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Parcours anthropologiques 8 | 2012 Anthropologie des pratiques musicales Relevés ethnographiques et travaux en cours Pauline Guedj et Jorge P. Santiago (dir.) Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/pa/75 DOI : 10.4000/pa.75 ISSN : 2273-0362 Éditeur Université Lumière Lyon 2 Édition imprimée Date de publication : 31 octobre 2012 ISBN : 1634-7706 ISSN : 1634-7706 Référence électronique Pauline Guedj et Jorge P. Santiago (dir.), Parcours anthropologiques, 8 | 2012, « Anthropologie des pratiques musicales » [En ligne], mis en ligne le 20 avril 2013, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/pa/75 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pa.75 Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020. Parcours anthropologiques
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Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

Jan 15, 2023

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Parcours anthropologiques 

8 | 2012Anthropologie des pratiques musicalesRelevés ethnographiques et travaux en cours

Pauline Guedj et Jorge P. Santiago (dir.)

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/pa/75DOI : 10.4000/pa.75ISSN : 2273-0362

ÉditeurUniversité Lumière Lyon 2

Édition impriméeDate de publication : 31 octobre 2012ISBN : 1634-7706ISSN : 1634-7706

Référence électroniquePauline Guedj et Jorge P. Santiago (dir.), Parcours anthropologiques, 8 | 2012, « Anthropologie despratiques musicales » [En ligne], mis en ligne le 20 avril 2013, consulté le 24 septembre 2020. URL :http://journals.openedition.org/pa/75 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pa.75

Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020.

Parcours anthropologiques

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SOMMAIRE

PrésentationJorge P. Santiago

PréambulePauline Guedj et Jorge P. Santiago

Études

Réflexions autour d’une censure « banale » : lancement du film Golden Scars à Santiago deCubaAlexandrine Boudreault-Fournier

Rapper en « terrain miné ». Pratiques musicales et dynamismes des imaginaires sorciers auGabonAlice Aterianus-Owanga

Les pratiques musicales chez les African Hebrew Israelites à l’épreuve de la mutationculturelleFlorian Mazzocut

Freaks on this side. Notes pour une analyse anthropologique des communautés de fans dePrince en FrancePauline Guedj

Girls’ Game-Songs and Hip-Hop: Music Between the SexesKyra D. Gaunt

Entre la rue et la band room : apprentissage de la musique et négociations identitaires chezles marching bands de La Nouvelle-OrléansFlorence Pelosato

La créolisation à l’œuvre dans une pratique musicale brésilienne : rythmicité, diversité,relationLaure Garrabé

Musique sertaneja, sonorités du quotidien et expériences corporelles au féminin (Goiás,Brésil)Marina Rougeon

Le(s) lieu(x) du hip-hop au BrésilSofiane Ailane

Ramasseurs de sons, des périphéries au transnational. Mouvances de Mangue Beat dans laGrande Vitória et ailleursJorge P. Santiago

Comptes-rendus de publications

Laurence Roulleau-Berger, Désoccidentaliser la sociologie. L’Europe au miroir de laChineFrançois Laplantine

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Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune. Écrits sur le JaponFrançois Laplantine

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PrésentationJorge P. Santiago

1 Les pratiques musicales dont il sera question dans ce numéro de Parcours

Anthropologiques, qui mettent en relief différents genres musicaux et esthétiques,donnent le ton de la place que nous réservons, avec des collègues anthropologuesd’autres institutions universitaires, aux musiques, aux chansons, aux sonorités et ainsià la place du son dans l’appréhension anthropologique. Certains des genres musicauxabordés sont formés dans l’espace des diasporas africaines sur le continent américainou européen et de celles qui en découlent en Afrique ou en Israël où se configurent desformes musicales qui ne cessent de se transformer qui sont devenues aujourd’hui desphénomènes internationaux et transnationaux. De près ou de loin, c’est autour de cesaspects que ce numéro spécial de la revue du CREA reprend ses activités en musique àpartir d’une nouvelle configuration, après une interruption de ses parutions. Et c’estgrâce à un vrai travail collectif, avec beaucoup d’engagement de la part des collèguesdu CREA impliqués dans ce projet, que ce numéro voit le jour.

2 En fait, il marque nos travaux au sein de notre Centre de recherches pour relancer la

revue du CREA, Parcours Anthropologiques, qui existait jusqu’ici uniquement au formatpapier, en lui donnant une nouvelle configuration en termes de politique éditoriale, demodalité de la publication, de support et de dispositif de diffusion. Il correspond à l’unedes étapes finales des démarches nécessaires effectuées avec Marina Rougeon et avec laparticipation et l’aide précieuse de Jean-Baptiste Martin, Annie Paul et FrançoisLaplantine, pour la reconstitution des anciens dossiers administratifs du CREA et lemontage du dossier scientifique concernant la demande d’accession à la plateformeélectronique revues.org et pour la publication d’une revue d’anthropologie répondantaux exigences actuelles des organismes nationaux et internationaux de recherche.

3 En ce sens, outre l’élaboration de ce numéro, initialement organisé au sein du CREA,

nous avons formé un comité scientifique composé de personnalités de la discipline derenommée internationale et très majoritairement extérieures à l’Université LumièreLyon 2. Il a été constitué par consultation individualisée à tous ses membres qui ont étéassociés à la mise en place des nouvelles configurations de Parcours Anthropologiques. Deplus, même si le comité scientifique n’a pas une fonction de comité de lecture, noussouhaitons que ses membres soient des interlocuteurs pouvant être consultés ou

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sollicités ponctuellement en fonction des projets éditoriaux menés et des axesthématiques privilégiés par numéro. Les membres de ce conseil assurent ainsi unecontribution aux activités scientifiques du CREA et de la revue Parcours Anthropologiques.

4 Nous avons également constitué un comité de rédaction, lui aussi à caractère

international et composé de chercheurs extérieurs à notre université et au CREA,comptant sur la participation de certains membres du laboratoire et de plusieursexperts de différentes institutions universitaires. En lignes générales, les membres ducomité de rédaction sont invités à procéder au travail d’évaluation des articlesproposés, après une première évaluation réalisée par les responsables des dossiersthématiques ou des rubriques, participent au choix des rapporteurs, et éventuellementau travail de lecture des textes.

5 Outre la formation de ces comités, parmi les mesures nécessaires à l’accession à la

plateforme électronique revues.org, il nous a fallu définir et arrêter, pour la suite de cenuméro, une procédure de sélection des textes pour Parcours Anthropologiques, en nousinspirant d’autres revues similaires à la nôtre ayant adhéré à la plateformementionnée. Notre revue peut ainsi, selon les thématiques proposées par numéro, oudans le cas d’un numéro spécial, envisager de diffuser un appel à contribution. Par lasuite, les articles soumis font l’objet d’une première évaluation par les responsables desdossiers thématiques ou des rubriques concernées, qui jugent de leur qualitéscientifique et de leur adéquation au numéro en préparation. L’étape suivante est cellede la transmission des articles anonymisés au comité de rédaction. A travers desréunions et en concertation avec les responsables du numéro thématique, le comité derédaction désigne alors deux rapporteurs parmi les membres du comité de rédactionet/ou du comité scientifique, le cas échéant en faisant appel à un rapporteur extérieurou à une commission ad hoc en fonction de la thématique ou de la rubrique. En ce sensl’ensemble des personnes désignées pour rapporter sur les textes constituent le comitéde lecture.

6 Les responsables de numéro ou de rubriques établissent une date pour la remise des

rapports et sollicitent les lecteurs désignés pour la transmission de leurs appréciationsau comité de rédaction. En cas d’avis divergents entre les deux rapporteurs, untroisième lecteur est sollicité de la même manière. En fonction des appréciationsfinales, les auteurs seront informés de l’acceptation ou non de leurs travaux.

7 Désormais, nous disposons également d’un comité de lecture. Il est composé du comité

de rédaction et de membres extérieurs sollicités, pouvant par ailleurs appartenir aucomité scientifique, en fonction de la thématique du numéro. C’est ainsi qu’un comitéde lecture a été formé par des membres extérieurs au CREA pour la sélection des textesdevant intégrer ce numéro 8 de Parcours Anthropologiques.

8 Enfin, la politique éditoriale adoptée se propose d’être en adéquation avec le projet

scientifique de notre laboratoire. Sachant que dans le cadre du plan quadriennal encours, nous partons du présupposé que les pratiques de terrain et les spécificités dutravail ethnographique en anthropologie restent au centre de la discipline, tout enconsidérant le fait que cette notion a acquis de nouvelles significations et s’inscriventautrement dans la sémantique du champ disciplinaire. Par les numéros thématiquesque nous proposerons, nous chercherons à répondre aux questionnements que celasuscite à l’heure actuelle, en temps de mondialisation et NTCI, tout en prenantégalement en compte que la conception de terrain est différente au sein des différentes

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disciplines des sciences de l’homme mais qu’elle garde ses spécificités en termesd’anthropologie.

9 Nous proposons donc une politique éditoriale qui dans le cadre général de la

mondialisation se consacre à la place des outils, des techniques et des formes detransmission, mais aussi aux réflexions sur la place du corps, de la nature, des arts, dupatrimoine, de la ville et ses territoires, de la religion, du son, de l’image, de l’oralité etdes nouvelles modalités d’élaboration du récit ethnographique. De même, dans lamesure où nous sommes confrontés à l’articulation entre les anciennes et les nouvellesformes d’écriture de l’anthropologie, il s’avère nécessaire que cette politique considèrel’inscription, la réception, la proximité ou l’éloignement entre les sujets respectifs derecherche et les approches des auteurs dans leur lien avec les axes et la dynamique derecherches du CREA.

10 Le projet éditorial du CREA concernant Parcours Anthropologiques est donc de faire de

notre revue un espace de rencontres d’idées, et de mise en discussion de l’actualité dela recherche en anthropologie. Dans ce sens, la revue sera à la fois un organe danslequel les chercheurs du CREA pourront s’exprimer et aussi un espace ouvert à descollègues de plusieurs institutions extérieures au niveau national et international, etparticulièrement celles auxquelles nous sommes liés par des partenariats de différentesnatures en termes de recherche et d’activités scientifiques.

11 Intitulé « Anthropologie des pratiques musicales. Relevés ethnographiques et travaux

en cours », ce numéro 8 que nous avons co-organisé avec Pauline Guedj, qui aégalement assuré la relecture des textes avec la participation d’Alice Aterianus-Owanga, vient non seulement marquer la continuité de Parcours Anthropologiques maissurtout la rendre désormais accessible en ligne à nos lecteurs.

12 Avec Pauline Guedj, responsable de la coordination éditoriale du CREA, Marina

Rougeon, secrétaire de rédaction de la revue et organisatrice du dossier de demanded’accession à revues.org auprès du Cléo, et Marie-Pierre Gibert, directrice adjointe duCREA, nous venons remercier tous ceux qui ont permis à ce travail d’aboutir.

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PréambulePauline Guedj et Jorge P. Santiago

1 En France, depuis le début des années 2000, l’analyse des pratiques musicales est

devenue un champ particulièrement dynamique de l’anthropologie1. La musique, toutcomme la danse, constituent des objets stimulants pour notre discipline, que lesanthropologues investissent et qui les positionnent dans un dialogue sans cesserenouvelé avec des ethnomusicologues, des historiens de la musique, des sociologues del’art, des philosophes et des géographes.

2 Pour ces anthropologues, la musique revêt plusieurs caractéristiques qui la placent au

cœur de questionnements contemporains. D’abord, en se construisant sur des corpusécrits ou performés, la musique, dans ses différentes formes, pose la question de latransmission (Legrain, 2010) et des processus de perpétuation des cultures et dessociétés. Ensuite, en s’inscrivant de plain-pied dans des dynamiques sociales, elledevient un lieu d’observation des mutations en même temps qu’un agent dans latransformation des sociétés contemporaines (Bonacci et Fila Bakabadio, 2003). Enfin,par son aspect profondément polysémique, la musique est également traversée par desenjeux fondamentaux comme ceux de l’identité, de la mondialisation, des relationsentre centre et périphérie ou de la patrimonialisation. Par conséquent, parler demusique revient pour nous à considérer ses pratiques comme des manifestationsprofondément sociales que le chercheur se doit de contextualiser (Le Ménestrel, 2006)et qui permettent d’étudier les sociétés en acte, dans leurs constantes reformulations.

3 Le numéro de la revue Parcours anthropologiques que nous présentons ici est né de la

rencontre de plusieurs chercheurs, enseignants-chercheurs, jeunes docteurs,doctorants, investis au sein du Centre de Recherches et d’Etudes Anthropologiques del’université Lyon 2 et consacrant leurs travaux, ou une partie de ceux-ci, à l’analyse despratiques musicales2. Ces chercheurs, spécialisés dans l’étude de sociétés variées –Etats-Unis, France, Brésil, Gabon, Israël – et de « genres » musicaux eux aussi divers –musique sertaneja, mangue beat, funk, rap, fanfare - mettent en commun leursréflexions au sein d’un axe de recherche du laboratoire intitulé « Son, images etrituels » ainsi qu’au cours de manifestations scientifiques, journées d’études ou ateliersde travail. Lors de ces rencontres, il a toujours été question d’opter pour une approchecomparative et de s’interroger sur les processus de circulation des pratiques observées.

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Nos travaux ont également tenté de se concentrer sur des données empiriques et deréfléchir aux spécificités d’enquêtes ethnographiques menées auprès de musiciens,d’artistes ou de passionnés de musique.

4 En effet, dans l’ensemble des travaux et des réflexions proposées ici, on constate que le

« terrain », et ainsi l’approche ethnographique, reste une dimension indispensable,essentielle même de la démarche anthropologique, ne serait-ce que parce qu’il luiconfère une position particulière au sein des autres disciplines des sciences humaineset sociales. L’objet de recherche privilégié par nos activités ainsi que la particularité dechaque terrain révélé par les auteurs de ce volume, présentent de nombreux points quiviennent, une fois encore, interroger la conception conventionnelle de terrain etenrichir les modalités de l’enquête. Souvent comprises comme synonyme d’interactionsavec les interlocuteurs et différentes formes d’observation, de « profondeur » etd’immersion dans l’aventure ethnologique, les pratiques de terrain, surtout lorsqu’ils’agit de vivre et partager le musical et en particulier à travers l’approchetransnationale, exigent un dédoublement des compétences du chercheur, la maîtrise decodes culturels divers et la prise en compte de l’aspect profondément dynamique de laconception même d’ethnographie en anthropologie.

5 A partir de terrains réalisés dans l’univers musical et face à de multiples genres

musicaux, ces expériences ethnographiques deviennent les éléments à la base dedifférents modes d’énonciation de la complexité du social, tout en mettant en dialoguela description, la dimension narrative et les instruments de connaissance. Nous noustrouvons ainsi en présence de phénomènes dans lesquels le musical n’est que l’une descomposantes et qui peuvent aussi être appréhendés en tant que stratégies sociales,économiques, politiques et esthétiques.

6 Fondée sur ces expériences, la présente édition de Parcours anthropologiques

cherchera avant tout à présenter les ethnographies menées par ces chercheurs et àtémoigner des dynamiques de recherche qui animent leurs collectifs. Nous avons pris leparti de regrouper des travaux en cours d’élaboration, projets de thèse, articlesprogrammatiques qui permettent de rendre compte de la dynamique de constructiond’une anthropologie des pratiques musicales et qui prolongent le dialogue entre leschercheurs de l’équipe. Pour enrichir nos discussions et diversifier nos approches, nousavons également choisi d’inviter à nous rejoindre deux chercheurs étrangers, l’unecanadienne, l’autre états-unienne. Ayant elles aussi à cœur de restituer des enquêtes deterrain minutieuses, Alexandrine Boudreault-Fournier et Kyra D. Gaunt se sontspécialisés il y plusieurs années dans l’analyse du hip-hop. De manière significative, cegenre musical, aujourd’hui traité dans de nombreuses études, est présent dans cinq desdix articles de notre recueil. Par sa versatilité et les relations qui le façonnent, il nousapparaitra comme un genre musical particulièrement propice à l’analyse desdynamiques sociales contemporaines.

7 Parmi l’ensemble des articles du numéro, trois thématiques phares nous semblent se

dégager. Première thématique, la question du pouvoir, des conflits et des hiérarchies seretrouve, dans de nombreuses approches du volume. Elle a également été au cœurd’une journée d’études organisée en décembre 20113. Ici, la réflexion sur lesinteractions entre pratiques musicales et relations de pouvoir revêt au moins deux axesde recherche complémentaires. Une première orientation revient à analyser en quoi lamusique peut devenir un outil de sustentation ou de mise en cause des formesd’exercice du pouvoir ainsi qu’un instrument de légitimation, de domination et/ou de

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résistance. On s’efforce de définir les rapports qui s’établissent entre les pratiques, lesexpériences vécues et les processus de construction de sentiments d’appartenance oude contestation dans des espaces donnés. Une seconde ligne d’analyse prend en compteles rapports complexes construits entre les acteurs, individuels et collectifs,intervenants dans les pratiques de la musique : artistes, audiences et publics,promoteurs, managers, organismes financeurs, Etat etc. Nous accordons un intérêtparticulier aux stratégies de négociations opérées par les acteurs et aux hiérarchiesainsi constituées.

8 Quatre contributions s’attaquent précisément à cette question : Alexandrine

Boudreault-Fournier, tout d’abord, propose dans son article de revenir sur un épisodede son terrain cubain et d’analyser les conditions dans lesquelles son film Golden Scars,relatant le quotidien de deux rappeurs de Santiago de Cuba, s’est trouvé censuré par lesautorités lors de sa première projection. Elle démontre comment la jeunesse cubaineest aujourd’hui aux prises avec un sentiment ambigu vis-à-vis du pouvoir central et dela Révolution et comment l’ironie peut constituer une arme de négociation etd’affirmation des libertés individuelles.

9 De son côté, Alice Aterianus-Owanga s’interroge sur les processus d’indigénisation du

hip-hop au Gabon. Elle traite en particulier de la manière dont cette pratique musicales’est trouvée, rapidement après son apparition dans le pays, incluse dans un universmystique et sorcier dont les artistes manipulent les codes et les représentations.L’auteur défend l’idée que par le rap, les musiciens remettent en cause les rapports dedomination dans cet univers, en particulier ceux qui séparent les aînés des cadets et lescitadins des gens de la province.

10 Florian Mazzocut, ensuite, dans sa riche ethnographie des communautés des African

Hebrew Israelites à Dimona en Israël apporte une réflexion nouvelle et nécessaire sur lerôle de la musique dans un mouvement issu du nationalisme noir américain et sur lamanière dont les différents acteurs impliqués, leader, épiscopat, jeunes de lacommunauté, parviennent à s’en saisir pour tenter de construire et de détourner uneidéologie. Il s’intéresse, lui aussi, aux relations générationnelles, pour montrercomment le hip-hop (encore lui) peut devenir une clef dans la redéfinition des rapportsainé-cadet et aboutir à une reconfiguration de l’assise transnationale du mouvementétudié.

11 Enfin, dans un contexte fort différent, Pauline Guedj, pose la question des dynamiques

de construction d’une « communauté » au sein de groupes de fans de Prince en France.Elle se propose de suivre ses interlocuteurs dans leur récit du « devenir fan » et analyseles relations qu’ils établissent ainsi avec leurs pairs et avec l’artiste adulé. L’auteur sepositionne à l’encontre d’une sociologie de la fandomie tentant trop souvent de décrireles groupes de fans comme des communautés fraternelles et égalitaires. Prenant lecontre-pied de cette approche, elle engage les prémices d’une analyse en termes dehiérarchie et de concurrence.

12 La deuxième thématique que les contributions à ce dossier mettent en exergue renvoie

à la question des identités, raciales, métissées, genrées ainsi que des processusd’identification. Cette problématique nous montre comment, pour les différentsacteurs impliqués dans ses processus de création, production et diffusion, la musiqueest le lieu d’une construction des identités collectives. Elle est une opportunité pourl’affirmation des individualités et permet le « branchement » (Amselle, 2001) avec desréférents transnationaux multiples à même d’être réappropriés.

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13 Dans sa contribution, Kyra D. Gaunt s’intéresse ainsi aux connexions complexes

observées entre certains jeux d’enfants et plus particulièrement de petites filles vivantdans les quartiers afro-américains des villes états-uniennes et la créationcontemporaine du hip-hop. Elle démontre l’existence de passerelles entre ces deuxunivers et, à travers une analyse du genre, propose de remettre en cause le« masculino-centrisme » du hip-hop et de ses représentations. Son article contientégalement une réflexion stimulante sur la notion de musique noire offrant une visionalternative, pétrie par les présupposés scientifiques des Black Studies, aux réflexionsénoncées dans des publications récentes (Parent, 2010 ; Raibaud, 2010).

14 De son côté, l’article de Florence Pelosato, consacré lui aussi à un terrain états-unien,

emmène le lecteur à la Nouvelle-Orléans au sein d’un programme d’éducation musicaledans le cadre duquel les élèves défilent dans les fanfares de Mardi Gras. L’auteur yanalyse comment, dans ce contexte, professeurs et élèves manient avec aisancedifférents registres et codes de présentation de soi. Elle explique que les tensionsraciales inhérentes à l’histoire de la ville sont au cœur de performances qui lient etéloignent les populations noires et blanches louisianaises et les mettent en scène dansune vaste entreprise de patrimonialisation.

15 La contribution de Laure Garrabé, enfin, s’intéresse à une pratique musicale et dansée

brésilienne : le maracatu. L’auteur y utilise la littérature caribéenne sur la créolisationpour proposer une analyse du maracatu en termes de créolité et de métissage. Elledécrit les diverses séquences musicales de la pratique, les transformations qu’elle aconnues ainsi que les acteurs qu’elle implique et confronte.

16 La troisième thématique déplace la focale vers les ambiances, les sonorités

quotidiennes et la définition de l’espace. Il est ainsi question du rapport entre lespériphéries et les pratiques musicales dans les villes brésiliennes, analysé ici sous troisdifférentes dimensions.

17 Dans son texte, Marina Rougeon fait émerger doublement la périphérie de la

production musicale à partir de genres musicaux particuliers. Doublement car, d’unepart, l’ethnographie est réalisée par l’auteure dans des aires en quelque sortepériphériques des petites villes du Centre-ouest brésilien, et d’autre part parce quel’analyse proposée met en évidence comment certaines musiques sortent de lapériphérie des réseaux de production et de diffusion du produit musical et émergent ausein d’une nouvelle dynamique du goût musical. Marina Rougeon aborde ces questions,certes, à partir de la dimension musicale, en mettant toutefois en relief les spécificitésde certaines ambiances sonores dans ces villes. Elle analyse notamment la façon dont lamusique sertaneja mais aussi la musique brega interagissent avec les modalitéscorporelles de déplacements des femmes dans ces espaces. De même, l’auteure étudiede manière novatrice les singularités de l’écoute de ces formes musicales qui amène cesfemmes à élaborer entre elles de véritables chorégraphies de la séduction. Les formesde sociabilité qui s’installent à partir d’ambiances sonores et autour de momentsd’écoute se font ainsi révélatrices des relations de proximité qu’elles entretiennententre elles et de leurs rapports aux hommes. Des expériences sensibles à partir degenres musicaux qui permettent d’appréhender la construction d’un univers féminincomplexe.

18 Dans un autre contexte périphérique, Sofiane Ailane nous emmène au cœur du hip-hop

dans le Nordeste brésilien à Fortaleza, plus précisément à sa périphérie, tout enprenant en compte ses « connexions » avec le Bronx de New York et les pratiques

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musicales qui s’y déploient. Ainsi, faisant un survol du hip-hop aux Etats-Unis, l’auteurnous invite à appréhender ces espaces dits périphériques en construisant le lien entrele Brésil et le Nord du continent. Par ses expériences en termes d’ethnographie, SofianeAilane met en lumière le « hip-hop organizado » qui se constitue à partir de formesd’appartenances collectives dans les rues et áreas microcosmiques et périphériques deFortaleza dans lesquels les acteurs évoluent. Il permet au lecteur de saisir les enjeux etles défis auxquels sont confrontés ces hip-hoppers en termes de performativité et deconquête d’espaces, enjeux et défis à même de montrer qu’au-delà d’une esthétique dedésinscription socio-spatiale, le hip-hop met en action un discours politique et « unemission de conscientisation ». Des logiques analysées à travers la façon dont musiciens,danseurs, breakers, graffiteurs se positionnent et exercent une fonction critique surl’échiquier social. Il s’agit donc pour l’auteur de montrer de manière habile leursstratégies pour sortir de l’invisibilité, de la subalternité, pour dépasser ainsi lapériphérie et par conséquent, rendre visible leurs empreintes laissées sur celle-ci.

19 Enfin, Jorge Santiago, met en évidence, à partir d’observations réalisées dans le passé et

récemment renouvelées, les dynamiques et les esthétiques musicales mises en œuvrepar de deux groupes musicaux qui se produisent dans les périphéries de l’airemétropolitaine de la Grande Vitória dans le Sud-est brésilien. Ces groupes,volontairement inscrits dans le sillage du mouvement Mangue Beat et inspirés del’esthétique musical et chorégraphique de la Banda Nação Zumbi, révèlent unesingularité en termes de vécu musical pour des instrumentistes d’espacespériphériques. Ils se font ethnographes d’un quotidien particulier pour créernotamment un circuit local et l’inscrire dans le global et le transnational au prix même,dans ce dernier cas, de détourner le projet musical initial. En effet, ce dernier consistaiten une mise en rapport des pratiques musicales et des sonorités quotidiennes localescomme forme d’investissement identitaire, ce qui est peu à peu délaissé lorsque cettemusique sort des frontières nationales.

20 Ces expériences introduisent, en termes de réflexion ethnologique sur le musical, l’idée

d’expérimentations renouvelées au protocole ethnographique initial. Carl’appréhension anthropologique est censée prendre en compte une spécificitésupplémentaire de ces groupes musicaux voués à des dynamiques successives deformation, de dissolution et ainsi de renouvellement qui obligent à s’interroger sur letemps de l’ethnographie de ce qui se veut volontairement éphémère.

21 Relevés ethnographiques, les articles regroupés dans ce volume n’ont pas pour but de

proposer des conclusions sans appel mais témoignent davantage d’interrogations, delignes de questionnement communes. Ils sont les révélateurs d’un groupe de rechercheque nous espérons dynamique et dont chacun des chercheurs use de la musique commed’une entrée dans le terrain et un lieu d’observation de ses principaux enjeux.

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BIBLIOGRAPHIE

Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion,

2001.

Giulia BONACCI et Sara FILA-BAKABADIO (dir.), Musiques populaires : usages sociaux et sentiments

d’appartenance, Paris, Centre d’Etudes africaines, 2003.

Laurent LEGRAIN, « Transmettre l’amour du chant ? Cri, éloquences et complaintes dans une

famille ordinaire de Mongolie rurale », Terrain, n° 55, 2010, pp. 54-71.

Sara LE MENESTREL (dir.), « Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux »,

Civilisations, LIII 1-2, 2006.

Emmanuel PARENT (dir.), « Peut-on parler de musique noire ? », Volume !, 8-1, 2011.

Yves RAIBAUD (dir.), « Géographie des musiques noires », Géographie et cultures, n° 76, 2011.

NOTES

1. Témoignages de cet engouement des anthropologues pour l’analyse des pratiques musicales, la

multiplication des numéros thématiques de revues (Civilisations, 2006 L’Homme, 2001, 2006,

Terrains, 2000, 2009) et les nombreux projets collectifs subventionnés par l’ANR sur ce sujet

(Musmond, Globalmus, Improtech).

2. Nous remercions chaleureusement Alice Aterianus-Owanga pour son aide précieuse dans la

relecture et révision des articles de ce numéro et Marie-Pierre Gibert pour ses commentaires

stimulants.

3. Pratiques musicales, danses et pouvoirs, coordonnée par Pauline Guedj et Jorge P. Santiago, 9

décembre 2011, Université Lumière Lyon 2/CREA-IDA. Nous remercions Christine Guillebaud

pour sa participation à cette journée d’études.

AUTEURS

PAULINE GUEDJ

Université Lumière Lyon 2, CREA, Les Afriques dans le Monde (LAM)

JORGE P. SANTIAGO

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Études

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Réflexions autour d’une censure« banale » : lancement du film Golden Scars à Santiago de CubaAlexandrine Boudreault-Fournier

1 Le vendredi 12 aout 2011 avait lieu le lancement du film documentaire Golden Scars

(2010 : 61 min.) à Santiago de Cuba, ville où le film a été tourné entre 2009 et 2010.Golden Scars est le fruit de plusieurs années de recherches entreprises par l’auteure surle mouvement hip-hop de Santiago de Cuba. Ce documentaire nous livre les peurs et lesespoirs de deux jeunes rappeurs charismatiques qui tentent de réaliser leurs rêves dansle monde de la musique. Le film propose une trame narrative originale car il n’abordepas de plein fouet la question révolutionnaire, ni le prétendu désenchantement ressentipar la jeunesse cubaine face à la politique. Il y a en effet une forte tendance chez desréalisateurs étrangers à représenter la jeunesse cubaine comme un groupe dedésillusionnés, un groupe qui se positionne en marge ou contre les politiques de l’État1.

2 Cette tendance s’observe également dans le discours académique, qui sans être

alarmiste, nous dépeint les jeunes Cubains comme au bord d’un précipice. Ainsi,plusieurs auteurs ont souligné la déception généralisée des jeunes Cubains face ausystème socialiste. Par exemple, Baker (2011a) maintient que les jeunes artistess’identifiant à un genre musical caribéen, le reggaetón2, se positionnent en retrait desprincipes socialistes en refusant de s’engager dans toute forme d’idéologie. En seréférant à la timba, musique dansante souvent définie comme la salsa cubaine3, Moore(2006 :133) quant à lui soutient que la jeunesse rejette la rhétorique socialiste parcequ’elle va à l’encontre des valeurs hédonistes et matérialistes dont le genre musical estimprégné. Moreno Fraginals (1997) prétend que la société cubaine contemporaine estconfrontée à une période sombre de « désintégration » plutôt que de « transition ». Il seréfère aux balseros4 à Guantánamo et à l’augmentation du suicide parmi les jeunes pourillustrer le désespoir accumulé et la rancune que la jeunesse porte envers la Révolution.

3 Dans le film Golden Scars, tout comme dans certains de mes écrits antérieurs

(Boudreault-Fournier, 2008a, 2008b, 2010), je tente de développer une compréhensionplus complexe du phénomène de la jeunesse cubaine et de la musique populaire en

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suggérant une toute autre dynamique : les jeunes demeurent en relation avec plusieursréférents idéologiques propres au projet socialiste cubain ; cependant, ils le font demanière alternative, à différents niveaux et à l’intérieur de réseaux qui se situent enparallèle avec le système étatique, plutôt qu’en opposition à celui-ci. Malgré le fait queGolden Scars ne s’affiche pas sciemment comme un film abordant la sphère politique, iln’est pas vide de sens critique non plus. À quelques reprises, un des protagonistesprincipaux fait allusion aux politiques encombrantes de la Révolution en ayant recoursà l’ironie. Ces allusions ne sont pas passées inaperçues à Santiago de Cuba où desautorités politiques ont décidé de censurer le film peu avant la première projectionofficielle. Cet article propose une discussion de la réception des textes audio-visuelsproduits par des anthropologues de retour sur le terrain d’accueil en prenantl’événement du lancement de ce film comme point d’analyse.

4 Les études sur la réception des travaux et recherches des anthropologues auprès des

populations d’accueil sont encore trop peu nombreuses et ce, malgré le fait qu’ellesabordent des dimensions fondamentales qui se retrouvent au cœur de l’approcheéthique en anthropologie, soit la dissémination de nos travaux parmi les informateurset collaborateurs, ainsi que notre devoir de communiquer autant que faire se peut larichesse d’idées que nos relations de terrain nous apportent.

5 C’est une réflexion sur la réception du film Golden Scars à Santiago de Cuba qui nous

permet de mieux saisir les dynamiques idéologiques propres au contexte socialistetardif cubain en transition. Avant toute chose, je donnerai un aperçu du contenunarratif du film, ainsi que de la tournure des événements lors de son lancement.J’aborderai ainsi les difficultés rencontrées par les jeunes qui s’identifient à la musiquehip-hop ou qui en sont les créateurs aujourd’hui à Cuba. Ceci me permettra enfind’entamer une discussion sur la réception et l’interprétation de textes audio-visuelsselon une approche anthropologique.

Golden Scars

6 Ce film documentaire a été réalisé en 2010, et il a été lancé le 22 novembre de la même

année à la salle de projection de l’Office National du Film du Canada (ONF) à Montréal.Le film a reçu une aide du programme des jeunes cinéastes indépendants offerte parl’ONF. L’équipe de production sur le terrain était constituée de Marie-Josée Proulx,cinéaste indépendante, et moi-même, anthropologue. Le film est d’une durée de 61minutes5.

7 Ayant travaillé sur le thème des politiques culturelles à Cuba lors de mes recherches

doctorales, je désirais que ce projet s’inscrive dans une optique de mise en valeur durécit et de l’expérience personnelle, sans nécessairement aborder le champ politique.Lors de la réalisation du film, j’ai toutefois adopté une approche non directive, laissantle soin aux participants de décider eux-mêmes les thèmes qu’ils voulaient aborder. Celasignifie que je n’avais pas préparé de scénario ; les sujets de discussion ont surgispontanément et les lieux de tournage ont tous été choisis par les protagonistes. Jeconnais les deux individus qui ont pris part à cette aventure documentaire depuisl’année 2005. Ils ont accepté de participer à la réalisation du film dès les premiersinstants.

8 Deux trames narratives entremêlées sont apparues au cours de la réalisation du film.

Tout d’abord, celle d’Alain Garcia Artola, alias Alayo, jeune afro-cubain qui s’identifie à

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la première génération de rappeurs ayant émergé à Santiago de Cuba dans les années1990. Il en est un des piliers. Dans une des scènes majeures du film, on le voit cuisiner ledîner dominical avec sa mère. Ils discutent de poésie, de rap, mais aussi de libertéd’expression et de passion. Cette scène, très intime, nous emmène sur le toit de lamaison familiale où la mère d’Alayo fait sécher le linge. Elle confie alors que son filssouffre d’une maladie génétique, appelée la siclémie, qui touche les descendantsafricains, une forme d’anémie qui affecte l’hémoglobine. On comprend alors mieuxl’attitude rebelle, l’humour pointu et contestataire d’Alayo. Son intelligence et saperspicacité s’expliquent aussi par ses nombreuses heures consacrées à la lecture et à laréflexion imposées par des mois de réminiscence et de rechute. Le film nous faitdécouvrir l’intensité de sa personnalité.

9 La deuxième trame narrative du film porte sur Arturo Laourence, alias K-merun,

rappeur de la deuxième génération à Santiago de Cuba. K-merun est un grand jeunehomme afro-cubain portant tresses, boucles d’oreilles en faux diamants et dents en or.Il est devenu à un jeune âge un des membres les plus actifs du mouvement hip-hop,produisant et enregistrant lui-même des chansons à partir d’un ordinateur de fortunequi lui avait été offert. K-merun possède un don : grâce à sa voix remarquable, il estsélectionné par une chorale classique professionnelle de la ville. Avec cette chorale, ilapprend à lire la musique. Le film révèle cette double identité de K-merun : celle d’unrappeur accompli à la recherche de reconnaissance et celle d’un chanteur classique quitente de faire ses preuves.

10 Alayo et K-merun se connaissent depuis plusieurs années. Ils ont souvent collaboré à

divers projets musicaux. Cependant, ils appartiennent à deux groupes de rap différents.Malgré tout, leurs récits se rejoignent à plusieurs occasions durant le film.

11 Le synopsis du film identifie cette proximité :

Golden Scars offre une vision intime de la réalité des jeunes musiciens à Cuba. Cedocumentaire permet de découvrir l’histoire unique de deux rappeurs originairesde Santiago de Cuba. Bien qu’ils ne soient pas frères de sang ni les meilleurs amis dumonde, ces deux rappeurs partagent une forte passion pour une culture expressiveurbaine qui leur sert de soupape afin d’évacuer les pulsions qui bouillent en eux.Bien au-delà du monde politique et des questions révolutionnaires, ces artistestransmettent leurs passions et les racines de leurs inspirations musicales. Leursforces spirituelles ainsi que leurs convictions rugissantes les poussent à poursuivreleur odyssée malgré les luttes personnelles auxquelles ils font face.Golden Scars nous enveloppe des rythmes incarnés qui passionnent ces deux artistescubains.

12 Bien que plusieurs documentaires aient été produits sur le hip-hop à la Havane, aucun

n’avait été réalisé jusqu’ici dans l’est de l’île. Golden Scars a comblé un désir de soulignerl’acharnement de deux jeunes artistes déjà connus parmi la population, en plus de fairedécouvrir le hip-hop tel que vécu à Santiago. Il va sans dire que ce film contribue àanimer sans prétention la flamme régionaliste des santiagueros.

13 Deux versions historiques divergentes se disputent l’émergence du hip-hop à Cuba :

celle provenant de la Havane, la capitale, et celle couramment entendue dans les ruesde Santiago de Cuba. Une compétition informelle à ce sujet entre ces deux villes (laHavane à l’ouest, et Santiago à l’extrémité est de l’île) captive bien des discussions. Unfait cependant demeure : Santiago est davantage influencé par le hip-hop enprovenance des Caraïbes, plus particulièrement de La Jamaïque et du Panama (surtoutdans les années 1990). Le rap produit à Santiago est donc coloré par le dancehall, le

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reggae, le ragamuffin et le reggaetón, des genres musicaux propres aux Caraïbes6. Àl’opposé, le hip-hop de la Havane a subi les influences principalement des États-Unis.

14 À Cuba, le rap violent et misogyne, plus connu sous le terme de gangsta rap, n’existe pas,

du moins pas significativement. Le rap underground cubain se définit selon plusieursdimensions : ses textes sont réfléchis et engagés politiquement. Sur l’île socialiste, lesrappeurs ont développé plusieurs liens avec les institutions culturelles de l’État àtravers un processus de nationalisation (Baker, 2005, 2011 ; Zurbano, 2009). En 1998, leministre de la Culture Abel Prieto a reconnu le rap comme une forme d’expressionauthentiquement cubaine ouvrant ainsi la porte à un réseau officiel de supportinstitutionnel, nuançant de ce fait l’argument voulant que le rap soit essentiellementune forme de résistance.

15 Alayo, un des deux artistes du documentaire, est plus pertinent au présent article.

Alayo fait partie du trio TNT Rezistencia qui possède déjà à son actif plusieurs CDs tousproduits dans le studio d’enregistrement de KikiPro7. Illicites jusqu’à très récemment,les studios d’enregistrement « maison », ont permis à plusieurs groupes de rap, dereggaetón et d’autres genres de musique urbaine d’enregistrer des CDs et des démos àcoûts raisonnables. Ces productions ne pouvaient néanmoins pas être distribuéesofficiellement, ni être promues à la radio ou à la télévision. On m’a affirmé en août 2011que les studios d’enregistrement « maison » avaient été légalisés et qu’ils ne devaientdonc plus être considérés comme illicites. Cependant, des preuves de ces changementsne sont pas encore vérifiables. En août 2011, plusieurs producteurs qui possédaient unstudio d’enregistrement à Cuba n’avaient pas été informés de ces nouvelles lois. Cetteinformalité face à la diffusion des changements légaux, en rapport avec la propriété, ledroit à la mobilité et l’entreprise privée, entre autres, caractérise la présente période :la situation économique et politique est en pleine transformation, mais il demeuredifficile pour les Cubains d’obtenir une information exacte, fiable et concrète sur ceschangements. Par conséquent, plusieurs rumeurs courent et il devient impossible dedépartir le vrai du faux.

16 Le groupe d’Alayo, TNT Rezistencia, a réussi à obtenir une reconnaissance officielle du

Centre Provincial de la Musique (CPM) grâce, entre autres, au talent de ses membres età une visibilité accrue auprès des jeunes qui ne pouvait plus passer inaperçue. Dans lecontexte culturel cubain, le support institutionnel est primordial puisque c’est à traversles institutions que les artistes et musiciens peuvent accéder aux différentesdimensions de leur profession : travailler légalement, enregistrer leur musique etrecevoir des formations de perfectionnement au besoin. Alayo vit modestement de samusique grâce à des concerts dans divers endroits et événements.

17 Le CPM agit comme une institution de représentation et d’administration dans laquelle

travaillent plusieurs imprésarios. Cette institution est entièrement sous la tutelle del’État. Ainsi, appartenir à la banque des groupes du CPM est un prérequis pourl’obtention de contrats de travail et d’une paie (qui demeure relative au nombre dereprésentations mensuelles du groupe)8. Le CPM agit également en tant quevérificateur de la qualité des performances des groupes qu’il dirige. Concrètement, celasignifie que des inspecteurs doivent s’assurer que les groupes membres du CPM suiventun code de conduite respectable, ce qui signifie qu’ils ne transgressent pas lesparamètres établis par les autorités et qu’ils respectent les symboles et valeurs de laRévolution. On ne permettrait pas, par exemple, à un groupe de critiquer publiquementle système socialiste. Des cas de censure sont courants. Le groupe de rap Los Aldeanos

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est certainement l’un des cas les plus médiatisés depuis les deux dernières années. En2009, un des membres de ce groupe aurait été détenu temporairement, puis sonordinateur confisqué à cause de paroles « trop critiques » face aux autorités et ausystème révolutionnaire. Leur musique demeure censurée dans les médias de masse àCuba9.

18 Plusieurs bloggeurs Cubains discutent du thème de la censure et donnent une vision

concrète de ce phénomène sur une base quotidienne. Par exemple, le blog de YoaniSánchez Generación Y10, ayant lui-même été censuré, ainsi qu’une sélection de ses blogspubliés et traduits en français dans un recueil intitulé Cuba libre : Vivre et écrire à La

Havane (2010), offrent un témoignage de ce que la censure au quotidien implique pourcertains Cubains. Il est clair à la lecture du blog et du recueil que Yoani Sánchezdénonce la presque totalité du système révolutionnaire cubain contemporain. Ellereprésente une position radicale ; d’autres voix plus nuancées sont aussi présentes surInternet.

19 Alayo, pour sa part, adopte un discours engagé politiquement qui critique la société

cubaine, bien qu’il en défende plusieurs de ses acquis tels les soins de santé etl’éducation accessibles pour tous, ainsi que la quasi-absence de violence. Ses prises deposition ne vont pas contre la Révolution comme le fait le groupe Los Aldeanos ; unerelation plus complexe mêlée d’ironie, de respect, de déception, de rêves etd’appropriation définirait mieux la nature de ses pensées et de ses propos face à laRévolution cubaine telle qu’elle est vécue aujourd’hui. Par exemple, au début du film,on voit Alayo s’apprêtant à enregistrer un vidéo-clip. Il explique pourquoi il choisit defilmer une des scènes devant un mur sur lequel on peut lire le graffiti suivant : « Abajoel terrorismo ». Selon lui, l’État a lutté pendant plusieurs années contre le terrorismeinfligé au peuple cubain, principalement par les Américains et certains Cubainsradicaux expatriés.

20 Alayo, quant à lui, définit le terrorisme comme toutes les sortes de violence pouvant

exister, incluant la violence verbale, psychique et celle plus bénigne mais existantedans la vie de quartier. Il a choisi ainsi de récupérer un slogan utilisé par l’État cubainpour faire sa propre croisade. On comprend ici la complexité de cette alliance, cetteadaptation et appropriation idéologique telle qu’il l’exprime. C’est cette mêmecomplexité, une ambiguïté teintée d’ironie émergeant à plusieurs reprises dans le film,qui a sérieusement compromis le lancement du documentaire à Santiago de Cuba.

Le lancement : la problématique

21 Le lancement du film Golden Scars a eu lieu dans une salle de concert de Santiago de

Cuba. Raynier Palacios, graffiteur vivant à Santiago de Cuba, avec qui j’ai établi desliens de collaboration et d’amitié depuis 2005, a accepté de coordonner l’événement.Raynier est respecté et connu dans son quartier et auprès des institutions culturelleslocales pour avoir organisé plusieurs événements hip-hop à Santiago depuis le débutdes années 2000. Avec son aide, nous avons expédié 80 cartes d’invitation à desfonctionnaires du domaine de la culture, à des intellectuels, des membres dumouvement hip-hop, des journalistes, des directeurs d’organismes culturels, à des amiset familles des protagonistes. Quelques jours avant le lancement, la directrice du CPM,communique avec Raynier pour obtenir une copie du film. Sur le champ, nous lui enfaisons parvenir une. Étant donné que le CPM est l’agence gouvernementale qui

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représente Alayo et son groupe, nous avions pris soin d’envoyer quelques invitations àses principaux dirigeants, les informant par la même occasion de l’existence dudocumentaire et de la tenue de cet événement.

22 Dans le contexte cubain, où la censure est courante, il a paru normal à Raynier que ces

dirigeants veuillent visionner le film avant de décider si oui ou non, ils seprésenteraient au lancement. Pour ma part, cette demande m’a tout d’aborddéstabilisée. Bien que banale dans un tel contexte, elle me paraissait risquée étantdonné certains passages du documentaire que je jugeais sensibles face aux politiques del’État. J’avais pourtant pris soin une semaine auparavant de demander à Alayo et àd’autres membres du mouvement hip-hop s’ils étaient conscients des conséquences quepourrait occasionner un lancement11. Ne devrions-nous pas faire un lancement publicen évitant d’inviter des fonctionnaires ? Alayo m’avait alors rassurée : « Ne t’en fais pas,les dirigeants et les fonctionnaires seront plus intéressés par le buffet que par lecontenu du film, et c’est aussi vrai pour les journalistes ». Comme le dit un proverbesouvent employé à Cuba : « Barriga llena, corazón contento »12.

23 Alayo a ajouté que le peuple cubain était prêt « à se faire dire et à entendre »

différentes opinions ou critiques jugées comme « non compromettantes » face ausystème, une « douce critique » pourrait-on dire. Ici on entend par cette expression, untype de critique qui ne contrevient pas ouvertement et directement au pouvoir de l’Étatou à l’un de ses dirigeants en utilisant des références violentes ou dénigrantes.

24 Alayo se réfère aux événements récents suivants pour appuyer sa remarque. Depuis le

passage des commandes de l’État au frère de Fidel Castro, Raul, en 2008, tous espéraientune ouverture des politiques cubaines. Bien que des changements aient eu lieu, sur leterrain, ces transformations sont demeurées timides. Néanmoins, Fidel Castro arécemment avoué les échecs de la Révolution lors d’une conversation informelle autourd’un dîner avec le journaliste américain Jeffrey Goldberg. Après lui avoir demandé si lemodèle cubain était toujours exportable à d’autres territoires, Castro lui aurait alorsrépondu qu’il ne pouvait pas exporter ce modèle puisqu’il ne fonctionnait même pas àCuba13. Lors du discours d’inauguration du 6e congrès du Parti Communiste à Cuba enavril 2011, Raul Castro a souligné que des échanges libres et démocratiques avaient eulieu avec des députés qui auraient exprimé leur mécontentement et leurs divergencesenvers certains problèmes reliés au système. La reconnaissance publique de différentesopinions au sein du Parti par le chef lui-même a été perçue par certains Cubains commel’annonce d’une ouverture au dialogue.

25 Ainsi, selon Alayo, certains propos « sensibles » qu’il exprimait dans le film coïncidaient

avec une nouvelle aire de la Révolution, une aire qui se voulait plus conciliante enincorporant différentes opinons émergentes. Plusieurs auteurs tels que SujathaFernandes (2006) et Ariana Hernandez-Reguant (2006) ont déjà souligné une plusgrande ouverture de l’État cubain depuis la fin des années 1990 face à différentscourants de pensées et d’opinions, surtout dans le domaine de la culture, incluant lamusique, le cinéma et les arts visuels. Cependant, cette attitude conciliante a ses limitescomme nous l’a démontré un incident survenu quinze minutes avant le début dulancement du film.

26 Le directeur de la salle de concert où prenait place le lancement reçoit un appel du CPM

lui interdisant la présentation du documentaire. Des raisons idéologiques sontinvoquées pour justifier cette décision. Dans l’embarras, le directeur de la salle nousannonce donc que le lancement sera annulé. Raynier se lance dans une bataille verbale

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avec le directeur pour comprendre ce qui aurait pu contrarier les représentants duCPM. Raynier appelle donc au CPM pour mieux saisir les raisons de leur refus. On luiexplique qu’une scène en particulier pose problème car elle s’attaque à l’identité deFidel Castro, ancien commandant en chef, ancien Président (jusqu’à 2008) et ancienpremier secrétaire du Parti communiste (jusqu’à 2011).

27 La scène qui pose problème se déroule ainsi : Alayo, son groupe de rap et un cinéaste de

Santiago se préparent à tourner un vidéoclip. On aperçoit Alayo qui cherche unerallonge électrique et une radio pour faire jouer le thème musical dans une rue de sonquartier, endroit sélectionné pour l’enregistrement. Face à la difficulté de la tâche,Alayo se met spontanément dans la peau de l’ancien commandant en chef Fidel Castroen train de donner un discours à une foule partisane. Il lève l’index, adopte un airconvaincant et proclame tout haut :

Excusez-nous pour le retard. Nous faisons face à de sérieux problèmes mais le payset le Parti grâce à leurs efforts vont résoudre les problèmes que nous rencontronsdurant la réalisation de ce vidéoclip. Applaudissements [pause]. Patriotisme ![pause]

28 Cette scène est pure ironie car Alayo imite grossièrement mais tout de même de façon

très éloquente l’ancien commandant en chef Fidel Castro. Bien que cette séquence fût laseule scène problématique identifiée par le CPM, d’autres passages du documentaireauraient pu, à mes yeux, avoir été interprétés comme affichant un caractère autrementproblématique. Par exemple, dans une autre scène, Alayo explique à sa mère que, s’ilprenait la pleine liberté d’exprimer ce qu’il pensait dans ses chansons, un représentantdu Parti l’appellerait pour obtenir des explications. Il insinue enfin que sa mère devraitlui apporter des cigarettes et du café en prison. Le CPM a pourtant confirmé à Raynier,que seule « la scène de Fidel » posait problème.

29 S’ensuit une discussion entre l’organisateur du lancement, d’autres collaborateurs et

moi-même sur la meilleure façon de censurer cette scène, afin de maintenir la tenue dulancement. Plusieurs techniques ont été tentées mais il était difficile de pouvoir réaliserdans cette situation ce genre de travail que j’aurais qualifié de « boucherie » en un sicourt laps de temps. Il nous a alors été suggéré par un producteur hip-hop, membre del’Asociación Hermanos Saiz (AHS)14 et travaillant à la tête d’une agence de musiciens àLa Havane, de simplement couper le son durant la scène posant problème. Ainsi, lesspectateurs ne pourraient entendre les propos d’Alayo, rendant la scène inoffensive.Cette suggestion a été approuvée par le directeur de l’établissement et nous avons doncaccueilli les invités qui se pressaient déjà devant la porte de la salle de concert.

La réception de la censure

30 La décision de censurer la scène de Fidel (c’est ainsi que nous en sommes venus à la

nommer) eut un effet pervers : même en coupant le son, les spectateurs avaienttoujours accès aux images et aux sous-titres en anglais. Ils ont donc tous comprisqu’Alayo imitait Fidel Castro. De plus, la perte momentanée du son a attiré l’attentionde tous, y inclus des plus distraits. En conséquence, les spectateurs n’ont pu s’empêcherde rire devant l’imitation camouflée d’Alayo et la flagrante tentative de censure ratée.Le rire contagieux, rapidement diffusé parmi les spectateurs, m’a convaincue d’unechose : le public, pour sa part, n’avait pas été choqué par l’imitation d’Alayo. Bien aucontraire, tous reconnaissaient l’ironie sous-jacente de son interprétation.

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31 En imitant Fidel prononçant un discours sur les difficultés à réaliser un vidéoclip, et sur

l’espoir sans borne qu’il porte au Parti (communiste) pour résoudre les problèmesrencontrés, Alayo critique la présence ubiquitaire de l’État dans la vie cubaine. Aussi, ilconteste le pouvoir de Fidel en l’abaissant, à travers sa personnification, à prononcerun fervent discours sur un sujet exagérément anodin, celui de réaliser un vidéoclip hip-hop dans un quartier populaire de Santiago de Cuba. L’ironie est d’autant pluspercutante dans le contexte du lancement, qu’elle acquiert une visibilité, un statutpublic. La critique faite par Alayo est vue, donc vécue et internalisée, par un groupe despectateurs, tous liés par le fait qu’ils sont momentanément unis par le visionnementd’une scène problématique. Les spectateurs partagent tous le même référent culturel etreconnaissent le message implicite à cette prestation.

32 Il faut rappeler qu’en utilisant l’ironie, Alayo recourt à un « véhicule privilégié de la

critique » qui est d’autant plus percutante lorsqu’elle « porte sur les institutions ou surl’exercice du pouvoir politique » (Forget, 2000-2001 : 46). Cette critique du système etsurtout de son dirigeant emblématique, Fidel Castro, n’est pas couramment proféréepubliquement car elle peut être sévèrement réprimandée, ce qui a eu l’effet d’amplifierles rires et l’inconfort ressenti sur le moment par les spectateurs. Ceci confirmeégalement pourquoi le CPM a jugé que cette scène contrevenait à la trajectoireidéologique de la Révolution et que certains représentants du CPM ont demandé àl’éliminer.

33 Pour en revenir à la réception de la censure, des échanges ultérieurs avec des invités au

lancement ont plus tard confirmé la prise de conscience soulignée ci-haut, à savoir queles spectateurs partageaient la critique implicite d’Alayo. Cependant, et de façonétonnante, la plupart des commentateurs ont dédramatisé cet épisode malgré laconnaissance du fait qu’on avait tenté de censurer le film. On m’a expliqué qu’ « à Cuba,ce genre de chose arrive tous les jours ». Même Alayo ne semblait pas ébranlé par cetincident. Il n’avait aucun remords face à la mise en public de son imitation. De plus, ilne semblait pas craindre les réprimandes du CPM. Il n’avait peut-être pas tort puisquejusqu’à ce jour, Alayo n’a eu à se justifier devant aucun représentant de l’État15. Il nesemble pas non plus que le CPM ait poursuivi ses requêtes de censure car Golden Scars aété présenté sans accroche le lendemain dans le quartier où habite Alayo, puis unesemaine plus tard à La Havane à l’occasion du Symposium Hip-Hop 2011, événementchapeauté par plusieurs institutions culturelles de l’État. Enfin, une couverturemédiatique impressionnante a transformé le lancement du film en événement d’intérêtnational !

34 C’est donc sur un ton de nonchalance que les spectateurs, composés surtout de jeunes,

ont répondu à mes interrogations ultérieures face à ce qu’ils pensaient de la scènesilencieuse. Enfin, il se peut que certains spectateurs n’aient pas compris pourquoi leson avait été momentanément coupé. Ils ont peut-être cru qu’un problème techniqueavait surgi. Cependant, plusieurs en étaient venus à la conclusion qu’il s’agissait d’unecensure puisque le son a brutalement augmenté vers la fin de la scène, provoquantd’autant plus de rires et d’applaudissements qui venaient appuyer les propos implicitesd’Alayo. Une chose est certaine : l’imitation de Fidel par Alayo a clairement fait effet àSantiago de Cuba !

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Conclusion

35 On pourrait se demander si la nonchalance perçue à travers mon questionnement sur

cette censure exprime un désenchantement ou un désintérêt profond des politiques àferveur idéologique parmi les jeunes. La banalité de la censure m’a sauté aux yeux aumoment où j’ai interrogé certains spectateurs, qui me répondaient par le rire etl’indifférence. Dans un récent article sur la censure, Geoff Baker (2011b) rapporte uneattitude similaire. Selon lui, les musiciens underground défient les politiques de l’Étatdans un jeu qu’il qualifie de « chat et souris » (ibid. : 13). En réalité, dit-il, les musiciensunderground ne craignent pas la censure ; ils l’entretiennent pour ainsi donner unesaveur contestataire à leur image artistique. Ils l’abordent avec humour, explique-t-il,et ne s’en préoccupent pas outre mesure.

36 Certes, la censure blesse toujours plus l’ego d’un acteur, d’un artiste, d’un initiateur ou

d’un réalisateur ; c’est celui-ci qui, en fin de compte, se trouve lésé. Cependant,l’indifférence manifestée par ceux que j’ai interviewés après le lancement m’a laisséeperplexe et m’a encouragée à me questionner sur ma prise de position face auxarguments mentionnés en introduction, des arguments qui appuient une visiondéfaitiste des jeunes face à la Révolution.

37 Après réflexion, j’en arrive à la conclusion qu’une compréhension plus articulée de cet

épisode permettrait de mieux saisir les différents discours en jeu. Comme le souligneSachiko Tanuma (2007), dans le contexte cubain, l’ironie ne peut pas être analyséecomme une expression qui va à l’encontre d’un pouvoir quelconque. Ainsi, dans le casde la scène de Fidel, l’ironie ne représente pas une critique qui se positionne contre laRévolution. Elle exprime plutôt des émotions ambivalentes face aux figures et symbolesde la Révolution, ce que Tanuma (ibid.) nomme l’ironie post-utopienne. Les Cubains quiont un jour cru en l’utopie du projet révolutionnaire, mais qui sont aujourd’hui déçuspar ce rêve, représentent ces insiders, « enfants de la Révolution de 1959 », terme utilisépar Tanuma, emprunté à Ruth Behar (2000). Ils sont ironiques, et bien que critiques, ilsne cessent d’être sympathiques au projet de la Révolution (ibid. : 48). D’autres scènes dufilm expriment également cette ambivalence. Par exemple, lorsque Alayo s’approprie lediscours de l’État face au terrorisme tout en se dissociant de celui-ci, il se positionne endialogue plutôt qu’en rejet ou en pleine adoption d’un discours dominant.

38 Lorsque les spectateurs intériorisent cette ironie, ils réagissent de la même manière : ils

partagent cette « douce critique » tout en ressentant un malaise à cause de sa mise enpublic. Il est cohérent selon la perspective des spectateurs que cette scène ait étécensurée car ils ont reconnu le « danger » sous-jacent à cette ironie rendue publique.Cette décision ne les surprend donc pas ; elle rappelle une série banale d’événementssemblables ayant restreint leur liberté d’expression dans le passé. L’inaccessibilité àInternet, à la presse écrite internationale et à des médias qui n’appartiennent pas àl’État sont des exemples de censure à grande échelle vécue par la grande majorité desCubains vivant sur l’île socialiste. Leur immobilité face à la censure du film ne signifiepas qu’ils approuvent une telle pratique. Dans tous les cas, ce fut une censure ratée, lemessage est tout de même passé et c’est à ce moment que l’ironie a acquis encore plusde force significative.

39 Si on adopte cette perspective, on peut encore se demander pour quelle raison le CPM a

perçu un danger réel dans cette scène plutôt qu’une ambivalence idéologique sous-jacente ou une ironie post-utopienne, pour reprendre le terme de Tanuma. Un

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producteur originaire de Santiago, mais vivant à La Havane, m’a quant à lui affirmé queSantiago était « arriéré face à la ligne de conduite idéologique imposée par l’État », etqu’on pouvait ressentir une plus grande ouverture à La Havane, la capitale. Une autrespectatrice ayant un poste de fonctionnaire dans une institution culturelle à Santiagom’a expliqué que le CPM avait un nouveau directeur et qu’il adoptait une ligne de ferquant aux allusions douteuses au système et à ses dirigeants. Que ce soit pour uneraison ou une autre, il va de soi que le discours des jeunes change au fil desévénements. Ainsi, la censure ratée d’une scène de Golden Scars a eu pour simple effetd’ajouter une goutte d’eau de plus au moulin. Les dynamiques telles qu’exprimées lorsdu lancement du film et rapportées dans cet article démontrent que la jeunesseexprime des émotions ambivalentes face au système cubain. Comme le soulignait Alayo,ces évidences nous autorisent-elles à penser à une nouvelle aire révolutionnaire ? Jel’ignore, mais une chose est certaine : la jeunesse cubaine ne peut pas être qualifiée dedésillusionnée, de contre-révolutionnaire, et encore moins de représentante d’unegénération vidée de références idéologiques.

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NOTES

1. Dans le domaine de la musique rap et des jeunes, les documentaires Inventos : Hip Hop Cubano

(2003), Cuba Rebelión : Underground Music in Havana (2008) et Guerilla Radio : The Hip-Hop Struggle

Under Castro (2008) sont des exemples de cette narration pessimiste véhiculée par la jeunesse

cubaine envers le système cubain.

2. Le reggaetón est un style musical, initialement commercialisé à Puerto Rico, qui est apparu au

début des années 2000 dans les Caraïbes. Il proviendrait d’un mélange de plusieurs genres et

courants musicaux tels le raggamuffin panaméen, le dancehall jamaïcain et le rap nord-

américain. Aujourd’hui, plusieurs jeunes d’Amérique du Sud et des Caraïbes et de leurs diasporas,

s’identifient à ce genre musical. Le recueil de textes Reggaeton (2009), édité par Raquel Z. Rivera,

Wayne Marshall et Deborah Pacini Hernandez, constitue un excellent survol de ce phénomène

musical et social.

3. La timba réfère à un genre musical cubain indépendant ; il ne serait donc pas exact de le définir

simplement comme « salsa cubaine ». La salsa est un genre musical dansant qui s’est développé

aux États-Unis auprès de la diaspora latino-américaine, mais qui a son origine dans le son montuno

cubain. Pour plus de détails sur l’histoire complexe de ces genres musicaux latins, voir les

références suivantes : Aparicio (1998) ; Fernandez (2006) ; Perna (2005).

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4. Le terme « balseros » réfère aux Cubains qui tentent d'émigrer sur des bateaux de fortune

appelés « balsas », vers les états voisins dont les Bahamas, les îles Caïmans, et surtout les États-

Unis.

5. Nous invitons les lecteurs à visionner la bande annonce de Golden Scars à l'adresse suivante :

http://www.youtube.com/watch?v=HeJYGqNEv1E.

6. Le dancehall et le reggae sont des genres musicaux typiquement jamaïcains. Le raggamuffin est

souvent défini comme un sous-genre du reggae et du dancehall. Le raggamuffin du Panama chanté

en espagnol, par exemple avec El General et Chicho Man, a eu une grande influence sur les

rappeurs de Santiago de Cuba. Enfin, certains croient que le reggaetón a émergé sur l’île de Puerto

Rico, tandis que d’autres s’entendent pour dire qu’il est plutôt apparu au Panama (voir aussi note

2 ci-dessus). Dans tous les cas, ce style est influencé par plusieurs musiques caraïbéennes, dont

celles mentionnées dans cette note. Le rap chanté en espagnol de Puerto Rico, avec Vico C par

exemple, a été un facteur clé dans le développement du reggaetón.

7. J’ai discuté du studio d’enregistrement dans un article déjà publié (Boudreault-Fournier, 2008)

et dans un autre texte en collaboration avec Jan Fairley (sous presse).

8. Pour plus de détails sur le rôle du CPM, voir Boudreault-Fournier (2008a).

9. Le site Freemuse (http://www.freemuse.org/sw305.asp) offre des détails sur le cas de Los

Aldeanos. L’article de Jan Fairley (2004) donne un survol complet de la censure de la musique

populaire et dansante à Cuba. Voir aussi l’article de Fairley et Boudreault-Fournier (sous presse)

sur les studios d’enregistrement.

10. Le blog peut être consulté à cette adresse : http://www.desdecuba.com/generaciony/.

11. L’autre personnage principal du documentaire Arturo Laourence, alias K-merun, était au

Venezuela lors du lancement et n’a donc pas pris part aux préparatifs de l’événement.

12. Traduction : « Ventre plein, cœur content ».

13. Pour plus de détails, voir par exemple l’article dans Le Guardian, publié le 9 septembre 2010 :

http://www.guardian.co.uk/world/2010/sep/09/fidel-castro-cuba-economic-model.

14. Association sociale regroupant une sélection d’artistes accomplis de moins de 35 ans.

15. En tant que réalisatrice, j’ai toujours ressenti que cette scène pourrait poser problème dans le

contexte cubain. Plusieurs échanges avec Alayo avant la fin du montage m’avaient assurée qu’il

était à l’aise avec la présence de cette scène dans le film. J’étais, bien entendu, disposée à

l’éliminer dans le cas où Alayo l’aurait sollicité.

RÉSUMÉS

Le film ethnographique Golden Scars (2010) réalisé par l’auteur de cet article a été officiellement

lancé à Santiago de Cuba en août 2011. Dans ce documentaire, deux jeunes rappeurs cubains

partagent leurs peurs et leurs rêves sans toutefois aborder directement le thème de la

Révolution. Cependant, leur narration n’est pas vide de sens politique. Des pointes d’ironie

démontrent que ces jeunes n’ont pas leur langue dans leur poche. Cet article examine une scène

de Golden Scars identifiée par des autorités culturelles comme étant problématique du point de

vue idéologique. Surprise : ces mêmes autorités ont décidé de censurer la « scène de Fidel » peu

avant le début du lancement. Cet article propose une discussion de la réception des textes audio-

visuels produits par des anthropologues de retour sur le terrain d’accueil en prenant l’événement

du lancement de Golden Scars et de sa censure comme point d’analyse. Une réflexion sur les

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dynamiques narratives apparues lors du lancement nous permet d’affirmer une fois de plus que

la jeunesse cubaine adopte un discours ambivalent face à la Révolution, sans toutefois se

positionner à l’encontre, ni en dehors du projet révolutionnaire.

INDEX

Mots-clés : réception, film ethnographique, documentaire, censure, rap, Cuba

AUTEUR

ALEXANDRINE BOUDREAULT-FOURNIER

Université de Victoria, Colombie Britannique

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Rapper en « terrain miné ».Pratiques musicales et dynamismesdes imaginaires sorciers au GabonAlice Aterianus-Owanga

1 Depuis ses prémices jusqu’à nos jours, l’histoire du mouvement rap au Gabon contient

de nombreux récits, rumeurs et légendes urbaines faisant état de pratiques desorcellerie dans les activités des rappeurs. Au milieu des années 1990, la mortprématurée d’un des précurseurs du rap à Libreville et les crises de folie qui laprécédèrent furent ainsi associées à l’achat d’une bague « mystique » importée depuisl’Inde et employée comme un « fétiche » censé accroître le potentiel de réussite de sonpossesseur. Plus tard, un célèbre groupe gabonais, survivant à l’effondrement d’unerampe lumineuse lors d’un spectacle, se déclara dans un morceau rescapé des« attaques mystiques » envoyées par ses détracteurs et concurrents dans le réseau durap, exprimant ainsi l’existence de sentiments de persécutions sorcellaires et deconflits mystiques à l’intérieur du milieu musical. Aujourd’hui encore, il n’est pas rarede voir dans les propos des auditeurs de rap ou des artistes des comparaisons entrecertains rappeurs et des « ngangas », des « gourous », ou des féticheurs réalisant des « tchangs » pour parvenir au succès escompté1.

2 Ces différents récits illustrent la manière dont le mouvement rap est partie prenante

d’un système de représentations symboliques et de relations sociales marqué parl’imaginaire sorcier. Le champ que je qualifie ici de « mystique » se manifeste en effetdans plusieurs sphères de la vie urbaine et de l’espace public gabonais2, comme ledécrivent les travaux de Joseph Tonda (2005), Ludovic Mba Ndzeng (2006), ou FlorenceBernault (2005), qui présente les soupçons sorciers comme le miroir reflétant toutes lestensions et conflits sociaux, et la sorcellerie comme « un enjeu crucial de l’imaginationpublique » (Bernault, 2005 : 21). A partir de données ethnographiques recueillies dansle cadre de plusieurs enquêtes ethnographiques auprès des rappeurs de Libreville3, cetarticle se propose de décrire comment le rap s’est implanté au sein de cet universsymbolique, et d’interroger les dynamiques sociales et les interpénétrations issues decette rencontre. Tout d’abord, comment la pratique du rap s’est-elle intégrée dans des

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logiques d’interprétation et de représentations symboliques propres à ce contexte ? Parailleurs, en quoi l’appropriation de cette forme musicale globalisée a-t-elle contribué,de manière réciproque, à l’émergence de nouvelles dynamiques de l’imaginairesorcier ?

3 Face à l’épineuse question de la « réalité » de la sorcellerie et des préceptes

méthodologiques et épistémologiques à adopter pour aborder des terrains discutantdes phénomènes surnaturels, la notion d’ « imaginaire sorcier » (ou d’« imaginaire de lasorcellerie ») traverse les écrits de différents chercheurs en sciences humaines, s’yprésentant comme un concept analytique opératoire4 (entre autres : Dozon, 1981 ;Bernault & Tonda, 2000 ; Geschiere, 2000 ; Mary, 2001). Dans la continuité de ceux-ci, jem’appuie sur le concept d’imaginaire sorcier pour désigner un cadre de déchiffrementdu réel se référant à des lieux, des actions ou des instances appartenant au registre dusurnaturel. J’emploierai donc dans cet article l’expression émique de « mystique »retrouvée à plusieurs reprises dans les expressions des jeunes Gabonais, ainsi que celled’ « imaginaire sorcier », qui relève d’une catégorie d’analyse étique des discours etphénomènes observés.

4 Dans un premier temps, je décrirai globalement comment les textes des rappeurs

véhiculent des lignes structurantes de l’imaginaire sorcier et en quoi la pratique du raps’est intégrée dans ce terrain « miné »5 par la sorcellerie. Puis, j’analyserai les morceauxde rap d’un rappeur de l’ethnie fang6 évoluant entre Libreville et l’intérieur du Gabon etleurs fonctions dans son vécu social, familial et religieux, pour mettre en évidence lamanière dont la pratique musicale contribue aux métamorphoses de l’univers sorcier etde ses logiques sociales, cela en résonance avec les influences de l’expérience religieuseinitiatique. Je m’intéresserai enfin à la manière dont le rap est employé commeinstrument de liaison ou de redéfinition des frontières entre différentes catégories dela vie sociale et symbolique : entre la province et la capitale, entre les aînés et les cadetssociaux, entre l’univers du jour (et des humains) et celui de la nuit (des sorciers). Ilconvient cependant d’abord d’entamer cette contribution par quelques éléments decontextualisation concernant l’implantation du rap dans la société gabonaise et l’entréede la sorcellerie dans le milieu social des rappeurs.

L’entrée de la sorcellerie dans les discours et lespratiques des rappeurs

5 Précédé par la création de groupes de danse et la reprise d’un ensemble d’attitudes

corporelles inspirées des États-Unis, le rap apparaît à Libreville à la fin des années 1980,dans le contexte de crise politique et de revendication démocratique précédantl’instauration du multipartisme (1991). Alors que les concours de breakdance et de« robotique »7 font déjà fureur depuis plusieurs années à Libreville, V2A4 est le premiergroupe de rap gabonais à se faire entendre dans les écrans et les postes radiophoniqueslibrevillois en 1990, avec le morceau « African Revolution ». Ces enfants de hautsfonctionnaires gabonais y signent une diatribe dénonçant la corruption, lemonopartisme et la conservation du pouvoir entre les mains des élites. Le mouvementrap se propage alors rapidement auprès des jeunes de milieux plus défavorisés, pour sedévelopper au cours des années 1990 par la formation de labels de production musicale,l’organisation en réseau des acteurs de la musique rap8, et leur mise en relation avec lemarché local et international de la musique. Aujourd’hui, les studios d’enregistrement

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et les médias de diffusion de la musique rap se localisent principalement à Libreville, oùréside la quasi-intégralité des artistes en avant de cette scène musicale9. Certains ontgrandi dans des villes ou des villages de l’hinterland gabonais, d’autres, du fait desmobilités interprovinciales qui traversent le territoire gabonais (entre autres en raisondes mutations des fonctionnaires et agents administratifs), ont parfois résidé dans uneou plusieurs villes de province.

6 Après s’être focalisés sur la dénonciation des modes de gouvernance autocratiques, du

système néocolonial (marqué par la présence des militaires français à Libreville), ou desconditions de vie précaires des Gabonais, les textes de rap se sont progressivementintéressés à différents autres aspects de la vie des jeunes de Libreville : les relations degenre, les ambiances festives nocturnes, la vie urbaine, le milieu du rap et sonorganisation, mais aussi la thématique de la sorcellerie10. Le fétichisme et les pratiquesoccultes (trafic d’organes, consommation de sang humain, sacrifices, crimes rituels)sont partie intégrante du quotidien urbain, des faits divers et des imaginairespopulaires, ce pourquoi la question de la sorcellerie constitue une thématique à partentière des textes de certains rappeurs. Outre des allusions fréquentes aux notions de« vampire », de « sorcellerie » et de « magie », on trouve quelques morceaux consacrésexclusivement à la question du mystique : le titre « Blindé », référence aux techniqueset rituels de protection visant à entourer l’individu d’un « blindage », « Me vine mbo »,qui en langue fang signifie « je n’aime pas la sorcellerie », ou encore « Ékowong »11, nomd’un village situé dans une province du nord-est du Gabon connue pour ses nombreuxsorciers.

7 Les pistes consacrées à la question du « mystique » et des pratiques rituelles sont

fréquemment combinées à des accompagnements instrumentaux traditionnels etparfois à des textes en langue vernaculaire. Loin d’être anodine, cette observation surles liens entre l’alternance linguistique et thématique dans le rap révèle des logiquesstructurantes de l’imaginaire sorcier. D’après les explications recueillies auprès derappeurs et rappeuses abordant ce sujet, le domaine de la sorcellerie comporte un traitcommun avec les langues vernaculaires, les instruments traditionnels et les pratiquesinitiatiques : leur origine villageoise. Considérées comme propres aux culturesgabonaises et antérieures aux phénomènes d’acculturation nés de la rencontre avecl’Occident, certaines thématiques sont abordées dans les textes de rap en languevernaculaire, car elles comporteraient le même rattachement à l’univers villageois,berceau originel d’un ensemble de pratiques depuis lors en mutation dans le contexteurbain. Un rappeur de Libreville m’expliquait ainsi à ce sujet : « C’est un cliché, maispour nous le spirit, le vampire, c’est le bled. […] Si les gens fuient le bled, l’exode rural,c’est à cause du vampire » (BJL, août 2011, Libreville). Les zones provinciales, icidésignées au travers du nom argotique « bled » sont dans les stéréotypes populaires desjeunes de Libreville en corrélation avec les pratiques de sorcellerie comme « levampire » ou son synonyme argotique, le « spirit ».

8 En outre de son imprégnation dans les textes des rappeurs, l’omniprésence de la

sorcellerie se donne également à voir dans des modes de relation entre les rappeurs etles groupes de rap, qui témoignent de stratégies d’accroissement de la notoriété etd’une conflictualité employant, entre autres, le canal d’armes « mystiques ». Alors quedans le milieu de la rumba congolaise de Kinshasa, Bob White observe que les rumeursde sorcellerie touchent particulièrement les artistes musiciens qui « s’affirment demanière indépendante des institutions sociales et des réseaux »12 (White, 2008 : 230), le

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milieu musical gabonais est aussi parcouru en différents points par des rumeurs depratiques occultes. Traitant d’opérations mystiques, d’usages de fétiches, de bainspurificateurs, de rituels occultes, et d’attaques entre artistes au travers de « fusilsnocturnes » ou de « CPT »13 , les comportements, les rumeurs, et les discours recueillisauprès des artistes permettent de penser que la sorcellerie a pleinement pénétré cetunivers artistique pour devenir une arme stratégique de la concurrence entre artistes.Ils confirment en ce sens l’idée d’une entrée de la sorcellerie dans de nouvelles sphèresde la vie urbaine14, et son extension en dehors de la sphère intralignagère longtempsétudiée par les anthropologues africanistes (Adler, 2006) - bien que cette dernièreconserve une place importante dans l’imaginaire et le vécu des rappeurs observés. Nousallons voir au travers du cas d’un artiste qu’en parallèle d’une pluralisation des formesdu mystique dans le milieu des musiques urbaines, la rencontre et l’interpénétrationentre rap et « territoires sorciers » (Henry, Tall, 2008) conduisent à une redéfinition decertains thèmes majeurs de l’imaginaire sorcier que sont la sphère familiale, le villageet les ainés sociaux.

Rap de « province » et désirs d’entrée dans le marchéinternational de la musique

9 Auteur de certains des morceaux de rap gabonais les plus riches en matière de

« mystique », le rappeur Roda N’No et le parcours de vie15 qu’il a traversé apportent desangles d’entrée tout particulièrement intéressants pour appréhender les interactionsentre l’activité musicale et les pratiques ou les représentations liées à l’imaginairesorcier.

10 De par les liens singuliers qu’il entretient à l’égard des zones provinciales et de

l’univers du « mystique », ce dernier offre tout d’abord un axe de compréhensionoriginal des relations entre la pratique du rap, les circulations entre rural et urbain, etla question de la sorcellerie. A la différence de ses pairs, qui sont issus d’itinéraires devie en contexte urbain, Roda N’No a été élevé durant la majeure partie de son enfanceet de son adolescence dans la province de l’Ogooué-Ivindo (nord-est du Gabon), et il sedéfinit comme un enfant de « mkwakh », désignation spatiale attribuée aux zonessituées en périphérie urbaine, aux confins des routes bitumées et à l’orée des zones debrousse. Ces espaces sont souvent associés dans l’imaginaire des gens de la ville à undegré de « développement » ou de « civilisation » inférieur, et à la condition de« broussard », pour reprendre le terme péjoratif employé par nombre de librevillois àl’encontre des personnes du village16. Cette dépréciation de certains espaces ruraux etdes origines territoriales « villageoises » fait écho aux associations d’idées remarquéesprécédemment entre le village et des pratiques perçues comme rétrogrades, telles quela sorcellerie.

11 C’est depuis Makokou - chef-lieu de la province de l’Ogooué-Ivindo - que Roda N’no

découvre au début des années 1990 quelques figures du rap français comme Iam, qui lemarquent par la profondeur et la portée lyrique de leurs textes. Tout en s’intéressant àla culture hip-hop en pleine expansion à Libreville et à l’internationale, mais encoreembryonnaire dans la ville de Makokou et sa périphérie, il poursuit son parcoursscolaire et son quotidien de jeune du village, ponctué par les activités rurales et par lesétapes d’initiation aux rites traditionnels, comme celui qu’il traverse à six ans àl’occasion de sa circoncision. Tandis qu’il écrit ses premiers textes à la fin des années

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1990, des groupes de rappeurs se constituent dans les quartiers et établissementsscolaires de Makokou, réunis par des liens ethniques ou lignagers. En concordance avecla composition ethnique de cette ville, les collectifs scindent alors les jeunes de l’ethniefang et ceux des groupes Kwélé et Kota, les principales ethnies qui se répartissent dansles quartiers de la localité. Suite à une période d’affrontements entre ces clans derappeurs fondés sur un ciment ethnique et lignager, plusieurs de leurs membres seréunissent au sein d’un groupe, « 6ième Cime », qui comme son nom l’indique, envisagede mettre en avant les richesses de la 6ième province du Gabon (l’Ogooué-Ivindo) dont ilsse reconnaissent.

12 Au début des années 2000, ce groupe se stabilise autour de trois membres principaux :

Roda N’No, de l’ethnie fang, D.Golss, rappeur kwélé d’un village voisin de Makokou, etBubal, chanteur punu originaire du sud du Gabon. Ils profitent de vacances à Librevillepour enregistrer leurs œuvres musicales dans des studios (alors inexistants dans lamajeure partie des villes de province), et les ramener ensuite à Makokou.

13 A la différence du Liban, où Nicolas Puig (2009) observe que le rap « témoigne de

l’urbanité des individus et constitue une matrice de représentations des quartiers etdes camps » (Puig, 2009 : 166), nous voyons ici que la territorialité de ces acteurs du rapgabonais se définit dans un dialogue et une circulation entre pôles urbains et ruraux.Quoiqu’ils se revendiquent en partie d’une culture hip-hop urbaine, c’est en affirmantleur éducation traditionnelle du « bled » et en mettant en avant dans leurs morceaux etleurs comportements les savoirs acquis au travers des initiations traditionnelles et duquotidien des enfants du village qu’ils s’octroient la singularité artistique recherchéevis-à-vis des autres rappeurs de Libreville. Ainsi, tandis que Roda N’No expose dans sesmorceaux des techniques de chasse, systèmes de plantation agricole ou habitudesculinaires du village sous la forme de proverbes, de figures de style et de métaphores,D.Golss s’attache de son côté dans certaines œuvres en langue kwélé à retracer le récitde sa circoncision, rite de passage fondamental de la vie sociale et symbolique des Kwélé17.

14 C’est d’abord au sein du groupe 6ième Cime que Roda N’No évolue musicalement, puis

lors de son installation à Libreville, où il passe son baccalauréat et s’inscrit àl’université, il entame une carrière en solo. A partir de 2007, il se fait connaitre dans leréseau du rap de Libreville par ses textes en langue fang nzaman et par les fondsinstrumentaux traditionnels qui accompagnent ses morceaux, se faisant produiredurant quelques années par le label18 d’un groupe de rap évoluant entre la France et leGabon (Zorbam Produxions).

15 Après avoir exercé auprès de ce label, puis suite à des rencontres avec des musiciens

étrangers lors d’un festival se tenant à Libreville19, sa démarche musicale actuelles’oriente autour de la recherche d’une authenticité musicale. Celle-ci résiderait dans lamise en avant des langues vernaculaires et de connaissances locales traditionnellesacquises auprès des anciens du village20. En réponse à la quête de l’authentique décritepar certains chercheurs comme un trait du marché postcolonial de la musique21

(Raibaud, 2009 ; Da Lage, 2000, 2009), Roda N’No envisage d’aller puiser dans les« profondeurs » de la langue fang, pour la réinventer au son des rythmiques hip-hop etdes arrangements de concepteurs musicaux basés en France et en Angleterre, et ainsise faire connaitre par-delà les frontières du Gabon dans les réseaux de la « worldmusic ». Ce désir de fabrique d’un style musical original, commercialisable dans lesmarchés musicaux nationaux et internationaux, le conduit à rechercher des éléments

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de particularisation typiquement africains ou fang dans les traditions, les langues ou lespratiques religieuses locales, ce qui explique en partie la place particulière accordée àla sorcellerie et au « mystique » dans ses morceaux. Roda N’No introduit en effet dansson œuvre de nombreux récits de sorcellerie et des références à l’univers symbolique,qu’il s’agisse des rituels d’initiation traditionnels qu’il a traversés ou des soupçons demaléfices qui auraient été jetés dans sa parenté.

Une esthétique égotrip entre condamnation sorcière etrécit initiatique

16 L’inclusion du champ du mystique dans la pratique du rap donne naissance chez Roda

N’No à une version originale de la notion d’égotrip. Ce type de discours, exercice de stylecompétitif jouant sur des techniques de vantardise, se retrouve dans plusieursadaptations du genre musical rap au travers du monde (Barret, 2008 ; Moulard-Kouka,2008 ; Pecqueux, 2009). Pour les rappeurs du Gabon, les textes intitulés « égotrip »peuvent être selon les cas des exercices de vantardise basés sur la démonstration del’élégance vestimentaire, de la masculinité, du talent rhétorique ou de la force durappeur, ils peuvent se fonder sur des récits autobiographiques ou des narrations desoi, ou encore procéder par des défis et provocations aux adversaires rappeurs en vuede démontrer la témérité de l’auteur. Mais dans l’écriture de Roda N’No, comme chezd’autres artistes appartenant aux sociétés initiatiques locales, l’égotrip s’associefortement aux questions de sorcellerie et au récit du parcours initiatique. Les textesqu’il classe dans ce registre consistent en des mises en récit de soi combinant laprojection imaginaire dans le monde du village, la présentation de la généalogielignagère et l’univers symbolique de la sorcellerie. S’appuyant sur l’exercice decélébration de soi et de vantardise caractéristique du genre rap, l’œuvre de Roda N’Nomet alors en place un dialogue entre la dénonciation de la sorcellerie et la référence aumonde de l’initiation, deux univers interdépendants.

17 La relation entre initiation et condamnation sorcière est probante dans l’un des

morceaux de Roda N’No nommé « Mayi » (en langue fang, « je pleure ») ; il y pleure laperte de sa mère et de ses parents décimés par l’action des sorciers, en citant les nomsdes membres de sa famille responsables de leur mort. Il condamne les pratiques desorcellerie et le détournement des techniques traditionnelles d’accumulation de force(comme le byéri22) au profit d’actions maléfiques, en interpellant ainsi ses défuntsparents :

« A N’no Missoune, Evoue Missoune, nom de ses oncles maternels

A Nze Missoune. nom de sa mère

Mi nga wu e dzè ? Qu’est-ce qui vous a tués ?

Dzôgha me ye ngwel ye Dites-moi, est-ce de la sorcellerie

mam me ya nsône ? ou bien une mort naturelle ?

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Ye mia yem na bi mina ke be mi

ngengang Savez-vous qu’on est allés jusqu’à consulter

ka Dzeng dzôm é nga mine yü ? des ngangas pour connaître l’origine de votre mort ?

Évine nyo, asông nze, ôvône beyem ?Est-ce le mamba noir, la dent de la panthère, la hache des

sorciers23 ?

Biyoghe B’etome, Nzoghe, Nze, Biyoghe B’etome, Nzoghe, Nze [grands-parents de Roda],

bî mina be yem. on les connaît.

Roda N’No a ne ndzi ébôgha Roda N’No a déjà mangé le bois sacré

a sira fe ndzem. il n’est plus dupe.

Bong bese mi nga likh nda be mina

vemTous les enfants que vous avez laissés ont grandi

Ekila, Missoune, Missoune, Ekila, Missoune, Missoune,

Emane, N’no, Ngningone, Nyingone. Emane, N’no, Ngningone, Nyingone.24

Be te be fam, bôra be ngone. Ils sont devenus des hommes et des femmes

Be te bo bibone. Ils sont en âge de se marier.

Ma yagha na be ne ke ke melukh C’est bizarre que les femmes ne trouvent pas d’époux

ke byè bone. » et n’enfantent pas… »25

18 Dans ce premier couplet, Roda N’No révèle l’identité des responsables de l’infortune qui

touche sa famille (stérilité, célibat, morts inexpliquées), contenue en la personne decertains de ses grands-parents et aînés du village. Il nomme les auteurs des meurtres deses parents, en justifiant ses dires à partir de l’expérience initiatique qu’il a traversée etdes découvertes qu’il a faites en ingérant le « bois sacré ». Cette expression désignedans le langage populaire la plante locale tabernanthe iboga, dont la consommation estau cœur de différents rites initiatiques gabonais. De même lorsque Roda N’No déclarene plus être « dupe », il sous-entend qu’il a été initié, et qu’il a par ce canal prisconnaissance des ennemis à l’origine de son infortune.

19 Le premier rite de passage que Roda N’No a traversé à sa naissance est celui du melan, la

plus grande société secrète des Fang. Ce rite se fonde sur le culte des ancêtres, opéré parl’intermédiaire du byéri, reliques sacrées composées de crânes et d’ossements,auxquelles est présenté l’initié pour le protéger et l’instruire des secrets du lignage. Cen’est cependant pas à cette initiation que Roda N’No fait référence dans son morceau,mais à celle qu’il a vécue beaucoup plus tardivement : l’initiation au mbiri.

20 Le mbiri des Fang est une variante ou une branche du bwiti, fondé sur la consommation

de l’hallucinogène iboga afin de provoquer un voyage visionnaire 26. Roda N’No s’y estinitié en 2006, à Libreville, à l’initiative de son frère et de sa sœur ainés. Alors qu’ilfréquentait déjà les veillées de bwiti de manière profane27, il fut appelé par ces derniers,

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désireux de franchir l’étape initiatique pour résoudre des sentiments de blocage dansleurs vies professionnelles et des maladies chroniques. Après s’être munis des objetsrequis pour l’initiation (nattes, pagnes, seaux, bougies), ils traversèrent d’abord toustrois une période de préparation passant par des bains purificateurs, et par le respectde certains interdits alimentaires et sexuels. Puis ils accomplirent le cœur del’initiation dans le temple de la nganga (mère-initiatrice) : enfermés durant plusieursjours dans une chambre, ils consommèrent la poudre de racine d’iboga, effectuèrentleur voyage visionnaire et découvrirent les causes de leur infortune, ou les sorciers àl’origine de leurs malheurs. Porte d’accès au monde « mystique », cette initiation fut lemoyen pour Roda N’No d’entrer en contact avec ses ancêtres et son esprit tutélaire.

21 C’est au retour de cette initiation, après quatre jours passés dans le temple de la

guérisseuse, que Roda N’No vît en songe sa mère décédée, et qu’il écrivit le texte« Mayi ». Assis sous le manguier situé au front de sa demeure familiale de Libreville, ilcréa ce morceau en un jour, inspiré par l’état ressenti durant la phase post-initiatiqueet par les effets hallucinogènes de l’iboga. Il conçut son œuvre en l’absence de musique,en commençant par ce couplet où il adopte la voix d’un esprit qui s’adresserait ainsi àlui :

« A mone venenghe, ke fangha yi! Mon enfant, sois fort, ne pleure plus !

nyüe aligha we émo, ta mère t’a donné la vie sur terre.

O ne mam fam, Tu es un garçon,

tanghi lumenghe fimi mir ! calme-toi et ressaisis-toi !

Ô bele nlô, ô bele mir, ô bele züi, Ta mère t’a doté d’une tête, d’yeux, d’un nez,

O bele anyu, ô bele mo, d’une bouche, de mains.

yemi bè, a tare, ô sira ndzem! Ecoute bien, tu es un garçon sensé !

abyali dia, be ve w’éyôle; A ta naissance, on t’a donné un nom ;

N’no Missoune, ndôm nyüe N’no Missoune, celui de ton oncle maternel,

Taghbe ane fam ! Comporte-toi comme un homme !

K’akône nda, mi lighi ya nseng Même si vous n’avez pas de protecteur et que

étam étam. Nzame a ta mine. vous êtes restés seuls, Dieu vous regarde.

A Nkorebore voleghe bone, Nkorebore, aide tes enfants, parce qu’on

bôr be si nyeng e keghe ôwoni, ne peut vivre que de graines d’arachide,

énam ku beloma28, ntsima ékone, de repas de misère, et

éfu akwagha ba mendzim meyông »29. des décoctions que nous donnent les anciens ».

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22 Le nom « Nkorebore » auquel fait référence l’esprit s’exprimant dans ce texte n’est

autre que le kombo de Roda N’No ; rapporté de son voyage initiatique, ce nom constituel’un des marqueurs de la mort symbolique et de la renaissance de l’individu survenantlors de l’initiation (Mary, 1983). Dans le bwiti, le kombo est toujours supposé être enadéquation avec la personnalité de son porteur et chargé d’une significationésotérique ; dans le cas de Roda N’No, Nkorebore désigne un sauveur, venu délivrer sonpeuple. Cette fonction rédemptrice découverte par Roda N’No est invoquée dans cetexte comme clé de résolution des maux familiaux, à l’origine d’un comportementnouveau contre les attaques sorcières et les malédictions qui frappent sa famille.L’initiation est donc décrite comme l’embrayeur d’une réaction contre la sorcellerie etd’une prise en main du vécu lignager, confirmant les analyses de Julien Bonhomme surle rôle de l’initiation au bwiti pour une reconfiguration des relations entretenues parl’individu avec le lignage et les sorciers (Bonhomme, 2005a).

23 Parallèlement, ce morceau de Roda N’No intéresse notre présente discussion en ce qu’il

met en évidence l’existence d’autres reconfigurations conséquentes à l’initiation,agissant cette fois dans le domaine de la création musicale. Devenant un élémentmoteur de la création rap, l’initiation au bwiti (ou à sa variante mbiri) et lareconfiguration du vécu qu’elle entraîne modifient les formes de la création et lescontenus des œuvres musicales. On notera tout d’abord que ce morceau a été écrit dansun état mental fortement nourri des effets hallucinogènes de l’expérience initiatique,conférant une signification singulière à la notion d’inspiration.

24 De plus, les expériences initiatiques sont réintégrées selon l’organisation du discours et

de l’attitude affichée dans le genre rap : son kombo, nom d’initiation soumisusuellement à une part de secret, se voit exposé et brandi au même titre que lespseudonymes, « blaze » ou autres « a.k.a » déclinés dans les performances des rappeurs.Il sert, de même que la référence au statut d’initié, un propos centré sur l’affirmationdu soi, qui joue sur la démonstration d’un pouvoir mystique conférant au rappeur uneaura supplémentaire. Chez les rares rappeurs de la scène locale appartenant à dessociétés initiatiques, on retrouve fréquemment cette fusion des esthétiques égotrip et del’affirmation du pouvoir spirituel ou des savoirs initiatiques qui conduisent dans lasociété urbaine gabonaise à un surcroit de considération, d’estime et de crainte.S’affirmer « blindé », chanter la grandeur de sa force spirituelle ou défier sesadversaires de l’agresser mystiquement constituent autant de modalitésd’agrandissement de soi et d’autocélébration des rappeurs, et autant de témoignages dela pénétration du champ de la sorcellerie au sein des modes de conflictualité et de défipropres au genre rap.

25 Chez Roda N’No, les apports et modifications induits par l’initiation dans le vécu

individuel, déclencheurs d’une nouvelle attitude vis-à-vis de la sorcellerie et du lignage,sont réinvestis selon les normes de présentation de cet univers musical, conduisantcomme nous allons le voir dans la partie suivante à une remise en question de certainsrapports de force et de domination. Car à la différence de l’égotrip de morceaux de rapclassiques, Roda N’No ne s’adresse en effet pas seulement dans ses textes à despotentiels adversaires rappeurs, mais à ses sorciers et à certains membres de saparenté.

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De l’accusation sorcière au procès des aînés sociaux

26 Dans le corpus d’œuvres de Roda N’No, plusieurs textes traitant du « mystique »

comportent des références combinées entre l’univers de l’initiation et celui de lasorcellerie, et se rejoignent par le portrait identique du sorcier qu’ils dépeignent, sousles traits du vieillard. Dans le texte « Ekowong », Roda N’No procède par exemple à unedescription des pratiques de sorcellerie ayant cours chez les anciens du village et ildécrit les actions de ses grands-parents et aînés sociaux par les expressions suivantes :« réaliser leurs sombres projets », « planter leurs fétiches tout autour duterrain familial », « miner les sentiers de pièges en tous genres », « extraire [s]on sangdans le but de nourrir leur animal totémique », ou encore « maudire ses enfants, tuerses proches parents ». Il désigne d’abord ses accusés au travers du pronom « ils », puiscite nommément un grand-père sous la désignation « ce satané Nzoghe Obame » à qui ilreproche d’avoir jeté la malédiction sur sa famille. Légitimant ses accusations par unrecours aux aïeux et à la « tradition »30, il incrimine finalement ses grands-parents de lamanière suivante : « sachez que nos parents chassaient pour nourrir leurs enfants, etnon pour que ceux-ci soient consommés par leur serpent »31.

27 Le morceau « Ekowong » rend compte des sentiments de persécution sorcellaire

exprimés par certains jeunes Gabonais, et de l’association généralement effectuée entrela sorcellerie, le village, et les anciens, perçus comme les consommateurs des forces etde la vitalité de la jeunesse. Chez Roda N’No comme chez d’autres rappeurs, lareprésentation du vieillard sorcier et de la consommation des forces des jeunes enfantspar les anciens du village est un trait récurrent, de même que la personnification dusorcier dans la figure du vieillard, que l’on retrouve couramment dans les discours surla sorcellerie32. Dans les textes de Roda N’No, si la vieillesse symbolise en un sens lasagesse et la connaissance traditionnelle, elle est aussi l’origine des maux actuels de lajeune génération et la source des blocages mystiques qui l’astreignent à des conditionsde vie précaires. Pour les jeunes du Gabon, bien que le respect du droit d’aînesseconstitue un principe fondamental33, les anciens du village sont les principaux suspectset accusés de sorcellerie, du fait de leur érudition en savoirs occultes. Les morceaux derap véhiculent donc ici des cadres d’interprétation et de représentation du monde,réfléchissant des logiques de pensée propres à un contexte socioculturel particulier.

28 Toutefois, le cas de Roda N’No démontre que la pratique musicale ne se réduit pas à une

expression de normes sociales et de représentations culturelles intériorisées, commel’association entre vieillard et sorcier, mais de même que l’affirment les travaux réunispar Sara Fila-Bakabadio et Giulia Bonacci autour des musiques populaires, qu’elleentretient une « interpénétration avec la réalité sociale » (Bonacci, Fila-Bakabadio,2003 : 9), en introduisant des dynamiques nouvelles et des instruments d’action sur ceréel. Dans le cas étudié, cette faculté d’action sur les ordres sociaux existants s’exerce etse donne à voir par un traitement de l’accusation de sorcellerie qui contrastenettement vis-à-vis des pratiques traditionnelles d’élucidation des causes du décès.

29 Au Gabon comme dans d’autres pays d’Afrique, une mort n’est jamais naturelle, et le

décès d’un proche fait souvent l’objet de discussions et de réunions dans les famillespour déterminer les causes de la mort, ou le coupable du crime (Thomas, 1982). Cesréunions, étapes importantes du rite funéraire, se tiennent sous la direction des aînéssociaux qui orientent la discussion et l’élucidation des causes de la mort. Réglé selonune idéologie gérontocratique, le rite funéraire est un cérémoniel « codifié par ce

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référentiel capital que constitue le mythe et contrôlé par les ancêtres dont lespatriarches sont ici-bas les représentants » (Thomas, 1982 : 11). Selon les ethnies, cerituel peut prendre diverses formes ; ainsi chez les Fang Nzaman, la mort s’accompagnesouvent de danses d’initiés, ainsi que d’échanges et de discussions entre les différentesparties de la famille du défunt (paternelle et maternelle). Les enfants, bien qu’ils soientprésents et parfois pris à parti, ne sont pas habilités à intervenir librement, et le rôle deporte-parole des familles est exercé par les aînés. L’accusation ciblée fait ainsi l’objet derègles et de codifications échappant bien souvent aux moyens d’action et de prise deparole des jeunes.

30 Au travers de ce type de texte, Roda N’No formule donc une accusation rompant avec la

relégation des jeunes en dehors des prises de décision, et exprime une résistance descadets sociaux vis-à-vis des ordres de contrôle du pouvoir subis face à la mort. Dansd’autres pays d’Afrique Centrale, des phénomènes proches de soulèvement des cadetscontre la mainmise des ainés sur l’organisation sociale sont relevés. Au Congo, Jean-Aimé Dibakana (2005) note qu’en contraste avec les rituels ordaliques autrefois

pratiqués par les aînés pour sanctionner les sorciers, « aujourd’hui, se passant desprocédures et valeurs familiales, les cadets s’en prennent physiquement aux aînésaccusés de sorcellerie » (Dibakana, 2005 : 146). Cet auteur analyse les réactions de plusen plus violentes à l’encontre des aînés accusés de sorcellerie comme une « réinventiondes pouvoirs des aînés par les cadets sociaux » (ibid.), possédant des effets surl’organisation et sur le fonctionnement social. Dans une autre étude d’anthropologieurbaine réalisée à Kinshasa, Ivan Vangu Ngimbi (1997) analyse pour sa part lesconduites tenues par les jeunes autour de la mort durant les années 1990 comme uneforme de protestation sociale. Prenant en charge les animations funéraires à la placedes aînés sociaux, les jeunes s’approprient les rites de deuil ; par un ensemble deconduites perçues parfois comme des « obscénités », ils inventent une « théâtralisation« new-look » du vécu mortuaire », en vue de répondre à un double besoin : « un procèsdes rapports sociaux et un mode populaire d’action politique » (Vangu Ngimbi, 1997 :17). Les pratiques musicales des rappeurs et les conduites des jeunes kinois serejoignent en ce qu’elles mettent en place un procès des rapports de domination desaînés sur les cadets. De même que les réinventions des rites funéraires ou les actes deviolence à l’égard des anciens, la pratique musicale rap charrie de nouvelles conduitesface à la mort et face à la question de la sorcellerie, et constitue une forme d’action surl’ordre social et symbolique en présence.

31 Toutefois à nouveau, cette posture singulière vis-à-vis des devoirs de respect aux ainés

ne peut être comprise dans toute sa complexité sans prendre en considérationl’importance que joue l’expérience initiatique dans le rap de Roda N’No. Rappelonsd’abord que les rites de passage gabonais, souvent traversés en réponse à un sentimentde blocage « mystique » et d’attaque sorcière, sont aussi structurés autour du rapportaîné / cadet qui possède une importance notoire dans la vie sociale gabonaise. Jean-Ferdinand Mbah, dans sa description du rituel de posthectomie (ou circoncision) chezl’ethnie nzébi du Gabon rend compte de l’importance de cette structure initiatique dansla production de hiérarchies sociales entre aînés et cadets et dans la gestion des conflitsqu’ils peuvent générer (Mbah, 1997 : 50-54). Du côté de l’ethnie mitsogho, JulienBonhomme relève que parmi les catégories hiérarchiques organisant la société secrètedu bwiti (ainés/cadets, homme/femme, initié/profane), « la relation entre aînés etcadets est prise dans une relation d’ordre supérieure entre vivants et ancêtres »(Bonhomme, 2006 : 1947). La rencontre du néophyte avec ses esprits ancêtres, au

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sommet de la hiérarchie initiatique, et son accession au statut d’initié conduisent à uneredéfinition de la place dans l’échelle générationnelle, ou du moins à la construction dezones plus labiles entre les catégories sociales.

32 Pour le cas de Roda N’No, ces remarques sur l’importance de l’initiation dans la

manière de redéfinir ou de défier des frontières socialement instituées - comme cellesdistinguant les catégories d’aînés et de cadets -, se répercutent dans l’activité musicale,où elles sont subtilement réinvesties comme outil de contestation. Roda N’No expliqueainsi les raisons de la transgression qu’il s’autorise dans ces morceaux :

« Par rapport à ce que tu disais, je peux expliquer ça aussi par le fait que je ne suispas jeune en esprit ; je peux être moi aujourd’hui qui parle, mais c’est pas moi.Souvent je parle au nom de N’no Missoune, N’no là vient de N’no Missoune, qui avécu bien avant moi. Je ne l’ai pas connu. Mais en m’initiant, moi je l’ai vu. C’est luiqui est vieux, mais c’est peut-être lui qui parle à travers moi. Ça peut être aussitoujours les vieux qui parlent à travers moi [silence].Parce que Roda N’no est vieux. […] Peut-être pour dire que j’ai beau être lebenjamin, je suis le chef dans l’autre monde. Et quand je reviens, mon kombo, c’estNkorebore. Un peu le sauveur, comme un Jésus ». Roda N’No, 1/8/2011, Libreville.

33 Durant son initiation, Roda N’No est entré en contact avec un esprit ancêtre, N’No

Missoune, et s’est découvert un autre soi : « mystiquement vieux », « fatigué », « setrainant avec un bâton », ce personnage était incarné par le nom « Nkorebore » etassumait un rôle de sauveur. Dans les propos ci-dessus, Roda N’No justifie sesaccusations subversives à l’égard des aînés par le recours à une expérience initiatiquedont l’un des principes tient dans la transformation des rapports entre aînés et cadets.La rencontre avec les esprits-ancêtres et les modifications de son statut dans lahiérarchie des aînés et des cadets est convoquée dans son activité musicale. Elle yrésonne en partie avec un discours égotrip et des techniques de valorisation de soibasées sur l’identification à l’esprit Nkorebore et l’invocation de l’ancêtre, celles-cilégitimant du même coup les prises de position adoptées et la transgression des codesrégissant les rapports entre ainés et cadets.

34 En outre, c’est en se présentant par sa musique comme un défenseur des savoirs, des

modes de vie et des messages des anciens du village (qui expriment une certaine fiertéface à sa recherche dans les profondeurs de la langue fang), que Roda N’No parvient àlégitimer une posture qui déjoue les frontières entre aînés et cadets. Tout en insufflantdes nouvelles dynamiques à l’ordre des rapports sociaux par sa pratique d’un genremusical inspiré de l’étranger, Roda N’No inscrit les dénonciations auxquelles il procèdedans la continuité des transformations induites par l’expérience initiatique et dans lerespect des codes religieux permettant de contourner les frontières sociales.

35 Pour ajouter un élément concernant cette combinaison entre respect de codes

implicites et résistances contre les ordres de domination dans la pratique musicale, onnotera que dans ses accusations, Roda N’No ne s’en prend qu’à des parents de sonlignage maternel, et ne se réfère à aucun moment à ses parents paternels. Cettedénonciation élusive, omettant certains acteurs de son vécu familial et certainséléments découverts lors de son initiation, s’enracine dans une règle du système deparenté fang. Chez cette ethnie, l’enfant bénéficie en effet d’un traitement plus clémentauprès des membres de sa parenté maternelle, tandis qu’il est sujet à davantaged’interdits et de devoirs du côté paternel. Cette règle résulte d’une distinction établieentre deux types de relations familiales ayant cours au Gabon : celle entre « les parents

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que l’on respecte, et les parents que l’on plaisante » (Mayer, 1992 : 157). Comme le noteRaymond Mayer, chez les Fang patrilinéaires, la branche maternelle est le « refugeabsolu pour un individu » (ibid.), ce pourquoi Roda N’No se permet de procéder à desaccusations dans sa parenté maternelle qu’il ne peut formuler en direction de sonlignage paternel.

36 Par un agencement complexe de ruptures et de continuités vis-à-vis des ordres sociaux

en présence, la condamnation sorcière observée chez Roda N’No se construit donc dansune intersection entre les règles de l’exercice rap, le procès des ainés sociaux et lareconfiguration du vécu individuel induite par l’expérience initiatique. Il réinvestit demanière subtile les acquis de l’initiation pour procéder à des actions de résistance à ladomination gérontocratique et contourner les ordres sociaux, élaborant dans samusique un lieu de dissolution de certaines frontières. Dans la continuité des œuvresséminales de Fredrik Barth sur l’ethnicité (1969) ou de celles de Michèle Lamont sur lesfrontières sociales et identitaires (Lamont, 1992 ; Lamont & Volnar, 2002), cesremarques mettent en évidence les modes de construction sociale des frontières, et leurdimension éminemment perméable, soumise aux stratégies des acteurs sociaux.

37 Nous venons de voir pour le cas des rapports hiérarchiques entre aînés et cadets

comment la pratique musicale reconfigure des frontières socialement construites entredifférentes catégories, en s’appuyant sur les matériaux symboliques et religieux offertspar les sociétés initiatiques locales. Au demeurant, cette observation ne vaut pas quepour les limites entre les catégories sociales, et nous allons maintenant voir qu’elle joueaussi sur les frontières symboliques structurant le mode de conception du réel et del’imaginaire sorcier.

Montrer l’invisible : un morceau de rap entre deuxmondes

38 Pour Roda N’no, la musique constitue un instrument de dénonciation des pratiques de

sorcellerie des aînés et du contrôle du pouvoir qu’ils opèrent. De fait, son écrituremusicale agit dans un champ de rapports de force et de pouvoir habituellementcompris dans l’univers du « mystique » et de la nuit. S’exprimant à ce sujet, il expliquede la manière suivante :

« Le fait de dire ça comme ça ouvertement, pour moi, c’est pour que les genssachent. Le « vampireux », après il va avoir peur de toi le jour, parce que tu as dit çaouvertement. Comme ça, je les mets au défi aussi ».Roda N’no, 12/05/2011, Libreville.

39 Au Gabon, la notion de vampire désigne l’acte de sortie nocturne hors du corps par

l’esprit, ainsi que l’organe de sorcellerie (habituellement localisé dans le ventre). Le« vampireux » représente quant à lui celui qui opère ces actions, en d’autres termes, lesorcier.

40 Pour mieux comprendre ces propos de Roda N’no et dans la continuité des éléments

présentés précédemment concernant son initiation, il faut savoir que chez une partiedes groupes ethniques gabonais, et notamment chez les Fang, la société se conçoit demanière duale. Au monde diurne du visible et des vivants répond invariablement un« monde nocturne, invisible au commun des mortels et parallèle au monde du jour »(Mba Ndzeng, 2006 : 36). Cet univers est réservé aux individus dont l’évu, ou l’organe desorcellerie, a été éveillé, ceux que Roda N’No intitule les « vampireux ». Les sorciers

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mais aussi les initiés et personnes ayant activé cet organe se retrouvent dans le mondenocturne où ils s’affrontent et se voient, dans un espace invisible au commun desmortels. Voir l’autre signifie ici découvrir son double nocturne et l’observer dans lechamp de bataille spirituel fréquenté nuitamment par les sorciers. Lors de soninitiation, Roda N’No a pénétré cet univers nocturne et s’est ouvert à une nouvelleforme de vision : celle décryptant les actions dissimulées des sorciers, celle permettantd’appréhender les acteurs du domaine mystique.

41 Dans un article traitant des fondements cognitifs des représentations liées à la

sorcellerie, Julien Bonhomme (2005b) reprend ces observations concernant laconfrontation entre un monde visible et « un monde invisible auquel seuls certains ontaccès » (ibid. : 2). Il y analyse que l’invisible ne désigne pas en tant que tel unedestination ou un espace identifiable, mais bien plutôt une modalité d’action, unmouvement, un acte consistant à sortir de soi pour consommer la force de l’autre, et cesans avoir été vu de ce dernier. Le cœur de la représentation sorcière tiendrait doncdavantage sur la sortie en vampire et l’acte de fondre sur sa proie de façon dissimulée,que sur un espace symbolique identifiable. De fait, c’est en réalité la notion d’invisibleet « l’absence de perception visuelle » au moment de la sortie en vampire quiformeraient « la racine des représentations liées à la sorcellerie » (ibid.).

42 En résonance avec ces dichotomies nocturne/diurne et visible/invisible qui organisent

la société fang et les représentations de la sorcellerie, Roda N’No explique ainsi lesmodifications apportées par l’initiation dans son comportement :

« Moi déjà, ça m’a ouvert mon esprit mystiquement. Aujourd’hui, si tu viens chezmoi la nuit, je ne suis plus celui qui dormait paisiblement comme avant, qui ne voitrien le jour, qui ne voit rien la nuit. […] Et moi aujourd’hui je pense pouvoir dire quesi tu viens chez moi la nuit, je te vois. ».Roda N’No, 1/8/2011, Libreville.

43 Ayant consommé le « bois sacré » (l’iboga) et accédé à l’univers nocturne, il a

maintenant conscience des origines de son mal et de ses persécuteurs. Roda N’Noconçoit alors ses textes comme un moyen de faire savoir aux sorciers qu’il aconnaissance de leurs forfaits, en d’autres termes qu’il les a vus lors de son initiation. Lemorceau de rap opère une fonction singulière puisqu’en désignant de manière expliciteles auteurs du méfait, il constitue une forme de contre-attaque par la mise enaccusation qu’il exprime. Tandis que l’initié se transporte dans l’univers nocturne lorsde son voyage initiatique, dans le but de voir ses attaquants et de les contre-attaquer,Roda N’No utilise pour sa part le rap comme un médiateur entre ces deux versantscomplémentaires de la société, le monde diurne et le monde nocturne, l’univers deshumains et celui des sorciers. Il insiste d’ailleurs dans les propos cités à la pageprécédente sur cette intention de ramener dans l’univers du « jour » le combat entamécontre les hommes de la nuit et de les défier « ouvertement » par son rap. Bien qu’ilfasse savoir au grand jour l’origine du mal, l’acte de dénonciation ou de contre-attaquese réalise dans un entre-deux associant visible et invisible : tout en déclinant sonidentité, Roda N’No peut atteindre sa proie sans être visible au moment de l’attaque,puisqu’il se dissimule derrière le support sonore du morceau de rap, de même quederrière un masque. Dans un interstice entre le visible du commun des mortels etl’invisible domaine des sorciers, le rap révèle au grand jour ce qui ne peutordinairement être vu que la nuit.

44 Cette position interstitielle du morceau de rap, qui rompt avec les ordres coutumiers de

déroulement des accusations, n’est pas sans provoquer des tensions et des inquiétudes

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dans l’entourage de Roda N’No. Lors de la parution du morceau accusatoire « Mayi »,des proches de son village s’inquiétèrent de cette dénonciation ouverte, craignant queses accusations n’entrainent les représailles des suspects désignés.

45 Toutefois, malgré ces appréhensions, quelques années après la parution de son album,

Roda N’No constate qu’il a survécu aux bourreaux de ses parents, et qu’il est parvenugrâce à son morceau de rap à marquer une rupture vis-à-vis du schéma de persécutionsorcière, en procédant lui-même à une forme de contre-attaque et en reprenant lecontrôle de son existence. En outre, bien qu’il procède à des accusations à caractèresubversif, sa démarche de mise en liaison des espaces ruraux et urbains et sa mise enrelief des savoirs recueillis chez les aînés de Makokou lui valent le respect et lesencouragements des anciens du village, confirmant finalement la portée desproductions musicales sur la construction d’espaces transversaux entre différentescatégories, ici celle distinguant aînés et cadets.

Conclusion

46 Nous avons vu dans cet article comment l’investissement du genre rap par certains

jeunes Gabonais, animés d’un désir de mise en avant de particularismes dans le marchémusical, avait pu conduire à une rencontre et un entrelacement des logiques del’univers rap à celles de l’univers sorcier. La description du parcours et de l’œuvre d’unde ces artistes, Roda N’No, a par exemple mis en exergue la coexistence de deux typesde dialogue entre le rap et l’univers sorcier : cet artiste emploie en un sens le styleégotrip pour défier ses détracteurs mystiques et magnifier son pouvoir sorcier, etconvoque de l’autre l’univers du mystique et de la sorcellerie afin de particulariser sonrap et de pénétrer les réseaux de la world-music.

47 Certes, Roda N’No se distingue sous plusieurs aspects de ses pairs rappeurs, et il ne

constitue pas une figure d’exemplarité des pratiques ou attitudes ayant cours dans lemilieu du rap à Libreville. Pourtant, son récit de vie n’en constitue pas moins un outiladéquat pour appréhender les dialogues entre la pratique musicale et l’impulsion denouvelles dynamiques sociales et symboliques, en l’occurrence celles de l’imaginairesorcier. En considérant que les individus sont producteurs du système social, et nonréceptacles d’un ordre qui s’impose à eux (Bertaux, 1997), on ne peut manquer derelever l’intérêt de la méthode biographique et de l’attention portée à des« personnalités-carrefour » (Morin, 1980) pour appréhender les dynamiques du socialet la porosité des catégories qui le composent. Le cas de Roda N’No m’a intéressée icinon pas car il constituerait un archétype du rappeur gabonais, mais parce qu’iltémoigne de la manière dont un individu s’est emparé d’une forme musicale pourprocéder à des modifications de son univers social, en connectant l’ensemble desnormes et des contraintes propres aux différentes sphères au sein desquelles il évolueou qu’il aspire à intégrer (la sphère familiale, le milieu hip-hop librevillois, le marchéinternational de la musique).

48 Sur un plan épistémologique, ces observations confirment aussi la pertinence d’une

étude des pratiques musicales pour appréhender la construction des modes decatégorisation de la vie sociale, territoriale ou symbolique. Le cas de Roda N’Notémoigne d’une manière originale de se jouer des frontières sociales et symboliques :par une technique de triangulation, les référents initiatiques et la question du mystiquesont convoqués dans la musique pour contester des hiérarchies gérontocratiques. Le

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morceau de musique configure un espace labile où se discutent et où se mettent enmouvement les ordres sociaux, pour voir émerger des passerelles entre les catégoriesde rural et d’urbain, d’ainés et de cadets, de visible et d’invisible. Des études sur la villeont mis en exergue la façon dont le maintien ou la transformation des frontièresidentitaires s’appuyaient sur « des éléments territoriaux, architecturaux ettopographiques » (Hayot, 2002), d’autres sur les classes sociales ont soulignél’importance du gout dans la production de cultures de classe et de distinctions sociales(Bourdieu, 1979). L’analyse des œuvres d’un rappeur gabonais confirme que la musiques’inscrit aussi parmi ces domaines de redéfinition des frontières sociales, etl’importance d’une anthropologie des pratiques musicales pour comprendre le rôle decette ressource symbolique « dans la création, le maintien, la contestation, ou même ladissolution de différences sociales institutionnalisées » (Lamont, Molnar, 2002 : 168).

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NOTES

1. Le nganga désigne le devin guérisseur dans différents rites initiatiques gabonais, notamment

dans le bwiti. Le tchang est un objet confectionné lors d’un rituel visant à conférer une qualité ou

un pouvoir particulier à son détenteur.

2. La notion de « mystique » discutée au long de cet article provient des discussions populaires où

elle qualifie des actions, des lieux, et des situations appartenant au registre de la sorcellerie, du

spirituel ou de l’initiation.

3. Ces enquêtes réalisées entre 2007 et 2011 s’inscrivent dans le cadre d’une thèse de doctorat en

anthropologie s’intéressant aux pratiques musicales en contexte de mondialisation et aux

processus identitaires développés autour de l’implantation du rap au Gabon.

4. Peter Geschiere note ainsi dans ses réflexions sur les relations entre sorcellerie et modernité

que « l’imaginaire sorcier imprègne et conditionne la manière dont les gens essaient d’interpeller

les changements modernes » (Geschiere, 2000 : 26).

5. Je reprends ici les paroles d’un morceau (à paraître) du rappeur présenté dans cet article, Roda

N’No.

6. Les Fang sont l’ethnie démographiquement majoritaire du Gabon, localisés dans la province du

Woleu-Ntem (Nord du Gabon), dans l’Estuaire et d’autres provinces du Centre du Gabon. Le mot

Fang désigne aussi leur langue.

7. La robotique était dans les années 1980 l’une des danses diffusées par le biais de la vague hip-

hop.

8. Je qualifie de réseau du rap un ensemble d’acteurs participant de la production musicale rap au

Gabon (rappeurs, producteurs, managers, journalistes, concepteurs musicaux, organisateurs de

spectacles…), liés par des relations de densités et de natures diverses, et réunis au sein d’un

emboitement de formations sociales. Je m’inscris ainsi dans la continuité de certains courants

d’anthropologie urbaine (Hannerz, 1983), et des recherches récentes qui ont mis en avant

l’intérêt de considérer les pratiques artistiques et musicales au prisme de ce cadre d’analyse

(Hammou, 2010), notamment en écho avec les processus de transnationalisation (Argyriadis,

2009).

9. On notera que la capitale économique Port-Gentil regroupe également un petit nombre

d’artistes fonctionnant relativement en autonomie de Libreville.

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Page 46: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

10. Les travaux de sociolinguistique réalisés par Michelle Auzanneau (2001) apportent un aperçu

des thématiques abordées dans les textes de rap gabonais.

11. Le titre « Blindé » est extrait de l’album « Bienvenue à LBV », Lestat XXL, Zorbam Produxions,

2007. Le morceau « Me vine mbo », du rappeur Harley B., date du début des années 1990 et n’a été

conservé ni dans des archives privées ni dans des banques de données radiophoniques. Le titre

« Ekowong » est enfin issu du double album en cours de parution du rappeur Roda N’No (2012),

« Akamayong / Nkemeyong ».

12. Je traduis les propos de Bob White (2008), qui met en exergue les relations entre les rumeurs

desorcellerie et les sanctions communautaires contre les attitudes individualistes. Pour un article

consacré à la question des rumeurs de sorcellerie chez les musiciens de Kinshasa, voir aussi

White (2007).

13. Ce concept est inspiré d’un service offert par les opérateurs de téléphonie mobile, qui permet

le transfert de crédit d’un abonné à un autre. Dans les discours populaires sur la sorcellerie, il

s’agit d’une attaque ou d’une affection mystique se projetant par l’intermédiaire du téléphone.

Un morceau du groupe de rap 241 intitulé « CPT » (2008) fait par exemple le récit des attaques

mystiques dont ces artistes seraient victimes.

14. Pour quelques ouvrages traitant des dynamiques urbaines et évolutions contemporaines de la

sorcellerie, voir par exemple Moore & Sanders (2001), Meyer & Pels (2003), ou encore le numéro

« Territoires sorciers » des Cahiers d’études africaines (Henry & Tall, 2008).

15. Les informations concernant les œuvres et le récit de vie de Roda N’No sont publiées avec

l’accord de cet artiste.

16. Un rappeur originaire d’une ville du sud du Gabon m’expliquait ainsi le stéréotype entretenu

par une part de la population de Libreville au sujet du « villageois » : « On a l’impression que c’est

un abruti. On a l’impression qu’un villageois, c’est quelqu’un qui ne connait rien, qui ne défend

rien, qui connait peut-être juste la chasse, planter, manger, dormir. Je pourrais même aller plus

loin : on a même l’impression qu’un villageois, c’est quelqu’un qui n’est jamais allé à l’école »

(Buung Pintz, 8/08/2011).

17. Chez les Kwélé, la circoncision des jeunes garçons marque leur passage à l’âge d’homme par

un ensemble d’épreuves et festivités, organisées annuellement pendant la période de saison

sèche (qui s’étend de juin à septembre).

18. Au Gabon, le terme label désigne dans la majeure partie des cas des organisations informelles

d’entraide et de production musicale, et dans quelques rares cas, des structures officielles

établissant des contrats.

19. Le festival Gabao qui se tient annuellement entre la fin du mois de juin et le début du mois de

juillet constitue depuis 2001 une des principales plateformes de mise en relation entre les

rappeurs de Libreville et l’international, puisqu’il reçoit des artistes et entrepreneurs culturels

étrangers (directeurs de festivals, producteurs, agents de maisons de disque). Roda N’No travaille

ainsi depuis 2008 avec un concepteur musical résidant en France, rencontré à l’occasion de sa

performance lors de cette édition du Gabao.

20. Les morceaux de Roda N’No et l’usage du fang qu’il y fait sont le produit de recherches

effectuées auprès des anciens des villages Mayiga et Ekowong, respectivement à sept et cinq

kilomètres de Makokou.

21. Ces canons du marché de la world music sont relayés auprès des artistes de musique urbaine

de Libreville par le biais de radios comme RFI, des institutions culturelles françaises locales ou de

festivals internationaux de musique, tels que le festival Gabao cité plus haut.

22. Le byéri est un culte des ancêtres de l’ethnie fang, fondé sur la conservation des ossements et

des crânes ancestraux dans des boites reliquaires dont la transmission est censée assurer la

prospérité du lignage.

23. Ces trois éléments sont des objets utilisés au titre de fétiches, ou comme des reliques léguées

par les ancêtres, détentrices d’un pouvoir mystique. Le mamba noir sert à protéger la famille, et

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Page 47: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

assure sa prospérité en renfermant la puissance du chef de famille. Ces pouvoirs sont aujourd’hui

considérés comme maléfiques, et objets de crainte, associés aux rites occultes et aux pratiques de

sorcellerie.

24. Il s’agit des enfants de la famille de Roda N’No demeurés orphelins.

25. Les extraits cités dans cet article ont été traduits en français en collaboration avec leur

auteur. La transcription orthographique s’est effectuée en partie avec l’aide du dictionnaire de

Samuel Galley (1964), mais elle s’est surtout appuyée sur les règles de l’alphabet scientifique des

langues du Gabon (Hombert, 1990). Nous avons choisi de ne pas spécifier la tonalité ou la

longueur vocalique des termes, en partie car ces éléments sont d’un intérêt secondaire pour une

étude d’anthropologie, et car la prononciation du Fang nzaman employé par Roda N’No diffère

sous plusieurs aspects des autres variantes de cette langue.

26. Pour les bwitistes, le mbiri est parfois appelé « l’hôpital » car il comporte une finalité

spécifiquement thérapeutique (Fernandez, 1982 : 595).

27. Les veillées et les temples de bwiti séparent en effet les lieux et les moments accessibles aux

profanes non-initiés, de ceux réservés aux seuls initiés. La dichotomie profane / initié est un

élément structurant de cette société secrète (Bonhomme, 2006), de même que dans d’autres

cérémonies initiatiques (Jaulin, 1967).

28. Dans son canton, cette expression qui signifie littéralement « les ailes de poule aux feuilles de

taro » représente le déjeuner des enfants : du manioc avec de l’huile, du piment et du sel.

29. « Meyong » désigne une décoction aux fonctions médicinales préparée par les anciens à partir

de graines et d’herbes de brousse, et bue le matin accompagnée de tubercules de manioc.

30. Roda N’No établit en effet une distinction entre l’usage des forces occultes fait autrefois par

ses aïeux, qui conservaient des reliques et utilisaient leurs savoirs en vue d’accroitre le capital

familial, et l’usage qui en est fait aujourd’hui, aux finalités maléfiques.

31. Le serpent, associé dans l’imaginaire populaire à la sorcellerie, était autrefois un animal

employé dans les familles comme relique contenant la force du lignage. Comme Léa Zame

Avezo’o le note dans une étude sur la néo-oralité urbaine, cette figure « s’enracine dans de

nombreuses sociétés gabonaises qui associent le serpent, notamment le python, à l’abondance et

à la régénération permanente » (Zame Avezo’o, 2005 : 235).

32. Cette propriété est toutefois remise en question depuis quelques années par le phénomène

des enfants sorciers (De Boeck, 2000 ; Yengo, 2008), que Filip De Boeck analyse comme « la

manifestation du bouleversement des imaginaires et des réseaux sociaux » (De Boeck, 2000 : 32).

33. Les rappeurs reproduisent ce système hiérarchique lié à l’aînesse : se répartissant par

génération, ils s’accordent davantage de respect en fonction de leur ancienneté dans le

mouvement. Des observations similaires sur la distinction entre des « grands » et des « petits » et

des privilèges différentiels en découlant sont relevées par Bob White auprès des groupes de

rumba de Kinshasa (White, 2008).

RÉSUMÉS

A partir d’une ethnographie des rappeurs de Libreville, cet article analyse certaines

répercussions de l’investissement du genre rap par les jeunes Gabonais, en interrogeant plus

particulièrement les dynamiques sociales nées de sa rencontre avec les pratiques et

représentations locales liées à la sorcellerie et au domaine qualifié populairement de

« mystique ». Une description sommaire des thématiques de textes de rap et des relations ayant

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Page 48: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

cours dans ce milieu musical présente d’abord les modalités de la pratique musicale dans ce

terrain dit « miné » par la sorcellerie. Puis, l’analyse de l’œuvre et du récit de vie de Roda N’No,

rappeur de l’ethnie fang, met en évidence les dynamismes insufflés par la rhétorique rap aux

imaginaires sorciers et à leurs logiques sociales, cela en résonance avec les influences de

l’expérience religieuse initiatique. Cet article s’intéresse finalement à la manière dont le rap est

employé comme instrument de liaison ou de redéfinition des frontières entre différentes

catégories de la vie sociale et symbolique : entre la province et la capitale, entre les aînés et les

cadets sociaux, entre l’univers du jour (ou des humains) et celui de la nuit (ou des sorciers).

INDEX

Mots-clés : rap, Gabon, sorcellerie, initiation, frontière sociale

AUTEUR

ALICE ATERIANUS-OWANGA

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Page 49: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

Les pratiques musicales chez les African Hebrew Israelites à l’épreuvede la mutation culturelleFlorian Mazzocut

1 Les African Hebrew Israelites of Jerusalem sont une communauté afro-américaine

originaire de Chicago, qui s’est installée en Israël en 1969 sous la direction d’un leadercharismatique reconnu comme le messie envoyé par Dieu pour conduire son peuplevers la liberté et la rédemption. Ils considèrent, à l’instar d’autres groupes religieuxafro-américains issus du Black Judaism1 (Landing, 2002), qu’ils représentent les « vrais »israélites du texte biblique et s’efforcent, par une relecture de l’Ancien Testament, dereproduire le mode de vie des Hébreux par le biais de la réinvention d’un cadre culturelqu’ils appellent Divine Life Style. Ce dernier se définit comme un ensemble de règles etde pratiques qui couvrent tous les aspects de la vie individuelle et collective. Il est engrande partie l’œuvre du leader de la communauté, Ben Carter, plus connu aujourd’huisous le nom de Ben Ammi Ben Israël. Aujourd’hui, les African Hebrew Israelites seconsidèrent comme une véritable « petite nation », partagée entre Israël et les Etats-Unis, dont le Divine Life Style et la reconnaissance de Ben Ammi comme messie et leaderconstituent le principal ciment identitaire.

2 Pour des auteurs comme Hans Baer et Merrill Singer (Baer & Singer, 1992), les African

Hebrew Israelites représentent une des expressions les plus radicales du nationalismenoir, dont l’action politique s’exprime dans le cadre de la pratique religieuse. Ilsappartiennent à la tendance « messianique-nationaliste » de ce que James E. Landing(2002) définit comme le courant du Black Hebrewism, c’est-à-dire qu’ils redéfinissent leconcept de rédemption du peuple noir à la fois en dehors des cadres du christianisme(et particulièrement du mouvement baptiste) à partir duquel toutes les formessyncrétiques de judaïsme noir ont émergé aux Etats-Unis, et en dehors du cadre dujudaïsme orthodoxe qu’ils considèrent comme une imposture visant à écarter les Noirsdu cœur du récit biblique2. Ils n’acceptent pas l’idée de salut dans sa compréhensionspirituelle, comme une promesse de vie après la mort, mais définissent ce derniercomme la « capacité à comprendre et à appliquer les lois de Dieu » (Ben Ammi Ben

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Israël, 1982), qui s’appliquent sur Terre, ici et maintenant. En fait, l’idée même de« mort physique » n’est pas acceptée chez les African Hebrew Israelites : elle est associée àune idée de dégénérescence spirituelle qui se manifeste par l’abandon du corps par le« souffle divin » causé par la non application des lois de Dieu3. La rédemption du peuplenoir passe par la prise de conscience de son origine divine et la mise en pratique de cestatut de « peuple élu » par le biais du Divine Life Style. Elle se manifestera d’un point devue pratique par une immortalité physique des African Hebrew Israelites revenu à l’étatd’innocence de la Genèse, celui d’Adam et Eve avant leur chute et leur expulsion duparadis terrestre4.

3 L’objectif des African Hebrew Israelites, qu’ils estiment aujourd’hui avoir en grande partie

atteint, consiste à récréer sur Terre, au cœur d’Israël, les « conditions du paradis », unreflet de la perfection divine par le biais de leur édifice communautaire. En cela, leurprojet s’apparente à l’idéal monastique définit par Isabelle Jonveaux (2011) à cela prèsque cet idéal de sanctification de la vie quotidienne chez les African Hebrew Israelites

s’exprime au travers d’une communauté composée de familles qui se considèrentcomme « divines ». Pour les African Hebrew Israelites, il ne s’agit pas d’un renoncementau monde, mais d’un renoncement à « un » monde, celui du mal, et la mise en placed’un nouveau monde délimité par les frontières de la communauté5. Les African Hebrew

Israelites considèrent être gouvernés par les lois de Dieu et lui consacrent leur édificecommunautaire dont Ben Ammi représente la figure politique majeure. Ils appellent cetordre politique, qui se déploie en parallèle des lois de la société israélienne, et parfoismême contre celles-ci6, le Kingdom of Yah, en référence au Royaume de Dieu annoncépar la prophétie de Daniel (Daniel, 2 : 44).

4 Les premiers membres de la communauté ont quitté les Etats-Unis en 1967 pour aller

dans un premier temps s’établir au Libéria. L’Afrique de l’Ouest représente dans leursdiscours la terre où le grand exil des israélites a commencé par le biais de la traitenégrière. Pour eux, l’épisode de l’exil des Hébreux en Egypte ne représente qu’uneillustration du châtiment divin qui s’est répété par le biais de l’esclavage, et est appelé àse renouveler indéfiniment jusqu’à ce que les vrais israélites dédient complètementleurs vies à la recherche de la rédemption divine.

5 Selon l’idée de Ben Ammi, dans sa quête pour sa propre rédemption, le peuple israélite

se devait de repasser par les différentes étapes de son exil avant de prétendre à unretour vers la Terre promise, Israël. Après une expérience de vie de deux ans et demi auLibéria où les quelques centaines de fidèles de Ben Ammi se réduisirent à une petitepoignée par la rudesse de la vie qu’ils y menèrent, les African Hebrew Israelites setournèrent finalement vers Israël7. Ils y émigrèrent illégalement par petits groupes ense regroupant dans les villes du sud du pays, en plein désert du Néguev, non sans avoirtenté d’obtenir la nationalité israélienne au nom de « la loi du Retour ».

6 Malgré le refus du ministère de l’Intérieur, les African Hebrew Israelites s’établirent dans

la ville de Dimona, où ils vécurent durant plus de vingt ans sous la menace d’expulsions,subissant de fréquentes arrestations de la part des autorités et dans des conditionssocio-économiques extrêmement précaires8. Durant toute cette période, pourtant, lesAfrican Hebrew Israelites regroupés au sein d’un ancien centre d’absorption9 devenu poureux le « village de la paix » (Village of Peace ou Kfar Hashalom en hébreu) n’ont eu decesse de parcourir le pays pour expliquer et diffuser leur « message » notamment par lebiais de la musique.

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7 Aujourd’hui, malgré ses quarante ans de vie en Israël, la communauté des African

Hebrew Israelites est toujours dans une sorte d’« entre deux » juridique : la majeurepartie de ses membres ne dispose que de visas temporaires ou permanents, très peupossèdent la citoyenneté israélienne. Dans la recherche d’une reconnaissance par l’Etatd’Israël et l’obtention d’une citoyenneté juridique, la communauté exprime sonengagement envers Israël par une « citoyenneté de l’âme » (Markowitz, 2003), sorte dediscours d’appartenance alternatif qui souligne le droit des individus et des groupes às’affirmer tout en faisant correspondre les identités qu’ils ont eux-mêmes élaborées ausein d’états existants. Cette « citoyenneté de l’âme » se manifestera par de nombreusesinitiatives de la part des African Hebrew Israelites pour se rapprocher de la sociétéisraélienne et en particulier des institutions nationales comme la Défense Nationale.

8 Pourtant, c’est surtout au travers de ses productions musicales que la communauté est

aujourd’hui reconnue en Israël : des musiciens African Hebrew Israelites évoluent au seinde nombreuses formations musicales israéliennes, certains de leurs groupes comme lesSoul Messengers ou le New World Fire Choir sont régulièrement sollicités pour desprestations variant de l’animation de mariages à l’accompagnement musicald’émissions de télévision, et d’autres vont jusqu’à représenter Israël dans l’émission detélévision « Eurovision »10.

9 L’intérêt du public israélien pour les productions musicales des African Hebrew Israelites

vient surtout du fait que celui-ci les rattache à un univers plus large de la musiquenoire afro-américaine : en effet, la communauté a très tôt compris et exploité cecréneau en proposant des orchestres de reprises de « classiques » soul, jazz et reggae.Cependant, les pratiques musicales et les musiciens de Kfar Hashalom évoluent au seindu cadre culturel du Divine Life Style où la musique est considérée comme un élémentcentral, rattaché à la quête de la rédemption et à la construction d’une identiténationale. Dans ce cadre bien particulier, le rôle de musicien se dédouble d’un rôlepolitique et religieux assimilé par l’idéologie de Ben Ammi à une fonction de prophète.Les pratiques musicales obéissent à un ensemble de principes normatifs très stricts etparticuliers qui sont confrontés aujourd’hui à toute une série de mutations culturelleset musicales qui émergent des jeunes générations de la communauté. Ces mutations,dont nous étudierons une des expressions au travers de l’émergence de la musique rap,opèrent une remise en question inédite du cadre du Divine Life Style dans le contexte devie contemporain de la communauté en Israël.

10 Dans un premier temps, nous présenterons la pensée du leader charismatique des

African Hebrew Israelites en insistant sur certains aspects de son paradigme culturel, et laplace que la musique y occupe. Nous articulerons ensuite cette pensée aux pratiquesmusicales des African Hebrew Israelites dans une perspective historique en montrantcomment leurs musiciens sont perçus comme des modèles de réussite, combinant desaspects éthiques et économiques. Dans la dernière partie, nous verrons comment dejeunes artistes s’approprient la musique rap pour éclater et redéfinir le cadreconceptuel du Divine Life Style, afin de négocier au sein de la communauté leur place demusiciens-prophète.

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La musique comme activité vertueuse : la figure dumusicien-prophète

La musique, un élément culturel du Divine Life Style

11 Au cours de leur histoire, les African Hebrew Israelites se sont à plusieurs reprises

interrogés sur la signification à accorder à leur culture et à leur appartenanceculturelle. Pour eux, la culture est perçue comme « le reflet des élémentsfondamentaux qui se combinent pour constituer une société (…) chaque élément s’yinscrit comme un facteur signifiant car il est une partie du tout qui compose unepersonnalité individuelle ou une partie des normes d’une société (…) Quand nousdécrivons chaque élément de notre environnement social comme « divin », cela couvretous les champs sur lesquels la souveraineté de Yah se déploie dans nos vies et nosexpressions »11.

12 La culture est donc une chaîne d’éléments qualifiée d’« holistique », répondant, dans

une conception assez fonctionnaliste, à divers niveaux de besoins. Chacun de ces« éléments » doit en outre être clairement identifiable comme relevant de la culture duKingdom of Yah, c’est-à-dire être produit dans le cadre de la communauté : « La culturedivine est la marque qui assure l’identité d’un peuple droit et est essentielle pourassurer l’existence de l’éternel, Yah vivant au milieu de son peuple (…) La culture est lebaromètre des valeurs morales d’une société et peut même déterminer l’ampleur et lalongévité d’une suprématie » (Taahmenyah bath Shaleak et Ahmadiel Ben Yehuda, dated’édition non précisée).

13 Dans son ouvrage, God, the Black Man and Truth (1982), Ben Ammi interroge une à une les

pratiques culturelles des Afro-Américains12, en expliquant à quel point la sociétéoccidentale peut dénaturer une culture divine jusqu’à en faire oublier sa signification àses représentants. En analysant et en critiquant ce qu’il qualifie de « pratiquesculturelles d’esclaves » dans l’Amérique des années 1970, Ben Ammi propose deconstruire un nouvel ordre culturel basé sur une réinterprétation de l’héritage socio-culturel afro-américain lu au prisme de l’histoire des Hébreux. Cet héritage, selon leleader, ne doit plus être compris dans une posture conciliante et intégrée à une société« blanche », dominante et oppressante : il s’agit d’un héritage divin mis en danger etperverti par un environnement corrompu dont il convient de se détacher de la façon laplus radicale possible : la séparation pure et simple.

14 Ainsi, de la façon de s’habiller, de se nourrir jusqu’aux modalités de fondation d’une

famille, Ben Ammi, en s’appuyant sur la Bible, s’efforce de faire prendre conscience del’identité « israélite » du peuple noir. Or, la musique se trouve êtres abordée dès lepremier chapitre de son premier ouvrage. Ce chapitre est intitulé « La quête de Dieu »et le passage concernant la musique est répertorié sous le titre de « La puissance de lamusique et de la danse » :

« La musique est bien plus qu’une forme de divertissement. La musique identifie lesraces, les nationalités et les communautés. Elle a des effets hypnotiques de grandeenvergure sur le cerveau et l’âme et peut prendre complètement le contrôle ducorps et de l’esprit. La musique peut déterminer l’humeur d’une personne ou d’unpeuple. Après avoir compris ses profonds effets sur l’esprit, il devient évident quenous devons y porter notre attention car ces effets peuvent être bons ou mauvais.La musique est comme une série de vagues de pensée qui poussent les hommes àpenser et à faire le bien ou le mal, de bonnes choses ou des choses stupides. En plus

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de cela, il y a des sons qui détruisent les tympans, brisent des ampoules et fontcraquer le verre. Nous devons aussi nous demander : existe-t-il une forme de sonqui peut détruire l’esprit ? La réponse est certainement oui. Par ailleurs, il y al’esprit du musicien dont les vagues de pensées sont transmises au travers de samusique. Examinons ce point plus minutieusement en prenant la musique« populaire, club et rock » comme un exemple13 » (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 27 ;traduction personnelle).

15 L’importance du fait musical dans la (re)construction d’un édifice culturel se manifeste

d’abord pour Ben Ammi d’un point de vue politique : la musique est perçue comme unevéritable énergie, une source d’inspiration qui dirige l’homme dans sa vie en suscitantdes « images », des vagues de pensées. En cela, il est intéressant de noter que le leaderne conçoit absolument pas la possibilité de se passer d’une activité musicale. Il laconsidère au contraire comme un élément culturel crucial en dépit d’une natureambivalente du fait musical. Selon lui, cette nature ambivalente est intimement liéeaux modalités de production de la musique, c’est-à-dire à son rapport avec le musicien.Lors de l’expérience musicale, l’esprit du musicien entre en communion avec celui dupublic et cette expérience se vit comme un rapport de force où c’est de l’esprit de cemusicien que va dépendre la teneur morale des « vagues de pensées » qui vont êtreperçues.

Les Songs of Delivrance comme cadre normatif des pratiques

musicales

16 Il semble ici qu’un choix soit sous-entendu par le leader : le choix d’accepter d’écouter

ou de produire une musique potentiellement « néfaste » avec des musiciensconditionnés par des mentalités « d’esclaves » ou au contraire une musique « positive »,avec des musiciens dont on est absolument certain de la valeur morale. Pour s’assurerde ce caractère positif, Ben Ammi propose de procéder à un examen des références à lamusique dans la Bible et des activités musicales qui y sont mentionnées. Il utiliseprincipalement des versets de l’épître de Jean (Jean 1 :1) et du livre des Nombres(Nombres 10 : 8-9 et 31 :6)14 : dans son travail d’interprétation, le concept de « parole »y est immédiatement assimilé à celui de « son », puis de « musique ».

« Il y avait un son avec Dieu au commencement ; toutes les choses furent faites parle son, et sans le son rien n’aurait pu avoir été fait. A partir de cela nous savons qu’ily a une puissance créatrice dans le son, car dans la Genèse un son bénéfique aamené la vie. Pour que les gens comprennent l’importance du son, Dieu a appris ànos prédécesseurs à faire retentir les trompettes d’une certaine forme de musiquepour le rassemblement des masses. Il y avait aussi une musique spéciale qui étaitjouée quand venait le temps de partir en guerre. Dieu a permis le succès entier surles forces du mal autour d’un son, comme IL commanda nos pères de jouer uncertain son s’ils étaient sous l’oppression de leurs ennemis. Quand ce son étaitentendu, Il entendait, se renforçait et sauvait. Est-ce que Dieu ne tiendrait pas Saparole ? Est-ce que nos musiciens ont considéré la vraie spiritualité de la musique ?Se sont-ils tous égarés ? N’y en a-t-il aucun qui comprenne ? Ne devrait-on pas aumoins appliquer cette ancienne sagesse dans notre lutte pour la liberté ? Il y a ceuxqui ont des intentions maléfiques qui sont constamment en train de chercher et demanipuler les contenus des écritures et qui utilisent ces mêmes instructions contrenous. Référons-nous à l’histoire de la cavalerie américaine dans leur guerre contreles indiens d’Amérique15 » (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 28-29 ; traductionpersonnelle).

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17 Au travers de ce passage Ben Ammi propose une articulation de l’activité musicale avec

la recherche de la véritable identité des Afro-américains. Il va même plus loin enesquissant un des principaux champs d’application de l’activité musicale : la guerre etla lutte contre l’oppression via le pouvoir fédérateur et identitaire de la musique.

18 Ben Ammi suggère que la véritable force de la musique, et particulièrement de la

musique noire, a été vidée de sa substance et même pire, qu’elle s’est faite dérober sesmarqueurs les plus sacrés par « ceux qui ont des intentions maléfiques ». Ces derniersne se contentent pas de pervertir les attributs du peuple de Dieu, mais sont égalementles agents d’un vaste projet démoniaque visant à faire oublier aux descendants desHébreux leur vraie identité en « brouillant les pistes »16.

19 Pour Ben Ammi, c’est la création de catégories musicales actuelles dites « mixtes » ou

de « variétés » (crossover) qui génère le plus de confusion. Il assimile les artistes noirsqui s’inscrivent dans ces catégories à des artistes qui ont « vendu l’âme de la musiquenoire » (Ben Ammi, 1982 : 30).

20 Il est donc du devoir de l’artiste noir de comprendre la dimension divine de son travail.

Pour ce faire, Ben Ammi va procéder à un travail de mise en perspective historique dece qu’il considère comme relevant de la musique noire, héritière d’une culture qui,comme le souligne le ministre de l’Information de Kfar Hashalom lors d’une interviewpar la chaîne Russia Today en Avril 2012 : « Ne chante pas à propos du Mali ou duGhana, mais qui chante Canaan, Jérusalem et Jéricho ».

« Nous devons corriger la terminologie moderne utilisée pour décrire nos formes demusique, car à plusieurs niveaux les termes sont très déroutants. Il est impératifque les noms originaux soient compris et rappelés. Le nom original de ce que nousappelons le Blues était la musique des lamentations. Le nom original pour lamusique d’église était le Gospel ou les Chants de Sion. Le nom original de ce que l’onappelle maintenant le Jazz ou le Modern Jazz- vous serez peut être choqué del’apprendre - étaient les Spirituals ou Spiritual. La musique Soul a conservé sonnom original, mais a complètement été détournée son contenu. La musique impieest basée sur la création de doute, généralise une insouciance gratuite, le désirsexuel, et fait apparaître la perversité comme une chose plaisante (Sexual Healing,Part-time Lover, Thigh Ride). Nos autrefois pures, créatives expressions musicales –pleines de pouvoir de guérison et de force spirituelle – sont devenues frelatées, ontété mises dans un état d’impiété, et sont donc, dans leur forme présente, inutilesdans le combat pour la droiture (la quête de Dieu). (…) Est ce qu’en substance tousles chants de Gospel ne sont pas à propos de Jéricho, Jérusalem, la Galilée, leJourdain et notre Terre ISRAËL ? ! Le Gospel dans sa forme pure était notre appelcollectif pour la compréhension, la pitié et la clémence. C’était pour garder noscœurs et nos souvenirs vers notre Terre, Israël (… Si j’oublie ton nom, ôJérusalem...) et pour garder vivant notre espoir d’un jour y retourner17 » (Ben AmmiBen Israël, 1982 : 30-32 ; traduction personnelle).

21 Ben Ammi déduit ici une généalogie directe des musiques du Temple avec des styles de

musique afro-américains. Selon lui, ces formes musicales autrefois de nature divine ontété réduites à des formes impies, venant grossir les rangs, en quelque sorte, de l’arsenalmusical des forces maléfiques qui dirigent le monde et maintiennent le peuple de Dieuen esclavage.

22 Ce qu’il propose, loin d’abandonner ces musiques, c’est de les faire entrer dans un

processus de « rédemption », le même que celui par lequel doivent passer l’homme et lafemme noirs. Pour cela, il est nécessaire d’opérer une relecture critique de ces formesmusicales pour les rétablir dans leurs formes originales et comprendre leur place

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centrale dans la « nouvelle vision » de la culture que le leader propose. Ben Ammi opèrece faisant une dissociation nette entre la « forme » et le « fond » d’une productionmusicale.

23 La forme de la musique est constituée par sa dimension rythmique et mélodique, elle a

une profonde incidence psychologique sur les auditeurs. Ainsi, Ben Ammi rejetted’emblée certaines formes musicales comme le rock n’roll qu’il accuse de généraliser ladébauche par des rythmes décadents. Pour ce qui est de la musique noire, le leaderadopte un point de vue différent : les formes musicales comme le jazz, la soul ou leblues sont « correctes » d’un point de vue musical. Et c’est d’un point de vue du« contenu » idéologique qu’il s’agit de les réformer.

24 Ainsi, la « réforme » de la musique noire qu’il propose se concentre d’abord sur les

paroles et les textes, c’est-à-dire sur les images véhiculées par la musique, plus que surles formes musicales elles-mêmes qui vont rester très proches des styles musicaux afro-américains comme la soul, le gospel ou le reggae. Tous ces styles musicaux serontregroupés sous une seule appellation, « les Chants de la Délivrance » ou Songs of

Delivrance définis comme : « Une toute nouvelle et existante catégorie de son - un genremusical unique et édifiant offrant l’espoir, la motivation et l’inspiration divine à sesauditeurs, aussi bien qu’une compréhension pratique, non mythique, du chemin quimène à la vraie délivrance. Ces chants sont enracinés dans l’accessible et la vérifiablevérité de Yah – Le Créateur et son univers. Les mélodies, bien que de formes variées,proviennent toutes de Jérusalem, soulignant et promulguant les attentes terrestresvertueuses (la vie) promises par le Créateur, ici et maintenant. »18

25 De plus, les Song of Delivrance expriment au travers de leurs paroles un univers

symbolique et national qui les rapproche de certains styles musicaux, comme le reggae,rattaché au mouvement rastafari. Martina Könighofer (2008 : 87) soulignera d’ailleursun certain nombre de correspondances entre la doctrine des African Hebrew Israelites etles « Sept principes du rastafarisme » détaillés par Winston William (2000 : 16-22).

26 Le reggae de Bob Marley est considéré comme une référence musicale à Kfar Hashalom.

Les formations musicales de la communauté jouent également un certain nombre dereprises des Wailers (« No woman no cry », « Redemption song », etc.). Pourtant, cesmorceaux font l’objet de nombreux commentaires et critiques malgré leur mobilisationde symboles communs avec les Songs of Delivrance des African Hebrew Israelites. Cesderniers considèrent qu’une certaine incompréhension de la nature divine du peuplenoir a conduit Bob Marley à relayer certaines erreurs dans ses textes, comme le fait quel’Ethiopie y soit considérée comme la Terre promise, et l’Afrique n’y soit pas associéedirectement avec la terre d’Israël. Le décalage généré par cette interprétation du textebiblique couplé au fait que les rastafaris ne considèrent pas Ben Ammi comme le messiefont que les principes du rastafarisme, même relayés par une musique aussi appréciéeque celle de Bob Marley au sein de Kfar Hahsalom ne rentre pas exactement dans lecadre des Songs of Delivrance.

27 La musique est donc pensée dans un cadre spécifique des Songs of Delivrance, qui renvoie

à la fois à des styles musicaux considérés comme noirs, à un contenu symbolique enadéquation avec l’idée de rédemption de Ben Ammi, et, surtout, à des modalités decréation engageant les musiciens de la communauté. Ces derniers, nous allons le voir,sont au même titre que leurs créations, appelés à reconsidérer leur rôle au prisme de lafigure du musicien-prophète inspiré par la Bible.

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La figure du musicien-prophète

28 Dans God, the Black Man and Truth, Ben Ammi (1982 : 34) esquisse les contours d’un

« modèle musical » et par extension d’un « musicien modèle ». Ce dernier doit êtredoté, en plus des compétences propres à la pratique musicale (technicité,enthousiasme, ingéniosité, etc.), de valeurs morales irréprochables. Il est pleinementconscient de la signification profonde et « vertueuse » de sa musique et devient, dans safaçon d’être et de jouer, un prophète :

« Cette compagnie de prophètes19 dotés d’instruments de musique était un groupede musiciens. La mission d’un prophète était de répandre la Parole de Dieu. Ainsi,ces prophètes, musiciens, jouaient la Parole de Dieu, le son de Dieu aux hommes.Les musiciens doivent comprendre qu’il y a une corrélation directe entre le son etl’esprit Noir. En étant dirigés par la Parole de Dieu, nous voyons que Dieu a utilisé lamusique pour gouverner et protéger nos pères. L’histoire en appelle maintenant auprophète-musicien pour s’avancer et une fois encore « jouer la Parole de Dieu ». Jesais que vous vous rappelez que dans le folklore Noir, la fin de la captivité étaitsignalée par l’ange Gabriel « sonnant son cor ». Celui qui a des oreilles pourentendre, laissez le entendre. Gabriel fais sonner ton cor, fais sonner ton cor, faissonner ton cor !20 » (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 34 ; traduction personnelle).

29 Le musicien modèle, ce musicien-prophète est celui chez qui l’on retrouve ces qualités

éthiques, et dont tous les aspects de la personnalité sont tournés vers l’idée derédemption transmise par la musique. En d’autres termes, ce musicien modèle ne peutfinalement se rencontrer que dans un contexte qui fait de la quête de Dieu une prioritéabsolue, ainsi que le propose le schéma de transformation culturelle radicale de BenAmmi. Il est donc avant tout un musicien communautaire des African Hebrew Israelites of

Jerusalem qui a compris et intégré ces valeurs.

30 Le musicien est, du point de vue du leader, un enjeu de toute première importance :

sous réserve qu’il ait assimilé le caractère divin et prophétique de sa fonction, ilparticipera, par sa capacité à « jouer la Parole de Dieu » à renforcer le « peuple deDieu » dans sa lutte pour la liberté.

31 En effet, la pratique musicale au sein de la communauté a toujours accompagné les

événements importants et est, encore aujourd’hui, un élément central dans lescélébrations religieuses (comme le service de Shabbat) et nationales (Memorial Passover

ou New World Passover). Selon des modalités différentes, les musiciens de lacommunauté se produisent en solo, en chœurs ou en orchestres complets pouraccompagner les paroles des prêcheurs, des leaders ou des conférenciers. La musiqueest véritablement un outil de mise en scène du pouvoir et également du savoir. Toutesles conférences et réunions sont accompagnées de musiques ou de chants, enouverture, en intermèdes ou en fermeture.

32 De même, lorsque le leader Ben Ammi Ben Israël se déplace de sa maison au sein du Kfar

HaShalom jusqu’aux salles communautaires pour y délivrer des enseignements ou desmessages, il est accompagné à la fois par une escorte de « garde du corps » rompus auxtechniques de combat, mais aussi par des prêtres qui dirigent un orchestre depercussions ainsi qu’un chœur complet vêtu de blanc. Ces chœurs rythment les pas duleader et annoncent son arrivée imminente au public qui se lève et fait silence.

33 Dans le cadre des événements collectifs, toutes les générations sont représentées et

proposent des performances variées. Mais qu’il s’agisse de performances musicalesacoustiques, amplifiées électroniquement, « live » ou enregistrées et distribuées sur CD

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ou DVD, toutes se doivent d’obéir aux normes mises en place par le leadershipcommunautaire. Ces normes, qui font se rejoindre politique et esthétique, sontsanctionnées par la mise en place, dès les années 1980, d’un label « Songs of Delivrance ».Ce label se trouve être à la fois pensé comme un symbole identitaire fort en relationavec l’idéologie de Ben Ammi Ben Israël (l’idée est de ne plus faire de gospel, de bluesou de soul, mais de produire une musique rédemptrice, consciente et divine : les« musiques du Temple ») et à la fois comme un label doté d’une logique commercialepermettant d’identifier et de rattacher une création musicale à un certain contexte deproduction et d’édition (les affaires communautaires et leurs standards de production).

34 Mais comment les formations de musiciens des African Hebrew Israelites of Jerusalem

articulent-ils cette idée de rédemption par la musique avec les réalités concrètes deleur vie en Israël ? Nous allons maintenant interroger les modalités de pratique de lamusique dans la communauté, ainsi que la place qu’elle y a peu à peu occupée dans ledispositif éducatif des African Hebrew Israelites.

Les pratiques musicales à kfar hashalom entreressources économiques et plateforme pédagogique

Le rôle des musiciens communautaires dans l’établissement du

Kingdom of Yah en Israël

35 Pour les adultes vivant à Kfar Hashalom, l’arrivée en Israël renvoie à des souvenirs de

nature très ambivalente. L’enthousiasme suscité par la « révélation » de Ben Ammi etpar la fin des épreuves du Libéria, s’est couplé à tout un ensemble de nouveauxproblèmes relatifs à l’installation sur la « Terre promise ». Comme expliquéprécédemment, le refus des autorités israéliennes de leur accorder la citoyenneté, endépit de leurs exigences21, s’est soldé par une longue période de tensions entre cesdernières et les représentants de la communauté.

36 D’un point de vue social et historique, les African Hebrew Israelites soulignent deux

tensions majeures qui caractérisaient leur vie à cette époque : une sensationd’oppression et de rejet de la part des autorités israéliennes et, par extension, despopulations locales dans les villes du Néguev, et un sentiment d’insécurité et dedislocation au sein même de l’espace communautaire.

37 Le premier phénomène, que certains African Hebrew Israelites expliquent vivre encore

aujourd’hui, a eu pour principal corollaire une situation juridique et économiqueprécaire, limitant drastiquement l’accès aux emplois légaux, ainsi qu’aux possibilités dedéveloppement et d’investissement foncier.

38 Le deuxième phénomène, quant à lui, est encore aujourd’hui sujet à un certain tabou,

chez les Israéliens comme chez les African Hebrew Israelites22. Il a contribué d’une part àgénérer des épisodes de tensions internes où la légitimité de Ben Ammi Ben Israël entant que leader a été fortement contestée, et d’autre part a eu pour effet d’inciter desfidèles découragés à s’intégrer à la société israélienne en procédant, au besoin, à uneconversion au judaïsme, pourtant rejetée avec ardeur par le leadershipcommunautaire.

39 Au sein de ce contexte particulier, les formations musicales des African Hebrew Israelites

of Jerusalem, et particulièrement des groupes comme les Soul Messengers23, ont joué aux

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niveaux économique et politique un rôle central dans le maintien de la communauté enIsraël.

40 Ce rôle central s’est d’abord manifesté sur le plan économique. La répartition des

ressources à Kfar Hahsalom repose sur un modèle qui se veut assez proche du modèle duKibboutz : l’idée de propriété privée se limite aux possessions matérielles personnelles(objets, vêtements, etc.), et les ressources financières permettant aux fidèles et à leursfamilles de vivre sont centralisées par un ministère de l’Economie et redistribuées àchaque famille selon ses « besoins ». En principe, les recettes permettant à ce systèmede fonctionner sont collectées sous forme de taxes, alimentées en grande partie par lesinfrastructures commerciales de la communauté (restaurants, boutique, etc.). Or, à leurarrivée en Israël, les African Hebrew Israelites, ne disposaient pas encore de cesinfrastructures. Leurs principales sources de revenus locales étaient générées par lesprestations musicales de groupes comme les Soul Messengers, se frayant peu à peu unchemin sur la scène israélienne, se produisant fréquemment dans des cérémonies demariages, de bar-mitsva dans tous le pays.

41 Pendant des années donc, les formations musicales à Kfar Hahsalom ont eu un rôle pivot

de captation financière qui leur a conféré un poids politique non négligeable à la fois ausein de la communauté et dans la société israélienne par la constitution de réseaux declientèle plus ou moins stables.

42 Sur le plan politique, le rôle des formations musicales s’est manifesté principalement

dans sa fonction de soutien au leader Ben Ammi Ben Israël. Ce soutien s’explique engrande partie par le fait que les premiers fidèles de Ben Ammi étaient eux-mêmesmusiciens, et d’un point de vue hiérarchique, ils occupaient déjà des postes politiquesau sein du leadership. Les musiciens constituaient véritablement le noyau idéologiquede la communauté, prenant part aux décisions et aux nouvelles orientations décidéespar le leader. Ainsi, en plus d’être les principales ressources économiques, les groupescomme les Soul Messengers ont été les premiers appuis de Ben Ammi dans ses effortspour le maintien d’une certaine cohésion dans la communauté et l’application desrègles du Divine Life Style.

43 À ce niveau, les musiciens-prophètes de Kfar Hahsalom se sont illustrés comme des

auxiliaires de maintien de l’ordre politique, endossant au besoin de multiplescasquettes de chantres de Ben Ammi, de bras droits et d’entrepreneurs au service de lacommunauté.

44 Les musiciens accompagnaient les prêches du leader, des prêtres, ainsi que certaines

tâches de la vie quotidienne ce qui a certainement eu des effets fédérateurs quand lesAfrican Hebrew Israelites traversaient une période difficile. Toutefois, le soutien politiqueà Ben Ammi de la part des musiciens a aussi pris une teneur beaucoup plus directe ens’exprimant par des fonctions de médiations ou de coercitions au sein de lacommunauté, très éloignée de la pratique musicale elle-même.

45 Dans le contexte bien particulier des premières années d’implantation en Israël, ces

diverses formations musicales, tout en revendiquant leur appartenance aux Songs of

Delivrance, déployaient leurs activités dans un objectif de « survie » où la logique deconcurrence commerciale n’était pas présente. On assistait ainsi à une rotationfréquente du personnel de ces groupes, leur permettant au besoin de se produire sansarrêt, dans une logique de non-concurrence.

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Les groupes communautaires aujourd’hui : entre logique

commerciale et symboles nationaux institutionnalisés

46 Depuis les années 1990, la situation socio-économique de la communauté a changé.

L’Etat d’Israël a reconnu, sous certaines conditions on l’a vu, la volonté des African

Hebrew Israelites de rester durablement sur le territoire : l’accès aux visas a été facilité etdes droits à certaines aides sociales (israéliennes mais aussi des Etats-unis) ont étéouverts. Les African Hebrew Israelites ont été regroupés dans l’ancien centre d’absorptionde Dimona qui est devenu le Kfar Hashalom, leur centre spirituel. Les Etats-Unis, par lebiais du ministère des Affaires étrangères, ont financé certains équipementscommunautaires (l’école et le gymnase), et plusieurs activités commerciales ontémergé, notamment dans le secteur de la restauration. Des restaurants et des boutiquesappartenant à la communauté et gérés par des gestionnaires semi-indépendantsouvrent dans des villes israéliennes, dont plusieurs à Tel-Aviv. Toutes ces nouvellesstructures sont autant de sources de financement pour l’économie communautaire parle biais de taxes exprimées sous formes de « dons ». À cela s’ajoute un accès plusimportant, bien que toujours assez restreint, à des emplois légaux sur le marché dutravail israélien. Ces changements ont eu pour principale conséquence une dépendancefinancière moindre d’une partie de la communauté à l’égard du leadershipcommunautaire et de son ministère de l’Economie. Ce dernier a pu davantageconcentrer ses actions de financement sur le développement de nouveaux secteursd’activités et limite sa redistribution financière directe aux familles qui sont le plusdans le besoin. Chacun dispose désormais librement de ressources financières propresbien qu’inégales en proportions.

47 Cette transition vers une nouvelle donne socio-économique a également conduit à une

mutation importante au sein des groupes musicaux communautaires. Ceux-ci, forts deleur expérience de près de quarante ans de prestations musicales en Israël, basent leursactivités sur des réseaux de clientèle stables et jouissent d’une reconnaissance locale etinternationale.

48 D’un point de vue économique, ces groupes inscrivent désormais leurs pratiques dans

une logique de profit personnel et de carrière musicale. Ils s’apparentent davantage àde petites institutions qui « fonctionnent » de manière autonome, et dont les membresfondateurs ne font plus partie.

49 En témoignent un certain nombre d’indices visibles, comme le recrutement de

musiciens israéliens extérieurs à la communauté dans la nouvelle formation des SoulMessengers, ou encore une inscription dans la durée au sein de certains secteurscomme l’hôtellerie des complexes touristiques de la Mer Morte au travers de contratsd’animation permanents. Il faut également mentionner la mise en place d’un studiod’enregistrement professionnel à Dimona, produisant les artistes de la communauté etpossédant un label du nom de Songs of Delivrance.

50 D’un point de vue politique, le rôle des formations musicales a également évolué. À leur

reconnaissance par le public israélien, fait désormais écho une célébrité au sein mêmede la communauté, qui les acclame comme de véritables modèles de réussite. Lesgroupes comme les Soul Messengers ou le New World Fire Choir sont considérés commede véritables « monuments musicaux », en relation avec l’histoire des African Hebrew

Israelites en Israël. En marge de leurs activités professionnelles, ces groupes seproduisent fréquemment à Kfar Hashalom pour des célébrations importantes,

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réintégrant pour l’occasion les anciens membres du groupe. Ces concertscommémoratifs accompagnent des cérémonies nationales ou personnelles(anniversaires, mariages, etc.) et sont l’occasion de rejouer les premiers succès desmusiciens du Kingdom of Yah.

51 Ces musiciens appartiennent aujourd’hui encore pour la plupart au leadership

communautaire ou du moins possèdent les titres les plus prestigieux dans lacommunauté (princes, ministres, frères ou sœurs couronnés). La reconnaissance de laréussite économique se double donc d’une forme de réussite politique, acquise par lebiais de l’éducation aux jeunes générations de Kfar Hahsalom24. La figure du musicien-prophète formulée par Ben Ammi trouve donc un écho « réel et bien vivant » au traversdes musiciens adultes et de l’institution de la musique comme une composante majeurede l’éducation dans la communauté.

Musique et éducation à Kfar Hahsalom : la transmission du modèle

du musicien-prophète

52 Les jeunes générations de Kfar Hashalom sont dans un rapport constant avec la pratique

musicale : celle-ci est enseignée comme une part de leur histoire, de leur culture - entant qu’élément du Divine Life Style - et comme un éventuel secteur professionnelvecteur d’une réussite et d’une reconnaissance incarnées par de nombreux exemplesdans leur environnement direct.

53 L’approche du fait musical dans le domaine de l’éducation à Kfar Hashalom comporte un

volet théorique et un aspect pratique. C’est dans le cadre de l’école de la communauté,sous tutelle du ministère de l’Education israélien, que les principes du Divine Life Style

sont partiellement enseignés. Le dispositif éducatif à Kfar Hashalom fait lui-même partiedu cadre du Divine Life Style et y est intégré sous le nom de Dedication. Des cours portantsur l’histoire de la communauté, sur le Divine Life Style et sur la lecture de la Bible sontdispensés par des instituteurs de Kfar Hahsalom.

54 Parmi ce corpus de matières, la musique et la pratique musicale sont abordées dans

leur rapport à la liturgie, mais aussi dans une perspective morale s’appuyant sur lespréceptes de Ben Ammi détaillés plus hauts. La musique y est enseignée d’un point devue théorique, comme un élément du Divine Diet, c’est-à-dire ce qui dans le Divine Life

Style est relatif à l’alimentation. Celle-ci se doit de remplir à la fois une fonctionbiologique et spirituelle : elle répond à un certain type de besoin mais elle comportepotentiellement un risque d’empoisonnement. L’enseignement théorique se concentredonc avant tout sur un exercice de discernement moral entre la « bonne » et la« mauvaise » musique.

55 Cette dimension théorique d’apprentissage du fait musical se double d’un aspect plus

pratique portant sur la transmission des normes qui structurent la figure du musicien-prophète. Dans le cadre d’activités musicales scolaires et extrascolaires, les enfantssont globalement encouragés à développer leurs talents musicaux, soit sous la tutelled’un enseignant pour les chorales scolaires, soit d’un musicien lors de coursparticuliers, parfois les deux.

56 Au sein de l’école de la communauté, l’aspect pratique de l’enseignement musical prend

la forme de chorales dont les chants, se présentant sous la forme d’hymnes, mobilisentles symboles nationaux du Kingdom of Yah comme le terme Yah Khai. Ce dernier est la

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devise nationale du Kingdom of Yah. Il signifie « Yah vie » ou « Dieu vie » et rappelle ensubstance que le Dieu d’Israël est un Dieu vivant, et que les African Hebrew Israelites

appliquent au quotidien les lois qu’il édicte sur l’existence terrestre.

57 Ces chorales se produisent le plus souvent dans un cadre cérémoniel à destination de la

communauté mais aussi, et cela est assez récent, lors d’échanges culturels avec desfamilles que les African Hebrew Israelites qualifient d’ « afro-palestiniennes 25 ». C’est lecas des Young Lions, chorale de garçons âgés de dix ans en moyenne, encadrés par uneenseignante et chanteuse de gospel surnommée la Mighty Lionness dans la communauté.À Jéricho, face à un public palestinien, mais aussi lors de la cérémonie de Shabbat àDimona, ils chantent et dansent en appuyant les paroles par des expressions sérieuseset déterminées, leur hymne le plus connu, Shinning :

You gave me your light and I gonna shine it! Yah Khai !You gave me your love and I gonna claim it ! Yah Khai !You gave me your love and I gonna live it ! Yah Khai !You gave me your love and I gonna spread it ! Yah Khai !Shinning for abba26, shinning for my ima,Shinning for my saba, shinning for savta,Shinning for family, shinning for my leaders,Shinning for my kingdom, shinning for my Yah,« Shinning », Les Young Lions, 2012, retranscription personnelle.

58 On le voit bien ici, l’aspect pratique de l’enseignement de la musique à Kfar Hashalom est

à double tranchant. Une chorale comme les Young Lions est bien pensée comme uneplateforme pédagogique qui permet tout d’abord de transmettre aux enfants dessavoir-faire propres aux techniques de chants telles qu’elles sont pensées dans lacommunauté par le biais de la figure du musicien-prophète. Grâce à ces chants et à ladiscipline de groupe, les enfants sont invités à développer une approche du fait musicalconforme au cadre du Divine Life Style qu’ils peuvent s’ils le souhaitent approfondir dansleur parcours individuel.

59 Mais cette chorale est également pensée comme un outil de communication

communautaire, une plateforme de diffusion du discours nationaliste des African

Hebrew Israelites et de la doctrine de Ben Ammi Ben Israël. C’est donc également unapprentissage « politique » qui est proposé aux Young Lions, en leur permettantd’endosser le rôle de représentants de la communauté et de jeunes ambassadeurs, aumême titre que les Soul Messengers avant eux, érigés en toile de fond comme modèlesde réussite.

60 Les Young Lions ne sont toutefois pas les seuls témoins de l’importance accordée aux

pratiques musicales dans le cadre éducatif de Kfar Hashalom. La visibilité de certainsmembres de la communauté comme Eddy Butler, représentant Israël à l’émission detélévision « Eurovision » en 2006, les succès des Soul Messengers collaborantrégulièrement avec les chaînes de télévision israéliennes ou les collaborations du NewWorld Fire Choir avec des artistes comme Stevie Wonder, ont convaincu de nombreuxjeunes de Kfar Hashalom que la pratique musicale leur ouvrirait des portes sur undébouché professionnel. Ainsi, de nombreux jeunes se lancent dans des expériencesmusicales, profitant des fréquentes cérémonies et conférences de la communauté, pourse produire en public et perfectionner leur répertoire. Les pratiques musicales àvocation éducative et cérémonielle, s’inscrivent largement dans le cadre orthodoxe desSongs of Delivrance. Celui-ci, loin d’être perçu comme une contrainte, est plutôtconsidéré comme un modèle de production musicale « familial », qui a fait ses

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preuves dans le passé et qui dispose de réels moyens de diffusion, par le biais du studiode Dimona, et dont les membres de la communauté seront, les premiers bénéficiaires.

61 La musique produite dans un cadre communautaire, articulée à une logique éducative

envers la jeunesse joue un rôle important à Kfar Hashalom par son effet fédérateur etnormatif. Pourtant, elle n’empêche pas cette jeunesse, entourée et partiellementintégrée à la société israélienne, disposant d’un accès aux nouvelles technologies del’information et de la communication, de partir à la rencontre de nouveaux horizonsmusicaux, sur le plan de la pratique comme sur le plan de l’écoute. Ainsi, ladissémination des styles musicaux comme le rap et gangsta rap ou les catégories tantdécriées par Ben Ammi comme la variété ou la world music au sein de la jeunesse duKingdom of Yah est un phénomène qui n’a pas échappé à la communauté dans sonensemble. Interroger ce phénomène conduit à dessiner une ligne de démarcation plusou moins saillante entre les différentes générations de Kfar Hashalom, qui développentdes stratégies de négociation internes inédites dans l’histoire de la communauté,renforçant l’idée des pratiques musicales comme un enjeu identitairetransgénérationnel. Nous prendrons comme exemple l’émergence de la musique rap ausein de la communauté.

La musique comme enjeu identitairetransgénérationnel : l’émergence du rap à kfarhashalom

Le cadre culturel du Divine Life Style à l’épreuve de la mutation

culturelle

62 L’évolution des pratiques musicales chez les African Hebrew Israelites, montre que

l’idéologie communautaire mise en place par Ben Ammi Ben Israël s’apparente tout àfait à un cadre conceptuel prévu pour délimiter des pratiques culturelles, et, dans ledomaine musical, délimiter ce qui peut être considéré comme de la musique et ce quine peut pas l’être. Ce cadre se double d’un dispositif de sanction des bonnes pratiquesmusicales passant par du label Songs of Delivrance et du studio d’enregistrement de Kfar

Hahsalom.

63 Ce cadre culturel s’est enrichi au fil des années de nombreux éléments discursifs et de

nouvelles pratiques, interprétées, notamment par Martina Könighofer (1998 : 84)comme de « nouvelles traditions » que les African Hebrew Israelites ne considèrent que« redécouvrir » au fur et à mesure de leur ascension divine au sein du Kingdom of Yah.

64 Sans rentrer dans le détail des modalités de validation du savoir à Kfar Hashalom,

présentons-en simplement quelques aspects pour nous permettre de comprendre leprocessus de circulation et d’intégration d’une idée, qui pourra devenir,éventuellement, une nouvelle pratique culturelle intégrée au Divine Life Style.

65 Les African Hebrew Israelites considèrent eux-mêmes leur culture comme « dynamique »,

en perpétuelle évolution, qu’ils qualifient d’ « ascension spirituelle ». Un des adagesfavoris de Ben Ammi, fréquemment rappelé tant lors des conférences de la School of the

Prophets27 que lors des services religieux est : « Tout commence par une pensée » 28.Cette idée même de « culture dynamique » est au fondement de la politique dedéveloppement culturel de Kfar Hashalom : si l’on attend des érudits, des ministres ou

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des prêtres de générer de nouvelles idées, n’importe qui au sein de la communauté estsusceptible de proposer un nouveau concept qu’il souhaiterait porter à la connaissancedu leadership communautaire.

66 Cette catégorie d’idée ou de découverte est assimilée à celle de « révélation ». Le savoir

est pensé comme une chaîne de révélations divines qui s’articulent entre elles pourconstituer un maillage conceptuel divin et cohérent, trouvant son expression pratiquedans le Divine Life Style.

67 Ainsi, les ministères de l’Information, de la Communication et de l’Education sont

perpétuellement en train de chercher (dans la littérature biblique ou profane, surInternet ou par des échanges avec d’autres groupes ou institutions nationales ouinternationales) de nouvelles idées ou pratiques pour enrichir ce savoircommunautaire. Qu’ils puisent leur inspiration dans la Bible ou dans des groupesextérieurs à la communauté, chaque nouvel élément sera confronté avec le textebiblique et le modèle du Divine Life Style.

68 Généralement, les idées émises par le leadership ou par Ben Ammi sont discutées au

Conseil des princes et des ministres et décrétées comme officiellement applicables parles prêtres lors des services religieux en tant que nouvelles règles ou ajustements duDivine Life Style. En revanche, les initiatives et nouvelles pratiques émanant des autreshabitants de Kfar Hashalom suivent généralement le chemin inverse, en passant d’abordpar une consultation des prêtres, pour être portées à l’attention des ministres puis deBen Ammi afin d’être décrétées ou non comme applicables. Le cadre de validation d’unenouvelle pratique ou tradition obéit à des logiques que nous ne sommes pas en mesurede détailler dans le présent article mais dont nous nous contenterons de dire qu’il sebase, encore une fois, sur le respect des règles du Divine Life Style et sur son possiblerattachement au texte biblique sachant que des facteurs politiques et économiquesconditionnent également tout développement à Kfar Hashalom. C’est un cadrecontraignant et totalitaire par lequel est censée passer toute innovation sociale,culturelle ou technique.

69 Le cas de l’évolution des pratiques musicales dans la jeunesse de Kfar Hashalom, et

particulièrement l’émergence de la musique rap n’a pourtant suivi aucun de cesschémas. Le changement est intervenu progressivement, corrélativement àl’intégration des nouvelles technologies de l’information et de la communication, audéveloppement des technologies informatiques portatives et à la standardisation desformats audio numériques à destination du grand public (MP3).

70 Aujourd’hui, avec pour principal support technique le couple ordinateur et téléphone

portable à carte mémoire, appareils photo ou vidéo intégrés, éventuellement doté d’unaccès à Internet, les jeunes de la communauté se sont très vite appropriés de nouvellesmodalités de production et de diffusion musicale, parallèles à celles de Kfar Hashalom

mais ne visant pas nécessairement les mêmes objectifs.

71 La plupart des adultes posent un regard ambivalent à la fois sur les conditions de

circulation de ces nouvelles pratiques ou nouvelles musiques dans la communauté, etsur la charge symbolique que ces dernières comportent pour la jeunesse.

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La musique rap à Kfar Hashalom : contexte d’émergence et

divergence des regards

72 A partir des années 1990, nous l’avons vu, l’amélioration des conditions de vie à Kfar

Hashalom a amené à un certain changement dans la façon de vivre des African Hebrew

Israelites. Selon plusieurs porte-paroles de la communauté (tous adultes) et plusieurscommerçants de Dimona, ce changement est majoritairement interprété par un accèsplus aisé à des ressources financières et une augmentation du confort de vie individuelet collectif.

73 Ces mutations se sont accompagnées, selon certains membres du leadership qui le

déplorent, de l’essor d’un « certain individualisme ». C’est à une tendance àl’individualisme et au « laxisme » des parents que nombre d’adultes de la communautéimputent la dissémination de « nouvelles images », de « nouveaux sons » et « influencesnéfastes » parmi la jeunesse de la communauté, avec pour corollaire direct lagénéralisation des nouvelles technologies de l’information chez les jeunes générationsde Kfar Hashalom.

74 Le premier regard jeté sur des pratiques musicales comme le rap est donc d’abord un

regard désapprobateur qui se fond dans une critique plus globale de l’évolution de lacommunauté dans son ensemble. En témoignent les nombreuses publications de BenAmmi Ben Israël depuis les années 1990 (d’ailleurs largement diffusées sur Internet) etle nombre croissant de conférences organisées par la School of the Prophets à propos desdangers de la musique « du diable » sur les enfants29. Dans le cas de la musique rap, lacritique se base sur trois éléments principaux.

75 D’une part, le rap, originaire des Etats-Unis et particulièrement des grandes

agglomérations du Nord-Est, est perçue dans la communauté dès ses premiersdéveloppements dans les années 1970, comme un style de musique avant tout lié aucontexte de vie des Noirs au sein de la « grande Babylone euro-américaine ». D’un pointde vue musical, ni les rythmes syncopés du rap ni sa forte inspiration de la musiquefunk ne rentrent dans le cadre musical des Songs of Delivrance. Si Ben Ammi rattache la« musique noire » aux Musiques du Temple en procédant, on l’a vu à un inventairegénéalogique de catégories musicales comme le gospel, la soul ou le blues, il ne fait pasrentrer une catégorie « rap » dans le panthéon des musiques divines. Les adultes setrouvent donc confrontés à un style musical qui, s’il ne leur est pas inconnu, ne leurparle pas musicalement de la même façon qu’aux jeunes générations ; d’autant qu’ilprendra une ampleur mondiale à partir des années 1980 et demeurera, jusqu’àaujourd’hui, un des marchés musicaux les plus importants au monde.

76 D’autre part, le rap et particulièrement la catégorie de gangsta rap, est accusée de

véhiculer des images et des symboles non seulement incompatibles avec le Divine Life

Style mais également franchement antithétiques. La célébration de l’argent, le culte dela réussite matérielle et l’exhibition des armes à feu (considérés par les African Hebrew

Israelites comme des symboles du combat fratricide entre Noirs) scandés au moyen d’unlangage injurieux, sont les principaux éléments retenus par les leaders et les adultes dela communauté. L’écoute par les jeunes de cette musique est donc globalementdésapprouvée depuis des années, et elle est rapidement associée à l’idée de « filer unmauvais coton ».

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77 Enfin, pour de nombreux jeunes, le rap est, de manière tout à fait admise, une sorte de

lucarne ouverte sur les Etats-Unis d’Amérique qu’ils ne connaissent, pour la plupart,que par les récits de leurs parents, des liens familiaux plus ou moins proches et les« invités » de la communauté qui viennent majoritairement des Etats-Unis.

78 La perception que les jeunes African Hebrew Israelites ont des Etats-Unis d’Amérique ne

semble complètement s’accommoder ni de la vision qu’en ont leurs parents, qui yvoient avant tout un espace maléfique, ni de celle relayée par les images de la culturehip-hop. Pourtant, les Etats-Unis fascinent et des rappeurs afro-américains commeAkon, Jay-Z ou Jason Derulo offrent à la jeunesse de Kfar Hashalom des référentsmusicaux rattachés à une musique qui « leur parle », mais qui sont aussi des référencespartageables avec le monde entier.

79 Les adultes, eux, perçoivent cette tendance de « reconnexion » avec les Etats-Unis de

différentes façons. Pour certains, elle mènerait à terme à un véritable scénariocatastrophe de désertion de Kfar Hashalom par ses membres les plus jeunes. Pourd’autres, moins alarmistes, cet intérêt envers le rap et la culture hip-hop est unprocessus logique, lié au contexte d’implantation bien particulier de la communauté enIsraël. Certains évoquent un déracinement que vivent au quotidien les jeunes African

Hebrew Israelites, un déracinement pourtant nécessaire dans le cadre du projetrédempteur de la communauté mais qui n’exclut pas une connaissance des Etats-Unisdans le cadre du travail communautaire ou des affaires.

80 Interrogés sur ces considérations, certains jeunes répondent le plus souvent avec

désinvolture : « C’est juste de la musique ! ». Mais cet argument vite repris est critiquépar un ministre du Peuple : « Ce n’est pas juste de la musique, on ne peut pas dire ça (…)Toutes ces images négatives pénètrent leurs esprits et les influencent à agir comme desimbéciles (…) Ce qu’ils ont besoin de comprendre c’est ça, car s’ils ne sont pas capablesde le comprendre, ils ne seront jamais non plus capables de comprendre la vérité et ilsne feront que reproduire les idées qui nous ont fait partir d’Amérique (…) Tu peux vivrevingt ans dans le Kingdom, porter une kippa, aller au service de Shabbat, mais si tu n’espas capable de comprendre et d’appliquer la vérité dans ta propre vie, tu n’en ferasjamais partie » (entretien avec Sar Elyakim, Dimona, le 15 mars 2010).

81 Ce ministre du Peuple exprime ici un point de vue caractéristique du leadership

communautaire, très proche en substance de la pensée de Ben Ammi Ben Israël.D’autres adultes et parents ont cependant une approche critique plus contrastée.Uvadiah, mère de quatre jeunes filles explique son point de vue : « On ne peut pasempêcher les enfants de sortir pour toujours (…) Je n’aime pas que les filles écoutentcette musique et elles le savent, mais pour moi l’important est qu’elles comprennent lalimite (…) Je sais qu’elles savent où est la limite car elles peuvent discerner ce qui estbon pour elles » (entretien avec Uvadiah, Dimona, le 12 Avril 2010).

82 Dans ces deux exemples pourtant, c’est l’affichage d’un rejet pour le rap qui domine.

Cette critique « par le haut » trace les contours d’une modalité d’écoute ou d’unepratique de la musique rap privilégiant le secret : une pratique désapprouvée etlégèrement honteuse.

83 Pourtant, les marqueurs identitaires en lien avec le monde du rap se multiplient chez

les jeunes de Kfar Hashalom. À l’école, au collège sur les terrains de basket-ball dugymnase s’affichent pantalons baggy, chaussures de basket, casquettes de base-ball,personnalisations d’uniformes des plus variées ou encore l’exhibition de moins en

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moins dissimulée de chaînes et bagues massives, caractéristiques de la culture gangsta

rap. Ce que ces jeunes perçoivent comme les éléments de la culture hip-hop américainedeviennent des référents identitaires importants, alimentant du même coup lescraintes des adultes d’une « chute spirituelle vers les Etats-Unis ».

84 Enfin, ce regard critique se double d’une réflexion plus large sur le devenir de la

communauté en Israël, et particulièrement sur la façon dont les enfants, considérésdans l’idéologie de Ben Ammi comme les « graines sacrées » revenues à l’étatd’innocence et préservées du mal, négocient leur place dans ce pays.

85 L’histoire communautaire fait, nous l’avons vu, la part belle au parcours de Ben Ammi

et des « pionniers » du Libéria et d’Israël en soulignant les nombreux « sacrifices » quiont été faits pour offrir à leurs enfants un monde meilleur. Toutefois, malgré lesaméliorations des relations entre Israël et la communauté, la plupart des jeunes n’onttoujours pas accès à la citoyenneté israélienne malgré leur participation au Servicenational. Nombres d’entre eux soulignent également les difficultés à trouver un travailen Israël, et les inscriptions dans les universités israéliennes sont rarissimes pour desraisons financières et administratives. Une partie de la population israélienne vivant àDimona signale également depuis plusieurs années l’émergence d’une délinquance (trèsminoritaire) de certains jeunes African Hebrew Israelites basée sur une logique de« gang ».

86 Ainsi, si certains fidèles de Ben Ammi considèrent que les enfants de la communauté

sont « bénis » et « préservés » d’un monde extérieur néfaste par le cadre de vie à Kfar

Hashalom, d’autres pensent que ces enfants ont, et continuent de largement contribuerà l’ensemble des « sacrifices » auxquels les African Hebrew Israelites ont dû procéder.Face à un phénomène comme l’émergence du rap, et, apparemment, des indissociableséléments langagiers, comportementaux et vestimentaires qui l’accompagnent, lacommunauté a engagé une réaction inédite dans son histoire en procédant à unaménagement du cadre culturel du Divine Life Style pour y accueillir, selon certainesconditions, ses jeunes rappeurs et amateurs de rap.

87 Kfar Hashalom célèbre en effet depuis quelques années la création de ses premiers

groupes de rap. Comment ce phénomène a-t-il vu le jour et quelles sont sesimplications ? Nous tenterons de dégager quelques pistes de réflexion en présentant unde ces groupes, The Unknown et la façon dont il perçoit son activité dans le cadreactuel de la communauté.

L’émergence du rap African Hebrew Israelites, le cas du groupe The

Unknown

88 Dans l’état de nos connaissances, il nous est impossible de dater la création du groupe

de The Unknown. Sur la base de nos observations et échanges avec la communauté, ilest toutefois possible de dégager deux éléments qui viennent alimenter notre réflexionsur les pratiques musicales comme marqueur identitaire transgénérationnel à Kfar

Hashalom.

89 Tout d’abord, sans donner de dates précises, l’apparition du rap dans la communauté

précède de plusieurs années son intégration dans le cadre de ses activités musicales. Onpeut, sans prendre de risques, qualifier cette intégration de « récente » : dans lesbrochures de présentation des activités musicales de la communauté destinées à la

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clientèle nationale ou internationale, il n’est fait mention nulle part des groupes de rapcommunautaire dans la dernière édition qui remonte à 2009. D’autre part, en dépit deplusieurs apparitions sporadiques sur scène lors de différentes cérémonies à Dimona(jour d’Indépendance en 2010, National History Month en 2010), les groupes de rap deKfar Hashalom demeurent pour nombre d’adultes, musiciens ou non, de parfaits« inconnus ».

90 Deuxièmement, et la teneur du discours du jeune rappeur Elazar Ben Israël sera là pour

en témoigner, l’intégration de cette forme musicale à Kfar Hashalom n’apparaît nicomme étant le résultat d’un triomphe de la jeunesse brandissant les symboles du hip-hop à la barbe du leadership communautaire, ni comme une opération de « calibrage »parfait de ce dernier envers une modalité de pratique musicale jugée dérangeante.Cette intégration apparaît plus comme le fruit d’une longue, complexe négociation,parfois conflictuelle, tout d’abord entre les jeunes générations de la communauté etleur contexte de vie israélien, puis entre eux-mêmes et leurs parents, réfléchissantselon des modalités et des priorités différentes à leur futur commun.

91 The Unknown est présenté dans un bref reportage disponible sur Youtube et produit par

la chaîne numérique Current en 2010. Ce collectif basé à Tel-Aviv, est dirigé par deuxjeunes rappeurs, Elazar Ben Israël30 et Avi Shakar Ben Israël. Au cours de ce brefdocumentaire, des journalistes suivent les membres du groupe qui vont rendre visite àleur famille à Dimona. C’est l’occasion pour eux de présenter la communauté et sonhistoire, ainsi que de donner leur point de vue en tant que jeune rappeur African Hebrew

Israelite en Israël.

92 Elazar Ben Israël présente The Unknown comme un groupe « authentique », originaire

de la « Terre promise », n’ayant aucun rapport avec les Etats-Unis et bien implanté enIsraël. Toutefois, lors d’une interview, le groupe annonce qu’il s’envole justement pourune tournée aux Etats-Unis :

« Je ne suis jamais allé aux Etats-Unis, je ne suis jamais parti du pays, je ne suisjamais parti nulle part, vraiment. Israël est tout ce que je connais pour l’instant (…)Vous savez, je suis né dans la communauté, pas de violence, pas de tabac, pasd’alcool, pas de sexe avant le mariage, pas de viande : nous sommes végétaliens, pasd’injures, nous sommes totalement en sûreté je veux dire (…). Ils [les parents] nousont déconnectés du monde, en nous mettant dans une coquille et en nousprotégeant (…). Maintenant que nous sommes libérés de cette coquille, on avancelibre et tout ça mais on se rappelle encore de tout ce qu’on nous a appris (…). Etmaintenant, quarante ans plus tard regardez moi ! Je veux dire, c’est la fierté quenous avons, des droits, nous avons la citoyenneté, nous avons le droit de rejoindrel’armée, nous avons tout (…).Vous savez, notre plus grand rêve n’est pas d’atteindre les « Etats-Unisd’Amérique », les grandes villes et les rêves, vous savez. Je veux dire, on revient enAmérique pour prouver notre point de vue (…). Comme des hommes libres, une foisencore, on va revenir là-bas, on va faire trembler la scène, vibrer le micro ! Uneprise de contrôle totale, voilà ce que ça va être ! (…)Le peuple Noir ne le saura jamais, il ne le saura jamais jusqu’à ce qu’on lui dise31 ! »(Elazar Ben Israël, 2010 ; traduction personnelle32).

93 Dans cette brève retranscription du discours du jeune Elazar Ben Israël, on voit poindre

une tension entre deux pôles distincts : d’où il vient et où il va.

94 Le premier élément mis en avant est l’endroit dont il vient, le lieu qu’il connaît et qu’il

estime être « chez lui ». De manière assez nette, il délimite l’espace israélien comme

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son pays, le seul où il soit allé précise-t-il, il y inclut la communauté, qu’il perçoitcomme un espace intégré dans le premier.

95 Elazar décrira l’expérience de la vie à Kfar Hashalom comme une « déconnexion » du

monde, que ses parents auraient opéré à des fins de protection, de préservation demaux identifiés et énumérés de manière très explicite (violence, tabac, alcool…). La« coquille » à laquelle il fait référence représente Kfar Hashalom et son univers de sens,marqué, en ce qui concerne la jeunesse par la symbolique des « graines sacrées » àpréserver de l’influence du monde extérieur. Elazar estime cependant qu’il est, ainsique les jeunes de sa génération, désormais libéré de cette « coquille » : il a atteint samajorité, effectué ses années de volontariat au sein de Tsahal et « avance libre » fort detout ce qu’on lui a appris. Ce faisant, il mobilise la grille de lecture communautaireconcernant l’enfance et la jeunesse en la brandissant comme un signe identitaire, unemarque de garantie qui justifie le nouveau cap qu’il souhaite prendre. Il s’empare à brasle corps de l’idéologie de Ben Ammi en aménageant le rôle que ce dernier a conçu pourla jeunesse : celui des « graines sacrées » appelées à régner sur Terre et être les refletsmêmes de l’idée de vérité structurant le Divine Life Style.

96 Pourtant, ce n’est pas vers Israël et la vie à Kfar Hashalom que se tourne ce jeune

rappeur.

97 Le deuxième pôle qui sous-tend son discours semble se structurer de manière assez

claire autour des Etats-Unis d’Amérique, dont les images évoquées, si grandiosessoient-elles, se résument finalement à « des grandes villes et des rêves ».

98 Or, ce n’est pas cela que part chercher le groupe en s’envolant vers les scènes états-

uniennes. Le groupe y va pour « prouver son point de vue », « prendre le contrôle » etdire au peuple noir ce qu’il a besoin d’entendre : il « est » le peuple hébreu, il doitprendre conscience de ses origines et embrasser la voie de la rédemption. Ce deuxièmepôle se nourrit donc largement du premier puisque c’est, selon les éléments de discoursd’Elazar, un rôle du musicien-prophète, justifié par un statut de « graine sacrée » quigénère l’impulsion du départ, qui délimite une destination et un objectif : en un mot,une « mission ».

99 Elazar se propose de déployer sa pratique musicale à un double niveau qui correspond

tout à fait à ce que Ben Ammi explique que l’on doit attendre de quelqu’un qui sedéfinit comme musicien : en tant que rappeur et en tant que prophète.

100 Si l’exemple du collectif The Unknown n’illustre qu’un cas particulier de l’intégration

du rap à Kfar Hashalom, plusieurs éléments intéressants émergent du discours d’Elazar,et témoignent d’une « négociation » du cadre culturel du Divine Life Style dans lacommunauté.

101 Tout d’abord, nous l’avons vu, l’édifice politique de Kfar Hashalom est largement dominé

par une population adulte, qui définit dans une mesure écrasante le cadre normatif, surle plan social et culturel au sein de la communauté. Pourtant, l’émergence du rap à Kfar

Hashalom chez les plus jeunes a eu pour résultat une intégration (balbutiante) de cettemusique comme un nouveau support de déploiement du message communautaire. C’estd’ailleurs apparemment la seule condition de déploiement d’une « tendance rap » dansles musiques du Kingdom of Yah. Les rappeurs de The Unknown affichent clairement unprofond engagement envers les idées de Ben Ammi Israël, mais ils utilisent dans lemême temps ce discours comme un levier dans le cadre d’une mise en scène de soi,individuelle et collective, particulièrement dans le cadre d’une vidéo promotionnelle

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Page 69: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

comme celle de la chaîne Current. Dans le cas de The Unknown, on assiste bien à unaménagement de la catégorie de « graine sacrée », pensée par les adultes et jouée parleurs enfants, dans le déploiement du rap communautaire.

102 Là où les artistes de gangsta rap mobilisent le caractère violent et dangereux de leur

contexte de vie comme un symbole fort à destination des autres rappeurs, c’est dansune symbolique inverse, bien que reposant sur les mêmes ressorts, qu’Elazar vamobiliser son statut de « graine sacrée » : il vient du royaume de Dieu, le seul havre depaix et de liberté pour le peuple noir en ce monde et il vient pour délivrer un message.

103 Le rap communautaire de The Unknown propose d’inscrire l’idéologie communautaire

au sein d’un espace musical alternatif incluant de nouvelles modalités de pratique et decirculation de la musique, ainsi que la construction de nouveaux réseauxtransnationaux.

Conclusion

104 Finalement, au travers de l’intégration de nouvelles modalités de pratiques musicales à

Kfar Hashalom, si peu revendiquées soient-elles par le leadership communautaire, lesAfrican Hebrew Israelites font peut-être face pour la première fois de leur histoire à unphénomène de mutation culturelle et sociale de grande ampleur mettant en jeu le cadrepolitique et culturel édifié par Ben Ammi Ben Israël. Le fil rouge de l’évolution despratiques musicales à Kfar Hashalom a également révélé une vraie complexité dans lesrapports intergénérationnels par la mise en discussion du cadre musical des Songs of

Delivrance et plus largement, du cadre du Divine Life Style initié par Ben Ammi Ben Israël.

105 Cette mise en discussion du cadre du Divine Life Style, au caractère parfois conflictuel, se

cristallise autour de pratiques et de symboles émergeants de la classe d’âge la plusjeune, délimitant un nouveau cadre culturel, transnational, où le rap et ses jeunesreprésentants ont désormais toute leur place lorsqu’ils articulent leur pratiquemusicale, et c’est là leur unique créneau, avec le rôle du musicien-prophète du Kingdom

of Yah.

106 L’exemple du collectif The Unknown, ne doit pourtant pas occulter le caractère

extrêmement minoritaire du phénomène du rap communautaire, pas plus qu’il ne doitfaire comprendre le rap comme un révélateur trop évident des lignes de démarcationintergénérationnelle dans la mesure où les pratiques musicales de la jeunesse à Kfar

Hashalom s’inscrivent dans une écrasante majorité dans le cadre des Songs of Delivrance.

107 L’importance du phénomène rap dans la communauté se mesure par le fait que le cadre

politique de Ben Ammi, pour la première fois depuis l’arrivée en Israël est remis encause par l’émergence de pratiques culturelles qu’il ne parvient pas à complètementcontrôler sur son « propre territoire » et qui vont provoquer chez lui une réactioninédite. Cette réaction de négociation du cadre culturel communautaire de la part duleadership communautaire envers la jeunesse est le produit de multiples facteurs(sociaux, économiques, politiques) qui dépassent le cadre de la pratique musicale maisqui s’expriment au travers d’elle comme un catalyseur des espoirs, des craintes et desperceptions du futur de la communauté en Israël.

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Page 70: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

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Notice de présentation des Songs of Delivrance, auteur non précisé, 2009, Royal Kingdom

Production.

NOTES

1. Pour une définition et une approche historique très complète du Black Judaism aux Etats-Unis

d’Amérique, voir James E. Landing (2002).

2. Pour une perspective historique des relations entre Juifs et Noirs aux Etats-Unis d’Amérique,

voir Nicole Lapierre (2012).

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Page 71: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

3. A ce sujet voir John. L. Jackson Jr. (2009).

4. Notons que des croyances très proches se retrouvent dans d’autres mouvements nationalistes

afro-américains, en particulier la Nation of Islam.

5. Paul A. Hare (1998), anthropologue israélien, dans sa monographie de la communauté la

décrira comme une tentative de création d’une réalité sociale « vertueuse », basée sur un

ensemble de « nouvelles traditions » (pagination ?).

6. Par exemple, les règles du Divine Life Style relatives au mariage dans la communauté autorisent

(et même encouragent) la polygamie, en dépit de son caractère illégal en Israël.

7. Pour une approche historique détaillée de l’arrivée des African Hebrew Israelites en Israël, voir

James Landing (2002) et Yvonne Chireau & Nathaniel Deutsch (2000).

8. Le quotidien israélien Haaretz, dans sa version anglophone, conserve des archives assez

complètes concernant cette communauté. Un épisode particulièrement marquant pour la

communauté y est relaté dans un article accessible en ligne : http://www.haaretz.com/weekend/

anglo-file/recalling-their-show-of-strength-1.357513

9. Un centre d’absorption désigne en Israël un lieu de vie transitoire, généralement sous la forme

d’un village composé de maisons pouvant loger une famille, et doté d’équipements sociaux et

sanitaires collectifs. Les centres d’absorption sont apparentés à des camps de transit où les

nouveaux immigrants sont logés en attendant que leurs dossiers soient traités par

l’administration et que des aides sociales à l’insertion professionnelle leurs soient attribuées. Un

centre d’absorption n’est pas un lieu fermé, les nouveaux migrants sont, en principe, libres de

circuler dans le pays.

10. En 2006, c’est le chanteur Eddie Butler, membre de la communauté des African Hebrew

Israelites, qui a représenté Israël à l’Eurovision avec le titre Together we are One.

11. Cette définition de la culture est extraite de l’introduction du code vestimentaire des African

Hebrew Israelites, édité par le Ministère de l’Information de Kfar Hashalom et ses représentants,

Taahmenyah bath Shaleak et Ahmadiel Ben Yehuda (date d’édition non précisée).

12. Ben Ammi « délimite » le peuple israélite aux descendants d’esclaves exilés en Amérique du

Nord et dans les Caraïbes.

13. “Music is much more than a form of entertainment; music identifies races, nationalities and

communities. It has far-reaching, hypnotic effects on the brain and soul, and can take complete

control of the body and mind. Music can determinate the mood of a person or a people. After

comprehending its profound effects on the mind, it stands to reason that we must beware, for the

effects can be good or evil. Music is like a series of thought waves that cause men to think and do

right or wrong, wise things or foolish things. In addition to that, there are sounds that destroy

ear drums, shatter light bulbs, and crack glass. We must also ask ourselves: is there a mode or

musical sound that can destroy the mind? The answer is certainly yes. Furthermore, there is the

mind of the musician whose thoughts are transmitted through his music. Let us examine this

;point more thoroughly using "popular, club and rock" music as an example…” (Ben Ammi Ben

Israël, 1982: 27)

14. « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu » (Jean

1 :1)

15. “There was a sound with God in the beginning ; all things were made by sound, and without

sound nothing was made. From this we know there is a creative power in sound, for in Genesis a

right sound brought forth life. In order that the people know the importance of sound, God

instructed our predecessors to make trumpets to play a certain mode of music for the assembling

of the masses. There was also a special music played when it was time to go to war. God evolved

the entire success over evil forces around a sound, as He commanded our fathers to play a certain

sound if they were under the oppression by their enemies. When this sound was heard, He would

hear, strenghten and save. Will God not keep His word ? Have our musicians considered the true

spirituality of music? Have they all gone astray? Are there none that understand ? Should we not

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Page 72: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

at least apply this ancient widsom in our struggle for freedom? There are those of evil intentions

that are constantly searching the scriptures and manipulating the contents and using these same

instructions against us. Let us reflect on the history of the U.S. Cavalry in their war against the

American Indians” (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 28-29).

16. Là aussi la parenté des croyances prônée par les African Hebrews Israelites avec celles de la

Nation of Islam est évidente. A l’instar des African Hebrew Israelites, ce mouvement religieux afro-

américain déploie une rhétorique identitaire au sein de laquelle l’homme noir doit se

réapproprier son identité musulmane originelle. Comme le souligne Pauline Guedj (2003), on

assiste également au sein de la Nation of Islam à une vive condamnation de l’église et du

christianisme comme les agents de la confusion et de la destruction de l’identité noire.

17. “We must correct the modern terminologies used to describe our forms of music, for many

instances the terms are very misleading. It is imperative that the original names be understood

and revived. The original name for what we call the Blues was the music of Lamentations. The

original name for church music was Gospels or the Songs of Zion. The original name for what is

called Jazz or Modern Jazz- you may be shocked to know- was Spirituals or the Spiritual. Soul

music has held its original name but is completely foreign in its content. Music of

unrighteousness is based upon creating mistrust, arousing wanton, sexual desire, and making

wickedness appear pleasant (Sexual Healing, Part-time Lover, Thigh Right). Our once pure, creative

musical expressions – full of healing power and spiritual strength – have become adulterated,

been made ungodly and are therefore, in their present form, useless in the struggle for

righteousness (quest for God). (…) Are not virtually all Gospel songs about Jericho, Jerusalem,

Galilee, the Jordan, our Land ISRAEL? The Gospel in its pure form was our collective plea for

undestanding, mercy and forgiveness. It was to keep our hearts and remembrance on our Land

Israel (…if I forget thee o Jerusalem…) and to keep alive our hope to someday return there” (Ben

Ammi Ben Israël, 1982 : 30-32).

18. Plaquette de présentation du label Songs of Delivrance (2009).

19. Ben Ammi se réfère au premier livre de Samuel : « Après cela tu viendras à Guibéa de Dieu, où

sont les colonnes des Philistins, et là, en entrant dans la ville, tu rencontreras une troupe de

prophètes descendant du haut-lieu, précédés de luths, tambourins, flûtes et harpes, et

prophétisant. Et l’Esprit de l’Eternel te saisira et tu prophétiseras avec eux et tu seras changé en

un autre homme » ( I Samuel 10 : 5-6).

20. “This company of prophets with musical instruments was a band of musicians. The mission of

a prophet was to speak the word of God. Thus these prophets, musicians, played the Word of God,

the sound of God unto the people. The musicians must understand that there is a direct

correlation between sound and the Black mind. Being led by the Word of God, we see that God

used musical sound in governing and protecting our fathers. History is now calling for the

prophet-musician to come fort hand once again « play the Word of God ». I know you recall that

in the Black folklore, the end of captivity was signaled by Gabriel the angel « blowing his horn ».

He that has ears to hear, let him hear. Gabriel ! Blow your horn, blow your horn, blow your

horn !” (Ben Ammi Ben Israël, 1982 : 34).

21. Une ancienne employée du ministère de l’Intérieur, chargée de traduction, présente au

moment de l’arrivée des premiers African Hebrew Israelites en Israël nous a confié son incrédulité

et celle de ses collègues lorsqu’elle a du traduire leur demande aux autorités.

22. Cette situation, en plus d’avoir été vécue comme un épisode dégradant pour les African

Hebrew Israelites, a été marquée par des épisodes de violence au sein de la communauté où au

moins un membre, contestant le leadership communautaire de Ben Ammi Ben Israël, a trouvé la

mort en pleine rue à Dimona, battu à mort par ses anciens camarades. Cet épisode tragique a

profondément choqué les habitants de Dimona et a largement concouru à dégrader l’image de la

communauté à un niveau local.

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Page 73: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

23. Les Soul Messengers sont un des groupes communautaires les plus connus en Israël. A leur

formation ils se composaient d’un orchestre de douze musiciens et choristes ainsi que d’un

groupe de danseurs. Ils se sont illustrés dès les années 1970 en Israël comme un groupe de

compositions et de reprises puisant dans un répertoire de musique soul, jazz et reggae, en

adaptant des musiques comme celles des Temptations, de James Brown, de Harry Bellafonte et

plus tard de Bob Marley.

24. Cette division entre jeunes générations et adultes n’est pas entièrement satisfaisante. La

communauté des African Hebrew Israelites est en fait divisée en trois classes d’âge dotées chacune

d’une représentation au niveau politique et de droits et de devoirs spécifiques. La Youth in the

Move rassemble les jeunes de treize ans jusqu’à la majorité à vingt ans révolus. Les Chosen First

Fruits rassemble les jeunes adultes jusqu’à quarante ans et la Sacred Sainthood, les adultes qui ont

dépassé quarante ans. Nous appellerons ici « jeunes générations » les membres de la Youth in the

Move qui sont, contrairement à leurs parents, majoritairement nés en Israël.

25. Les African Hebrew Israelites s’efforcent de construire un « dialogue » sous forme d’échanges

culturels (concerts, repas…) avec des familles palestiniennes noires. Cet effort se couple à une

revendication centrale de la part du leadership communautaire, celle de la « présence Africaine

ancienne en Terre sainte ». Les African Hebrew Israelites se proposent de fédérer toutes les

populations noires vivant en Israël, après avoir prouvé leur origine israélite, en présentant le

Divine Life Style et le gouvernement de Ben Ammi comme des alternatives au conflit israélo-

palestinien.

26. En hébreu, abba, ima, saba et savta signifient respectivement père, mère, grand-père et grand-

mère.

27. Centre de formation du leadership communautaire.

28. « Everything starts with a thought ».

29. En 2010, nous avons assisté au Cycle annuel de cours et de conférences sur des sujets divers

touchant à la communauté. Il s’agissait du National History Month intitulé : « A Decade for the

Children ». Le thème central y était l’enfance et une des conférences les plus importante était

intitulée « Who in the Hell put the Devil in our Music ? » (« Qui diable a mis le démon dans notre

musique ? »).

30. Les attributions patronymiques à Kfar Hashalom obéissent à des modalités complexes que nous

ne détaillerons pas ici. Nous nous contenterons de signaler le fait que le patronyme Ben Israël ne

signifie pas nécessairement une relation de filiation avec le leader Ben Ammi Ben Israël.

31. Cette dernière phrase fait référence à l’idée des African Hebrew Israelites selon laquelle les

descendants de ceux qui ont été emmenés en esclavage depuis l’Afrique de l’Ouest jusqu’en

Amérique sont les vrais hébreux de la Bible.

32. « I never been to the States, never left the country, I never been anywhere really. Israel is all I

know in the meantime (…) You know (...) I was born in the community, no violence, no smocking,

no drinking, no sex before marriage, no eating meat: we are vegetarian, no cursing, we keep

totally safe I mean...(...) they [leurs parents, immigrés en Israël] disconnected us from the world,

putting us in a shell and protecting us (...) now that we are free from that shell we’re running free

and everything but we still remember everything we were told (...) and now, forty years later

look at me ! I mean this is the proud that we have, rights, we have citizenship, we have the right

to join the army, we have everything (…) You know our biggest dream is not to make it to the «

United States of America », big cities and dreams you know, I mean we’re going back to America

to prove our point I mean, (...) as free men, once again, come back over there we gonna rock the

stage, rock the mic ! Global takeover that’s what it’s gonna be (…) Black people will never know,

they’ll never know until we tell’em » Elazar Ben Israël, 2010.

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RÉSUMÉS

Dans le cadre de l’étude d’un mouvement religieux communautaire, que peut nous apporter

l’approche transgénérationnelle du fait musical ? Dans cet article, nous présenterons la

communauté transnationale des African Hebrew Israelites dans son centre spirituel de Dimona dans

le désert du Néguev, au travers de la façon dont elle envisage la pratique musicale dans une

perspective idéologique et transgénérationnelle. Nous verrons comment depuis sa fondation, la

musique y est un enjeu identitaire crucial dont les modalités de pratiques sont encadrées par des

règles très strictes, conditionnées par un contexte social particulier en Israël, et comment

aujourd’hui, ce cadre idéologique et social est renégocié par ses jeunes générations dans le cadre

de l’émergence de nouvelles pratiques musicales.

INDEX

Mots-clés : African Hebrew Israelites, nationalisme noir, Israël, Etats-Unis, musique, relations

transgénérationelles

AUTEUR

FLORIAN MAZZOCUT

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Page 75: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

Freaks on this side1. Notes pour uneanalyse anthropologique descommunautés de fans de Prince enFrancePauline Guedj

1 Depuis une quinzaine d’années, les recherches sur les fans et les amateurs connaissent

une certaine popularité en France. Restée jusque-là le monopole des études anglo-saxonnes, notamment dans le cadre des Cultural studies, l’analyse du comportement desindividus passionnés concerne dorénavant plusieurs disciplines des sciences sociales :la sociologie, l’anthropologie et la psychologie principalement. Ces recherchess’inscrivent dans une réflexion plus large sur le goût et les émotions et proposent uneanalyse de ce que Christian Bromberger (1998) appelle les « passions ordinaires ». Elless’appuient sur l’observation de phénomènes sociaux variés allant de la collection(Derlon et Jeudy-Ballini, 2008) à la participation à des événements collectifs comme unevente aux enchère (ibid.), un concert (Saumade, 1998) ou un match de football(Bromberger, 1998) ainsi qu’à l’utilisation de nouveaux espaces de sociabilité pouréchanger des informations et se documenter (Béliard, 2009).

2 Parmi l’ensemble de ces travaux, un nouveau champ se dégage en France depuis le

début des année 2000, toujours dans la continuité de recherches menées en Angleterreet aux Etats-Unis, se consacrant aux groupes de fans de musique, de musiciens, oud’artistes. Ces recherches amènent, dans la lignée des écrits de certains sociologues(Hennion, 2007), à construire une réflexion sur les spécificités du goût et de la passionpour la musique et à élaborer des définitions contrastées des « être fan » et « êtreamateur » dans ce contexte. Elles oscillent sans cesse entre, dans la lignée de PierreBourdieu (1979), la description d’un fan aliéné, emblème des effets pervers de la sociétédu spectacle sur le consommateur de biens culturels, et la mise en avant d’un fan« braconnier » (De Certeau, 1990), acteur de sa passion et agent de son propreengouement. Dans cette deuxième tendance, des travaux proposent alors de seconsacrer à l’analyse des conversations entre les amateurs (Lizé, 2009), des textes qu’ils

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produisent, et des processus d’identification qu’ils mettent en œuvre parl’intermédiaire de leur passion et de l’artiste qu’ils adulent (Le Bart, 2000).

3 Face à cette multiplication d’écrits sur les amateurs de musique, il est alors intéressant

de noter que l’anthropologie est souvent restée en marge du phénomène. En effet, alorsque plusieurs projets collectifs s’intéressent au processus de transnationalisation despratiques musicales et que l’anthropologie de ces mêmes pratiques tend à devenir l’undes champs les plus dynamiques de notre discipline, il reste surprenant que les fans oules amateurs soient rarement cités dans les études et qu’ils soient peu pris en comptedans les processus analysés. Pourtant, tout, chez les groupes de fans de musique,semble en faire un objet propice à l’analyse anthropologique. En tant que spectateurs etauditeurs, tout d’abord, les fans, proposent, dans les discours et représentations qu’ilsélaborent de leur passion une vision analytique de leurs propres parcours. Ilsaccompagnent leurs paroles d’actes tangibles comme des participations à des concertspermettant la réalisation d’ethnographies précises. Ensuite, en s’organisant encommunauté, les fans sont les acteurs de relations sociales complexes, relations decamaraderie, luttes de pouvoir, hiérarchies, depuis bien longtemps au cœur desanalyses de l’anthropologie politique et des études sur l’organisation sociale. Enfin, ense réunissant de plus en plus en réseaux, les fans s’intègrent de plain-pied dans unmonde globalisé que les anthropologues contemporains aiment à théoriser et oùcollectivement ils élaborent des processus d’identification et d’appropriation.

4 Consacré aux groupes de fans de Prince2 en France, ce travail de recherche et cet article

entendent inscrire la discipline anthropologique dans le champ des études sur les fanset engager les prémices d’une réflexion sur la construction d’une anthropologie du fan.Je me propose donc d’utiliser les outils méthodologiques de l’anthropologie, l’enquêtede terrain de longue durée, l’entretien, le récit de vie, pour m’intéresser auxdynamiques de construction des communautés de fans de cet artiste à l’échellenationale et transnationale. L’enquête de terrain, menée depuis septembre 2009, seconcentre sur la réalisation d’entretiens avec des fans, à l’heure actuelle une trentaine.Ces individus ont été rencontrés par le biais de réseaux interpersonnels et parl’intermédiaire de plateformes virtuelles où ceux-ci entrent en relation. A côté de cesentretiens, le cœur de l’ethnographie repose sur l’observation de rassemblements etd’événements liés à Prince : programmation d’un film réalisé par Prince à lacinémathèque, concerts en région parisienne d’anciens collaborateurs del’artiste, enregistrement d’une émission de WebTV par un collectif de fans et bien sûrobservations pendant les concerts, dans les files d’attente, pendant les prestations etaprès celles-ci. Enfin, un travail important réside dans le déchiffrage des centaines depages Internet, sur lesquelles, à travers des forums ou sur leurs comptes Facebook, lesfans échangent des informations et débattent.

5 Dans ce travail, le terme fan sera utilisé avant tout comme une catégorie vernaculaire.

Les individus rencontrés lors de l’enquête revendiquent ce statut et n’hésitent pas à sedéfinir eux-mêmes comme des « fans ». Pour eux, être fan revient à manifester unintérêt qu’ils qualifient parfois d’« excessif » pour un artiste. Ils se reconnaissent dansl’excès tout en insistant sur l’excellence du musicien qu’ils suivent, excellence quijustifie, selon eux, leur comportement. En ce sens, les fans deviennent alors desgroupes d’amateurs passionnés (Bromberger, 2002) dont l’auto-définition renvoie àl’acception du terme « fan » que propose Philippe Le Guern (2009) : ils témoignent d’unniveau d’engagement dans l’admiration supérieur à ce qui est habituellement attendu

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du public ordinaire et imprègnent leur modes de vie et habitudes de cet engagement.Par ailleurs, les fans de Prince évoqués dans cet article sont des individus qui sontsouvent liés par des réseaux d’interconnaissance, interagissent et se retrouventrégulièrement physiquement ou sur des plateformes virtuelles. Outre un intérêtprofond pour la musique de l’artiste qu’ils adulent, leur « être » fan est également unepratique partagée et collective qui les rassemble dans ce qu’ils appellent parfois leur« communauté ».

6 Le présent article entend partir d’une retranscription ethnographique retraçant les

activités de groupes de fans de Prince français lors de la venue de l’artiste en Europe en2009. A partir de cette retranscription, je proposerai une analyse des processus deconstruction des communautés de fans en insistant sur les parcours des acteurs ainsique sur certaines des relations et des hiérarchies qui s’opèrent à l’intérieur de leursgroupes.

Une tournée européenne

7 Tout commence en juin 2009. Depuis sept ans, Prince n’avait pas donné de concerts à

Paris. L’impatience se fait ressentir au sein des groupes de fans français côtoyés et c’estavec enthousiasme qu’ils accueillent une « rumeur »3 prometteuse diffusée de bouche àoreille et sur Internet. En effet, à cette époque, un concert à l’Olympia4 semble êtreenvisagé. Les pages des forums Internet spécialisés se multiplient rendant compte de lanouvelle et débattant de la probabilité ou non d’un tel événement. Les fans rencontréslors de notre enquête échangent courriels, SMS et coups de téléphone. Ils cherchent àobtenir confirmation de l’information en se référant à des individus qu’ils nommentleurs « contacts ». Certains appellent un ami travaillant à l’Olympia ; d’autres serendent dans un magasin spécialisé pour interroger le personnel de la billetterie.Certains contacteront directement le tourneur de Prince en Europe pour tenterd’obtenir des précisions. Toutefois, après quelques jours de circulation intense de larumeur, celle-ci est finalement démentie. Plusieurs individus prennent la parole sur unsite Internet consacré à l’artiste et dressent la conclusion suivante : la date prévue pourle concert approche. Il semble que les billets auraient déjà été mis en vente si laprestation avait bel et bien lieu. L’information, non avérée, est donc définitivement àclasser dans la rubrique des « fakes ».

8 Le mois suivant, au début juillet, une nouvelle rumeur apparaît concernant cette fois-ci

la venue de Prince au festival de jazz de Montreux. Le programme du festival n’affichepas de concert de clôture et la date du 18 juillet est accompagnée de la mention TBA (To

be annonced). Ceci est immédiatement interprété comme l’annonce de la venue dePrince au festival, qui par ailleurs y avait déjà joué en 2007.

9 Certains fans français s’organisent déjà en prévision, réservent des chambres d’hôtel et

achètent leurs billets de train. Montreux ne se situe qu’à quelques heures de train deParis. Il est aisé d’assister à cet événement. Le 10 juillet, le concert est finalementannoncé officiellement par Claude Nobs, programmateur du festival. La rumeur devientune information viable et il s’agit alors de s’assurer de la possibilité d’assister auconcert.

10 Les places pour les concerts de Montreux sont mises en vente deux jours plus tard.

Prince fera deux prestations, à 19h et à 22h à l’auditorium Stravinsky. Les concertspourront être suivis d’une afterparty au Jazz Café. Les fans comptant se rendre à

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l’événement achètent leurs billets sur Internet. Certains font spécialement ledéplacement à Montreux pour se procurer leurs sésames au guichet. Ceux-ci s’écoulenten quelques dizaines de minutes. Les pages des forums Internet consacrés à Princes’emplissent de messages dans lesquels des membres cherchent à s’échanger des places,à en revendre ou à en obtenir de nouvelles.

11 Le 18 juillet au matin, plusieurs dizaines de personnes se retrouvent à la Gare de Lyon.

Tous ont des billets pour les deux concerts. Au wagon bar, les discussions sur Princevont bon train. Chacun a des expectatives sur le concert. Des articles de presse suissesont été mis en ligne par des fans de Genève. Sur leurs téléphones, les fans lisent lesarticles en question. Prince y annonce un concert d’orientation jazz, ce qui provoquediscussions et débats. Qu’entend-il par là ?

12 Arrivés à Montreux, tous se dirigent vers l’auditorium Stravinsky et se placent dans

une courte file d’attente. L’attente durera plusieurs heures. Entre les deux concerts, lesfans présents manifestent pour la plupart leur enthousiasme. Ils ont grandementapprécié la prestation. En revanche, ils se plaignent de l’organisation du concert etdéplorent l’attente qu’ils jugent interminable. A la fin de la soirée à l’auditoriumStravinsky, ils se dirigent vers le Jazz Café pour attendre l’hypothétique troisièmeconcert de l’artiste. Prince ne jouera pas. Il viendra simplement saluer la foule.

13 A l’issue du concert de Montreux, les rumeurs ne se taisent pas pour autant. Prince est

paraît-il à Lisbonne. On raconte qu’il viendra bientôt à Paris et l’éventualité d’unconcert à l’Olympia est ravivée. Les enregistrements pirates (bootlegs ou boots) desconcerts de Montreux commencent à circuler sur Internet. Sur les chats, les débats surles concerts sont vifs et parfois assez conflictuels.

14 Malgré la ténacité des rumeurs, il faudra attendre le 10 août pour qu’une série de

concerts soit annoncée non pas à Paris mais à Monaco. Prince fera donc deuxperformances à l’Opéra le 13 août, ainsi qu’une prestation au Sporting Club le 16 aoûtdont le billet s’élèvera à 500 euros. D’un commun accord, la plupart des fans se rendantà Monaco décide de faire l’impasse sur le concert du Sporting. Ils partent toutefois pourla principauté, avec dans leurs valises leurs vêtements de circonstance. Ils vont àl’opéra. Certains annulent leurs vacances pour financer leur séjour dans la principauté.Les concerts de Monaco sont globalement appréciés. Les morceaux interprétés parl’artiste, la set list, sont salués. Morceaux rarement interprétés, ils ne sont souventconnus que de ceux qui se considèrent comme des « spécialistes ». A nouveau, lesenregistrements illégaux sont disponibles et téléchargeables sur Internet.

15 Septembre 2009, de nouvelles rumeurs apparaissent ; un fan américain, Dr.

Funkenberry, annonce sur son site Internet la venue de l’artiste à Paris. Pendant unmois et demi, les téléphones ne vont cesser de sonner, les chats sur Internet seront sanscesse mobilisés pour annoncer de très nombreuses rumeurs, souvent contredites dansla journée.

16 L’Olympia d’abord revient au goût du jour. Les circuits des fans de Prince annoncent

déjà des dates de concert et de mise en vente des places devant la salle. Les journalistesliés aux réseaux de fans confirment la nouvelle. Prince est en négociation. Finseptembre, la possibilité d’un concert à l’Olympia semble toutefois à nouveau tomber àl’eau.

17 Nouvelle information provenant du Dr Funkenberry, Prince fera un concert dans la

capitale française dans un lieu chic. Les fans rencontrés lors de cette enquête se

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précipitent sur Internet et font la liste des lieux « select » qui organisent des concerts :la Salle Pleyel, la Sainte Chapelle, la Mutualité, le théâtre du Châtelet. Finalement, unenouvelle information semble s’officialiser. Prince jouera au théâtre du Châtelet lepremier octobre. Il fera également une prestation au Grand Journal de Canal Plus le 8du même mois. Les fans commencent à contacter la chaîne de télévision pour obtenirdes entrées.

18 Toutefois, Prince n’arrivera en réalité à Paris que le 2 octobre pour la Fashion week5.

Pour l’occasion, les sites Internet se recouvrent de photographies de l’artiste assistant àdes défilés de mode et les fans scrutent les articles de journaux retraçant sesdéplacements dans la capitale. Il va jouer c’est sûr, mais où et quand ? En prévision,certains fans décalent des semaines de vacances ou des voyages d’affaire à l’étranger.

19 Finalement, le 7 octobre, la presse annonce que l’artiste se produira au Grand Palais le

12 octobre pour deux concerts, le premier à 17h, le deuxième à 22h. Les places ne sontpas encore en vente et on ignore quand elles seront disponibles. L’excitation se ressentà nouveau dans les conversations. Prince aura réussi à surprendre tout le monde.Personne ne s’attendait à un concert au Grand Palais. Par ailleurs, de nouvelles rumeurscommencent à voir le jour. Le tourneur de l’artiste aurait réservé La Cigale, une salleparisienne d’environ mille places pour une soirée promotionnelle le 13 octobre.

20 Le 8 octobre au matin, de nombreux groupes de fans se rendent dans un magasin

spécialisé pour se procurer des billets pour les concerts du Grand Palais. Ils patiententplusieurs heures devant le guichet jusqu’à ce que le personnel de la Fnac leur annonceque les places ne seront en vente que le lendemain. Les acheteurs ne peuvent seprocurer que deux places par personnes. Ceux-ci s’organisent, se divisent en sous-groupes. Certains vont faire la queue en magasin, d’autres font le pari d’Internet. Unetroisième catégorie se déplace dans une boutique Fnac de province où l’attentes’annonce moins longue et les chances d’obtenir des places plus évidentes. Les placesseront finalement écoulées en 1h.

21 Le 12 octobre, jour du concert, les fans constituent une queue devant le Grand Palais à

partir de 8h du matin. Dans la file d’attente, les interrogations vont à nouveau bontrain. Quels morceaux Prince va-t-il jouer ? Qu’est-il en train de répéter ? Renato, sonpianiste, sera-t-il présent ? Lorsque finalement les fans entrent dans la salle, ils sontsouvent émerveillés par la beauté du lieu. Toutefois, ils s’annoncent d’ores et déjàinquiets pour la qualité sonore d’une prestation effectuée sous une voute de verre etd’acier. Entre les deux concerts, certains expriment vivement leur déception. Laprestation donnée par Prince ce soir-là est jugée trop « grand public ». Quelques unsn’hésitent pas à revendre leurs billets pour le deuxième concert. A la sortie du GrandPalais, plusieurs dizaines de fans resteront longtemps devant le bâtiment à discuter. Ledeuxième concert sera globalement plus apprécié que le premier même s’il laisse cheznombre d’individus un goût amer ; trop de « tubes », pas assez d’improvisations, desmusiciens accompagnateurs parfois contestés.

22 Le lendemain des concerts du Grand Palais, de nouvelles informations circulent. Une

soirée est annoncée à la Cigale, un courriel a été envoyé par l’équipe de Prince auxmembres de son site Internet « Lotus Flower ». Toutefois, la prestation de Prince n’estpas confirmée. Le programme annonce la présence de l’artiste et la venue de DJs. Tôt lematin, les textos fusent à nouveau et les fans s’organisent pour le soir même. Certainsdécident de ne pas y aller. C’est un showcase. Prince jouera vingt minutes au maximum.

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La place coûte 80 euros. Ils sont déçus des concerts de la veille. D’autres se rendent à LaCigale et patientent jusqu’à la mise en vente des places à 17h.

23 Dans la salle, jusqu’à 21h45, les fans présents ignorent si un concert aura bien lieu. Ils

observent toutefois ce qu’ils interprètent comme les signes avant-coureur d’uneprestation et se lancent dans ce qu’ils appellent des « théories » : « Si la cymbale de labatteuse de Prince a été placée en coulisse, c’est bien qu’il y aura un concert » ; « Si unmessage venant de l’équipe de Prince a été envoyé aux fans ce matin, c’est bien quecelui-ci a l’intention de jouer dans la soirée ». A 21h45, l’assistante de Prince, que lesfans reconnaissent, vient déposer un document retraçant une liste de morceaux (set list)sur la scène. Il semble alors clair que l’artiste va jouer. A 22h, le concert commence. Laprestation durera près de trois heures. Trois jours plus tard, les enregistrements desconcerts seront disponibles en téléchargement gratuit sur Internet. Les fans entrerontdans un débat violent sur la qualité du concert de La Cigale opposant massivement ceuxqui y ont assisté et ceux qui ne s’y sont pas rendus.

24 Dernier rebondissement, le 14 octobre, Prince effectue une prestation au Grand Journal

de Canal Plus6. Certains fans parviennent à assister à l’émission. A l’issue de laprestation, de nouvelles rumeurs circulent. Prince devrait jouer ce soir dans un club. Legroupe de fans présent se disperse dans Paris. Certains vont au Bataclan ; d’autres auNew Morning ; quelques uns au Palace. Accrochés à leurs téléphones portables, ilscommuniquent entre eux pour s’échanger des informations, dresser des hypothèses etmener leur enquête. La rumeur d’un concert au New Morning sera la plus tenace.Jusqu’à 2 heures du matin, une cinquantaine de fans attendront l’annonce d’unhypothétique concert dans un bar situé en face de la salle.

Parcours de fans entre disques, concerts et aftershows

25 Nous le voyons, les quatre mois qui ont séparé la prestation de Prince à Montreux et à

La Cigale ont été le temps d’une communication incessante entre les fans. Des rumeursont circulé, une nouvelle au moins chaque semaine. Les fans ont constamment débattusur les habitudes de leur artiste préféré et sur les possibilités de sa venue en France. Ilsont également échangé avec des fans américains, hollandais et italiens lors desconcerts, ont, par Internet, entretenu des relations avec des individus travaillantdirectement avec l’artiste mais aussi avec ses musiciens notamment via des réseauxsociaux comme Facebook.

26 Par ailleurs, la venue de Prince à Paris a donné lieu à quelques confrontations entre

fans et à une contestation importante de Prince lui-même quant à la qualité de samusique et de ses prestations. Les concerts du Grand Palais ont été, de manière quasiunanime, jugés défavorablement. Le 12 octobre au soir, à la sortie du Grand Palais,certains dépités n’hésitaient pas à décrire Prince comme un artiste fini, « has been ».Dans un effet de contraste saisissant, le lendemain, la sortie du concert de la Cigale,rassemblait des groupes de fans en pleurs, criant leur bonheur et décrivant à nouveauleur idole comme le plus grand artiste du XXème siècle.

27 Ces événements marquent bien l’existence d’un microcosme des fans de Prince avec sa

propre structuration, ses codes et son mode de fonctionnement. Il se construit autourde réseaux locaux et nationaux et lient des individus divers dans des relationscomplexes et sans cesse redéfinies. Ce microcosme a, par ailleurs, également uneconfiguration transnationale. C’est en réalité une sorte d’organisme dans lequel

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plusieurs individus sont représentés allant des fans français et étrangers aux tourneurset managers, des journalistes spécialisés à l’artiste lui-même et ses musiciens, quientrent en communication via Internet et via la diffusion intense d’informations.

28 Lorsqu’ils se rencontrent, les fans de Prince français aiment à relater leur découverte

de l’artiste. Ces récits « du devenir fan », si importants dans les réseaux de sociabilitéqu’ils constituent, me semblent être des clés pour appréhender les relations des fans àl’artiste, leur appréciation de sa musique et leurs rapports au monde7. Dans le cas quinous intéresse, il nous apparaîtra que les concerts évoqués dans le précédent récit,Montreux, Monaco, le Grand Palais et la Cigale, s’insèrent pour les fans dans desparcours allant de la découverte de l’artiste à leur familiarisation avec ce qu’ilsconsidèrent comme les différentes facettes de son art. Ce faisant leur répercussion ausein des groupes de fans n’est analysable qu’une fois replacée dans ce contexte.

29 Le parcours type du « devenir fan » de Prince comprend plusieurs étapes. Ce parcours

constitue une carrière au sens où Howard Becker (1988) l’entend. Les étapes qui leconstituent ne sont pas forcément franchies dans le même ordre par tous en revancheelles sont toutes considérées comme nécessaires pour que le fan puisse se revendiquercomme ce qu’on appellera un « hardcore ». Les fans rencontrés dans le cadre de cetterecherche tendent à décrire leur rencontre avec l’artiste comme un événementprogressif traversé par une phase de remise en question. Voilà ce que nous dit Alex8 :

« Un soir en 1988, il y a le concert de Lovesexy à Dortmund qui est diffusé en directsur NRJ. Je sortais ce soir-là. Au moment de sortir, j’ai mis une cassette dans machaîne hi-fi. J’ai enregistré 45 minutes du concert comme ça au hasard. Un peu surla foi de ce que me disaient mes copains de lycée. Je me rappelle quand je suisrentré de soirée, j’allume la radio et je tombe sur le concert. C’était Purple Rain. Mapremière réaction, ça a été de me dire c’est nul il ne joue pas comme sur l’album.J’avais l’esprit formaté. Le mardi suivant, donc trois jours après, au moment departir au lycée, je mets la cassette dans mon walkman et là je me mets à écoutervraiment. C’était assez incroyable. Ca m’a explosé l’esprit. Tout ce côté formatageque j’avais. J’attendais que Purple Rain soit exactement comme sur l’album. Tout çavolait en éclats en une seconde. Le son live, la puissance… Il m’a fallu beaucoup detemps pour pouvoir mettre des mots sur ce que j’avais vécu. C’était vraiment unerévélation. C’est comme si je voyais avant la musique comme une bande dessinée ennoir et blanc et d’un seul coup ça passait en trois D et en couleur. Un truc paspossible. A partir de là, il m’a fallu tous les albums » (Entretien avec Alex, Paris,octobre 2009).

30 Après la phase qu’ils analysent comme celle de la découverte, les fans entrent

généralement dans une période qu’ils qualifient d’ « ascétique »9, ou de « boulimique »et au cours de laquelle ils n’écoutent plus que la musique de Prince. Ils deviennent alorsdes collectionneurs et n’hésitent pas à se décrire comme « obsessionnels ». Cettepériode est marquée par l’acquisition des albums réalisés par l’artiste les annéesprécédentes. Pour eux, il s’agit également de se lancer dans la recherche de raretésdisponibles chez les disquaires spécialisés : les maxi 45 tours dans lesquels on retrouvedes versions allongées des morceaux figurants sur les 45 tours, les albums produits parPrince sous des pseudonymes et interprétés par d’autres artistes et surtout les premiersvinyles et cassettes dits pirates ou bootlegs rassemblant des morceaux inédits et desconcerts enregistrés.

31 Cette phase de quête « boulimique » est également souvent celle où les fans découvrent

pour la première fois leur artiste préféré sur scène. Rares sont effectivement ceux quiont entendu la première fois le musicien lors d’une prestation scénique. La plupart a du

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attendre, rêver de ce premier concert. Pour les fans rencontrés, le concert constituealors souvent un deuxième choc. Il renforce la période d’ « ascétisme ». Pour Maël, laparticipation au concert de Prince au Zénith en 1986 est l’événement qui a changé savie :

« Le rideau tombe. Prince torse nu sur scène et là, t’imagine, qu’il y a un mec avecun scalpel qui t’ouvre le cerveau. Et là… j’ai vu la vierge. J’ai vu la vierge. Je mesouviens. Pur dépucelage. Dans ta tête, ça active un truc qui n’avait jamais étéactivé jusque là. Je suis sorti sonné » (Entretien avec Maël, Paris, décembre 2009).

32 Ayant assisté à un ou plusieurs concerts, possédant tous les albums officiels ainsi qu’un

ensemble de cassettes ou de compact discs de concerts bootlegs, les fans considèrentqu’ils ont encore une dernière étape à franchir avant de pouvoir prétendre connaîtreles différentes facettes de l’artiste. Cette dernière étape sera franchie par certainsd’entre eux en 1993, lorsqu’à l’issue d’un concert à Bercy dans une salle de 25000spectateurs, Prince fait, dans la nuit, un concert au Rex Club devant quelques centainesde personnes. L’aftershow événement central dans la mythologie construite par etautour de l’artiste est pour beaucoup une nouvelle quête, comme si un aspect de Princeet de sa musique, celui considéré comme le plus « authentique », n’était visible quedans cette configuration du concert intimiste.

33 Les fans se rappellent alors précisément le parcours pour obtenir l’information du lieu

du concert et leur sensation lorsqu’enfin ils purent assister à une prestation de ce type.Marie se souvient :

« Le Rex. Premier aftershow en 1993. Je savais que c’était un pur musicien et tout.Mais là…je me le suis pris en pleine gueule. Et en plus, le fait d’être dans cet endroit-là si petit, c’était fou ! On a foncé au Rex Club. On a fait la queue et quand on estrentrés, c’était comme un rêve. Dans les petits escaliers du club on s’est tous mis àhurler » (Entretien avec Marie, Paris, octobre 2009).

34 Chez les fans de Prince la participation à un concert dit aftershow prend donc une valeur

symbolique importante. Pour Marie, c’est un rêve qui se concrétise le temps d’unesoirée. Pour d’autres, comme pour Aline, il s’agit de la récompense d’années« d’ascétisme princier » lors desquelles le fan n’écoute que son artiste préféré et seconsacre à sa collection :

« Le Rex, c’était surnaturel. Je me sentais extrêmement privilégiée d’être là. Et enmême temps, je trouvais ça normal parce que je suivais quand même le mec depuisdix ans. Je connaissais tout par cœur. C’était une belle récompense » (Entretien avecAline, Paris, décembre 2009).

35 Enfin et surtout, pour les fans, l’aftershow est l’occasion d’entrer dans ce qu’ils

imaginent comme un contact étroit avec l’artiste. Ils pensent l’y voir sans artifice,espèrent croiser son regard et faire tomber les barrières les séparant de lui. Cettetentative si courante chez les fans de se rapprocher le plus possible de leur artistepréféré, de mettre en place une relation sans médiation (Sandvoss, 2005 : 61) est doncdans le cas des fans de Prince indissociable de la participation à un aftershow. Assister àun aftershow, c’est faire l’expérience de la proximité et parachever ainsi son parcoursdans la découverte de l’artiste.

36 En 2009, le concert donné par Prince à La Cigale, bien qu’il ne soit techniquement pas

un aftershow puisque organisé le lendemain des prestations du Grand Palais et non dansla foulée, sera rapidement auréolé d’une réputation similaire à celle de la prestation duRex Club. Intime, en comité restreint, il constitua pour les fans une soirée de proximitéavec l’artiste.

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37 Chez les fans, ce sentiment d’entrer, à travers les prestations en aftershow, dans

l’intimité de l’artiste s’accompagne de la certitude que celui-ci, lors de ces prestations,n’entendrait s’adresser qu’à un type particulier de public : ses fans dits « hardcore » quile suivent depuis des années. Le concert de la Cigale, organisé dans une petite salle enparallèle du concert dit « officiel », annoncé à la dernière minute, et agrémenté demorceaux empruntés aux répertoires les moins connus de l’artiste (ce que les fansappellent parfois le back catalogue) est alors décrit comme une prestation « pour lesfans » s’opposant aux shows « grand public », vastes « suite de tubes et de hits » duGrand Palais. Voici retranscrits les propos de deux fans qui élaborent clairement cetteopposition entre concerts « grand public » et prestations « pour les fans » :

38 Sur un site Internet spécialisé, le fan au pseudonyme Thebeautifu1one donne son avis

sur les prestations du Grand Palais :

« Aucun ressenti musical mais j’ai aimé. J’étais content d’être là, un travail de pro,formaté, calibré. Aucune émotion. Rien de novateur. Deux shows pour un autrepublic, je n’étais pas la cible mais je pouvais m’en douter. »

39 De son côté, Lovesexy insiste sur la différence qu’il juge radicale entre les concerts du

Grand Palais et celui de La Cigale :

« Prince m’a attrapé et m’a giflé pendant 2h45 ! ! ! ! Le contraste avec l’expériencesonore de la veille est d’une telle violence. Le 12/10/09 est définitivement entrédans l’Histoire princière. Point de touriste hier soir. Les gens en visite étaient tousau Grand Palais dimanche. Par contre, une Cigale surchauffée en totale communionavec l’artiste qui a clairement pris un pied monstre à voir que Paris avait répondu àsa déclaration d’amour. On a vécu un truc énorme. »

40 Pour les fans de Prince, l’aftershow constitue donc une expérience cruciale dans leur

parcours. D’abord, il vient renforcer leur adoration pour l’artiste en les récompensantd’années d’écoute attentive de sa musique. Ensuite, il constituerait le parachèvementde leur découverte des facettes multiples du musicien qu’ils adulent. Enfin et surtout, ilfait d’eux des « fans hardcore » ayant assisté à une prestation vécue comme leur étantdestinée. Lors du passage de Prince à Paris en 2009, du jour au lendemain, les fansconnurent donc deux émotions contradictoires. Assistant tantôt à un concert « grandpublic », tantôt à une prestation qu’ils jugent « pour les fans », ceux-ci se sentirent,dans un premier temps oubliés par l’artiste et dans un second, membres d’unecommunauté d’élus reconnue, appréciée et récompensée par Prince. En attenteconstante du nouvel aftershow, les fans rencontrés sont ainsi en quête de ce sentimentd’élection. Il s’agit de vivre toujours et encore cette expérience et d’augmenter par làmême son capital symbolique à l’intérieur du groupe.

La « communauté » des fans de prince

41 En France, ce que les fans nomment « leur communauté » rassemble majoritairement

des hommes, qui étaient adolescents ou jeunes adultes entre 1984 et 1992, c’est-à-direau moment où Prince constituait en France une figure médiatique importante. Ilsappartiennent aux classes moyennes voire aisées pour la plupart. Il s’agitessentiellement d’un public urbain qui se disperse dans les principales métropolesfrançaises. Le travail de recherche évoqué ici concerne principalement les fansparisiens.

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42 Jusqu’à l’avènement d’Internet, la communauté est régie par deux pôles concurrentiels.

Un premier organise des soirées dansantes dans des discothèques parisiennes. Sesmeneurs sont les médiateurs d’un espace sur le minitel dans lequel ils rendentpubliques des informations sur les tournées et permettent aux fans de s’échanger despirates. Certains représentants de cette organisation sont également pendant quelquesmois les propriétaires d’une boutique spécialisée dans le 10e arrondissement de Paris.

43 Le deuxième pôle est lui aussi basé à Paris. Il se concentre autour de la publication d’un

fanzine et de l’organisation de déplacements lors des tournées de Prince en Europe.C’est d’ailleurs suite à l’organisation d’un déplacement que l’association disparaît en1993. Tout au long des années 1980 et 1990, ces deux pôles de la communautéentretiennent des relations tendues et rechignent parfois à s’échanger lesinformations.

44 Depuis 2003, la plupart des fans de Prince se rencontrent sur un forum virtuel sur

Internet. Ce forum a été créé par Maël, un ancien membre d’une des premièresassociations, le plus jeune de cette génération de pionniers. Le site se divise entre lespages personnelles de Maël où il revient sur son propre parcours de fan de Prince et oùil décrit des événements auxquels il a assisté, et un forum au sein duquel des sujets liésà Prince sont discutés par les membres.

45 Aujourd’hui, le forum rassemble cinq mille membres parmi lesquels une minorité

intervient pendant les discussions. Les sujets de discussions sont variés. Ils peuventaller de la question sondage type « Quelle époque de la carrière de Prince préférez-vous ? », « Quel est votre groupe préféré ? », « Seriez-vous fan si Prince était unefemme ? », « Qu’est ce qu’être fan de Prince ? », à l’interrogation pointue sur samusique, « Quel est le jeu de guitare choisi pour la version live de Purple Rain en 1984au First Avenue Club ? », « Quelles constructions rythmiques trouve-t-on dans lemorceau Sexy MF ? » ou au simple échange d’informations de ce qu’on appelle ici lesnews : une mention de Prince dans la presse musicale française, des rumeurs deconcerts, l’annonce de la sortie d’un nouveau single.

46 Chaque membre du forum possède un pseudonyme qu’il utilise lorsqu’il se connecte. La

quasi totalité des « pseudos » utilisés sont liés à la carrière de Prince : Lovesexy, PurpleKiss, Calhoun Square ou Charade (qui est le nom d’un album illégal de morceauxinédits, sorti officieusement dans les années 1980). Pour le bon fonctionnement duforum, Maël, l’administrateur est épaulé par des modérateurs. Ceux-ci ont la possibilitéde clore un sujet qui provoque des débats houleux entre les internautes. Leur avis faitégalement figure d’autorité, leurs prises de parole étant souvent suivies de plusieurstémoignant de l’approbation des lecteurs. Depuis quelques années, les participations deMaël sur le forum se font de plus en plus rares. Il a donc décidé d’accorder une placeprépondérante aux modérateurs. Toutefois, ses prises de position sont égalementrarement remises en question par les membres du forum.

47 A côté du forum, on trouve aujourd’hui, un groupe de fan plus diffus qui tend à

revendiquer son indépendance vis-à-vis des internautes. Ils accusent le forum d’avoirune vocation trop « clanique » et préfèrent communiquer entre eux sans user de ceportail.

48 Ces tensions entre membres et opposants au forum ont été particulièrement visibles

lors du passage de Prince au Grand Journal de Canal Plus en 2009. En effet, devant lestudio d’enregistrement, les fans assistant à l’enregistrement de l’émission se divisaient

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clairement en deux groupes. Deux listes avaient été transmises au service de presse del’émission ; la première rassemblant les personnes invitées par Olivier modérateur duforum ; et la seconde réunissant les proches de Cyril, lequel n’intervient jamais sur leforum et constitue son réseau autour de ceux qui partagent sa désapprobation enversles portails Internet.

Relations et hiérarchies

49 Parties prenantes de vastes réseaux d’interconnaissance, les fans de Prince rencontrés

lors de cette recherche insistent fréquemment sur les relations d’amitié qu’ils onttissées grâce à leur intérêt pour Prince. Lors des concerts ou des soirées dansantes, surles forums Internet, ils ont rencontré de nouveaux individus avec lesquels ilsentretiennent parfois des relations de camaraderie voire de franche amitié. Pour cesfans, ces relations les lient à des individus qui partagent leur passion et surtout lacomprennent. Avec ce type d’amis, les fans peuvent développer ce que l’une de mesinterlocutrices, Marie, décrit comme « des relations fortes » basées sur lacompréhension mutuelle.

50 Toutefois, ces relations d’amitié et de camaraderie ne doivent pas faire oublier le fait

que les groupes de fans de Prince français sont également les lieux de relationsconflictuelles, de tensions et de hiérarchies. En effet, dans la communauté des fans deprince, on trouve différents individus qui occupent des positions variées qu’ils peuventrevendiquer et mettre en avant selon les contextes. Il y a, par exemple, les pionniers,qui ont découvert Prince aux prémices de sa carrière ou plus souvent dans la deuxièmemoitié de la décennie quatre-vingt, les administrateurs des sites, qui comme Maël ontfait de ce qu’il appelle « l’organisation de la communauté » leur spécialité, lesmodérateurs, considérés comme des fans érudits et spécialistes qui archivent lesinformations et se revendiquent parfois comme des « historiens », les organisateurs desoirées, et bien sûr les « indépendants » qui refusent tout lien avec les fans du forum etles connexions qui les lient.

51 Pour ces individus, la question est ici d’obtenir une place au sein de la communauté et

surtout de manifester d’une manière jugée personnelle son engouement pour Prince etsa fandomie (Le Guern, 2009). Se constitue ainsi une structure hiérarchique qui, liée àdes règles tacites, permet à un individu de se revendiquer comme un « vrai fan ». Danscette définition du « vrai fan » ou fan « hardcore » plusieurs facteurs interviennent. Si laquantité est souvent valorisée, le nombre de concerts, d’aftershows ou de disques dans lacollection, le parcours personnel du fan, nous l’avons vu, le moment où il a découvertl’artiste ainsi que la narration qu’il propose de sa propre « carrière » interviendrontdans les processus de revendication ici engagés.

52 Toutefois, il semble qu’à côté de ces éléments, ce soit aujourd’hui souvent autour d’une

autre logique que la hiérarchie se fonde. Ici, le rôle de la rumeur et de la circulation desinformations s’avèrera absolument central.

53 Dans le récit ethnographique proposé plus haut des activités des fans lors de la tournée

européenne de Prince en 2009, nous avons vu comment ces événements ont été aucœur d’échanges constants d’informations entre les fans. Pour eux, il s’agissait alorsd’obtenir les nouvelles, de débattre de leur probabilité, de les diffuser et parfois de lestenir secrètes. La recherche d’informations est vécue comme une enquête, un jeu,alimentant les discussions et permettant de dresser des interprétations sur les

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habitudes de l’artiste admiré, les comportements qu’on pourrait s’attendre à le voiradopter. L’excitation face au concert annoncé et les conversations passionnéesconstituent des phénomènes concomitants qui sont sans cesse ravivés par ledéveloppement et la diffusion d’une nouvelle rumeur.

54 Cependant, derrière l’enthousiasme provoqué par l’obtention d’une information, la

quête de la nouvelle fraiche induit également des jeux de pouvoir auxquels certainsfans ne manquent pas de se livrer. En effet, pour les fans il s’agit de savoir si le musiciense produira ou non en France, d’obtenir l’annonce d’un concert suffisamment tôt poury être bien placé, c’est-à-dire dans les premiers rangs, idéalement au pied du microcentral, et surtout de ne pas louper une prestation surprise ou annoncée à la dernièreminute. Etre détenteur de l’information, pouvoir confirmer une rumeur place le fandans une position hiérarchique élevée. En effet, non seulement le fan s’assure ainsi desa propre participation à l’événement mais il peut également, en ayant la primeur de lanouvelle, décider ou non de la transmettre. Pour les fans, il s’agira alors de développerdes réseaux de sociabilité permettant d’avoir accès à l’information, de s’entourerd’individus qu’ils décriront alors volontiers comme leurs « contacts » ou leurs« ressources » pour pouvoir s’assurer la participation à des événements et l’acquisitiond’enregistrements illégaux.

55 En créant des hiérarchies, cette logique de circulation et de diffusion des informations

aura un impact profond sur l’organisation des groupes de fans. Certains, commeAdrienne, se font les échos de cette structuration, qu’elle qualifie de « pyramidale » :

« Quand tu es fan de Prince, tu gravis les échelons. Tu connais machin qui connaîtmachin. Tu construis ton réseau. Tu as en haut les personnes qui sont in the knowqui parfois basculent dans l’entourage de Prince. Manuela, c’était une fan de Princeavant de l’épouser. Elle est allée plus loin. Elle est passée de fan à membre de sonéquipe et à épouse. Il y a eu une bascule. Il y a en bas, les fans de base qui ont accèsà zéro info. Au-dessus, tu as ceux qui ont quelques contacts sympas et donc ontaccès à quelques infos. Ceux sont eux qui redonnent les infos à la masse. Au-dessustu as une strate de gens où tu commences à avoir des historiens, des gens quibossent sur Prince. Et au-dessus, tu as encore une strate de gens qui ont des liensdirects avec des gens qui travaillent avec Prince. Par exemple à ce niveau, tu avaisles modérateurs d’Housequake, les modérateurs de Prince.org. Ils sont en relationavec les gens qui travaillent avec Prince et avec les fans. Et puis au-dessus, tu as unedernière strate qui est constituée directement de gens qui travaillent avec Prince.Ils ont la fraîcheur des infos. L’info descend en cascade. Au fur et à mesure desannées, tu peux monter ou descendre dans les strates. Moi, j’étais dans la deuxièmestrate et puis j’ai tout abandonné. Je suis revenue par terre. Et puis j’ai fait mespetites affaires et je suis remontée. J’ai accès maintenant à certaines infos qu’on nerépète pas. On me demande parfois aussi de ne pas faire circuler des bandes pirates.Tout simplement pour que la personne qui a enregistré ne se fasse pas renvoyer parPrince » (Entretien avec Adrienne, Paris, novembre 2009).

56 Etre fan de Prince, c’est donc, outre être passionné par la musique de cet artiste,

développer un réseau qui permette d’obtenir les informations le plus tôt possible. Lesfans les mieux positionnés dans la hiérarchie sont indéniablement « ceux qui savent »et que l’on peut considérer comme des « personnes ressource ». Lors d’un aftershow oud’un concert dit intimiste, les fans participant sont alors souvent ceux qui peuventrendre compte d’un réseau efficace. Si le fan est présent, c’est qu’il a été tenu aucourant. Ce faisant, le capital symbolique de la participation à un concert comme celuitenu à La Cigale, sa place dans le parcours des fans, est renforcé par son rôle dans

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l’établissement d’une hiérarchie au sein de « la communauté des fans de Prince » elle-même.

57 Par ailleurs, les propos d’Adrienne insistent sur le fait que la structure pyramidale

qu’elle décrit à l’intérieur des groupes de fans relierait en réalité, par l’intermédiaire destrates, le fan à l’artiste lui-même. Ainsi, de la même manière que le fan qui participe àun concert intimiste cherche à vivre une relation de proximité avec son artiste préféré,celui qui accède à des informations et gravit les échelons dans la hiérarchie serapprocherait de Prince. Par conséquent, assister à un aftershow, c’est à la fois vivre unconcert dans l’intimité de l’artiste et s’affirmer comme étant en relation avec lui par lebiais d’une pyramide dans laquelle « l’information descend en cascade ».

Conclusion

58 Pour les individus évoqués dans cet article, l’appartenance à une communauté,

l’inclusion dans des réseaux constituent un aspect important de leurs vies de fan PourMaël, Adrienne ou Marie, être fan de Prince c’est certes apprécier, adorer la musique decet artiste mais c’est aussi être intégré dans un microcosme dont ils connaissent lescodes et les règles. S’il existe bien des fans plus solitaires, ceux que j’ai choisi de décrireici sont bel et bien « connectés » dans un ensemble de réseaux dont ils se revendiquent.Ils se considèrent comme les chainons d’une vaste toile et ils jouent eux-mêmes un rôledans la diffusion d’informations concernant leur artiste préféré.

59 Ainsi, par leur inclusion dans ces réseaux relationnels, les admirateurs de Prince

mentionnés ici s’imaginent en contact avec l’artiste. S’ils ne pourront, pour la plupart,jamais engager une conversation avec lui, si d’ailleurs certains d’entre eux prétendentne pas le désirer, ils sont toutefois les réceptacles d’informations qu’ils supposent quePrince ne souhaite diffuser qu’à ses fans. Par conséquent, les fans placés le plus hautdans la hiérarchie, « ceux qui savent », bénéficieront d’un capital symboliqueimportant en tant qu’individus situés, dans l’imaginaire, dans une plus grandeproximité avec l’artiste.

60 Ce sentiment de proximité recherché par les fans aura également pour répercussion le

désir chez certains de communiquer directement avec des individus travaillant avecPrince et en particulier avec les musiciens et collaborateurs de l’artiste. Souventconsidérés comme d’excellents musiciens, dont les carrières solos sont parfois connuesdes fans, ceux-ci sont également des intermédiaires qui permettraient de mieuxconnaître l’artiste adulé. Aujourd’hui par le biais d’Internet et en particulier deFacebook, les fans ont alors la possibilité d’entrer directement en contact avec cesindividus. Ils deviennent leurs « amis », peuvent dialoguer avec eux et leur poser desquestions.

61 L’un des défis d’une étude anthropologique des groupes de fans de Prince serait alors

de s’intéresser aux relations concrètes entretenues entre fans et personnesintermédiaires qu’ils soient musiciens, danseurs ou managers. Il serait alors questionde réfléchir à la nature des relations sociales établies à l’intérieur du super organismeconstitué par les fans de Prince et son entourage, produit à la fois d’une réalitésociologique et de la perception déformante d’amateurs qui toujours cherchent à serapprocher de l’artiste qu’ils adulent.

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NOTES

1. Il s’agit ici du titre d’un morceau de Prince contenu dans l’album New Power Soul. Lors de la

tournée du même nom, en 1998, pendant une prestation à la Brixton Academy de Londres, les

fans installés dans les premiers rangs se divisèrent en deux groupes, entonnant chacun à leur

tour la phrase titre « Freaks on this Side ! ». Il s’agissait de déterminer, à l’issue d’une

confrontation amicale, qui crierait le plus fort et serait le plus fou (freak).

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2. Prince est un musicien afro-américain né à Minnéapolis aux Etats-Unis en 1958.

Particulièrement populaire dans les années 1980, il est l’auteur, l’interprète et le producteur de

plusieurs albums ayant connu des ventes importantes en France : Purple Rain (1984), Parade

(1986), Sign of the Times (1987), Diamonds and Pearls (1991). Prince est également l’un des artistes

dont les enregistrements illégaux de prestations scéniques (les bootlegs) circulent le plus

massivement dans les réseaux de passionnés de musique. Ces enregistrements joueront un rôle

majeur au sein des communautés de fans.

3. La question de la rumeur est, nous le verrons, centrale dans la structuration des communautés

de fans de Prince. Pour les fans, il s’agit de prendre connaissance des rumeurs et de chercher

grâce à l’activation de réseaux interpersonnels à confirmer ou à démentir la nouvelle. Les

informations avérées seront alors indiquées sur les sites Internet par la mention « Rumeur

(confirmée) ». Les nouvelles démenties seront elles qualifiées de « fake » ou de « Rumeur (non

confirmée) ». Ainsi, dans les situations retranscrites ici, ce qui est appelé rumeur s’apparente

davantage aux commérages qui pour Christiane Bougerol (2010 : 133) possèdent toujours, à

l’inverse de la rumeur, une traçabilité. Pour une analyse anthropologique de la rumeur, dans un

tout autre contexte, voir Bonhomme (2009).

4. L’Olympia est une célèbre salle de concert parisienne. D’autres lieux de ce type seront cités

dans cet article.

5. Semaine de la mode, la Fashion week est l’occasion d’une présentation des nouvelles collections

des grands couturiers français et étrangers.

6. Notons que Prince s’était également produit la veille devant quelques dizaines de personnes au

studio de la radio RTL.

7. Dans son ouvrage consacré aux fans de Bruce Springsteen, Daniel Cavicchi insiste sur un

paradoxe constaté lors de son enquête de terrain. En effet, si les fans aiment à insister sur leur

« découverte » de l’artiste qu’ils adulent et sur les étapes de leur « transformation » en fans, rares

sont les auteurs qui dans leurs analyses évoquent cette dimension. Ainsi, les spécialistes se

contenteraient de réfléchir à l’ « être fan » et non pas aux dynamiques du « devenir fan »

(Cavicchi, 1998 : 41). Seules exceptions notables, Camille Bacon-Smith (1992) analyse son propre

parcours dans l’univers des fans féminins de la série Star Trek en tant qu’ « initiation » lors de

laquelle, novice, elle fut guidée à l’intérieur des coutumes de ce qu’elle appelle la communauté

(Cavicchi, 1998 : 41). De son côté, Cavicchi (idem) propose de considérer ce processus comme une

« conversion » aboutissant à la transformation radicale de l’individu, de son rapport à la musique

et de sa propre identité.

8. Les prénoms des individus cités dans cet article ont été modifiés.

9. Nombreux sont les auteurs qui ont proposé une analyse des groupes de fans sur la base d’une

analogie avec le phénomène religieux (voir, par exemple, Marcus, 1991, ou Segré, 2003). Les

réunions de fans, les concerts, sont alors explicités en terme de rituel, le rapport à l’artiste serait

proche de celui avec le divin dans un culte, les groupes de fans eux-mêmes présenteraient une

structure proche d’une communauté spirituelle. Toutefois, il nous semble que cette analogie, si

elle est tentante, risque de simplifier un phénomène complexe en le rapprochant abusivement

d’un domaine bien connu des sciences sociales. Comme le rappelle, Philippe Le Guern (2009 : 31),

parler de rituel, c’est utiliser un terme « élastique » et appauvrir l’idée que les fans se font de

leurs pratiques. En revanche, ce qui reste marquant lors de notre enquête de terrain, c’est

l’utilisation fréquente par les fans eux-mêmes d’un vocabulaire emprunté au religieux.

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RÉSUMÉS

Cet article présente des données recueillies lors d’une enquête de terrain menée à Paris auprès de

groupes de fans de Prince. A partir de la retranscription d’une série d’événements advenus lors

d’une tournée européenne de l’artiste en 2009, l’auteur analyse les processus de construction à

l’échelle nationale et transnationale de ce que les fans appellent leur « communauté ». L’article

s’intéresse aux processus d’entrée dans la « communauté », aux parcours des fans ainsi qu’aux

relations complexes et parfois conflictuelles qui les lient. Une attention particulière est portée à

la dimension hiérarchique de ces relations et au rôle de la rumeur dans la structuration de la

« communauté ». A terme, le texte invite à s’interroger sur la possibilité d’une analyse

anthropologique de ces groupes et sur la place que la discipline peut tenir dans une étude de la

fandomie.

INDEX

Mots-clés : fans, Prince, communauté, parcours, rumeur, hiérarchie

AUTEUR

PAULINE GUEDJ

Université Lumière Lyon 2, CREA, LAM

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Girls’ Game-Songs and Hip-Hop:Music Between the SexesKyra D. Gaunt

“Eeny meeny pepsadeeny / Oo-pop-pop-sa-deenyAtchi-catchi-liberatchi / I love you, tu-tu,

shampooSaw you wit your boyfriend, last night

W hat’s his name / Andy WhiteHow do you know?

I peeped through the keyhole, New—sy!Wash those dishes, Laz—y!

Gimme some candy, Stin—gy! Jumped out the window, Cra—zy!

Eeny meeny pepsadeeny / oo-pop-pop-sa-deenyAtchi catchi liberatchi / I love you, tu-tu,

shampoo”(Girls’ handclapping game-song practiced in

Philadelphia during the 1970s; see appendix formusical transcription)

1 This article (adapted from a chapter in my book the games Black Girls Play: Learning the

Ropes from Double-Dutch to Hip-Hop published by NYU Press, 2006) explores theremarkable and veiled connections found between girls’ musical game-songs - an oraland embodied tradition of same-age group play that includes 1) hand-clapping games,2) embodied cheers, and 3) double-dutch jump rope activities accompanied by a seriesof interchangeable rhymed-chants - and commercial songs recorded by male artistsover several decades. These separate, gendered spheres of musical activity are inconversation with one another, forming a dialectical bridge between children and adultculture, and vernacular and popular culture. These connections provide insights intothe social and distinctly gendered construction of taste1 in black popular songs andblack girls’ musical play.

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2 Fieldwork for this study was conducted from 1994 to 2002 through two sets of

networked connections. One from game-songs collected between 1994 and 1996 fromblack girls ages 9 to 13 that were located near the University of Michigan in Ann Arbor,where I attended graduate school. I discovered a diverse repertoire of game-songs fromassorted settings but it all began from overhearing a set of handclapping game-songsand cheers shared by twins in Ypsilanti, Michigan including an unfamiliar blues-basedversion of Miss Mary Mack. I was in part a native ethnographer of these games as I knewa related version of most of the game-songs but this one was totally new to me and itsparked my curiosity.

3 The second set of networked connections to game-songs came from solicited interviews

with seventeen African American women from the university community who rangedin age from eighteen to sixty-five, included undergraduates, graduate students andstaff, and reflected the regional variation or a diaspora of black girls’ play throughoutthe United States (I purposefully excluded women of Caribbean descent in this study).The eldest of the women interviewed was born in 1938. The youngest was born in 1982.Six of them had grown up in metropolitan areas and suburbs surrounding Detroit (thehome of Motown). The remainder came from Los Angeles, California; Chicago, Illinois;Memphis, Tennessee; Shreveport, Louisiana; Pittsburgh, Pennsylvania; Baltimore,Maryland; and the nation’s capital in Washington, D.C. The regional diversity includedthe Midwest, the East Coast, the South, and the West Coast allowing me to reflect thenational implications of these oral and kinetic traditions.

4 My intention was to create a context in which to interpret black culture across regions

shaped by female-gendered narratives, memories, and experiences. These womenshared their life stories through black musical interactions with females and males,which allowed a gendered analysis of musical blackness as well as a feminist reading ofperformance identity and culture.

5 The game-song Eeny meeny pepsadeeny (mentioned earlier), like several others, features

so-called nonsense language. This sonic expression is marked by dramaticallycontrasting timbres and the non-lexical manipulation of vowels and consonants. Thephrase “atchi catchi liberatchi” at first glance seems like children’s gibberish. However,it is actually a special linguistic code, a language game that conceals the meaning of theexpression “education liberation”. The dramatically contrasting timbres are furthernuanced by the assonance (internal rhymes) within each phrase. Similar linguisticcodes are consistent with certain “novelty” dance songs recorded by male artists foundin the jump-band jive of the Savoy Sultans in the 1940s, doo-wop from the 1950s, andlyrics in early rhythm-and-blues and rock ’n’ roll during the 1950s and ‘60s. Theopening flurry of language in Little Richard’s Tutti Frutti (“A-wop-bop-a-loo-bop-a-lop-bam-boom”) is probably the most well-recognized example of phonic manipulationthough there is no obvious hidden meaning. Early hip-hop culture reflects a similarpattern of manipulation for sonic expressiveness, making language a means of musicalexpressivity. The opening scat from the early hip-hop classic “Rapper’s Delight” isanother example. “I said-a hip hop, the-hippee, the-hippee to the hip-hip-hoppa yadon’t stop // the-rock it to the bang-bang-Boogie, say, up jump the-Boogie, to therhythm of the Boogie, the-beat”. Here, for instance, “the Boogie” refers to the “boogiedown” Bronx and the overall meaning is to start by shouting out the originatingsignificance of place in the emergent history of a new style of musical performance.This wasn’t nonsense. It was like “pig-Latin”, a way to speak to insiders from the Bronx

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with “rules” that would seem unfamiliar to outsiders of the culture while at the sametime linking the expression to earlier styles of scat, linguistic improvisation andsignified speech in black culture dating back to slavery.

6 There are several versions of Eeny meeny pepsadeeny. The one I am referencing here was

collected during my research from an interview with Nancy (b. 1963, Philadelphia). It isa typical handclapping game: instead of using both hands to create the underlyingpercussive texture accompanying a chant, the two girls performing the handclappinggame use only their right hands to create a four-beat cyclic pattern featuring threedistinct hand and body-slapping gestures. First, the pair slap the fronts (beat one), thenthe backs (beat two) of each other’s right hands, followed by a thigh slap (beat three),and a finger snap (beat four). This four-beat pattern repeats, creating a timeline ofdiverse timbres heard as a melodic or tonal pattern of high, middle, and low-pitchedsounds (clap-clap-thigh-snap= mid-mid-low-high).

7 After presenting this game-song at the University of Pittsburgh meeting of the Society

for Ethnomusicology in 1997, noted ethnomusicologist John Miller Chernoff recognizedthe chant from a doo-wop recording he owned. On the cassette copy he sent me, Idiscovered that a similar version of Eeny meeny pepsadeeny opened the recording sungby the Philadelphia-based doo-wop group known as Lee Andrews and the Hearts. In theonline All Music Guide, this group is recognized as “one of the finest R&B vocal groups ofthe 1950s,” and is further categorized as “Philly soul”2.

8 The group had two major hits. They hit number 11 on the R&B charts in 1957 with Long

Lonely Nights, on the Mainline label. Then, in 1958, they had their biggest hit: number 4on the R&B charts, with their release of Teardrops, which was picked up from Mainlinefor wider distribution on the Chess label (All Music Guide, http://www.allmusic.com, 05-May-2003). They were promoted in Philadelphia by disk jockey - and later, manager -Jocko Henderson on WDAS-Philadelphia and WWOV - New York as early as 1957, so is itpossible that the Philadelphia-based song titled Glad to Be Here (United Artists), the B-side of Why Do I? preceded and influenced the composition of a girls’ game-songpracticed in Philly Or did Lee Andrews & the Hearts imitate a locally-popular game-song that was known long before Nancy and her girlfriends performed it during the1970s? Interestingly, Lee Andrews (born Arthur Lee Andrew Thompson in 1938) is thefather of American drummer, hip-hop DJ, music journalist and record producer?uestlove or Questlove a.k.a. Ahmir Khalib Thompson (b. 20 January 1971). Questlove isbest known as the drummer and joint frontman of the Grammy Award-winning bandThe Roots, which now serves as the house band for Late Night with Jimmy Fallon.Compare the opening lyrics from Glad to Be Here, to the chant from Nancy’s childhoodversion of Eeny meeny pepsadeeny:

Lee Andrews (lead):“Say, Eeny meeny distaleeny / gooah my de comb-a-lee-naRatcha tachta boom-a-latcha / alla-ya-looThat means we’re glad to-a be here” The Hearts (chorus): (We’re really glad to be here)All:“Ladies and Gentlemen, a-children too.Here’s a five boys to do a show for youWe’re gonna turn all around/ gonna touch the ground Gonna shim-sham shimmy all around Gonna shim-sham shimmy all over the stage

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We gonna shim-sham shimmy when we get paid ...Eeny meeny distaleeny you are my da-comb-a-leeny Ratcha tachta boom-a-latcha alla-ma-dooIt means I’m really glad to be here”(Lee Andrews and the Hearts, 1957).

9 While the songwriting credits are attributed to Calhoun and Henderson (perhaps

Royalston “Roy” or Wendell Calhoun, who were members of the group, and diskjockey/manager Jocko Henderson), two other striking connections are present withinthese lyrics to girls’ musical play, which open the door for a discussion of thecompositional influence of girls’ games on popular recorded songs, and to the converse.First, the phrases “We’re gonna turn all around / we’re gonna touch the ground” are acommon chant accompanying double-dutch and single-rope play. Second, “shim-shamshimmy” recalls a segment of a handclapping game-song known as Hot dog or Down,

down baby, which I will discuss later. Perhaps the “traditional” or public domainperformance of girls’ games could be credited as the source of this song, performed byLee Andrews and the Hearts. The regional connection to Philadelphia between Nancy,Lee Andrews and Questlove of The Roots suggests a probable oral connection andgender dynamic where black girls’ musical play was influenced by the recorded songsof black male popular artists. At the very least, it suggests that popular music longbefore hip-hop was incorporating everyday, found sounds, or folklore, into itscompositional processes.

10 Still, what does this oral and kinetic intertextuality between girls’ musical games and

black popular songs say about the role of gender in the social construction of popularmusical taste (and other dynamics of power between the sexes), if, for example, girls’games were found to be influencing the compositional choices and production of maleperformances of black popular music from rhythm and blues to hip-hop? For amoment, let’s consider the unnoticed resemblances in musical approaches to speechplay and beats (like a rhythm section), as well as the repetition and revision that defineboth the kinetic orality of girls’ games and the cutting, mixing, and sampling of hip-hopDJs and producers, who tend to be male.

11 Girls’ performances of rhymed verse, which occur in unison choruses as well as in

individual expressions of identity within call-and-response formulas, are clearlyequivalent to the largely male, rhymed speech-play known as rapping and emceeing inhip-hop. Even the kinetic orality of creating, mimicking, and mixing familiar beats,performed as embodied percussive gestures in girls’ games, are equivalent, oranalogous to, the primarily- male technological practice on the turntables or in digitalsampling, where DJs and producers sample percussive breaks, familiar vocal hooks, andbeats or grooves, from previously recorded songs.

12 But how does this connection get hidden from view? The way that gender constitutes

social relations and metaphorically signifies relationships of power in black culture hasa great deal to do with this blind spot.

13 In a dissertation on singing games in Los Angeles, Carol Merrill-Mirsky asserts that

children’s music is influenced not so much by schooled learning, or the directinvolvement of adults, but rather by an informal network of learning to be musical,which is found in everyday and popular culture (Riddell, 1990: ix). Thus, analyzing theintertextuality between separate spheres of gendered musical activity should reveal

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significant processes that are in dialogue between everyday and popular culture, whichare not so obvious to us.

14 Uncovering the veiled intertextuality of vocal expression and musical embodiment that

too often is overlooked is critical to also understanding the discourse of gender at workhere. These game-songs offer a way to think about the production of popular musicaltaste through the lens of the relations between the sexes, which is rarely examined.Most studies focus attention on the performance of gender by one sex or another,rather than examining the dialectical relations of power and performance betweenfemales and males in musical contexts.

Hip-hop, gender, and community

15 The interpretive connections I discovered (and trace in this chapter) emerged from

moments of serendipity common in analyzing networked relationships across time andplace. It is a compelling story about the not-so-obvious oral and kinetic correlationsbetween elements of African American girls’ musical play, and elements of AfricanAmerican popular music performed by men, from popular 1950s rhythm and bluessongs to chart-topping hip-hop songs.

16 The everyday practice of girls’ games trains or socializes them into an embodied and

communal sense of identity through the in-body formulas associated with blackness,but this does not explain why girls (and later, women) take a backseat role in masspopular-music production. Girls’ attraction to the opposite sex - including the care-taking roles many low-income daughters assume for their siblings while parents work,the significance of teenage pregnancy, and the raising one’s own children sometimes ata young age - may be contributing factors. With few exceptions, girls tend to stopplaying their musical games sometime between the onset of puberty and the end ofadolescence. As they depart from these games, girls appear to become primarilyconsumers (listeners and dancers), rather than producers (primary agents ascomposers and performers) of popular musical and cultural activity, even though thegames they once played closely resemble aspects of hip-hop practice and other forms ofpopular song.

17 When I first began to make a connection between girls’ games and hip-hop, I assumed

that this suggested that girls were simply learning - or teaching themselves - how tobecome good listeners. While this is plausible, I came to believe that girls’ games wereactually a primary resource for the construction of black popular taste, and that theirpractices were exploited because they occupy the public domain where copyright androyalties are not assigned or assumed. Simply put, black girls’ musical practices arerelegated to an insignificant sphere as children’s play and culture. Girls’ game-songsare used and co-opted in an adult domain of commercial production dominated byblack men searching for the perfect beat to signify their turf of blackness while alsoappealing to mass commercial tastes for black dance music or a top 40 hit.

18 Over a significant period of sharing stories from my interviews with colleagues and

friends, and listening to various songs mentioned in these interviews, I discovered atrail of mass-mediated popular dance songs performed by male artists that correspondto a trail of popular handclapping games and cheers featured in African American girls’play. In one case, the rhyme and performance of Mary Mack appears to precede a mass-mediated recording that usefully borrows material to engender social interaction

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around a provocative dance in the early 1960s, known as the Dog. In another case, ahandclapping bridge and a cheer are apparently based on popular hits associated withMichael Jackson when he was an emerging teenage heartthrob.

19 There are other, more ambiguous cases where the direction of influence is not so

apparent. Taken together, these cases are evidence of the various levels and directionsof transmission that constitute a dialectic of the popular production, facilitated bykinetic orality, that exists between the games black girls play, and hit songs by maleperformers, from rhythm and blues in the late 1950s to rap and hip-hop in 2000 andbeyond.

Down, down baby / Down your street in a Range Rover

20 The most recent connection I found between girls’ games and hip-hop involves the

game Down, down baby, also known in some circles as Hot dog, which points to thesuggestive hip rotation that accompanies this word in the performance.

Section A:“Down down baby, down down the roller coasterSweet Sweet baby, I’ll never let you go”Section B:“Shimmmy shimmy ko-ko popShimmy shimmy pow (or bop)! Shimmmy shimmy ko-ko popShimmy shimmy pow!”Section C:“Grandma, grandma sick in bedCalled the doctor and the doctor said”Section D:“Let’s get the rhythm of the head, ding dongWe got the rhythm of the head, ding dongLet’s get the rhythm of the hands, [clap clap]We got the rhythm of the hands, [clap clap]Let’s get the rhythm of the feet, [stomp stomp]We got the rhythm of the feet, [stomp stomp]Let’s get the rhythm of the hot— dog We got the rhythm of the hot— dog”Section E:“You put it all together and what do ya get:Ding dong, [clap clap], [stomp stomp], hot— dogYou put it all backwards and what do you get:Hot— dog, [stomp stomp], [clap clap], ding dong!”

21 Each section of Down, down baby is its own contained unit. Several of these units are

occasionally transposed into other game-songs, analogous to the cut-and-mix cultureof sampling. They also connect to vernacular discourse back to the 1930s, and back topopular songs over a fifty-year period (1950-2000).

22 The first connection is the most recent. Section A recently appeared as the chorus in a

song called Country Grammar, by the Grammy award-winning rap artist Nelly, who hailsfrom St. Louis. Nelly credits himself as the writer of the lyrics, with music by Jason “JayE” Epperson (Basement Beats/Universal Music Publishing/ASCAP, 2000), but on hiswebsite, he states that the chorus is based on a chant from a “children’s game”

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(choosing not to specifically attribute it to the gendered sphere of “girls’” play)(www.nelly.net).

23 While it is true that both girls and boys may perform Down, down baby, it is clear in the

everyday performance of such play that boys consider girls the primary agents andperformers of such games. Girls “own” these games in much the same way that boysand men are seen as the primary agents in hip-hop performance, whether in theeveryday, or in the music industry.

24 Nelly’s song employs significant elements of Down, down baby: the melodic or tonal

approach, the rhythmic delivery, and key linguistic features of the lyrics, including“sweet sweet baby”, revised as “Street sweeper baby / cocked ready to let it go”. Theseare the lyrics to Nelly’s version:

S going down down baby / yo street in a Range RoverStreet Sweeper baby / cocked ready to let it go Shimmy Shimmy cocoa, wha? / listen to it now Light it up and take a puff / pass it to me now.(Repeat)

25 He has re-contextualized the lyrics to meet the demands of hip-hop’s masculine-coded

identity politics, altering the “sweet, sweet” line to emphasis being “cocked ready to letit go”, and signifying on the last line, on the marijuana culture surrounding hip-hopand youth culture.

26 The entire title listed for this track on the compact disc reads, Country Grammar (Hot...).

The ellipsis in the parenthetical title telegraphs the vulgar omission of language in thephrase, “hot shit”, which predicts and boasts of the imminent popularity of the track.And Nelly’s debut album quickly became “hot shit”; it reached number 1 on the pop(rather than rap) charts within five weeks of its release.

27 The hook in this “hot shit” unwittingly drew in male and female fans of various

ethnicities because many of them would have been familiar with the popular game-song, not only as it appeared in schoolyards and playgrounds, but as it was featuredbriefly in director Penny Marshall’s film Big, starring Tom Hanks (1988).

28 In casual conversations with female listeners, I began to query them about the origins

of the chorus, and it became clear that they had immediately recognized that Nelly was“sampling” their former play. But the male listeners were not so quick to see theconnection. Only when I made the connection plain in our conversation, did menrealize - often with a relief that was like finally solving a puzzle - that they hadrecognized the tune all along, but didn’t know why. The guys were not expecting, andtherefore were unable, to see the connection between a girls’ musical practice, and themasculine hype of the latest hip-hop song. Though they knew it was familiar, theysimply couldn’t place it in their social memory.

29 This demonstrates a gender-divided consciousness of how we view (and what we expect

of) the sources and resources of hip-hop sampling. It also suggests a gender-dividedconsciousness of black social memory that may be shaped by the distinctions madebetween childhood and adulthood, or the local popular versus the mass popular sphere.All of this is blurred by the context of orality itself, which does not allow one to readilytrace the origin of repetitions and revisions.

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Shimmy shimmy ko-ko pop

30 Though the B section of Down, down baby (Shimmy shimmy ko-ko pop / Shimmy shimmy

pow!) appears in Nelly’s Country Grammar, it connects to other various sources. It can belinked to a book about girls’ games called Shimmy Shimmy Coke-Ca-Pop!: A Collection of City

Children’s Street Games and Rhymes (Langstaff and Langstaff, 1973), but it can also betraced back to a refrain in a popular novelty song by the name of Shimmy shimmy ko-ko

bop, recorded by Little Anthony and the Imperials and released in 1956. The openingverse (now glaringly racialized) refers to “sittin’ in a native hut,” and frames a contextof the then-popular dance known as the Shimmy3.

31 What I find interesting is that the novelty of the game-song Down, down baby is how it

culminates in the oral-kinetic conjunction of a seemingly erotic or sexual gesture - thedance-like rotation of the hips in time to the undulation and inherently rhythmicpunctuations within the expression “hot— dog” (the tone of the expression rises andbuilds up to a closed, or stopped - rather than explosive – “t ” sound, eliding andforming the initial consonant of the punctuating sound of the word “dog”). The word“shimmy” is itself a form of phonic manipulation, or dramatically contrasting timbres(Wilson, 1992), suggesting actual kinetic behavior; the whole phrase is aestheticallyfunky: “Shimmy Shimmy ko-ko pop / Shimmy shimmy pow!”. Here, words are set inmotion verging toward actual movement. There is no lexical meaning, which is whymany people assume black girls’ games (and some black musical speech) are“nonsense”. But something else is being said, being languaged that is beyond ourimmediate comprehension and makes sense to my ear. It’s musical and esoteric. Then,the motion of the words stops on a dime at “pow”, forcing a break in the flow of the“music”.

32 A synergy of word and body - a somatic form of onomatopoeia - becomes apparent in

the kinetic orality of girls’ play. By “onomatopoeia”, I mean the naming of a thing oraction by a vocal imitation - not only the sound associated with, say, shaking one’s hipin a beaded flapper dress - also associated with the rhythmic accents internallyassociated and felt by embodying such movement. This gyrated gesture appears todisplay the movements of sexual intercourse to any onlooker, but for girls it’s merelyplay. The movement is also, however, a way of learning to move one’s hips in a way thatwill become useful, on and off the dance floor, in their embodied relations with others.

33 This gesture stands out from the performance of instructing the rocking back-and-

forth of the “head [ding dong]”, or instructing action from the “hands [clap clap]”, andthe “feet [stomp stomp]”. The gyrating performance of the lower “feminine” torso,from the waist to the hips, is not indicated in the verse. Instead, “hot—dog” replacesand omits any reference to that part of the body, and it is literally felt and witnessed,rather than spoken - a gesture that clearly recalls the Shimmy.

34 The same material was present in a song performed by a well-known black, male doo-

wop group in 1956, and in a black girls’ handclapping game-song performed in 1995,which raises a question: Which came first—the chicken-or-egg? Might there besomething to say about girls’ games influencing popular songs by male artists,particularly those involving popular dances like the Shimmy? The popular songs thatincluded the title Shimmy, were recorded - or more accurately covered - by white andblack male groups during the period. As a dance, the Shimmy remains present in rituals

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of tap dancing where tap dancers even have a ritual performance that incorporates thegesture.

Grandma, Grand-ma—, sick in bed

35 The first interesting connection I found was to the “Grandma, Grand-ma—, sick in bed”

section of Down, down baby that speaks to the long and slow generation of folklore, as itis traditionally conceived. If you were to take heed of the lyrics literally, the cure forwhat ails Grandma is to apply rhythm to parts of her body (head, hands, toes, andpelvis), or perform rhythmic and sonic actions performed as embodied display(clapping, stomping, gyrating).

36 In my earlier work (1997) I indicate that girls are learning how to move their hips in

unison or synchrony with words or ideas. The undulation of the voice saying “hot— dog” is matched in time and space with the rotation of the hips, with hands akimbo.Girls (as well as boys) need to learn this to become proficient dancers who can socializewell within different contexts of a black community.

37 How are they preparing to learn a life-long repertoire of social dances that often

involve pelvic thrusts, hip rotations, and torso contractions and releases (as percussiveand visual punctuation)? Such danced gesture would play a role in discovering anotherconnection between Down, down baby and mass popular culture.

38 In the 1930s, Lydia Parrish collected folklore in the Georgia Sea Islands among people of

African descent residing there. The material was originally published in 1942 as Slave

Songs of the Georgia Sea Islands and reprinted in 1965. This island is known as one of therichest regions of African retentions in the U.S. to this day. Since the islanders did notsuffer under the watchful eye and penetrating rule of whites (because the whites wereprimarily absent from the island), Africanisms were allowed to thrive in forms oflanguage and behavior that scholars have been able to observe throughout thetwentieth century.

39 Among a variety of stories and games, Parrish documents a game called Ball the Jack.

And in her transcription of the game, I stumbled upon a familiar lyric that bears astriking resemblance to Down, down baby. Compare the two segments:

Hot dog: “Grandma, grandma / sick in bedCalled the doctor / and the doctor said”Ball the jack: “Old Aunt Dinah / sick in bedSend for the doctor / The doctor said”

40 This, alone, might not warrant making a clear association between a girls’ game-song

practiced in Ann Arbor, Michigan, in 1995, and a folk game-song from the Georgia SeaIslands in the 1930s. But a stronger connection between Down, down baby and Ball the

Jack became apparent to me when Parrish described the movement of the players. In achapter titled “Ring-Play, Dance, and Fiddle Songs”, she describes the practice inpossessive characterizations that reflected the power-laden discourse of an early-twentieth-century folklorist - one who also had certain privileges as a white woman:

“Several of our Negroes ‘Ball the Jack’, as well as the African performer who did asimilar serpentine wriggle [Parrish suggests ‘snake hip’ as a far more appropriatenickname for the dance]...

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Some day, if I ask enough questions, I may discover the original name of the dance -if it had one. Just why it should have been called by a railroad term I can’t figureout, unless its African name had somewhat the same sound.Susy’s head and shoulders are stationary and so are her feet, but there is a flow ofundulating rhythm from chest to heels, with a few rotations in the hip region, doneto this rhythmic patter:

‘Ole Aunt DinahSick in bedSend for the doctorThe doctor said:Get up DinahYou ain’ sickAll you need Is a hickory stickAn’ I ball the jack on the railroad track.’

And so on ad infinitum; the words are of no particular moment, only sounds forcarrying the rhythm. A box and a stick would do as well.‘Ball the Jack’ was brought to the St. Simon’s [Island] about fifty years ago by an ‘up-country’ Negro, and has been performed ever since - to the accompaniment ofshrieks of contagious laughter by the little Negroes” (Parrish, 1965: 117).

41 The name of this ring-play or dance, “Ball the Jack” reminded me of a song I had seen

printed in my Real Little Ultimate Jazz Fake Book (Hal Leonard, 1992) called “Ballin’ theJack” (1913). When I read through the song, with words by Jim Burris and music byChris Smith, I recognized the tune. I had heard it before somewhere:

First you put your two knees close upThen you sway ’em to the left, then you sway ’em to the rightStep around the floor kind of nice and lightThen you twis’ around and twis’ around with all your mightStretch your lovin’ arms straight out in spaceThen you do the Eagle Rock with style and graceSwing your foot way ’round then bring it backNow that’s what I call ‘Ballin’ the jack’(Words by Jim Burris and music by Chris Smith, Christie-Max Music and Jerry VogelMusic Co, Inc., 1913)

42 What connected Ballin’ the Jack, Ball the jack, and Hot dog, was a “twis’ around,” a

“serpentine wiggle” that suggested a shimmy, whether as erotic display or dance.Dancing has been non-gendered in African American history. By that I mean that bothwomen and men do not see it as limited to one sex or the other. However, the roleswithin social dances and certain gestures, can surely be read differently on the maleand female body, depending upon the social mores and class values of the times orspecific sacred or secular contexts.

43 What if we consider, for a moment, that the shimmy or serpentine wiggle signified an

African retention, in opposition to the more Victorian-based and Protestant valuesfound in dominant U.S. culture? Might it explain why this suggestive gesture remainsand continues to be picked up again and again, across time and place, in blackperformance cultures?

44 With Down, down baby alone, we see oral transmission of material that connects culture

across time and place. We have Nelly in 2000, Shimmy Shimmy Ko Ko Pop by LittleAnthony and the Imperials in 1956, an allusion to a popular game in Ball the Jack (1930s),and the “twis’ around” movement in Ballin’ the Jack (1913).

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45 We must pay attention to the meanings of both oral and kinetic transmissions of

culture. Girls’ games are the vehicle for teaching the ideals of black music-making, butit also becomes a practice that teaches notions of gender. In each case, except for theGeorgia Sea Island connection, there is a difference in the sex of the performer - avoiced separation of gender.

46 Lydia Parrish does not make any reference to gender relations or differences between

the sexes, when she records details about Old Aunt Dinah or Ball the Jack. But there is asuggestion about the kinetic behavior - a reaction to it - that Parrish records. There issomething provocative and sexual about the serpentine wiggle she describes - the samegesture that becomes the centerpiece of a game-song practiced by girls through thelatter part of the century. Young girls - girls who are not of childbearing age -, practiceit.

47 Girls are generating this oral-kinetic material, and I wonder if they are generating it

first, or if they are regenerating it (as in appropriating it from popular songs by maleartists, or from the local popular culture). Both popular songs and the game-songs aretapping into the “real” popular, as Stuart Hall (1992) refers to it: the vernacularperformance of songs and dances.

48 Might the use of girls’ games be catapulting fans’ interest in these male artists, and

even generating popular taste and interest? These songs use girls’ games to generatethe popular taste, but because most of us do not assume that girls and women areproducing music culture - that children are producing culture, in the industrial sense -no one is concerned with the borrowing of this music from the public domain. Noauthority or ownership is ascribed to the folks it came from. As in Nelly’s case, it issimply considered “black” culture - it is not seen as gendered.

49 From these connections, we get a rich picture of a gendered musical blackness that

circulates between the sexes as social dance. It allows one to consider that women andgirls are playing a vital role in the production of popular taste - not just the sonicpopular taste, but through embodied performance and interaction.

Mary Mack and Walkin’ the Dog

50 The next connection was discovered from an interview with Linda, who was kicked out

of school for a particular dance. The dance was to the song by Rufus Thomas, whichbegan with Mary Mack. This again suggested the chicken-and-egg relationship, or what Ibegan to conclude was more accurately a form of oral-kinetic discourse, shaped by agendered dialectic between the sexes. That’s when I began to look for it in other places.

51 The practice of “borrowing” from one setting to another is inevitable in music, where

orality is still the dominant form of transmission. And the lyrics and gestures found inboth game-songs and in various forms of recorded musics, suggest a dialecticalrelationship: between the culture of children and adults, between so-called “folkmusic” or “music of the everyday” and recorded songs, and between the popular musicof local performers and mass-mediated musics. Ultimately, this points to theuselessness of juxtaposing “folk” music (implying the past, communal transmission,generation, and the everyday) and “contemporary” or “popular” music (implying abreak with the past, the present, youth culture, and commercial mass media).

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52 In black cultures, dances are acquired as a kind of cultural capital: learned from parents

or older siblings, borrowed from dance shows on television and cable, appropriatedfrom distant relatives (young and old, on summer vacations), and even acquired duringinteractions between Northern and Southern relatives during funerals and familyreunions.

53 Parallels exist between a black popular social dance and the song lyrics about it (for

example, the Twist, performed by Chubby Checker, the Dog, associated with a song byRufus Thomas, the Tighten Up, sung by Archie Bell and the Drells, and Rock Steady, byAretha Franklin, etc.). These parallels are important, because words that describemovement in conjunction with those gestures (i.e., an onomatopoeia of the body)demonstrate the critical synesthesia within kinetic orality.

54 Dances are often linked to specific songs or musical styles; certain dances are

gesticulations of the sonic textures and timbres associated with funk, soul, or moreminutely, a specific dance is linked to a particular song(s). For example, the dance the

Dog was performed to Walkin’ the Dog, recorded by Rufus Thomas in 1963, and the Bounce

was performed to a popular song of the same name by rapper Jay-Z (1998).

55 The top-ten hit song Walkin’ the Dog, written and performed by Memphis radio disk

jockey and humorous R&B artist Rufus Thomas (1917-2001), which was later covered bythe Rolling Stones on their first album, borrows several ideas from Mary Mack.Thomas’s fondness for recasting familiar tunes as party songs (which were later labeled“novelty songs”), is reflected in other songs he recorded based on girls’ game-songs, aswell as other children’s musical play, such as Little Sally Walker and Old MacDonald Had a

Farm. Walkin’ the Dog helped to popularize a provocative dance known as the Dog in blackcommunities across the nation; the suggestive dance involved rhythmically thrustingone’s hips back and forth to the beat of the song.

56 The four-measure intro to Walkin’ the Dog, recorded on Stax Records, samples from the

traditional recessional wedding march by Felix Mendelssohn - the same motive usedtwo years later in 1965 for the opening theme of ABC’s The Dating Game, written byChuck Barris and David Monk. The music then settles into a soulful Memphis groovewith an ascending bass line, beginning on the tonic and walking up the scale throughdegrees 2 and 3, 5, and 6, and then the octave (delineating a major pentatonic scale),before returning to the tonic on the downbeat of the next measure.

57 This bass line sounds distinctly like the bass line that would later accompany My Girl,

written by Smokey Robinson and recorded on Motown by the Temptations; the dancethat my mother taught me to perform to this style of music was called the Stroll. Allroads lead to the mating game between a boy and girl: strolling down the avenue withmy girl, or walkin’ the dog with Mary Mack:

1st verse (8 measures):“Ma-ry Mack dressed in black / Silver buttons all down her back How low, tip-see-toe / She broke a nee-dle and she can’t sewChorus (8 measures): Walkin’ the dog / Just-a walkin’ the dogIf you don’t know how to do-it / I’ll show you how to walk the dog.”2nd verse: “I asked my ma-ma for fifteen cents / See the elephant jump the fenceHe jump’d so high, he touch’d the sky / Never got back ’til the fourth o’ July”

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Chorus:“Walkin the dog / Just-a walking the dogIf you don’t know how to do-it / I’ll show you how to walk the dog.Middle eight (rap over sax solo):Come on! Come on, love! / Ba-by, ba-by / Quite con-tra-ry / Tell me how yourgarden grows? / You got / Silver bells / An’ you got / Cockle shells / Pretty-maidsall in-a row.”Chorus: “Walkin’ the dog / Just-a walkin’ the dogIf you don’t know how to do-it / I’ll show you how to walk the dog”.

58 Recorded on June 17, 1963, the use of a girls’ handclapping game-song as resource for

making a popular hit probably went un-noticed, as did the exploitation of black artistsfor profit, which was a standard practice during the segregated politics of the era.Infringement on copyright wasn’t a problem. This commercial song-version closelyemulates the game-song Mary Mack in its verses, which are set to a different melody.The reference to the popular chant Mary, Mary, quite contrary - in the middle eight bars -suggests that the implicit subjects and explicit objects of the song are girls andchildhood.

59 Then, as now, the game-song Mary Mack would have been considered, under public

domain, the property of the public, assignable to anyone legally, except, perhaps, girlsand children. Thomas would own exclusive rights to the song, because children’s musicis folklore, part of the public domain. As “the property of the public”, everyone exceptthe girls, who are the primary agents of such music-making, can claim ownership toMary Mack as intellectual property. In fact, Thomas borrows the lyrics from Mary Mack

for Walkin’ the Dog, but he uses a newly-composed melody, perhaps to claim authorshipforthrightly, or he may have simply added the text to a previously-composed melody.

“[Popular] songs with references to familiar folk tales and sagas or to everydayspeech or street-corner games tended to include listeners in a community ofimprovisation and elaboration... [The songs] ritualistically confirmed thecommonality of everyday experience... [They] survived because of their appeal asnarratives, but also because they marshaled the resources of the past as part ofdefining identity in the present” (Zap Mama, Sabsylma liner notes).

60 References to the popular children’s rhyme Mary Mary, quite contrary in the middle

eight bars or the bridge, and the use of the verses from Mary Mack, all suggest thatgender plays an important role in the production of popular music. Male artists likeThomas serve the status quo of sexual orientation by appealing in one way or anotherto the Marys out there. The music and dance was luring girls and women to the dancefloor at a time when social desegregation created a need to legitimize the social statusof blacks. Thus, girls needed to be respectable and avoid lewd dancing and otherincorrigible behavior with boys. But black popular dancing has always been about theritual of romance, though it does not necessarily lead to sex. Leslie Segar (a.k.a., BigLes), one of the earliest notable hip-hop choreographers and former television host ofBET’s Rap City4, captured the idea well when she said, “They say dancing is the verticalexpression of the horizontal fantasy. It’s true, because dancing is extremely sexy tome” (Allah, 1993: 50).

61 The practice of “borrowing” from one setting to another is a natural outcome of oral-

kinetic communication and the relations between sexes; the performance betweendance partners is the practice of call-and-response as kinetic orality. Children’s music,like youth or popular music, is influenced not so much by schooled learning or the

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direct involvement of adults, but by an informal network of learning to be musical,which is found in everyday culture (Riddell, 1990: ix). Analyzing the intertextualitybetween black girls’ games and popular songs helps us discover overlooked andsignificant connections in the production of music and culture, as well as in thelearning of black musical aesthetics.

62 The process of social memory at work in girls’ games has a great deal to tell us about

the production of black popular musical taste. We might want to seriously consider thatgirls are a primary influence on the production of popular taste by way of male artistsborrowing from the female sphere of black musical activity. Male artists are mirroringthe production aesthetic that exists in everyday culture.

63 Let me digress for a moment to discuss reactions to Philip Tagg’s assertions about the

misuse and meaning of “black music” which I heard are well-known in French circles.

64 In an open letter published in the journal Popular Music (vol. 8, no. 3), musicologist

Philip Tagg, who proclaims himself to be a “white, middle-class intellectual”, attemptsto raise a constructive discussion on music, race, and ideology by questioning the needsthat give rise to terms such as “black” or “European” music (Tagg, 1989). He writes:

We are all implicitly expected to know exactly what everybody else means and tohave clear concepts of what is black or African about ’black music’ or ’Afro-American’ music, just as we are presumed to have a clear idea about what is whiteor European about “white” or “European” music. I just get confused. Very rarely isany musical evidence given for the specific skin colour or continental origin of themusic being talked about and when evidence is presented, it usually seems pretty flimsyto me from a musicological viewpoint (emphasis added; Tagg, 1989, see http://www.theblackbook.net/acad/tagg/articles/opelet.html).

65 In print, there seems to be no justification, particularly by a white music scholar, for a

“black” musical experience in the anti-essentialist climate of academic discourse aswell as the threat of being called “racist”. I can assert here that it matters who isspeaking about ethnic and/or cultural musical differences relative to black,Francophone African, Afro-Caribbeaan, and/or African American music. It matters whohas the authority to shape or interrogate the discourse of musical blackness, not unlikethe linguistic games mentioned above in Rapper’s Delight, that signifies insiderness inits public performance while it may also limit outside knowledge. Discussions of what“black music” is brings attention to the lack of inter-cultural communication aboutAfrican American subjectivity within predominately-white institutions of higherlearning in the States, at the very least, where whiteness rules.

66 When it comes to discussions of “black music” or musical blackness, biological

determinism lurks deep within the imagination of the American public. Rhythm and soul

are key examples. What many listeners or “outsiders” experience as biologicaldifferences between the races are actually learned but we rarely discuss the intellectualand embodied development of culture here. This is the primary aim behind my book -to provide an understanding that helps people get how musical blackness is learnedand I get an added bonus of confronting gender biases by focusing on girls within blackculture as well.

67 While “having rhythm,” as it’s referred to in African American musical discourse, may

be a cultural “rule,” but the so-called rule must first be learned to be followed. AfricanAmericans learn to discipline their kinesthetic sensibilities and their highly socialmusical embodiment.

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68 In my own journey as a native ethnomusicologist, I pondered how I feel “at home” in

my musical identity. How and why does (or did) my identification with AfricanAmerican musical experience seem so eternal, an ancient “changing same” (cf. Le RoiJones a.k.a. Amiri Baraka, 1967), to borrow an expression that perpetually crops up inacademic discussions of black music (as if classical and other musics do not subscribe tothe similar “changing sameness”). Like a spoke in the wheel of time, I always felt andhad come to know myself to be a great “black” dancer which others acknowledged.Throughout my life, I thought I’d always had rhythm. I often imagine I can intuitivelyfigure out earlier styles of black dance just from hearing the music that accompanied it– cultural memory, too, is learned. I would sense, as a result of my perspective, a senseof being connected to previous generations through interactions learning dances frommy mother, watching dance on “Soul Train” or vintage films of black music-making,from recordings of shouters and songstresses; from all this I told myself how to readwho I am by what I interpreted from the recent and distant past. I experienced the pastin what I saw and what I did as a black dancer.

69 While writing up this research in the late 90s, that illusion was shattered. My mother

corrected me and my constructed memories. She had taught me how to dance. Shetaught me, in essence, how to have that “different rhythm in living and being” thatBritish cultural critic Paul Gilroy mentioned in his book The Black Atlantic (1993b). Shereflected what happened in my toddler years: “Your first experience (of moving tomusic), I could see it. It was like you were on the wrong side of the beat” (personalcommunication, August 11, 2001). The discovery was registered in a fear that I didn’thave a good sense of rhythm on my own. This is taste-making at the level of culturallearning. And even if you don’t know how to dance well in black culture, you also learnwhat “good” dancing and having rhythm looks like. In re-telling her version of my lifeshe added, “So… I danced with you a lot”.

70 That was not exactly how I had recalled it. But I vividly remembered my four-year-old

toes struggling to stay afloat on my mother’s furious Lindy-hopping feet. Until that daymy mother shared with me, I had no idea it was because I didn’t have rhythm - I didn’thave a good sense of dancing with the beat to records she played every Saturday nighton a record player embedded within a credenza. Our stereo doubled as living roomfurniture. I merely assumed, in hindsight, that she was teaching me specificchoreographies (like the Lindy-hop) and other dances, which I actually did learn fromher, which she acquired before my birth—oral-kinetic transmissions of black cultureare felt not seen or intellectually understood. I learned the Twist, the Funky Chicken, the Australian Slop, the Tight Rope, and the Tighten Up (which we danced to the song of thesame name by Archie Bell and the Drells). I even learned how to do the Freak from mymother, a single party-going parent, a popular disco dance that came out in the 1980s.

71 My kinesthetic memories of dances, and the music that went along with them, were

vivid. And before my mother gave me another explanation, I created one in my head: Ifigured she was passing on local and national popular traditions that had been moreclosely connected during segregation. I believed I had the right sensibilities to puteverything into action, and that my African American body came with rhythm in it. Mymother was just teaching me the choreographies, and I wasn’t wrong about that.

72 Believing self and group identity come naturally, as I discovered second-hand from my

mother. It is part of the customary phenomenology of identity politics. We want tobelieve who we are, is fixed, set, and complete—a belief that is especially common in

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the collective consciousness surrounding black musical experience. Even whilerecognizing that I learned how to have rhythm, my sense of my musical blackness—mysense of belonging and being socially affiliated with a distinct African American culture—remains. So there must be some essential cultural, rather than biological, need forthis subjective (and spiritual) feeling that is both about the self and about being a partof the social experiences known as “African American” that are, as a rule, learned.

73 I am well aware that presumptions about fixed conceptions of ethnicity, culture, and

subjectivity, as well as generalities about singular black musical identity, are viewed asproblematic (Radano 2000, 4); (Frith 1996, 108). However, showing her vision back in1990, bell hooks warned:

Criticisms of directions in postmodern thinking should not obscure insights it mayoffer that open up our understanding of African American experience. This critiqueof essentialism is useful for African Americans concerned with reformulatingoutmoded notions of identity. . . [However,] this critique should not be madesynonymous with a dismissal of the struggle of oppressed and exploited peoples tomake ourselves subjects.(Hooks, 1990: 28-29).There is a radical difference between a repudiation of the idea that there is a black“essence” and recognition of the way black identity has been specificallyconstituted [through] experience, [hooks adds] (ibid: 29).

74 In the wake of deconstructing purely imagined identities, music scholars may lost sight

of the phenomenology of African Americans’ everyday musical experience. It is mycommitted assessment that this oversight is complicated by a lack of attention to theways musical blackness is learned. More black and non-white scholars need tounderstand and investigate how black musical discourse and black musicalsubjectivities in African American culture are learned through everyday social practicesto offset the white-washing of cultural phenomenology.

75 To be clear, the musical subjectivities of African American males and females across

generations and regions are not a “blind recapitulation of givenness” (Jackson, 1996:11). African Americans develop active relationships with what has gone before andwhat imaginatively lies ahead, to make a future, or a home, out of the “sedimented andanonymous meanings of the past” (ibid.) at the level of the individual, group,community and region. These sedimented and anonymous meanings are boundless;they are not confined by race or sex, though they tend to be bound, on the surface, tothings “American”.

76 Use, not logic, conditions belief. That the phenomenologist is loath to essentialize such

terms as nature, femininity, or Aboriginality does not preclude an appreciation that aseparatist, essentializing rhetoric is often an imperative strategy for besieged groupsand ethnic minorities in laying claim to civil rights and cultural recognition… Ideas canbe meaningful and have useful consequences even when they are epistemologicallyunwarranted“ (Jackson 1996, 13).

77 Anthropologist Michael Jackson characterizes it well. Cognitive moves to deny

phenomenological musical experiences do not take into account “how peopleimmediately experience space, time, and the world in which they live” (Jackson 1996,12).

78 Now to return to my discussion of girls’ game-songs. Because most definitions of

folklore exclude commercial performance, consumers and listeners, as well as scholarswho may denigrate black expressive or popular cultures, rarely connect the productionand dissemination of vernacular oral traditions to popular music production and

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distribution at first glance. Gene Bluestein recognizes five essential qualities thatcharacterize “true folklore” according to folklorists: “it must be oral, traditional,anonymous, ’formalized,’ and present in different versions” (1994: 13). Quotingmaterial representing the International Folk Music Council of 1954, he further definesthat the term “folk music” as an orally-transmitted practice, “evolved fromrudimentary beginnings by a community uninfluenced by popular and art music... Theterm does not cover composed popular music that has been taken over ready-made bya community and remains unchanged, for it is the refashioning and recreation of themusic by the community that gives it its folk character” (ibid.: 14-15). Bluesteincontends that this definition may be useful in European folk contexts, but does not dojustice to the processes operating in the United States. He counters:

Almost from the beginning, [U.S.] popular culture has had a very close andsymbiotic relationship with folk sources of our society... At the same time that folkand popular styles continue their own development in both rural and urbanregional settings, materials from folk tradition have strongly colored popularexpression... The relationship between the two is so intimate that it makes moresense to talk about poplore than folklore in the United States ( ibid.: 66).

79 This is a useful argument that explains part of what is going on between girls’ games

and black popular musical genres, such as hip-hop: there exists a symbiotic or dialogicrelationship in which both spheres are creating and re-fashioning new musical ideas,based on pre-existing material from the other realm. The circulation of culture at workin girls’ musical play is arguably a microcosm, or a mirror image, of what takes place incertain instances within the production of mass popular musics, such as Nelly’s Country

Grammar. In other cases, the direction of the influence is not as clear, suggesting aconstant musical interchange, and a gendered interplay between the local popularsphere of girls’ games and the mass popular production of musics, from rhythm andblues to hip-hop.

Jig-a-low and the other Michael Jackson

80 I love mentioning the anthropologist Michael Jackson above. But this section is about

the other Micheal Jackson - the superstar of music and dance and his powerfulconnection to black girls’ musical play.

81 Jig-a-low is a cheer I learned from Jasmine and Stephanie that reveals a different aspect

of the relationship between girls’ games and popular songs by male artists. In this case,the artist is the young, emerging, solo artist, Michael Jackson. And the aspecthighlighted here concerns the use of kinetic orality, or transmissions of movement ormotion that are used to key into an older game, an older dance, and a relevant socialhistory as embodied social memory.

82 Michael Jackson is referenced in other girls’ games, directly and indirectly. His aura as

a teenage idol is directly signified in the handclapping-bridge for four players calledTweedle deedle dee or Rockin’ Robin. The game-song is named after the chart-topping hitrecording Rockin’ Robin by Michael Jackson from his first solo album Got to Be There in1971. But the game-song may have preceded the biggest hit from MJ’s album peaking atnumber two on the Hot 100 and R&B charts. His version was a cover. The original wasperformed by Rhythm n Blues recording artist Bobby Day in 1958 under the title “Rock-in Robin”. The original also reached number two on the Billboard Hot 100. Although it

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was Day’s only hit single, its popularity may have been captured in the oral-kineticdisplays of black girls in the early 1960s but the game-song I and others have learned isordinarily associated with idolizing Michael Jackson.

83 A less direct reference to Michael Jackson appears in a game-song called Candy Girl,

which I witnessed at a P.A.L. (Police Athletic League) Center in Harlem in 1994. Candy

Girl was one of the first hits of the teenage boy-group New Edition that formed inBoston that was envisioned as “The Jackson Five” of the 80s with a hip-hop flair. Theyformed in 1978 but reached their earliest popularity in 1983 with the release of the hitsingle Candy Girl. It became a number one hit on the R&B charts but reached only #46 onthe Billboard Top 100 chart. Candy Girl did not have much crossover appeal despite leadsinger Ralph Tresvant sounding a lot like Michael Jackson. The white majorityaudiences reflected by the sales on the pop charts in the early 80s found the new jackfeel of R&B/Hip-Hop music too urban (read: too black).

84 The game-song “Jig-a-low” would be another instance of Michael Jackson’s resonance

among young girls. The expression “jig-a-low”, which sonically resembles the word“gigolo” but probably signifies the notion of a “jig” or a dance “down low” in thecolloquial sense of “gettin’ down”, features call-and-response between two or moregirls with opportunities for each player to lead and “do their thang” - showing off theirindividual performance and identity within and among a group of peers. Definitions of“jig” in the Merriam Webster’s Collegiate Dictionary include “to move with rapid jerkymotions”, and “to dance in a rapid lively manner of a jig” (1999). These meanings arenot lost in the performance of this game-song.

85 The lyrics in the latter part of the game-song describe an action that accompanies the

directions inscribed in the chant of “jig-a-low”:

“Well, my hands up high / My feet down lowAnd this the way I jig-a-lowWell, her hands up high / Her feet down lowAnd that’s the way she jig-a-low”Refrain: “Jig-a-low / Jig-jig-a-low”[repeat the refrain until the next girl introduces herself]

86 Simple claps on beats two and four accompany the refrain, while the call-and-response

sections lack any significant body-slapping, clapping, or finger-snapping which seemsunusual for a cheer. But movement is not lacking in the delivery of the dance.

87 In introducing herself, each player inserts her name into a scripted verse of call-and-

response, in dialogue with the other girls (one or more) playing the game. In the tablebelow, you will find (line-by-line from left to right) a representation of the patterns ofunison call-and-response chanting shared by nine year-old twins Jasmine andStephanie, and the exchange of their roles (swapping between leader and follower,caller and responder) as they are required throughout the performance.

Line

nos.Call Unison Response

REFRAIN

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1 Jig- a-low—, jig-

jig-a-low—

2 Jig- a-low—, jig-

jig-a-low—

PART 1

3Jasmine :

Hey Stephanie !

Stephanie :

Say what ?

4 J : In–troduce yourself ! S :

Know what ?

5 Jasmine : In–troduce yourself ! Stephanie :

OK !

6Stephanie:

My name is Ste–phanie

[They exchange

roles here]

Jasmine :

Yeah !

7S:

I got the mu—scle

J :

Yeah !

8S:

To do the hu—stle

J :

Yeah !

9 S: I do my thang J : Yeah !

10 S: On the video screen J :

Yeah !

11

S: I do the ro-, ro-, ro-, ro- ro-bot

[punctuates each syllable with the

dance called the “Do Do Brown”]

J: She do the

ro-, ro-, ro-, ro-ro-bot

[Jasmine imitates Stephanie’s

version of the dance]

REFRAIN :

12 Jig- a-low—, jig-

jig-a-low—

13 Jig- a-low—, jig-

jig-a-low—

PART 2

14 S : Hey Jasmine ! J : Hey what ?

15 S : Are you ready ? J : To what ?

16 S : To jig ? J : Jig-a-low ?

17 Jig what ?

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Page 110: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

18 Stephanie :

A-low

19

Jasmine:

Well—,

My hands up high my feet down low

and THIS’s the way I jig-a-low

[Jasmine creates a stylized move on

“THIS’s”]

[Exchanged roles

again]

Stephanie:

Well—,

My hands up high

my feet down low

and THIS’s the way

she jig-a-low

[Stephanie mimics Jasmine’s

stylized move on “THIS’s”]

REFRAIN :

20 Jig- a-low—, jig-

jig-a-low—

21 Jig- a-low—, jig-

jig-a-low—

88 This cheer actually explores contemporary “street” dance styles. When I first observed

this game-song between the twins, I noticed that Jasmine and Stephanie wereperforming the then-popular dance I had participated in as a graduate student inDetroit metropolitan nightclubs and house parties. This dance could be readilywitnessed on a Detroit’s televised “New Dance Show”, which featured local AfricanAmerican teens and young adults dancing in their hottest club attire to the latest hitsand re-mixes. (Local dance culture in Detroit is distinguished by a fast-paced, thump-oriented music known as “bass”, which originated as a style in Miami). As a result, thedance was easy to recognize.

89 The current dance moves were curiously being performed by the twins to the name of

an earlier dance popularized by Michael Jackson, which was a street style of dancebefore Jackson made it nationally popular. The dance was called the Robot. The oral andkinetic juxtaposition of a popular 1970s dance, and a popular 1990s dance, suggestsboth continuity and change in a curious way: while the name was orally transmitted,the dance was not. Instead, the latest style replaced the out-of-style dance practice.

90 Assuming that the term is actually a remnant of the former style of dance, the use of a

contemporary style evident in the Detroit area, alongside the verbal articulation of aformerly popular dance, the Robot, also suggests that its contemporary practitioners(generations of girls in this particular location) adapted the movements and dancefound in Jig-a-low, making them suitable to the present. Girls create variations withintheir orally- and kinetically- transmitted texts that reflect both the black past and thepresent, embodying a social memory of black style.

91 The Robot was the national dance craze of my youth during the mid- to late 1970s. I

remember watching a dancer named Damita Jo Freeman, a popular “Soul Train”regular, skillfully perform the moves every week often to the sounds of the hit Dancing

Machine by the Jackson Five from the album Get It Together (1973).

92 The Robot featured the funky mechanization of the dancing body to signify a collective

response, not only to the driving force of funk and soul music, but also the mechanical

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(assembly line) practices and technological innovations that were emerging in labor,science, and the science fiction of the day. More than any other black social dancepracticed by both women and men, the Robot was concurrent with, if not a precursor to,emergent styles of dance associated with rap and hip-hop culture (most notably the artof popping, locking, and pop-lock dancing often associated with popper Fred Berry, a.k.a.,“Rerun”, of the black television show “What’s Happening”).

93 The actual dance that Jasmine and Stephanie performed in place of the Robot in Jig-a-

low, was known as the Do Do Brown . This dance involved a rapid locomotive action,popping one’s pelvis or booty, back and forth - a style of movement my former jazzdance instructor called a “funky backer and a funky upper”, (referring to thealternation of pelvic thrusts, or torso contractions, back and forth). It accompanied thesong from which its name was taken: C’mon Babe [Do Do Brown Version], recorded byMiami-based entrepreneur Luther Campbell (a.k.a., Luke Skywalker) and his Banned in

the U.S.A. (1990) by 2 Live Crew (All Music Guide, http://allmusic.com, 07-May-2003). Thestyle of music to which this song Doo Do Brown belongs has many labels includingSouthern rap, party rap, dirty rap, bass music, booty music, a booty phat classic, a club re-mix

classic, and a strip club classic. It remained a classic in clubs for over a decade, from 1989to 2002 (allmusic.com). The alternating pelvic thrusts and torso contractions occurredevery eighth-note pulse in the fast-moving tempo of Do Do Brown (130 beats per minuteor more) (See Luther Campbell’s website at unclelukesworld.com/about.htm).

94 In performing this dance, you could look like you were having convulsions (if you

didn’t execute it well), or you could look super funky, in-control, fashionable - evensexy - while your gold-hooped earrings, shaped like two kissing dolphins, flapped in theair. In the age of television dance shows and videos, the dance was often executed at anangle for onlookers, with the dancer in profile, glancing over her shoulder - or, moreprovocatively - with her behind attracting men’s gazes. Because of the accentuated,popping action of the booty, females were primarily associated with this dance, thoughmen performed it as well. This association explains the name of the style or genre ofthis music: “booty” or “bass” music. In this case, “bass” doubly signifies on the low end

of the body, particularly black women’s bodies, and the aesthetic ideals of feeling andemphasizing the low end or frequencies of the music.

95 Unlike the interconnections between old and new songs and games found in Down, down

baby, Jig-a-low demonstrates oral and kinetic interrelationships between black popularsocial dancing and the rhetoric about the performance of musical embodiment (“I domy thang / On the video screen”). Connections are still made with hip-hopperformance. And an interplay between the sexes is still at work - in this case, betweensocial dances that may signify conventional sex roles in popular culture. For females, itmay be signifying their dominant (or subordinate) role as dancers in hip-hop videos,which were receiving a great deal of critical and negative attention in the mid-1990s,when Jasmine and Stephanie were playing this game. For males, the music referenced“bass” or “booty” music sung by male artists, and the idea that female fans respondedto their voices suggests a patriarchal control over women’s bodies through music.

96 My take on the performance of Jig-a-low as an oral-kinetic etude in gendered musical

blackness was that it was about learning to master styles of embodiment and socialinteraction (i.e., delivering call-and-response effectively). The game-song highlights anexample of “auto-sexuality” (Miller 1991) in girls’ play where the performance ofsexual identifications is expressed for themselves, by themselves - without the

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presence of boys though it is all about their identification with boys. The dance called“Do Do Brown” is implicitly designed to attract the gaze of men with its hippunctuations, but learning the dance itself involves mastering styles of movement andgesture that will be used throughout the repertoires of black dance girls will encounterover a lifetime. Many of those dances might be considered sexual or erotic display.Whether the serpentine wiggle found in Down Down Baby or “Do Do Brown” in Jig-a-low. Inthese cases, there are issues of sex identity, gender relations, and embodiedsignifications that are suggestive of, but do not explicitly allude to sexual behavior anderotic gesture. These are entwined in a deeper understanding of the power of blackmusic across time and space. Such information tells us more about the power of what’spopular than anything else we can unravel, because it requires a subjectiveinvolvement in the social and embodied memory of black music and dance.

97 This article described various oral and kinetic connections and interconnections to

show how girls’ musical play in handclapping games, cheers, and - to a lesser degree -double-dutch, are a local formation of a “popular” culture that is in constant dialoguewith the mass-mediation of black male performances, engendering and sustainingcertain musical and social relationships between the sexes, and between children andadults in African American communities. This interpretation of black musical cultureblurs conventional distinctions between folk and popular culture, while it opens up aconversation about gender and power relative to female participation in both thelearned ways of being musical in everyday African American musical practice, and thepolitical production of what’s popular in mass culture.

98 There are various levels of dialogue or discourse at work. In addition to the dialogue

(between the sexes, children’s folk (or vernacular) performance is in dialogue withadult expressions of music and dance, and both reflect aspects of what wouldconventionally have been perceived as separate spheres of culture: folk vs. populartransmission. On another level, female expression and activity in a semi-private sphere(the local popular sphere of African American neighborhoods), is in dialogue with maleexpressive activity in a more public sphere (mass-produced and -mediated songs andvideos on radio and TV).

99 If the everyday practice of girls composing and interchanging bits of familiar chants,

and making beats out of popular approaches to body percussion, functions as one of theearliest popular music formations in African American communal culture, then theinterrelationships between black girls’ “popular” musical culture and similar musicalexpressions in male artists’ mass popular music unveil ways that black actors becomeaware of their own gendered sociality. This simultaneously disguises the socialconstruction of popular music and the integral participation of women and girls indefining the dominant popular music culture.

100 In his 1981 essay “Notes on Deconstructing the ’Popular’”, Stuart Hall forwarded a

critical point about popular culture that relates to the interplay between girls’ musicalgames and the male-dominated popular culture of hip-hop. He invites us to considerhow forms of mass or commercial popular culture offer elements of “somethingapproaching a recreation of recognizable experiences and attitudes to which people areresponding” (Hall, 1981: 233). The appeal of mass popular music is not necessarily amatter of a passive consumption, market manipulation, or the debasement of - in thiscase - African American music or culture. He asserts that popular culture plays on thecontradictory domain of the “real vernacular”, or the local popular culture - the

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ordinary musical experiences that people make in African American contexts everyday,such as girls’ musical play (ibid.).

101 If, as Paul Gilroy (1993b) contends, participation in musical practice, particularly the

ubiquitous social forms of anti-phony, or call-and-response, provides the mostsignificant locations that dramatize the “identity-giving model of democracy/community” (ibid.: 200) in African American and diasporan cultures, then thisethnographic and cultural examination of the connections and interconnectionsbetween the performance of girls’ games and hip-hop reveals important moments ofculture in motion; it reveals the social and musical construction of a gendered musicalblackness and community.

102 This work raises as many questions about women’s interests in hip-hop as it perhaps

answers. Girls’ games give us some insight into black girls’ and women’s interest in acontemporary style of music that, on the surface of things, seems misogynist, sexist,and hostile to females, while it co-opts feminine behavior and dress (i.e., black women’sstyles of hair [see Snoop Dogg], and long baggy pants that resemble dresses rather thanconventions of men’s clothing).

103 At best, hip-hop as a male-dominant practice figuratively and rhetorically excludes

women (“Bitches ain’t shit but hos and tricks”, Snoop Dogg on Dr. Dre’s The Chronic,1987). At its worst, hip-hop excludes women from participation in the community-building role that music tends to play in black youth and popular culture.

104 Hip-hop is a contradictory space for women. On one hand, it offers young women the

possibility of a “popular” or social identification with an African American group-consciousness through musical participation, such as making popular or familiar beatsthrough embodied gestures, rhyming or chanting, and learning the linguistic andembodied codes of ethnicity and gender (black and female). On the other hand, hip-hopuses these same musical and cultural practices - making beats with technology,rhyming or rapping, and encoding ethnicity and gender (black and male) in ways thatdeny the former agency and authority of women and girls, which deny things feminine,and co-opt behaviors associated with female gender roles and power. My researchsuggests that power works in both directions between males and females, but thepopular (read: mass culture) context of hip-hop tends to eclipse our comprehension ofthe dialogic and interdependent social formation of a black musical identity andpopular music.

105 Even more compelling is the fact one will find few pertinent examples of female hip-

hop artists “sampling” from their own realm of the popular: borrowing popularphrases or ideas from game-songs that articulate a feminist or womanist agenda andaudience (male and female) in hip-hop. If Nelly can use it for masculinist purposes, whycan’t Queen Latifah, MC Lyte, Queen Pen, or Lauryn Hill flip the script? Why haven’tthey? One wonders if that might be the ultimate upsetting of the ways in which gendersignifies power in actual performance and practice. Men can adopt and co-opt girls’games, and still keep their music masculine, hard. Are female artists avoiding usingtheir “girl” culture because it might be viewed as excluding men? This nasty complaintwas often launched against black women, and was particularly evident during thecontroversy around the film adaptation of Alice Walker’s The Color Purple. (See the 25th

anniversary article on the controversy in The Grio: http://www.thegrio.com/entertainment/the-color-purple-25-years-later-from-controversy-to-classic.php).

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106 Stuart Hall states “transformation is at the heart of popular culture studies because it

involves the active re-working of traditions” (Hall, 1981: 228). This is the changingsame of which Amiri Baraka (formerly LeRoi Jones) once wrote (1967). It is thatsomething that appears to persist; yet new relations are developed. “What matters isnot the intrinsic or historically fixed objects of culture, but the state of play in culturalrelations: to put it bluntly and in oversimplified form - what counts is the class strugglein and over culture” (Hall, 1981: 235).

107 One of the class struggles within black popular culture is the struggle of dialectical

conversations that are shaped by the interplay between girls’ games and the latestcontemporary form of black music, whether it be rhythm and blues in the 1950s, orhip-hop in 2003.

108 This opens up a world of observation and analysis that could revolutionize the ways in

which we approach ethnographies of black popular music. We must embrace theinterplay between the local and mass popular spheres, between the so-called folk orvernacular and the popular, between female and male cultures, and between youth andadults.

109 Unveiling the obscure musical links found within black girls’ games and uncovering the

musical socialization encompassed in their practices was the goal in this article. As oneof the earliest popular spheres of black social practice and popular discourse, girls’musical game-songs reveal obscured musical and social connections as well as theeclipsed participation of African American girls and women who shape “black” popularculture and social discourse as a whole. The seemingly insignificant subculture of blackgirls’ musical play plays a vital role in the social production of taste among girls andboys in local settings, and highlights popular social dances in the black community thatare appropriated by local and commercially-viable artists.

110 The kinetic orality of African American musical aesthetics that girls learn to inhabit

through these games, point to a lived phenomenology of a gendered blackness, as wellas a complex web of relations that suggest an “ethnographic truth”, the “spirit of thelocal and situational quality of knowledge and experience... positioned within theexperiences of specific historical actors” (Ramsey, 2003: 41).

111 These games are situated in relationship to historical and social moments that are

connected to the lived experiences of African American “actors”, whose lives andpractices point to the lived phenomenology of a distinct African American identity,community, and social memory, manifest through a kinetic orality of musical behavior.

112 As a realm of female practices and discourse over time, the repertoire of black girls’

games reflect an ongoing “dialogue” with other musical realms that occupy the publicsphere, such as jingles in advertising campaigns, or black popular songs and popularsocial dances mirroring those practiced in the black community past and present. Asignificant dimension of this dialogue occurs through the musical intertextuality,between the gestures and dances, chants, and lyrics, that operate in the realm of alarger world of commercial and vernacular popular music produced by males. Thisintertextuality gives body to both an individual and communal experience, becausegirls’ game-songs and gestures, as well as mass-mediated popular music and dance, areprimary among the “material and symbolic resources required to sustain” the notion ofa black musical identity (Hall, 1996: 2). Stuart Hall discards the notion of “identity”, andreplaces it with a discursive approach known as identification:

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In common sense language, identification is constructed on the back of arecognition of some common origin or shared characteristics with another personor group, or with an ideal, and with the natural closure of solidarity and allegianceestablished on this foundation. In contrast to the “naturalism” of this definition,the discursive approach sees identification as a construction, a process nevercompleted - always “in process”. It is not determined in the sense that it can alwaysbe “won” or “lost”, sustained or abandoned. Though not without its determinateconditions of existence, including the material and symbolic resources required tosustain it, identification is in the end conditional, lodged in contingency. Oncesecured [identification with blackness for instance] does not obliterate difference…Like all signifying practices, [identification] is subject to the “play” of difference. Itobeys the logic of more-than-one. And since as a process it operates acrossdifference, it entails discursive work [the process of making sense of things, makingmeaning of what’s happening], the binding and marking of symbolic boundaries...[Identification] requires what is left outside, its constitutive outside, to consolidatethe process (ibid.: 2-3).

113 Girls “play with” notions of race and gender relations, a “normative” sexual

orientation, and musical behavior that will later be used in sexualized dancing. In theperformance of these embodied musical formulas, players learn to inhabit metaphorsof difference: the difference of blackness (vs. whiteness or even African-ness), musicalblackness (vs. “white” identified music cultures), a musical black (female)ness (vs.musical expressions conceptually linked to black masculinity), and more. The complexsocial performance of black girls’ games constitutes a way of experiencing self andsocial identity that can be complementary and contradictory in subsequent musical andnon-musical contexts.

114 These oral-kinetic lessons in black music-making and social identity construction may

explain how (as well as why) music plays such a pivotal role in African American cultureas a whole. The collective discourse of musical embodiment may signify a racialized, orethnic musical difference, distinguished from “mainstream” culture. But it alsofunctions as a communal agent, offering the power to transcend differences of gender,class, age, and nationality within the social economy of African American culture. Myanalysis offers a glimpse into the dialectical tensions encompassed within thiscommunal sensibility by concentrating on the significance of gender and embodimentin a seemingly minor context of African American musical culture: black girls’ play.

BIBLIOGRAPHY

Interview data

Jasmine and Stephanie, twins (b. 1985, Ypsilanti, Michigan). (No other biographical information;

girls were adopted). Interviewed 8 April 1994. Recorded seven game-songs on audio cassette.

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Linda (b. 1948, Detroit, Michigan). Interviewed 3 October 1994. Parents from Detroit, Michigan.

Siblings: Two brothers. Occupation: “Non-traditional” undergraduate student at the University of

Michigan. Self-Designation: African-American. Recorded on audio cassette.

Nancy (b. 1963, Philadelphia, Pennsylvania). Interviewed 9 September 1995. Siblings: Three older

brothers, one older sister. Occupation: Biochemist at the University of Pennsylvania, University

of Michigan Ph.D. Recorded game-songs on audio cassette.

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dissertation, UCLA, Los Angeles, 1990.

Philip TAGG, “Open Letter about ’Black Music,’ ’Afro-American Music’ and ’European Music’.”,

Popular Music, vol. 8, n° 3, 1989, pp. 285-298.

Olly WILSON, “The Heterogeneous Sound Ideal in African-American Music.”, in Jr. Josephine

WRIGHT and Samuel A. FLOYD (eds.), New Perspectives on Music: Essays in Honor of Eileen Southern,

Warren, Mich., Harmonie Park Press, 1992, pp. 327-38.

Discography

ZAP MAMA (recording artists), Sabsylma. Time Warner, 945537-2, 1994

NOTES

1. What I mean by “black popular taste” are the distinctions drawn by people who identify with

musical blackness, particularly domestic citizens of African descent who primarily trace their

recent ancestry to living in the States throughout most of the 20th century, who also identify

primarily with conventional African American styles of music and dance traced back to the

Southern roots of the blues, field hollers, and the earliest forms of black popular dance and

spiritual music from the 19th and 20 th centuries. By taste I invoke the sociological, aesthetic,

economic and anthropological constructions of styles, affects, acquisitions, and communal works

and identifications associated with musical blackness including dance, gesture and linguistics.

Ultimately, it speaks to the question of how black folk socially and culturally judge, formulate,

and revise what is considered beautiful, funky and proper within their communal cultures.

2. See the online site “All Music Guide”: http://www.allmusic.com. Accessed 5 May 2003 via

Internet Explorer.

3. One website indicated that Little Anthony omitted this song from their repertoire when they

performed on the oldies circuit in 2003: despite the popular appeal of the song for his audiences,

it is said that he hates performing the novelty of it.

4. The cable station Black Entertainment Television or BET, aired its first rap show in 1994 and it

aired until 1999.

ABSTRACTS

This article explores connections between girls’ musical game-songs and commercial songs

recorded by male artists over several decades in United States. Basing on analysis of game songs’

and interviews of African American women (collected during fieldworks conducted from 1994 to

2002), it describes how black girls, through their dance and singing games, experience a musical

socialization and inhabit an African American musical aesthetics and a gendered blackness. Kyra

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Page 118: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

Gaunt highlights the oral and kinetic veiled intertextuality existing between girls' musical games

and black popular songs, to question the role of gender in the social construction of popular

musical taste. Those insights into the social and distinctly gendered construction of taste in black

popular songs (Rhythm n blues as well as hip-hop) shows how girls' musical play, in

handclapping games, cheers, and double-dutch, are a local formation of a "popular" culture that

is in constant dialogue with the mass-mediation of black male performances, engendering and

sustaining certain musical and social relationships between the sexes, and between children and

adults in African American communities.

Cet article explore les connexions existant entre les jeux musicaux des petites filles et les

chansons populaires enregistrées par des artistes masculins aux Etats-Unis durant les dernières

décennies. En se basant sur l’analyse de chansons des petites filles et sur des interviews collectées

auprès de femmes afro-américaines durant des enquêtes de terrain menées entre 1994 et 2002, il

décrit comment les petites filles noires expérimentent, au travers des danses et des chansons

contenues dans leurs jeux, une forme de socialisation musicale et d’apprentissage d’une identité

noire de genre. Kyra D. Gaunt met en lumière l’intertextualité orale et kinétique existant de

façon cachée entre les jeux des petites filles et les musiques populaires afro-américaines, pour

interroger la place du genre dans la construction sociale du goût musical. Ces regards portés aux

sources de la construction sociale du goût et de la division de genre dans les chansons populaires

afro-américaines - qu’il s’agisse du Rythm’n’ blues ou du hip-hop -, démontrent comment les jeux

des petites filles, par les claquements de main, les exclamations, les jargons auxquels ils donnent

lieu, contribuent à la formation locale d’une culture « populaire ». En constant dialogue avec les

performances d’artistes masculins médiatisés par l’industrie musicale, ils engendrent et

renforcent dans les communautés afro-américaines certaines relations sociales et musicales se

tissant entre les sexes, et entre les enfants et les adultes.

INDEX

Mots-clés: identité noire, jeux de chansons, intertextualité, genre, identité raciale, goût musical

noir, espace public, petites filles américaines

Keywords: black identity, game songs', intertextuality, gender, racial identity, black music taste,

public space, American girls

AUTHOR

KYRA D. GAUNT

Baruch College, City University of New York

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Page 119: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

Entre la rue et la band room :apprentissage de la musique etnégociations identitaires chez les marching bands de La Nouvelle-OrléansFlorence Pelosato

1 Entre 2009 et 2010, j’ai effectué une enquête de terrain étendue sur plusieurs mois à La

Nouvelle-Orléans aux États-Unis au sein du programme d’éducation musicale gratuitRoots of Music. Ce programme accueille des enfants et adolescents de 9 à 14 ans, issus desquartiers noirs et défavorisés de la ville et leur offre une éducation musicale, un soutienacadémique et un repas chaud tous les soirs après l’école. Cette initiative est portéedepuis 2007 - c’est à dire deux ans après le passage de l’ouragan Katrina - par desmusiciens reconnus de la scène musicale néo-orléanaise, issus des mêmes quartiers queles enfants qu’ils entreprennent d’éduquer. Le fondateur et figure de proue duprogramme est Derrick Tabb, membre du renommé Rebirth Brass Band et issu d’une des« familles musicales »1 de la ville, la famille Andrews. Le programme se modèle sur leprincipe des fanfares afro-américaines des écoles publiques de La Nouvelle-Orléans, lesmarching bands, et s’inscrit également dans un processus de transmission d’unetradition musicale locale, qui inclut un apprentissage musical et chorégraphique. Ils’agit, en effet, de fanfares militaires qui intègrent néanmoins des éléments plusfantaisistes à leurs pratiques musicale et corporelle, ainsi qu’au spectacle qu’ilsdonnent à voir : des uniformes colorés et « tape-à-l’œil », des danses empruntes desensualité, ou encore des répertoires musicaux laissant une large part à la musiquepopulaire américaine comme aux standards néo-orléanais.

2 Au travers de leurs activités communes, les professeurs et élèves de Roots of Music sont

dans une constante négociation identitaire. Des répétitions quotidiennes en coulissesjusqu’à la scène que sont les parades de Mardi Gras, en passant par leur récentemédiatisation, les acteurs de cette association musicale adaptent leur discours et leur

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présentation de soi en fonction des interlocuteurs et des enjeux d’une situationspécifique (Goffman, 1987 [1959]). Ainsi, ils parviennent à manier deux registresparallèles, deux « répertoires de comportements », celui des valeurs de respectabilité(decency) des classes moyenne et celui du « code de la rue » (Anderson, 1999). Latransmission musicale est donc vecteur d’une identité double et ambiguë entre lesmembres du programme et leurs spectateurs. Cette ambivalence est présente dans lesdifférents aspects du processus d’apprentissage, et se transmet des professeurs auxélèves, au même titre que les connaissances et la pratique musicales.

3 Lieu d’éducation populaire, les marching bands sont souvent considérés par les acteurs

de la communauté musicale de la ville comme le lieu d’apprentissage privilégié desmusiciens afro-américains, et en particulier des membres des brass bands, une formedérivée de la fanfare militaire (Gumplovicz, 2001). Le lien entre les marching bands

d’enfants et d’adolescents et les brass bands d’adultes forme une boucle de transmissiondu savoir et de la pratique musicales : en effet, les musiciens des brass bands ont acquisles bases théoriques et leur pratique instrumentale au sein des marching bands de leurécole, et, une fois adultes et musiciens confirmés, ils transmettent leur savoir à lagénération suivante. C’est bien sûr le cas de Derrick Tabb, qui est à la fois dans unedémarche pédagogique avec Roots of Music, et musicien professionnel, en tant quepercussionniste au sein du Rebirth Brass Band. Avec le Hot Eight, Dirty Dozen et Soul Rebel Brass Band2, « Rebirth » fait partie de ce qui est dit être la nouvelle vague « moderniste »des brass bands de La Nouvelle-Orléans, en opposition aux « traditionalistes ». Cettenouvelle génération intègre la musique populaire américaine dans son répertoire etadopte les codes culturels du hip-hop, et c’est à travers cette représentation propre etréappropriée de la tradition musicale néo-orléanaise que les membres des brass bands

transmettent les connaissances et leur savoir-faire musical aux plus jeunes (Sakakeeny,2008).

4 Comme dans bien d’autres domaines, l’ouragan Katrina a marqué de son empreinte les

programmes d’éducation musicale des écoles publiques de la ville, qui ont vu leursbudgets coupés, certains établissements ayant complètement fermé. Maillon essentieldans la formation des musiciens locaux, ces cours de musique gratuits etessentiellement destinés aux enfants et adolescents issus des classes populaires afro-américaines sont considérés comme le pilier de la perpétuation de la traditionmusicale. L’initiative de Roots of Music est, dans le contexte post-Katrina, une démarcheconsciente et volontaire visant à reconstruire, à « ré-inventer » la tradition musicale(Hobsbawm, Ranger, 2006).

5 Les caractéristiques de cette dite tradition musicale néo-orléanaise sont multiples et

singulières, mais s’inscrivent dans un héritage culturel et social proprement afro-américain. Elle émane, d’une part, d’un contexte historique complexe, celui del’esclavage puis de la ségrégation, sur un territoire où de nombreuses populations serencontrent et se mêlent3, ce qui lui donne sa particularité par rapport à d’autresformes d’expressions musicales afro-américaines ; et d’autre part, elle regroupe lesattributs des formes de la musique afro-américaine et s’inscrit dans le développementde cette dernière. Expliquons-nous : la forme musicale dite du « jazz » s’est, dans unpremier temps, développée au contact de deux modèles d’apprentissage de la musique.D’un côté, on trouve la formation européenne traditionnelle qui repose sur la techniqueinstrumentale, l’utilisation de supports écrits (les partitions) et l’accent mis sur lamélodie et l’harmonie. Celle-ci est majoritairement représentée par les populations

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créoles (des Noirs affranchis et éduqués par les Européens). De l’autre côté, noustrouvons la musique africaine des esclaves, dominée par un fort aspect rythmique,l’improvisation et l’« appel et réponse »4 sur la place de Congo Square sur autorisationmunicipale (Stearns, 1970 ; Côté, 2006). Le contexte socio-politique de La Nouvelle-Orléans de la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’adoption des lois Jim Crow à partir de1894 créent une conjoncture favorable à un « métissage musical » (Côté, 2006 : 84). Eneffet, la migration des Créoles, ayant bénéficié d’une éducation musicale à l’occidentale,dans la partie Uptown de La Nouvelle-Orléans où résident les Noirs émancipés, serait àl’origine d’une synthèse de la musique européenne et africaine, qu’on désignera àpartir des années 1910 sous le terme de « jazz ». Au début du XXe siècle, cette formemusicale nouvelle pourra se développer dans les clubs et les bars du quartier desmaisons closes de Storyville, jusqu’à sa fermeture en 1917 (Stearns, 1970 : 71-72).

6 Aujourd’hui, l’expression musicale des classes populaires afro-américaines de la ville ne

s’est pas tellement éloignée de ce qu’elle était alors, par la reprise de plusieursfondamentaux. D’abord, l’importance des performances de rue avec les parades dessecond lines et des jazz funerals, ou encore les parades de Mardi Gras. Ces deux premièresformes de processions de rue musicales, dansantes, et surtout « participatives » (Regis,1999 ; Le Menestrel, 2010), sont organisées par les Social Aid and Pleasure Clubs quiétaient, à l’origine, des associations d’entraide au sein des couches afro-américainespopulaires. Les membres versaient une indemnité annuelle, qui servirait par la suite defond commun d’assurance. Ces clubs organisaient, et organisent toujours les funéraillesde leurs membres, les jazz funerals donc, et leur pendant joyeux, les second lines,composés de deux lignes, celle du brass band et celle des participants, que n’importequel badaud est invité à rejoindre. Ces pratiques sont donc populaires et« participatives », elles allient de façon indissociable musique et danse, se déroulentdans l’espace public, et enfin sont imbriquées à la vie sociale des quartiers noirs. Autredimension de ces faits sociaux et musicaux de rue, la dimension cathartique, d’autantplus valable depuis l’ouragan Katrina, permettant une gestion mentale des difficultésquotidiennes ou exceptionnelles (Raeburn, 2007). La rue, le corps, le social, sont autantde dimensions enchevêtrées dans l’expression musicale des classes populaires noires deLa Nouvelle-Orléans, sans pour autant que la partie blanche de la ville ne soitcoutumière du fait. L’imperméabilité qui subsiste entre les deux réalités socialeslocales, les codes culturels, et les modes de socialisation s’expriment pleinement àtravers le phénomène musical.

7 Sur le plan méthodologique, j’ai choisi de m’immerger dans la vie quotidienne du

programme Roots of Music, en prenant part aux activités journalières en tant que tutricepour l’aide aux devoirs. J’en profitais ensuite pour assister aux cours d’instrument etaux répétitions, me mêlant aux sympathisants du programme tels les parents d’élèves,les amis ou anciens élèves des instructeurs qui aiment garder un pied dans la vie duband. De plus, j’ai pris le parti de suivre le groupe au fil de sa préparation aux paradesde Mardi Gras de 2010 – le carnaval néo-orléanais. J’ai pu observer le processusd’apprentissage de la marche militaire, les considérations esthétiques ou financièressur les costumes et prendre part à plusieurs défilés d’entraînement (marching practice).Mon objectif était de partager les quelques heures de parade avec le cortège Roots of

Music et être enfin de l’autre côté de la scène avec les élèves. Pour cela, j’ai dû parvenirà me faire accepter en tant que chaperon du cortège pendant un défilé. Subir leslongues heures de marche, les pieds qui brûlent, le dos endolori, braver le froid humidedes soirées de février, mais aussi ressentir la joie et l’excitation des élèves, et se laisser

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porter par l’énergie de la foule en liesse était l’unique façon de vraiment comprendreles enjeux de ce spectacle pour les acteurs de mon terrain.

8 Par ailleurs, j’ai dû surmonter les obstacles qui s’érigeaient lors de mon immersion, le

premier inhérent à ma condition de femme blanche au sein d’un milieumajoritairement afro-américain et masculin. Le fait que je sois française, en revanche,participait largement à mon capital de sympathie auprès de mes interlocuteurshommes, femmes ou enfants, et me rendait « moins blanche ». Le revers de la médaillerésidait dans l’imaginaire sensuel et libertin qui semble flotter autour de l’idée de lafemme française. Je fus, en effet, souvent perçue comme une partenaire potentiellepour les hommes et comme une rivale pour les femmes. Il était donc difficile de sortirde schémas relationnels sexualisés avec les adultes sur le terrain, ce qui posait desdifficultés d’ordre méthodologique et me fermait certaines portes. Ce problème ne seposait pas avec les enfants, qui voyaient en moi une adulte référente, et parfois unecamarade.

9 Le second obstacle résida dans la récente médiatisation dont fait l’objet Roots of Music

sur les chaînes de télévision américaine CNN et CBS : en 2008, CNN a nominé DerrickTabb pour son initiative dans sa compétition annuelle CNN Hero of The Year ; et depuis2009, une équipe de tournage, dirigée par le réalisateur Richard Barber pour CBS,réalise un documentaire sur les marching bands de La Nouvelle-Orléans, et sur leprogramme Roots of Music en particulier. Cette cohue médiatique attire l’attention denombreux donateurs, journalistes, volontaires ou simples curieux, et m’a - pour mondeuxième séjour avec Roots of Music - quelque peu noyée dans la masse, ce qui fermaconsidérablement mes entrées sur le terrain.

10 Je me suis donc appuyée sur ces difficultés émanant du terrain pour nourrir mes

questionnements et faire avancer mon analyse, notamment en termes de rapport augenre, de hiérarchisation et de présentation de soi au sein du programme. Dans ungroupe où la musique est une affaire d’hommes, mon principal atout résidait dans mesconnaissances musicales et instrumentales, qui, une fois dévoilées, m’accordèrent uncertain respect de la part des instructeurs et des enfants, affirmant l’hypothèse que lescompétences musicales sont les plus valorisées sur ce terrain.

11 J’ai choisi d’articuler mon analyse en trois parties, chacune correspondant à une facette

de la vie du groupe d’élèves et de professeurs : l’apprentissage et la préparation auxparades dans l’intimité du programme, la participation aux défilés du carnaval, et enfinla médiatisation du programme.

Apprentissage et préparation au défilé : unité etdiscipline

12 Tout d’abord, j’ai pu observer que l’apprentissage de la musique noire américaine chez

les marching bands de La Nouvelle-Orléans s’inscrit dans un cadre strict mobilisantcertaines valeurs telles la discipline, la rigueur ou le goût de l’effort et du travail. Lesméthodes d’apprentissage sont militaires et mettent le corps à l’épreuve. Il s’agitd’apprendre à se placer en lignes égales et parallèles, de surveiller sa posture et se tenirdroit, de marcher du même pied et de ne jouer que d’une seule voix. Si le résultat ou lecomportement des élèves n’est pas satisfaisant, les instructeurs distribuent despunitions telles des coups de baguette sur les doigts ou des séries de pompes à effectuer

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devant ses camarades. L’apprentissage de toutes ces « techniques du corps » (Mauss,1960 [1950]), qui comprennent la marche militaire, le maintien de la posture etégalement le jeu instrumental, entend produire une impression d’unité, parfaitementrésumée par la phrase de ralliement utilisée par le chef d’orchestre (band director)Lawrence Rawlins : « Jouez comme si vous n’étiez qu’un, sonnez comme si vous n’étiezqu’un, ayez l’air de ne faire qu’un » (« Plays as one, sound as one, look as one »). Lemarching band forme alors une « équipe de représentation » (Goffman, 1987 [1959]) dontles efforts dédiés à l’entraînement, au défilé et aux répétitions des morceaux sontminutieusement étudiés et réfléchis dans le but de fournir une représentation d’ungroupe puissant, ordonné et unifié.

13 Par ailleurs, les vertus associées à l’apprentissage de la musique, notamment le travail,

la discipline et l’investissement personnel, sont fortement mises en valeur par lesprofesseurs et étendues à des préceptes plus généraux correspondant au mode de viedes classes moyennes. Cela implique d’acquérir une éducation et des compétences,d’avoir le sens des responsabilités et de pouvoir par conséquent assumer, un jour, lerôle de chef de famille, et enfin d’être capable d’obtenir et de garder un emploirespectable (Anderson, 1999). Cette approche, opérant la transmission des valeurs dedécence, entend former d’une part, de bons musiciens, et d’autre part, de bons citoyensaméricains, capables d’être productifs et de s’intégrer à la société américaine. En outre,il est fréquent que les professeurs de musique remplacent la répétition du jour par devéritables leçons de morale, au cours desquelles ils les encourageront à ne pasconsommer d’alcool et de drogue, à développer, dans le futur, une vie sexuelle rangée,et tenteront parfois même de transmettre leurs positions politiques ou religieuses.L’éducation instrumentale est alors utilisée comme un outil bornant un parcours de vieet dessine une ligne de conduite qui, dans l’idéal, mènera directement à l’ascensionsociale des individus, à la conquête du respect de leurs pairs, et par ricochet, à laréussite de toute la communauté à laquelle ils appartiennent, celle des Afro-Américains(Wilson, 1978).

14 Toutefois, cette quête de respectabilité est plus complexe qu’il n’y paraît, et s’exerce

dans deux registres parallèles. Dans son étude d’un quartier de l’inner city d’une grandeville américaine, le sociologue Elijah Anderson distingue, parmi les habitants, deuxpôles de valeurs contrastés qu’il désigne par les termes de « decent » (décence,respectabilité) et de « street » (qui appartient à l’univers de la rue). Ces deux systèmesde valeurs correspondent à des identités, fruit d’une négociation constante, et à unstatut social au sein du groupe. Le mode de vie « decent » s’oriente autour du travail, dela famille et d’espoirs pour le futur des membres du groupe, alors que ce qui est « street

» tend vers une valorisation des pratiques illégales tels les trafics et la consommationde drogue, et met au défi des institutions comme l’école ou la police. Lorsque l’onmaîtrise le « code de la rue », cela implique de déployer un répertoire decomportements comprenant le langage, l’habillement, la posture et la gestuelle, etsurtout de pouvoir alterner entre « street » et « decent », moduler les deux façons de seprésenter au reste des habitants du quartier. Dans l’étude d’Anderson, comme dansmon travail auprès de Roots of Music, j’ai observé que ce dédoublement, cetteambivalence, voire même cette manipulation des deux registres s’adapte auxinterlocuteurs et à un seul et même but, la quête du respect des pairs, qu’ils viennentde la rue ou des fractions les plus respectables des classe moyennes.

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15 D’une part, les acteurs travaillent une « façade » qui corrobore l’idée de respectabilité,

avec une manière de se présenter auprès des médias, des visiteurs et des potentielsdonateurs. Ainsi, les instructeurs et porte-parole du programme Roots of Music insistentsur le fait que l’apprentissage musical est une manière de tenir les élèves éloignés destourments de la rue tels la drogue ou la criminalité (« to keep the kids off the streets »)grâce aux méthodes éducatives strictes et morales qu’ils utilisent. Ils se présententcomme des gardiens moraux dont le propos est d’autant plus légitime qu’ils ont eux-mêmes connu et contourné les pièges du mode de vie de la rue. De cette façon, lesmembres du programme visent à gagner une forme de crédibilité et le respect desinstitutions bourgeoises.

16 Mais d’autre part, des marqueurs implicites portés par les acteurs du programme

ramènent immédiatement n’importe quelle personne extérieure au groupe à l’universde la rue : leur dialecte corporel (Goffman, 1987 [1959]), leur tenue, leurs référencesculturelles ou leurs habitudes langagières. Bref, leur habitus (Bourdieu, 1980) exprimeen tous points leur appartenance au ghetto et sont volontairement travaillés et penséspour induire qu’ils maîtrisent les codes de la rue. Par exemple, les professeurs demusique sont souvent habillés comme suit : pantalons extra-larges (baggy pants), t-shirts très amples qui tombent presque aux genoux, d’imposantes chaussures de sport,vestes à capuche (hoods), et casquettes de base-ball. Cette tenue peut être agrémentéed’épaisses chaînes de cou dorées, et ces pièces vestimentaires peuvent comporter desmotifs clinquants tels que des imprimés de billets de banque ou de fleurs de lys5. Ilsentretiennent donc un discours latent et non-verbal, volontairement dissimulé ouseulement sous-jacent, qui entend leur faire gagner le respect de l’univers de la rue,univers dans lequel ils ont grandi et se sont construits.

17 En effet, les pratiques personnelles des instructeurs ne correspondent pas toujours à

l’image respectable qu’ils se créent auprès des personnes extérieures. Elles peuvents’extérioriser dans des mœurs que l’on dira légères, ainsi que la consommation dedrogue ou d’alcool, et enfin des implications dans des affaires criminelles. D’ailleurs,bien que les élèves intègrent les discours moralisateurs des adultes du programme,lorsqu’on les interroge sur leurs goûts musicaux, ils parlent sans gêne de l’admirationqu’ils portent au rappeur de La Nouvelle Orléans Lil Wayne, qui a récemment effectuéun passage en prison. Mais devant un groupe de visiteurs ou une caméra de télévision,ils afficheront une image lisse d’enfants qui, malgré les difficultés de la vie dans unquartier pauvre, font des efforts pour rester sur « la bonne voie ». Les adultes commeles enfants jouent donc sur les deux registres.

Marching practice dans le Quartier Français

Chapeautée par une voiture de police NOPD (New Orleans Police Department) prêtéeet conduite par une mère d’élève policière, la drumline démarre et marque le pas detout le marching band. Comme dans la salle de répétition, la section des percussionsest le battement de cœur du « band », elle est le moteur qui fait avancer lestroupes, qui leur fait lever les pieds, souffler dans leurs instruments et bouger avecgrâce. Sur un arrangement de « Million Dollar Bill » de la chanteuse WhitneyHouston, le cortège remonte Ursuline St. au pas de marche jusqu’à Rampart St. Laparade attire sur son passage des touristes choisissant de faire un bout de cheminavec eux, armés d’appareils photos, des sourires béats sur leur visage, devant ce

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qu’ils ont l’air de considérer comme une expression authentique de la culture néo-orléanaise.

Une fois passé Rampart St. qui marque la frontière entre le Quartier Français et lequartier noir de Tremé, entre La Nouvelle-Orléans des guides touristiques et celleoù l’on ne marche pas seul le soir, l’atmosphère change, ainsi que les spectateurs.Les rues sont alors moins commerçantes, mais l’architecture créole toujourséblouissante. Les quelques touristes qui accompagnaient le band renoncent à allerplus loin et le cortège se trouve maintenant seul depuis plusieurs pâtés demaisons. Alors que la parade avance, les instructeurs s’assurent que les élèvesgardent bien leurs lignes, les grondent s’ils parlent ou sont inattentifs. L’exerciceconsiste en effet à jouer quand il le faut, tout en marchant du bon pied, en rythmeet en regardant droit devant, comme dans un défilé militaire. Derrick Tabb marchele long du cortège en portant son neveu sur ses épaules. La voiture de police et ledéfilé tournent sur Villere St. en plein centre du quartier de Tremé et passe devantl’ancienne école de Derrick Tabb. Juste à côté, se trouve le centre social New Orleans

Treme Center. La rue est vide, mais à l’approche du band et de sa musique, une foulede personnes sort du bâtiment pour accueillir la troupe, assiettes en carton etfourchettes en plastiques à la main. La marche et la musique s’arrêtent et tout lemonde vient saluer Derrick et sa femme Keisha qui sont originaires de ce quartier.Nous restons devant le centre social un court moment, le temps pour les Tabb-Carmouche de socialiser avec leurs anciens amis et voisins et de recevoir lesfélicitations pour leur band. La fierté de Derrick Tabb est palpable ainsi quel’admiration de son ancien réseau familial et amical.

L’avancée du marching band reprend, son cortège enrichi d’une dizaine desmembres du New Orleans Treme Center. Nous nous enfonçons dans le 7th Ward enremontant Dumaine St. Les rues cossues du French Quarter sont maintenant loin,de même que les cottages créoles du quartier de Tremé, et plus le marching band

poursuit sa route vers le nord de la ville, plus les maisons semblent délabrées. Lescommerces sont fermés ou abandonnés, quelques terrains vagues parsèment lepaysage, et on aperçoit encore quelques croix sur les façades des maisons,stigmates des recherches de cadavres post-Katrina par les autorités. Ici et là, onpasse devant quelques personnes faisant du stoop sitting, assis sur les marches deleur maison, ils bavardent, boivent et tuent le temps.

Malgré l’atmosphère gagnant en désolation, la bulle musicale que crée le marching

band dans son exercice de défilé forme comme une enveloppe protectrice autourdu band et de son escorte, nous inscrivant en dehors du temps, de l’espace et depotentiels dangers.

Les parades de mardi gras, ou comment présenter lajeunesse noire néo-orléanaise

18 Arrivent la saison du carnaval néo-orléanais et ses défilés auxquels les marching bands

participent, où des jeunes Noirs des quartiers pauvres paradent tels des soldats devantla liesse de touristes aisés et d’habitants des quartiers blancs. Dans un contexte urbainde double ségrégation raciale et sociale (Wacquant, 2006), il s’agit alors de mettre en

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scène l’apprentissage musical des jeunes issus des ghettos noirs et les valeurs qui y sontinvesties par les éducateurs. Pendant Mardi Gras, les notions de présentation de soi etde mise en scène se trouvent plus que jamais au cœur des enjeux de Roots of Music et desmarching bands néo-orléanais.

19 Tout d’abord, lors des « battles of the bands » qui opposent les marching bands de la

région avant le départ des parades au début de l’itinéraire du défilé, il s’agit d’affirmerson identité en tant qu’équipe en mettant ses semblables au défi (Vettorato, 2008 ;Bazin, 1995). Ni prix, ni vainqueurs ne sortiront de ce combat musical informel, il s’agitde s’attirer les faveurs du public et de gagner le respect de ses rivaux, par le biais de samaîtrise instrumentale, sa démonstration de puissance sonore et d’unité. Au-delà decritères purement musicaux, comme le jeu instrumental ou le choix du répertoire,l’apparence des groupes est tout aussi importante : le clinquant des uniformes, laprécision des chorégraphies, leur allure et leur attitude, en bref, la façon dont ils seprésentent aux autres. Il s’agit donc de parader, ici aussi, de négocier son identité et saposition dans l’échelle sociale, mais sur une scène différente de celle des défilés officielsde Mardi Gras, une scène qui réunit principalement des membres de la communautéafro-américaine locale (parents, amis, voisins, anciens élèves, etc.).

20 Ensuite, la négociation d’une identité afro-américaine et néo-orléanaise est mise en

exergue lors des événements touristiques de masse que sont les parades du carnaval, ets’exprime à travers la morphologie des parades. Le cortège se compose en alternancede marching bands ou de groupes de danse, et de chars décorés sur lesquels se trouventles membres de l’association organisatrice privée et payante (krewe), eux-mêmesdéguisés et masqués, lançant à la foule qui se presse sur les trottoirs des colliers enplastique brillants et colorés et divers autres objets (throws). L’itinéraire du défilé et lecaractère du krewe organisateur changent, eux, considérablement le visage social d’uneparade à l’autre et donc du public qui y assiste. Il existe, en effet, des krewes dont lesmembres sont principalement blancs (Rex), noirs (Zulu), féminins (Muses), dont la viséeest satirique (Krewe du vieux), ou dont le but est le pur divertissement (Endymion,Bacchus), etc. Cependant, historiquement, l’organisation des parades de Mardi Gras etdes bals privés qui leurs font suite sont l’apanage de l’élite blanche conservatrice néo-orléanaise qui loue les services des groupes de danse et des marching bands pour égayerencore un peu plus la fête. La question raciale est latente et cette fête populairecristallise ces tensions, l’élite blanche locale n’accordant que des rôles d’« entertainer »aux membres des classes populaires noires, et ce dans une relation marchande(Souther, 2006 ; Gill, 1997).

21 Les parades de Mardi Gras reflètent en partie une certaine idée de l’organisation sociale

de la ville. Dans cette représentation sociale, les marching bands ont pour but de créerune « impression » contrôlée sur qui ils sont auprès du public en travaillantcollectivement leur « façade » en tant qu’ « équipe » (Goffman, 1987 [1959]) - c’est ceque nous avons vu précédemment. Les parades de Mardi Gras sont donc pour eux unedouble représentation : esthétique, car ils proposent un spectacle à un public, etsociale, car ils entendent transmettre un message sur leur groupe socio-culturel. Dansce contexte, cela est particulièrement visible si l’on examine la façon dont ces groupesoccupent physiquement l’espace urbain et comment ils s’inscrivent dans ce spectacle.

22 Les chars et les marching bands se succèdent dans le cortège en créant deux

atmosphères distinctes, qui s’opposent et se complètent. D’un côté, le passage des charset de ses occupants masqués lançant toutes sortes de biens à la foule suscite la

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convoitise et le désordre parmi les spectateurs, avides d’attraper ces objets. Dans ce jeudu jeter-attraper (throwing game, Kinser, 1990), la foule déploie de nombreusesstratégies pour assouvir sa soif de posséder les throws : les spectateurs accourent prèsdes chars en mouvement, agitent les bras, interpellent les personnes sur les chars, sebousculent, s’agglutinent.

23 En contraste à ce chaos matérialiste, dont le moteur est l’avidité de posséder toujours

plus de throws, les éléments fondamentaux des pratiques éducatives des marching bands

de La Nouvelle-Orléans et de Roots of Music en particulier, tels que l’ordre, la rigueur etla discipline, sont les principales caractéristiques mises en avant pendant le défilé. Ilsforment des blocs ordonnés qui occupent la voie de façon organisée, en lignes droites etégales. Les uniformes et l’accord parfait des mouvements de la marche créent uneimpression d’unisson. La masse sonore perce la foule agitée et compacte laissée aumilieu de la rue par le passage du char précédent et la repousse sur les trottoirs, latenant à distance et remettant un peu d’ordre dans la fête (De Queiros, 1992). Ils sontdonc un des rares éléments ordonnés des parades, mais ils ont également un effetordonnant sur le chaos carnavalesque.

24 On peut ainsi voir deux facettes ambiguës dans la participation des marching bands au

carnaval : victoire sur les élites car ils défilent avec les classes supérieures devant toutela ville, et en même temps aveu d’infériorité car ils restent « les soldats » de cesdernières. Les marching bands choisissent pourtant de se présenter sous le jour devaleurs respectables, telles des armées musicales faisant régner l’ordre sur leur passageet disciplinant les foules hystériques et enivrées. Le travail long et précis de l’annéeentière autour de l’exécution musicale, l’unité et la puissance sonore, la maîtrise dumouvement, la marche, la posture, la position des corps par rapport aux autres, bref, laprésentation de soi, s’inscrit entièrement dans la logique d’une démonstration depuissance, de précision et d’organisation. Cela va à l’encontre des stéréotypes despopulations blanches et aisées de la ville, alimentées notamment par les médias, qui nevoient dans la jeunesse noire néo-orléanaise que du « désordre social », notamment àtravers la violence, dont il est principalement question dans les médias lorsqu’onaborde le sujet des ghettos noirs. Lors des parades de Mardi Gras, une des raresoccasions où se rencontrent les deux facettes de la ville, la jeunesse noire démontrequ’elle est capable d’apprendre et de construire un groupe organisé et un spectacle dequalité.

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Le cortège de Roots of Music, représenté par l’artiste Bruce Davenport Jr.6

Médiatisation : accords parfaits et fausses notes de lacommunication de roots of music

25 Enfin, l’analyse de la mise en scène de l’apprentissage musical soulève la question de la

mise en tourisme du patrimoine culturel néo-orléanais après l’ouragan Katrina.L’aspect violent et sulfureux de la tradition musicale, née dans les faubourgs noirs etpauvres de la ville a, en partie, été révélé par l’ouragan Katrina et son traitementmédiatique. Depuis, les discours, les processus de mise en tourisme et la médiatisationautour de la musique locale se sont progressivement reconfigurés. En effet, malgré lesefforts de l’industrie touristique pour refouler l’aspect violent et dangereux de l’espaceurbain, historiquement, musique et violence sont étroitement liées à La Nouvelle-Orléans. Que ce soit le développement du jazz dans le quartier des maisons closes deStoryville au début du XXème siècle, ou l’émergence des brass bands dont les musicienssont souvent issus des ghettos, ou le mouvement hip-hop bounce7, ou bien sûr, lesjeunes marching bands des écoles publiques, à La Nouvelle-Orléans, la musique est néedes quartiers noirs défavorisés. Le « code de la rue » dont parle Elijah Anderson est,depuis Katrina, perceptible dans les représentations médiatiques de la ville et de sesmusiciens. A travers l’intérêt nouveau pour le programme Roots of Music et les marching

bands néo-orléanais, on assiste à une patrimonialisation de l’univers de la rue, devenantainsi partie intégrante d’une certaine expérience touristique conforme auxreprésentations dorénavant associées à la ville de La Nouvelle-Orléans.

26 Le cas du quartier de Harlem à New York et de la mise en tourisme de son patrimoine

musical est un parfait contre-exemple de ce qu’il se passe à La Nouvelle-Orléans. AHarlem, les acteurs de la scène jazz s’efforcent d’occulter la période sombre, constituéepar les années 1960 à 1990, faisant passer le quartier d’un âge d’or culturel et musical

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(jusqu’aux années 1950) à son hyper-ghettoïsation (Wacquant, 2006), fortementmarquée par la violence, la drogue et la pauvreté. A partir des années 1990, en effet, lesefforts des membres de la communauté jazz mettent en avant ces années glorieuses desgrands clubs de jazz, éclipsant la décrépitude du quartier – bien que toujours actif surle plan musical – dans une dynamique de patrimonialisation du jazz (Guedj, 2011). A LaNouvelle-Orléans, plutôt qu’un âge d’or, une chute brutale puis une renaissance, leschoses ont toujours été plus ambiguës, mêlant sur la durée tradition musicale etviolence. L’ouragan Katrina et sa force de médiatisation ont révélé cette ambiguïté,cette dernière est maintenant progressivement intégrée dans le processus de mise entourisme et fait l’objet, elle aussi, d’une patrimonialisation.

27 S’il y a bien un phénomène de patrimonialisation de la culture locale et de sa musique,

de ses côtés les plus enjoués à ses aspects les plus sombres, la série américaine Treme enest un parfait exemple. Créée par David Simon - également créateur de la série The Wire8

(« Sur écoute »), véritable fiction ethnographique de l’inner-city de Baltimore et dusystème judiciaire américain - Treme propose également une plongée dans le quotidiend’habitants de la ville, quelques mois après l’ouragan, et notamment dans celui de lacommunauté musicale afro-américaine. Jouant souvent leur propre rôle, ces musiciensparticipent à une mise en scène de leur dite tradition, souvent en allant dans le sens desclichés sur les musiciens noirs : dragueurs et filous, affichant décontraction etdésinvolture. Citons en exemple ce savoureux dialogue entre le musicien AntoineBaptiste et sa nouvelle femme Desiree, inquiète de ne pas voir son compagnon plusinvesti et efficace dans la recherche d’un emploi stable :

- « On a des factures à payer, Antoine.- Mais j’essaie, chérie ! Qu’est ce que tu veux que je te dise, Desiree, j’ai un travail !- Il y une différence entre un engagement (gig) et un travail (job). Toi, il faut que tutrouves un TRAVAIL !- J’ai un travail, je joue avec Kermit9 !- Ça, tu vois, c’est un engagement. C’est une fois par semaine et ça paie pas assez. Eten plus, tu rentres à la maison en empestant la clope et la gonzesse (pussy) ! »10

28 Comme on le perçoit dans ce dialogue, dans sa représentation des musiciens afro-

américains, la série n’éclipse pas pour autant les difficultés qu’ils rencontrent àretrouver un logement et du travail dans une ville dévastée et vidée de ses habitants etde ses touristes. Ici aussi donc, la catastrophe nourrit les représentations de la ville,tout comme sa réputation de ville dangereuse et violente. Car une autre particularité deTremé, en tant que mise en récit de la ville post-Katrina, est que le crime et la violencene sont pas cachés comme il serait convenu de le faire dans un discours touristique, parexemple. Au contraire, la violence du ghetto y est, elle aussi, mise en scène de façontrès crue, dans le but de refléter, selon son créateur, certaines réalités sociales de laville. Un exemple marquant de cette mise en scène de la violence est l’épisode danslequel l’ex-femme du tromboniste Antoine Baptiste et patronne de bar se faitsauvagement agresser à la fermeture de son établissement. Le choix du créateur demettre en avant cette facette de la ville, au même plan que sa richesse culturelle, a poureffet secondaire d’alimenter le fantasme d’un endroit sulfureux qui donne le frisson.

29 David Simon porte un regard fin sur son sujet, ainsi la problématique de la transmission

musicale après l’ouragan ne lui aura pas échappé. Dans la Saison 2, notre héros AntoineBaptiste se voit offrir un poste de professeur au sein d’un after-school music program

dans un collège public. Dans cette classe de musique fictive, les rôles des élèves sontinterprétés par les enfants de Roots of Music. L’occasion pour le créateur de la série de

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souligner l’importance des marching bands sur un plan culturel et social et de mettre enscène le combat des band directors contre la violence juvénile.

30 Les acteurs de Roots of Music, adultes et enfants, sont habitués à être en contact avec les

médias et ont donc appris à se présenter. Pour illustrer ce propos par des données deterrain, penchons-nous sur la compétition organisée tous les ans par CNN pour élire le« Héros de l’année », ce par le biais d’un vote en ligne. Chaque nominé et l’initiativequ’il a entreprise sont présentés dans de courts reportages vidéo visibles sur Internet.L’association représentée par le gagnant de ce grand concours national se voit décernerla somme de 125000 dollars. En 2009, Derrick Tabb a figuré dans le Top 10, mais n’a pasgagné le titre. Si l’on se penche sur le support de communication qui servait alors àprésenter Derrick Tabb et son programme d’éducation musicale, on identifie deuxarguments majeurs mis en avant par CNN, venant défendre le projet Roots of Music : lepremier, qu’il faut préserver la dite tradition musicale locale ; le second que LaNouvelle-Orléans est une ville dangereuse et qu’il faut préserver les enfants de cetteviolence.

31 En effet, c’est la chanson traditionnellement associée à la ville de La Nouvelle-Orléans,

« When The Saints Go Marching In », qui est jouée par les élèves sur la place de JacksonSquare, lieu emblématique de la ville. Les enfants jouant des cuivres devant laCathédrale Saint Louis a tout d’une carte postale et correspond à l’idée d’un héritageculturel et musical qu’il faut protéger. De plus, l’aspect disciplinaire est moins mis enavant que ce qu’il est vraiment au quotidien. Bien que l’on voit Derrick Tabb s’adresseraux élèves de façon autoritaire (« Horns up ! »11 pour leur dire de se préparer à jouer,par exemple), il y est surtout présenté comme très attentionné, donnant des leçonsparticulières aux plus jeunes élèves. En effet, il serait sûrement difficile de séduire unlarge public en mettant seulement en avant l’aspect militariste du programme.

32 La discipline moins présente, mais toujours l’accent sur la culture néo-orléanaise sont

amenés par un argument central qui ouvre le reportage : la violence, les difficultéssocio-économiques, la drogue. La Nouvelle-Orléans est dépeinte comme une villedangereuse où le crime et la violence sont des fléaux, surtout depuis l’ouragan Katrina.Le montage entrecoupe des scènes d’arrestations, de voitures de police, de cadavresgisants sur le sol. « Mon objectif est de tenir les enfants éloignés de la rue »12 commenteDerrick Tabb, sous-entendant que les enfants sont directement concernés par cetteviolence.

33 Pourquoi avoir choisi ces deux axes de communication ? CNN fut une des chaînes de

télévision américaine qui a apporté une large couverture médiatique de l’ouraganKatrina, et surtout des jours qui ont suivi la catastrophe, lorsque les habitants étaientpris au piège dans le Superdome ou sur le toit de leurs maisons. Les images de Katrinaet de la dévastation que l’ouragan a causée ont choqué le public et mis à mal l’imageromantique et nostalgique d’une ville libre et décontractée, berceau du jazz(Gotham, 2007). La catastrophe a révélé La Nouvelle-Orléans dans toute sa complexité :une ville où les inégalités raciales, les difficultés socio-économiques et la violenceprévalent (Hernandez, 2010). La face cachée de la ville s’est alors dévoilée et la réalitélocale dissimulée par le marketing des professionnels du tourisme est apparue au grandjour. Les images des populations noires abandonnées par les autorités, l’accent mis surles pillages lors des jours suivant l’ouragan ont amené les médias à donner à la ville lenom de third world city (ville du tiers monde).

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34 Le reportage de CNN sur Derrick Tabb et son programme d’éducation musicale Roots of

Music, reprend donc les mêmes axes de communication, faisant résonner dans laconscience collective la réalité dramatique de la catastrophe et le sort d’une partie de lapopulation néo-orléanaise. L’« imaginaire urbain » (Greenberg, 2000) de La Nouvelle-Orléans a été bousculé par la catastrophe et a « désenchanté » le public (Winkin, 2001).CNN est donc contrainte de se tenir à cette réalité, c’est pour cela que l’initiative deDerrick Tabb est présentée comme pleinement inscrite dans l’axe de la violence urbainede La Nouvelle-Orléans. Les dirigeants de Roots of Music ont bien compris que Katrinareprésente un bon « créneau » marketing, une sorte d’argument imparable qui sert àrécolter des fonds pour financer les activités quotidiennes du programme. Eux aussicapitalisent sur la catastrophe, qui s’avère être une opportunité sans pareille car elle arendu visible et plus « présentable » (au sens goffmanien) la pauvreté et la violence desghettos noirs. Les membres de Roots of Music savent donc jouer des représentations surles classes populaires afro-américaines, et savent en tirer partie.

35 Lors d’un entretien avec Allison Reinhardt, nous n’avons pas manqué d’aborder le sujet

de l’ « expérience » CNN. Ce jour-là, nous avions rendez-vous dans un café trèsfréquenté du Lower Garden District. Par manque de chance, nous nous retrouvâmesassises à la seule table disponible, à côté d’un des membres du board de l’association quilaissait, sans trop de scrupules, traîner une oreille bridant les échanges entrel’anthropologue et l’interviewée. Avec une dose de manœuvres calculatrices, nousavons pu nous libérer de notre écoute intrusive, et aborder des sujets plus « sensibles »,comme la récente médiatisation de l’association. Étonnamment, Allison, bras droit deDerrick Tabb et administratrice de Roots of Music, nous confia que bien que CNN veuillefaire des reportages misérabilistes, la production de l’émission a précautionneusementenquêté en coulisses sur ses futurs « acteurs ». Voici un extrait de l’entretien quiconcerne la compétition CNN :

- Allison : « Tout d’un coup, on a commencé à recevoir des coups de téléphone de lapart de CNN, très… inquisiteurs. C’était marrant, ils me demandaient parexemple [baissant sa voix pour les imiter] : “Est-ce que des personnes pourraientêtre mécontentes de cette nomination ? Y-a-t-il des informations que nous devrionsavoir et qui se révèleraient importantes ?”. Je pense qu’ils faisaient référence àd’anciens problèmes de drogue, ou quelque chose comme ça. J’ai dit : “Non, pas dutout !”. Et là, ils m’ont dit : “Et bien… en faisant des recherches en ligne, nous avonstrouvé que Derrick Tabb s’est fait tirer dessus…”. Et j’étais là : “Ah ouais, c’est vrai,j’avais oublié ça !” [rires]. »- Anthropologue : « Il s’est fait tirer dessus ? ! Par qui ? »- Allison : « Ça s’est produit deux fois, euh… Ouais, Derrick s’est fait tirer dessus, il atoujours la balle en lui. C’était lui qui était visé, tu sais… Alors : le grand frère deDerrick était… Il est mort. Il me semble qu’il a été assassiné, ou peut-être que c’étaitune overdose, je ne suis pas sûre. Mais, il est décédé très jeune, il avait la vingtaine.A son enterrement, quelqu’un avait un problème avec le petit frère de Derrick (celuiqui joue toujours sur Jackson Square, David, on l’appelle Glenn David Andrews, letromboniste, c’est lui le petit frère de Derrick). Donc, le mec a essayé de tuer sonpetit frère. Et Derrick a dit « tu vas pas le faire », et ça, ça se passe à l’enterrement,c’est à l’enterrement de leur grand frère que Derrick s’est pris une balle. Ensuite, legars a été libéré de prison. Tout ça s’est passé bien avant Katrina, mais toutes lespreuves ont disparu. La seule chose qu’ils avaient pour le procès, c’était destémoins, mais les témoins étaient tous éparpillés à travers le pays à cause deKatrina. Du coup, aucun témoin n’allait venir témoigner au procès. Alors, ils l’ontrelâché. Et CNN savait tout ça, et ils voulaient savoir pourquoi [le coupable] s’enétait sorti. »

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36 Allison Reinhardt nous fait volontiers part de ce qui est sûrement une partie des

coulisses de la compétition CNN, en sachant qu’elle se confie dans le cadre d’unentretien privé, mais à une personne extérieure au groupe qui va produire un rapportsur son séjour au sein de l’association. En tant qu’élément exogène, elle nous tient undiscours partiellement formaté, mais pas commercial, comme lorsqu’elle parle auxjournalistes ou aux potentiels donateurs. Elle mentionne des histoires de drogue,d’armes et de coups de feu en adoptant une décontraction visible et en prenant cela à laplaisanterie, sans doute dans le but de minimiser l’événement.

37 C’est lorsqu’elle poursuit que son attitude devient plus en phase avec son discours,

cependant, elle relate des faits approximatifs - elle ne se souvient plus si le frère aîné deDerrick est mort tué par balle ou victime d’une overdose, par exemple - là aussi pourdonner moins de poids à l’histoire dramatique qu’elle raconte. De plus, l’essence mêmede son discours discrédite en partie Derrick qui évolue apparemment dans un milieubien loin du mode de vie décent qu’il prône à Roots of Music, loin de la drogue, de laviolence, du mode de vie de la rue. Encore qu’il serait compréhensible que Tabb militecontre la violence par l’apprentissage de la musique, parce qu’il en a fait lui-même lesfrais. Quoi qu’il en soit, cela ne « présente » pas très bien auprès de CNN qui s’inquièted’éventuelles représailles contre Tabb et qui verrait sa responsabilité directementengagée.

38 Alors, Allison manœuvre habilement et transforme en figure héroïque l’image « pas

très claire », qui pourrait ressortir de Derrick Tabb dans l’investigation de CNN. D’aprèsle récit d’Allison, Tabb s’est interposé entre le gangster qui voulait porter atteinte à sonfrère cadet et ce dernier, c’est donc pour sauver son frère qu’il s’est fait tirer dessus. Deplus, le contexte de l’enterrement victimise un peu plus la famille de Derrick qui setrouve déjà dans un moment douloureux et qui se voit violemment agressée. Onpourrait penser que justice serait finalement rendue contre le criminel qui pointa unearme sur Derrick et son frère, mais non, Katrina, cette catastrophe naturelle contrelaquelle personne ne peut rien, a empêché que lumière soit faite sur cette affaire.Justice ne peut être rendue, laissant Derrick Tabb dans sa posture héroïque. C’est doncCNN qui met Derrick Tabb dans cette position de « héros », et Allison qui s’efforce deconstruire un discours qui légitimise cette posture. Mais avant CNN, c’est la catastropheelle-même qui lui a permis de faire preuve de courage et de venir en aide à lacommunauté intrinsèquement fragilisée et rendue encore plus vulnérable.

Conclusion

39 Pour conclure, les membres des marching bands néo-orléanais se posent en gardiens

d’une tradition populaire afro-américaine qu’ils s’efforcent de maintenir en vie. Ils sontdans une position d’affirmation vigoureuse de leur identité, construite non pas enopposition à la culture dominante, mais en y adhérant et en l’intégrant dans laconstruction de leurs pratiques éducatives. Nous ne sommes donc pas ici dans uneforme de contre-culture, mais plutôt dans une forme de conformisme : un groupehiérarchisé, discipliné et ordonné, dont le système de valeurs et le fonctionnement secalque sur la classe moyenne blanche américaine.

40 Malgré tout, cette démonstration convaincante que les membres des marching bands

nous donnent à voir reste volontairement parsemée d’indicateurs d’une appartenance à

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ce que nous catégorisons comme l’univers de la rue, ce dans le but de se donner unautre niveau de légitimité. Nous assistons donc à un double discours, le premiermanifeste, prônant auprès des spectateurs et des médias une respectabilité sociale,centrée sur l’éducation d’enfants issus des quartiers défavorisés, et le second latent,avec une façon de se présenter et un système de référence s’apparentant à l’univers dela rue.

41 En étudiant les méthodes d’apprentissage musical et ses enjeux, ce travail entend

ébranler les a priori et certaines représentations communes sur la transmission de lamusique noire, qui serait plus ou moins « spontanée » ou se ferait par simple« immersion ». En effet, à Roots of Music et chez les marching bands de La Nouvelle-Orléans de façon plus générale, l’apprentissage instrumental et sa mise en scène sont lerésultat d’un entraînement rigoureux, d’un encadrement strict et d’une pratiquedisciplinée.

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NOTES

1. On considère généralement une famille comme musicale, si elle a généré plusieurs musiciens

professionnels et si la pratique musicale se transmet parmi les membres tel un héritage. A La

Nouvelle-Orléans, la plus célèbre des musical families est la famille Marsalis qui comprend

notamment le père, le pianiste Ellis Marsalis, et ses deux fils, le saxophoniste Branford Marsalis

et le trompettiste Wynton Marsalis.

2. Le nom des brass bands est intéressant à analyser : « Rebirth » signifie renaissance en anglais et

fait référence au renouveau du style brass band de La Nouvelle-Orléans dans les années 1980.

Depuis l’ouragan Katrina, il est investi d’un sens nouveau par ses musiciens, son public ainsi que

la communauté néo-orléanaise en faisant un symbole de résilience. Dirty Dozen est une référence

au film les « Douze Salopards », et aux compétitions verbales afro-américaines qui portent le

même nom. Quant à Soul Rebel, les « âmes rebelles » de la musique soul, ils affichent à travers leur

nom de scène leur volonté de se démarquer des brass bands traditionnalistes.

3. Voir la thèse de doctorat de Marjorie Bourdelais, La Nouvelle-Orleans : Une ville francophone,

1803-1860. Recherche d'histoire urbaine, démographique et sociale (Bourdelais, 2007).

4. Le call and response est un attribut présent dans la musique afro-américaine dans les gospels, les

work songs, puis le blues et enfin qu’on peut retrouver dans toutes les formes de musique

populaire afro-américaine. Cela consiste à une interpellation du soliste (l’appel) lancée en

direction de la foule ou du reste des musiciens, qui répond par une autre phrase musicale (la

réponse)

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5. La fleur de lys est, au-delà d’être le symbole de la monarchie, l’effigie de La Nouvelle-Orléans.

Depuis l’ouragan Katrina, il est de plus en plus utilisé comme un symbole de fierté

d’appartenance à la ville et s’affiche sous forme d’autocollants, de drapeaux, de tatouages, etc.

6. Voir le site Internet de Bruce Davenport Jr., http://brucedavenportcreations.com/

7. La bounce music est un style appartenant au mouvement hip-hop de La Nouvelle-Orléans.

Musicalement, il se caractérise par une rythmique rapide et répétitive issue de samples, par des

« appels-et-réponses » et des chants de Mardi Gras Indians. Pendant les concerts, les rappeurs

interpellent la foule et les femmes leur répondent par des mouvements de bassin énergiques et

suggestifs – d’où le nom de bounce, « rebond » en anglais, qui fait référence aux mouvements de

bassin des spectatrices. Voir Triksta : un écrivain blanc chez les rappeurs de La Nouvelle-Orléans de Nik

Cohn (2007). Sur le même modèle musical, un mouvement encore plus alternatif de la bounce est

le « sissy bounce » ou « sissy rap » (rap de chochotte) dont les interprètes sont des transsexuels.

8. Au premier semestre 2012, la série The Wire est l’objet d’un séminaire à l’Université Paris-X

Nanterre, sous le nom de « The Wire : a fiction in the ghetto. Race, classe et genre dans les séries

télévisées ».

9. Il s’agit du trompettiste Kermit Ruffins qui joue son propre rôle de façon récurrente dans la

série.

10. « - We got bills to pay.

- I’m trying, baby! What can I say, Desiree, I got a job !

- Difference between a gig and a job, Antoine. You gotta get A JOB!

- I got A JOB, I’m with Kermit.

- That’s a gig. Once a week and it don’t pay enough. And you come home smelling like cigarettes and pussy !

»

11. « Haut les cuivres ! ». On note l’analogie – volontaire ou non – avec l’expression « Hands up ! »

qui signifie « Haut les mains ».

12. « My aim is to get the kids off the streets ».

RÉSUMÉS

Cet article se base sur une enquête de terrain menée en 2009 et 2010 à La Nouvelle-Orléans,

auprès du marching band (fanfare) et programme d’éducation musicale Roots of Music. A travers les

répétitions quotidiennes de la fanfare, sa participation aux défilés du carnaval néo-orléanais et sa

récente médiatisation à la télévision américaine, nous examinons les scènes d’apprentissage

musical en tant qu’espaces de négociations identitaires des jeunes Noirs américains.

L’apprentissage de la musique apparaît dans ce contexte comme révélateur d’un dédoublement

identitaire : vecteur d’ascension sociale pour les élèves et les professeurs, il leur permet

paradoxalement d’affirmer leur appartenance à un univers de la rue, en opposition aux normes

de respectabilité sociale des classes moyennes.

INDEX

Mots-clés : la Nouvelle-Orléans, marching bands, Katrina, éducation musicale, carnaval, Noirs

américains

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AUTEUR

FLORENCE PELOSATO

EHESS, Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire de l’Institution de la Culture (LAHIC)

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La créolisation à l’œuvre dans unepratique musicale brésilienne :rythmicité, diversité, relationLaure Garrabé

1 Le maracatu-de-baque-solto, ou maracatu rural, est une pratique à la fois musicale,

chorégraphique et dramaturgique du carnaval de Pernambuco, État du Nordeste duBrésil. Peu d’archives font état de son émergence, mais elle serait née au début du XXème siècle dans la Zona da Mata Norte, région rurale consacrée à la culture de la canne àsucre, à l’initiative d’une poignée de paysans en vue de participer à la fête sur le modèledes agremiações carnavalescas (associations carnavalesques, types de corporationsreligieuses, professionnelles, musicales, ou tout à fait ponctuelles). En un siècle, elle aconnu une ascension extraordinaire : d’un groupe de paysans munis d’une lance, d’unchapeau en forme d’entonnoir et d’une cloche de bétail dans le dos, cette formed’expression de la culture populaire de Pernambuco est aujourd’hui l’une des plusimportantes du carnaval de Recife, capitale de l’État et quatrième centre urbain dupays.

2 Il donne à voir la procession musiquée d’un cortège royal escorté de danseuses dans des

robes bigarrées au style Louis XV revisité, appelées Baianas (Bahianaises), et demystérieux guerriers disposés en cordons (cordões) les protégeant devant et sur lescôtés, armés d’une longue et lourde lance en bois ornementée de rubans, les Caboclos-

de-lança. L’orchestre ferme la marche, avec, juste derrière le Roi et la Reine, le maîtreimprovisateur de poèmes (Mestre tirador de loas ou toadas) chantant les louanges de sa« nation » (nação, le nom informel donné au groupe), à l’aide de la technique chorale del’appel/réponse. À ses côtés, le Contremaître (Contramestre), accompagné par le terno,l’ensemble instrumental. Il se divise en trois sections principales : une section vocaleincarnée par le maître à l’appel, et le contremaître (et parfois les Baianas) à la réponse ;une section percussions composée d’un bombo ou bombinho (tambour métallique à deuxpeaux battues à l’aide de baguettes), d’un tarol (caisse claire), d’un gonguê (cloche à deuxcampanules), d’un mineiro (ou ganzá, idiophone en métal), d’une porca (tambour à

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friction) ; une section cuivres composée de deux instruments, le plus souvent untrombone et une trompette (ou bien un saxophone soprano, une clarinette, une corne).

3 Les personnages des Caboclos-de-lança et le terno représentent à eux seuls les spécificités

de la pratique, non seulement sa singularité stylistique, mais aussi symbolique,reposant sur la déclinaison d’un singulier mélange ethnique, sonore, culturel, et mêmesur le plan des religiosités. La figure du Caboclo-de-lança peut être interprétée commel’incarnation allégorique des diverses modalités des rencontres entre les matricesculturelles pernambucanas, et qu’on retrouve dans la notion de « caboclo » : ethnique(c’est un métis d’indien et de blanc qui rencontre l’esclave noir), religieuse (il estassocié au culte de l’umbanda-jurema), socio-économique (sa force et son instinctguerrier comme conséquence du travail esclave et d’un statut subalterne), imaginaire(mythes et leurs expressions). Par ailleurs, elle déplie plusieurs dimensions de la viepsychique et sociale des maracatuzeiros, acteurs-danseurs qui les animent, puisquecertains, mais pas tous, disent pratiquer des rites de l’umbanda-jurema dans le but defermer leur corps à d’éventuelles attaques magiques et pour augmenter leur résistanceet leur endurance, ils sont descendants des esclaves de la canne à sucre et reconduisentce labeur dans les conditions prolétariennes et industrielles, et enfin, ils s’inscriventdans une tradition esthétique codifiée voulant traduire cet imaginaire par desexpressions musicales, chorégraphiques, et poétiques. Le terno présente cette diversitéd’emblée puisqu’elle est visuelle, sonore, et assez déconcertante pour l’oreille ingénue.Selon les maracatuzeiros, on y distingue l’aspect « fanfare militaire » (banda) provenudes cuivres et de la caisse-claire, identifié comme européen, les battements du bombo etdu gonguê qui eux, seraient africains, et les saccades du mineiro, indien. Le terno associepar ailleurs un mode d’expression musical déambulatoire propre à la rue et aux espacesfestifs, avec l’improvisation poétique chantée qui, en exigeant davantage d’écoute, tendà en sublimer l’expression populaire. Ainsi, le maracatu-de-baque-solto, où caboclos-de-

lança et terno sont à la fois des constructions imaginaires et des esthétiques dont on faitl’expérience, est investi de la diversité socio-culturelle pernambucana, mais aussi d’unediversité d’expressions performatives, puisque dans le champ du spectacle vivant, il estdésigné par la catégorie de brincadeira, conçue comme « populaire » et combinantindissociablement des expressions musicale, chorégraphique et dramaturgique.Garantissant sa singularité même, c’est cette diversité que la ville de Recife exaltependant le carnaval, une période pendant laquelle elle génère environ 208 millionsd’euros1, attire des centaines de milliers de touristes, et jouit d’une couverturemédiatique nationale et internationale, grâce à sa production locale.

4 La ville de Recife et l’institution carnavalesque ont su profiter de cette singularité

culturelle précisément établie sur cette diversité. Elles ont fait du caboclo-de-lança lafigure ambassadrice de l’événement et l’énoncent à partir de catégories valorisant sonhybridité comme point de convergence des trois matrices culturelles brésiliennes(l’africaine, l’indienne, l’européenne), et sa singularité en tant que productionculturelle locale. Or, cette singularité caractérisée par la diversité fut précisémentl’objet de discriminations aux prémisses de son institutionnalisation. Poussés par lacrise de l’industrie du sucre dans les années 1920-1930, les travailleurs de la cannemigrant à Recife, demandèrent l’autorisation à la FECAPE (FEderação CArnavalesca dePErnambuco, alors FCP) de défiler au carnaval au même titre que les autresreprésentants des formes locales. Or, on sait que celle-ci avait exigé qu’ils transforment

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leur patron rythmique sur celui d’une autre pratique musicale, le Maracatu Nação,laquelle lui aurait donné son nom, et les personnages des Baianas et du cortège royal.

5 Ces injonctions institutionnelles coïncident avec de profonds changements de

paradigmes dans la socio-anthropologie contemporaine. La question « afro-brésilienne »2, concomitante de l’apparition d’un certain nationalisme culturel visantd’une part à se détacher du joug de l’hégémonie épistémologique européenne etcoloniale, et d’autre part, un positionnement régional par rapport à la définitionnationale de la « brasilité » (brasilidade) – largement entérinée par le mouvementartistico-intellectuel, du Modernismo et ses variantes régionales3, initié en 1922 – est aucentre des analyses. Les pratiques musicales et religieuses, appréhendés comme folclore,en sont les objets de prédilection. Le corpus folkloriste, socio-anthropologique etcritique de 19344 jusqu’aux années 1970 s’intéressant au maracatu-de-baque-solto révèlebien les « partages du sensible » (Rancière, 2000) de la société pernambucana parrapport à ses productions culturelles à cette période. J’ai montré ailleurs (Garrabé,2011) comment il a été construit en contre-modèle du Maracatu Nação présenté commeforme noire, africaine ou afro-brésilienne, de tradition ancienne, urbaine et religieuse,instituant du même coup son africanité – à partir du moment où celle-ci s’inscrit dansla matrice jêje-nagô ou iorubá5 – comme étalon de mesure de la légitimité culturelle. Parconséquent, le maracatu-de-baque-solto, présenté comme une forme hybride, detradition récente, rurale et magico-religieuse, se voit construit à partir de catégoriesinstituées sur le pôle de l’impureté et de la dégénérescence.

6 Un autre phénomène, actuel celui-ci, participe de sa construction folklorique, c’est sa

spectacularisation à outrance. La FECAPE en est l’un des agents les plus importantspuisque c’est elle qui a légiféré le concours carnavalesque pouvant conférer au groupele titre de champion pour l’année concourue, et en détermine le cahier des chargesinstituant ses critères formels (couleur et forme des costumes, structurechorégraphique, structure chorale, calcul du temps et de l’espace de présentation, jeudes acteurs-danseurs), chaque année plus exigeants. Chaque détail compte pourl’évaluation des groupes par la commission du jury, entraînant à long terme sastructuration. En tant qu’organe patrimonial, elle contribue ainsi également àl’institution de sa tradition. En effet, le « pouvoir performatif » (Butler, 2004) de cettedébauche spectaculaire, parce qu’il tend à instituer le baque-solto tel qu’il est montré eténoncé au carnaval, tend à couvrir totalement son autre modalité. Il s’agit dessambadas, organisées par les groupes en zone rurale, peu médiatisées et sanssupervision institutionnelle, pendant la période pré-carnavalesque. Nous pouvons endistinguer deux types : celles pendant lesquelles le « spectacle » est répété et filé, cellespendant lesquelles sont organisées des joutes d’improvisation poétique chantées. Ontrouve ainsi, en fait, deux pratiques différentes au sein de ce qu’on appelle le maracatu-

de-baque-solto, ou baque-solto.

La créolisation à l’œuvre dans le maracatu-de-baque-solto

7 Au regard de cette présentation, il nous semble alors que le contexte d’émergence du

baque-solto draine des problématiques et des concepts caractéristiques de l’analyse desmutations des sociétés caribéennes. Il connaît plusieurs niveaux d’interaction entrecultures, entre formes de religiosités, entre formes musicales, entre mythologies et

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même, entre formes d’expression. Il est un produit de l’histoire coloniale et del’esclavage, mais plus directement de l’histoire postcoloniale et post-esclavagiste. Il meten scène ses appartenances africaines, caboclas et européennes, joue un rythme originalà l’aide d’instruments provenant de ces mêmes matrices culturelles, sans pour autantque le spectateur ni l’auditeur ne perçoivent, dans ces jeu et mise en scène, un ordre dela racine. Plus significatif encore, il naît aux abords du mangue, les mangroves, capitalsymbolique des sociétés archipéliques, écosystème caractéristique de la région entreRecife et la Zona da Mata Norte, « a Terra do Maracatu » comme on la désigne dans larégion, et qu’on pourrait identifier comme sa propre « Plantation »6 (Benítez-Rojo,2006 : 42). Par ailleurs, le baque-solto connaît deux principales modalités d’exécution,dont les contextes respectifs amènent à penser ses trajectoires globales quand il estproduit au carnaval, et locales quand il est produit dans les sambadas. Son patronrythmique, pourtant inchangé de l’une à l’autre, et plus largement les modalités de sonexpression dans ses contextes respectifs, semblent donner à voir et entendre les modesde relation de cette communauté musicale aux prises avec ses divers réseaux derelations. Si son contexte sociohistorique est aisément comparable avec celui dessociétés caribéennes dont les formations identitaires se caractérisent par le processusde créolisation – le Nordeste du Brésil est largement cité comme zone caribéenne,archipélique ou créole par quelques auteurs des plus impliqués dans sa construction(par exemple, Mintz, 1974 : 55 ; Glissant, 1996 : 13 ; Benítez-Rojo, 2006 : 72 ; Mignolo,1995 : 183) – on pourrait également attribuer la qualité de ce processus à ses techniquesmusicales et aux formes de sociabilités singulières qu’elles génèrent.

8 À ma connaissance, le baque-solto n’a pas encore été abordé en terme de créolisation, ni

même appréhendé dans une perspective analytique où le geste/l’exécution musicale7

est envisagé comme probable épicentre générateur de ses dynamiques singulières. Or,et ses modes de socialisation et ses modes de production, tous deux issus d’une praxis

singulière, sont susceptibles de décrire les modalités de ses mutations et d’institutionde sa tradition, où rythme et diversité, indissociablement, sont des principes agissants.L’épistémologie du rythme et de la diversité est centrale pour la compréhension desprocessus de créolisation. Elle est notamment très opératoire pour le cas abordé icichez les essayistes et poètes Édouard Glissant (1928-2011, martiniquais) et AntonioBenítez-Rojo (1931-2005, cubain) dont les travaux ont, sinon une prétention, unedimension anthropologique incontestable malgré la réticence de certainsanthropologues à l’utiliser, voire à la reconnaître, ce que déplorent par exemple JeanBenoist (1996) et Denis Constant-Martin (2007).

9 Le chaos et la poétique en terme de relation sont développés, chez les deux essayistes,

pour décrire l’expression dynamique de la créolisation. Contrairement à Glissant(1990), Benítez-Rojo (1996) n’utilise pas le terme de créolisation pour ce processus, maisdécrit la complexité caribéenne (déterritorialisée, dénationalisée, non essentialiséedans une « caribéanité », caribbeanness) à travers la Plantation conçue comme« machine par feedback » (2006 : 11) qui fonctionne en terme « de flux etd’interruption » (ibid. : 6), expliquant le mouvement « qui se répète » typique de laculture archipélique. Pour Édouard Glissant, la créolisation s’entend en terme demutation, de processus d’échange du « divers », d’interpénétration réalisée et detransformation toujours en cours : « la créolisation c’est, par rapport au métissage, leproducteur de l’imprévisible » (1996. : 89), « une dimension erratique (…) devenue ladimension du Tout-Monde » (ibid. : 87) et qui se traduit matériellement par ce qu’il

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appelle le « chaos-monde », des « choc, intrication, répulsions, attirances, connivences,oppositions, conflits entre cultures des peuples dans la totalité-monde contemporaine »(ibid. : 84). Cette esthétique des formes d’interactions, il la conceptualise comme« poétique de la Relation » (1990) :

« La poétique de la Relation n’est pas une poétique du magma, de l’indifférencié, duneutre. Pour qu’il y ait relation, il faut qu’il y ait deux ou plusieurs identités ouentités maîtresses d’elles-mêmes et qui acceptent de changer en s’échangeant. »(1996 : 42).

10 Pour les deux, la créativité caribéenne est une recombinaison, une recomposition de

fragments. Si ces deux conceptions s’opposent parfois (interruption vs progressioncontinue du rhizome), il n’y a pas, chez l’un ni l’autre, d’ordre de la racine, et lemouvement performatif (non restreint aux actes de langage) est le principalmouvement à l’œuvre et sans fin dans les Caraïbes. Pour décrire ce processus, Benítez-Rojo comme Glissant développent une épistémologie de l’action à l’aide de notionstelles que respectivement « actuación » (traduit en anglais par performance) et« poétique » entendue comme poïein dans son étymologie grecque, traduisant lamatérialisation d’une dynamique surgie d’un contact, d’un échange, réalisé dans lamesure où ce qui s’est trouvé en contact sur des « plages temporelles » (Glissant, 1996 :83) plus ou moins courtes, s’est transformé. La littérature et la musique notamment, lelangage et sa mise en rythme sont opératoires chez ces deux auteurs : l’esthétique estrythmique et force de relation, d’expression, et de matérialisation. Une productionesthétique peut ainsi fournir matière à penser les modalités à l’œuvre dans le divers,« qui n’est pas décomposable en éléments premiers » (Glissant, 1990 : 174). En effet, lacréolisation désigne quelque chose de beaucoup plus concret que le mouvementinvisible et transcendantal de la complexité culturelle. Glissant est ici explicite : « LaRelation prend source dans ces contacts et non pas en elle-même. (…) La Relation est unproduit qui produit à son tour » (1990 :174). Et à mon sens c’est cette concrétude –provenue de phénomènes esthétiques particulièrement construits et codifiés commeles pratiques musicales, chorégraphiques, dramaturgique ou tout à la fois – quel’anthropologue doit réintroduire au centre de ses analyses8. Son approcheethnographique est alors fondamentale.

11 Dans son article sur les dérives de la métaphore, Jean Benoist (1996) soulève le

« curieux » et « intéressant » renversement du jeu où les tenants de la postmodernitédans les années 1990 reconnaissaient les sociétés créoles comme précurseures alors quepeu avant, ils considéraient les anthropologues de la Caraïbe comme des « sansméthodes » parce que travaillant sur des objets supposément trop « flous » (1996 : 17).Cette remarque induit d’autant plus d’attention à porter à l’utilisation du terme. Onpeut penser que le Nordeste du Brésil peut évidemment s’interpréter à partir duparadigme, mais on ne peut sous-estimer la complexité et les écarts culturels qu’ontrouve au sein d’un même État, Pernambuco en particulier. Le carnaval de Recife seprésente d’ailleurs comme un échantillonnage de cette diversité musicale locale àl’œuvre (frevo, maracatus, caboclinho, boi, baião, mangue-beat…) où les influencesculturelles reconnues et cultivées ne s’appuient pas sur les mêmes références etprocessus d’identification. De plus, la société brésilienne n’a pas produit de languecréole : on ne peut y sous-estimer l’ancrage vertical du système socioculturel portugaiss’inscrivant dans une hégémonie épistémologique et herméneutique eurocentrique etcoloniale dont le Modernismo ne marque que l’un des premiers mouvementsd’émancipation. De plus, sans pour autant avoir dépassé les charges épistémiques

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biologiques (raça, cor, miscegenação, mestiçagem, hibridismo) dans ses discours sur elle-même, la société brésilienne a produit des concepts pertinents pour décrireprécisément ses dynamiques à l’œuvre, tels l’anthropophagie (Andrade, 1992), et lejeitinho inspiré par Sérgio Buarque de Holanda, 2004) et réélaboré en « mode denavigation sociale » par Roberto Da Matta (2001).

12 Il ne s’agit pas ici de plaquer le concept de créolisation sur la réalité sociale

pernambucana mais au contraire, de se garder de « saisir la créolisation comme unetotalité, c’est-à-dire à un niveau trop éloigné des circonstances concrètes rencontréespar les individus engagés dans ce processus », pour plutôt examiner « les conditionshistoriques de la production culturelle » (Trouillot, 1998 : 9) interrogée. Richard Pricelui-même reconnaît, en mobilisant la critique de Trouillot à son modèle forgé avecMintz (Mintz & Price, 1992), que « nous devons continuer d’insister sur lesparticularités historiques » (Price, 2001 : 45). « Le miracle de la créolisation nécessitanttoujours une analyse » (Price, 2001 : 59), il s’agira ici d’interroger la créolisation d’unepratique musicale donnée dans la mesure où ses contextes socio-historiques, mais enparticulier, ses dispositifs concrets, matériels et esthétiques, semblent matérialiser lesdynamiques sociales et esthétiques exposées chez Glissant et Benítez-Rojo. En effet, lespratiques musicales peuvent particulièrement illustrer ce processus parce qu’ellesmatérialisent ces dynamiques dans le monde physique et sensible à travers des sons,des gestes, la fabrique de liens sociaux et de réseaux de relations, dans la successivitédu temps. Elles donnent à entendre et voir à la fois leur historicité singulière (enlaissant des traces matérielles dans les instruments et les gestes), leur contemporanéité(la manière dont elles s’insèrent parmi d’autres pratiques et s’actualisent) et leur miseau jour et en acte (leurs techniques et effets performatifs, qui sont aussi destechnologies du sensible) dans un contexte socioculturel donné. Nous tenterons dedécrire ces dynamiques à l’œuvre selon deux grands axes : diversité et rythmicité, quiseront appréhendés ici séparément seulement pour les besoins du texte, de manière àsouligner les modes de socialisation et d’individuation du baque-solto. En effet, lesimpulsions des mutations semblent provenir des relations engendrées de ses contacts,du dehors et du dedans de la société maracatuzeira, et de chaque maracatuzeiro. Et ellesdiffèrent dans ses différentes modalités d’exécution.

Musiquer le nom d’un autre

13 Le choix de la métaphore, comme disait Benoist à propos de la « créolisation », n’est pas

neutre pour l’ethnologue (1996 : 19). Il ne l’est pas non plus pour l’artiste. La pratiquedont il est question ici a porté plusieurs noms dans l’histoire, dont la plupart lui ont étéattribués de l’extérieur, et notamment d’après les travaux de certains folkloristes et/ousocio-anthropologues dont les données ne reflétaient pas toujours la réalité vécue desmusiciens. Samba-de-matuto (Ferreira, 1946) littéralement, samba de péquenaud, parceque trop dégradante, maracatu-de-orchestra, -de-trombone (Guerra-Peixe, 1980) , parceque trop musicologiques, n’ont pas résisté à ses désignations les plus courantesaujourd’hui, maracatu-de-baque-solto et maracatu rural9 (Real, 1990 : 71-82, 184-191). Lapremière est celle que les maracatuzeiros emploient eux-mêmes, c’est une désignationqualitative et descriptive de son patron rythmique, le « baque-solto ». La deuxième estutilisée par la majorité des acteurs de la culture dite populaire, les médias, les publics,

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les producteurs, les politiques, et par conséquent, plutôt pour se rendre intelligiblesque par conviction, également par les maracatuzeiros.

14 Ce nom composé, maracatu et -de-baque-solto, contient et exprime en lui-même sa

duplicité intrinsèque dont les termes, pris séparément, évoquent deux pratiques trèsdifférentes. Ce composite ne peut pas ne pas évoquer le trouble fondamental queconnaissent les sujets de la « double conscience »10 théorisée par Du Bois (2007 : 11) etréactualisée par Gilroy (2003 : 174-175) où la perspective analytique parcourant unebonne partie des deux ouvrages, est l’esthétique en tant qu’ « expression culturelle »(ibid. : 173), musicale notamment. Cette double conscience se constitue en génératricedes pratiques qui ont germé aux Amériques pour faire société, ayant ceci de particulierd’anéantir toute forme de séparation radicale entre deux pôles et de précisémentcultiver ces « entre » déboussolant la pensée eurocentrée.

15 Énoncer maracatu-de-baque-solto est déjà évoquer cette double conscience, car c’est

associer deux pratiques et deux imaginaires dont l’historicité et la localité sontrespectivement distancées de trois siècles, et d’environ 80km. La notion de maracatu

renvoie à l’histoire des processions dansées et musiquées des nations d’esclaves dePernambuco, au cours desquelles ces dernières élisaient leur roi et reine sous l’œil desautorités politiques et religieuses. Elle désigne plus précisément la spectacularisationpost-abolition (Dantas, 1988) de cette pratique connue sous le nom de « couronnementdes rois congo » (Coroações de reis Congos), symbolisant et matérialisant toujours lamémoire des nations africaines d’esclaves dans le Maracatu Nação. L’histoire projetéederrière l’énoncé « maracatu » n’est donc pas celle des prolétaires de la canne à sucrequi inventèrent le baque-solto en milieu rural et l’emmenèrent, au gré des crises del’industrie sucrière, à Recife, où il finit par intégrer le carnaval et s’y voir affublé d’unnom diffusant l’imaginaire et représentant l’expérience d’un autre groupe socialpernambucano.

16 La notion de baque-solto lui est exclusive en revanche, et désigne son patron rythmique

singulier. Bien que cette exception locale soit largement applaudie aujourd’hui, c’estbien la singularité même de cette expression rythmique qui fit l’objet dediscriminations par l’institution carnavalesque. Elle exigea en effet des nouveauxmigrants ruraux qu’ils le calquent sur le modèle du baque-virado (Guerra-Peixe, 1980 :91 ; Real, 1990 : 81), rythmie propre au Maracatu Nação. La notion de baque-solto contientles éléments portant son continuum propre, sa production sonore originale (la formemusicale) et ses modes d’exécution (la pratique musicale). Malgré les différentestentatives de nomination par les folkloristes, c’est elle que les praticiens ont retenue. Ils’agit alors de ne pas sous-estimer cette sorte de geste baptismal soulignant l’évocationd’une qualité sensible et technique (littéralement « frappe rapide » et/ou « légère », ouencore « libérée, affranchie »), et non plus des catégories sociales, raciales ouethniques.

17 Le substantif baque peut être traduit usuellement par « rythme » mais concerne

uniquement la spécificité d’un jeu percussif11. Il désigne plus précisément ce qui sepasse entre la première et la dernière frappe sur l’instrument avant que s’ouvre unautre cycle (un autre baque). Il se divise en trois parties – introduction, milieu etfinalisation – menées par le maître d’orchestre. Solto connote la rapidité et la légèreté,mais l’adjectif (du verbe soltar « libérer », « délivrer ») évoque à la fois quelque chose del’ordre de l’agitation et du relâchement, une contradiction intéressante touchant à

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l’inventivité et à l’improvisation. Comme nous l’indique ici Guerra-Peixe, ce baque secaractérisait déjà par les phénomènes de variations :

« Dans le maracatu-de-orquestra il n’y a qu’une seule zabumba [ bombo]. (…) Cettecondition singulière permet au musicien d’exécuter des variations à volonté. De làle fait qu’ils appellent le toque de cet espèce de Maracatu « toque solto » ou « baquesolto ». » (1980 : 94).

18 Ces deux expressions prises séparément évoquent respectivement deux faces du même

phénomène, sa construction par les praticiens et sa construction institutionnelle etintellectuelle, mais elles distinguent aussi deux pratiques aux techniques différentes. « Maracatu » incarne sa modalité la plus rigoureusement spectaculaire où ses modes deproduction et de socialisation s’opèrent en fonction de la réception plus ou moinsattendue du public. Son dispositif est d’ailleurs un haut lieu du tourisme et du marchéde la culture menant inévitablement à son insertion globale, puisqu’il s’agit ducarnaval. « Baque-solto » incarne une modalité plus locale, de l’entre soi et plus musicale– voire, musicienne – que spectaculaire, où ses modes de production et de socialisations’opèrent en fonction de la société maracatuzeira, où la réception est moins en jeu que lafabrique de l’art de faire. Son dispositif est plus intimiste mais non moins festif,puisqu’il s’agit de fêtes organisées en milieu rural, les sambadas de maracatu12. On nepeut pourtant pas dissocier ces deux modalités de production, globale (carnaval) etlocale (sambadas), car l’une sans l’autre n’évoque pas tout ce qui constitue la pratiquedu maracatu-de-baque-solto à proprement parler. Le baque-solto incite au contraire à lespenser ensemble, c’est-à-dire penser leur contraction, le « glocal » (Robertson, 1995).Dans ces deux modalités, l’enjeu est bien de « se faire un nom » ou « jouer son nom » :pour ce faire, les groupes et les individus tissent ensemble les enjeux de leurpersonnalité et ceux de leur capacité à exprimer la tradition, entendue ici commel’ensemble des techniques, des représentations, et des pratiques de reconnaissanceconstituant le baque-solto dans la successivité du temps, et partagée par l’ensemble desexperts formant la communauté des maracatuzeiros. C’est aussi la question del’invention dans les limites de la tradition, et des seuils de transgression collectivementadmis. Le maracatu-de-baque-solto nous invite ainsi à penser non pas sa dualité (l’un oul’autre) mais sa duplicité (l’un et l’autre). Celle-ci, identifiable tant dans ses modes desociabilités que dans sa production sonore et plus généralement esthétique, nousembarque sur les routes de la créolisation. À travers ces deux modalités apparemmentopposées qui connaissent à leur tour diverses configurations, il convient maintenantd’appréhender ses traductions sonores et logiques d’interaction.

Jouer (de) ses doubles

19 Le baque-solto tel qu’on peut l’entendre aujourd’hui dans l’État de Pernambuco, connaît

deux formes d’expression différentes, dans le carnaval ou les sambadas. Cependant, ausein de ces différentes modalités, la formation et l’exécution instrumentales – vocales àpart – ne changent pas. La structure rythmique « baque-solto » reste identifiable de l’uneà l’autre. En réalité, c’est l’objet de la pratique qui change selon le contexte dans lequelelle est réalisée. On peut définir cet enjeu en terme de mode de socialisation réalisé pardes techniques et des modalités de l’action précises.

20 Pendant le carnaval, le terno joue selon deux dispositifs : au milieu de l’évolution

chorégraphique des personnages au sol, ou depuis une scène, amplifiée ou non, selon

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l’équipement technique de la ville hôte. La section percussion démarre sonintroduction toujours seule, puis, le maître initie ou achève le baque à l’aide de labengala, bâton marqueté ou en métal et de l’apito (sifflet) dont les coups habillent lebaque ou préfigurent ses improvisations solo. L’orchestre déchiffre ces signes avisant lacomposition et la mélodie des poèmes à venir : marchas (quatre vers), samba-em-seis (ensix vers) ou samba-em-deis (en dix vers avec reprise sur le sixième), samba-curto

(« court », en six vers « sachant que le premier vers peut avoir quatre syllabes au lieude sept », Santos & Resende, 2005 : 31) et galopes (en six vers avec reprise sur ledeuxième). C’est dans la reprise (amarração) au milieu des sambas et galopes, ou bienaprès la première phrase d’une marcha s’il s’agit d’une marcha miudinha (deux vers) ou àla fin d’une marcha commune, que le chœur intervient en répétant les deux dernièresphrases de l’improvisateur. Généralement, c’est le contramestre qui répond, mais selonles groupes, quelques Baianas peuvent l’accompagner avec des voix nasales, aiguës etrâpées, des timbres valorisés. Les musiciens reprennent à la fin de chaque séquence etentament de nouveau, au signal du maître, marchas, sambas ou galopes. Le maître et leterno jouent en alternance du début à la fin : en somme, le maître chante toujours a

capella. Mais on se trouve bien dans la configuration du chant responsorial ou latechnique de l’antiphonie (appel/réponse), commune à de nombreuses formesmusicales populaires nées dans l’Atlantique noir, à travers laquelle Paul Gilroy voitnotamment la « clé herméneutique de tout l’assortiment des pratiques artistiquesnoires » (2003 : 112) :

« La pratique de l’antiphonie renferme un moment démocratique etcommunautaire qui symbolise et qui préfigure (sans les garantir) de nouvellesrelations sociales affranchies du rapport de domination. Les limites entre le Moi etl’Autre s’estompent et des formes particulières de plaisir se créent, grâce auxrencontres et aux conversations qui s’établissent entre plusieurs identités racialesincomplètes et brisées. L’antiphonie est la structure qui abrite ces rencontresessentielles » (Gilroy, 2003 : 113).

21 Le terno, dans ces deux dispositifs carnavalesques, qu’il soit sur scène ou dans la rue au

milieu des brincantes, souligne l’activité de l’ensemble du groupe plutôt que saperformance musicale. Au sol, il est toujours au milieu des personnages qu’on peutdiviser en quatre sous-groupes, les Caboclos, les Baianas, le couple royal, et quatrepersonnages burlesques dont le rôle est de fendre la foule pour ouvrir le passage(Catirina, Mateus, Burra Calu, et beaucoup plus rarement, Caçador). Le terno est le seul àne pas se vouer aux circonvolutions en forme de huit caractéristiques de l’ « évolution »(evolução) des personnages, puisque c’est eux qui tournent autour de lui. Le maîtred’orchestre dirige le maître Caboclo qui dirige à son tour l’ensemble des sous-groupes,définit leur trajectoire et le temps de jeu avant d’arrêter l’évolution, pour commencer àchanter. Pendant ce temps, le terno suit l’ensemble dans une seule direction, à petits pasdansés, puis s’immobilise lorsque c’est au maître de chanter. Les personnages s’assoientalors sur leurs pieds ou sur une jambe, dans une position d’écoute : le terno, debout, lesdomine et le maître, en porte-parole13, improvise. Quand le terno joue depuis une scèneen revanche, l’évolution ne change pas mais la relation entre le maître d’orchestre et lemaître des Caboclos est coupée. Le cortège se voit ainsi contraint d’évoluer tout près dela scène, ce qui rend la pratique plus statique et annule les occasions de contacts avecles publics, pourtant sources des improvisations du maître.

22 Le public du carnaval est moins un public d’auditeurs qu’un public de spectateurs venus

admirer l’évolution chorégraphique et les costumes des différents personnages en

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scène. Dans ces deux dispositifs, c’est le spectacle de la « nation » dansée et musiquéequi est mis en valeur bien plus que la seule performance musicale, d’autant plus que lacompétition, à Recife notamment, doit donner à voir les groupes à l’acmé de leursperformances, au sens qualitatif, mais surtout quantitatif du terme. Or, si du point devue des danseurs, des spectateurs, du jury de la compétition et des directeurs degroupes, voire des touristes selon leur degré de connaissance du phénomène, unmaracatu-de-baque-solto défilant dans la rue est forcément « complet », du point de vuedes musiciens en revanche, et du maître en particulier, il manque un élément de taille.

23 Cet élément est de taille puisqu’il constitue le « sens musical » du baque-solto, et selon

plusieurs témoignages, sa raison historique : il s’agit du second maître avec lequel lepremier est censé élaborer une joute d’improvisation poétique. Aucune jouted’improvisation n’est audible pendant la modalité carnavalesque. Le baque-solto y estréduit à sa structure élémentaire : le terno qui bat, le maître qui improvise (et encore, cen’est pas toujours le cas puisqu’il arrive qu’un maître reprenne des toadas qu’il a déjàchantées) et le contremaître qui lui répond, comme s’ils ne faisaient qu’ornementer lespectacle, remplir des plages sonores plutôt que les construire14. Cela dit, et c’est ici quel’élément dynamique de la tradition musicale serait le plus vif, les joutesd’improvisation ont leur propre espace dans les sambadas. Là, le « maracatu » disparaîtau profit du « baque-solto » en tant qu’il est le produit d’une histoire et la manifestationd’une esthétique singuliers. Les sambadas sont des fêtes informelles réalisées en zonerurale, souvent dans d’anciennes plantations de cannes (engenhos), dans la rue ou desespaces constituant les sièges des groupes. La spectacularité comprise comme(sur)production d’objets (dispositifs technologiques, costumes, accessoires…) pensés enfonction de la présence de spectateurs – moins d’auditeurs – et des logiques de l’entertainment, disparaît, mais pas la spectacularité entendue comme (sur)production detechniques (corporelles, de communication). Les autres sous-groupes de personnagesincarnant la notion de « maracatu » ne sont pas présents en tant que tels.

24 Il en existe là aussi plusieurs types : les sambadas-pé-de-barraca sont destinées à la

répétition du groupe en vue d’une prochaine prestation (carnaval ou scènesévénementielles diverses), où le baque-solto, scénographie à part, évolue dans desconditions similaires à ses prestations carnavalesques ; les sambadas-pé-de-parede sontelles entièrement consacrées au grand événement que constitue le desafio, la jouted’improvisation poétique chantée et musiquée.

25 L’expression « pé-de-parede », littéralement « au pied du mur », connote le caractère

« fait maison » évoquant un certain entre soi faisant sens dans l’événement.Contrairement à la modalité carnavalesque, il y a très peu de touristes qui y assistent,et si oui ils ont déjà développé un certain intérêt pour elles ou en connaissent la plupartdes codes. Le public se constitue ainsi essentiellement de maracatuzeiros ou de collègues,voisins et amis. On y retrouve généralement l’ensemble de la communauté musiciennede la Zona da Mata Norte impliquée dans les formes musicales locales (coco, coco-de-

embolada, ciranda, cavalo-marinho, frevo, baião , cantoria, forró-pé-de-serra), les musiciensétant très souvent spécialistes de plusieurs traditions musicales locales. Le public secompose donc en majorité d’experts de la tradition et d’auditeurs avertis.

26 Au pied de ce mur, on trouve deux maîtres, l’un en face de l’autre, chacun tournant le

dos à son terno sans être figé dans sa position, parfois sur une estrade qui peut êtreamplifiée. L’échange démarre sur la même structure musicale que dans sa modalitécarnaval, à ceci près que rien ne se passe sans qu’il ne s’agisse de la conséquence de la

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réponse, par définition imprédictible, de l’autre. Le moteur de l’expression est doncl’échange et la relation que deux sujets sont en train de tisser, les maîtres bien sûr maisaussi les musiciens qui luttent pour le baque le mieux battu. Le public constitue unauditoire tout concentré sur le contenu et la forme de ce qui va être dit mais c’est unauditoire original parce qu’il danse et s’exprime oralement, au contraire desprestations carnavalesques où il reste planté sur des gradins ou amalgamé en masseindifférenciée derrière des séparateurs, jouant ainsi le rôle qu’on lui assigne. On yobserve aussi des joutes entre danseurs qui rivalisent d’endurance et d’imaginationgestuelle. Bref, le public ici est au contraire un participant actif sur tous les plans, maisil est appelé à répondre en fonction de la suite des événements. Tous connaissant bienla tradition maracatuzeira et ses codes, tout l’enjeu repose sur les modalités de leurtransgression.

27 Par ailleurs, le baque-solto déploie dans sa configuration carnavalesque ses capacités à

s’adapter aux logiques globales de la société du spectacle qui, depuis son émergence,n’ont cessé de se transformer, du point de vue technologique et de l’intensification deses échanges avec la société pernambucana, brésilienne, et même, étrangère. Lesgroupes aujourd’hui produisent des disques, rencontrent des artistes avec lesquels ilscollaborent, s’initiant dans le domaine de la professionnalisation dont ils ne détiennentpas encore tous les codes ni les instruments, vu la difficulté de leur accès à l’éducation.Mais dans ce circuit élargi de relations pour lequel il doit rester séduisant etintelligible, il n’a pour autant aucun intérêt à perdre sa singularité esthétique,condition de sa contribution au carnaval et à la variété des expressionspernambucanas. Le carnaval est en quelques sortes son conservatoire. Dans sa modalitésambada il déploie au contraire ses capacités à explorer sa singularité au moyen d’unetransgression subtile de la tradition, dans un réseau de relations plus restreint, maisqui ne peut se réaliser sans une perspective critique des experts locaux. Si ellecaractérise l’espace de la singularité de son mode de production du sensible, elle n’enest pas moins aux prises avec la diversité inévitable engendrée par cette critique, lapersonnalité des maîtres, et le caractère exploratoire de l’événement. Les sambadas sontson laboratoire.

28 Dans ces différentes modalités, le baque reste un lien structurel intéressant. Cette

notion musico-logique pourrait matérialiser tant sa rythmicité que sa diversité qui,produites et négociées ensemble, éclairciraient sa créolisation à l’œuvre.

Réaliser sa singularité

29 L’enjeu ici est de montrer les modalités de production du divers et du rythme

spécifiques au baque-solto, non pas pour poser des catégories mais pour déplier deuxcaractéristiques essentielles au phénomène. L’approche en terme de rythme et dedivers pourra apparaître évidente, surtout pour un phénomène musical, et enparticulier brésilien. Mais la spécificité du baque-solto donne à comprendrepertinemment leur articulation, induisant une approche de l’expérience esthétique nondésolidarisée de ses transformations dans le temps, consciente de sa diversitéprimordiale, et de son pouvoir de matérialiser des modes de relations sociales et detraduire des processus de socialisation. Il permet de comprendre la pertinence de lanotion de créolisation pour l’appréhension des pratiques (et de la praxis) et desesthétiques (et de l’aisthesis), soulevée tant par des anthropologues (Ortiz, 1991 ; Mintz

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& Price, 1992 ; Mignolo, 1995), que des poètes (Glissant, 1990 ; Benítez-Rojo, 1998, 2006).Il s’agit d’observer comment les maracatuzeiros portent leur pratique et samanifestation singulière, dont l’analyse ne reviendra pas tout à fait à une analysemusicale (encore moins musicologique), mais s’approchera davantage de la perspectived’une anthropologie de l’esthétique élargie.

La « Plantation » baque-solto, assises d’un « chaos-monde »

30 On ne peut pas ne pas interroger les similarités du contexte sociohistorique et local du

Pernambuco et particulièrement de la Zona da Mata Norte, avec celui des Caraïbes.

31 Le baque-solto émerge après l’abolition de l’esclavage, sur les plantations de cannes

actives depuis 1539 (Ribeiro, 1978 : 9) dans la région. La rencontre entre l’Indien,l’Africain et l’Européen était donc déjà consommée et la brasilidade, ceinte dans lecaractère anthropophage des pratiques dont le Nordeste brésilien reste l’icône(Albuquerque Júnior, 2006), ne peut lui être amputée tant elle posa problème à sespremiers observateurs15. Outre les spéculations sur ses diverses interprétationssymboliques et origines ethniques, il s’agit d’une tradition inventée en tant que telle autournant du XXème siècle, incompréhensible sans la prise en compte de l’héritage deslogiques coloniales et esclavagistes, de leur violence psychologique et des rapports dedomination articulés autour de l’économie sucrière. Cet héritage est reconduit dans leslogiques industrielles de la production du sucre, ses conséquences socioéconomiques etécologiques, dont l’expérience quotidienne est chantée dans les toadas desmaracatuzeiros. On l’a vu, l’histoire de la plantation a modelé esthétiquement etformellement le baque-solto, structuré sa formation et structure encore ses devenirs.

32 Bien que la Zona da Mata Norte soit caractérisée par la ruralité et la stérilisation des

terres engendrée par leur surexploitation, ses habitants ne sont pas tout à faitétrangers au « peuple des eaux » (Benítez-Rojo, 2006 : 16-17)16 dont il n’est pas siéloigné géographiquement. Les travailleurs de la canne utilisaient les nombreusesrivières pour commercer jusqu’aux embouchures proches de Recife, caractérisées parl’écosystème de la mangrove, une autre condition archipélique. Biotope symbole de larégénération sur place, en acte et permanente, par la circulation et la rencontre deseaux – où dans le trouble de la boue et l’odeur fétide des organismes en décompositionse réalise en fait la fertilisation et la re-germination de ce qui, après le choc primordial,était voué à mourir – elle a inspiré aux penseurs de la transculturation et de lacréolisation de quoi forger le paradigme de la liquidité comme « nouveau » processusd’interrelation (de socialisation), bien avant les paradigmes socio-économiques desthéories du global et de la mondialisation. Il n’est pas étonnant que les principauxacteurs pernambucanos de la musique globale et/ou industrielle réunis sous labannière du « mouvement »17 Mangue Beat ou Cêna Mangue initié dans les années 1990,aient pris la mangrove pour métaphore, et les sonorités du baque solto commecomposant.

« Au milieu des années 1991, en divers coins de la ville, un laboratoire de rechercheet de production d’idées pop a commencé à surgir. L’objectif était d’engendrer un« circuit énergétique » capable de connecter les bonnes vibrations de la mangroveavec le réseau mondial de circulation des concepts pop. Image-symbole : uneantenne parabolique plantée dans la boue. »18

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33 Ce sont les mêmes, notamment le groupe Chico Science & Nação Zumbi, qui ont opéré

aux premiers gestes de déplacement du baque-solto, pourtant si local et rural, àl’intérieur d’une musique « pop » urbaine et globale.

34 De plus, la société pernambucana est reconnue pour la grande vitalité de sa créativité

artistique et, notamment « populaire », qu’elle soit incarnée par le nombre élevé desformes locales dites traditionnelles ou folkloriques, ou par lesdites « nouvellesmusiques » comme le Mangue Beat ou la production d’artistes que l’industrie musicale etles grands distributeurs labellisent par « Música Popular Brasileira » (MPB) (commeLenine), ou « musiques du monde » (comme Renata Rosa, Mestre Ambrósio, AntônioNóbrega, Siba e a Fuloresta do Samba, Maciel Salú e o Terno do Terreiro, SilverioPessoa…), des artistes qui ont tous travaillé à un moment donné à partir des spécificitésmusicales du baque-solto19.

Diversités

« Les maracatu-de-orquestra ne nous paraissent rien d’autre que le mélange (mistura)ou la fusion (fusão) d’éléments pris aux anciens maracatus de Recife, et à ceuxoriginaires de localités diverses de l’État de Pernambuco, en tous cas musicalement,cela s’éclaircit-il » (Guerra-Peixe, 1980 : 98).

35 Le baque-solto est né divers et de la diversité locale, mais la littérature folkloriste qui

suit l’une des seules analyses musicologiques qui en ait été faite jusqu’à présent, l’adécrit à travers une sémantique du métissage stigmatisante. Il aurait amalgamé (i.e.

usurpé) des patrons rythmiques déjà existants comme le baião, le frevo, et la marcha

(militaire) (Guerra-Peixe, 1980 :103). Or, comme le signalent Santos & Resende, ni baião,ni frevo ne sont plus audibles dans le baque-solto aujourd’hui (2005 :31). Et il n’y a jamaiseu non plus de marcha sans qu’elle y soit jouée « solta ». Pour illustrer les négociationsentre ses assises musicales et ses mutations, on peut utiliser la notion de « créolisationmusicale » que l’ethnomusicologue Monique Desroches (1992) a pensé à partir depratiques antillaises. Pour elle, la « créolisation musicale » est la résultante de quatreprincipaux processus de transformation : 1) suppression ou addition d’élémentsmusicaux par rapport à un bloc d’origine qui, lui, est resté inchangé ; 2) transformationd’éléments ; 3) changement dans la finalité de l’événement ; 4) création entièrementnouvelle (Desroches, 1992 : 6). Dans le cas du baque-solto, ces processus à l’œuvre sontfortement orientés par ses deux modalités d’exécution.

36 Premièrement, entre le peu d’archives dont nous disposons et ce qu’on peut entendre

aujourd’hui, des changements se sont bien produits dans « la facture instrumentale etles modalités d’en jouer », ayant donné naissance à une rythmie et des timbresnouveaux qu’on ne retrouve ni en Afrique, ni au Portugal, ni au Brésil : le baque-solto

lui-même. C’est pourquoi, comme le bélè et le gwoka pour la Martinique et laGuadeloupe selon elle, le baque-solto pourrait être « le(s) plus repésentatif(s) duprocessus d’identification culturelle, F0

5BF05Dpernambucano d’abord, F0

5BF05Dlocal ensuite »

(Desroches, 1992 : 12), mais peut-être pas brésilien. En effet, les rares formesrécemment écloses dans le Pernambuco et dont on ne trouve pas de variations locales,comme le frevo ou le caboclinho, réintroduisent de l’ibéricité et de l’indianité dans lapolarité afro-européenne largement diffuse dans l’approche des formes musicalesbrésiliennes, et dont le samba reste, hors Brésil, la représentation absolue. Et rappelonsici que l’erratisme propre à la Relation chez Glissant est impossible s’il n’a que deuxvariables (1996 : 85). Il est né imprégné d’autres traditions locales pratiquées à l’époque

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en zone rurale, mais pas seulement des formes dites noires ou afro caractérisées par unensemble de percussions, la polyrythmie, la syncope et le système de chant en appel/réponse comme dans les cambindas, conçues par plusieurs auteurs (Brandão, 1957 ; Real,1990 ; Guerra-Peixe, 1980) comme son ancêtre direct, la version locale rurale des« nations africaines » de Recife. En effet, un autre modèle vocal, celui de la cantoria etdu repente pour l’improvisation chantée, y ont tout autant d’importance. Laperformance vocale dans la configuration des joutes diffuse un imaginaire ibériquevoire occitan, incarnant précisément la musicalité nordestine (Santos, 2006 : 16) auBrésil20. L’héritage africain n’est d’ailleurs pas mis en avant comme racineembryonnaire par les maracatuzeiros, bien qu’il soit énoncé et valorisé. Ils n’ont pascédé à la logique analytique afrocentrée de ses débuts, dont le texte « Xangôs etMaracatus » de Roger Bastide, reste un exemple flagrant (1995 : 198-201, 212). Par là,ces paysans de la canne précarisés à tous les niveaux, montrent qu’ils pratiquaient déjàune certaine forme de créolisation. En effet, à la diversité instrumentale visible etaudible, s’ajoute la spécificité du baque-solto faisant qu’aucun timbre supposément« ethnique » (africain par le gonguê et la porca ; européen par les cuivres et le jeu sur letarol connotant la fanfare militaire ; indien par le mineiro) ne domine.

37 En ce qui concerne la « transformation d’éléments » (2) (Desroches, 1992), Guerra-Peixe

notait la disparition d’instruments en « bois, corde et peau » dans les groupes qu’ilobservait, où déjà « toutes les percussions F0

5BF05Détaient en métal » (1980 : 101). Les

témoignages des praticiens sont quant à eux franchement variés, certains affirmentque tout aurait commencé au milieu d’une ronde avec deux chanteurs façon cantoria,joutant en s’accompagnant d’une guitare (viola), d’autres évoquent la formationaléatoire et progressive d’un orchestre, puisque tout aurait commencé avec les seulesvoix et le son des cloches de bouviers que les paysans allaient faire sonner pour aumônedevant les maisons des riches propriétaires en vue du carnaval à venir. L’introductiondes voix féminines à la réponse daterait des années 1970, moment où des femmesviennent substituer les hommes qui incarnaient jusqu’alors les personnages fémininsdes Baianas. On comprend avec ces seuls exemples que l’histoire de sa formationinstrumentale reste encore à faire mais qu’il est vain de chercher à en trouver uneorigine primordiale.

38 Quant au « changement dans la finalité de l’événement » (3) (Desroches, 1992), la plus

grosse opération est imputable à la FCP et à la Commission Carnavalesque dePernambuco projetant pour la première fois le baque-solto hors de son réseau localrestreint. Au fur et à mesure des années, il est devenu une forme musicaleemblématique de la singularité culturelle pernambucana largement utilisée par lescircuits touristiques et les politiques culturelles visant l’exaltation de la richesseculturelle locale, à l’échelle fédérale et internationale. Structurellement, son passage àla scène hors du dispositif carnavalesque a réduit les tours de chants, et, avecl’introduction de thématiques imposées comme enjeux de l’improvisation poétique soloou en desafio, le dispositif de contraintes pour l’improvisateur est radicalementtransformé. Ce passage à la scène, cela dit, expose encore rarement ces joutes, commesi cette modalité n’était pas encore audible pour un public mainstream, comme si la rueet un public restreints s’y prêtaient mieux.

39 Enfin, bien que hyper-local et hyper-rural, le baque-solto est aujourd’hui au cœur du

phénomène de « création entièrement nouvelle » (4) (ibid.). De nombreux sociologues etethnomusicologues21 ont livré des travaux relativement récents sur l’éclosion du

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phénomène Mangue Beat sans pour autant évoquer la notion de créolisation 22 – malaccueillie par les postcolonial studies aux États-Unis (Benoist, 1996 : 15-16) mais beaucoupmieux au Brésil à travers notamment les poètes francophones (Reis, 2009 : 89-90).Serait-ce parce que la « Relation » au Brésil s’est réalisée ? La production de la scèneMangue caractérisée, selon les mots de Chico Science, par la mise en contact de la« musique régionale » (ciranda, frevo, maracatu… de raiz, i.e. « de la racine ») et d’une« vision pop mondiale » (funk, hip-hop, soul, punk, new-wave et heavy metal, in Souza,2001 : 1-3), mais aussi celle des artistes cités plus haut catégorisés en MPB ou musiquesdu monde, sont le résultat inédits de la créativité à l’œuvre dans cette créolisation.

40 Depuis une trentaine d’années donc, le baque-solto fait l’objet d’expérimentations

musicales, mais souvent à l’initiative de musiciens ayant étudié à l’université ou enconservatoire et s’étant déplacés en zone rurale. Or, la trajectoire inverse est beaucoupplus rare. Les maîtres de baque-solto porteurs d’une longue expérience de la traditionapprise par observation, répétition et imitation sans théorie ni méthodologiesystématisées, font rarement la démarche inverse, manque de moyens logistiques etéconomiques oblige. Cependant, Mestre Zé Duda, maître du groupe Maracatu Estrela deOuro de Aliança vient de déroger à la règle. Il partage et la scène et l’affiche aux côtésde Jorge Mautner, célèbre compositeur-musicien-interprète (catégorisé MPB) brésilien,grâce à un projet initié en 2009, Kaosnavial23, contraction de caos (chaos) et canavial

(plantation de canne), reflet s’il en est de la thématique qui nous occupe ici. JorgeMautner est connu pour avoir composé, avec Nelson Jacobina, la chanson « MaracatuAtômico » pour Gilberto Gil en 1972, tube national repris par d’innombrables musicienset groupes24 – dont bien sûr Chico Science et Nação Zumbi qui en ont enregistré desversions « atomic », « trip-hop », et « ragga » – et pour s’être intéressé dans diversessais25 à la notion de « chaos » avec un K, définie comme « tension dramatique, quirend fou, purificatrice, de l’existence. Tension qui augmente toujours, tensioncontradictoire des états d’âme les plus opposés et divers, convergeant toujours vers unetension plus grande » (Mautner, 1985, 4ème de couverture)… Un chaos « qui se répète » àla Benítez-Rojo, s’il en est. Mestre Zé Duda s’y prête à un tour de chant exceptionnel etencore sans nom, vu son caractère inédit, bien qu’on puisse se douter que lesdistributeurs se disputeront les étiquettes MPB s’ils donnent la préférence à ce vétéranet pionnier de la MPB qu’est Mautner, ou « musiques du monde » pour ceux quiprivilégieront l’accent local/régional porté par quelques instruments et la voix dumaître26. On assiste ici à un renversement dans l’histoire des déplacements du baque-

solto puisqu’à ma connaissance, dans l’histoire récente de la professionnalisation et del’ouverture au marché de cette pratique musicale, c’est la première fois qu’un maître del’extérieur vient bousculer les codifications vocales et musicales de sa tradition. Et pourMautner, Zé Duda, chantant du haut de ses 80 ans, ne fait que produire du « Kaos »,avec un K (Assumpção, 2008).

41 La « créolisation musicale » est ainsi manifeste dans notre objet d’étude dont nous ne

pouvons relater ici l’exhaustivité des mutations intervenues. Rappelons que lemaracatu-de-baque-solto a longtemps été discriminé justement pour ne pas présenter apriori de capacités d’ouverture, pour son impureté musicale, pour ses imitations, poursa provenance rurale et son expression paysanne. Or, on mesure ici la rapidité de satrajectoire et sa compétence mutationnelle à épouser l’accélération et l’intensificationdes échanges propres aux définitions anthropologiques de la globalisation, que lesfolkloristes auraient pu entrevoir, alors même qu’ils tentaient de penser à l’époque,

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avec les artistes du Modernismo, la préhistoire de ce qu’on pourrait appeler une formede créolisation « à la brésilienne ».

Rythmicités

42 On a déjà vu l’importance de la notion rythmique de baque, tant au niveau formel que

symbolique. Il faut maintenant développer dans sa dimension esthétique cetterythmicité singulière, qui s’institue dans le corps et ses prolongements (lesinstruments), et les investit de temps, pour observer les « techniques de relation »(Glissant, 1990 : 180) qu’elle met au jour. Cette rythmicité inclut le concept de rythmetel que proposé par Pascal Michon (2005), « compris comme forme du mouvement del’individuation, ou encore comme organisation temporelle complexe des processus parlesquels sont produits les individus psychiques et collectifs », et visant « à développerun point de vue analytique et normatif susceptible de nous aider à comprendre et à agirdans le monde et l’empire fluides qui viennent de se former » (2005 : 17). En réassociantles trois dimensions du rythme en tant que « formes sociales, corporelles etlangagières » (ibid.) auxquelles nous n’avons accès qu’historiquement et dans desphénomènes toujours situés sachant que les rapports de l’une aux autres changent dansle temps, cette définition paradigmatique du rythme renvoie irrémédiablement à lafabrique d’une politique. Selon Henri Meschonnic, pour qui « la poésie est essentielle àl’anthropologie » (2009 : 707), « la critique du rythme est un révélateur des théories dela société. C’est que le rythme est un marquage de la subjectivité, son système, l’histoired’un sujet à travers son discours. […] Le mouvement de l’énonciation. Le situé et lesituant. […] Il manifeste le sujet comme un inachevable, une fonction de l’individu quine peut y être qu’entier et fragmenté » (ibid. : 707). Et ainsi,

« La théorie du rythme est politique. L’empirique, non le monisme, est ce qui estopposé ici au dualisme du signe. Le rythme déborde la partition du signe. C’estl’empirique dans son historicité, irréductible au tout en deux. […] L’empirique, pasl’empirisme. La théorie du langage et de l’histoire est aussi une poétique, lapoétique de la société. Si celle-ci est absente, il n’y a pas de théorie de la créativité,il manque le rapport qui construit l’individu et la collectivité l’un par l’autre(Meschonnic, 2009 : 715) ».

43 Partant, une ethnographie musicale dans la perspective d’une anthropologie de

l’esthétique déborde-t-elle largement la question artistique, et se doit d’interroger,outre comment naît et est produite précisément la forme musicale, quelles nouvellesformes de sociabilités et quels nouveaux réseaux de relation elle produit. Il se pourraitbien que le « régime d’identification de l’art » (Rancière, 2004 : 17), permettant auxmaracatuzeiros de reconnaître le baque-solto comme leur esthétique singulière, soit unsystème rythmique parce que défini sur le plan musical, choral, prosodique, (etchorégraphique) mais aussi dans les reconfigurations de ses sociabilités, par leslogiques de l’improvisation.

44 On a vu que le baque-solto déployait deux types d’improvisations en fonction du

contexte dans lequel elles étaient proférées, les modalités carnaval et sambada-pé-de-

barraca où le maître improvise seul, et la modalité sambada-pé-de-parede, où un maîtrerépond à un autre maître dans un défi musiqué. Rappelons-nous qu’en plus descontraintes psychologiques et culturelles, le dispositif de contraintes respectif àchacune (contexte architectural et social de l’énonciation, rapports de proxémie),

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transforme à la fois les échanges entre le public et le chanteur, et l’« œuvre » qu’ilsaccomplissent ensemble.

45 La notion d’improvisation trouve dans le cas de l’improvisation poétique une

rythmicité proche de celle de la créolisation. Cet « art du jaillissement » (Laborde,2005 : 91) ne nous intéresse pas en tant que résultat de l’action improvisée (l’ « objet »esthétique, la toada) mais en tant que situation d’improvisation (une « relation »esthétique, l’acte et les conséquences de sa perception). Pour cela, il faut admettre, avecDenis Laborde citant ici Alfred Schütz, que son intérêt n’est pas « l’actum (l’acteeffectué), mais l’actio (action comme agir en cours) » (2005 : 91). La définition qu’endonne l’ethnomusicologue – « comme savoir-faire, cet art d’improvisation poétique estl’accomplissement d’une tâche spécialisée de saisie vocale de mots et d’énoncésassemblés dans l’instant de la profération » (2005 : 294) – met en lumière son modeperformatif. Et s’il y a un modèle musical par lequel la créolisation est souvent imagée,c’est bien l’improvisation. Pour le poète cubain Benítez-Rojo, l’improvisation est l’unedes plus importantes dynamiques travaillant au décentrement du systèmepolyrythmique (2006 : 18) : à l’image du monde, il contribue à « l’élargissement du jeudes différences » (ibid. : 20). L’improvisation est donc contenue dans la notion depolyrythmie27, tout aussi opératoire pour décrire le travail de la créolisation à l’œuvredans le baque-solto.

46 Les tiradores de loas parlent plus communément de « cantar de improviso », chanter à

l’improviste, que de « improvisar », bien qu’ils l’emploient de plus en plus, changementconséquent d’un contact répété avec les musiciens professionnels. Cela révèle bienentendu une idiosyncrasie langagière propre au Nordeste et au jargon maracatuzeiro –et à celui des pelejas, trovas, cantigas, repentes, d’autres formes d’improvisation poétiquepratiquées dans la région, (voir Santos, 2006) – mais aussi une affection particulière aufait qu’avant d’improviser une improvisation, ils chantent des « choses » qui ont laforme et la qualité de l’improviso, de « l’inopiné, du soudain, de l’imprévu »28. Ou del’imprédictible, dirait Glissant (1996 : 89).

47 Les deux modalités sont soumises aux logiques classiques de l’improvisation, mais la

modalité sambada-pé-de-barraca ramène le maître seul face au public, face à lui-mêmeen quelques sortes. Il se trouve alors en proie aux modalités du jaillissement et àl’efficacité de la préparation de sa composition, bref, à des questions de méthodes ettechniques. Or, dans le baque-solto, les représentations des maîtres autour duphénomène d’écriture et de préméditation sont au centre du problème, d’autant pluscardinal qu’ils sont souvent analphabètes ou illettrés et développent un malaise –parfois, un complexe d’infériorité – face à ces formes de connaissance ou de productionde la connaissance. La plupart d’entre eux évoque le fait de n’avoir pas besoin detechnique spécifique, ou se moque, pas toujours légèrement, des plus jeunes quitravaillent « au carnet », c’est-à-dire en collectant des mots ou des expressions quiriment pour les apprendre par cœur. Il s’agit bien d’une réaction contre ceux quimaîtrisent l’outil de l’écriture, les « autres » des maracatuzeiros qui détiennent certainsdevenirs du baque-solto puisque, grâce à ces instruments, ils en négocient la visibilité etla valeur marchande. L’improvisation chantée dans le baque-solto est moins l’art de lacomposition systématisée et « professionnelle » (comme le bertsulari basque, cf.Laborde, 2005) que celui de l’art d’une incorporation non-dite faisant que lesimprovisateurs sont tellement imprégnés de la tradition après avoir entendu les autreset parfois même appris leurs rimes par cœur, qu’ils sont à l’aise pour s’engager. Ils sont

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néanmoins aux prises avec cette incorporation qui peut être enfermante à force d’avoirmodelé des gestes (et même un imaginaire). Une action vocale d’innombrables foisrépétée implique que le chanteur puisse se prendre dans ses propres vices, cauchemarde tout improvisateur. Dans ces conditions, comment maintenir des codes sans figer latradition ? Comment se vouer à l’imprédictibilité de conduites esthétiques dans lesmodalités du même ? Mais sans l’avoir répétée d’innombrables fois, il ne l’aura jamaissuffisamment incorporée pour n’avoir plus à y penser – et laisser ce vide instituant uneforme d’ « opacité » propice au jaillissement de la créativité « qui anime latransparence imaginée de la Relation » et « préfigure le réel sans le déterminer apriori » (Glissant, 1990 : 206) – au moment d’improviser. Ces questions se posentdavantage encore au praticien d’un art de faire où les techniques du corps et musicalesne sont pas particulièrement prodigieuses/virtuoses et impressionnantes comme ici. Siun musicien de jazz ou un danseur a coutume de développer des techniques à partir destechniques mêmes de son apprentissage de manière à désapprendre ce qu’il alonguement acquis pour pouvoir s’en libérer, les tiradores de loas eux, revendiquanttoujours l’inutilité d’une méthode d’apprentissage ou de désapprentissage, comptentdavantage sur les dieux, mais aussi et surtout, sur leur environnement direct et sacomplexité (« l’entour » chez Glissant). On le comprend, le problème ici est moins lapeur de la « page blanche » ou du « trou noir » que, au fond, l’ennui de la routine. Ilssemblent à l’aise lorsqu’ils se sentent en danger, moment où la pression est propice aujaillissement. Et un tirador de loas qui a une longue expérience de maestria du baque-solto

a toujours ce goût de déjà vu et de déjà fait qui le fait parfois se sentir au service dupublic, sans engager profondément ses potentialités.

48 L’autre forme de sambada interroge de manière plus originale l’enjeu de l’improvisation

chantée dans le baque-solto. Les sambada-pé-de-parede figurent en effet le dispositif durégime de la joute, et plus précisément, de la répartie. Il donne un autre rythme et unautre timbre à la performance musicale, mais il en modifie aussi totalement l’enjeu.

49 La joute est liée au jeu, et pour trouver sa pleine expression, sa part ludique doit

entremêler compétitivité et relation de plaisir. En effet, les jouteurs jouent sérieux.Bien sûr, le but de chaque maître est d’avoir le dernier mot. D’en finir avec l’autre. De le« mettre six pieds sous terre », « dans sa tombe », de « le faire tomber », de l’« entraver », de « le faire trébucher ». Or ce qui est valorisé dans ces joutes, c’est leurlongueur : elles doivent se prolonger et construire de la durée. Mais ce qui les prolongen’est pas une temporalité linéaire et continue, dans le cas présent c’est le rebondcaractéristique de la répartie. On est donc dans une logique interruptive contenue chezGlissant dans l’idée de « chaos-monde » (1996 : 82) et d’ « accident poétique » (1990 :153), et chez Benítez-Rojo dans celles de « polyrythmie » (1996 :18) et de « Chaos, oùchaque répétition est une pratique qui entraîne nécessairement une différence et unpas vers le néant » (1996 : 3). Quand on dit au Brésil « De repente… », on veut, selon leton employé, signaler la soudaineté de l’événement, ou « indiquer la possibilité ou ledoute »29. En d’autre terme, du potentiel et de la contingence. Ce possible et cetimprédictible sont contenus dans le rebond, temps suspendu de la joute, prometteurd’inédit. Le rebond qui intervient entre chaque toada improvisée donne aussi à l’autrel’occasion d’une nouvelle chance. Moins au sens de lui permettre de se racheter qued’opérer à une nouvelle action, qui contient elle-même par ailleurs une fautepotentielle. Car on vous pousse à transgresser, mais cette transgression doit rester dansles limites de la tradition, c’est-à-dire aussi une série de codifications. Et l’enjeu réelréside ici dans le fait de transgresser sans faire mourir l’occasion de l’échange. Car si la

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transgression de la règle du jeu est trop forte, elle rompt le fil de l’improvisation, etdésorgani(ci)se l’autre improvisateur au point qu’il ne peut plus poursuivre. De là,l’attention cognitive reprend le dessus. Le fil se rompt, et l’occasion du rebonds’évanouit. Pratiquer le repente au contraire, pratiquer le rebond, c’est engager l’autre às’exprimer. C’est s’engager, aussi, à l’écouter. En cela, on peut voir la joute comme unexercice profondément démocratique, en particulier parce qu’elle entérine une formeconflictuelle constructive. Car ce qu’elle produit avant tout est bien une éthique de larencontre, ou mieux, ce que François Laplantine appelle une « écriture de la relation » :

« Une écriture de la relation est celle de la conflictualité démocratique. Pensée ducontre (non du consensuel), de l’avec (pas de la domination) mais surtout de l’entre(expérimentation des formes de la rencontre et des manières d’en rendre compte) »(Laplantine, 2009 : 36).

50 Défier l’autre, c’est aussi escompter de l’autre. Évidemment, l’agressivité, la malice et la

provocation existent dans les énoncés. Deux personnalités sont l’une en face de l’autreet tentent de se déstabiliser, en vérité, de « se faire tomber ». On pourrait dire que l’onse trouve entre les dirty dozens nord-américains qui touchent aux références familialeset mettent en exergue les défauts et échecs de l’autre non sans l’insulter (typiques durepente), et la poésie des cantigas nordestines, où la plastique de la rime joue sur le senset bâtit l’univers poétique. C’est là que le jeitinho – mode de navigation socialecondensant ladite brasilité – et la fameuse malice brésilienne (la malandragem), voire lamandinga dès lors qu’elle est teintée de croyances en des divinités supérieures (commec’est souvent le cas chez les maracatuzeiros), se matérialisent. Mais en outre, lavirtuosité des maîtres s’exprime et est reconnue dans le soutien de la joute : on renvoiela balle, on laisse l’autre s’exprimer, on l’écoute attentivement, et on le met à l’épreuve.D’autant mieux qu’on espère qu’il renverra une mise à l’épreuve d’un même niveau,sinon plus haut. Mais pour accéder à l’autre, encore faut-il l’écouter et l’observer lui, aulieu de s’écouter parler soi, avant de prétendre pouvoir alimenter le terrain en lefertilisant. Comme si l’enjeu de ces joutes, au fond, était une mise à l’épreuve de soi parl’épreuve des autres. Le rapport à la transgression que ces joutes dessinent concerne lamanière dont on va s’approprier ce que l’autre dit et la façon dont il va transformer cequi se préformait déjà dans sa tête avant même que le rebond ne lui en donnel’occasion. Ce n’est plus l’un après l’autre, l’un derrière l’autre, mais c’est l’un parl’autre. La sambada-pé-de-parede propose un dispositif entièrement tendu vers cemoment du rebond qui condense l’entre-deux du jeu de la collectivisation. Puisqu’ilcondense les prises de risque dans ce bref moment d’une solitude pleine, il dégage cesmaladresses qui rendent leur sapidité au sentiment de déjà vu du geste et déjà entendude la parole. Mais plus intéressant, il exige de l’autre autant qu’il exige de soi à jouer deces formes apparemment fixes de faire et de dire. On assiste bien alors à une « écriturede la relation » entendue comme interruptive, imprédictible, et qui se répète,conditions de la créolisation. Le mode d’être maracatuzeiro, qui est manifestement unmode de faire et d’être sensible, c’est d’être singulier dans la collectivité tout enfabriquant de la collectivité. Ou, comme dirait Glissant, « la possibilité pour chacun des’y trouver, à tout moment, solidaire et solitaire » (1990 : 145). Comme si la singularitén’était réalisable que précisément dans un processus de créolisation qui est unprocessus de mutation dont la spécificité repose sur la rythmicité et la diversité deséléments en interaction.

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Conclusion

51 Les modes de production et les modes de socialisation du maracatu-de-baque-solto

semblent bien manifester une créolisation toujours à l’œuvre où rythme et divers sontdes forces mouvantes et créatrices. Cette « force poétique » n’a rien d’abstrait et ne sedissout pas dans les limbes liquides d’un monde uniformisé. Pris entre deux formes demettre au jour leur pratique, les maracatuzeiros développent une multituded’échappatoires faisant qu’on ne peut jamais les réduire au statut de sujet de.

52 En tant que pratique musicale, le baque-solto s’impose en modèle de fabrique de

« techniques de relation ». Recomposition de fragments établissant sa proprePlantation, de plus en plus reconnue en tant que telle et sollicitée pour elle-même parses « autres », il exprime, selon qu’il est aux prises avec le circuit ouvert globalisé de lamusique ou avec l’entre soi et ses crispations identitaires, une critique permanentecontre l’enfermement, la catégorisation, et l’exclusion. Dans ses manières de fairecomme dans ses manières de se relationner au monde.

53 De condition carnavalesque, il figure bien cette « machine spécialisée dans la

production de bifurcations et paradoxes » (Benítez-Rojo, 1996 : 25) pouvant incarnerses compétences à se mouvoir dans le monde fluide, pénétrer des expressions nouvellesou s’en laisser imprégner alors même qu’il reste identifiable et travaille à cultiver ses« idiorrythmies », inatteignables et utopiques comme le rappelle Barthes (2002 : 25).Mais c’est surtout les manières dont il est mis au jour et exprimé qui matérialise sescréolisations sonore et sociale, et exemplifient l’appareil conceptuel – qui vraiment estmatériel – pensé pour exprimer cette dynamique.

54 Les maracatuzeiros ont choisi les logiques de l’improvisation comme moyen d’expression.

Dans sa configuration carnavalesque, l’espace où il doit légitimer sa place dans l’espacesocio-esthétique pernambucano, le baque-solto, un individu collectif seul contre sesautres, se démêle avec la suite rythmique du jaillir, composer, incorporer,désapprendre se connaître et s’engager, l’exhortant à cultiver sa singularité. Dans samodalité sambada, l’espace interne à sa propre communauté, chaque maracatuzeiro

(individus psychiques aux prises avec le carcan de la tradition) utilise la suiterythmique du prolonger, rebondir, engager l’autre et renchérir, soit la répartie pourpolitique, établissant ainsi l’exercice de la démocratie.

55 Et c’est avec le rebond qu’il traite ses contradictions et celles des autres entités

(musicales, socioculturelles, économiques, institutionnelles, politiques) qu’il rencontre.Il s’agit bien d’une pratique du chaos entendu comme « poétique de la relation »,intervenant par répétition dans une logique interruptive mais qui se nourrit de sespropres sources et compétences, réalisant dans ses errances, qui sont des empiriques,l’opacité provoquée par l’imprédictibilité de l’acte et la diversité de ses réceptions.

56 Comme si le baque-solto nous ramenait aux confins de l’enjeu de la relation humaine.

Qui n’a rien d’illusoire ou d’abstrait puisqu’il se produit : « Le performer, écrit Benítez-Rojo, à travers sa performance, peut résoudre le paradoxe de son identité. Maisseulement poétiquement » (1998 : 61). L’identité qui les préoccupe n’est pas territoriale,ni raciale, ni nationale : c’est une esthétique, une praxis poétique dont ils n’ont de cessed’explorer les rythmes, et fabriquer à travers eux de la Relation, ou « l’expression d’uneforce qui est aussi sa façon : ce qui se fait du monde, et ce qui s’y exprime » (Glissant,1996 :174).

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57 Pour finir, on perçoit que les créolisations à l’œuvre dans le baque-solto dépassent

largement l’anthropologie du fait musical. Rythme et diversité appréhendés ensemblepourraient par ailleurs préfigurer une heuristique pour l’analyse des pratiqueshumaines, plus ou moins organisées, plus ou moins spectaculaires, plus ou moins extra-quotidiennes, plus ou moins artistiques, et poser les jalons d’une anthropologie del’esthétique en tant que perspective analytique. L’objet esthétique ne dit rien en lui-même comparé à ses modalités d’être fait. Rythme et diversité ne sont-ils pas lesproduits et ce avec quoi la plupart des sociétés contemporaines, et notamment cellesqui sont en pleine mutation, doivent s’ajuster en permanence ?

58 La créolisation entendue comme processus de mutation s’avère une notion pertinente

pour décrire la qualité d’un mouvement spécifique en terme temporel et sensible,rythmique et esthétique. Elle donne aussi des clés pour une lecture plus élargie despratiques dès lors qu’elles relèvent d’une complexité exacerbée. Cette remarque induitque l’on puisse s’intéresser à un autre problème complexe s’il en est, à savoir celui du« populaire » dans les pratiques culturelles, qui n’a pas été discuté ici et qui y estpourtant pierre de touche. Il ne s’agit pas de concevoir le populaire comme unensemble d’objets constituant un corpus, ce sur quoi les pratiques depatrimonialisation s’appuient et ce dans toutes les sociétés peu ou prou globalisées. Ils’agit de comprendre le populaire comme quelque chose qui ne fabrique pas des autresmais révèle, en quelques sortes, ce qui nous apparente et nous familiarise, ce quifabrique du lien sans lisser les aspérités de la différence. Le populaire débarrasse del’encombrement idéologique pour accomplir la rencontre, une interpénétrationréalisée. Il s’agirait davantage d’une temporalité rythmique matérialisée puisqu’elleengagerait à la fois le corps, la physiologie, le sensible, et la mouvance des cadressociaux dans les processus d’individuation. Il s’agirait de l’appréhender en terme defabrique de relation. L’ethnographie sur le terrain des pratiques musicales aux prisesavec leurs différents réseaux de relation pourrait donner suite à approfondir cettequestion.

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NOTES

1. Ces chiffres concernent l’édition 2011 du carnaval de Recife et sont publiés dans un rapport en

ligne sur le site officiel de la Mairie de Recife (Prefeitura do Recife). Voir : http://

carnavaldorecife.com.br/2011/noticias/313/carnaval-leva-multidao-aos-polos-e-movimenta-

meio-bilhao-na-economia

2. La publication (1937) du Premier Congrès Afro-Brésilien, tenu à Recife en 1934, s’ouvre sur « le

problème noir ». Voir Congresso Afro-Brasileiro (1988).

3. Sur le Modernismo et ses aspects régionaux au Brésil, voir Oliviery-Godet & Boudoy (2000).

4. C’est la date de sa première occurrence écrite, sous la plume de Gilberto Freyre (2007).

5. Or, tout porte à croire que le Maracatu Nação provient de matrices culturelles bantou, ce qui

suppose qu’il serait passé par un processus de « iorubaïsation ». Voir Garrabé (2011).

6. Pour forger ce concept, Benítez-Rojo (2006 : 74-75) s’inspire du Contrapunteo d’Ortiz (1991) et de

la définition de Mintz des Caraïbes en tant que « societal area».

7. Il y a peu d’analyses (ethno)musicologiques du maracatu-de-baque-solto, à part Veloso & Astier

(2008), et Amorim (2002), où l’analyse en question est plutôt celle du poème. Je remercie Lucia

Campos pour la première référence. Santos & Resende (2005), ont livré une méthode contenant

certains éléments d’analyse, mais peu approfondis.

8. Denis Constant-Martin (2007 : 167) termine sa remarquable lecture sociologique d’Édouard

Glissant en signalant que l’anthropologie devrait s’ouvrir davantage à ces auteurs pour lesquels

l’esthétique est moteur des relations sociales. Il évoque même une “théorie de la relation

généralisée”, que je cautionne totalement.

9. La notion de maracatu rural est attribuée à l’anthropologue américaine Katarina Real

(Catherine Royal) dont l’ethnographie constituant l’un des corpus les plus anciens et les plus

importants sur le baque-solto, paraît en 1966. Le musicologue César Guerra-Peixe est l’auteur

d’une note célèbre dans son ouvrage (1980 : 23) où il critique ce geste, dans lequel on peut voir un

caractère hégémonique.

10. « C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée [double consciousness], ce sentiment

de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde

qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun

sent constamment sa nature double [two-ness] – un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées,

deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force

inébranlable prévient de la déchirure. […] Dans cette fusion, il ne veut perdre aucun de ses

anciens moi. […] Il voudrait simplement qu’il soit possible à un homme d’être à la fois un Noir et

un Américain […] » (Du Bois, 2007 : 11-12). Traduction : Magali Bessone. J’ajoute entre crochets

les termes originaux de Du Bois.

11. En ce sens, les termes portugais batida (battue), pancada (frappe) et toque (touché), sont ses

synonymes dans la terminologie musicale employée par les maracatuzeiros.

12. À ne pas confondre avec le samba de maracatu, une autre pratique musicale désignant un

patron rythmique plus proche d’un mélange entre les structures rythmiques du samba et du

maracatu-de-baque-virado.

13. On doit souligner la mise en scène de son rôle de porte-parole. À une certaine époque, on

pouvait voir les maîtres utiliser des porte-voix, puis des hygiaphones, remplacés aujourd’hui

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Page 162: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

mais pas systématiquement, par des micros. La puissance vocale du maître compte dans

l’appréciation de sa prestation.

14. C’est pourtant ce qu’ils font par définition, puisque le maître improvise. Mais l’attention des

musiciens et du maître est toute dirigée vers l’évolution du groupe des danseurs. De plus, le

contremaître doit répéter mot pour mot, rime pour rime, ce que le maître vient d’improviser.

15. Dans une période comprise entre 1940 et 1970, Ferreira (1946), Oliveira (1948), Bastide (1995),

Cascudo (2004), Guerra-Peixe (1980) et Real (1990) ont tous admis les limites de leur

compréhension du surgissement du phénomène.

16. Dans The repeating Island, “le peuple des eaux” (The People of the Sea) représentant les

populations archipéliques, devient concept et caractérise la créolisation par leur expérience de la

navigation et de la confrontation avec les forces naturelles ayant modelé leurs modes

d’expression, de perception et de relation au monde (Benítez-Rojo, 2006 : 17). Notons par ailleurs

que Glissant ouvre sa Poétique de la Relation (1990) par deux paraphes significatifs : “Sea is

History” (Derek Walcott) et “The unity is sub-marine” (Edward Kamau Brathwaite).

17. L’ethnomusicologue Carlos Sandroni (2009 : 64) remet en question l’étiquette « mouvement »

pour ce phénomène en mettant en lumière la variété de ses productions.

18. Le premier manifeste du Mangue Beat, Caranguejos com cérébro (« Des crabes avec un cerveau »,

les crabes représentant la nouvelle génération des mangueboys et manguegirls) a été écrit en 1993

par Fred Zéro Quatro, membre du groupe Mundo Livre S/A, considéré comme l’un des plus

importants instigateurs et pionniers du mouvement, avec le groupe Chico Science & Nação

Zumbi. En accès libre : http://www.fafich.ufmg.br/manifestoa/pdf/caranguejos

19. Voir une discographie non exhaustive en fin d’article.

20. Le film Saudade do Futuro, qui a connu un immense succès, revient sur la trajectoire du repente

à São Paulo, montrant les Nordestins autrement qu’à travers leurs devenirs concierge ou portier

dans les grandes métropoles du Sud. Le futur, pour eux, est dans le repente.

21. Bezerra (2006) utilise le paradigme de l’anthropophagie, Tesser (2008) et Morais de Souza

(2001) utilisent le champ sémantique de l’hybridation. Tous, y compris Sandroni (2009),

développent la question local/global sans parler toutefois de “glocal”.

22. Rejane Calazans (2008:183) parle de “croulização” à partir de la définition de M. L. Pratt in

Imperial Eyes: travel writing and transculturation (London: Routledge, 1992) pour enfin lui préférer

les notions d’entre-deux et d’interstices de Homi Bhabha.

23. Ce projet a été idéalisé par Afonso Oliveira, producteur du groupe et Jorge Mautner, avec le

soutien de la FUNARTE, de la FUNDARPE et du Ministère de la culture (MinC).

24. On peut écouter sur des serveurs en accès libre plus de 18 versions différentes. Voir

discographie en fin d’article.

25. Kaos, 1963 Martins Editora ; Fundamentos do Kaos, Ched Editora, réédités dans son œuvre écrit,

Mitologia do Kaos, Obras completas, 2002 Editora Azougue.

26. J’accompagne ce projet qui pose par ailleurs la question complexe de l’institutionnalisation et

de la patrimonialisation entre deux institutions du patrimoine culturel immatériel brésilien : les

Pontos de Cultura a priori tournée vers les acteurs du patrimoine en question ; l’IPHAN et

l’UNESCO-Brésil, a priori tourné vers la mondialisation des valeurs du patrimoine. Les deux

maracatus y sont actuellement en phase d’enregistrement.

27. « La notion de polyrythmie (des rythmes coupés au travers par d’autres rythmes, qui sont à

leur tour coupés par d’autres rythmes) – si elle nous mène au point où le rythme central est

déplacé par d’autres rythmes d’une telle façon qu’il ne fixe plus aucun centre, jusqu’à se

transcender en un état de flux – pourrait justement définir le type de performance qui caractérise

la machine culturelle caribéenne. » (Benítez-Rojo, 2006 : 18)

28. Voir Dicionário Houaiss da lingua portuguesa, entrée “Improviso” (2004 : 1787).

29. Dicionário Houaiss da lingua portuguesa, entrée « Repente » (2004 : 2430).

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RÉSUMÉS

Le maracatu-de-baque-solto est une forme à la fois musicale, chorégraphique et dramaturgique de

la Zona da Mata Norte de Pernambuco (Brésil), qu’on peut voir au climax de sa spectacularisation

pendant le carnaval de Recife, capitale de l’État. Née sur les plantations de canne à sucre au début

du XXème siècle, elle présente deux éléments qui lui sont exclusifs, son patron rythmique, le

baque-solto, et son personnage métonymique, le caboclo-de-lança, caractérisés par une diversité

aujourd’hui très valorisée, mais stigmatisée dans les premiers corpus folklorique et

(ethno)musicologique s’y étant intéressés. À partir de ces spécificités et des nombreux éléments

caractérisant l’expression de ses dynamiques, ce texte propose d’observer la praxis musicale dans

le baque-solto comme possible matérialisation de la notion de créolisation telle que la propose le

poète et essayiste martiniquais Édouard Glissant, et que décrit un autre poète et essayiste cubain,

Antonio Benítez-Rojo, en s’appuyant sur un appareil notionnel similaire mais non identique.

Après un bref exposé de l’incidence de sa construction folklorique dès son insertion au carnaval

dans les années 1930, sur les plans discursifs et formels, la deuxième partie présente une analyse

ethnographique de la pratique dans ses deux modalités, le carnaval, et les sambadas caractérisées

par les joutes d’improvisation poétique chantées. La troisième tente de montrer comment ces

dynamiques à l’œuvre instituent sa singularité, c’est-à-dire ses modalités du divers et du rythme,

toutes deux appréhendées au prisme de ses logiques musicales et sociales.

INDEX

Mots-clés : maracatu-de-baque-solto, créolisation, esthétique, rythme, relation

AUTEUR

LAURE GARRABÉ

Universidade Federal de Santa-Maria PPGCS/GEPACS - Maison des Sciences de l’Homme Paris

Nord

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Musique sertaneja, sonorités duquotidien et expériences corporellesau féminin (Goiás, Brésil)Marina Rougeon

1 Partant d’éléments ethnographiques, cet article propose de réfléchir aux rapports

entre les sonorités quotidiennes propres à certains quartiers brésiliens d’aujourd’hui etles modalités corporelles de déplacement des femmes dans ces espaces. L’ethnographieen question s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale en cours1. Elle se situedans une région peu investie par l’anthropologie, le Centre Ouest brésilien, et plusspécifiquement dans certains quartiers de la ville de Goiás, les quartiers de João

Francisco et Aeroporto, dans lesquels vit la plus grande partie des habitants2.

2 C’est la nécessité de penser ensemble les sonorités, les espaces et les expériences

corporelles quotidiens qui sous-tend cette réflexion. L’idée d’ambiance développée parJean-François Augoyard au sens de « fond du sensible » qui « naît de la rencontre entreles propriétés physiques environnantes, [la] corporéité avec sa capacité de sentir-semouvoir et une tonalité affective » (2007/2008 : 60), me semble particulièrementopérante dans ce sens, dans sa dimension sonore. Elle sera donc au cœur de laproblématique ici proposée. Comment les corps de femmes répondent à cette ambiancesonore et s’en imprègnent, participant ainsi de la construction d’un univers fémininpar leur manière de se déplacer dans l’espace ?

3 Pour y répondre, je présenterai les sonorités du quotidien qui meuvent les quartiers

João Francisco et Aeroporto, et en particulier la dimension musicale de ces ambiancessonores à l’articulation des espaces extérieurs et intérieurs, en privilégiant un genremusical particulier, les musiques sertanejas . Il sera ensuite question de souligner lerapport entre sonorités, écoute et réponses par le corps à ces musiques de la part desfemmes pour comprendre l’existence de véritables chorégraphies de la séductionalimentant un univers affectif féminin.

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Espaces des quartiers et sonorités du quotidien

4 Ces quartiers sont traversés de rues aux pentes recouvertes d’une insignifiante couche

de goudron, érodée peu à peu par les torrents que la pluie y déverse, heure après heure,jour après jour, jusqu’à former des crevasses, des arêtes, des cratères, marques del’hiver. Plus loin encore, là où les femmes font sécher leur linge sur les fils barbelés duterrain d’en face à vendre, la rue est faite de chemins de terre, qui deviennent unegrande mare boueuse pendant la saison des pluies. Pendant la saison sèche c’est lapoussière rouge qui s’y accumule. On découvre parfois entre les maisons serrées lesunes contre les autres des ruelles improvisées, des passages serrés, improbables, qui seglissent dans les jardins, entre les cours, et constituent la limite entre chaque terrain.Ces maisons forment des lignes, des courbes arc-en-ciel, participant au jeu de la pluie etdu soleil. Les murs se colorent d’une semaine à l’autre, repeints de haut en bas avec lescouleurs vives de la nouvelle gamme d’une marque bon marché qui attirent l’œil etdémarquent ces maisons de celles qui demeurent couleur de brique et de ciment. En sepromenant dans ces quartiers, nés au cours de la première moitié du siècle dernier, onse sent entre ville et campagne. Gagnant toujours plus de terrain sur les champsalentour, ils constituent en quelque sorte les marges pionnières de l’urbanisation.

5 Les parapluies des femmes, les sombrinhas, mettent en mouvement ces chemins, par

beau ou mauvais temps. Ils leur permettent de se protéger du soleil ou de la pluie, maisaussi du regard des autres, trop curieux, ainsi que de masquer celui qu’elles portent àleur tour sur ceux et celles qu’elles croisent. Leur ondulation suit le rythme de leurshanches. Elles sont les actrices principales de ces espaces, dans la durée. En cela, ellesen sont une référence incontournable. Au quotidien, ce sont elles qui se retrouventpour discuter dans les maisons, dans les cuisines et les jardins, mais aussi dans la rue,surtout en fin d’après-midi. Circulant d’une maison à une autre, se rendant visitemutuellement, elles s’échangent des objets, des paroles et des regards qui constituent leliant de leur vie quotidienne auquel les hommes ne participent que de manièreindirecte. Ces femmes alimentent ainsi des relations de solidarité au niveau desrelations de parenté (mère, sœur, marraine, agregada3, entre autres), mais aussi dans lecadre des relations de voisinage. L’ethnographie que j’ai menée auprès d’elles s’estinscrite peu à peu dans ce tissu relationnel. Pour comprendre leurs présences dans cesquartiers, j’ai accompagné à l’occasion de mes divers séjours leurs trajectoiresquotidiennes. Elles sont souvent à l’initiative de déplacements d’un quartier à un autre,de leurs quartiers vers le centre historique de la ville, situé « en bas », de la ville à lacampagne comme elles ont l’habitude de le faire plutôt les dimanches, et de Goiás versd’autres villes alentour, jusqu’à Goiânia le plus souvent, la capitale de l’État de Goiás.Dans les quartiers, leurs parcours les amènent souvent à passer par la place principale,João Francisco, où l’on trouve plusieurs supermarchés, des magasins de meubles,d’habits, des vendeurs de glace, des bars - botecos, une papeterie, et un peu plus loin,des cybercafés. C’est ici qu’a lieu également le marché du dimanche matin et que setrouve la seule église catholique en dehors du « centre historique », l’église de SantaRita.

6 Ainsi, en suivant leurs pas, mes hanches ont adopté leur rythme, et j’ai pu comprendre

comment le quotidien de ces quartiers prend forme, et à quel point leurs trajectoiresfaçonnent ces espaces. Ce faisant, il s’agit pour ces femmes de trouver une placelégitime dans ces quartiers pour des pratiques et des valeurs issues de la campagne, a

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roça. Leurs expériences quotidiennes inventent au jour le jour de nouvelles manières devivre la ville à partir de ces quartiers qui en deviennent des espaces à part entière, cequi contribue à transformer le paysage de Goiás. L’usage fait ici de la notion de paysage4

vient ratifier les propos de Jorge Santiago lorsqu’il écrit que « le paysage est à la foissystème d’idées, conception du monde et de pratiques sociales » (2007 : 10), et doncqu’ « il ne peut exister une perception cohérente du paysage sans la connaissance de lavie sociale qui le remplit, sans la saisie interne des pratiques, des habitudes sociales etculturelles existant chez les individus qui circulent et agissent dans les différentspaysages qu’une ville comporte dans sa sédimentation de différents temps vécus » (ibid.

: 9).

7 Les quartiers de la ville de Goiás, comme ceux de nombreuses petites villes du Centre-

Ouest brésilien5, sont habités par différentes sonorités6. On peut entendre au quotidienles annonces faites depuis les haut-parleurs de voitures réservées à cet effet, arpentantles rues des quartiers au pas. Promotions au supermarché, « camions de pastèques »,slogans politiques en période électorale sur des airs de musique sertaneja dont lesrefrains répètent en boucle le numéro du candidat, mais aussi annonces de décès,invitations aux habitants à se rendre à des débats publics organisés par la municipalité,entre autres. Souvent passées par des voix d’hommes, elles interpellent directement lesdonas de casa, les maîtresses de maison.

8 L’architecture locale contribue à créer une ambiance sonore particulière. Les maisons,

serrées les unes contre les autres, n’ont pas de revêtement intérieur, et les toitureslaissent toujours entrer et sortir une circulation d’air appréciée à l’époque de lasécheresse, qui dure des mois de juillet à octobre, même si les nombreux incendies àcette période remplissent les maisons de cendres noires épaisses qui tombent des joursdurant. Quand le vent froid arrive, vers la fin mai, il passe sous les tuiles et traverse lespièces. Les sons aussi s’y glissent, en permanence. D’une chambre à l’autre, d’unemaison à l’autre. La limite entre espaces intérieurs et extérieurs est ténue et laprésence des autres, visuelle, olfactive et sonore pour ce qui nous intéresse ici, sepropage facilement.

9 Ainsi, les sons se diffusent au dehors, dans des espaces de proximité auxquels ils

attribuent une tonalité particulière. En effet, les sons donnent une épaisseur à l’air, lefont bouger, vibrer d’une manière spécifique, et l’amènent à conférer aux espaces qu’iltraverse une énergie qui leur est propre. Les personnes qui vivent dans ces espaces etqui contribuent à l’émission de ces sons s’en trouvent alors imprégnées. À leur contact,ils sont eux aussi touchés par ces vibrations. Une énergie singulière se dégage alors dela rencontre entre les corps et les sonorités, qui participe à la construction des espacesdans lesquels ils se meuvent7. Nous sommes ici tout à fait dans le sillon que de ceFrançois Laplantine appelle une pensée de l’énergie (2005).

10 Comprendre la manière dont la mise en mouvement des corps de femmes dans les

espaces de ces quartiers est liée aux sonorités et plus spécifiquement aux sonoritésmusicales qui les habitent au quotidien revient à mobiliser la notion d’ambiance sonoredans le sens d’un « phénomène de diffusion du sensible » (Thibaud, 2010 : 208) commel’entendent les chercheurs qui, à la suite de Jean-François Augoyard (1979),réfléchissent en termes d’esthétique des ambiances dans la ville, faisant une lecturesensible de la manière d’habiter les espaces. L’esthétique dont il est question est bien l’Aesthesis, la perception par les sens. Ville à l’épreuve des sens (Thibaud, 2010), villecharnelle (Thomas, 2007, 2010), il s’agit pour ces auteurs de réaliser une écologie

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sensible, c’est-à-dire de s’intéresser à la manière dont les qualités sensibles d’unenvironnement modèlent et modulent les déplacements, la gestuelle des corps.

11 Il est important de mentionner d’autres composantes de l’ambiance sonore de ces

quartiers. Les voix tout d’abord, et surtout celles des femmes et des enfants. Elles nes’élèvent qu’en cas de réprimandes, allant des cris aux pleurs. Les modes d’expressionconflictuels entre femmes sont quant à eux presque silencieux. On parle généralementtout bas, la forme narrative privilégiée dans ces cas-là étant les fofocas, les cancans. Il ya également les voix des prières, rezas et ladainhas8, plus discrètes que celles desprieuses de neuvaines, rassemblant plusieurs habitants le soir dans les maisons, et quecelle du Père Robson dont l’émission matinale sur la chaîne de télévision Rede Viva

depuis le lieu de pèlerinage le plus fréquenté de la région, Trindade, où l’on vientvénérer le Divino Espirito Santo, connaît un grand succès auprès des femmes plus âgées.Soulignons que plus récemment, depuis quelques années seulement, on entend passerdes voitures dans les rues des quartiers9. Enfin, les sonorités de la télévision avec sesréclames, ses dessins animés, ses telenovelas et ses émissions de divertissement,notamment des chaînes Sbt, Record et Globo, sont presque omniprésentes. Lesanimateurs parlent fort, souvent sur un fond musical rythmé, festif, avec unenthousiasme débordant caractéristique de cet univers de l’industrie culturellebrésilienne. Les émissions du dimanche ont un succès important, entre autres du faitqu’elles invitent des musiciens, comme dans le programme de la chaîne Sbt, « DomingoLegal ».

12 Ainsi, parmi ces sonorités, c’est à la musique que je donnerai ici une importance

particulière. Elle s’écoute depuis la télévision, en DVD, qui ajoute une dimensionvisuelle à l’expérience sonore, depuis une chaîne hi-fi en CD, ou encore à la radio. Laplupart du temps, elle est appréciée avec un volume sonore élevé, qui passe facilementd’une maison à une autre. En parcourant ces quartiers, surtout les dimanches après-midi ou à l’heure de la sieste10, on perçoit ainsi aisément plusieurs formes musicalescontemporaines émises depuis ces différents appareils présents dans presque tous lessalons des maisons, qui plaisent particulièrement aux femmes et aux jeunes filles : leforró11, la musique axé, une tendance musicale urbaine et très commerciale dérivée dusamba, la musique brega, sur laquelle nous reviendrons, et surtout, la musique sertaneja.À celles-ci vient s’ajouter le funk carioca, un style musical né dans les années 1980 à Riode Janeiro qui a pour base rythmique la techno, rythme de discothèque. C’est un genrequi se prête particulièrement bien à l’auto-production, c’est pourquoi l’élaboration desalbums, de l’enregistrement au montage jusqu’à la diffusion, est réalisée localement,dans les quartiers et pour les quartiers, ce qui va de pair avec une liberté d’expressiond’une réalité sociale stigmatisée12.

13 Tous ces genres musicaux sont apparus dans le paysage musical brésilien entre les

années 1960 et 2000. Mais après l’essor des mouvements musicaux des années 1970 et1980, c’est surtout dans les années 1990-2000 que la grande production musicalebrésilienne, jusqu’ici concentrée principalement dans les régions de Rio de Janeiro etSão Paulo, s’étend à de nouvelles gammes mélodiques, instrumentales et rythmiques,qui reprennent des éléments régionaux de composantes de la société et de la culturebrésilienne et en font de nouvelles formes musicales urbaines (Santiago, 2012).

14 L’État de Goiás n’échappe pas à cette tendance et devient alors la scène principale de

l’industrie culturelle de la musique dite sertaneja. Il nous faut nous tourner du côté desethnomusicologues pour définir cette forme musicale. Son nom renvoie à la musique

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produite à partir de la fin des années 1920, qui auparavant était désignée par les termesde modas, toadas, cateretês, chulas, batuques, emboladas. Elle est interprétée par des duosconstitués la plupart du temps d’hommes aux voix nasales et de fausset, recherchantl’aspect mélodieux plutôt que la puissance (Carvalho, 1995), appelés « DuplasSertanejas ». Sur cette base, relativement stable, les instruments, les arrangementsmélodiques et les rythmes ont changé tout au long du XXe siècle pour adopter deséléments diffusés par l’industrie culturelle brésilienne. Les thèmes des chansons onttoujours traité du quotidien mais se sont consacrés plus particulièrement à l’amour surun ton autobiographique, dans ce qui, par opposition à la musique sertaneja de raízes,dite « de racines »13, est désigné par le terme de musique sertaneja romantique. Cettedernière, privilégiant les guitares électriques aux traditionnelles violas14, les référencesurbaines aux rurales, est aujourd’hui et depuis les années 1980 le genre musical le plusproduit et écouté au Brésil, s’alimentant d’influences du rock et de la country, que l’onretrouve par ailleurs clairement dans les codes vestimentaires mobilisés. La musiquesertaneja met en scène dans le cadre de la ville des sonorités entre autres issues dumonde rural, après leur avoir fait subir un processus de modernisation.L’ethnomusicologue Martha de Ulhôa Carvalho écrit dans ce sens :

« Les changements de style et le prestige croissant attribués à la musique sertanejareflètent aussi bien les sentiments personnels envers la vie et les histoires de vie deleurs créateurs, comme ils illustrent l’impact des transformations complexes duBrésil du XXe siècle : migration interne, urbanisation, industrialisation, etmodernisation des moyens de communication et de transport. Mon hypothèse estque la musique sertaneja a été utilisée principalement par des migrants comme unmoyen de rendre plus facile l’absorption de nouvelles valeurs culturelles - elledevient un moyen d’adaptation des personnes issues de la zone rurale dans lasociété urbaine » (Carvalho, 1995, traduction libre par mes soins).

15 Le film de Breno Silveira, 2 filhos de Francisco (2005), qui raconte l’histoire de l’une des

Dupla sertaneja les plus célèbres actuellement, Zézé de Camargo & Luciano, permet decomprendre la transformation de ces musiques dans un contexte d’urbanisation duCentre-Ouest brésilien. Il retrace la trajectoire d’un homme, Francisco, passionné demusique, dont l’ambition est de faire de ses deux fils des musiciens de renom.Travaillant la terre près de Pirenópolis, dans l’intérieur de l’État de Goiás, il est taxé defou - doido - pour avoir de telles aspirations qui l’amènent à échanger une grande partiede sa récolte contre une guitare et un accordéon qu’il offre à ses aînés âgés d’unedizaine d’années. Il n’hésite pas non plus quelques mois plus tard à changerradicalement de vie en déménageant, lui et sa famille, à Goiânia quand son beau-pèrelui réclame les terres sur lesquelles il s’était établi : « c’est là-bas où se trouve le futurde ces garçons » dit-il. Nous sommes dans les années 1970, et un impresario repère leduo Camargo & Camarguinho, leur premier nom de scène, dans la gare routière de lacapitale où ils jouent pour tous ceux qui comme eux ont quitté la campagne pour laville. Après un début de succès qui se clôt par un accident de voiture tragique au coursduquel périt le plus jeune des deux musiciens, un second duo se forme dans les années1990 avec un autre garçon de la famille, Zézé de Camargo & Luciano. Cette fois-ci, le lieude conquête de la gloire se déplace et c’est à São Paulo, où le duo se trouve encompétition avec des nouvelles célébrités, que le plus âgé démarche auprès des maisonsde disque pour décrocher un contrat. Breno Silveira met à nouveau en scène le pèrecomme l’acteur principal de cette volonté de réussir. Il apporte un premierenregistrement sur K7 à une radio de Goiânia et réussit à créer un auditoire assezimportant pour que l’une des chansons, É o amor, remporte un record d’audience. Face à

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ce succès, le producteur accepte de se lancer dans la diffusion de leur premier album.Le film montre ainsi l’ascension sociale de ces garçons, et à travers eux de cette famille,qui ont affronté de multiples difficultés grâce à leur bravoure et à ce qui est perçucomme de l’anti-conformisme de la part de leur père, pour accéder à la reconnaissancenationale d’une musique issue de la terre. Très romantisé, il termine sur une séquenceintéressante, la mise en scène du retour à la terre natale cette fois-ci non pas par lesacteurs mais par les vrais chanteurs et leurs parents, comme un pèlerinage qui clôtl’histoire sur une note de nostalgie.

16 Il convient de s’attarder quelque peu sur le regard porté sur ces formes musicales.

D’une manière générale au Brésil, les formes artistiques issues des régions rurales etdes périphéries urbaines sont méprisées par les classes aisées qui les jugent de mauvaisgoût, ringardes, simplistes, que ce soit pour leur mélodie, leur rythme ou leurs paroles.En un mot, elles sont considérées comme bregas (Araujo, 1988 ; Martins, 1990). Le termebrega présente une certaine ambivalence car s’il sert d’une part, et ceci dès les années1960, à disqualifier plusieurs formes musicales populaires, le plus souvent à forteconnotation romantique, comme c’est le cas avec la musique sertaneja, il renvoie parailleurs à un genre musical particulier. Il recouvre donc plusieurs sens qui sont liésentre eux, du fait qu’il peut s’agir d’un adjectif qualificatif imposé de l’extérieur auxclasses populaires jugées pauvres culturellement - telle ou telle musique est brega, maisaussi d’un style musical relativement récent qui mobilise ce vocable comme pourretourner le stigmate qui lui était jusqu’ici rattaché, dans le sens goffmanien du terme(Goffman, 1975), dans l’objectif de se l’approprier et ainsi de s’auto-désigner. C’est ainsique naît dans les années 1990 la « musique brega » portée par des artistes de Belém,dans l’État du Pará, comme pour défier les normes esthétiques des classes aisées, etdans son sillon, la « musique brega calypso », qui connaît un succès important égalementdans les quartiers de Goiás15.

17 Faut-il voir dans l’existence d’un tel préjugé l’une des raisons pour lesquelles les

anthropologues ne s’intéressent que trop peu à la musique sertaneja ? Dans quellemesure ce silence à leur égard contribue-t-il au défaut de reconnaissance qui lestouche ? Comme l’écrit Martha de Ulhôa Carvalho, qui s’est prêtée à l’exercice dedégager l’esthétique propre à cette musique à partir d’une ethnographie à Uberlândiadans l’État de Minas Gerais, « la plupart des travaux, en nombre assez réduit d’ailleurs,qui traitent de la musique sertaneja, interprètent sa signification du point de vue de saproduction, c’est-à-dire en l’approchant par le biais de ses aspects industriels, paropposition à ses origines artisanales » (Carvalho, 1995, traduction libre par mes soins).Remarquons que, même si la plupart des travaux auxquels l’auteur renvoie ont étéréalisés avant les années 199016, date à laquelle cette forme musicale a connu unetransformation importante, il n’est pas difficile de saisir ici l’enjeu de taille que seproposent de relever ceux qui choisissent d’étudier ces formes musicales. Il s’agit eneffet d’éviter deux biais qui témoignent des préjugés que le chercheur a du mal àexpliciter vis-à-vis de son sujet de recherche, le mépris et la nostalgie, et ainsi d’éviterl’appauvrissement d’une pensée binaire qui oppose la ville et la campagne, la traditionet la modernité, les classes populaires aux classes aisées. Ces préjugés, qu’ils soientnégatifs ou positifs, contribuent à alimenter l’illusion d’une imperméabilité entre lesformes expressives populaires de la société brésilienne et les autres.

18 Il s’agit ici au contraire de mettre en avant les rapports entre les différentes réalités

sociales, esthétiques et sensibles que semblent opérer la musique sertaneja aujourd’hui.

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Au-delà de l’importance de sortir des préjugés, prêter l’oreille à ces sonoritésspécifiques et faire une analyse de ce qu’elles produisent en termes de corporéitésprésente un intérêt majeur, du fait qu’il s’agit des formes d’expressivité privilégiées parles femmes avec lesquelles j’ai cohabité sur le terrain. Si ces sonorités musicales sontminorées ailleurs, elles sont présentes partout dans les quartiers de Goiás.

Musiques et chorégraphies de la séduction

19 Comment les femmes de ces quartiers éprouvent ces ambiances musicales ? De ce que

j’ai pu observer sur le terrain avec elles, les chansons interprétées par les artistes demusique sertaneja tiennent une place particulière dans leur univers affectif. En outre,ces écoutes quotidiennes suscitent de leur part des réponses corporelles et participentainsi aux modalités de déplacement et à la gestuelle de leurs corps17, qui n’est pas sanslien avec les rapports qu’elles entretiennent avec les hommes, notamment quand ellessortent danser. Ainsi, je fais le constat que, provoquées entre autres par ces sonorités,les expériences sensibles que les femmes vivent dans ces quartiers au quotidien, maisaussi en situation festive, participent à l’élaboration d’un univers féminin singulier.

20 Il convient de s’intéresser à ce que les chansons, en tant que forme narrative spécifique,

racontent. La plupart de celles qui composent les répertoires de sertanejo romântico ontpour thème principal, comme le genre musical auquel elles appartiennent l’indique, deshistoires d’amour ou de chagrin d’amour. Un point important à souligner ici concerneles interprètes de ces chansons. Il s’agit surtout d’hommes en duo ou en solo, dont lesvoix douces et plutôt aiguës sont appréciées des auditrices. À ce sujet, remarquonsqu’on voit apparaître beaucoup plus récemment, à partir des années 2000, une nouvelleconfiguration avec des chanteurs en solo. Ce ne sont plus les duos qui prédominent, etl’on peut d’ailleurs noter un changement léger de registre vocal car la voix de faussettend à disparaître, comme chez Léo Magalhães. Son titre Locutor (Ao Vivo em Goiânia,2009) était l’une des chansons les plus écoutées par les femmes lors de mon dernierséjour à Goiás en 2010. En voici les paroles :

« Je suis sur mon portableJe te parle depuis un barOù j’ai tout bu pour pouvoir téléphoner J’ai perdu un grand amourJe ne sais pas quoi faire Ami locuteur, je t’appelle pour te dire Envoie-lui un message et un baiser de ma part Je sais qu’elle ne perd aucun de tes programmesElle n’ouvre pas la porte et n’a pas de portable Alors il n’y a qu’une solution pour qu’elle m’écouteAllez locuteur dis-lui que je suis complètement amoureux, fou d’amour Dis-lui s’il te plaît, dis à l’antenne, je ne sais pas vivre sans elleQu’il y a un mec ici, à qui elle manque, plein de désirsDis-lui locuteur, je ne veux qu’un baiser de plus18 ».

21 Une analyse rapide de ce texte met en évidence l’intérêt qu’il peut représenter pour

celles qui écoutent cette chanson. Elle met en scène l’histoire d’un chagrin d’amour oud’un amour non partagé à partir d’un univers considéré comme masculin, le bar, et deplusieurs références à des outils technologiques, la radio et le téléphone portable, dontl’utilisation est devenue ordinaire dans le quotidien des quartiers de Goiás. Le plusintéressant consiste dans le fait de prendre à parti une tierce personne pour exprimer

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ses sentiments, personne qui devient le personnage central du récit, en l’occurrence ici,le locuteur. Cette démarche, adoptée pour résoudre les questions affectives quand toutsemble aller à l’encontre d’une relation entre un homme et une femme, est assezcommune dans l’univers quotidien des auditrices. On imagine que pour elles, lelocuteur peut tout aussi bien être l’auditeur, ou plutôt l’auditrice, qui est en posture dese sentir directement impliquée dans cette histoire. La construction narrative de cettechanson laisse une marge de liberté à celle qui écoute de se mettre à la place, ou pas, dulocuteur. Il peut donc s’agir de l’homme malheureux qui transmet un message à lafemme aimée par l’intermédiaire du téléphone puis de la radio, s’adressant directementau locuteur, ou du chanteur qui, dans le même but, mobilise l’intermédiaire d’autresfemmes qui l’écoutent. En effet, n’oublions pas que la plupart des chansons de lamusique sertaneja sont d’inspiration autobiographique.

22 Comprendre pourquoi les femmes aiment écouter ces histoires d’amour interprétées

musicalement par des hommes qui s’adressent à elles, indirectement ou directement,exige de s’attarder quelque peu sur la place que prend cette expérience de l’écoute dansleurs univers affectifs. En effet, comme le remarque si justement Jorge Santiago, lachanson peut être un « véhicule utilisé pour exprimer publiquement des sentimentscomme l’amour, la honte, la jalousie, la nostalgie, le mépris » (2009 : 134), et peutgénérer « un climat de liberté d’expression pour des hommes et des femmes descouches populaires, associant le passé et le présent, la passion et la douleur, laplaisanterie et le travail » (ibid. : 135). On parle de choses qui ne se disent pas ailleurs, niautrement.

23 Qu’un homme exprime ainsi ses sentiments envers une femme, bien que de manière

indirecte, est certainement ce qui octroie autant de succès, dans un public constituéavant tout de femmes, à la chanson de Léo Magalhães. En effet, c’est un sujet dont on neparle pas entre hommes et femmes, surtout parce qu’on attend d’un homme qu’il nemanifeste pas ses sentiments, faute de quoi, aux yeux des autres et surtout des autreshommes, sa virilité pourrait s’en trouver menacée et il se verrait taxé de « boiola »19,c’est-à-dire d’homosexuel. Comme les femmes n’ont pas accès directement à leurunivers affectif, elles se font un avis de la manière dont ils envisagent leurs rapportsavec elles, à partir de ce qu’ils se disent entre eux. J’ai souvent pu écouter de mesinterlocutrices, à l’occasion de discussions entre femmes dans les cuisines, ou encore ausalon de beauté, ce qu’elles imaginaient que les hommes pouvaient dire à leur sujet. Cesfemmes sont pour la plupart mères et célibataires20, et celles qui sont mariées souffrentfréquemment des infidélités de leurs maris, d’autant plus qu’elles finissent souvent parl’apprendre très vite. Selon elles, ce qui pousse les hommes à s’intéresser aux femmes,ce sont les relations sexuelles. « Les hommes sont des bons à rien, la chaire est faible »,ai-je entendu à plusieurs reprises, ou encore « les hommes sont des animaux, ils aimentça, tout est sexe pour eux ». Autrement dit, ils ne résisteraient pas à la tentationsexuelle que constituerait pour eux le corps d’une femme.

24 Pour revenir aux chansons de musique sertaneja, elles apportent toute une rhétorique

sentimentale qui vient répondre à ce que ces femmes attendent idéalement de la partd’un homme, ce qu’elles aimeraient écouter de leur bouche, quand leur quotidien lesconfronte souvent à des silences, à du non-dit qui alimente chez elles l’idée d’uneabsence de sentiments de leur part à leur égard. C’est dans ce sens que mon hôte medemandait souvent lors de mes venues, non sans humour, de lui apporter dans mesvalises « un homme avec un H majuscule » pour reprendre ses termes21, car, toujours

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selon elle, il n’y avait à Goiás pas d’hommes qui valaient le coup, seulement deshomosexuels ou « des hommes avec un H minuscule » qui ne servaient qu’à fairesouffrir. Si les hommes ne doivent pas montrer leurs sentiments, les artistesbénéficient comme d’un droit particulier en la matière, car ce rôle semble leur êtreréservé sans qu’ils soient pour autant considérés comme moins virils. Ils viennent ainsicombler un manque d’expression et d’écoute dans les rapports que les femmesentretiennent avec les hommes. C’est dans cette mesure que ces esthétiques sonoresmusicales et leur apport narratif participent de l’élaboration d’un univers affectifféminin.

25 L’histoire de Divina est particulièrement intéressante à ce sujet. Mère de deux

adolescents, elle a fini par abandonner l’idée de construire une relation durable etassumée avec un homme. D’abord parce qu’il lui était difficile d’imaginer vivre avec sesenfants sous le même toit qu’un autre après sa séparation, du moins pas avant que cesderniers soient partis faire leur vie ailleurs22. Aujourd’hui, ses enfants étant sur le pointde quitter la maison et de s’assumer financièrement, elle envisage cette possibilité,pressée que sa fille, fiancée depuis deux ans, se « case »23. Alors que dans l’expression« mère célibataire », la mère prédominait sur la femme célibataire, désormais elle sentque pour elle, la tendance s’inverse, car elle a fini d’élever ses enfants. Lors de mondernier séjour, elle m’a confié avoir depuis peu des relations avec plusieurs hommes,ses ficantes comme elle les appelle, qu’elle retrouve de temps en temps dans les motelssitués à la sortie de la ville24. Le terme ficar, « rester », est assez récent au Brésil etrenvoie au fait d’avoir une relation intime passagère avec quelqu’un. Divina a tropsouffert de désillusions amoureuses et a donc décidé de se désengager affectivement,sans pour autant renoncer au plaisir sexuel que peut lui procurer une relation avec unhomme. En même temps, elle continue à alimenter certains éléments de sa vie affectiveen écoutant quotidiennement des chansons comme celle présentée ci-dessus.

26 Les chansons interprétées par les artistes de musique brega calypso et funk carioca sont

quant à elles beaucoup plus sexualisées, et prennent un ton humoristique, léger etmême graveleux. Lors de l’un de mes séjours auprès de ces femmes, la fille de mon amiechez qui je logeais alors, âgée de 18 ans, faisait souvent allusion, avec un air malicieux,à une chanson au titre évocateur, A piriquita, terme féminisé de periquito, la perruche,pour désigner le sexe féminin. Elle l’avait enregistrée sur son portable et me la fitécouter un jour, en la présence de sa mère, juste après le départ de sa grand-mère. Enentendant la phrase principale, répétée de nombreuses fois par une voix de femme,« Qui va vouloir ma piriquita, ma piriquita, ma piriquita / Qui va manger ma piriquita... »25, et en constatant ma réaction de surprise et d’amusement, elles éclatèrent de rire. AuBrésil, l’acte de manger correspond au fait de se nourrir, mais aussi à l’acte sexuel. Laquestion de la nourriture, a comida, fait partie de tout un univers de plaisirs et deséduction, qui permet de comprendre la manière dont la sexualité est conçue. RobertoDa Matta écrit à ce sujet : « la comida, comme la femme (ou l’homme dans certainessituations), disparaît dans le mangeur (comedor) - ou gourmand - comilão. C’est la basede la métaphore en ce qui concerne le sexe, qui indique que le mangé est totalementembrassé par le mangeur »26. On pouvait écouter dans les maisons à peu près à cettepériode une autre chanson sur le même registre, Saia e bicicletinha (2009) du groupeBanda Kaçamba, que j’ai entendue pour ma part dans la bouche d’une petite fille de sixans, suscitant les rires de sa mère. En voici les paroles :

« Elle sort en jupe à bicyclette, une main sur le guidon et l’autre qui couvre saculotte

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Ca me fait frissonner quand elle pédale, mais il y a une main devant qui gêne tout letempsJe crois qu’elle a peur que la perruche s’envole, c’est pourquoi elle continue decouvrir Mets ta jupe et viens dans la rue avec ta bicyclette, je veux voir la couleur de taculotteElle sort en jupe à bicyclette, une main sur le guidon et l’autre qui couvre saculotte ».27

27 Ces musiques, qui parlent d’une manière générale des rapports entre hommes et

femmes, peuvent être distinguées entre musiques romantiques et musiques sexualisées.Une distinction thématique qui vient marquer une séparation entre les sentimentsamoureux et les pratiques sexuelles, et qui se trouve en rapport avec des contextessociaux d’écoute différents.

28 Comment et dans quel contexte s’écoutent ces musiques au quotidien ? L’écoute

musicale est une pratique sociale qui met en rapport la musique avec un ensembled’autres éléments qui viennent l’accompagner, comme la danse, le chant, le travail,entre autres. C’est, pour reprendre les mots de Jorge Santiago, « une attitude quidépasse la simple audition » (Santiago, 1998 : 234). En effet, tel qu’il le signale et commej’ai aussi pu le constater, il est commun au Brésil d’écouter la musique au quotidien en yassociant une réponse par le corps, et ainsi de l’ « accompagner ». Dans ces quartiers deGoiás, la musique comme élément prédominant de l’ambiance sonore suscite unegestuelle corporelle spécifique chez les femmes, des mouvements du corps singulierssur lesquels il faut maintenant s’attarder un peu.

29 Tout d’abord, j’ai pu observer différents contextes d’écoute à l’intérieur même des

maisons. Il existe une écoute que l’on peut appeler solitaire, non pas dans le sens où lapersonne se trouve seule dans la maison à ce moment-là, mais dans celui où la musiqueécoutée n’est pas l’objet d’un échange, que ce soit narratif ou corporel. Elle se produitpendant les travaux domestiques, des moments où l’on cuisine, mais surtout àl’occasion des pratiques de nettoyage, de la maison et des habits, autour du tanque28

principalement. La musique donne aux corps des travailleuses un rythme. Elle rythmele mouvement des bras qui frottent le tissu contre la pierre, qui versent l’eau sur le solen béton des pièces de la maison, qui nettoient dans les moindres recoins, sous tous lesmeubles, la poussière accumulée. Leur écoute, qui est souvent chantée et dans unecertaine mesure, dansée, remplace les chants de travail comme les cantos de eito

rythmaient autrefois le travail difficile des esclaves aux champs.

30 Cette écoute solitaire contraste avec une écoute collective, qui relève plutôt de

moments de détente et d’amusement entre femmes, des moments de brincadeira,déclenchés à l’initiative des jeunes filles, ou des mères quand leurs filles sont encoretrès jeunes. Là, les mouvements du corps qui accompagnent la musique sont clairementde l’ordre de la danse, de chorégraphies qui se diffusent sur des modèles précis par lebiais de DVD musicaux enregistrés par les artistes, achetés sur le marché et copiés. C’estl’occasion de se divertir autour de ce dont chacune est capable ou non de faire avec soncorps pour suivre la musique. À plusieurs reprises, il nous est arrivé de nous retrouver,avec des jeunes filles et leurs mères, dans le salon de la maison à nous défiermutuellement pour danser sur du funk carioca, du hip-hop ou de la musique brega ou axé

. « Vous êtes déchaînées, vous avez le feu à la casserole ! » nous lançât une fois monhôte, à sa fille et à moi, pour nous signifier que pour bouger autant sur ce type demusique, nous devions être bien excitées. Une autre interlocutrice avait aussi

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l’habitude de mettre de la musique pour danser avec sa fille de six ans. Un jour, alorsque sa nièce âgée de quelques années de plus était là aussi, nous dansions toutes dans lesalon sur la musique brega calpyso d’un groupe à succès, la Banda Djavu29. Les fillettescherchaient à reproduire la chorégraphie des danseuses du groupe, qu’elles avaient vueà la télévision ; pour cela, elles avaient détaché leurs longs cheveux et les rejetaient enarrière avec un mouvement circulaire de la tête, dansant tantôt ensembles, tantôtchacune de son côté.

31 Des remarques ponctuent ces moments de rigolade entre femmes qui réunissent

plusieurs générations dans un même espace autour de la mise en mouvement du corps.Car il s’agit d’un moment pendant lequel se joue l’apprentissage d’une mise en scènecorporelle, dans un sens nettement sexualisé. Cette dynamique peut être mise enrapport avec une autre, similaire, que Sarah Baker (2010) rapporte dans son étudemenée auprès de pré-adolescentes en Australie, soulignant l’importance de cetapprentissage chez les jeunes filles autour de l’écoute de certaines musiques. Ellemontre comment leurs mises en scène corporelles correspondent alors à uneexploration des limites de la séduction, partie prenante de la construction de soi. ÀGoiás, les femmes plus âgées disent souvent de celles qui ont accédé à cette étapequ’elles sont « un enfant dans un corps de femme ». Il s’agit donc de gérer l’éveil de lasexualité à partir de ce que ces jeunes filles font, ou pas, de leur corps. Elles doiventapprendre à l’adopter, c’est-à-dire apprendre à la fois qu’elles peuvent paraîtreséduisantes et à se protéger des hommes. L’acquisition de la juste distance, êtreséduisante et désirable sans être prise pour une « fille facile », passe par ces momentsde plaisanterie, de jeu autour du corps mis en mouvement pour élaborer de véritableschorégraphies de la séduction30.

32 D’autres situations autour de ces chorégraphies particulières permettent de

comprendre l’importance du rôle de ces plaisanteries en ce qui concerne lasexualisation des corps de femmes. Présentons l’une d’entre elles, la « danse de labouteille », une chorégraphie qui accompagne la chanson du groupe d’axé É o Tchan, Na

boquinha da Garrafa (2002), mais est utilisée également pour d’autres rythmes. Lesparoles de cette chanson guident les pas à adopter :

« Au samba elle m’a dit qu’elle se frottaitAu samba je l’ai déjà vue se déhancherAu samba elle aime le frottis-frottasElle m’a échangée contre une bouteilleElle n’a pas supporté et elle est partie se frotterFrotte-toi au goulot de la bouteille, oui au goulot de la bouteilleDescends sur le goulot de la bouteille, oui au goulot de la bouteilleDescends encore, descends encore un peu, descends encore, descends doucementRessors du goulot de la bouteille, oui du goulot de la bouteilleRemonte du goulot de la bouteille, oui du goulot de la bouteilleMonte encore, encore un peu, monte encore, monte doucementOui, elle aime le frottis-frottas et dans l’élan du samba elle ne pense qu’à se frotterElle aime le frottis-frottas, tu as vu le goulot de la bouteilleElle n’a pas supporté et elle est partie se frotterFrotte-toi au goulot de la bouteille, oui au goulot de la bouteilleMonte et descends sur le goulot de la bouteille, oui sur le goulot de la bouteille »31.

33 Il s’agit de danser les jambes écartées au-dessus d’une bouteille avec un mouvement qui

suggère l’acte sexuel. Le terme « boca », sur lequel l’auteur a vraisemblablement joué,contient une ambiguïté. La bouche de la bouteille peut renvoyer par association au sexede la danseuse, car ce terme désigne aussi localement le sexe d’une femme. Danser au

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dessus de la bouche de la bouteille - que j’ai traduit ici par goulot -, c’est faire danser sapropre bouche, en l’occurrence, faire danser son sexe.

34 Une autre interlocutrice, Rosimeire, me dit un jour de sa fille qui s’essayait à une

chorégraphie de ce type : « regarde comme elle rebola ! ». Le rebolado correspond à unmouvement circulaire des fesses et des jambes, d’avant en arrière mais aussi à laverticale, qui amène le corps à tourner sur lui-même et donc potentiellement autourd’un autre corps, de multiples façons. On peut le rapprocher de la ginga que FrançoisLaplantine considère avant tout comme un mouvement féminin. « On parle du gingadodes jeunes filles ou des jeunes femmes en prêtant une attention particulière aumouvement de balança (balancement) de leurs hanches » écrit-il (Laplantine, 2005 : 20).Rebolar c’est danser, mais c’est aussi un mouvement qui renvoie à l’acte sexuel. Cemouvement corporel est donc l’objet de jugements de valeur. Dans ce sens, FrançoisLaplantine écrit encore au sujet du gingado : « il ne manque pas d’apparaître comme unefaçon de se comporter avec son corps quelque peu suspecte, voire immorale, aux yeuxd’une partie de ceux qui appartiennent à la classe moyenne, et plus encore à labourgeoisie. Il est perçu comme un relâchement tant physique que psychologique »(ibid. : 22).

35 On rejoint ici la question mentionnée plus haut du regard porté sur ces genres

musicaux, qui ne peuvent être dissociés des pratiques corporelles les accompagnant,lesquelles ne sont pourtant pas perçues par ces femmes comme quelque chose desimplement vulgaire. Là réside toute l’ambiguïté. Il semble plutôt qu’elles jouent parleurs corps avec la limite de l’acceptable, quand la séduction frôle la vulgarité mais nes’y circonscrit pas. Ce qui pourrait être taxé de la sorte est immédiatement objet dedérision. C’est surtout l’occasion pour les femmes d’aborder leur sexualité sur le modede la plaisanterie à partir d’un moment de déploiement d’une forme de sociabilitéféminine spécifique aux relations entre femmes proches, qui entretiennent entre ellesdes relations de parenté et en particulier des relations de transmissionintergénérationnelle32. Les brincadeiras sont mobilisées pour se dévoiler, provoquer,s’esquiver, parler de façon détournée de sa vie sexuelle, de ses désirs, des attentesqu’on a en tant que femme envers les hommes. Le rire permet d’élaborer une moralitémalgré tout présente, mais qui se trouve détournée dans ce cadre. On comprend mieuxalors la situation relatée précédemment autour de la chanson A piriquita. Un autre jour,la jeune femme fit écouter cette musique à un invité de la famille, quand, surpris, cedernier lui demandât si sa mère l’autorisait à entendre ce genre de propos. Ellerépondit : « Oui ! Ma grand-mère elle, elle trouve ça drôle. Mais si c’était pour danser, jene crois pas qu’elle me laisserait faire. Je n’ose pas non plus, c’est dépravé... ».

Sortir danser

36 Les situations relatées ici permettent de comprendre comment l’écoute que ces femmes

réservent à ces musiques s’inscrit dans leur vie affective et sexuelle avec les hommes etparticipe ainsi à la construction corporelle de leur féminité. Ces quelques élémentsethnographiques me conduisent maintenant à articuler à nouveau les espacesintérieurs des maisons aux espaces extérieurs, à partir des lieux où l’on sort danser leweek-end. Danser entre femmes pour plaisanter, c’est aussi une manière de se préparerpour danser les jours de fête au regard des hommes et pour séduire.

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37 Ces sorties entre femmes sont précédées de préparatifs qui relèvent de la présentation

de soi, de la mise en scène des corps, auxquels sont réservés un temps spécifique,souvent le samedi, et des lieux particuliers, à la maison, chez une proche ou au salon debeauté - salão - d’une connaissance. Les cheveux sont lavés, on leur passe de la crème,on leur fait des masques, des bigoudis pour les hydrater, on les lisse au fer - chapinha, ouon leur fait une escova au sèche-cheveux pour donner une autre apparence à ceux qui,rebelles, persistent à vouloir friser. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que lescheveux frisés sont communément appelés « mauvais cheveux », cabelo ruim. Mains etpieds reçoivent autant d’attention. Ils trempent dans de l’eau savonneuse, sont frottés,dessous, dessus, sous les ongles, entre les doigts, puis hydratés, les peaux mortescoupées, les ongles limés et peints, parfois de plusieurs vernis différents superposéspour atteindre la couleur désirée, un choix qui varie en fonction de plusieurs critères,dont la couleur de la peau. Ces soins portés au corps constituent le préambule à laprésentation publique de soi devant les hommes mais aussi devant les autres femmes.Elles s’ornent ensuite de bijoux brillants, en toc doré, moulent leur poitrine dans deshauts serrés et décolletés, leurs jambes dans des pantalons bien ajustés. Le rouge deslèvres et des ongles est profond et le brillant de leurs cheveux tirés en arrière retombesur leur nuque. Une fois prêtes, elles se réunissent pour sortir ensemble. Il faut allerchercher unetelle qui habite à l’autre bout du quartier, attendre qu’elle ait fini de secoiffer, l’aider éventuellement à choisir une robe plutôt qu’une autre, l’assortir à unepaire de chaussures...

38 Sortir danser est une pratique qui demande à la fois une préparation du corps, mais

aussi une préparation sociale qui engage une forme singulière de sociabilité féminine,la solidarité. Toutefois, il convient de souligner que l’esthétique que ces femmesélaborent à partir de leurs corps alimente également des jeux de pouvoir entre femmesbasés sur le sentiment de l’envie, inveja, provoqué par des échanges de regards. En effet,les attributs physiques des unes sont convoités, admirés par les autres. Les soins sontportés au corps en vue de la présentation publique de soi devant les hommes, maisaussi devant les autres femmes, et participent dans ce sens à éveiller des relations derivalité. Analysant le rôle de la beauté dans l’établissement des institutions humaines,et plus précisément, la manière par laquelle cette dernière, inégalement répartie, estl’objet d’une régulation sociale, Pierre-Joseph Laurent (2010) propose de comprendreles relations de rivalité entre femmes comme l’un des processus de cette régulation,présent dans plusieurs sociétés (Grèce Antique, Na de Chine, Mossi du Burkina-Faso,entre autres). L’auteur écrit dans ce sens, « La beauté émanerait [alors] du sentiment dejalousie ou de rivalité que [les femmes] entretiennent entre elles, en raison d’undifférentiel de beauté et de ses conséquences dans leurs quêtes pour attirer un homme,pour l’avoir pour elles et ensuite le garder. » (Laurent, 2010 : 57).

39 D’abord confrontée à l’idée selon laquelle Goiás est uma cidade parada, une ville arrêtée,

sans mouvement, une phrase que j’ai entendue d’innombrables fois, avec le temps j’aidécouvert une vie nocturne propre aux habitants de ces quartiers33. La première imagequ’on m’a donnée des lieux où l’on sort danser se voulait dissuasive :

« Le Sayog n’est pas un lieu pour une femme mariée » me dit un ami de la famillechez qui j’étais accueillie, « c’est une porcherie ». Et au Morro do macaco molhadopoursuivit-il, il n’y a que « des hommes mariés et des homosexuels. Peut-être qu’il ya même une chambre pour d’autres choses... Là-bas ça boit, ça danse, on s’embrasseet un peu plus. C’est pour finir la nuit, quand les gens sont bien saouls ».

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40 Ainsi, on ne dit pas à n’importe qui que l’on sort danser et où, car la fréquentation de

ces lieux est associée aux rencontres amoureuses entre hommes et femmes. Pour desfemmes, ce serait laisser penser que l’on va rejoindre des hommes pour draguer, pournamorar, c’est-à-dire avoir une relation amoureuse, ou encore pour ficar, se donner duplaisir le temps d’une soirée. Précisons que l’engagement dans ce type de relationsvarie si l’on est un homme ou une femme, dans le sens où c’est socialement acceptablepour eux, même valorisé et proclamé, alors que cela doit se produire pour elles sur lemode du sous-entendu, de la brincadeira. D’ailleurs, toutes les femmes ne peuvent pas sepermettre de sortir danser. Les jeunes filles qui se rendent à ces fêtes fontfréquemment le mur, avec la complicité d’une cousine plus âgée ou d’une tante peuregardante, quand les autres femmes sortent souvent entre célibataires, comme c’étaitle cas des amies que j’ai accompagnées à plusieurs reprises, parmi lesquelles se trouvaitDivina. « Parfois, quand les enfants dorment, je file. Ils ne s’en rendent même pascompte ! » commente-t-elle, malicieuse. Elle me dira pendant l’une de nos soirées, alorsque nous passons devant le fameux Morro do macaco molhado : « j’y ai été, c’est superpour danser ». Cette confidence est venue rompre le moralisme présent dans lesdiscours généralement employés pour élaborer les images associées à ces lieux.

41 Sortir danser, c’est prendre le risque de la rencontre avec un homme, car on ne sait pas

toujours bien qui l’on va retrouver. Souvent, le contact avec les hommes passe par unfrère ou un cousin, qui amènera avec lui des amis. La première partie de la soirée sepasse dans un lieu intermédiaire, un bar le plus souvent, comme lors de ma premièresortie avec mes amies. En attendant que l’autre groupe arrive, nous dînons et nouscommandons des bières. Puis la rencontre a lieu, les hommes arrivent, s’assoient à latable d’à côté, font mine de regarder ailleurs au début, vers l’écran qui diffuse lesimages du concert d’une Dupla sertaneja, puis entament la discussion en nous offrant àboire. Ils intègrent alors peu à peu notre table, et des couples potentiels se forment.Entre femmes, nous nous levons toutes si l’une d’entre nous manifeste l’envie d’alleraux toilettes et l’accompagnons, pour ne pas rester « seule » avec eux, mais surtoutpour échanger nos impressions : « tu as vu comme il est... Et qu’est-ce qu’on faitaprès ? ». Devant la difficulté de trouver un transport pour aller jusqu’au Sayog, à lasortie de la ville, nous faisons un tour à la fête organisée à l’occasion d’une rencontre demotards dans l’espace construit récemment au bord de la rivière pour lesmanifestations publiques, la Praça de Eventos, et remontons, toutes les trois avec le frèrede l’une d’entre nous, qui fait la cour à Divina depuis le début de la soirée : « je mesouviens, quand on était gamins, tu portais un short bien court, je te regardais de hauten bas et pensais, mon Dieu... Un jour elle va voir. (...) On va chez toi ! ? ». Face à sonrefus, il réplique, « mais tu es trop compliquée, je me fais toujours refouler avec toi... ».

42 Il arrive aussi qu’on sorte entre femmes pour danser sans avoir rendez-vous, comme à

l’occasion d’une fête organisée par la faculté de droit. Nous sommes quatre au début dela soirée, et après une heure, alors que l’ambiance tarde à s’installer, Rosimeire décidede rentrer. C’est l’une des premières fois qu’elle sort depuis que son mari l’a quittée etmanifestement, sa présence parmi nous n’est pas totalement désirée de sa part, elles’est plaint pendant tout le parcours nous conduisant jusqu’au lieu de la fête. Unehésitation face au fait de s’exposer publiquement comme femme célibataire quand ellen’assume pas encore ce statut du fait de sa difficulté à accepter la mort de son couple.La soirée commence autour de minuit, quand les étudiants arrivent après leur derniercours du soir. Avec les deux amies restantes, nous nous rendons sur la piste de danse

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une fois qu’elle est bien remplie. Il y en a toujours une pour porter les sacs à mainpendant que les autres dansent. Divina provoque son amie en lui montrant du doigt unhomme : « tu veux le prendre celui-là ? ». En attendant des invitations, nous dansonsentre nous, à tour de rôle. Les conditions sont alors réunies pour oser séduire, commeon s’y est exercées entre femmes.

43 Les sorties de ces femmes célibataires, motivées par la possibilité de danser avec les

hommes sur les musiques qu’elles écoutent au quotidien, sont des moments quialimentent leur espoir de faire une rencontre exceptionnelle ou, en fonction des cas, depasser du bon temps. Vaincre la préoccupation du « qu’en dira-t-on », trouver un lieuoù aller et des personnes de confiance comme compagnie constituent les prérogativesindispensables pour sortir danser. Il s’agit ensuite de se confronter au regard deshommes, éventuellement de gérer le désir que l’on peut éveiller chez eux et que l’onpeut ressentir, tout cela de manière partagée entre femmes, sur le mode de laplaisanterie. Ce moment particulier suscite plusieurs interrogations. Comments’autorisent-elles à réaliser ce à quoi elles s’étaient préparées en privé, entre femmes ?Quels codes adopter pour danser en public ? Cela exige une adaptation des mouvementsdu corps, car la manière de danser aux yeux des autres peut constituer un risque depasser pour une femme légère et de mettre ainsi la valeur de sa féminité en jeu. Le faitde vivre ces expériences à plusieurs est aussi une façon de s’assurer de son propre désird’instaurer ou pas une relation d’intimité avec un homme, plus ou moins durable. Carselon l’histoire de vie de chacune, ces expériences nocturnes peuvent susciter desattentes mais aussi des déceptions chez celles qui n’ont pas abandonné l’idée deconstruire une relation amoureuse stable, alimentée par la rhétorique que l’onretrouve dans les chansons de musique sertaneja. À travers ces pratiques, les femmessemblent insinuer que si les hommes ne s’intéressent qu’au sexe, alors il est possible deruser en les attirant par ce biais, mais pas trop près non plus, conscientes du dangerque cela peut constituer. S’ils veulent du sérieux, ce sera à leur tour d’en faire lapreuve, en matière d’expression des sentiments entre autres. Là aussi, les chansonsqu’elles écoutent en quotidien soulignent l’importance de cette dimension. Ces sortiesconstituent des expériences au cours desquelles elles acceptent de jouer, plus ou moinssérieusement, sur la séduction par la manière dont leurs corps se mettent enmouvement dans ces ambiances musicales.

Conclusion

44 Le paysage musical du Centre-Ouest brésilien que l’on rencontre dans les quartiers João

Francisco et Aeroporto de la ville de Goiás rend possible des lectures de pratiquessociales, de genres musicaux, de sociabilités et de dynamiques du goût musical qui, àl’instar de la région géographique elle-même, ont été peu exploitées parl’anthropologie.

45 Ainsi, observer l’univers de celles qui partagent les genres musicaux présentés ici s’est

montré révélateur de la resignification d’éléments de la société goiane rurale dans lecadre de la ville, qui vient alimenter une culture urbaine singulière. Les femmes aveclesquelles j’ai cohabité sur le terrain contribuent à valoriser à la fois ces formesmusicales comme régime d’expressivité privilégié et les expériences corporelles quileur sont associées, à tel point que l’esthétique singulière et les particularités sensiblesqui s’en dégagent influencent les manières d’habiter ces quartiers.

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46 On remarque qu’à négliger certaines formes musicales brésiliennes dans leurs travaux,

les anthropologues peuvent contribuer à maintenir certains préjugés de classe envigueur dans cette société. Adjectif qualificatif péjoratif désignant de nombreusesformes d’expressivité populaires, mais aussi genre musical à part entière valoriséjustement par les classes populaires, le terme brega recouvre au Brésil une ambivalencequi invite le chercheur à se positionner face à la prégnance de certains jugements devaleur, desquels il ne se trouve jamais à l’abri. Ne se limiter qu’à la première acceptionen ce qui concerne la musique sertaneja constitue un frein à l’appréhension de laspécificité des formes narratives adoptées dans ses chansons. Ces dernières racontentdes situations vécues, transmises et partagées de manière particulière dans et surl’univers féminin, et nous apprennent beaucoup des rapports entre hommes et femmes,mais aussi des rapports entre femmes de Goiás. Ne pas prendre en compte cettespécificité reviendrait surtout à ignorer tout un univers quotidien qui est celui de laplupart des habitants du Centre-Ouest brésilien.

47 Comme nous l’avons vu, la musique sertaneja met en rapport de manière singulière

différentes réalités sociales, esthétiques et sensibles. Par conséquent, prendre ausérieux les particularités de ces sonorités, les analyser, se révèle une piste féconde pourcomprendre l’importance de ce qu’elles peuvent produire en termes de rapportssociaux.

48 En s’inscrivant dans l’univers social puis en accompagnant l’univers affectif de

plusieurs de ces femmes, il est possible de saisir la complexité qui caractérise la placequ’elles réservent à une pratique sociale particulière, l’écoute musicale. En fonction descontextes et des musiques en question, c’est l’aspect romantisé ou sexualisé qui prendle devant. Les dimensions rythmique, mélodique et narrative, suscitent entre autres desréponses érotisées par le corps, comme le rebolado, et la mise en place de véritableschorégraphies de la séduction, mais également une quête de sens au niveau sentimentalqui s’inscrit dans le cadre d’histoires de vie singulières. Une expérience qui les amène àparticiper à des formes de sociabilité féminine de solidarité et de transmissionintergénérationnelle sur le mode de la brincadeira, non dépourvues toutefois detensions, à partir desquelles elles élaborent leurs rapports aux hommes en jouant deleur potentiel de séduction, ceci dans le but de venir combler des absences de leur part.

49 Enfin, il apparaît que pour penser ensemble les sonorités, les espaces et les expériences

corporelles, il était important d’adopter un paradigme spécifique comme l’a fait entreautres Jean-Paul Thibaud en remettant en cause « l’opposition classique entre sujetsentant et objet senti tant l’un et l’autre ne constituent en fait que les deux faces d’unemême médaille » (2010 : 208). De fait, j’ai voulu montrer ici que les musiques dont il aété question en tant qu’éléments de l’ambiance sonore des quartiers de Goiás doiventêtre envisagées comme partie prenante de la construction sensible d’un universféminin par les femmes qui les habitent.

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Page 180: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

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NOTES

1. Cette ethnographie a commencé en 2006 et a d’abord donné origine à un mémoire de Master

en Anthropologie (Rougeon, 2008).

2. Entre 3.000 et 5.000 sur 30.000 que compte la municipalité. Les nouveaux quartiers, dits

périphériques, ont surgi dans les années 1960 quand Goiás a connu une expansion urbaine rapide

avec la venue de migrants issus des États voisins et des zones rurales proches. Ils naissent dans

un vaste contexte de modernisation et d’urbanisation de l’ouest brésilien. La révolution verte, la

marche vers l’ouest, le « plan des objectifs » du gouvernement de Juscelino Kubitschek en 1956,

qui avait pour slogan ambitieux « 50 ans de progrès en 5 ans », sont autant de projets politiques

de développement économique mis en œuvre à l’époque par les dirigeants pour désenclaver les

espaces alors jugés inoccupés de la plus grande partie du pays, du Centre-Ouest à l’Amazonie.

3. On peut dire des agregados et agregadas qu’ils sont membres d’un groupe familial au titre d’amis

d’une qualité particulière. Ce sont des proches familiers. Ce statut vient souligner l’importance

des relations familiales symboliques dans la société brésilienne.

4. Sur les rapports entre paysage et ethnologie, voir Dubost et Lizet (1995).

5. J’ai eu l’occasion pendant mes divers séjours de me rendre dans plusieurs autres villes de la

région, Itaberaí, São Luis de Montes Belos, Firminopolis, Jussara, Céres, et d’autres que j’ai

traversées lors de mes trajets en bus entre Goiânia et Goiás.

6. Sur les rapports entre le sonore et le social, voir entre autres le travail d'Olivier Féraud

consacré au lien entre pratiques vocales et pratiques sociales dans les quartiers Espagnols de

Naples, les actions sonores des habitants contribuant à forger une manière propre d'habiter ces

espaces (Féraud, 2010).

7. Les différents aspects de cette thématique ont été l'objet de discussions particularisées avec

mon Directeur de thèse, Patrick Deshayes, qui ont suscité de nouvelles réflexions et m'ont ouvert

de nouvelles perspectives d'analyse pour la suite de mes recherches.

8. Prières quotidiennes de l’univers catholique que l’on fait seul ou à plusieurs le soir, parfois

avec un chapelet, près de l’image d’un saint ou d’une sainte.

9. Leur nombre a considérablement augmenté depuis mon premier séjour en 2006.

10. C'est d’ailleurs souvent en mettant de la musique que les couples construisent un nid

d’intimité, délimité par cette frontière sonore.

11. Le forró renvoie tout d’abord à des bals populaires de la région du Nordeste brésilien, animés

par des rythmes locaux. À partir des années 1950, deux phénomènes ont contribué à son essor

dans tout le pays. D’une part, les enregistrements prenant comme thème principal ces bals, et

d’autre part, les phénomènes de migration interne du Nordeste vers les grands centres urbains

du Brésil, surtout Rio de Janeiro, São Paulo et Brasilia. L’accordéon, le triangle et la zabumba,

grand tambour que l’on frappe avec des baguettes, en constituent les trois instruments

caractéristiques. Voir le dictionnaire de Musique Populaire Brésilienne Cravo Albin : http://

www.dicionariompb.com.br.

12. Ayant comme sujet principal la violence, le trafic de drogues et l’univers du crime, mais aussi

les relations sexuelles entre hommes et femmes, certains compositeurs, acteurs également du

narco-trafic, en sont arrivés à être poursuivis par la police entre autres pour les propos tenus

dans ces chansons. Soulignons aussi qu'il s’agit d’un genre musical écouté et dansé dans les bals

funk des quartiers, des fêtes stigmatisées par les médias qui les associent au crime et à une

sexualité débridée, c’est-à-dire à des pratiques déviantes, tant et si bien que, si dans les années

1990 le funk carioca connaît un succès médiatique important qui l’amène à rivaliser avec d’autres

rythmes moins controversés, comme la musique sertaneja, à la fin des années 1990 les bals ont été

interdits jusqu’à faire l’objet d’une réglementation en 2003 qui contribue notamment à créer de

nouveaux lieux considérés comme moins suspects pour ces événements. Concernant ce genre

musical, voir les études d’Hermano Vianna (1990, 1988). Pour la définition de ce genre musical, je

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m’appuie ici en partie sur le dictionnaire de Musique Populaire Brésilienne Cravo Albin. Cf. Infra.

Voir également l’article de Sofiane Ailane dans ce volume.

13. La musique sertaneja de raízes est valorisée notamment par un programme de télévision qui

reçoit plusieurs artistes de ce genre musical, Frutos da Terra, diffusé depuis plus de vingt ans sur

une chaîne affiliée à la télévision Globo, la télévision Anhanguera, dans les États de Goiás,

Tocantins, dans le District Fédéral de Brasília et dans plusieurs villes des États du Pará,

Maranhão, Mato Grosso, Mato Grosso do Sul et Minas Gerais. À forte orientation régionaliste, ce

programme privilégie les formes d’expression considérées comme propres à la culture goiane,

« traditionnelles » et en voie de disparition, alimentant ainsi une nostalgie à leur égard. On

retrouve dans la ville de Goiás cette même tendance de valorisation des traditions goianes, du fait

qu’elle est l’objet d’un discours tenu par l’élite locale qui l’associe au berceau de la culture goiane,

une stratégie liée à la conquête et au maintien de son titre de patrimoine historique de l’Unesco.

Cette valorisation ne concerne pas seulement les expressions musicales locales, mais aussi celles

culinaires et poétiques.

14. Guitare aux cordes doublées, appelée viola caipira ou encore viola sertaneja, utilisée souvent à

l’occasion de fêtes populaires dans les milieux ruraux des États de São Paulo, Minas Gerais, Goiás,

Mato Grosso et dans une moindre mesure à l’intérieur de Rio de Janeiro. Introduit par les

colonisateurs portugais au XVIe siècle, cet instrument est l’un des plus anciens instruments à

cordes au Brésil.

15. Le terme calypso renvoie à la musique de carnaval issue de la Caraïbe, notamment de Trinidad

et Tobago, mais adopte une tonalité plus romantique au nord du Brésil.

16. Elle se réfère entre autres aux ouvrages de Waldenyr Caldas (1979, 1987) et à ceux de José de

Souza Martins (1974, 1975).

17. La sociologue britannique Tia De Nora a orienté nombre de ses travaux en Grande-Bretagne

sur la manière dont le corps se meut au contact de la musique, parlant de cette dernière comme

d'un « ingrédient actif » sur les corps, et s'intéressant à la manière par laquelle elle « entre en

action » dans différents contextes sociaux, comme par exemple dans le cadre de cours d'aérobic

ou encore dans des magasins de vente au détail (De Nora, 2001).

18. Traduction libre par mes soins de :

“Tô no celular / Falando de um bar / Bebi todas pra poder ligar Perdi um grande amor / Não sei o

que fazer /Amigo, locutor liguei pra te dizer

Manda um recado e um beijo meu / Sei que ela não perde um programa seu / Ela não abre a porta

e não tem celular/ Então só tem um jeito dela me escutar

Vai locutor / Diz que eu tô / Completamente apaixonado, louco de amor/ Diga por favor, fala aí

no ar, não sei viver sem ela/ Que tem um cara aqui, com saudade dela, cheio de desejos / Diga a

ela locutor só quero mais um beijo”.

19. Expression locale à caractère péjoratif pour désigner les hommes homosexuels.

20. Il ne s'agit pas ici d'enfermer les femmes dans cette condition de « mère célibataire », mais de

la signaler en tant qu'élément à ne pas négliger dans l'appréhension de la réalité sociale locale.

Cette condition concernant d'ailleurs de nombreuses femmes rencontrées sur le terrain est

l'objet d'une réflexion approfondie dans le cadre de mes travaux en cours.

21. « Ser homem com H », « être un homme avec un H », était jusqu'à récemment une expression

commune au Brésil pour désigner la masculinité.

22. Cette posture, fréquente chez les femmes dans la même situation, est due en grande partie à

une peur des violences sexuelles qui sont comprises comme une conséquence presque naturelle

de la cohabitation entre les jeunes filles et leur beau-père. Car si « la chair est faible », on

considère qu'elle l’est d’autant plus face à un corps féminin jeune, qui plus est, vierge.

23. Le terme casar signifie l’engagement que prend un couple quand il décide de vivre ensemble,

que ce soit par le mariage ou par le fait de vivre sous le même toît, dans la même maison, a casa.

On pourrait donc le traduire par le verbe « se marier », mais cela simplifierait le sens qui lui est

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attribué localement. À défaut d’un terme plus adéquat, j’opte ici pour la traduction l’expression

française « se caser », qui renvoie au fait d’assumer une relation durable à deux aux yeux des

autres et pour soi.

24. Les motels sont des hôtels de voyageurs situés à l'entrée des villes ou à proximité des axes

routiers qui sont devenus des lieux destinés à répondre à une quête de privacité des couples.

25. Traduction libre par mes soins de la chanson interprétée par Lene Silva et le groupe Balança

Nenem, « Quem vai querer a minha piriquita / Quem vai comer a minha piriquita...».

26. Concernant cette question, voir également Richard Parker (1991).

27. Traduction libre par mes soins : « Ela sai de saia de bicicletinha uma mão vai no guidon e a

outra tapando a calcinha {bis}/ Da um arrepio quando ela sai pedalando mais tem uma mão na

frente que tá sempre atrapalhando / Acho que ela tem medo do piriquito voar por isso que ela

não para de tampar {bis}/ Eu não aguento mais essa situação vamos liberar geral vamos tirar essa

mão / Bota a saia e vem pra rua com sua bicicletinha eu quero ver a cor da sua calcinha / Ela sai

de saia de bicicletinha uma mão vai no guidon e a outra tapando a calcinha {bis} ».

28. Le tanque est constitué de plusieurs éviers en ciment, dont un sans robinet avec une

évacuation d’eau, qui se trouvent souvent à proximité de la cuisine, dans un espace couvert

appelé l’área ou ailleurs sur le terrain de la maison.

29. La Banda Djavu est un groupe formé à la fin des années 2000 dans l’État du Pará, dont le

succès important dans le nord du pays gagne peu à peu d’autres régions, comme le Centre-Ouest.

30. En dialoguant avec les analyses de Cécile Dauphin et Arlette Farge, je fais de ces

chorégraphies et des différentes modalités de « ritualisation du désir et de l’approche

amoureuse » (Dauphin et Farge, 2001 : 10) l'objet d'analyses particulières dans le cadre de mes

travaux. Pour ce qui est d'une réflexion plus générale sur la notion de séduction, voir également

Jean Baudrillard (1979).

31. « No samba ela me disse que rala / No samba eu já vi ela quebrar / No samba ela gosta do rala,

rala / Me trocou pela garrafa / Não agüentou e foi ralar

Vai ralando na boquinha da garrafa / É na boca da garrafa / Vai descendo na boquinha da garrafa

/É na boca da garrafa / Desce mais, desce mais um pouquinho /Desce mais, desce devagarinho

Vai saindo da boquinha da garrafa / É da boca da garrafa /Vai subindo na boquinha da garrafa /É

da boca da garrafa / Sobe mais, sobe mais um pouquinho /Sobe mais, sobe devagarinho

Sim, ela gosta do rala, rala e no embalo do samba /Ela só pensa em ralar /Ela gosta do rala, rala,

viu a boca da garrafa / Não agüentou e foi ralar

Vai ralando na boquinha da garrafa /É na boca da garrafa / Sobe e desce na boquinha da garrafa /

É na boca da garrafa »

(Traduction libre par mes soins).

32. À ce sujet, je me permets de renvoyer à l'un de mes travaux (Rougeon, 2012).

33. Les lieux où l’on sort danser ne sont pas accessibles au premier abord à ceux qui, comme moi,

viennent de « dehors ». Les nuits goianes pour les touristes venus de Brasília, Salvador ou

d’autres pays sont celles du centre historique, mouvementées toute l’année par plusieurs

événements culturels, comme le Fica - Festival International de Cinéma de l’Environnement, ou

la Semaine de la Conscience Noire. Dans les quartiers, personne n’y participe, à moins qu’un

concert d’artistes appréciés et connus localement soit prévu.

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RÉSUMÉS

À partir de descriptions issues de mon expérience de terrain, j’aimerais proposer ici une

réflexion sur les rapports entre les ambiances sonores qui imprègnent le quotidien de certains

quartiers des petites villes du Centre-Ouest brésilien, et les modalités corporelles de déplacement

des femmes dans ces espaces. La dimension musicale de ces ambiances, à l’articulation des

espaces extérieurs et intérieurs, retiendra particulièrement mon attention ici. En privilégiant

des genres musicaux trop peu étudiés par les anthropologues, la musique sertaneja mais aussi la

musique brega, le but sera de comprendre le rapport entre leur écoute et les réponses corporelles

apportées par les femmes sur le mode de véritables chorégraphies de la séduction. Ce qui me

conduira à interroger dans quelle mesure ces expériences sensibles, qui s’inscrivent dans le cadre

d’histoires de vie singulières, participent à la construction d’un univers féminin, et ceci en

prenant en compte notamment l’importance de différentes formes de sociabilité et de

transmission intergénérationnelle. Enfin, plus largement, je chercherai à montrer comment ces

expériences contribuent à l’élaboration d’une image modernisée du Brésil rural, m’intéressant

par là à la manière dont se construit le rapport entre le rural et l’urbain, le local et le global.

INDEX

Mots-clés : musique sertaneja, ambiance sonore, écoute musicale, expériences et mises en scène

corporelles, univers féminin, transmission intergénérationnelle

AUTEUR

MARINA ROUGEON

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Le(s) lieu(x) du hip-hop au BrésilSofiane Ailane

1 Le hip-hop réunit quatre expressions d’origines diverses. le rap, tout d’abord, est une

forme de « parler-chanter » exécuté sur des rythmes de base produits par le Disc Jockey(DJ). Le Dj’ing, cette capacité à créer ou bien réinventer des sons, est une composanteimportante du hip-hop, puisqu’avec la volubilité du rappeur, elle est ce qui caractérisela musique hip-hop, c’est à dire la nécessaire maîtrise des outils de productionsmusicales (platines, samplers, ordinateurs, logiciels de traitement etc.). Le breakdance,ensuite, est l’expression corporelle du hip-hop. C’est une danse à dimension athlétiquedont l’esthétique se base sur la rupture de flux dans des mouvements amples et fluides(Rose, 1998). Le graffiti, enfin, correspond à l’art plastique hip-hop. Il se donne à voirgénéralement sur le mobilier urbain (murs, métros, immeubles par exemple) au traversde fresques colorées. Bien souvent le graffiti reprend le pseudonyme de l’auteur. Il sedistingue par l’usage des techniques de spray et par la superposition des couleurs(Bazin, 1998).

2 Au cours de mes recherches doctorales, je me suis intéressé aux pratiques du hip-hop

dans un contexte urbain : la ville de Fortaleza1 au Brésil. Dans la capitale cearense2, lehip-hop se distingue par sa relative absence dans l’ambiance sonore. Cependant mes« déambulations » dans la ville m’ont permis de faire connaissance avec le hip-hop telqu’il se pratique à Fortaleza. J’ai pu alors me rendre compte que les éléments du hip-hop étaient fortement présents dans les activités de plusieurs associations etd’Organisations Non Gouvernementales qui se revendiquent comme faisant partiedu « hip-hop organizado », le « hip-hop organisé ». Ces institutions jouent, entre autres,un rôle de représentant de quartier et tentent de conduire un travail social auprès des« jeunes » de la ville avec pour objectif de donner à voir « le jeune habitant de laperiferia » d’une manière plus positive.

3 Il me semble important de revenir sur le terme de periferia afin de mieux saisir

l’environnement social dans lequel travaillent les militants du « hip-hop organisé ».Comme la notion de « banlieue » dans le contexte français, celle de periferia au Brésil estdifficile à définir et à saisir (Kokoreff, 2003). C’est un espace qui se donnerait à voirhomogène, tout au moins homogène dans les rangs que forme sa population, mais aussipar le type de vie qu’elle mène. La favela apparaît comme l’idéal type de la periferia ; elle

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formerait une ville enclavée avec ses propres lois, ses codes, ses pratiques religieusesmystiques et un quotidien différent du reste de la ville (Valladares, 2000). Cette visionde la periferia conduit à la penser comme un espace uniforme et même unitaire.

4 Les habitants de la periferia sont également pris dans une imagerie négative, affublés de

surnoms qui résument un sentiment de rejet envers eux. Ils seraient des « marginais,

vagabundos, sem vergonha, sem futuro, maconheiros, macumbeiros... »3. Le terme même defavelado qui définit l’habitant de la favela est devenu au fil du temps une insulte. Leshabitants de la periferia sont ainsi marqués par des attributs négatifs imaginés commeleurs caractéristiques propres (Paz Tella, 2008). La periferia serait donc, par essence,l’espace de la pauvreté, de la violence et de l’anomie. Dépeinte comme le lieu desanomalies sociales, elle possède une aura sulfureuse qui envahirait par les épisodes deviolences, des espaces plus nobles de la ville, comme le centro ou encore le front de mer.

5 À ce titre, habiter la periferia, ce serait habiter une « autre-ville », car bien plus que ce

qui est à la périphérie d’un centre, le terme désigne aussi ce qui lui est opposé, dans unedichotomie riche/pauvre, inclus/exclu, dominant/dominé que l’on retrouve aussi dansles discours politiques et les médias. La periferia reviendrait à désigner l’espace qui sesitue loin du centre, mais aussi loin des modes de vie de ce dernier. Elle devient parcette forte composante symbolique, avant toute chose un espace de la marginalité.

6 Néanmoins, la réalité du terrain montre que la periferia n’est pas l’espace homogène que

l’on voit dans les journaux ou les reportages télévisés. La periferia est un espacehétérogène et protéiforme à plusieurs niveaux. Il serait bien simpliste de la réduire àdes zones d’extrême précarité. En effet, il existe aussi dans ce qu’on appelle la periferia

des quartiers résidentiels habités par des classes moyennes ou bien des zones decommerce intense. À Fortaleza, des quartiers comme ceux de Conjunto Ceará ou deMessejana, par exemple, sont des zones qui présentent toutes les commoditésexistantes dans le centre-ville, y compris de nombreux établissements commerciaux etdes banques, malgré leurs positions périphériques. Différemment des clichés, laperiferia n’est donc pas uniquement le lieu d’habitation des plus pauvres et misérables,elle offre une réalité plus complexe avec une diversité sociale, mais aussi raciale.

7 Lorsque l’on interroge les membres du mouvement hip-hop de Fortaleza sur les

origines de leurs pratiques, bien que des variations existent quant à la versionproposée, il est intéressant de constater que l’aspect profondément urbain du hip-hop,son ancrage dans certains quartiers est au cœur de leurs discours. Le South Bronx àNew York revêt alors un caractère important en tant que lieu où le hip-hop seraitapparu. À travers les propos de mes interlocuteurs brésiliens, se dégage des récitsl’origine new-yorkaise du hip-hop. Plus précisément, les acteurs pointent toujours unlien inextricable avec le ghetto, comme s’il était le référent spatial du hip-hop.

8 Cependant, ce rapport imagé, fantasmé à l’espace du ghetto est problématique lorsqu’il

s’agit d’analyser des pratiques du hip-hop qui se déroulent de nos jours et dans uncontexte « hors » Etats-Unis. En effet, au premier abord, établir un parallèle entre lesEtats-Unis et le Brésil dans l’analyse du hip-hop pourrait sembler pertinent. Il est vraique les actions menées par les organisations du mouvement hip-hop au Brésilrappellent fortement l’idéologie de la « Zulu Nation » d’Afrika Bambaataa4, un des pèresfondateurs du hip-hop. De plus, en observant les pratiques du hip-hop à Fortaleza, il estaisé de se rendre compte que le hip-hop est une pratique circonscrite à l’espace de laperiferia. Il serait donc tentant de résumer l’actualisation du hip-hop au Brésil à unetransposition d’une pratique liée à un espace marginalisé, le ghetto, vers un autre

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espace qui semble souffrir des mêmes problèmes de représentation, la periferia. Dansces deux cas, le hip-hop endosserait le rôle de représentant, de porte-parole d’unejeunesse délaissée. Cette lecture pourrait, d’ailleurs, expliquer le succès du hip-hopdans des lieux situés à une grande distance physique, mais aussi sociale, du centreirradiateur que constitue New York.

9 Néanmoins, cette analyse ne me satisfait pas complètement puisqu’elle n’intègre pas

une perspective diachronique qui me semble fondamentale dans la compréhension duphénomène hip-hop au Brésil. Le recours à l’histoire permet de sortir d’une logiquetrop simpliste du type : « c’est parce qu’il y a un Brésil des favelas et desquartiers « chauds » que le hip-hop s’est vu réapproprié « logiquement » au sein desmétropoles brésiliennes ».

10 Il s’agit dans cet article de retrouver au travers de l’histoire le processus de

territorialisation du hip-hop au Brésil. Ceci nous permettra de comprendre comment lehip-hop s’est fixé avec autant de force dans la periferia et comment il a été associé à uneforme d’esthétique de protestation. Je reviendrai également sur ces groupementsconnus sous la dénomination « hip-hop organisé » au travers de mon expérience deterrain.

Black rio, black sampa

11 À São Paulo et à Rio de Janeiro, le tournant des années 1960/1970 est marqué par

l’impulsion des musiques noires nord-américaines qui s’expriment lors des soiréesdansantes (bailes) où des milliers de jeunes se rencontrent et s’amusent les fins desemaine (Dayrell, 2005). Sous l’impulsion d’équipes organisatrices de soirées5, toujourssoucieuses d’apporter de la nouveauté, cette vague black permit l’introduction au Brésild’une certaine esthétique qui inspira les personnes qui fréquentaient les bailes de façonassidue. Les projections de diapositives et de longs-métrages comme Wattstax (1973),Shaft (1971) et d’autres films classés sous la dénomination « Blaxploitation » ont permisaux danseurs soul/funk brésiliens de s’inspirer du style vestimentaire des Américains,marqué par l’influence afro. Ainsi émergèrent la mode de la coupe afro, les chaussuresà talonnettes colorées, les pantalons à patte d’éléphants etc. Le style vestimentairen’était pas le seul élément qui fut incorporé aux visuels des danseurs, ils puisaientégalement dans les chorégraphies de nouvelles pratiques dansantes.

12 Les références directes à ce qui se faisait aux Etats-Unis contribuèrent à l’expansion de

ce type de soirée dédié aux musiques nord-américaines. Ce mouvement qualifié de black

par la presse se transforma en un véritable phénomène de mode et eut unerépercussion importante chez les jeunes des quartiers pauvres, qui voyaient dans lefunk une musique qui leur appartenait (Dayrell, 2005). Les personnes qui fréquentaientces bailes développèrent un goût prononcé pour ces éléments liés à la mode du « Black is

beautiful » sans pour autant savoir que ce slogan était une référence directe à unerevendication politique.

13 À la fin des années 1970, ce phénomène de mode prit de l’ampleur puisque sous

l’impulsion du mouvement noir, s’était greffée autour des pratiques musicales touteune idéologie de lutte et de revendication identitaire. Ces militants voyaient dans lablack music un instrument d’exposition d’une identité noire, mais de façon totalementpositive (Dayrell, 2007).

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14 Du côté de Rio de Janeiro, la mode black s’essouffla quelque peu au début des années

1980, mais dans la cité pauliste, parce que le mouvement noir y était plus implanté, lessoirées black ont perduré et joué un rôle significatif dans l’émergence du breakdance

d’abord et du rap ensuite.

L’importance du circuit black à São Paulo

15 Comme c’est le cas d’ailleurs dans certains pays, comme le Japon, l’Allemagne et bien

d’autres, le breakdance constitua le premier élément hip-hop à surgir au Brésil(Mitchell, 2002). Durant les premières années de la décennie 1980, il trouva dans cessoirées black de São Paulo, un terrain d’expression favorable.

16 Le breakdance a fait son apparition dans les soirées de São Paulo parce que les danseurs

funk, toujours avides de nouveauté, avaient remarqué l’émergence au travers de vidéo-clips et de films, d’un nouveau style complètement différent. C’est ainsi quedébarquèrent, dans les clubs de São Paulo, ces figures acrobatiques et robotiques quitranchaient par ailleurs, avec la fluidité de la danse hustle issue du disco 6 (Holman,1984).

17 Le breakdance s’est implanté de façon durable à São Paulo parce que les danseurs dans

l’espace des clubs pouvaient pratiquer de façon régulière et exposer leur danse, tout enagglomérant de nouvelles personnes. Ils permettaient aux b-boys7 de pouvoir présenterleurs pas, mais ils constituaient des lieux d’apprentissage pour les autres danseurssoucieux d’agrémenter leurs bagages techniques.

18 Le breakdance en tant que premier élément du hip-hop à apparaître au Brésil n’est alors

aucunement une pratique porteuse d’une revendication sociale ; de plus, les jeunes desquartiers périphériques ne sont pas les seuls à pratiquer cette danse. Des témoignages,notamment ceux de Nelson Triunfo, considéré comme l’un des premiers breakers

brésilien, montrent qu’une certaine dynamique est rendue possible dans le circuit localde breakdance, par les « allers-retours » de la jeunesse dorée pauliste (Rocha, Domenich,Casseano, 2001). Ces jeunes revenaient des Etats-Unis avec dans leur « bagage » desnouveaux pas qu’ils pouvaient à leur tour transmettre dans les clubs. À cette époque, lapratique du breakdance ne correspond pas, comme elle peut l’être aux Etats-Unis, à unepratique de la rue, elle est circonscrite aux night clubs à São Paulo.

19 Les premiers b-boys brésiliens ont fait du breakdance une danse de rue au début des

années 1980 pour populariser cette danse, mais aussi parce qu’il y avait le souci de lapratiquer « à l’américaine ». Ces coins de rue et places, notamment près de la station demétro São Bento, étaient des espaces où les breakers pouvaient faire des représentationsen public et agréger des nouveaux danseurs pour former des groupes. Ce rythmeoriginal rencontra un fort succès, d’autant plus que les vidéo-clips de Michael Jacksonet des films comme Wild Style (1983), Breakin’ (1984) ou Flashdance (1983) ont accentué cephénomène de mode. Le breakdance est allé jusqu’à apparaître dans le générique d’unenovela8 en 1984. Jusque-là, le hip-hop au Brésil, se donne à voir principalement par lebreakdance, sa pratique ne possède aucune dimension « sociale » ; ce qui attire lesdanseurs, c’est son impact visuel et son esthétique différente.

20 Les clubs du circuit black ont permis, en parallèle de l’émergence du breakdance,

l’éclosion de la première scène rap brésilienne (Dayrell, 2005). Les premiers rappeurspouvaient s’inspirer des succès arrivant des Etats-Unis, même si le contenu passait

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relativement inaperçu à cause de la barrière de la langue. La musicalité particulièreassociant un flux de paroles sur une rythmique saccadée était appréciée (Herschmann,2005).

21 La pratique du breakdance étant plus populaire, les premiers rappeurs se retrouvaient

dans une situation de concurrence par rapport aux danseurs. Ils voulaient à tout prixavoir leur propre espace d’expression. Ils « abandonnèrent » de façon volontaire leslieux de rencontres des breakers afin de créer des espaces spécifiquement dédiés au rap(Rocha, Domenich, Casseano, 2001).

22 Cette « rupture » spatiale entre les breakers et les rappeurs de São Paulo est

fondamentale car elle a rendu possible l’éclosion des premières scènes rap avec desgroupes comme Stylo Selvagem, Bad Boy, Defensores do Movimento Negro,Personalidade Negra, MT Bronx, Doctor MC’s et bien d’autres. En 1988 sortait lepremier disque de rap brésilien, qui d’ailleurs ne fut pas un grand succès, appelé « AOusadia do rap »9.

23 Ce n’est qu’après la formation de la scène rap à São Paulo que l’on constate l’émergence

des premiers activistes hip-hop au Brésil et l’apparition du « hip-hop organisé ». Avecl’influence des rappeurs américains, les rappeurs de São Paulo transformèrent l’espacede divertissement des clubs en un espace d’affirmation de la négritude, le rap devenantun instrument porteur de lutte contre la discrimination ethnico-sociale. Le hip-hop viales rappeurs paulistes passe d’une dimension dans laquelle le ludique prédominait à desthématiques plus engagées, qui font écho aux situations d’extrême précarité dans laperiferia pauliste.

Funk carioca

24 Alors qu’à São Paulo, sous l’impulsion de la vague black, le breakdance et le rap prennent

place dans le quotidien de la jeunesse des quartiers périphériques paulistes, le hip-hopà Rio de Janeiro se décline de façon différente. Bien qu’étant la source de la mode black

et possédant un circuit de soirées où la musique rap est très présente dans les clubs, lehip-hop s’actualisera bien différemment dans la cité carioca.

25 À la fin 1985, le rap est le genre musical qui sert de base aux bailes funk cariocas, H.

Vianna affirme que les programmations musicales dans les bailes sont « 100 % rap ».Toutefois, le terme même de hip-hop n’est pas utilisé, les funkeiros lui préfèrent leterme de funk, de balanço ou de funk pesado. Le rap remplace donc le funk en tant quemusique de ces soirées, mais ce changement musical s’accompagne également d’unetransformation des styles (Vianna, 1987).

26 Le style vestimentaire, par exemple, avait changé radicalement. Fini le visuel « afro »,

place au style tropical surfwear10. Il n’était plus question de mettre au centre desattentions sa couleur de peau. Le baile s’était transformé en un lieu où l’on se divertit,où l’on drague, et surtout où l’on danse. Paradoxalement, même si le breakdance

bénéficia d’une certaine exposition dans les médias, la pratique corporelle du hip-hop,le breakdance ne rencontra qu’un succès limité dans la cité carioca laissant place àd’autres pratiques dansantes.

27 Les DJ’s, quant à eux, toujours à la recherche de nouveautés, avaient trouvé dans les

productions du sous-genre hip-hop appelé « Miami Bass », ce qui correspondait à leursattentes, c’est-à-dire une musique rythmée et dansante avec une mélodie facile à

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retenir. Les DJ’s cariocas empruntèrent la rythmique au « Miami Bass », mais égalementtout un décor scénique. Des chorégraphies pour le moins obscènes intègreront peu àpeu les bailes funk. L’inspiration ou plutôt l’imitation est allée au bout de sa logique àpartir du moment où commença la production de musiques en langue portugaise.

L’apport de nouvelles technologies, spécifiquement des samplers11, joua un rôleimportant dans la dissémination de ce style et la prolifération de nouveaux MC’s,notamment du fait de la simplicité de la production.

28 Le hip-hop, à partir du milieu des années 1980, à Rio de Janeiro et à São Paulo est un

style musical apprécié par la jeunesse de la periferia, cependant dans chacune des deuxvilles, le hip-hop va prendre des trajectoires distinctes. La différence entre le hip-hopde São Paulo et le hip-hop de Rio de Janeiro, devenu, funk carioca, se fait plus claire àmesure que chaque style se « brasilianise ». Les premiers activistes du mouvement hip-hop pauliste avaient d’ailleurs pris pour cible le funk carioca, en remettant en causel’inspiration libertine et parfois violente des MC’s funkeiros. Le hip-hop de São Paulo,fortement inspiré par l’influence du mouvement noir condamna le funk carioca jugétrop démoralisant et violent au contraire du rap pauliste qui se veut conscientisant.

La Fortaleza hip-hop

29 À la fin des années 1970 et au début des années 1980, Fortaleza comptait sur un réseau

important d’équipes organisatrices qui proposaient des soirées dansantes itinérantesdans ses quartiers périphériques. Ces soirées étaient le locus de l’émergence dumouvement punk de Fortaleza et la sédimentation de la pratique du breakdance avec laformation des premiers groupes en 1984 (Damasceno, 2007). Ces soirées n’étaient pasdes espaces exclusifs dédiés aux breakers, il y avait un mélange des genres, les b-boys

devaient partager l’espace et donc la piste de danse avec des musicalités autres,notamment le rock et le funk. Sur le modèle des premiers breakers paulistes, les b-boys deFortaleza avaient aussi l’habitude de faire des représentations dans les espaces publicsde la ville, mais les clubs étaient les lieux d’expression privilégiés des breakers.

30 L’introduction au début des années 1990 du funk carioca dans les clubs de Fortaleza eut

des conséquences importantes dans la pratique du breakdance à Fortaleza. Le funk

carioca devint « la » musique de la jeunesse de la periferia de Fortaleza12 et se plaça entant que musicalité concurrente du hip-hop. Différemment de ce qui se passait à Rio deJaneiro et à São Paulo, villes dans lesquelles le hip-hop se développait distinctivement,à Fortaleza, en tant que ville réceptrice des deux influences, de façon inédite, les deuxformes culturelles devaient cohabiter au sein des mêmes espaces d’expression, lesclubs.

31 Ce qui caractérisait les soirées funk carioca à Fortaleza, c’était tout d’abord une musique

particulière, inspirée nous l’avons vu du « Miami Bass », un rythme qui necorrespondait pas aux break-beats sur lesquels les breakers pouvaient danser13. Avec unemusicalité différente s’installa et se greffa également une autre façon de mobiliser lapiste de danse avec, notamment le rituel du corredor, du couloir où se mettaient enscène des affrontements entre bandes rivales.

32 L’intérêt pour les groupes juvéniles qui fréquentaient les bailes funk résidait dans la

rencontre avec un groupe rival, le plus souvent issu d’un quartier proche du sien. La

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cohabitation entre deux groupes « rivaux » scénarisait alors la soirée, et la rivalitéentre les deux groupes de jeunes était mise en scène par le rituel du corredor.

33 Le baile funk dans les années 1990, que ce soit à Rio de Janeiro ou à Fortaleza, devint le

lieu d’expression et surtout de visibilité des groupes juvéniles des quartierspériphériques, les galeras. Le baile funk permettait à chaque galera de se donner à voir etoffrait la possibilité par le rituel du corredor d’affronter son groupe rival par des joutescorporelles violentes.

34 Toutefois, les galeras allaient devenir problématiques, lorsque la rhétorique violente

qu’ils appliquaient dans les bailes funk, déborda dans les espaces publics et dans la viequotidienne des citadins des grandes villes. Les affrontements ne se cantonnaient plus àl’espace de la soirée, mais pouvaient éclater dans les rues de façon spontanée par larencontre de groupes rivaux dans un espace neutre, ou encore par le franchissementd’une « frontière » (Diógenes, 1998).

35 La diabolisation du funkeiro dans les médias s’intensifia au début des années 1990. Le

terme de gang apparût de façon répétée pour qualifier ces groupes de jeunes. Du côté del’action politique, fut utilisé pour répondre à ces violences urbaines le bataillon d’élitede la police militaire, le G.AT.E (Grupo de Ações Táticas Especiais). Le stigmate sur le jovem

morador de periferia se renforça, d’autant plus que la différenciation entre les groupesjuvéniles, les galeras et les gangs devint de plus en plus ténue dans les discours desmédias.

36 Expulsés dans la rue par cette musicalité violente, les breakers allaient souffrir de la

diabolisation du funkeiro puisque pour les Fortalezenses les breakers et les funkeiros

n’étaient guère différenciables. Ils étaient associés au même univers, catégorisés sous lemême profil. Ils possédaient le même vocabulaire, la même façon de s’habiller ethabitaient les mêmes quartiers.

37 Pendant les années 1990, les hip-hoppers en tant qu’alter ego des funkeiros furent mis sur

la liste des fauteurs de troubles et des éléments perturbateurs des grands centresurbains du pays. Le hip-hopper devint aux yeux des autres citadins un marginal porteurde cette esthétique dangereuse, qu’il fallait à tout prix contrôler et canaliser comme laplupart des pratiques juvéniles des jeunes de periferia.

Le hip-hop organisé

38 Le mouvement hip-hop de Fortaleza apparu au début des années 1990 consolida son

appareil idéologique et politique contre cette stigmatisation des jeunes des periferias.Différemment du « hip-hop organizado » de São Paulo, le « hip-hop organisé » deFortaleza n’est pas né de l’engagement de certains artistes, il ne puise pas non plus soninspiration dans le mouvement noir, mais il fut stimulé par des associations étudiantesd’extrême gauche issues des jeunesses anarchistes.

39 A la fin des années 1980, l’A.P, l’« Anarquia Proletária »14 était désireuse de trouver un

moyen de communiquer avec les jeunes des quartiers et de leur transmettre leuridéologie afin de les conscientiser et les politiser. L’A.P s’associa donc aux breakers pourcréer le Movimento hip-hop organizado do Ceará (MH2O-Ce), la première organisation dumouvement hip-hop de Fortaleza.

40 Le MH2O-Ce réussit à unir sous sa bannière tous les groupes de danseurs de la ville. Une

des premières mesures adoptées par cette organisation fut d’interdire à ses membres

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d’organiser les battles, c’est-à-dire des compétitions entre groupes de danseurs, quipouvaient être interprétées comme des pratiques violentes par des non-initiés. Cettevolonté de contrôler la pratique des hip-hoppers constitua une des caractéristiques du« hip-hop organisé » de Fortaleza. L’objectif étant de se différencier autant que possiblede son faux frère, le funk carioca afin d’éviter l’amalgame entre ce que les acteursappellent « os engajados e os alienados »15. Mis en concurrence avec le funk carioca, leMH2O-Ce renforça son côté militant en démontrant son engagement et ses idées parune « hyperpolitisation » dans les attitudes et dans les productions musicales. Le MH2O-Ce organisa et politisa les groupes de breakers et donna un ton spécifique, uneorientation au style hip-hop, en termes d’influences sur les ateliers d’apprentissage deséléments hip-hop, en promouvant le rap qu’il définit comme un style Def16 et encensurant toutes les productions qui ne lui convenaient pas, celles assimilées au style« Miami Bass » entre autres.

41 La dénonciation d’un système, de la corruption et des violences policières devint

centrale pour le mouvement hip-hop. Le hip-hop, en tant que tel, se transformapendant ses premières années en une esthétique de la protestation. Au fil du temps, ilse construisit un lien indéfectible entre le mouvement hip-hop de Fortaleza avec saperiferia, puisque d’une certaine manière, il devint son locus principal en même tempsque son représentant attitré.

42 Les années 2000 furent marquées par une « pulvérisation » du MH2O-Ce, notamment

par des dissidences au sein de cette organisation, principalement en ce qui concerneson positionnement politique considéré trop à gauche. Ceci n’empêcha pas lamultiplication de groupements et d’associations se plaçant dans la lignée des actions duMH2O-Ce. Aujourd’hui, nombreuses sont les organisations qui se revendiquentdu mouvement hip-hop. On pourrait citer CUFA (Central Unica das Favelas), « Força

Hip-hop », « Projeto Enxame », « Movimento Comunidade Reunida Hip-hop », « UniãoNordestina de B-boys » et bien d’autres. Il y a certes une pluralité dans les approches,mais MH2O-Ce apparaît comme un modèle de fonctionnement pour ces organisationsdans la volonté des militants à s’engager envers les jeunes des quartiers, dans lesméthodes de transmission d’un « état d’esprit » hip-hop et dans l’importance queprennent les ateliers d’art hip-hop dans le fonctionnement de ces associations.

43 Ce qui se dégage des situations de recherche et de ma connaissance des militants du

mouvement hip-hop à Fortaleza, c’est en premier lieu l’expérience de la vie dans lesquartiers périphériques. Ainsi, l’appartenance à un quartier, à cet espace de la periferia,est mise en avant par les acteurs. Ces militants ont donc un rapport particulier avecleur lieu de résidence, ce qui paraît fort logique étant donné que leurs quartiersconstituent également le lieu où ils ont grandi, ont construit des amitiés et tissé leurréseau de connaissances. Leur attachement pour leurs quartiers est palpable. D’ailleurs,à chaque fois que je visitais en leur compagnie leur área, ils étaient assez fiers de semontrer, mais aussi de m’exposer les bienfaits de leurs actions. Ces militantsconnaissent quantité de personnes dans leurs quartiers et sont très appréciés pour leurservice à la comunidade. C’est en tous les cas, ce que les paroles assez sympathiquesenvers eux ont laissé transparaître. L’espace du quartier, du bairro, de la comunidade,

constituerait, pour ainsi dire, leur monde.

44 Cependant, bien plus que d’être issu de la periferia, ce qui apparaît comme central dans

le discours des acteurs du mouvement hip-hop, c’est leur connaissance de la rue. Êtrede « la rue » constituerait pour ces hip-hoppers une chose bénéfique, puisque par cette

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connaissance intime de la rue, de ses normes, de ses codes implicites, ils seraient dansla capacité de parler le même langage que les jeunes à qui ils s’adressent. En tout cas, ilsestiment que le message, même s’il se fait autoritaire, « passe » mieux que s’il émanaitd’une autorité autre comme celle des enseignants ou des forces de l’ordre. Ainsi, ils sepensent légitimes aujourd’hui pour former les jeunes aux arts hip-hop. Ils se sententinvestis d’une mission de conscientisation sur les méfaits de la rue et de la violence. Lerapport ici à l’espace de la periferia est renversé puisque finalement chez les acteurs dumouvement hip-hop, avoir une expérience de la rue constitue un atout si elle est miseau service des jeunes du quartier.

45 Bien que la dure réalité de ces quartiers soit toujours mise en avant dans les entretiens

que j’ai menés, les personnes qui se sont engagées dans le « hip-hop organisé » ont unpoint de vue assez objectif quant aux problèmes et aux plaintes des habitants de leursquartiers. Ainsi, aucun militant ne va affirmer que tout va bien et que tout se passepour le mieux dans sa zone d’influence. Ce qu’ils n’acceptent pas, en revanche, ce sontles caricatures et les préjugés sur les habitants des quartiers périphériques qui sont trèslargement véhiculés par les médias. Le fait d’avoir été soumis à un régimediscriminatoire parce qu’ils venaient de la periferia est souvent souligné ; dans la mêmeligne d’analyse, les rapports conflictuels avec les policiers apparaissent centraux.Conscients des difficultés du quotidien, ces militants n’ont pas peur d’assumer leur côtéperiferia contrairement à ceux qui cacheraient leur lieu d’origine dans les interactionsde la vie quotidienne, dans la recherche d’un emploi, par exemple. Pour ces militants, ilfaut avant toute chose s’assumer, être fier et montrer de quoi sont capables os jovens

pobres de periferia17. Cela passe par un travail intense au niveau local, au niveau de lacomunidade, du quartier, où va prendre forme l’engagement de ces militants.

46 Les actions des organisations du mouvement hip-hop prennent corps dans des ateliers

dans lesquels, à partir des éléments du hip-hop, les jeunes vont être sensibilisés aux« problèmes » de la rue. Plus précisément tous les ateliers d’apprentissage sont émaillésde moments pendant lesquels se forment des cercles de discussions où sont abordés dessujets sensibles de la vie quotidienne dans les quartiers périphériques. Les arte-

educadores, les art-éducateurs, comme se définissent certains militants, soulignentsouvent que l’objectif des ateliers d’apprentissage des éléments hip-hop n’est pas deformer des artistes d’élite ou bien des rappeurs à succès. L’objectif premier est deconscientiser le public sur l’importance de s’engager pour son quartier et de leurredonner confiance en eux. Le plus important, c’est de resgatar a auto-estima, deredonner une estime de soi à ces jeunes qui sont victimes, selon les militants, d’unmanque de « lecture positive » de la part de la société, et de leur montrer qu’ils ont lescapacités à réaliser des choses. Dès lors, la transmission d’un « état d’esprit », danslaquelle la discipline et le respect sont des valeurs fondamentales, est aussi unedimension importante qui apparaît dans les ateliers puisque corrélative del’apprentissage des éléments du hip-hop.

Conclusion

47 Il est essentiel d’introduire la question spatiale afin de comprendre le hip-hop au Brésil.

De fait, si l’on prend comme étude de cas la ville de Fortaleza, on s’apercevra aisémentque le hip-hop est une pratique associée à des espaces largement discriminés, lesquartiers dits périphériques, la periferia.

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48 Il est vrai que les pratiques du hip-hop ne se donnent guère à voir dans la ville de

Fortaleza, si ce n’est dans les locaux des groupements du « hip-hop organisé », qui ontleurs bases dans ces quartiers à l’aura sulfureuse. Au travers des ateliersd’apprentissage du hip-hop, les militants de ces associations ont pour objectif deréaliser un travail de conscientisation et de prévention auprès des jeunes habitant cesquartiers. Les organisations du mouvement hip-hop de Fortaleza sont, en un sens,ancrées dans la periferia, c’est-à-dire que les militants ne sont pas des personnesextérieures à la comunidade, ce qui leur confère une sorte de légitimité dans les actionsqu’ils entreprennent pour le « vivre-ensemble » du lieu. Ce que l’on peut lire enfiligrane, c’est une volonté des habitants des quartiers périphériques de trouver dessolutions « eux-mêmes » à des problèmes auxquels ils sont confrontés.

49 À Fortaleza, il ne serait pas faux aujourd’hui de considérer le « hip-hop organisé »

comme le porte-parole des quartiers « vulnérables » compte-tenu du leadership acquispar ces organisations et de leurs visibilités dans les médias locaux. Il est vrai que lesactivistes de ces groupements jouent aussi le rôle de leaders communautaires, et à cetitre, ils bénéficient également d’une certaine reconnaissance dans les médias ou dansles meetings politiques en tant que porte-parole ou représentant de quartiers. À unniveau supérieur, il semblerait également que le « hip-hop organisé » soit devenu uninterlocuteur privilégié des pouvoirs publics. Ces derniers n’hésitant pas à considérerles organisations du mouvement hip-hop comme des « spécialistes de la periferia » ; lesplus à même à résoudre les « problèmes » liés à ces espaces18.

50 Les chercheurs travaillant sur le hip-hop ont très largement consacré le hip-hop

comme une forme culturelle issue des ghettos américains. Ce que j’ai avancé à proposdu « hip-hop organisé » de Fortaleza pourrait en un sens conforter l’idée que le hip-hoptrouverait dans les espaces marginalisés, de par le monde, un terreau favorabled’expression et d’actualisation en tant que « représentant » de ces espaces.

51 Néanmoins, comme j’ai essayé de le montrer avec l’histoire de l’émergence du hip-hop

au Brésil, le processus qui amena le hip-hop à se territorialiser et à devenir uneesthétique de la protestation est plus complexe.

52 Le hip-hop au Brésil a construit son identité et ses références en plusieurs phases qui

sont particulières à chaque région où ce dernier s’est implanté. Pour le cas de SãoPaulo, profitant du réseau du mouvement noir et d’une scène rap plus engagée, le hip-hop va vite devenir le locus des luttes contre les discriminations et créer par le travaildes breakers un lien fort avec la rue. À Rio de Janeiro, bien que cette ville soit le lieu quidonna naissance à la vague black, le hip-hop mode carioca se cristallisa dans les mornesde la ville, produisant une esthétique particulière, pas de breakdance, mais beaucoup derap « léger », façon sud des Etats-Unis porté par des rythmes saccadés, parfait pour lebooty shaking19 et autres chorégraphies libidineuses avec par exemple a dança do creú20.

53 Le hip-hop à Fortaleza ne peut se comprendre si l’on ne se saisit pas de son orientation

sociale. L’engagement envers le quartier, la comunidade, que l’on retrouve chez lesacteurs du hip-hop de Fortaleza ne provient d’ailleurs pas d’une application desthéories de la « Zulu Nation » ou bien d’une version locale du « hip-hop organisé »pauliste. La dimension politique du mouvement hip-hop de Fortaleza est à chercherdans l’influence fondamentale du mouvement étudiant anarchiste, qui est à l’originemême de la formation idéologique des breakers et des rappeurs de Fortaleza. Lemouvement hip-hop de Fortaleza a trouvé dans la periferia un terrain adéquat quant audéveloppement de son action politique dans laquelle la lutte contre la stigmatisation

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Page 196: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

des jeunes des quartiers périphériques est importante. Aujourd’hui le hip-hop deFortaleza se caractérise par ce lien essentiel à la periferia et par son discourshyperpolitisé, radical dans l’opposition qu’il fait entre la société et les jovens pobres

moradores de periferia.

54 Il est important de souligner le travail important du « hip-hop organisé », il offre

l’opportunité à des jeunes de se former dans une discipline artistique et d’affirmer sonidentité de manière plus positive. Cependant, par le rôle que le « hip-hop organisé » aacquis au cours du temps, on pourrait se poser la question du transfert deresponsabilité des pouvoirs publics à des organisations du secteur associatif. Il seraitintéressant d’analyser ce processus qui s’apparente à un désengagement de l’État dansla résolution des problèmes inhérents aux espaces dits « vulnérables ». De même,considérer le hip-hop comme la panacée dans la résolution des « pathologies urbaines »ne reviendrait-il pas d’une certaine manière, à réactiver le stigmate territorial sur cespopulations ?

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NOTES

1. Fortaleza, capitale de l’Etat du Ceará est du point de vue démographique la cinquième ville du

Brésil avec ses 2,5 millions d’habitants. Fortaleza et sa région métropolitaine constituent

aujourd’hui un pôle attractif pour les populations de l’Intérieur de l’Etat mais aussi de régions

voisines, désireuses de vivre dans des meilleures conditions. Ce n’est pas un phénomène récent

puisque la population de Fortaleza s’est formée à partir d’un exode rural des plus massifs tout au

long du XIXe siècle et XXe siècle. (Silva, 2000)

2. Gentilé des habitants de l’État du Ceará.

3. Je cite quelques exemples que j’ai pu tirer de mes conversations avec des Fortalezences qui

mettaient en avant leurs bonnes mœurs en opposition à la morale douteuse des habitants

pauvres de la ville qui seraient « marginaux, vagabonds, impudents, sans futur, consommateurs

de drogue, et adeptes de pratiques de sorcellerie ».

4. C’est un DJ, Afrika Bambaataa qui a introduit la dimension sociale dans le hip-hop. Il a théorisé

un cinquième élément The knowledge, qui fait partie d’une philosophie de vie que l’on retrouve

dans des textes, les Infinity Lessons. Les Leçons Infinies incitent à faire preuve d’une attitude

positive, à rejeter la violence et le racisme, et surtout produire le knowledge, la connaissance. Pour

le Zulu, c’est uniquement par le savoir, la connaissance, que la vérité peut être atteinte ; le savoir

donne la capacité à celui qui le possède de produire une pensée critique sur soi-même et la

société qui l’entoure. Le pouvoir de l’esprit dans la « Zulu Nation » est donc libérateur (Mac

Glyne, 2007).

5. Ces équipes organisatrices de soirées étaient toujours soucieuses d’apporter de la nouveauté à

intégrer aux bailes. Ainsi, comme le constate H. Vianna, s’est mise en place une économie autour

des bailes où la reconnaissance au sein du circuit des bailes était basée sur l’acquisition des

dernières nouveautés en terme de musiques, de modes et de technologie. L’exposition régulière

de nouveautés garantissait en quelque sorte le succès de ces équipes organisatrices (Vianna,

1987).

6. La musique disco est marquée par ses chorégraphies qui privilégient la continuité et la

circularité du rythme, ce qui fait que le disco est une musique qui favorise une danse faite de

mouvements fluides et sans ruptures (Holman, 1984).

7. B-boy est un synonyme de breaker.

8. Une novela est un feuilleton télévisé qui passe quotidiennement au Brésil. Ces feuilletons sont

extrêmement populaires au Brésil. Ces programmes à fort audimat participent également à

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Page 198: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

donner le ton en matière de mode et de tendance. Participer à une novela, c’est donc acquérir la

reconnaissance du grand public.

9. A noter dans les noms des premiers groupes de rap paulistes l’influence des Etats-Unis (MT

Bronx, Doctor MC’s), du movimento negro (Defensores do Movimento Negro, Personalidade Negra)

et une certaine conception du rap en tant que style associé à une esthétique agressive (Stylo

Selvagem, Bad Boy).

10. Les vêtements créés pour les surfers : des bermudas larges colorées, des tee-shirt avec des

logotypes des grandes marques, les chemises à motifs tropicaux, le tout agrémenté du port de la

casquette et de la paire de tennis qui fait figure de pièce importante dans la tenue du funkeiro.

11. D’une façon générale, les nouvelles technologies de production musicale comme le sampling

(sélectionner des échantillons dans un morceau et à le réinsérer dans une autre chanson) et le

looping (« à monter en boucle un échantillon donné de façon à produire un effet répétitif régulier

ou aléatoire ») permettaient, sans formation connaissance musicale approfondie de pouvoir

produire des rythmes avec un minimum d’expérience pour peu d’être équipé d’un bon matériel

(Béthune, 1999).

12. Menfis Clube, Gigantão de José Bastos, Clube do Vila União, Grémio do Ferroviário pour les

plus connus.

13. Les breaks-beats que les danseurs apprécient sont des parties musicales où le rythme est idéal

pour pouvoir « breaker ». Ainsi les Djs s’emploient à jouer des fragments de disques, la partie la

plus intéressante pour les danseurs, celle où prédominaient les percussions (Toop, 1984).

14. Anarquia Proletaria est une tendance de “Movimento da Juventude” au sein du Grémio Livre

Henfil du collège José Maria Campos de Oliveira du quartier de Conjunto Ceara, ce parti qui

correspond aux jeunesses du PRO (Partido Revolucionário Operário), qui était un parti clandestin

d'extrême gauche.

15. « Les engagés et les aliénés ». Ce terme renvoie à une brochure d’une organisation du

mouvement hip-hop, témoignant de la distinction entre les hip-hoppers qui seraient militants et

les funkeiros, victimes en quelque sorte de leur pratique et donnant à voir une image négative des

jeunes.

16. Ce style de rap se distingue par la longueur des productions musicales, il n’est pas rare que les

compositions dépassent six minutes. Le contenu des chansons, les paroles du rappeur sont

construits de façon plus complexe que ceux des funkeiros. La base musicale est minimaliste, la

production est dépouillée, il n’y pas de place pour les mélodies dansantes au contraire du

« Miami Bass » , ce qui place les paroles comme élément central dans le style Def.

17. Jeunes pauvres habitants de la periferia.

18. Je reprends en substance les termes utilisés par le maire d’une ville proche de Fortaleza lors

d’un entretien.

19. On retrouve cette danse dans certains clips de rap mettant en scène des femmes, ou plutôt les

fesses de celles-ci. Les danseuses de booty shaking se caractérisent souvent par la proéminence de

leurs fesses et leur capacité à les faire vibrer sans pour autant décoller les pieds du sol. La

danseuse garde alors en permanence deux appuis sur le sol, compliquant le mouvement.

20. Dança do creú fait partie de ces danses qui apparaissent et disparaisse au gré de la mode du

moment. Ces danses qui accompagnent des chansons précises, sont mises en scène par des

danseuses au nom évocateur (mulher melancia, femme-pastèque, mulher-melão, femme-melon,

mulher-morango, femme-fraise) donné en référence à la taille et à la forme de leurs fesses.

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RÉSUMÉS

Depuis le début des années 2000, le hip-hop au Brésil apparaît comme une culture musicale

spécifique aux quartiers dits « sensibles » ou encore « vulnérables » de la périphérie des grands

centres urbains. Une analyse de cette pratique musicale dans une approche comparative (avec

par exemple, la France ou les Etats-Unis) nous conduit inévitablement à penser le hip-hop

comme une esthétique essentiellement marginale ou subversive et spécifique à une certaine

population. Toutefois cette approche mériterait d’être enrichie d’une perspective historique afin

de comprendre le hip-hop brésilien, non pas comme la transposition in terra brasilis d’un modèle,

mais plutôt comme une construction aux multiples références sociales et identitaires. C’est

l’enjeu de cet article qui s’intéresse aux processus qui tendent à fixer le hip-hop au cœur des

quartiers « périphériques » des villes brésiliennes. Le périphérique, en tant que lieu du hip-hop,

revêt plus d’une construction historique et sociale que d’une transposition à l’identique d’une

culture des ghettos nord-américains.

INDEX

Mots-clés : musique, hip-hop, lieu, périphérie, Brésil

AUTEUR

SOFIANE AILANE

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Ramasseurs de sons, des périphériesau transnational. Mouvances de Mangue Beat dans la Grande Vitóriaet ailleursJorge P. Santiago

1 Il s’agit ici de proposer une réflexion sur les rapports entre les pratiques musicales et

les sonorités quotidiennes qui se développent dans les périphéries de l’airemétropolitaine d’une ville du Sud-Est brésilien, où une nouvelle expérience musicales’est développée depuis les années 2000. Je pars du présupposé que ces pratiquesmusicales nous confrontent à des formes de perception d’un paysage urbain mais aussià la diversité de la production musicale qui s’y développe. Ce qui, par conséquent,renvoie à des processus d’appréhension des rapports entre les façons de pratiquer lamusique et les cadres sociopolitiques, et ainsi à l’articulation entre pratiques musicales,temps, espace et pouvoirs.

2 Au sein de ces dynamiques et esthétiques musicales, les investissements identitaires et

la production du lieu musical vont introduire de nouvelles données ethnographiquesqui trouvent leurs sources dans les expériences vécues par des nouvelles générations demusiciens de différentes villes et régions du pays. Car, pour certains groupes ettendances musicales, parfois plus que la ville elle-même, certains quartiers deviennentl’espace de la visibilité, de la revendication et de la reconnaissance de toutes lesambigüités où musiciens, compositeurs et interprètes font revivre dans leursdescriptions du présent des formes pour référencer autrement le passé. Il s’agit donc derendre compte ici d’une expérience et d’un vécu ethnographique partagés avec dessujets qui, par des narrations et chants tissés dans le langage de l’inégal vécu del’aventure urbaine, cherchent à re-signifier le futur en l’exprimant par des chants etpar de multiples rythmiques.

3 Pour ce faire, j’ai réalisé un travail auprès de deux groupes de musiciens alors nommés

Pirão de larvas et Banda Chão Molhado, qui menaient notamment autour des villes deVitória et Vila Velha, dans la Grande Vitória, des activités à caractère associatif par le

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biais d’une sorte d’auto-nommée « communauté musicale »1. Ces groupes musicaux serevendiquaient ou s’auto-désignaient comme des héritiers du Mouvement Mangue Beat,mais se produisant plutôt en tant qu’interprètes des musiques de Chico Science et dugroupe musical Nação Zumbi, sur lesquels on reviendra. Leur objectif majeur étaittoutefois celui de « produire un discours musical nouveau » en version capixaba2 et dansla mouvance du Mangue Beat. Leur réalité sociale et géographique est très proche, voirebien similaire du quartier Rio Doce de la ville de Recife d’où venait une grande partiedes membres du Mangue Beat et de Nação Zumbi, même si certains membres desgroupes capixabas sont originaires d’États voisins du Minas Gerais et de Rio de Janeiro.

4 Les terrains et travaux ethnographiques ici évoqués s’inscrivent dans le cadre d’un

programme de recherche plus large sur les pratiques musicales urbaines interrompu en2007 et repris en 2009, puis à nouveau interrompu début 2010, étant ainsi en cours deréélaboration3. Ils se situent dans une région qui, bien qu’étant assez exploitée dans lestravaux sur la musique, le Sud-est brésilien, notamment s’agissant des Etats de Rio deJaneiro et São Paulo, garde encore des espaces peu investis par l’anthropologie. Leséléments qui seront ici analysés ont été obtenus lors de séjours successifs, dans unesorte d’ethnographie nomade dans différents endroits de la Grande Vitória et plusparticulièrement dans la région nommée Terra Vermelha, entre les villes de Vitória etVila Velha dans l’Etat d’Espírito Santo4. Nomadisme qui s’est poursuivi, suite au départet à l’installation en France et en Allemagne de certains membres des groupes musicauxmentionnés, lors de rencontres réalisées à Toulouse et à Paris.

5 La particularité de ce travail ethnographique se localise dans le fait de suivre le

processus de formation, la naissance publique à proprement parler, la dissolution etrecréation de ces groupes musicaux qui se savaient éphémères car se disant voués àl’expérimentation. De même, s’ils tenaient un discours en quelque sorte anti-médiadénonçant la « médiocratie » et se présentant comme des alternatifs, cela n’empêchequ’ils cherchaient une place sur la scène musicale, parfois dans les villes mentionnées,parfois ailleurs. Enfin, il était question de considérer qu’ils étaient plutôt porteursqu’auteurs d’une certaine idéologie à laquelle renvoyaient leurs prestations musicalesmais aussi les conceptions des musiques qu’ils pratiquaient. Car c’est bien leur rapportau positionnement d’autrui dont ils se réclamaient les héritiers, plutôt qu’uneaffirmation de leur propre singularité, qui alimentait leur création musicale.

Grande Vitória, Vila Velha et Terra Vermelha

6 La ville de Vitória, capitale de l’Etat d’Espírito Santo, était située dans le passé sur une

île baignée par l’Océan Atlantique. Le processus d’urbanisation croissante et accéléréede la région, notamment à partir des années 1980, a provoqué le changement de la ville,y compris de sa géographie, car depuis lors Vitória n’est plus une île mais s’estcomplètement ancrée dans le territoire continental pour former, avec Vila Velha etdiverses municipalités, la Grande Vitória. Pour sa part, la ville de Vila Velha, la plusancienne municipalité de l’Etat, est distante de 5 km de la capitale, et son littoral, quis’étend sur 32 km, est composé de plusieurs plages formant ainsi une aire trèstouristique au long de la côte. La plupart des membres des groupes musicaux qui ontfait l’objet de mon travail sont issus des quartiers qui intègrent la Grande Vitória, etplusieurs de la région de Terra Vermelha.

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7 J’ai eu l’occasion d’effectuer des entretiens ponctuels avec des musiciens dans les villes

de Vitória et Vila Velha dans différents quartiers (Boa Vista, Manguinhos, Centre deVila Velha) alors considérés comme ayant des taux de « problèmes sociaux » et de« délinquance » parmi les plus élevés de l’agglomération de la Grande Vitória5. J’ai euaussi l’opportunité de retrouver des musiciens et de participer avec eux à des activitésdans deux quartiers dits « riches » ou de haute classe moyenne (Santa Luzia, Praia daCosta). Toutefois, je me suis consacré plus particulièrement aux quartiers localisés dansla municipalité de Vila Velha, Terra Vermelha, d’où plusieurs de mes interlocuteurs etmembres de ces deux groupes musicaux étaient donc originaires ou avaient vécu. Ils’agit d’une zone urbaine parsemée d’espaces vides où sont intercalées des occupationset des habitations. Elle se trouve majoritairement sur une plaine inondable entre larivière Jucú et la Route du soleil (route qui longe presque toute la côte de l’Etatd’Espírito Santo), composée de lacs, de ruisseaux transformés en canaux d’écoulementd’égouts à ciel ouvert et de mangroves, les mangues6.

8 L’occupation de la région date des années 1970, à l’époque de l’expansion industrielle

de la région métropolitaine, de l’aménagement de la Route du soleil et de laconstruction d’un nouvel aéroport. Anticipant l’étalement de la ville, les spéculateursimmobiliers commencent à mettre en place des lotissements clandestins, sans aucuneinfrastructure, souvent sans autorisation de la mairie et sans titre de propriété. Ces« lotissements » ont vu le jour sur des marécages, dans l’attente d’une valorisation de lapropriété. D’après les récits, des politiciens et entrepreneurs proches du pouvoirmunicipal connaissant la situation des lotissements illégaux et l’existence de largessuperficies de terrains appartenant aux pouvoirs publics, ont organisé à partir du débutdes années 1980 l’occupation du secteur par la population pauvre venue des quartierspopulaires de Vila Velha et d’ailleurs. Par la suite, à la fin de cette même décennie, legouvernement de l’Etat de l’Espírito Santo a construit un ensemble de logementspopulaires. Le processus d’occupation illégale des terrains a néanmoins continué et,selon plusieurs interlocuteurs (musiciens, membres des associations de quartiers etanciens habitants), de ce que l’on pourrait comprendre comme une vraie structurespéculative politico-économique douteuse s’est mise en place et s’organise depuis desannées l’occupation de certains quartiers (Zonatelli, 2010)7. La majorité de lapopulation n’a aucun titre de propriété, s’étant installée et occupant de manièreillégale des terrains inconstructibles, qu’ils aient été ou non achetés auprès de l’une des« agences immobilières » contrôlées par des promoteurs véreux (idem). L’eau etl’électricité desservent toute la zone, mais le service d’eau courante et de distributiond’électricité est irrégulier et comme j’ai pu le voir, d’innombrables branchementsclandestins sont faits sur les deux réseaux. De même, les transports publics sontinsuffisants et beaucoup d’habitants se déplacent à pied, à bicyclette ou en veillesvoitures rafistolées, brinquebalantes.

9 En fait, Terra Vermelha est considéré par les médias comme un espace de « risque

social et environnemental » important où les équipements et les services urbains sontprécaires. Les principaux axes sont goudronnés, mais les rues sont en terre battue ouensablées, et seule une petite partie de la zone possède un réseau d’écoulement d’eauxusées et une station de traitement. De fait, de nombreux habitants ont construit leurpropre fosse septique. Comme la région est inondable, dans certains quartiers cesfosses atteignent la nappe phréatique et les eaux usées débordent parfois, inondant lesmaisons et les rues. Les petits commerces de détail sont nombreux, mais aussi les petits

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supermarchés, les pharmacies, les boulangeries et les magasins de matériaux deconstruction, la plupart situés dans les principaux points commerciaux sur les avenuesgoudronnées au sud et au nord des quartiers. Il est par ailleurs à noter que le taux decriminalité de cette région - allant de différentes atteintes portées aux droits del’homme, comme les homicides, bavures policières et autres, aux attaques incontrôléesà l’environnement -, a été objet de plusieurs études8.

10 Pour l’analyse proposée, je considère le sens qu’acquièrent pour deux groupes

musicaux les sonorités et thèmes musicaux du quotidien qui animent ces lieux etquartiers des villes observées. Je pars du constat que ces pratiques musicales sont misesen œuvre par le biais de l’élaboration de scènes et sociabilités autour de l’exécution oude la réception de la musique, qui en font des objets vivants élaborés par des individusqui leur donnent forme et sens. Elles sont donc élaborées dans le cadre d’une pluralitéde formes où les pratiques quotidiennes des sujets varient selon leur statut et leurcatégorie d’appartenance : l’âge, le sexe, l’éducation, la profession, la situation sociale,liés à un sentiment d’appartenance à un espace social et géographique.

11 Entre 2002 et 2009/2010, le groupe Pirão de larvas et la Banda Chão Molhado essayent

de se produire et de former deux bandas musicales (ensembles musicaux à géométrie etgammes instrumentales variables), menant leurs activités dans la Grande Vitória etparfois dans d’autres villes de la région9. Il s’agit de deux ensembles qui ont en communl’adoption d’un style musical particulier, qui d’une certaine manière apparaît commelangage symbolique renvoyant à un mode de signification et de distinction influencéspar la Banda Nação Zumbi. Celle-ci, en tant qu’icone artistique, est à la base de touteune série d’attitudes comportementales et signes de reconnaissance (Aubert, 2007). Laplupart des membres de ces groupes viennent des milieux défavorisés, tandis qued’autres, du moins pour deux ou trois d’entre eux, sont issus des petites classesmoyennes (Guerra, 2006 ; Neri, 2008 ; Souza, 2010 ; Yaccoub, 2011)10. Il est aussi à noterqu’en fonction de l’événement ou de la prestation musicale, ces groupes se présententsoit comme deux formations distinctes, Pirão de larvas et Chão Molhado, soitrassemblés sous l’une ou l’autre nomination, ou encore sous une troisième, adoptéepour l’occasion. Lors de nos interactions, ils avaient composé quelques chansons maisn’avaient pas encore enregistré un CD. Les leaders Fabio, Alexandre, Fatinha, Jairo etleurs copains ne pouvaient pas se permettre de vivre de la musique, mais se faisaient unpeu d’argent en jouant aussi bien dans les bars des périphéries que dans les parties desclasses moyennes et parfois huppées, organisées par les étudiants. Le plus souvent, c’estla demande du public qui dictait le répertoire : du rock, du samba-rap, de la soul, dureggae, mélangé ou intercalé avec les musiques de Chico Science et Nação Zumbi. Il està signaler que la formation et la multiplication du nombre de ces groupes musicaux sefait de manière très similaire à celle que l’on trouve depuis les années 1990 dans larégion métropolitaine de Salvador (Bahia) avec l’éclosion nationale et internationaledes percussions du groupe Olodum11. La différence étant que la tendance musicaled’inspiration est ici le mouvement Mangue Beat de Recife.

12 À partir de ces rencontres et expériences ethnographiques, il s’agit donc de mener une

réflexion au sujet des rapports entre différentes pratiques musicales vues commepropres aux quartiers périphériques de certaines villes du Sud-Est brésiliend’aujourd’hui. Toutefois, se consacrer à ces pratiques vise aussi à mettre en relief le faitque ce n’est pas uniquement autour d’une représentation typiquement auditive que segroupent d’ordinaire les sons d’une même catégorie. Car, quand on veut reconnaître

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ces sonorités, on songe aux objets ou aux êtres qui en produisent d’analogues, c’est-à-dire que l’on peut se reporter aussi à des notions qui ne sont pas essentiellementsonores12. Pour les musiciens - notamment ceux issus des milieux populaires observés -c’est dans les quartiers que des liens particuliers se construisent, ainsi qu’une idée de« lieu » au sens d’une inscription partagée dans cet univers social.

Mouvement Mangue-Beat et circulation du produitmusical

13 Pour évoquer la musique et les chansons pratiquées par ces groupes, entre le thème de

la périphérie, du mangue, des marécages, et les relations entre les espaces publics etprivés dans la vie sociale mais aussi dans la musique populaire brésilienne - MPB -d’aujourd’hui (Corneloup, 2010)13, j’ai choisi d’analyser ces deux groupes qui serevendiquaient comme les héritiers du mouvement Mangue Beat14 et qui ainsi donnaientsuite aux expériences musicales du groupe Nação Zumbi. Ces jeunes et moins jeunesmusiciens sont dans leur majorité, à quelques exceptions près, des adeptes des objetsd’intérêts prônés par le manifeste Mangue Beat15.

14 Le mouvement Mangue Beat, créé par Chico Science et d’autres jeunes musiciens issus

des petites classes moyennes de la périphérie de Recife, dans le Nordeste du Brésil, estun mouvement musical et culturel apparu au début des années 1990. L’un desévénements déclencheurs de sa création a été la publication d’un rapport produit àWashington sur la misère dans le monde qui classait Recife parmi les quatre premièresvilles les plus paupérisées. Un groupe de jeunes artistes, dont Chico Science et unmusicien-journaliste dit Fred 04, rédigent alors un texte militant : Manifesto dos homems-

caranguejos (Le Manifeste des hommes-crabes). Le texte part du constat que la ville estconstruite sur ce qu’on appelle « le mangue », sorte d’interface entre l’eau et la terre quis’apparente à un marécage, décrit par les scientifiques comme l’un des environnementsles plus fertiles qui soient et les plus riches en bactéries et vies microscopiques. Ungrand nombre de crabes vivent de la végétation et de la faune qui y pullulent.

15 Le Manifeste apparente cette capacité de fertilité à celle de l’imagination qu’on peut

trouver dans la ville de Recife. Il montre les canaux qui traversent la ville comme desartères, bouchées par les déchets et la pollution de la société industrielle, un endroitpourtant si dynamique se trouvant dans un état déplorable. Selon Chico Science et lesadeptes du mouvement, il suffit d’une impulsion électrique pour redonner vie à Recife.Cette « électricité » peut être produite par l’utilisation de la mixité culturelle de larégion, en faisant « se rencontrer les traditions séculaires et la technologie moderne ».Le nom Mangue Beat, qui signifie le rythme du mangue, est une déformation du nomd’origine, Mangue Bit, qui associait le mangue à l’unité de mesure en informatique, le bit.Ainsi Chico Science et les participants du Mangue Beat prônent une musique qui est unmélange entre héritage culturel (percussions indiennes, rythmes africains, maracatu, ciranda...) et modernité (sons électroniques, guitares saturées, hardcore). Ce mouvementmusical très novateur, toujours d’actualité, peut être perçu comme idéologique, mêmesi un peu confus dans ses propos. Son apparition dans les années 1990 est une desexpressions de la culture urbaine brésilienne qui se produit à partir d’une sorte de no

man’s land comme est vue la périphérie, certes, mais qui évoque aussi l’interpénétrationentre l’espace public et privé au Brésil16.

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16 Le groupe fondateur de ce mouvement est Nação Zumbi, dont Chico Science était le

créateur et le chanteur. Malgré sa mort tragique dans un accident en 1997, le groupecontinue d’exister. Son nom signifie la nation de Zumbi, en référence au hérosrévolutionnaire afro-brésilien, Zumbi dos Palmares17. Nação Zumbi (formellementnommé Chico Science & Nação Zumbi) est une band de rock brésilien qui mélange durock, du funk, le hip-hop, la soul et la dite « musique régionale traditionnellebrésilienne » avec une forte présence d’instruments de percussion18.

17 En suivant la trajectoire du Mangue Beat, on est forcé de constater le peu d’analyses

existantes concernant l’insertion de ces habitants des périphéries dans la dite« industrie culturelle ». De même, les spécificités du rapport de ces marges à lamondialisation et au processus d’accélération affectant ces musiques et la dynamiquedu goût musical n’ont que trop peu été étudiées (Ailane, 2011). On pourrait dire que lesmangues-boys et mangues-girls, comme ils s’auto-définissent parfois lors desconversations, présents dans les années 2000 dans les périphéries de plusieursagglomérations du pays, constituent une génération de la troisième phase del’expansion globalisée des médias au Brésil. Nous avons eu une première phase qui a étél’ère de la radio (les années 1930/1940), et une deuxième, l’ère de la télévision (lesannées 1960/1970) ; la troisième serait alors la décennie des années 1990, marquée parla réduction des prix et des conditions d’enregistrement, au sens du coût de latechnologie, aussi bien pour celui qui écoute, pour le consommateur de musiquepopulaire, que pour celui qui produit des enregistrements et CDs dans des petits studiosde fonds de cours ou des petits appartements.

18 Cette génération de la troisième phase a bénéficié d’une plus grande interpénétration

d’influences musicales venues d’autres régions du Brésil, d’autres classes sociales etaussi de pays étrangers – comme cela a été le cas avec l’entrée du rap nord-américain –touchant une population jeune qui, sans cette baisse des coûts, aurait été exclue del’accès à ce qu’on appelait alors « la culture de masse », c’est-à-dire aux médias, àl’exception de ce qui était transmis par la télévision. Par ailleurs, elle garde uneattitude critique envers la télévision, même si celle-ci est omniprésente au Brésil,d’autant plus qu’Internet est devenu le plus important moyen de diffusion de laproduction musicale.

19 En outre, il existe aujourd’hui la possibilité pour des musiciens et interprètes des

couches sociales moins favorisées de produire des travaux basés sur la diversitéd’expressions musicales qu’ils côtoient ou auxquelles ils peuvent accéder, et des’inscrire ainsi dans le « tout mondialisé ». Le pays tout entier prend donc connaissancede groupes musicaux qui jusqu’alors, bien que talentueux, n’avaient qu’une expressionlocale ou à la limite régionale. La musique brésilienne produit ainsi des sonorités quirévèlent d’autres expressions discursives, gestuelles, esthétiques et ainsi des formesnarratives réactualisées de plus en plus diffusées dans un pays pendant longtempsmarqué par l’analphabétisme ou l’illettrisme. D’ailleurs cette musique populaire aacquis au Brésil la fonction de produire et de donner un autre sens à la vie en société,aux différences qui y sont très présentes ainsi qu’aux richesses humaines et auxmisères économiques de la société.

20 Lors de l’un de mes séjours à Vila Velha, un ami musicien m’a fait constater que

fréquemment, lors des discussions, dès que quelqu’un cherche à trouver un élémentexplicatif pour un fait de sa vie privée ou alors concernant son état d’esprit ou sa vieaffective, il est plus ordinaire de citer les vers d’une chanson ou les paroles d’un

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compositeur connu que des phrases ou expressions d’une personnalité politique, d’unscientifique, d’une femme ou homme de lettres. Il est ainsi ordinaire d’entendre dansune conversation de bar ou de café des phrases telles que : « et comme le disaitCartola », ou alors « comme le dit Gilberto Gil » ou encore « le samba-rap de Marcelo D2montre que… ». Un avocat responsable d’une association liée aux droits à la citoyennetéà Vitória affirmait lors d’un échange que, même lors des auditions juridiques, lespersonnes citent plus les vers d’une chanson populaire connue ou à la mode que lesécrivains ou personnalités politiques. À une autre occasion, un ami qui me recevaitchez lui en ville affirmait que les vers de chansons étaient fréquemment exprimés lorsde consultations dans son cabinet de médecine. En effet, aujourd’hui plus que jamais leschansons de différents genres ont ce potentiel de nourrir les conversations et lesinteractions quotidiennes. S’il est ordinaire de voir les personnes avec un poste radio,un Ipod ou un téléphone portable pour écouter la musique chez soi, dans les transportsou en marchant dans la rue, il est encore plus habituel d’incorporer les expressions etles codes de langage, même s’ils se renouvellent toujours plus vite.

21 Par ailleurs, la musique populaire a toujours bénéficié au Brésil de compositeurs et

paroliers constituant une génération critique des conditions de vie des classesouvrières ainsi que du contexte politique et économique, comme cela a été le cas de lagénération des années 1930/1940/1950 (Santiago, 2008). Ensuite, vient celle plusconnue et vue comme une « deuxième génération », celle des années 1960/1970, quiconstituait une génération universitaire de classe moyenne intellectualisée, politisée etcritique dont faisaient partie des musiciens et compositeurs qui deviendront plus tarddes personnalités internationalement connues, comme Chico Buarque, Gilberto Gil,Paulinho da Viola et Caetano Veloso. On parle dans ce cas de musiciens et interprètesqui, outre de faire de la musique et écrire des chansons, vont surtout produire unepensée analytique et critique sur le pays.

22 La génération suivante, celle de Chico Science, du mouvement Mangue Beat et de Nação

Zumbi, ne représente pas exactement une pensée critique. Aussi bien l’artiste que legroupe sont avant tout l’objet même de ce qui, jusqu’à aujourd’hui, constitue la penséecritique dans la musique brésilienne ; un objet qui commence à se manifester,cherchant à devenir sujet. Ainsi, d’objet de la critique à sujet de la création d’unlangage de jeunes et moins jeunes des classes moyennes et des couches populaires desgrandes villes brésiliennes, ils construisent un lien différencié pour évoquer leursexpériences citadines, sociales et musicales.

23 Notons que jusqu’à récemment, les compositeurs et paroliers perçus comme les plus

politisés des classes moyennes se consacraient à une critique de la misère, del’exclusion, de la marginalité, ou alors à évoquer et encore dénoncer dans leurschansons les conditions sociales de l’autre, étant donné que ce dernier était issu d’ununivers populaire. Pour leur part, ce que les intégrants du Mangue Beat produisent n’estpas exactement une pensée critique ou auto-critique mais plutôt une manière des’inclure, par la parole et par le rythme, notamment avec une percussion assezagressive, dans le quartier, dans la ville, dans le pays. Quand je lui demandais de définirla spécificité de la percussion du Mangue Beat, un interlocuteur qui m’a d’ailleursbeaucoup appris à Vitória me disait que « lorsqu’on entend la percussion du Mangue

Beat on écoute le son de la marginalité ». Il ajoutait plus tard : « il s’agit du son del’autre qui est comme nous, sauf qu’il vient de Recife, mais il est ‘autre’ parce quecomme nous, il est issu de la périphérie »19.

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Espaces de sonorités ramassées

24 En 2009, à la fin d’un workshop à l’université Fédérale de l’Espírito Santo à Vitória, un

étudiant musicien me dit : « Ce qui marque sa différence, c’est que le Mangue Beat n’estpas une analyse des conditions précaires de la vie en ville, mais [l’analyse] d’unemanière de s’inclure, de monter sur la scène et de montrer ce qui est dans le spectaclequotidien de la ville ». Plutôt qu’une critique sociale, la tendance Mangue Beat supposel’adoption d’un style vestimentaire particulier, une gestuelle (pour imiter le crabe parexemple) et notamment un vocabulaire, des comportements et des signes quiremettent à un langage, à des lieux, à la manière de se situer socialement (Aubert,2007). Ce qui peut également supposer un marqueur identitaire, une revendication dudroit d’être inclus dans la scène de la ville, d’être symboliquement reconnu en tant quepartie prenante des dites « communautés des périphéries ». Ainsi, par les paroleschantées ou parlées accompagnées d’une rythmique qui mélange des genres musicaux,il s’agit de s’assurer de la reconnaissance des marges aussi bien géographiques quesociales. Une pratique descriptive par la chanson qui précède en réalité le Mangue Beat.

25 En effet, depuis les années 1940/1950, des chanteurs comme Jackson do pandeiro, Luís

Gonzaga et Carmen Miranda intercalent entre les morceaux chantés des parties parlées,des phrases scandées au lieu de chantées. Un peu plus tard, à la fin des années 1990,Paulinho da Viola termine l’un de ses sambas (intitulé Bebadosamba) par une successiond’appels à une longue liste de sambistas et compositeurs décédés, la plupart issus declasses populaires et de l’univers du samba de Rio de Janeiro, notamment des membresde l’Ecole de samba Portela du quartier Oswaldo Cruz et de Madureira, avec la formule« chama por » (appelle), prenant ainsi la forme d’un hommage :

Chama por Cartola, chama por Candeia, chama Paulo da Portela, chama Ventura,João da Gente, Claudionor (...) Chama Ismaël, Noël e Senhor/ Chama Pixinguinha,chama. Donga e João da Baiana, Chama por Nono/Chama Ciro Monteiro, (...) ChamaNelson Cavaquinho/ Chama Ataufo chama por Guidio e Marsal/ Chama, chama,chama...

26 On peut avoir le sentiment que, tout en appelant et faisant défiler les noms des

personnes décédées (Kawada, 1998), il nomme et crée symboliquement unecommunauté du samba carioca. Cet exercice d’hommage rendu par le récit des noms queréalise Paulinho da Viola peut renvoyer à deux autres expériences de nominations,s’agissant dans ces cas des espaces des périphéries des villes.

27 La première est issue d’un entretien réalisé à Vitória avec un batteur, ancien cheminot

à Rio qui, une fois à la retraite, participait de la formation d’un des groupes serevendiquant de la mouvance Mangue Beat. M’expliquant ce qu’il entendait comme unerelation directe entre la musique pratiquée et les espaces de production et exécution, ilsignalait : « Pendant vingt-sept ans j’ai connu jour après jour différents sons quichangeaient tout en se confirmant dans mes aller-retour ». Et sans un mot de plus ilenchaînait une succession de noms propres :

Lauro Alvim, São Cristóvão, Mangueira, São Francisco, Rocha, Méier, Todos osSantos, Engenho de dentro, Encantado, Piedade, Quintino, Cascadura, Madureira,Oswaldo Cruz, Prefeito Bento Ribeiro, Marechal Hermes…

28 Par cet exercice de mémoire, d’ailleurs très ordinaire lors des conversations

quotidiennes, il énumérait des noms de gares qui se succèdent depuis le centre de Rio

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vers les zones suburbaines. Un parcours d’espaces et, selon lui, de « sonorités etmusicalités » qui en quelque sorte s’accordent avec les manières de vivre et de fairel’usage de ces espaces. Ces sonorités à même d’être ramassées s’inscriventdifféremment dans la configuration territoriale et dans les cadres socioculturels. Ellescontribuent à leur redéfinition, fournissent des éléments pour l’appréhension de vécussociaux et d’esthétiques et suggèrent des récits ethnographiques, des lectures de

l’hétérogénéité des espaces et du vécu de la ville.

29 La deuxième expérience particulière de nomination, plus ancienne car datant de la fin

1998, est celle proposée par l’un des groupes longtemps emblématique du rap brésilien,le groupe Racionais MC’s20. Dans son CD Sobrevivendo no inferno (Survivant en enfer), lerappeur Mano Brown fait quelque chose de similaire à ce qu’avait fait Paulinho da Violalorsqu’il présente ses salutations à la communauté du rap. Toutefois, à l’instar de cedernier, l’accompagnement musical n’est pas celui d’une rythmique proche du samba,du choro ou d’un « presque blues » carioca, mais d’une sorte de bruit continuel, degémissement électronique qui d’après Claudio, jeune musicologue capixaba, est marquépar une ponctuation qui suscite un certain sentiment d’angoisse ou d’inquiétude chezl’auditeur. La voix de Mano Brown est grave dans les deux sens du terme : à la fois unenote triste et des sons éclatants avec un timbre qui n’est nullement une forme desalutation joyeuse ou de révérence. Mais la longue nomination ne crée pas unecommunauté d’auteurs, de compositeurs ou poètes consacrés. Il ne s’agit pas non plusde noms de personnes qu’il inclut dans cette communauté. Le chanteur ne faitqu’énumérer les uns après les autres les quartiers de différentes périphéries au Brésil.Ici, le sens est autre. En quelque sorte, c’est celui d’un regret envers les exclus quihabitent ces différents endroits. Mano Brown fait défiler des noms de quartiers de lavaste périphérie de São Paulo : « alô Jardim Japão, Jardim Hebron, Jardim Angela, CapãoRedondo, Cidade de Deus, Cidade Ademar, Peri Peri, Brasilândia, Campo Limpo... ».

30 Ensuite, par une autre énumération qui dure environ deux minutes sans arrêt, il sort de

São Paulo et procède à la nomination de divers quartiers défavorisés et favelas d’autresvilles du Brésil, Boréu, Camaragibe, Candiau, Tabatinga, entre autres, tout en citant despériphéries, jusqu’à finalement enchaîner avec l’interprétation d’une chanson que l’onpeut désigner, à partir d’une catégorie emic, du « domaine public », s’agissant d’unchant liturgique de l’umbanda21 (un ponto) consacré à Saint Georges. Ce chant, d’aprèsses paroles et les informations au sujet de la signification de son interprétationpublique, est dans ce cas destiné à « fermer le corps » du chanteur et ainsi à le protégerdu mal de la ville, des périphéries, des injustices sociales, de la violence qui guettenttous ces quartiers mentionnés.

31 Pour leur part, les musiciens et les interprètes du Groupe Mangue Beat sont, comme on

l’a déjà signalé, issus du quartier Rio Doce à Recife. L’art et l’esthétique musicale que lemouvement exhibe révèlent que la frontière entre le public et le privé se rompt d’unemanière absolue dans les conditions de pauvreté et de misère des grandes périphériesdes villes brésiliennes, où la dimension privée de la vie est presque totalement envahiepar la dimension publique, devenant quasi inexistante. On parle donc d’espaces où lepassage entre a casa et a rua (la maison et la rue) perd beaucoup de son sens car la ruepénètre la maison, puisqu’elle l’envahit avec sa violence, son indignité, ses menaces, sesodeurs. Ainsi, le public envahit le privé non pas par son excès mais par le manque deprivé car celui-ci n’est pas protégé. Les paroles des chansons ne cherchent pas lapolitisation du quotidien et n’évoquent pas non plus la vie publique dans le sens d’un

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projet d’articulation politique associant toute une communauté dans l’espace communde la rue, les points de rencontre ou les places improvisées du quartier. Au contraire, ils’agit de mettre en exergue tout ce qui laisse le citadin, citoyen de seconde zone, livréaux vicissitudes de l’espace public. Il s’agit également de parler de tout ce qu’il doitrégler par ses propres moyens : les problèmes d’infrastructures du quartier, lestransports, la santé, l’éducation, la sécurité et tout ce qui serait de la responsabilité despouvoirs publics.

Cultures musicales et périphéries

32 Les groupes qui intègrent ou qui sont les héritiers auto-désignés du Mouvement Mangue

Beat, comme dans le cas de la Grande Vitória, représentent en fait un phénomène assezrécent dans la production musicale brésilienne lié à la dite « industrie culturelle » et lesmédias. Ceux-ci au lieu d’avoir effacé les cultures périphériques, notamment sur le planmusical, ont rendu possible au contraire l’inclusion inattendue d’expressions musicalesjusqu’alors marginalisées. A titre d’exemple, à la fin des années 1990, lorsque j’étais surle terrain et menais mes recherches sur les sociétés musicales instrumentales del’intérieur de l’Etat de Rio de Janeiro, la préoccupation de ces corporations musicalespopulaires, mais aussi des organismes publics qui se consacraient à ce qu’ils appelaient« la préservation des pratiques culturelles locales », résidait dans le fait que toutes lesmanifestations locales et régionales « singulières », « vraiment populaires », quirésistaient à la « massification » comme on le disait alors, étaient condamnées àdisparaître, écrasées par la pop nord-américaine et par l’invasion des mass-médiaétrangers arrivés au Brésil. Mais aussi par le fait, me disait-on, que les « nouvellescultures urbaines et la ville » n’avaient plus besoin de ces pratiques populaires etpériphériques car elles avaient « d’autres formes de sociabilité musicale » (Santiago,2000).

33 Toutefois, c’est tout le contraire qui s’est produit, même s’il existe en quelque sorte

aujourd’hui une « massification », une modélisation dans un tout mondialisé aussi bienau Brésil qu’ailleurs. Mais du fait que l’« industrie culturelle » et la mondialisation ontbesoin de se nourrir d’une certaine nouveauté, un espace a commencé à s’ouvrir vers cequi est différent au niveau du marché de la musique, et ceci d’une manière imprévue.Aujourd’hui, la musique produite par des petits groupes ou par des groupes quireprésentent une réalité régionale particulière gagne accès au marché avec unecertaine facilité. La diversification de la MPB est de fait bien plus vaste qu’elle l’auraitété dans les décennies 1970/1980/1990 tandis qu’on pouvait imaginer qu’elle allait toutau moins se réduire. Les exemples sont nombreux, allant de la multiplication desrythmes et les groupes dérivés ou poussés par les vagues rythmiques du carnaval deBahia comme les Trios Elétricos, Olodum, Axé music... (Agier, 2000 ; Ribard, 1999 ; Police,1996), les nouvelles variations de genres musicaux dits populaires et leurréinvestissement dans certains espaces de la « bonne société »22.

34 En effet, tout en faisant l’objet d’un intérêt renouvelé des marchés de la musique et des

chercheurs, les genres considérés comme traditionnels sont toujours présents dans leNordeste, comme les emboladas, les repentes, les desafios de violeiros (les joutes verbales derepentistes et guitaristes), que l’on retrouve par ailleurs dans la thèse sur le hip-hop deSofiane Ailane (2011), la poésie de cordel, les rythmes de côco de roda et de ciranda

(analysés dans la thèse en élaboration de Gabriela Dowling), les maracatus analysés par

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Laure Garrabé (2010), qui tous dialoguent librement avec les influences de la popinternationale tout en produisant des nouvelles sonorités. Cette liberté d’incorporationet modification d’influences étrangères est très présente dans la culture populairenordestine qui, depuis les XVIème et XVIIème siècles, a assimilé des éléments ducancioneiro portugais en produisant une libre traduction de l’imaginaire de ce qui étaitappelé la « culture d’élite colonisatrice » vers la réalité de la vie rurale et du sertão. Là,un dialogue entre certains signifiants et certaines images a produit des significationscomplètement différentes des originaux, créant ainsi un renouvellement de ce qui étaitcompris comme appartenant à la « tradition populaire ». Sur le plan esthético-musicalon n’est pas sans dialoguer avec la logique des collages ayant présidé au mouvementTropicália qui, inspiré du carnaval de rue de Bahia, mélangeait new-rock avec le tangoargentin, le baião du nord-est avec le boléro, la bossa-nova avec les marchas du carnavaltraditionnel (Brito, 2002 ; Favaretto, 1996). L’on est donc face à de nouveaux collages etexpressions de contre-culture art-pop qui renouvellent les relations musicales Nord-Sud du pays et avec l’étranger, imposant que les frontières spatiales de la productionmusicale soient toujours difficiles à préciser.

35 Ces nouveaux compositeurs et instrumentistes de la tendance Mangue Beat réaffirment

entre autres la tradition des vers de l’embolada, des rythmes du maracatu certes, maistout en ironisant la distance entre l’origine perdue et la rythmique des pratiquesmusicales noires que, soit disant, ces jeunes générations de musiciens porteraient peut-être en eux-mêmes. Le maracatu est le rythme le plus présent dans les musiques deNação Zumbi, mais il a une origine religieuse afro-brésilienne, ce qui d’ailleurs n’est pasmaintenu dans les tendances Mangue Beat. En fait, maracatu était le nom d’une fêtetraditionnelle célébrée au Pernambouc par des groupes d’esclaves appelés « nações » etqui sortaient des églises du Rosário, les églises qui étaient alors réservées aux Noirs(Lima, 1962), auxquels il était interdit d’entrer dans celles où les Blancs se réunissaient.À la porte de leurs églises les Noirs jouaient des tambours et dansaient en simulant etmimant des scènes de la cour portugaise. Remarquons que dans les maracatus, lesesclaves mettaient en scène une noblesse qui n’était pas celle des nations africainesmais celle des maîtres Portugais. Cependant, dans cette cour, outre les figures du roi, dela reine, des princes, il y a aussi des percussionnistes (batuqueiros), des caboclos etbaianas23.

36 Pour sa part le maracatu de Chico Science et de Nação Zumbi supprime l’ancienne

dimension de l’imaginaire de la cour. Au sein des idéaux ou des logiques du Mangue

Beat, la noblesse telle qu’elle est représentée par Nação Zumbi est issue de la boue (alama) ; elle a la mauvaise odeur du mangue, l’odeur et l’image du côté pourri de lagrande ville. L’idée de tradition est revécue mais avec et par l’ironie. Notons quelorsqu’il a formé le groupe Nação Zumbi, Chico Science a lancé le « Manifeste Mangue

Beat » dont le symbole était une antenne parabolique plantée dans la boue : antena na lama do mangue. Les musiciens se disaient ouverts à tous les échanges, se considérantalors comme des vases et voix communicants que l’antenne parabolique peut capter. Lemangue a une très grande importance pour ce groupe en tant qu’un lieu de pulsation dela vie, lieu de la biodiversité, espace qui d’une certaine manière résiste à la dévastationurbaine et qui se trouve toujours menacé par l’urbanisation. Comme à Recife pour cequi est de la génération de Chico Science et Nação Zumbi, le mangue dans la grandeVitória et à Terra Vermelha représente aussi une aire d’échanges entre l’eau salée de lamer et l’eau douce des fleuves, entre la mer et la terre, un lieu de biodiversité et deconcentration des différentes menaces provoquées par l’urbanisation. Il est à noter

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qu’il n’y a pas une revendication d’une supposée identité brésilienne ou capixaba maisl’affirmation d’une appartenance locale. Affirmation qui dépasse le strict cadre d’ungoût musical et qui s’inscrit dans une pratique culturelle choisie, qui à son tour renvoieà des choix esthétiques et codes de conduite qui leur sont propres.

37 Au sein de la tendance Mangue Beat présente entre Vitória et Vila Velha, au-delà du fait

que les membres du groupe Pirão de larvas disaient avoir une « conscience de l’urgencede dire la signification de l’appartenance locale », ce qui ressort est qu’il existe unepoétique qui établit un pont reliant divers éléments tels que la région, la ville, lequartier, le mangue, le local et le global. Sur cet aspect, le bassiste Fabio me confiait :« la question nationale n’a pas beaucoup d’espace ici, car avant cela, il y a un ici etmaintenant »24. Il y a donc « un ici » qui est toujours dans l’urgence. Le sens de« brasilité » auquel on fait souvent appel, ou la signification du Brésil en tant qu’unitéimaginaire qui alimente les identifications, se dilue. Ce qui vient ratifier le proposd’Alain Darré lorsqu’il écrit que « l’objet musical n’est pas de l’ordre du donné mais duconstruit, produit d’un ‘ici et maintenant’ où s’enchevêtrent codes, normes, valeurs,stratégies d’innovation-reproduction » (1996 : 13). L’« ici et maintenant » dont parle lebassiste renvoie notamment à un sujet local, régional, qui se projette vers un infini,vers le global, vers lequel et dans lequel la musique qui est pratiquée cherche às’inscrire.

38 Présentant des parcours similaires à celui de Chico Science, qui a été un garçon du

quartier de Rio Doce à Recife, Gilvan et Jairo ont été ramasseurs et vendeurs de crabeset vécurent de petits commerces avant de devenir des « ramasseurs de sons » dansleurs quartiers de mangue. Avec Alexandre, Talvani et Beto, ils ont fréquenté des balsfunks et plus tard, lors de stages dans des entreprises du bâtiment, d’ingénierie ou dansles cours d’informatique où ils ont croisé Fábio, Artur, Cláudia et Caco, ils ont forgé uneidée de sujet, d’acteur « en ligne et en réseau » qui allait prendre forme et sematérialiser parfois en pastiche de Nação Zumbi. En ce sens l’idée de réseau est vue etdite comme quelque chose qui est au croisement de multiples références et dontl’élément central est la pratique d’une musique réflexive.

39 Le recyclage des rythmes « traditionnels » du Nordeste avec l’introduction d’éléments

de la pop, sans hiérarchiser la valeur des uns et des autres au niveau local, gagne alorsun sens supplémentaire par le ramassage de sons qui se produit à Terra Vermelha. Dansce coin périphérique tout aussi urbain d’une partie du Sud-Est brésilien, peut-êtremoins connu que Rio de Janeiro et São Paulo, la valorisation des rythmes n’a pas, dansce cas, le sens qu’elle avait pour la génération qui a grandi et mûri vers la fin desannées 1970 et 1980, à la fin de la dictature militaire, cherchant quant à elle dans les« traditions populaires » des expressions qui pouvaient marquer sa singularité parrapport à l’adhésion d’une partie de la classe moyenne aux idéaux de la dictature. Pources « ramasseurs de sons », ce n’est pas l’idée de résistance qui s’impose mais la prise deconscience de ce qu’ils sont et ainsi de ce qu’ils ne sont pas (Keller, 2007), s’agissant enquelque sorte de l’acceptation de leurs origines comme une fatalité qui doit toutefoisêtre réversible. Et en ce sens, peu importe s’ils ne sont pas issus d’une culturenordestine, mais ici, comme le dit la chanteuse qui se donne pour nom « Claudiacintura » (la ceinture, qui d’ailleurs est originaire du Minas Gerais), « dans la musiquequ’on veut faire il est impossible d’ignorer les influences des rythmes nordestinscomme l’embolada, le baião et la batida [au sens du tempo assuré par la percussion] dumaracatu ». Il est à remarquer que pour ces musiciens, il ne s’agit nullement d’une

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forme de résistance à d’autres influences mais d’une voie d’adhésion à un univers socialet sonore commun. Un choix donc de prise en compte de ces genres tout en mettant envaleur aussi les sons produits et captés dans les périphéries et les mangues.

Des quartiers, du mangue au transnational

40 Fin juillet 2010, averti par un proche et par un ancien musicien du groupe Chão

molhado de la présence de trois des membres du groupe Pirão de larvas en France, jeme suis rendu à Toulouse rencontrer Jairo et Formiga (la fourmi) qui se préparaientpour superviser un stage de « percussion Mangue Beat », invités par des connaissancesdans le milieu musical alternatif local. J’apprends alors que, suite à la formation d’unnouveau groupe, les deux premiers habitaient en Allemagne où d’après eux, « unenouvelle mouvance inspirée du Mangue Beat » faisait des prestations musicales,organisait des stages de percussion et enregistrait des clips. Suite à ces retrouvailles,nous nous sommes à nouveau rencontrés quelques mois plus tard dans le quartier laButte aux Cailles à Paris, avec Alexandre et sa compagne, qui était en fin de formationen management. Tous deux se préparaient pour passer un an aux Pays-Bas où, avec ungroupe d’amis, ils comptaient créer un groupe instrumental avec la proposition, toutcomme j’avais entendu auparavant, « de produire un nouveau discours musicalbrésilien » car, d’après lui, il y avait en Europe une bonne réception d’une musiquerésultant « d’une circulation de concepts » et en plus, parce qu’il y avait « un espace etun marché rentables pour révolutionner l’idée de re-fabriquer la culture pop issue desmarges ». Il est d’emblée facile de percevoir qu’une effective mobilisation des nouvellestechnologies d’information et de communication est à l’ordre du jour et que le discoursest centré sur la pratique d’une musique qui doit intégrer des logiques transnationaleset la dynamique de la mondialisation. A ces différents aspects viennent s’ajouter lebesoin d’adopter des stratégies en termes d’information, de visibilité et de diffusion dela spécificité de la mouvance Mangue Beat dans sa configuration de mélanges actuels degenres musicaux, de gammes instrumentale et esthétique. Et ce par le biais de pratiquesassociatives ou par le rapprochement des travaux menés par des ONG dans lespériphéries urbaines.

41 Il est intéressant de noter que dans le passé, la banda Nação Zumbi, ancêtre et

inspirateur des deux groupes musicaux de la Grande Vitoria, s’est formée de contactsétablis entre Chico Science et d’autres jeunes musiciens du quartier Rio Doce, à partird’un lien de sociabilité qui va d’ailleurs devenir une pratique de plus en plus couranteau Brésil, avec un centre communautaire inspiré du modèle des ONG et nommé DaruêMalungo25. Ce travail commun et ce type de sociabilité créé par certaines ONG datantnotamment des années 1990 venaient en quelque sorte combler les lacunes établies parl’absence des pouvoirs publics. C’est face à cette absence que les activitésd’organisations communautaires, centres de loisir, points de rencontre et de« formation », d’échange de renseignements, entre autres, gagnent espaces et fonctionsentre les populations des périphéries, mangues et quartiers défavorisés. À ce titre, lacréation d’espaces alternatifs de loisirs, de danses et de production musicale acquiertune grande importance. Il est intéressant de noter que cette logique va « s’exporter »par le biais de la production musicale, notamment en termes d’esthétiques depercussion. Par la suite, après une formation et une certaine ascension au Brésil,certains groupes ou individus partent s’installer ailleurs et ceci, d’après les récits,

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comme une manière de contredire le thème central d’une des chansons symboles dumouvement : « personne fuit la sale odeur de la boue et la sale vie de la Manguetown »,et ainsi « personne fuit la vie sale des jours à Manguetown »26. Toutefois, cela engendreégalement l’idée de partir, et la mise en place de la « connexion globale » à l’étrangerdevient l’objectif majeur.

42 Fort de cette expérience musicale par le travail associatif et en quelque sorte

communautaire, l’idée est d’après mes interlocuteurs de faire surgir des talents, desgroupes, une banda, un artiste, une nouvelle lecture du funk, du break, du hip-hop« dans une logique Mangue Beat », voire de pratiquer un genre musical qui hybrideplusieurs de ces éléments. D’ailleurs, ce genre de créations a commencé à être générédans différentes villes européennes. En visionnant quelques clips enregistrés enAllemagne et à Toulouse, on voit qu’en effet des noyaux de production d’idées et derythmes qui se veulent « pops » et se revendiquent appartenir à la mouvance Mangue

Beat ont comme objectif d’engendrer un circuit capable de connecter les mangues avecle réseau mondial de circulation du produit musical.

43 Ces propos des participants à de tels projets alternatifs nés dans les quartiers des

périphéries de Vitória et Vila Velha signalent qu’il faut en effet créer des espaces pourque ces initiatives puissent avoir lieu. Car dès lors que l’on créé un lieu, surgissentfréquemment des expressions artistiques qui en fait signalent que cela s’avéraitnécessaire. Il est pourtant à noter que la préoccupation majeure ne porte plus sur lelocal ou sur le quartier, mais se consacre à inscrire une pratique musicale qui hybridedes genres au départ brésiliens dans d’autres univers, et à participer de la dynamiquelocale du goût musical. Toutefois, de ce que j’ai pu voir, la mouvance Mangue Beat

devient presque uniquement des percussions « mariées » avec l’apport de quelquescuivres. Le rôle des paroles des chansons, qui dénoncent le fait d’être « enfoncé dans laboue et dans un quartier sale où il n’y a que les urubus qui ont des ailes » (idem), aperdu son sens, et l’esthétique sonore et visuelle n’implique aucune identitéparticulière. D’ailleurs, la logique d’hybridation rythmique et l’esthétique musicaleapparentée à l’inspiration Mangue Beat, très similaire à celle enregistrée par les clipsmentionnés auparavant, ne s’expriment que par l’agencement percussif. La place ducorps est plutôt tournée vers le rapport à l’instrument pratiqué. Les chorégraphiesanimées par les paroles de chansons ont également perdu leur place car ces dernièressont absentes.

44 Remarquons en outre que parmi les éléments de l’héritage légué par le Mangue Beat, il y

avait l’idée de créer un circuit local et de l’inscrire dans un circuit global. Selon lepropos que m’a livré le percussionniste Formiga : « adhérer à la mouvance Mangue Beat,c’est chercher à faire que ce qu’on crée puisse sortir du mangue et aller vers le monde ».Fatinha, elle aussi percussionniste et étudiante en communication sociale, ajoute :« pour moi le sens d’être en réseau et d’être issue du mangue est d’être liée à lacirculation de concepts, à la circulation de tendances ; être mangue-beat, c’est êtrel’ouvrier d’une usine de culture pop »27. En fait, les éléments avec lesquels les anciensmembres de Pirão de larvas et Chão molhado disent s’identifier restent nombreux, tantau niveau de l’esthétique musicale qu’au sens de la représentation de l’antenneparabolique plantée dans la boue, à savoir de mettre le mangue local en réseau avec leglobal.

45 Cependant, ce qu’il est devenu difficile d’appréhender est la dissociation entre la

musique produite et le langage verbal. Il en va de même pour ce qui est de la coupure

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entre les contextes rythmiques, mélodiques ou harmoniques et le cadre social deproduction ou d’exécution de leur musique. Ce qui laisse présupposer que la nouvelledynamique musicale telle qu’elle se présente dans un cadre transnational n’intègre pasforcément l’intention de rendre possibles, par les rythmes et les paroles, lesinterprétations de nature politique et sociologique de la réalité des périphéries descapitales et grandes villes brésiliennes ou d’ailleurs. Car, si l’on suit les mouvancesMangue Beat, ces périphéries, souvent confrontées à des problèmes similaires, élaborentune musique, des chansons, des esthétiques et des chorégraphies par lesquellesmusiciens, chanteurs, danseurs, se font ethnographes du quotidien. D’autant plus queces formes d’expression se font récit ethnographique justement parce qu’elles seconstituent en opposition à l’expérience de l’invisibilité. On parle donc d’une musiquequi fait de l’exclusion, de la misère, de la dégradation, « invisibles » pour la ville, desclés pour interpeller la société et clamer visibilité et reconnaissance. Autrement dit,reste à savoir si cette logique de substitution de l’invisibilité par la visibilité pourdésamorcer les tensions du quotidien de l’exclusion intègre la tendance transnationalede cette mouvance Mangue Beat.

46 Enfin, il me semble que le travail ethnographique auprès de groupes musicaux qui se

savent éphémères et se disent voués à l’expérimentation, tout en se réclamant deshéritiers d’un mouvement musical qui les précède, amène le chercheur à se consacrer àune singularité en termes d’expériences vécues par des musiciens d’espacespériphériques des villes. Il a apporté de nouvelles données concernant les dynamiquesde formation, mais aussi les raisons de dissolution et de renouvellement de groupesmusicaux dont la connaissance comble des lacunes en termes de logiquesd’appréhension anthropologique des univers musicaux des périphéries urbaines.D’autant plus qu’il s’agit de groupes et tendances musicales faisant de ces quartiers desespaces de visibilité, de revendication et d’expression de reconnaissance des ambigüitéssociales. Par le biais de la musique, ils élaborent des descriptions sui generis du présent,de nouvelles manières de référencer le passé et de « projeter leur présent ailleurs dansle futur ».

47 Or, tout en parlant de musique et des raisons de l’adhésion d’un groupe musical à la

mouvance Mangue Beat ou à l’esthétique de Nação Zumbi, ce que j’ai appris dévoile deséléments de réflexion qui n’étaient pas forcément prévus dans le protocoleethnographique initial. En mettant en rapport les éléments à la base de l’appartenanceà une tendance instrumentale, à une esthétique musicale, les paroles chantées etinterprétées par la mobilisation du corps, on peut se demander quelle ethnographie ilnous reste ou quelle ethnographie il est possible de pratiquer face à ce qui se veutéphémère. En discutant avec les musiciens, il ressort que sans se dire rappeur, sanspermettre de diagnostiquer un rap, l’interprète s’adresse aux auditeurs depuis la boue(« a partir da lama »), depuis le mangue, depuis, en fait, l’espace d’un privé chaotique.Deux poésies qui révèlent que la boue de la Manguetown pénètre de partout et que,contrairement à leur chanson fétiche, il faut tout faire pour échapper à la sale odeur dela Manguetown.

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Page 215: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

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Paulo, Cosa Nostra, 1998, CD, plage 13.

NOTES

1. Le terme « communauté », est ici utilisé tel qu’il est employé localement dans toute sa

polysémie, à savoir comme un synonyme de quartier, mais aussi pour désigner un espace où les

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liens interpersonnels et entre groupes sont considérés plus importants que ceux établis ailleurs.

Le tissu social construit conduisant à la solidarité, à l’entre-aide et à diverses relations de

complicité, de connivence ou alors de conflits d’intérêt.

2. Gentilé des habitants de l’Etat d’Espírito Santo.

3. Ce travail a commencé en 2005 et a d’abord donné origine à un Projet de Recherche de

demande de délégation CNRS (Février 2006), intitulé Autant emporte les vents musicaux depuis l’ère

Vargas. Pratiques musicales, territoires d’appartenance et culture politique au Brésil, présenté au

MASCIPO (Mondes américains, sociétés, circulations, pouvoirs) UMR 8168. Ce projet a été

interrompu en 2007 à la suite de mon recrutement sur un poste de Professeur à Lyon 2. Il a fait

objet d’un séjour pour l’actualisation de données en 2009 dans le cadre d’une mission au Brésil

(six semaines).

4. Lors d’un séjour précédant, en 1998, invité dans le cadre d’un programme de recherches en

histoire et anthropologie impliquant la France et le Brésil, j’ai présenté à l’Université Fédérale

d’Espírito Santo le projet intitulé Em nome dos sons, pais e filhos do Espírito Santo. Sociedades Musicais

e Músicos - Cidade e Identidade, 1930-1990. Ce projet s’inscrivait dans le Programa de Recém doutor

(Programme destiné aux nouveaux docteurs du CNPq (l’équivalent brésilien du CNRS) et portait

sur l'héritage et la dynamique musicale dans la région Sud-est, en occurrence à Vitória dans

l'Etat de Espírito Santo, pour le programme destiné aux enseignants-jeunes docteurs et anciens

boursiers du gouvernement brésilien alors rentrant au pays après une formation doctorale à

l’étranger.

5. Lors de trois différents séjours en 2005, 2007 et 2009.

6. La région de Terra Vermelha de Vila Velha est composée de 13 quartiers et correspond à une

agglomération urbaine en franche croissance depuis une décennie. Sa population, qui était en

l'an 2000 d’environ 35 000 habitants pour une superficie approximative de 660 hectares, soit 3%

de la superficie de la municipalité, a plus que doublé en 2010, car si l’on en croit la presse locale

et les faits divers, la région arriverait aux environs de 90 000 habitants et correspondrait

maintenant à plus de 20% de la superficie de la municipalité.

7. Selon l'un de mes interlocuteurs habitant le quartier depuis plusieurs années, certains

organisateurs des occupations, propriétaires d’une ou plusieurs « agences immobilières »,

revendent parfois des lots qui sont déjà occupés, menaçant de dénonciation ceux qui résistent.

Ainsi se trouvent-ils soumis aux pressions de ces promoteurs, considérés comme des colonels

locaux.

8. A ce sujet voir notamment les travaux de Zanotelli (2007) et des chercheurs de l’Université

Fédérale de l’Espírito Santo.

9. Les noms de ces groupes sont bien évidemment chargés de sens. Le terme « pirão » renvoie à

un plat typique de la région fait avec le bouillon de poissons et/ou fruits de mer et de la farine de

manioc, formant une sorte de crème. A ce terme ils ont associé « as larvas » (les larves) renvoyant

aux micro-organismes présents dans les marécages (le mangue). Pour le deuxième groupe,

également suggestif, le nom Chão Molhado (sol mouillé) renvoie plutôt à l’humidité, au

marécage, au mangue et par conséquence au fait d’y vivre.

10. Rappelons qu’au Brésil, la notion de classe moyenne implique un classement qui prend en

compte diverses variables et qui intègre des sous-divisions, allant ainsi de la classe moyenne A

jusqu’à D (ou E en fonction de la région). Nous n’adoptons pas forcément ici des évaluations

quantitatives (par exemple, les revenus de la famille étant entre 3 et 10 salaires minimum), mais

une approche plutôt qualitative en fonction des espaces de fréquentation, de consommation, de

loisirs, entre autres.

11. Olodum est un groupe de percussions fondé en 1979 au sein des quartiers et communautés

noirs de Salvador. À ses débuts, il mobilisait des activités artistiques et culturelles dans le but

éducatif de combattre le racisme et de contribuer à l'insertion sociale des jeunes de ces quartiers

défavorisés. Par la suite, au long des années 1980-1990, le projet a pris une ampleur considérable,

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Page 218: Anthropologie des pratiques musicales - OpenEdition Journals

notamment de par la participation du groupe au carnaval de Salvador de Bahia. Le modèle

rythmique et chorégraphique du groupe sera alors largement repris et diffusé, y compris auprès

d'artistes renommés au Brésil et ailleurs. Au sujet de la participation des percussions et

chorégraphies afro-brésiliennes au carnaval de Salvador de Bahia et de leur projection

internationale, voir Michel Agier (2000).

12. J'adopte ici le présupposé d'Halbwachs, toujours d'actualité (1939), et développé dans un

texte quasi introuvable dans les bibliothèques françaises et même ailleurs, mais toutefois

accessible en version numérique sur le site : http://classiques.uqac.ca/.

13. Entre la fin des années 1950 et les années 1970, plusieurs mouvements musicaux se sont

succédés au Brésil, se définissant les uns par rapport aux autres comme étant « dans la rupture ».

A cette période a été créé le sigle MPB. Par la suite il servira à désigner la musique populaire

brésilienne dans son ensemble, depuis ses origines (toujours incertaines) et sans limites pour

l’avenir. On constate aujourd’hui que, plus qu’un sigle ou un genre musical en particulier,

l’expression MPB n’est plus comprise comme une désignation globale et qu’elle est souvent

attachée à une génération qui l’avait inventée, donc à une époque. Et ceci même si elle est

toujours revendiquée par les multiples acteurs du milieu musical (musiciens, interprètes,

imprésarios, producteurs, agents commerciaux) et associée à différents genres, rythmes,

tendances et ensemble musicaux.

14. Désormais, cette expression sera employée aussi bien pour désigner le Mouvement initié par

Chico Science et le groupe Nação Zumbi que pour évoquer la tendance musicale qui en découle.

S'agissant du premier cas, elle sera orthographiée avec des majuscules et en italique.

15. Dans le Manifeste du Mouvement Mangue Beat figurent les objets d’intérêt suivants : « Bandes

dessinées, TV interactive, anti-psychiatrie, Bezerra da Silva [chanteur et compositeur du milieu

du samba et des favelas de Rio], hip-hop, médiotie [un jeu de mots pour dire média-idiotie],

artisme de rue, John Coltrane, sexe-non virtuel, conflits ethniques et tous les progrès de la chimie

appliquée au domaine de l'altération et expansion de la conscience ». Chico Science & Nação

Zumbi, « Caranguejos com célebro » (1994).

16. Depuis les années 1990, nombre d’autres artistes et groupes de l’Etat de Pernambuco et de la

région de Recife (capitale de l’Etat), mais aussi d’autres régions appartiennent de près ou de loin

au Mangue Beat. On peut citer Mundo Livre S/A, Dj Dolores ou encore Cordel Do Fogo Encantado.

17. Leader des esclaves marrons lors des combats de Palmares contre les Portugais et contre le

système esclavagiste au XVIème siècle.

18. Ils ont produit deux albums avant le décès de Chico Science, Da lama ao caos en 1994 et

Afrocyberdelia en 1996, tous les deux ayant connu un grand succès et rendu ainsi le groupe très

connu, y compris au niveau international.

19. « é o som do outro que é como nós, só que ele vem de Recife, mas ele é o outro porque como

nós, ele é da periferia ».

20. Racionais MC's, « Salve » (1998).

21. L'umbanda est ici évoquée en tant que religion brésilienne ouvertement syncrétique

réunissant des éléments venant de différentes traditions, africaines, indiennes, catholiques,

spirites, occultistes et autres (Santiago, 2013 ; Laplantine et Nouss, 2001).

22. Il en est ainsi de l’investissement du samba carioca, sujet de la thèse de José Marcelo de

Andrade, de l'émergence de la musique brega et sertaneja dans les grands circuits commerciaux,

thématiques abordées par Marina Rougeon dans sa thèse (Rougeon, 2012), jusqu'à l'éclosion

nationale et internationale des rythmes et genres musicaux du Nordeste brésilien déjà plus

présente dans les analyses.

23. En plus de la calunga, une poupée noire en tissu qui était portée par la dame du paço

(dégénératif de palais). Cette poupée noire, selon Jairo et le percussionniste dit Formiga,

musiciens de Terra Vermelha connaisseurs des maracatu de Recife, portait le nom du dieu

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Calunga, « entité qui, pour les Angolais, représentait la mer qui a séparé les Noirs mis en

esclavage des terres africaines ».

24. « A questão nacional não tem muito espaço porque tem antes um aqui e agora ».

25. D’ailleurs, à cette occasion s’est formé en 1991 un groupe carnavalesque ( bloco) appelé

Lamento Negro, qui plus tard donne origine à Nação Zumbi.

26. « Ninguém foge ao cheiro sujo / Da lama da Manguetwon / [..] Ninguém foge à vida suja / dos

dias da Manguetwon… ». L. Maia, Dengue, Chico Science [compositeurs] « Manguetown », in

Afrocyberdelia (1996).

27. « Para mim, o sentido de estar conectado e de ser do mangue é estar ligado à circulação de

conceitos, à circulação de tendências ; ser mangue-beat é ser operário de uma fábrica de cultura

pop. » (Entretien avec Fatinha, Vitória, juillet 2009)

RÉSUMÉS

A partir de dynamiques et d’esthétiques musicales développées par deux groupes musicaux dans

la périphérie de l’aire métropolitaine appelée Grande Vitória, dans le Sud-Est brésilien, il s’agit

d’analyser les spécificités des rapports entre pratiques musicales, sonorités quotidiennes locales

et investissements identitaires. Dans le sillage du mouvement Mangue Beat et de l’esthétique

musicale et chorégraphique du groupe Nação Zumbi, l’idée de ces groupes est de créer un circuit

local et de l’inscrire dans le global et le transnational en se faisant ethnographes d’un quotidien

particulier. Cette expérience a révélé une singularité en termes de vécu musical pour ces

instrumentistes d’espaces périphériques. Dans le même temps, elle a fait surgir des éléments de

réflexion non prévus dans le protocole ethnographique initial, car réalisée auprès de groupes

musicaux qui se disent voués à l’expérimentation, et a révélé de nouvelles données concernant

les dynamiques de formation, de dissolution voire de renouvellement de groupes dont

l’appréhension anthropologique amène à se demander quelle ethnographie pratiquer face à ce

qui se veut éphémère.

INDEX

Mots-clés : pratiques musicales, esthétiques, Grande Vitória, périphérie, Mangue Beat, Nação

Zumbi, local, transnational, Brésil

AUTEUR

JORGE P. SANTIAGO

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Comptes-rendus de publications

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Laurence Roulleau-Berger, Désoccidentaliser la sociologie. L’Europeau miroir de la ChineFrançois Laplantine

RÉFÉRENCE

Laurence Roulleau-Berger, Désoccidentaliser la sociologie. L’Europe au miroir de la Chine, LaTour d’Aigues, L’Aube, 2011, 202 p.

1 Le projet initial de l’anthropologie comme projet de constitution d’un savoir universel

sur les autres a été à bien des égards un projet de construction asymétrique mené àpartir de trois centres (nord-américain, britannique et français) vers des« périphéries », les premiers étant la mesure des secondes. Or dans le mouvementcontemporain de mondialisation et de circulation des connaissances en scienceshumaines et sociales, les foyers de la recherche se déplacent et ils se déplacentnotamment vers l’Asie, en particulier l’Inde, la Chine, la Corée et le Japon.

2 C’est dans ce contexte que s’inscrit l’ouvrage de Laurence Roulleau-Berger qui depuis

six ans entreprend un immense travail de confrontation des observations et desméthodes d’analyse avec des chercheurs de plusieurs institutions de Pékin et deShanghai. Les départements et les centres de recherches en sciences sociales sont sinombreux et si dynamiques en Chine qu’il est impossible de les considérer comme des« banlieues de la connaissance » et de continuer à les traiter comme des « espaces demoindre légitimité ».

3 Ce que nous apprend d’abord ce livre est que l’étude de la société est aussi ancienne en

Chine qu’en Europe. Mais alors que les chercheurs européens en sciences socialescontinuent d’ignorer pratiquement tout des travaux effectués en Chine, les chercheurschinois connaissent parfaitement les domaines et les méthodes d’investigation de leurshomologues occidentaux. Cela tient d’abord à la tradition – ancienne – du « voyage enOccident », aux séjours d’étudiants chinois en Europe, et notamment à Paris et à Lyon

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dans les années 1930. Mais le mouvement s’effectue aussi dans l’autre sens. Robert Parket Robert Redfield viennent enseigner en Chine en 1931-1932 et en 1948 et lesrecherches de l’École de Chicago sont connues par les Chinois avant d’être découvertespar les Européens.

4 La lecture du livre de Laurence Roulleau-Berger vient mettre fin à une ignorance et à

un manque de curiosité liés à une forme de supériorité néo-coloniale implicite maisréelle. Avant 1949, date de la prise du pouvoir par le Parti Communiste Chinois,l’observation et l’analyse du social était un domaine déjà constitué en Chine et non encours d’élaboration sous la seule influence de modèles forgés en Europe et en Amériquedu Nord. Dès les années 1910-1920 la sociologie chinoise dispose de nombreusesmonographies sur la vie des pousse-pousse, sur la vie paysanne dans plusieursprovinces, sur les mouvements de migration des campagnes vers les villes. En 1948,Fei Xiaotong publie un ouvrage qui va devenir un classique de l’ethnographie et de lasocio-anthropologie chinoise : Xiangtu Zongguo (La Chine rurale) qui n’est toujours pastraduit en français.

5 Les sciences sociales, interdites en Chine de 1949 à 1979, en dehors de l’idéologie

marxo-maoïste, sont réinventées à partir du début des années 1980 pendant lesquellessont fécondés l’ensemble des courants que nous connaissons en Occident :constructivisme, néo-structuralisme, sociologie de l’action,… Mais nous ne sommesnullement en présence d’une relation de simple influence ou de transfert de modèles,mais d’une pensée sociale chinoise pleinement originale. La notion de guanxi parexemple, qui est une relation de confiance extrêmement personnalisée formée dans lecreuset de la famille et est susceptible de se moduler et de se transformer (en unemultitude de guanxi) nous conduit à remettre en question des disjonctionsoccidentalisantes qui n’ont rien d’universelles : le sujet et le social, le je et le nous,l’individualisme et le holisme,…

6 C’est donc à une désoccidentalisation de la sociologie – qui est le sous-titre du livre –

que Laurence Roulleau-Berger nous invite en confrontant un certain nombre dedomaines de recherche explorés par des auteurs occidentaux et chinois : l’emploi et letravail, les frontières sociales et la ségrégation urbaine, la question du sujet et le soucid’autrui, les processus migratoires.

7 Voici donc un petit livre extrêmement stimulant dont je recommande tout

particulièrement la lecture aux anthropologues.

AUTEURS

FRANÇOIS LAPLANTINE

Université Lumière Lyon 2, CREA

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Claude Lévi-Strauss, L’autre face de lalune. Écrits sur le JaponFrançois Laplantine

RÉFÉRENCE

Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Paris, Seuil, 2011, 190 p.

1 N’ayant personnellement aucune affinité avec la pensée structuraliste et cheminant

dans une perspective très éloignée de celle de son plus éminent théoricien, je me suistrouvé dans une situation assez étrange lorsque la Maison franco-japonaise de Tokyom’a proposé de participer au mois de décembre 2008 au colloque organisé pour lecentième anniversaire de la naissance de Claude Lévi-Strauss. C’est à cette occasion quej’ai pu réaliser qu’il existait une dimension japonaise de la réflexion de Lévi-Strauss quicertes n’infirme pas son œuvre, mais néanmoins la module, la complète et la précise.

2 Ainsi que le rappelle Kawada Junzo dans sa préface à L’autre face de la lune,

l’anthropologue effectua cinq séjours au Japon, en compagnie de son épouse Monique,entre 1977 et 1988. Cet ouvrage rassemble des textes sur le Japon écrits entre 1977 et2001 et qui étaient pour la plupart inédits en langue française.

3 Le premier séjour de six semaines a tellement marqué Lévi-Strauss qu’il n’hésite pas à

le qualifier de « véritable tournant dans ma pensée et dans ma vie » (p. 58), mais cen’est pas à proprement parler une découverte, encore moins une surprise. Il confie qu’ildoit ses premières émotions esthétiques à la vue d’une estampe de Hiroshige à l’âge desix ans et que, jeune homme, ses économies sont entièrement consacrées à acquérir desukyo-é.

4 « Toute une partie de mon enfance et une partie de mon adolescence se déroulèrent

autant, sinon plus, au Japon qu’en France, par le cœur et la pensée » (p. 8) écrit Lévi-Strauss qui, devenu adulte, dévore littéralement les grands classiques de la littératurejaponaise. Il lit les pièces de Chikamastu, ce dramaturge auteur de nombreux bunraku

(théâtre de marionnettes), trois traductions différentes du Genji monogatari écrit par

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une femme au XIe siècle, considéré comme le tout premier roman japonais, quipréfigure à son avis avec sept siècles d’avance La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Il litégalement le Hôgen, le Heiji et le Heike monogatari qui lui rappellent les Mémoires d’outre-

tombe de Chateaubriand.

5 Les séjours de Lévi-Strauss au Japon sont minutieusement préparés par plusieurs

Fondations et Centres de recherches. Il se rend dans les villages et les « coins les plusreculés » (p. 150-151) où il effectue des observations précises sur les savoir et les savoir-faire des artisans : potiers, charpentiers, cuisiniers, pâtissiers, forgerons de sabres,fabricants d’instruments de musique traditionnelle. Il est particulièrement sensible auraffinement des métiers du bois, de la laque, de la céramique, au « goût pour lesmatières laissées à l’état brut, les textures rugueuses, les formes irrégulières ouasymétriques » (p. 47). Ce qui l’intéresse, c’est la spécificité du rapport au travail dansdes ilots de société préindustrielle « mieux préservée » (p. 62) qu’en Occident. « Letravail », écrit-il, « n’est pas considéré comme action de l’homme sur une matièreinerte, à la façon occidentale, mais comme mise en œuvre d’une relation d’intimitéentre l’homme et la nature » (p. 151).

6 De même qu’il éprouvait déjà, enfant, une « passion » pour les ukyo-é, il s’enthousiasme

maintenant pour la gamme pentatonique (laquelle ne mélange pas les sons maismodule des sons « à l’état pur » et fait du Japon « une civilisation à ton » (p .73) etéprouve un « coup de foudre » pour la cuisine japonaise, en particulier les algues et leriz cuit « selon les règles » (p. 71) qu’il adopte à partir de son séjour de 1977 dans sonalimentation quotidienne. Cette cuisine est en quelque sorte le concentré de ce quechérit et privilégie l’anthropologue depuis sa rencontre avec les Indiens du Brésil :« une cuisine presque sans matière grasse, qui présente les produits naturels à l’étatpur et laisse leur mélange aux choix de la subjectivité » (p. 72).

7 Ce qui fait pour Lévi-Strauss tout le prix de la culture japonaise aussi bien dans la

cuisine, la calligraphie, le dessin, la peinture, la musique, est un « isolationnisme » quipermet de « maintenir séparé ce qui doit l’être » (p. 72). Il va même jusqu’à parler de« goût japonais pour la discrimination » qu’il qualifie aussi, curieusement, de « sorted’équivalent des règles formulées par Descartes » ou de « cartésianisme sensible, ouesthétique » (p. 41).

8 Cette recherche des « couleurs à l’état pur » (p. 41), des « saveurs à l’état pur » (p. 169),

autrement dit de ce qui dans la peinture ou la cuisine est « purement japonais excluantles mélanges » (p. 72) conduit l’auteur des conférences rassemblées dans L’autre face de

la lune à s’intéresser à ce qu’il y a de plus archaïque dans l’ancien, au temps lointain oùle Pays du Soleil levant ne s’appelait pas encore le Japon mais Yamato : l’univers desmythes.

9 Lévi-Strauss se rend en 1986 dans l’île de Kyûshû où se trouve le mont Kirishima, ce lieu

où descendit du ciel Ninigia-no-mikoto près de la grotte où s’était réfugiée la déesseAmaterasu. Ce qui le touche profondément et provoque en lui une émotion qu’il n’avaitnullement ressentie dans les « lieux saints » de Palestine et d’Israël l’année précédenten’est nullement la légende liée à l’endroit où il se trouve mais le mythe lui-même. « ÀKyûshû », écrit-il, « la question d’historicité ne se pose pas, ou, plus exactement, ellen’est pas pertinente dans ce contexte » (p. 21). Ce que Lévi-Strauss éprouve ici et dont ilcrédite l’ensemble de la société japonaise dans son « intime familiarité avec le mythe »est exactement ce qu’il appelait trente ans plus tôt dans Tristes tropiques « la grandeurindéfinissable des commencements »1.

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10 Le monde peut bien changer mais Lévi-Strauss, lui, ne change pas. Il fait preuve d’une

singulière constance dans ce pays de l’inconstance et de l’impermanence. À la questionde l’anthropologue Kawada, « croyez-vous qu’il y ait, dans l’histoire de l’humanité, unstade optimal de la vie des hommes ? Si oui, vous le situez dans le passé ou dansl’avenir ? », il répond sans hésiter : « certainement pas dans l’avenir, ça, je l’écarte » (p.180) et un peu après : « certainement pas dans le présent » (p. 181).

11 Dix ans avant Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes effectuait trois séjours au Japon et je

suis frappé par la très grande proximité entre L’empire des signes (publié en 1970) etL’autre face de la lune. Entre les deux ouvrages, il n’y a pas un vague air de famille maisdes relations étroites et précises. Les deux auteurs ne vont pas tant au Japon que leJapon vient à eux. Ils s’en imprègnent et éprouvent pour ce pays dont ils cherchent àcapter les vibrations une véritable fascination.

12 Le sémiologue et l’anthropologue prennent conscience de l’inadéquation des mots et

des choses et des limites du discours dans des termes qui ne sont pas sans évoquerWittgenstein. Ils privilégient l’un et l’autre l’énergie de l’acte artisanal de la main et dugeste et non les catégories et en appellent à une suspension momentanée du langage.Mais ils questionnent aussi la particularité de la construction japonaise de la phrase,construction non vectorielle dans laquelle on peut fort bien se passer du sujet. Commesouvent, Barthes trouve le mot juste. Il parle d’une « hémorragie du sujet », lequel luiapparaît comme une « enveloppe vide et non ce noyau plein qui est censé diriger nosphrases de l’extérieur et de haut »2.

13 Lévi-Strauss note, quant à lui, que contrairement aux langues et aux cultures

européennes, le sujet japonais n’est nullement une évidence première mais plutôt uneillusion participant toujours à une expérience collective. Advenant pendant qu’uneaction est en train de se dérouler mais n’étant jamais placé devant, il a un caractèrecentripète et non centrifuge. La langue japonaise « construit le sujet par le dehors » (p.52), « met le sujet en bout de course » (p. 51). « Au lieu d’une cause, elle en fait unrésultat » (p. 51). S’il en va de même en langue hanyu en Chine – société dans laquelleBarthes s’est profondément ennuyé lors du séjour effectué en 1974 et à l’égard delaquelle Lévi-Strauss ne semble guère manifester d’affinité –, la langue et la culturejaponaises apparaissent à ce dernier plus résolument non-anthropocentrique que laculture et la langue chinoises. Il en veut pour preuve l’utilisation par les Japonais de lascie, venue de Chine : « l’artisan japonais scie ou rabote dans le sens inverse du nôtre :du loin vers le près, de l’objet vers le sujet » (p. 74).

14 Barthes et Lévi-Strauss partagent une même perception qui est une perception

esthétique d’un Japon éternel. Ils trouvent que ce qui fait toute la différence avec lesautres sociétés, devenues assujettis à un matérialisme mercantile, est la valeur ajoutéede la beauté, le raffinement extrême. C’est ce qu’Alexandre Kojève, à la suite de sonséjour au Japon en 1954, a appelé le « snobisme ». Comme Roland Barthes avant lui,Lévi-Strauss aime particulièrement Tokyo, mais c’est le Tokyo de l’époque où la villes’appelait Edo : les « petits quartiers qui évoquent la ville d’un autre âge » (p. 167) –probablement Asakusa, Yanaka ou Nezu – avec ses maisonnettes en bois entourées dejardinets élégants, fleuris de tournesol et de glycine et agrémentés de massifsd’orangers ou de bambous. Ces « morceaux de village », ainsi que les appelait NicolasBouvier, font aujourd’hui figure de rescapés. L’anthropologue prend aussi un plaisirextrême à remonter la Sumida « dans une embarcation de type traditionnel » en

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compagnie de son ami Kawada. Il découvre Shitamachi, la « ville basse » où habitaientautrefois les pêcheurs, les marchands et les artisans.

15 Entre le Japon de Claude Lévi-Strauss et le Japon de Roland Barthes, il existe deux

différences majeures. Le regard du premier est résolument tourné vers le passé. Il nes’intéresse pas au Japon réel, je veux dire à la réalité sociale du Japon contemporain, carainsi qu’il affirme dans une formule d’une radicalité inouïe : « le métier desanthropologues, c’est le passé » (p. 180). Roland Barthes, quant à lui, sémiologue etmythologue de la ville, observe au Japon une forme de modernité non occidentale àtravers l’art de manger avec des baguettes, les rites de politesse mais aussi la gare, lepachinko, les émeutes étudiantes.

16 La seconde différence vient du fait que paradoxalement Barthes est plus ethnographe

que Lévi-Strauss dans L’empire des signes qui est un recueil de notes, de croquis etd’images. « Le Japon », écrit-il, en parlant de lui à la troisième personne, « l’a mis ensituation d’écriture » (p. 14), ce qui provoque des graphies multiples : ethnographie,calligraphie, photographie. Barthes se met à dessiner au pinceau. Il écrit à la verticale.Dans ce livre d’images, il ne devient pas Japonais, mais s’essaye à une écriturejaponaise.

17 Le regard de Lévi-Strauss est un regard beaucoup plus distant mais qui ne peut

dissimuler néanmoins son admiration pour la seule société dans laquelle, à ses yeux,l’hypermodernité de la technique, loin de détruire les traditions, les revivifie. Le cas –et l’exemple – japonais est à son avis unique dans le monde. Il vient contredire ce quen’a cessé d’affirmer Lévi-Strauss depuis ses observations effectuées chez les Bororo etles Nambikwara : la rencontre des civilisations est une catastrophe, l’intrusion del’altérité occidentale est une menace d’altération des sociétés traditionnelles qui, sielles veulent continuer d’exister, doivent se protéger contre le mouvement del’histoire. Lévi-Strauss réalise alors, à travers l’exception japonaise, qu’une société estsusceptible de devenir autre que ce qu’elle était sans substituer pour autant une cultureà une autre : « Entre la fidélité au passé et les transformations induites par la science etles techniques, seul peut-être de toutes les nations, le Japon a su jusqu’à présenttrouver un équilibre » (p. 155).

18 C’est ce terme là, équilibre (entre les traditions et les innovations, entre l’homme et la

nature dont il fait partie), qui revient à plusieurs reprises sous la plume de l’auteur quicraint néanmoins qu’il se trouve de jour en jour de plus en plus menacé. Ce qu’il perçoitcomme un équilibre est en fait l’extrême flexibilité des comportements pouvant passerselon les circonstances et les situations de l’ébriété (la nuit) à la sobriété (le jour), durock au zen, de la mini-jupe plus mini que partout ailleurs au kimono de soie raffinébrodé de fil d’or. Lévi-Strauss ne nie donc nullement les emprunts de la sociétéjaponaise à la Chine, à la Corée, à l’Europe (depuis l’ère Meiji) puis aux États-Unis, maisil estime qu’ils ont été « filtrés » (un terme qu’utilise aussi l’écrivain chinois Lao Shepour parler de la Chine) afin de préserver une spécificité nippone qui, sous sa plume,me parait déshistoricisée et idéalisée.

19 Ce qui ne s’accorde pas du tout avec sa perception et son propos et s’impose à mon avis

à la manière de ce que Bachelard appelait des « faits polémiques » est la réalité d’unesociété profondément hybride, métisse et mutante. Elle a quatre écritures, deuxreligions étroitement intriquées, des voies diversifiées à l’extrême de la connaissance etexplore des possibles (le manga, la « japanimation », la culture kawaï,…) à partird’apports venus du monde entier. Survalorisant les disjonctions au détriment des

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conjonctions, l’a priori de Lévi-Strauss ne me semble pas le plus pertinent pourcomprendre une société dans laquelle les individus ne vivent nullement dans undilemme (devenir occidental ou rester japonais) tant l’alternance du et l’emporte surl’alternative du ou.

20 Certes la langue japonaise distingue clairement les deux notions de uchi et de soto. Uchi :

le dedans, l’intérieur, la famille, l’entreprise et par extension la nation japonaise ; soto :le dehors, l’extérieur, les autres, les étrangers et même les Japonais partis à l’étrangeret qui sont devenus des étrangers. Certes tout ce qui existe au Japon peut être désignéen termes de wa (nous) et de yô (les Occidentaux). Des gâteaux japonais, des vêtementsjaponais, du mobilier japonais, de la musique japonaise s’énonceront à l’aide du préfixewa. Des gâteaux occidentaux, des vêtements occidentaux, du mobilier occidental, de lamusique occidentale seront désignés à l’aide du préfixe yô. Seulement voila, les Japonaissont aussi des occidentaux. Ils se perçoivent comme tels et non comme des« asiatiques », comme le sont des Coréens et des Chinois. L’Occident n’est pas l’autreabsolu du Japon, ni l’inverse. Le nous japonais a absolument besoin d’un autre, et le yô

est cet autre du wa. Enfin le yô tend à devenir wa comme c’est le cas dans la musiquetechno, le rock japonais, le pop et le tango.

21 La réalité complexe de ces processus de transmutation, ce n’est pas que Lévi-Strauss les

ignore, mais elle ne l’intéresse pas et surtout il la redoute. Il y a en revanche unecaractéristique de la culture japonaise qui s’accorde bien avec la vision pessimiste etdésabusée du monde de l’auteur. C’est le sens de l’impermanence de tout ce qui existe,le sentiment ou plutôt la sensation du mono no aware (la beauté des choses éphémères).La vie est mouvante, fluctuante, flottante, fugace, transitoire et éphémère et l’immenseplaisir que l’on prend au Japon à déguster les sensations dans le moment présent est lerevers du sentiment que l’on peut mourir à tout instant, en raison notamment del’instabilité sismique de l’archipel.

22 Privilégiant une culture de la fragilité du végétal (en particulier du bambou) et non de

la solidité et de la pérennité du minéral, la technologie, le commerce et le capitalismelui-même se trouvent tempérés et adoucis par une inflexion animiste et une sensibilitépessimiste qui vient du bouddhisme. Or il y a bien quelque chose de bouddhiste – et pasdu tout de monothéiste – dans la pensée de Lévi-Strauss qui, depuis Tristes tropiques,éprouve la plus grande sympathie pour les sociétés vivant dans la « solidarité avec lanature » et nous enseignent à renoncer aux illusions et aux vanités del’anthropocentrisme ainsi qu’à sa violence potentiellement destructrice. Ces textesposthumes, au regard de la catastrophe de Fukushima, prennent un relief particulier.Ils sont une médiation sur le « caractère transitoire » de ce bref passage de l’humanitédans l’univers qui « continuera d’exister après ».

23 La voie empruntée par Lévi-Strauss pour approcher le Japon n’est pas éloignée des

voies (do) japonaises qui sont celles du shodo (voie de l’écriture), du chado (voie du thé),de l’origami (l’art du pliage), de l’ikebana (art floral). L’anthropologue, ici, est commeRoland Barthes, davantage un écrivain qu’un logicien. C’est un écrivain qui effectue unretour au regard de son enfance découvrant des ukyo-é ainsi qu’à l’atelier de son pèrequi était peintre.

24 Ainsi L’autre face de la lune doit-il être lu comme le complément japonais indispensable

du tout dernier ouvrage publié par Lévi-Strauss de son vivant (en 1993), Regarder,

écouter, lire3, lequel n’est nullement une réflexion sur les structures de la penséecatégorielle et classificatoire mais une médiation (au sens bouddhiste et pas du tout

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cartésien) sur les formes sensibles de l’art. C’est donc « un Lévi-Strauss amoureux duJapon », ainsi que l’écrit Kawada dans sa préface (p. 10), qui concentre et affine sapensée dans ce livre qui a une saveur d’algue et un goût de varech.

NOTES

1. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1995, p.454

2. Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Le Seuil, 2007 (1970), p.16.

3. Claude Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993.

AUTEURS

FRANÇOIS LAPLANTINE

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