, avocat à Agen et auteur d'un célèbre Statilégie

ou méthode lafforienne pour apprendre à lire en quelques heures dont la premiere version semble avoir paru en 1827.

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des éditeurs s qui explorent de manière prévisionnelle certaines modes méthodologiques afin de ne pas se laisser dépasser par la concurrence.

Il reste aussi possible de recourir aux méthodes elles-mêmes plutôt qu'à leurs « histoires » pour tenter de les situer moins dans le contexte des pratiques et des politiques éducatives que dans celui d'une histoire des sciences. On fait par là l'hypothèse que les avancées des disciplines scientifiques concernées peuvent avoir des retombées dans le domaine pédagogique. Jean-Claude Chevalier 6 s'y était attaché pour l'enseignement de la grammaire à l'époque moderne refusant de dissocier dans son histoire des théories syntaxiques les contributions des grammaires savantes et celles des grammaires scolaires. Inversant la problématique, André Chervel 7 avait montré, pour le XIXe siècle, comment les exigences de la scolarisaiton primaire peuvent produire de nouvelles théories syntaxiques. Pour l'enseignement de la lecture, peu de travaux encore; sinon la petite étude de Sylvain Auroux et Louis- Jean Calvet 8 qui montre de manière très suggestive les retombées des théories du signe (à partir de Port-Royal) et des descriptions des « sons » du français (un système cohérent est trouvé à l'occasion d'une thèse de médecine vingt ans avant la Révolution) dans quelques méthodes de lecture du xviir siècle. Mais la démonstration reste difficilement interprétable pour l'historien dans la mesure où les échanges entre les milieux qui produisent ces phonétiques du français (essentiellement les académies de province) et ceux qui font des manuels de lecture (les précepteurs et les maîtres de pension) n'ont pas encore été élucidés. D'autre part, si la rapide rotation des innovations méthodologique n'est pas sans relation avec les rythmes brefs de l'histoire des sciences, elle reste plus étrangère aux scansions amples de l'évolution des pratiques de scolarisation. Bref, aborder l'histoire de l'enseignement de la lecture par celle des innovations méthodologiques n'est pas sans inconvénients, même dans le cadre d'une histoire des sciences et des techniques.

L'apprentissage ordinaire

On peut aussi, s'en tenant à la deuxième des orientations évoquées ci-dessus, centrer l'enquête moins sur l'inventivité méthodologique que sur le faire ordinaire des maîtres. Faire ordinaire qu'on ne peut assimiler à une routine, au moins pour l'époque contemporaine, puisque toute une série de processus contribuent dès le premier tiers du XIXe siècle à créer une dynamique méthodologique dans laquelle les maîtres sont invités, plus ou moins fermement, à s'inscrire : réglementation officielle diffusée par les organes administratifs du ministère et

5. On peut citer, parmi les nombreux spécialistes de renseignement de la lecture qu'a su s'attacher Louis Hachette lorsqu il devient l'éditeur privilégié des ministres successifs de la Monarchie de Juillet, Lamotte, auteur de Y Alphabet et premier livre de lecture vendu à un million d'exemplaires dès sa première année d'édition en 1831, Lorrain, Meissas, Michelot ou plus tard Regimbeau et bien sûr Peigné. Christian Nique dans sa thèse. La petite doctrine pédagogique de la Monarchie de Juillet, université de Strasbourg, 1988, a montré les relations étroites qui se nouent alors entre les collaborateurs immédiats du ministre, la commission d'examen des manuels scolaires et l'éditeur de la rue Sarrazin.

6. Jean-Claude Chevalier, Histoire de la syntaxe. Naissance de la notion de complément dans la grammaire française (1530-1750), Genève, Droz, 1968.

7. André Chervel, Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français. Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot, 1977.

8. Sylvain Auroux et Louis-Jean Calvet, « De la phonétique à l'apprentissage de la lecture », La linguistique, 9, 1973-1981, Paris, PUF, 1973-1981, pp. 71-88.

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glosée par les divers corps d'inspection qui en vérifient l'application, formation des maîtres matérialisée par les manuels pédagogiques, les articles des revues professionnelles, les matériaux archivés dans les circonscriptions (comptes rendus de conférences pédagogiques) ou les écoles normales (cahiers de stages pédagogiques) et - vecteur plus ambigu mais plus décisif encore - la production édi- toriale. Bref, à vouloir décrire la réalité des apprentissages effectués dans les classes, l'historien risque moins de manquer de matériaux que se voir écrasé sous leur abondance. D'autant que la plupart des instruments qui rendraient possible une analyse cohérente de ces matériaux sont encore en cours d'élaboration : qu'il s'agisse du répertoire des textes officiels concernant l'enseignement du français dont le premier volume consacré à l'école primaire mais limité à la période 1789-1879 devrait paraître en 1989; du volume « Lecture » de la collection Les manuels scolaires en France de 1789 à nos jours (banque de données informatisées Emmanuelle) qu'on n'attend guère avant deux ou trois ans ; du répertoire des ressources archivistiques des écoles normales d'instituteurs prévu lui aussi pour 1989 9. Toute approche de cette question ne nous est cependant pas interdite, à condition d'en limiter les ambitions tout en restant attaché à un principe méthodologique simple : les documents qui nous permettent d'enquêter sur des pratiques pédagogiques, comme dans bien d'autres cas en histoire, ne prennent leur sens qu'à condition d'avoir été constitués en séries homogènes et complètes. Pour ne s'y être pas tenus, quelques travaux récents portant sur le domaine qui nous intéresse ici ont manqué à peu près totalement leurs objectifs 10.

Le parti que nous avons choisi de prendre ici consiste à privilégier l'une des sources disponibles, en la traitant dans toute son extension comme une série homogène et continue. Pour d'évidentes raisons la plus accessible des séries envisageables est celle qui rassemble les textes officiels produits par le ministère de l'Instruction publique devenu en 1945 de l'Éducation nationale. La période choisie, 1880-1985, sans que nous nous interdisions quelques incursions en amont, se justifie moins par l'impact des lois Ferry créant une école publique, laïque et obligatoire, que par l'évidence d'un choix qui se dessine pendant le Second Empire mais ne conduit à la mise en place de dispositifs susceptibles de le mettre en œuvre que dans les vingt dernières années du siècle : faire de la lecture l'instrument privilégié de l'acculturation scolaire en lui confiant tout à la fois l'instruction et l'éducation des écoliers. Choix qui gouverne toute la scolarisation primaire jusque dans les années 1970 et dont il nous appartient de voir ici comment il se maintient face aux bouleversements que connaît l'institution scolaire en France à partir des années 1960 sous le triple impact de l'explosion démographique, de la mise en place d'une école obligatoire unifiée (allongement de la scolarité à 16 ans en 1959, suppression des classes de fin d'études et unification du collège entre 1963 et 1975), des difficultés de l'emploi liées au tarissement de la croissance économique enfin n.

9. Ces répertoires sont en cours d'élaboration au Service d'histoire de l'éducation de 11NRP à Paris. André Chervel est responsable du répertoire des instructions officielles de français, Alain Choppin de la banque de données, Emmanuelle et Gérard Bodé du répertoire des ressources archivistiques des écoles normales d'instituteurs. Par contre, un répertoire des revues pédagogiques françaises est déjà disponible, Pierre Caspard (sous la dir. de), La presse d'éducation et d'enseignement, xvnr siècle- 1940, Paris, INRP et CNRS, 1981-1988, 4 vol.).

10. C'est le cas, en particulier, de V Histoire de l'enseignement primaire au xix1 siècle de Pierre Giolitto, Paris, Nathan, 1984, 2 vol.

11. Nous renvoyons pour cette analyse aux travaux d'Antoine Prost et plus particulièrement au

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Un point de méthode encore : nous en tenir aux textes officiels qui disent comment on doit enseigner l'art de lire aux enfants pour tenter d'éclairer ce qui se passe réellement dans les classes de lecture pourrait paraître peu judicieux. Le statut même des textes officiels nous conduit à faire l'hypothèse inverse. Certes ils disent moins ce qui est que ce qui doit être et décrivent donc une école idéale, cohérente et efficace, dans laquelle moyens et fins sont articulés de manière sûre, sans jeu ni frictions. Mais les instructions officielles sont aussi des textes prudents qui tiennent largement compte des possibilités d'innovation des professionnels et des structures : une réforme n'est promulguée que si elle apparaît possible et elle a en général été largement expérimentée par les plus audacieux des enseignants dans la décennie qui précède sa parution au Bulletin administratif on au Bulletin officiel. D'autre part, les textes officiels aiment souligner les continuités plutôt que les ruptures, rappeler qu'une réglementation ne contredit jamais celle qui précède mais se soucie plutôt de corriger des pratiques nées de lectures hâtives ou fautives ayant conduit à des errements répétés ou à ces effets de balancier qu'on aime souligner et qui précipitent les plus jeunes des maîtres d'un enthousiasme à l'enthousiasme contraire. Enfin, les textes officiels sont moins les paroles d'un ministre que celles, multiples, quelquefois contradictoires, des grandes directions de son administration. Bref, on peut considérer que les processus complexes d'élaboration de cette littérature garantissent d'une certaine manière sa validité. Ils jouent comme un filtre entre les soubresauts de l'actualité pédagogique et les lentes gestions des modifications structurales de l'institution. Ils permettent de trier entre avancées durables et événements aléatoires ou conjoncturels. C'est dans cette perspective que nous avons essayé de lire tout au long de ce siècle d'instructions officielles 12 que scandent quatre grandes dates - l'arrêté de 1882 qui suit les lois Ferry, celui de 1887 complétant la loi Goblet, l'arrêté de 1923 officialisant les vues de Paul Lapie, celui de 1972 enfin qui entérine les grandes rénovations pédagogiques des années 1960 — les évolutions majeures du discours ministériel sur le premier apprentissage de la lecture.

1882 : d'une alphabétisation à l'autre, les exigences de la compréhension

L'école de Jules Ferry s'inscrit dans une longue tradition qui, des petites écoles aux écoles charitables, fait de l'alphabétisation le noyau de son intervention.

tome IV (L'école et la famille dans une société en mutation, 1930-1980) de Y Histoire générale de renseignement et de l'éducation en France, Paris, Nouvelle librairie de France, 1981.

12. Sont considérées ici comme instructions officielles les lois et décrets prisjpar les chefs d'État et les arrêtés et circulaires émanant du ministère de l'Instruction publique ou de l'Education nationale. Ceux qui concernent renseignement pré-élémentaire (salles d'asile et écoles maternelles) ont été retrouvés et rassemblés par Jean-Noël Luc dans La petite enfance à l'école. Textes officiels présentés et annotés, Paris, Economica et INRP, 1982. Pour les autres, en attendant le répertoire d'André Cbervel, nous avons utilisé le Bulletin universitaire pour la période 1828-1849, le Bulletin administratif de l'instruction publique pour la période 1850-1932, le Bulletin officiel du ministère de l'Éducation nationale à partir de 1945. Et pour disposer au moins des grands textes de la période 1932-1945 pendant laquelle le ministère interrompt ses publications, les Textes organiques de l'enseignement primaire, Paris, Sudel, 1954. Cet ensemble de recueils ne donne qu'une vue imparfaite des instructions réellement produites par le ministère en particulier pour les circulaires. Une très petite partie de ces documents a été reproduite dans La pédagogie du français au xix' siècle. Instructions et textes officiels 1793-1912, Paris, ENS de Saint-Cloud et Limoges, CRDP, 1974 et dans Un demi-siècle de pédagogie du français. Instructions et textes officiels, 1923-1972, Paris, ENS de Saint-Cloud et Limoges, CRDP, 1972. Toutes les citations sont données avec la date de publication du texte qui renvoie à 1 un ou l'autre des recueils cités.

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Alphabétisation religieuse bien sûr par laquelle se transmettent les textes majeurs de la doctrine chrétienne, appris par cœur autant que lus 13. Pour l'école primaire, la lecture est d'abord un parcours obligé, celui des apprentissages successifs qui, depuis le XVHe siècle et les frères des Écoles chrétiennes, scandent la vie de tout écolier. Le plan d'étude de 1834 - première véritable intervention de l'État dans le domaine pédagogique - n'y déroge pas. L'alphabet une fois acquis, on lit dans le syllabaire les longues listes de syllabes, un entraînement suffisant permet d'acquérir la lecture courante des mots et des phrases qui offre alors la possibilité d'un accès aux « livres de lecture » qui sont en même temps des livres d'instruction morale et religieuse : ils doivent inspirer de bonnes mœurs et la crainte de Dieu. Au-delà, un surcroît de technicité est acquis par l'entraînement à la lecture des manuscrits (on a fait lithographier à cet usage de petits livrets présentant toutes sortes d'écritures), et par l'apprentissage de la lecture du latin (les meilleurs élèves doivent pouvoir devenir des enfants de chœur).

Entre les lois Cuizot et les lois Ferry, trois évolutions notables dans la façon dont le Ministère parle des premiers apprentissages : d'une part, on substitue à une progression fondée sur la succession des objets textuels qui servent à l'apprentissage une progression soucieuse de définir des étapes qualitatives dans l'accès à la capacité de lire (de l'alphabétisation à la lecture courante ou, plus tard, de la lecture courante à la lecture expressive) ; d'autre part, on tend à inviter les maîtres à raccourcir le moment désigné comme « fastidieux » du premier apprentissage en usant de méthodes plus modernes qui permettent d'accéder rapidement à la lecture courante. Enfin, on fait de la compréhension des textes lus la fin explicite de l'enseignement de la lecture. En effet, il ne s'agit plus seulement de transmettre le corpus des textes religieux qui permettent à chacun de prendre conscience de son appartenance à une confession. Depuis Cuizot, les notables libéraux qui se sont attachés aux progrès de l'éducation populaire souhaitent moins ancrer les populations rurales et ouvrières dans une piété partagée qui donne sens aux gestes et aux savoirs traditionnels que construire à nouveaux frais une mentalité éclairée, sinon rationnelle, qui éloigne tout autant le spectre urbain des foules dangereuses que celui, rural, des hordes obscurantistes et ignorantes. L'apprentissage de la lecture doit être suivi, dès l'école, de la pratique de la lecture : de bons textes — mais ceux-là sont toujours difficiles - doivent pourvoir à l'éducation comme à l'instruction du peuple des villes et des campagnes et, lorsque c'est nécessaire, à leur endoctrinement politique autour des régimes qui se succèdent tout au long du siècle.

Quelques étapes marquantes de cette évolution peuvent être signalées rapidement. En 1868, Créard, directeur des enseignements de la Seine, organise les programmes des écoles de son département selon un plan qui servira de base aux textes ministériels de l'époque Ferry. Là, pour la première fois, il est exigé que chaque lecture soit accompagnée, au moins dans les grandes classes, d'une « explication ». En 1871, Jules Simon tente de généraliser le modèle parisien à l'ensemble du territoire national et d'étendre aux premiers moments de l'apprentissage l'exigence d'accès au sens jusque-là réservée aux grandes classes. Une circulaire adressée le 18 novembre aux inspecteurs d'académie propose une orga-

13. Sur cette question, voir Jean Hébrard, « La scolarisation des savoirs élémentaires i l'époque moderne », Histoire de l'éducation, 38, Paris, INRP, 1988, pp. 7-58.

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nisation précise des enseignements dispensés dans les écoles primaires. Pendant la première année d'étude, renseignement de la lecture se divisera en :

« Premier trimestre — Étude des éléments : sons et articulations — Combinaison de ces éléments et application immédiate à la lecture de mots simples et usuels — Lecture de petites phrases simples et graduées - Explication de ces phrases.

Deuxième trimestre - Exercices de syllabation - Lecture au tableau et dans les livres — Explication du sens des mots et des phrases.

Troisième trimestre - Lecture courante de phrases courtes renfermant des connaissances usuelles — Explication du sens des mots et des phrases.

Quatrième trimestre — Lecture courante dans les livres — Explication du sens des mots et des phrases. » '

Le programme est audacieux. Quatre trimestres seulement doivent permettre à des enfants de 6 ans d'apprendre à lire de manière à comprendre des textes imprimés dans des livres. Là encore, l'accès au sens se fait par l'explication du maître. Elle porte sur les mots et les phrases plutôt que sur le texte : la signification générale procède de la sommation des significations élémentaires. Notons aussi que l'épellation a disparu ainsi que l'étude approfondie des longues listes de syllabes à deux, trois ou quatre lettres : on passe directement du b-a ba à la lecture de mots simples. Avant même les lois Ferry, la méthodologie de l'enseignement de la lecture s'est définitivement démarquée, dans les textes officiels au moins, de la traditionnelle méthode épellative qui exigeait des enfants la fastidieuse désignation de chaque lettre du texte (elle et eu et ce, léc; té et u, tu; ère et e, re; lec-tu-re). Certes, le législateur sait qu'elle n'est pas, pour autant, abandonnée de tous les maîtres (son évocation dans les textes ultérieurs en témoigne) mais il tente déjà d'imposer d'autres orientations didactiques. On sait combien Jules Simon fut combattu dans son action au ministère de l'Instruction publique, particulièrement pour s'y être fait l'avocat d'une réduction des horaires de latin et d'une accentuation des études de littérature française. La crise de l'Ordre moral ruine ses efforts de modernisation du système éducatif, dans le secondaire comme dans le primaire. Il faut attendre des temps meilleurs, en fait, les premières initiatives de Jules Ferry.

1887 : l'embellie pédagogique des écoles maternelles de la République

A la suite de la loi organique du 28 mars 1882, l'arrêté du 27 juillet dote l'enseignement primaire d'un ensemble de structures pédagogiques reliées entre elles : école maternelle pour les enfants de 2 à 6 ans (ou classe enfantine annexée à l'école élémentaire pour les 5 et 6 ans), école élémentaire proprement dite divisée en trois cours : élémentaire (7 à 8 ans), moyen (9 à 10 ans) et supérieur (11 à 12 ans). Au-delà, un enseignement primaire supérieur ou lorsqu'il ne peut être organisé un cours complémentaire d'une année annexé à l'école élémentaire. Au-delà encore, pour les meilleurs élèves destinés à venir grossir les rangs des instituteurs, des écoles normales.

Le premier apprentissage de la lecture appartient donc maintenant en droit

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à l'école maternelle ou à la classe enfantine. Certes, depuis 1833 les salles d'asile ont eu la charge de cet apprentissage ou du moins des rudiments de celui-ci. Et en 1855 lorsque Fortoul propose, pour la première fois, un véritable programme pour ces classes qui reçoivent des enfants de 2 à 7 ans, il en détaille minutieusement les étapes et les limites : voyelles, consonnes, alphabet majuscule, accents, syllabes de deux ou trois lettres, mots de deux syllabes. C'est la structure même des méthodes de lecture d'Ancien Régime, amputée de leurs dernières leçons (mots de plus de deux syllabes, phrases et textes).

En juillet 1882, Jules Grévy se contente de rappeler que l'enseignement de la lecture est réservé à la seule section des grands (5 à 7 ans) et ne saurait être en aucun cas commencé auparavant. Il faut attendre le décret organique de janvier 1887 qui suit la loi Goblet pour que l'optique se modifie. Les objectifs restent raisonnables: il s'agit toujours des «premiers éléments de la lecture»; mais le législateur précise que la lecture portera :

« Non sur des combinaisons difficiles de lettres, ni sur des syllabes inintelligibles pour l'enfant, mais sur des mots usuels et des phrases simples. »

II faut voir dans cette orientation nouvelle la marque explicite de Pauline Kergomard, récemment promue inspectrice générale des écoles maternelles et qui a été la principale rédactrice de ces textes. Elle rompt avec la tradition comme Jules Simon l'avait fait dans les programmes des écoles primaires en 1871. La distance prise à l'égard des dispositions de Fortoul est définitive. L'apprentissage n'obéit plus seulement à la logique apparente de l'écriture (de la lettre à la syllabe, de la syllabe au mot, etc.), mais tout autant à celle, impérieuse du sens : l'unité minimale est le mot, l'unité privilégiée la phrase. Plus, cette pédagogue protestante éclairée, introduit dans les anciennes salles d'asile des techniques pédagogiques, certes anciennes, mais longtemps réservées aux éducations aristocratiques :

« Autant que possible, les enfants se serviront de lettres mobiles pour apprendre à lire. »

Ainsi, les difficultés de l'articulation lecture/écriture, si longtemps problématique dans des classes aux effectifs pléthoriques, sont résolues par le recours aux lettres mobiles dérivées de l'ancien « bureau typographique » de Louis Dumas 14 : il n'est plus nécessaire d'attendre que l'enfant possède une bonne main pour lui demander d'assembler les mots ou les phrases qu'il apprend par ailleurs à lire. Analyse et synthèse écrites du mot sont enfin possibles, matériellement possibles pour tous les enfants, même les plus pauvres, puisque chacun peut disposer de ces petits cartons où sont imprimées des lettres que l'on assemble sur la table. Ainsi, dès 1887, tout est dit ou à peu près pour un siècle. Les instructions ultérieures auront beau être en retrait par rapport à celles-ci, elles n'empêcheront pas l'innovation pédagogique de continuer à s'inscrire dans cet héritage. Jusqu'aux

14. Le « Bureau typographique » de Louis Dumas est décrit dans l'ouvrage de N. François de Neuf- château cité ci-dessus. Un exemplaire très complet du matériel a été conservé au Musée national de l'Éducation (cf. Lire, écrire, compter : 2000 ans d'éducation, catalogue de l'exposition tenue aux Archives départementales de Seine-et-Marne, juin-septembre 1981, INRP/Musée national de l'éducation, Rouen, 1981, notice n° 120, ill.).

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années 1970, ce sont souvent des institutrices d'écoles maternelles qui font la mode dans le domaine de renseignement de la lecture (elles soutiennent mieux que leurs collègues de primaire les tentatives d'enseignement « global », elles inventent les méthodes « mixtes » promises à un bel avenir editorial 1S. Du côté des rédacteurs de textes officiels, il ne reste qu'à répéter périodiquement que ces apprentissages ne doivent pas commencer trop tôt, qu'il faut résister à la pression des parents qui voudraient voir leurs enfants lire dès 3 ans (circulaire du 22 février 1905) et mieux organiser le passage de la maternelle à la « grande école » dotée depuis 1887 d'un cours préparatoire accueillant les enfants de 6 ans 16.

1923 : les certitudes pédagogiques des lendemains de victoire, une bonne « mécanique » pour les petits, la lecture expressive pour les grands

La restructuration de 1887 qui rattache l'année d'apprentissage de la lecture au cycle élémentaire plutôt qu'à l'école maternelle, en liant réglementairement le sort du cours préparatoire à la « grande école », fait de l'enseignement de la lecture le point de départ de la scolarisation plutôt que la dernière étape d'un processus pédagogique centré sur le tout jeune enfant. Dès lors on peut craindre que l'évolution rapide des méthodes qui avait été possible dans ce « laboratoire » qu'a toujours été, en France, l'école maternelle, soit fortement freinée par les exigences des programmes de l'élémentaire.

Ceci se confirme dès la première grande réforme de structure, celle de 1923. Lorsque Paul Lapie, directeur de l'enseignement élémentaire, rédige les instructions qui deviendront, ne varietur, le bréviaire de tout instituteur jusque dans les années 1970, il innove au moins dans deux domaines. D'une part, il organise la scolarité de manière progressive et non plus concentrique comme le faisaient les lois Ferry : on sait maintenant que les enfants qui quittent le primaire en cours de route sont minoritaires et l'on peut, faisant fond sur au moins cinq ans de scolarité effective pour tous, répartir les apprentissages sur l'ensemble du temps disponible au lieu de les reprendre chaque année en les approfondissant. D'autre part, il entérine le succès des pédagogies « actives » nées des premières recherches sur l'intelligence pratique chez l'enfant (Montessori, Claparède, Decroly et, déjà, Wallon et Piaget) et ajoute leurs exigences à celles plus anciennes d'un cheminement intuitif et inductif dont la « leçon de choses » avait été, sous Ferry, l'exercice modèle.

« C'est pour ce motif qu'à l'observation, qui laisse encore l'écolier passif, nous préférons, dans la mesure où elle peut être pratiquée à l'école primaire, l'expérimentation qui lui assigne un rôle actif (...). A L'enseignement par

15. La petite étude menée par Henri Canac (La lecture. Éléments de pédagogie. Pans, Didier) en 1965 alors qu'il dirigeait à 1*ENS de Saint-Cloud la formation des inspecteurs primaires comporte une partie historique très significative de la façon dont on voit à cette époque révolution des méthodes de lecture depuis 1923.

16. La création d'un cours préparatoire ne modifie guère le fonctionnement réel du système éducatif de la Belle Époque dans la mesure où la majorité des écoles étaient en fait des classes uniques rurales qui comportaient déjà une section enfantine accueillant les enfants au même âge. Mais il n'en est pas de même pour la réglementation puisque qu'elle n'émane plus des mêmes bureaux ministériels.

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l'aspect, forme intéressante de la méthode concrète qui n'a pas dit son dernier mot et que le cinématographe va renouveler, il faut superposer une autre forme de la même méthode, qui n'en est encore qu'à ses balbutiements mais qui décuplera l'efficacité de l'art pédagogique, l'enseignement par l'action. »

Observer, expérimenter : a priori l'esprit général des innovations pédagogiques des années 1920 semble pouvoir s'appliquer à l'apprentissage de la lecture. N'est-ce pas dans ce s,ens déjà que Pauline Kergomard tentait d'orienter ses directrices d'école maternelle en introduisant des lettres mobiles, en dénonçant les exercices artificiels? L'inspection générale en charge de l'enseignement primaire est plus prudente. Laissant aux scientifiques la responsabilité de définir ce qui convient le mieux aux enfants, elle manifeste à l'égard des choix méthodologiques des enseignants du cours préparatoire une circonspection définitive :

« Nous ne préconisons aucune méthode : la meilleure sera celle qui donnera les résultats les plus rapides et les plus solides. Entre les méthodes d'épellation et la méthode syllabique ou la méthode globale, nous ne faisons aucun choix; des expériences se poursuivent qui décideront. Toutefois, les procédés qui nous paraissent devoir l'emporter sont ceux qui amènent l'enfant à s'intéresser à cette tâche ingrate qui consiste à associer des sons et des formes sans rapports apparents. Par suite, ceux qui font appel à son besoin de mouvement ont les plus grandes chances d'être féconds. Et telle est probablement la raison du succès de la méthode phonomimique, malgré sa bizarrerie. L'essentiel est que l'enfant prenne plaisir à cet apprentissage difficile. »

On le voit, la concession faite aux pédagogies actives reste tout extérieure : en laissant l'enfant s'agiter on peut faire passer les apprentissages les plus pénibles. Quant aux discussions sur les méthodes, on peut considérer que le ministère entérine un véritable retour en arrière en mettant sur le même plan la vieille méthode épellative (contre laquelle, depuis Guizot, luttent les pédagogues éclairés) et les méthodes « sans épellation ». Enfin, il semble tout aussi difficile, dans le clan de la modernité, de mettre face à face méthode syllabique et méthode globale. La première, utilisée de manière significative dans les écoles depuis 1835 et qui diffère de la méthode épellative par l'usage de la prononciation dite de Port- Royal (meu au lieu de emme) et par la synthèse directe de la syllabe, connaît depuis 1880 son plein épanouissement 17. La seconde, vient d'être rhabillée à nouveaux frais par le Belge Ovide Decroly : un premier article paru dans le très scientifique Journal de Neurologie en 1906 18 a souligné son adéquation aux théories globalisantes de la perception qui se développent en Allemagne. Il en a expérimenté les bienfaits dans son école de la rue de l'Ermitage à Bruxelles où il invente avec quelques pionniers une pédagogie fondée sur l'initiative person-

17. Cest celle dont Guillaume pense qu'elle atteint son plein et définitif épanouissement avec la méthode Schûler ou « méthode analytique-synthétique d'écriture-lecture » (il s'agit en fait du travail de Maurice Block, maître à la toute jeune école normale d'Auteuil).

18. O. Decroly, « Un facteur particulier qui influe sur la mémoire chez les enfants et en particulier sur la mémoire visuelle. A propos de la pathologie de la lecture », Journal de neurologie, Bruxelles, 1906, pp. 287-294 et, la même année, O. Decroly et J. Degand, « Quelques considérations sur la psychologie et la pédagogie de la lecture », Revue scientifique, Paris, V, 9, 3 mars 1906, pp. 261-264 et 10, 10 mars 1906, pp. 293-298.

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nelle et l'autonomie de l'individu face à son milieu de vie. Mais, comme le signale Claparède dans la préface qu'il donne à l'ouvrage qu'Amélie Hamaïde, la fidèle, consacre à la « méthode Decroly » I9, les idées du généreux médecin n'ont, en 1922, conquis qu'une douzaine de classes à Bruxelles. Elle semble, de plus, recevoir un accueil très modéré en France où régnent, dans le secteur de la psychopédagogie, les hommes formés par Alfred Binet, peu enclins à se départir d'une conception très analytique de l'apprentissage. Quant à la « curieuse » méthode phonomimique, il s'agit de celle de Crosselin, ancien sténographe passionné par les problèmes posés par l'éducation des sourds-muets et qui, soutenu par Мше Раре- Carpentier, était parvenu sous le Second Empire à étendre son système à l'éducation des enfants des salles d'asile : il associait à chaque son un geste qui le représente et permet donc aux enfants d'analyser ou de faire la synthèse des syllabes orales en s'appuyant sur un support corporel.

On est en droit de se demander si cette réserve manifestée à l'égard des différentes méthodologies et qui devient la règle pour les ministres successifs à partir de 1923 n'est pas la conséquence d'une assimilation, toute française 20, de la méthode au manuel qui la porte. Dans le cadre d'une économie de marché récemment conquise par la librairie classique 21, les instances ministérielles ne s'autorisent plus à recommander tel ou tel livre scolaire et laissent, depuis 1875, les conférences cantonales d'instituteurs théoriquement libres de leurs choix. Les multiples relations de sympathie qui se tissent entre milieu editorial et administration centrale (l'inspection générale compte parmi ses membres des auteurs particulièrement féconds) ne sont certainement pas étrangères à ce glissement qui amènent les instructions officielles à être aussi discrètes sur les manuels scolaires que sur les grandes méthodologies.

Le refus de se prononcer sur les méthodes en usage ne signifie pourtant pas, pour les rédacteurs des Instructions de 1923, qu'il n'y a plus rien à faire dans le domaine de l'apprentissage de la lecture, bien au contraire. Et la première injonction à laquelle devront se plier les maîtres porte sur la réorganisation du rythme de l'apprentissage jugé beaucoup trop lent :

« Si [l'enfant] y prend plaisir, en y consacrant le temps fixé par le programme nouveau, au bout de trois mois il saura lire et au bout de l'année il saura lire couramment. »

Une fois encore, nous voici en opposition avec l'esprit des instructions antérieures de l'école maternelle qui insistaient, au contraire, sur la nécessité de ne pas presser les enfants. Un trimestre pour la « lecture », un an pour la « lecture courante » : jamais les petits écoliers français n'ont été si rapides. L'usage bien compris du « plaisir » serait-il si efficace ? On est un peu confondu, rétrospectivement, par l'assurance de ces recommandations. Il est difficile de les interpréter en dehors de leur contexte spécifique : la certitude que l'effort des années Ferry a été payant (les recensements qui précèdent la Grande Guerre montrent une quasi-éradication de l'analphabétisme sur l'ensemble du territoire puisque les

19. A. Hamaïde, La méthode Decroly, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1922. 20. En Belgique, par exemple, la méthode Decroly sera officialisée par le plan d'étude de 1936. 21. Sur les rapports entre les éditeurs scolaires et le ministère, voir Alain Choppin, « Le cadre

législatif et réglementaire des manuels scolaires >, Histoire de l'éducation, Paris, INRP, 29, 1986 pp. 21- 58 et 34, 1987, pp. 3-36.

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taux ont été ramenés à moins de 5 % pour les femmes comme pour les hommes a) ; la confiance en un système scolaire public, définitivement accepté de tous, y compris des autorités religieuses, et jouant un rôle décisif dans l'accès aux métiers du secteur tertiaire de populations jusque-là rurales; la victoire de 1918 enfin dont les leçons militent en faveur de cet enseignement primaire qui a su préparer au sacrifice suprême les poilus de Verdun et a donné plus d'un sous-officier pour les encadrer.

Dans cette école plus que jamais conquérante, faire vite et bien semble souhaitable et à portée de main. La nouvelle articulation proposée par les Instructions de 1923 entre rudiments et apprentissages ultérieurs met l'accent sur le caractère double de la lecture à l'école :

« L'enseignement de la lecture sert à deux fins. Il met entre les mains de l'enfant l'un des deux outils - l'autre étant l'écriture - indispensable à toute éducation scolaire. Il lui donne le moyen de s'initier à la connaissance de la langue et de la littérature française. »

Cette disjonction est capitale. En instrumentalisant la capacité de lire et en distinguant celle-ci des activités de lecture qui permettent d'acquérir la connaissance de la langue et de sa littérature (on reconnaît là les deux exercices classiques de la pré-lection latine), les instructions de 1923 mécanisent pour de longues années les exercices des premières classes de l'école élémentaire et mettent en place une très curieuse dialectique du travail et du plaisir, de l'obligation et du désir :

« Pendant cette période [le cours élémentaire], le caractère essentiel de la lecture est d'être u courante " et l'on se gardera d'en arrêter trop souvent le cours par des questions ou des explications. L'enfant est encore trop préoccupé des difficultés qui viennent de la complication des combinaisons de lettres pour trouver plaisir à élucider le sens des mots. Les questions qui interrompent son effort de déchiffrage ne sont pas de nature à lui donner le goût de la lecture. Et c'est ce goût qu'il faut avant tout lui inculquer. »

Ainsi, pour le jeune enfant le plaisir de lire réside dans l'activité qu'il déploie (lire couramment) plutôt que dans la compréhension du texte lu. L'ancienne articulation entre lecture et « explication » que l'on voulait immédiate est reportée aux grandes classes. Certes, nombreux ont été les rapports d'inspection à se plaindre du verbalisme des maîtres qu'entretient le souci d'explications. En 1938 encore, on rappelle aux maîtres à l'occasion de la publication de nouveaux programmes pour le 1er degré qu'une leçon de lecture doit d'abord être un moment où les enfants lisent. Mais depuis 1923, l'acquisition des « mécanismes » est devenue un préalable à la pratique de la lecture, elle-même reportée au niveau du cours moyen, c'est-à-dire vers 9 ou 10 ans. C'est à cet âge, et à cet âge seulement, que peut commencer le travail portant sur la compréhension des textes, mais là encore, au prix d'un nouveau déplacement :

22. Voir François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire. L'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, vol. 1, Paris, Éd. de Minuit, 1977.

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«L'enfant n'ayant plus à surmonter les obstacles qui tiennent aux bizarreries de l'orthographe, on peut et on doit appeler son attention sur les rapports de l'idée et de l'expression. »

Les rapports de l'idée et de l'expression plutôt que l'explication. Certes, depuis le Second Empire, les textes officiels mettaient l'accent sur l'intérêt d'amener tous les élèves de l'école primaire à cette pratique expressive de la lecture. On visait en effet à faire de chaque petit Français un oralisateur en puissance M des bons livres qu'on espérait voir se répandre dans le peuple sous les effets conjugués des bibliothèques scolaires et des ligues diverses. Mais cette lecture expressive, terme de l'apprentissage, étaient moins considérée comme le moyen de la compréhension que comme sa conséquence. Maintenant, l'ancienne procédure d'explication qui suivait toute lecture est réduite à de « petits problèmes d'exégèse » rapidement réglés, comme en passant, par le maître. C'est l'accès au sens qui relève d'une étrange articulation entre l'effort de diction (l'expression) et l'idée. Il suffit que l'écolier « prouve, par sa manière de lire, qu'il comprend ce qu'il lit » pour que l'école le tienne quitte de son apprentissage de la lecture. Tout se passe comme si, par la voix autorisée de son ministre, l'institution scolaire renonçait, tout à coup, à éclairer les élèves sur le sens de ce qu'ils lisent, faisant confiance, enfin, à cette immanence de l'idée dans l'écriture. La lecture instrumentale acquise, rien ne saurait plus empêcher un enfant de s'abreuver directement à la bibliothèque infinie des textes : il suffit qu'il montre, périodiquement, par une exhibition de son « bien lire » qu'il participe effectivement au festin qui lui est promis.

On peut donc considérer qu'aux yeux de l'administration scolaire l'élève de l'école primaire s'est approprié cette capacité de produire du sens - qu'il faut bien appeler littéral — qui appartenait autrefois au maître. Ce dernier n'est pourtant pas, pour autant, déchargé de toute responsabilité d'inculcation. Celle- ci est simplement, elle aussi, déplacée. En fin de parcours, dans ces classes dites du cours supérieur où quelques bons élèves souvent déjà lauréats du Certificat d'études parachèvent leur instruction, l'instituteur se voit confier la tâche d'une première initiation à la littérature :

« Très simplement, l'instituteur éveillera le sens littéraire, fera discerner les différences qui existent entre les expressions choisies par de grands écrivains et celles qui viendraient à l'esprit d'auteurs sans style. Très simplement, il suscitera l'émotion esthétique, sans théories abstraites, sans expressions tirées du vieux jargon de la rhétorique, par un simple appel au goût virtuel d'enfants dont les impressions sont naïves et dont le jugement n'a pas été déformé. »

Éveiller, susciter : rien qui ne soit plus éloigné du didactisme de l'expliquer. La naïveté du public comme la modestie obligée de maîtres peu formés aux subtilités de l'explication littéraire suffisent à éviter toute dérive. De la lecture expressive à l'émotion littéraire il n'y a qu'un pas, un glissando subtil qui parachève l'œuvre primaire d'alphabétisation et ouvre un discret espace de communication avec les pratiques savantes de la lecture secondaire.

23. Voir Jean Hébrard, ■ Les nouveaux lecteurs », in Roger Charrier et Henri-Jean Martin (sous la dir. de), Histoire de l'édition française, t. III, Paris, Promodis, 1985, pp. 471-509.

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Ainsi, les instructions de 1923 installent pour de longues années —jusqu'en 1972 — une pédagogie officielle de l'apprentissage de la lecture en France. Cette stabilité des textes cache-t-elle l'évolution normale des pratiques? Rien n'est moins sûr. Un examen attentif de la production éditoriale pendant la même période conduit à penser que, méthodologiquement, le front de la lecture reste particulièrement calme pendant toute cette période 2*. Peu d'innovations et qui, de toute façon, interviennent chaque fois par les classes les plus hautes (par exemple, la prudente introduction de la lecture silencieuse dans les classes de fin d'études en 1938). Et, toujours, cette tardive prise en compte de l'évolution des modes ou des pratiques (par exemple, en 1958, l'apparition du terme de « méthode mixte », en fait des méthodes syllabiques précédées d'un petit temps d'apprentissage global de mots et de phrases simples pour mieux « intéresser » les enfants, dont les éditeurs font depuis la Libération un argument promotionnel pour recycler leurs productions anciennes).

1972 : les nouveaux savoir-lire et leurs complexes apprentissages

Les instructions relatives à l'enseignement du français à l'école élémentaire qui paraissent le 4 décembre 1972 25 après l'important travail effectué par les experts de la commission Rouchette modifient-elles les conceptions officielles sur l'apprentissage de la lecture? Certes, elles entérinent la prolongation de la scolarité jusqu'à 16 ans, la nouvelle articulation de l'école (tout le monde entre en sixième) sur le collège en train de se transformer en un tronc commun pour tous les élèves. Elles tiennent compte aussi de cette sensibilité fraîchement acquise à l'échec en lecture au cours préparatoire affirmé par les statistiques répétées des services de l'INED ou du Ministère 2i, elles ne sont pas sans savoir que tout un secteur psychologique dépendant de la Santé comme de l'Éducation nationale vient de se mettre en place pour tenter de répondre par des actions thérapeutiques à ces échecs. Cela donne quelques différences dans le ton, plus prudent et plus circonspect que jamais, dans les arguments avancés qui n'hésitent plus à emprunter la terminologie des savoirs nouveaux, psychologiques ou linguistiques. Mais

24. Le seul vrai débat méthodologique de lTSntre-deux-guerres et des années qui suivent la Libération est peut-être celui qu'entretient Célestin Freinet. Mais nous n'avons encore aucun moyen d'en mesurer l'impact réel. Pour ce qui est de la lecture, il inscrit lui-même et précocement sa technique de l'imprimerie à l'école du côté de la méthode globale decrolienne (« Une adaptation technique de la méthode Decroly : l'imprimerie à l'école » in Hommage au 1? Decroly, Bruxelles, école de l'Ermitage, 1932, pp. 237-247). En fait, il semble s'être beaucoup plus intéressé - est-ce une manifestation de son rousseauisme ? - à l'écriture qu'à la lecture même si ses amis ont développé sous le nom de « méthode naturelle » une méthode globale assez semblable à celle que recommande Amélie Hamaïde. Les textes officiels l'ignorent jusqu'assez tard (1972) et, de toute façon, n'acceptent de recommander, avec quelques réticences, que celles de ses techniques qui contribuent à la production de texte* . texte libre, journal scolaire et correspondance inter-scolaire.

25. Entre les instructions de 1923 et celles de 1972, deux textes majeur* ont paru : les instructions de 1938, mais elles ne concernent que les classes de fin d'études, seule partie de ton projet que Jean Zay ait pu mener à bien pour l'enseignement primaire; les instructions de 1945 qui annulent les textes promulgués sous Vichy mais en restent, pour ce qui est de l'organisation pédagogique, à l'esprit et souvent à la lettre de 1923.

26. Voir en particulier Louis Cros, L'explosion scolaire, Paris, CUIP, 1961 et le* articles de Girard et al., dans Population, 1963 (1 et 2), 1964 (5), 1969 (1 et 2), repris dans le recueil Population et l'enseignement, Paris, PUF, 1970. On peut aussi consulter les articles du Bulletin de psychologie pendant la même période.

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cela donne aussi quelques affirmations qui se veulent en rupture avec un passé pédagogique qui apparaît maintenant être moins une tradition que le dernier vestige d'une école disparue.

Première rupture par rapport à l'esprit des instructions de 1923, l'apprentissage de la lecture devra devenir un apprentissage long qui commence dès la maternelle mais ne se termine ni à la fin du premier trimestre de cours préparatoire, ni même à la fin de cette classe. Le législateur aimerait pouvoir faire accepter aux maîtres comme à l'opinion publique qu'un échec en lecture ne saurait être constaté avant la fin du cours élémentaire première année et qu'un « décloisonnement » pédagogique entre CP et CE serait une bonne chose. Il faut donc « ne pas forcer le pas » et, mieux encore, être attentif aux différences individuelles : « II ne faut pas s'attendre à voir tous les élèves apprendre à lire au même rythme. » Une deuxième modification importante porte sur la préparation à la compréhension que l'on pense maintenant nécessaire dès la première année d'apprentissage. On sait que jusqu'aux textes de 1923, on convenait aussi de n'en pas rester au simple déchiffrage plus longtemps que quelques mois. Mais, pour intéresser les enfants à leur lecture et les amener à comprendre ce qu'ils lisaient, on ne faisait confiance qu'aux explications données par le maître. N'avoir pas compris relevait moins alors d'une difficulté propre à l'acte de lecture que d'une méconnaissance du vocabulaire ou des tournures de phrases utilisées dans les textes. Maintenant, on fait l'hypothèse, que l'accès au sens d'un texte relève de l'apprenti-lecteur lui-même, que la compréhension ne suit pas l'oralisation mais la devance :

« Dans la lecture courante, la compréhension devance renonciation mentale ou sonore. »

Derrière cette affirmation se cache en fait l'image de l'empan de lecture, cette avance que doit prendre l'œil sur la voix lors de l'oralisation d'un texte, largement mise en honneur par les multiples commentaires pédagogiques des Instructions de 1923 tout au long de l'Entre-deux-guerres puis dans les années 1950 et 1960. Un pas de plus et la voix s'efface, il ne reste plus que le travail de compréhension effectué par l'œil. C'est ce qu'affirme l'auteur des instructions de 1972:

« La lecture silencieuse peut rendre cette anticipation plus aisée. »

Introduite subrepticement dans une perspective quasi psychologique, la lecture silencieuse devient un objectif essentiel de l'apprentissage et l'on accumule les raisons qui justifient cette promotion nouvelle :

« Elle n'intimide pas le jeune lecteur. Elle est spontanée et d'usage constant pour qui sait lire. Enfin elle permettra une initiation aux techniques de la lecture rapide si nécessaire aujourd'hui. »

Du même coup l'exercice princeps de la pédagogie de la lecture, la lecture à haute voix, subit ses premières critiques dans la longue histoire des textes officiels. Certes, l'oralisation des textes reste au programme du cours préparatoire

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comme des autres classes de l'école élémentaire, mais avec un statut déjà largement entamé :

« On avait recours naguère de manière à la fois abusive et insuffisante à la lecture à haute voix : on répétait trop longtemps le même trop court passage d'un texte dont l'intérêt était vite épuisé. Cette lecture constitue pourtant une activité importante dans la vie de la classe comme dans la vie quotidienne. En classe, elle permet au maître de contrôler et de faire préciser la prononciation et l'articulation; elle entraîne l'élève à percevoir et suivre le rythme de la phrase; elle peut contribuer à lui donner aisance et assurance. Elle joue le rôle qui lui est propre quand elle sert à communiquer des informations à des camarades ou à leur faire part d'un texte que l'on aime. »

II reste à marquer explicitement la rupture avec les Instructions de 1923. L'occasion en est donnée par le refus de distinguer entre un premier apprentissage et une pratique ultérieure de la lecture. Pour l'auteur du texte de 1972, il n'y a plus à proprement parler de progression dans l'alphabétisation du jeune enfant : il doit s'installer dès ses premiers pas dans un lire homothétique à celui qui caractérisera sa vie scolaire tout entière et sa vie culturelle d'adulte :

« Ces diverses remarques infirment l'ancienne distinction entre un premier u savoir lire " qui serait acquis au bout de trois mois, la u lecture courante " qui serait obtenue à la fin du CP, et cultivée au CE, enfin la u lecture expressive ", qui garantirait, au CM, la compréhension par l'intonation. L'apprentissage de la lecture, au CP, serait aussi inutile que pénible si l'enfant ne comprenait pas ce qu'il lit; c'est donc bien dès cette classe qu'il faut s'attacher à obtenir la compréhension et autant que possible 1 intonation. Quant à une lecture courante qui ne bronche pas, il faudrait un fort grand progrès pour qu'elle fût commune à tous les élèves sortant du CM. Ils auront de toute manière à continuer d'apprendre à lire, et l'action de l'école élémentaire doit s'approfondir tout au long du premier cycle du second degré. »

Renversement donc : la lecture courante, clef de voûte du système pédagogique traditionnel, objectif ultime des méthodes d'Ancien Régime, moyen essentiel pour parvenir à la compréhension et à son expression depuis la fin du XIXe siècle, est maintenant conçue comme une technique difficile et l'on ne peut garantir à tous les enfants qu'ils l'acquièrent en fin de scolarité élémentaire. De ce fait, elle n'apparaît plus comme essentielle à l'acte de lecture. La « mise de ton » qui permet l'expression résiste mieux devant les idées nouvelles que la fluidité de la diction qui autorise la vélocité du lecteur.

Un dernier train d'instructions pour la période qui nous occupe survient à partir de 1977. Il accompagne la réforme générale du système éducatif voulue par René Haby (collège unique) et permet aux rédacteurs de donner leurs recommandations dans un style alors fort en vogue, celui de l'analyse d'objectifs. En dehors de ces modifications de surface et de l'accumulation de justifications « scientifiques » (aux références à la linguistique et à la psychologie, s'ajoutent celles à la psychosociologie et la neurobiologie), elles n'apportent aucune orientation nouvelle. On peut même constater qu'elles sont méthodologiquement en

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retrait sur les précédentes, réaffirmant, dans l'optique des travaux des années 1960, l'importance des pré-requis psychosensoriels et ignorant au contraire les hypothèses nées dans le champ de la linguistique et de la psycholinguistique sur le rôle des anticipations perceptives dans la lecture. Les textes mis au point sous la direction de René Haby sont immédiatement désapprouvés par l'équipe mise en place par son successeur, Christian Beullac. Il semble d'ailleurs que le ministère ait joué sur deux tableaux en ces années difficiles qui suivent les premiers bilans de la réforme des collèges et les désillusions qu'ils entraînent. D'un côté, on prépare la rédaction de nouvelles instructions pour les cours moyens qui paraîtront en 1980; c'est à ce niveau que les problèmes de liaison avec le collège apparaissent extrêmement problématiques alors que se répand partout le bruit qu'arrivent en sixième des élèves qui ne savent pas lire. De l'autre et pour ne pas abandonner les petites classes, on organise un très officiel colloque où les spécialistes européens de la lecture ont été conviés et qui donne lieu à des comptes rendus 27 largement diffusés dans toutes les écoles, sans qu'on se soucie vraiment des contradictions flagrantes qui apparaissent entre ces opuscules et les textes encore en vigueur. Ce sont ces « réflexions » qui, bien qu'à moitié officieuses, rétablissent la continuité avec les Instructions de 1972 et anticipent sur celles de 1985.

L'apport décisif de ce dernier lot de recommandations - elles sont toujours en vigueur - réside peut-être dans le fait qu'elles ont été publiées par le Ministère sous la forme d'un livre de poche. Et, de fait, elles installent l'apprentissage de la lecture dans une problématique résolument culturelle 28, tirant ainsi les conséquences du déplacement majeur de 1972 : le véritable objectif est l'acquisition de la lecture silencieuse, c'est-à-dire d'une pratique de l'écrit identifiée à l'acte paradigmatique par lequel un lecteur cultivé s'approprie un livre. A l'école maternelle, la « conquête de la lecture » passe plus par la fréquentation précoce des bibliothèques et des albums que par les exercices systématiques. On souligne l'intérêt de nouveaux exercices comme cet entraînement à la production de textes dictés par les enfants à l'adulte qui permet de familiariser les élèves en situation active avec toute une culture écrite dont on souligne volontiers qu'elle relève plus de la capitalisation des structures textuelles que de la grammaire ou de la phonétique, qu'elle s'appuie sur l'imaginaire plutôt que sur l'observation. Au cours préparatoire, le rédacteur après avoir ouvert ses injonctions par un « Lire, c'est comprendre » qui n'admet aucune réplique, insiste sur le fait que l'apprentissage de la lecture est d'abord une transmission d'habitudes culturelles : « II appartient à l'école, dès la maternelle, d'entourer l'élève de livres et de textes, de lui donner le spectacle d'un maître lecteur. » Dès lors la question des méthodes ne se pose plus : ce ne sont que des « exercices appropriés » qui ne doivent jamais être dissociés de l'essentiel : partout et toujours prendre plaisir à lire. Les ruptures de 1972 sont confirmées et amplifiées : les chœurs où se formaient les petits

27. Apprentissage et pratique de la lecture à l'école. Actes du colloque de Paris, 13-14 juin 1979, Paris, CNDP, 1979 et surtout, la petite brochure diffusée dans toutes les écoles : Apprentissage et pratique de la lecture à l'école, Paris, CNDP, s.d., 31 p.

28. Culture doit être compris ici au sens où on l'entend lorsqu'on parle, par exemple, d'animation culturelle et non comme un équivalent de patrimoine. On peut considérer que la lecture scolaire a longtemps été chargée de la transmission du patrimoine culturel, en particulier dans le secondaire, et par contagion dans le primaire, et qu'elle devient une activité culturelle plutôt qu'un processus de transmission entre les années I960 et les années 1970.

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Page 19: Apprendre à lire à l'école en France : un siècle de recommandations officielles

lecteurs de la République se sont tus, la lecture scolaire est désormais, de la maternelle au collège, une initiation aux rites les plus classiques du loisir cultivé.

Progrès tardifs seront tentés de dire les uns, ambition démesurée s'offusqueront les autres. Attentisme coupable s'exclameront les militants. Sornettes répéteront tous les « savants ». Il est vrai que si la lecture a toujours suscité les enthousiasmes plus ou moins scientifiques des auteurs de méthode, elle paraît de surcroît être devenue depuis les années 1960 un champ de recherche à part entière où s'exerce la sagacité de multiples disciplines. Les instructions officielles semblent bien suivre pas à pas les événements. Mais tous les événements, pas seulement ceux qui surviennent au gré des affrontements de doctrines, ni même ceux plus sereins qui secouent de temps à autre le lent cheminement des chercheurs et dont la littérature spécialisée se fait régulièrement l'écho. En fait ce qui se lit avec le plus de clarté dans l'évolution des conceptions des instructions officielles successives, c'est l'histoire même de la scolarisation et de ses enjeux politiques. Apprendre à lire pour comprendre, voilà le fil rouge qui court tout au long du siècle, le souci majeur. Mais le statut de cette compréhension n'a pas le même sens selon que l'institution en est à conquérir des positions (politiques comme en 1882, sociologiques comme en 1972) ou à gérer celles qui ont été conquises comme en 1923. Il reste que sur le siècle, se lit aussi ce mouvement continu qui déplace lentement les fins de la lecture scolaire : la volonté d'acculturer les masses rurales ou populaires dans lesquelles elle s'était construite a laissé la place à ce désir de divulguer les sociabilités choisies d'une pratique du livre née dans les expériences de l'animation culturelle. Comme si l'école devenue enfin sociologi- quement démocratique ne se souciait plus que d'être ce lieu où se partagent les goûts plutôt que les savoirs.

Cet ouvrage a été composé et achevé d'imprimer par l'Imprimerie Floch à Mayenne : 27027

Dépôt légal : décembre 1988. № d'édition : 14835 imprimé en FRANCE (Printed in France)

Le directeur-gérant, B. Willerval Commission paritaire n° 47700.

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