J ean-Pierre Olivier de Sardan Anthropologue, et directeur de
recherche, EHESS (1995) Anthropologie et dveloppement Essai en
socio-anthropologie du changement social. Un document produit en
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ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)2 Politique d'utilisation de la bibliothque des Classiques
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CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES. J ean-Pierre Olivier de Sardan,
Anthropologie et dveloppement. (1995)3 Cette dition lectronique a t
ralise par Rjeanne Toussaint, bnvole,Courriel: [email protected]
partir de : J ean-Pierre Olivier de Sardan Anthropologie et
dveloppement. Essai en socio-anthropologie du changement social.
Marseille : APAD; Paris, Karthala, diteur, 1995, 221 pp. Collection
: Hom-mes et socits. [Autorisation formelle accorde par lauteur le
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ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)4 DU MME AUTEUR Aux ditions Karthala - Les socits
songhay-zarma. Chefs, guerriers, esclaves, paysans..., 1984. -
Paysans, experts, chercheurs. Sciences sociales et dve-loppement
rural (co-direction, en collaboration avec P. Boiral et J .F.
Lantri), 1985. Chez d'autres diteurs - Systme des relations
conomiques et sociales chez les Wogo du Niger, Pa-ris, Institut
d'Ethnologie, 1969. - Quand nos pres taient captifs. Rcits paysans
du Niger, Paris, Nubia, 1976. - Concepts et conceptions
songhay-zarma (histoire, culture, socit), Paris, Nubia, 1982. -
D'un savoir l'autre. Les agents de dveloppement comme mdiateurs
(codi-rection, en collaboration avec E. Paquot), Paris,
GRET-Ministre de la Coopra-tion, 1991. J ean-Pierre Olivier de
Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)5 J ean-Pierre Olivier
de Sardan Anthropologue et directeur de recherche, EHESS
Anthropologie et dveloppement. Essai en socio-anthropologie du
changement social Marseille : APAD; Paris, Karthala, diteur, 1995,
221 pp. Collection : Hom-mes et socits. J ean-Pierre Olivier de
Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)6 Table des matires
Quatrime de couvertureIntroduction Dveloppement Socio-anthropologie
du dveloppement Comparatisme Action Populisme Une problmatique
collective ? Changement social et dveloppement : en Afrique ou en
gnral ? PREMIRE PARTIETATS DES LIEUX Chapitre 1. L'anthropologie,
la sociologie, l'Afrique et le dveloppement : bref bilan historique
L'ethnologie franaise colonialeRactions : anthropologie dynamique
et/ou marxisteDu ct de la sociologie : sociologie de la
modernisation et sociologie de la dpendance L'analyse systmiqueLa
situation actuelle : les multi-rationalits Chapitre 2. Un
renouvellement de l'anthropologie ? Au secours des sciences
sociales ?Les proprits des faits de dveloppement Deux points de vue
heuristiques Anthropologie du changement social et du dveloppement
et champs de l'an-thropologie Chapitre 3. Strotypes, idologies et
reprsentations Une mta-idologie du dveloppementLes infra-idologies
: les reprsentations Cinq strotypesLa vrit relative des strotypes :
l'exemple de la culture La propension la strotypie : l'exemple des
besoins J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et
dveloppement. (1995)7 Chapitre 4. Une anthropologie de l'innovation
est-elle possible ? L'innovation comme processus de
diffusionL'innovation comme indexe socialementL'innovation comme
exprimentation populaireL'innovation comme rinterprtationCombiner
les points de vueL'innovation comme entre Chapitre 5. Populisme
dveloppementiste et populisme en sciences sociales : idologie,
action, connaissance Le populisme ambigu des intellectuelsLes
pauvres selon ChambersLe complexe populiste dveloppementisteLe
populisme moralPopulisme cognitif et populisme mthodologiqueLe
populisme idologiquePopulisme et misrabilismeO l'action doit
composer et o la connaissance peut opposer alors que la mthodologie
devrait combiner DEUXIME PARTIEPERSPECTIVES DE RECHERCHE Chapitre
6. Rapports de production et modes d'actions conomiques Les socits
songhay-zarma sous la colonisation : mode de production paysan et
rapports de productionLa logique de la subsistance l'poque
colonialeRapports de production et transformations
contemporainesConclusion Chapitre 7. Projets et logiques Le
contexte de l'interactionLes niveaux de cohrence des projetsLes
ractions paysannesDeux principesTrois logiques parmi
d'autresLogiques stratgiques et logiques reprsentationnelles J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)8 Chapitre 8. Savoirs populaires et savoirs
technico-scientifiques Les savoirs techniques populairesLes savoirs
techniques populaires : quelques proprits Savoirs techniques
populaires et savoirs technico-scientifiquesDomaines de savoirs et
dispositifs Chapitre 9. Mdiations et courtages Les agents de
dveloppementLes courtiersLe langage-dveloppement Chapitre 10. Arnes
et groupes stratgiques Le dveloppement local comme arne
politiqueConflit, arne, groupe stratgiqueLe canevas ECRIS (Enqute
collective rapide d'identification des conflits et des groupes
stratgiques) CONCLUSION Le dialogue chercheurs-dveloppeurs Logiques
de la connaissance et logiques de l'actionLa recherche-action ?La
formation d'agents de dveloppementDes drivesDe l'enqute
Bibliographie J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et
dveloppement. (1995)9 Anthropologie et dveloppement. Essai en
socio-anthropologie du changement social QUATRIME DE COUVERTURE
Retour la table des matiresDepuis 1960, anne de leur indpendance,
les pays d'Afrique ont connu plus de 30 ans de dveloppement .
Cependant les rsultats n'ont pas t la hauteur des esprances et le
mot dveloppement a besoin lui-mme d'approches fon-des sur l'analyse
et le doute. Comment, aujourd'hui, dcrire et comprendre les
relations multiples qui existent entre les institutions de
dveloppement (publiques ou prives) et les populations locales
auxquelles elles s'adressent ? La socio-anthropologie considre le
dveloppement comme une forme par-ticulire de changement social,
qu'un ensemble complexe d'intervenants (ONG, agences nationales ou
internationales, experts, cooprants, techniciens...) cherche
impulserauprsde groupes-cibles eux-mmesdiversetvoluantselonles
dynamiques propres. Ces phnomnes sont particulirement importants en
Afri-que, en raison du rle qu'y jouent les flux d' aide et les
projets de tous or-dres. La socio-anthropologie du dveloppement
peut contribuer, pour une part mo-deste mais relle, amliorer la
qualit des services que les institutions de dve-loppement proposent
aux populations, en permettant une meilleure prise en comp-te des
dynamiques locales. Pour ce faire, il faut viter une anthropologie
au rabais, enferme dans le ghetto de l'expertise et de la
consultance. Il ne peut y avoir de
socio-anthropologieappliqueaudveloppement sansune
socio-anthropologie fondamentale du dveloppement , dont la
comptence en matire J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie
et dveloppement. (1995)10 de recherche empirique se fonde sur la
matrise de notions et de concepts situs au coeur des sciences
sociales contemporaines et qui se dmarque des rhtoriques et des
idologies dveloppementistes.
Logiques,rationalits,reprsentations,strotypes,stratgies,innovations,
modes d'action conomique, dtournements, dispositifs, savoirs
techniques popu-laires, mdiations, ngociations, courtages, arnes...
Ces mots cls scandent les
analysesiciproposes,alimentesparuneabondantelittraturecompareet
tayes par des exemples de terrain, et dessinent un ouvrage de
rfrence sur le sujet, qui, jusqu' ce jour, faisait compltement
dfaut en France. J.-P Olivier de Sardan est directeur de recherche
au CNRS et directeur d'tu-des l'cole des hautes tudes en sciences
sociales. Prsident de l'APAD
(Asso-ciationeuro-africainepourl'anthropologieduchangementsocialetdudvelop-pement),
il est actuellement en poste d'accueil, ORSTOM Niamey. J ean-Pierre
Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)11 [5]
Anthropologie et dveloppement. Essai en socio-anthropologie du
changement social INTRODUCTION Retour la table des matiresQuelques
thses simples peuvent rsumer le sens gnral des propos qui vont tre
tenus ici 1. 1. Les processus et phnomnes sociaux associs ce qu'on
appelle, en rf-rence aux pays du Sud,
dveloppement,politiquesdedveloppement,oprations de dveloppement,
dispositifs de dveloppement, projets de dveloppement, cons-tituent
un domaine de recherche part entire pour l'anthropologie et la
sociolo-gie. 2. En ce domaine moins qu'ailleurs l'anthropologie et
la sociologie ne peuvent tre distingues et encore moins opposes, en
tout cas une certaine anthropologie et une certaine sociologie,
condition qu'on veuille bien considrer que l'apport de ces deux
sciences sociales cousines ou jumelles ne relve pas de l'essayisme,
de la philosophie, de l'idologie ou de la spculation, mais dcoule
au contraire de l'enqute et du terrain, autrement dit de procdures
de recherches empiriques r-flchies. 1 J e remercie J . Copans, J
.P. J acob, P. Lavigne Delville, P.Y. Le Meur, E. Paquot et M.
Tidjani Alou, qui ont bien voulu lire une premire version de cet
ouvrage et me faire part de leurs observations et critiques. Ce
travail doit aussi beaucoup aux discussions menes, au fil des annes
et de diverses en-treprises communes, avec T. Bierschenk et J .-P.
Chauveau. J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et
dveloppement. (1995)12 3. Le dialogue et la coopration entre
oprateurs et institutions de dveloppe-ment d'un ct,
socio-anthropologues de l'autre, quoique difficile et tiss de
ma-lentendus imputables aux deux parties et quasi invitables, est
ncessaire et utile. Mais il ne peut y avoir de socio-anthropologie
du dveloppement applique sans socio-anthropologie du dveloppement
fondamentale . Les tudes, valua-tions et expertises
socio-anthropologiques menes sur commande d'institutions de
dveloppement ne doivent pas tre enfermes dans le ghetto d'une
recherche au rabais et au pas de course caractre alimentaire .
Elles doivent tre connec-tes, sous des formes qui restent largement
inventer avec la socio-anthropologie en gnral comme avec la
socio-anthropologie [6] du changement social et du dveloppement en
particulier, et y puiser leurs concepts, leurs problmatiques et
leurs exigences mthodologiques. 4. Le dveloppement n'est qu'une des
formes du changement social et ne peut tre apprhend isolment.
L'analyse des actions de dveloppement et des ractions populaires
ces actions ne peut tre disjointe de l'tude des dynamiques locales,
des processus endognes, ou des processus informels de changement.
De mme, la socio-anthropologie du dveloppement est indissociable de
la socio-anthropologie du changement social. 5. L'apprhension
combine des faits de dveloppement et des faits de chan-gement
social peut contribuer au renouvellement des sciences sociales. De
toute faon la socio-anthropologie du changement social et du
dveloppement ne peut exister comme discipline particulire coupe de
la sociologie et de l'anthropologie en gnral. Elle met en oeuvre
des problmatiques situes au coeur de ces disci-plines, s'y alimente
en notions et concepts, y puise son inspiration comparatiste 2. La
socio-anthropologie du dveloppement se focalise en particulier sur
l'analyse des interactions entre acteurs sociaux relevant de
cultures ou sous-cultures diff-rentes. Elle procde l'inventaire des
contraintes respectives auxquelles les uns et les autres sont
soumis, et au dcryptage des stratgies que les acteurs dploient
l'intrieur de leurs marges de manoeuvre. Elle dcrit les
reprsentations et syst- 2 Dj Malinowski notait il y a plus de 50
ans : Malheureusement il subsiste encore dans certains milieux une
opinion puissante mais errone selon
la-quellel'anthropologieappliqueestfondamentalementdiffrentedel'an-thropologie
thorique et acadmique (repris in MAUNOWSKI, 1970 : 23). J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)13 mes de sens mobiliss par les groupes en interaction et
tudie les dynamiques de transformation de ces reprsentations et
systmes de sens. 6. Le contexte de domination et d'ingalit dans
lequel interviennent les pro-cessus de dveloppement met en action
et en jeu des idologies, rhtoriques et pratiques de type populiste
, du ct des oprateurs de dveloppement comme
ductdeschercheurs.Lasocio-anthropologiedudveloppementn'ychappe pas,
mais elle doit, pour produire des connaissances fiables, rompre
avec le po-pulisme idologique au profit de ce qu'on pourrait
appeler un populisme m-thodologique . Arrtons-nous ici. Ce bref
inventaire de quelques-uns des thmes qui vont tre dvelopps dans les
pages qui suivent mobilise des termes dont l'acception fait
problme. Dveloppement, bien sr, mais aussi bien
socio-anthropologie,
compa-ratisme,action,populisme...Quelquesprcisionssontdoncindispensables,en
guise de prambule. Elles prendront pour une part la forme de
dfinitions. Il ne s'agira pas de dfinitions substantialistes ou de
dfinitions normatives, visant dfinir l'essence des choses (par
exemple ce que serait vraiment le dvelop-pement...), mais
simplement de dfinitions de convention et de clarification. Elles
ont pour seule ambition de fournir au lecteur les [7] acceptions
stabilises que ces termes vont dsormais revtir l'intrieur de la
perspective dveloppe dans cet ouvrage (par exemple le sens purement
descriptif que j'entends donner au terme de dveloppement ).
Dveloppement J eproposeraisdoncdedfinirle dveloppement
,dansuneperspective
fondamentalementmthodologique,commel'ensembledesprocessussociaux
induits par des oprations volontaristes de transformation d'un
milieu social, en-treprises par le biais d'institutions ou
d'acteurs extrieurs ce milieu mais cher-chant mobiliser ce milieu,
et reposant sur une tentative de greffe de ressources et/ou
techniques et/ou savoirs. En un sens, le dveloppement n'est pas
quelque chose dont il faudrait chercher la ralit (ou l'absence)
chez les populations concernes, contrairement l'accep-J ean-Pierre
Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)14 tion
usuelle. Tout au contraire, il y a du dveloppement du seul fait
qu'il y a des acteurs et des institutions qui se donnent le
dveloppement comme objet ou com-me but et y consacrent du temps, de
l'argent et de la comptence professionnelle. C'est la prsence d'une
configuration dveloppementiste qui dfinit l'existence mme du
dveloppement. On appellera configuration dveloppementiste cet
univers largement
cos-mopolited'experts,debureaucrates,deresponsablesd'ONG,dechercheurs,de
techniciens, de chefs de projets, d'agents de terrain, qui vivent
en quelque sorte du dveloppement des autres, et mobilisent ou grent
cet effet des ressources mat-rielles et symboliques considrables.
vitons les sempiternels dbats sur dveloppement et croissance , ce
qu'est le vrai dveloppement, est-ce que le dveloppement est un but,
une mystique, une utopie, un bien, un mal, etc. Que le dveloppement
marche ou ne mar-che pas , qu'il soit positif ou ngatif, intress ou
dsintress, il existe, au sens purement descriptif qui est le ntre,
car existe tout un ensemble de pratiques so-ciales que dsigne ce
mot. Pour la socio-anthropologie du dveloppement, le d-veloppement
n'est ni un idal ni une catastrophe, c'est avant tout un objet
d'tude. Cettedfinitionrsolumentnonnormativedudveloppement
3nesignifiepas bien sr qu'il faille se dsintresser de tout jugement
moral ou politique sur les diverses formes de dveloppement, loin de
l. Mais il s'agit d'un autre problme. La socio-anthropologie ne
peut prtendre intervenir de faon positive dans les dbats moraux ou
politiques autour du dveloppement que si elle y introduit des
connaissances nouvelles et spcifiques. Elle doit donc se donner la
contrainte pr-alabled'tudierledveloppemententantque[8]constituantun
phnomne social comme un autre, au mme titre que la parent ou la
religion (telle tait la position de Bastide il y a dj longtemps :
cf. Bastide, 1971). Que se passe-t-il lorsque des dveloppeurs
induisent une opration de dveloppement chez des dvelopps 4 ? Quels
processus sociaux sont mis en branle chez les multiples 3 Quant aux
dfinitions normatives, qui sont les dfinitions habituelles, on en
trouveradansFreyssinet(FREYSSINET,1966)uncataloguedjancien mais
bien fourni, qui s'est depuis largement enrichi... 4 Cette
expression commode a ses dsavantages : elle peut en effet faire
croire que l'on met tous les dveloppeurs (ou tous les dvelopps )
dans le mme sac. Une opposition aussi gnrale n'a d'autre intrt que
de souligner un incontestable clivage, massif, relevant du grand
angle : les dvelop-J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et
dveloppement. (1995)15 acteurs et groupes d'acteurs concerns
directement ou indirectement ? Comment reprer, dcrire, interprter
les multiples effets in-intentionnels qu'entranent ces
interventions multiformes et quotidiennes dans les campagnes et les
villes africai-nes que recouvre le terme de dveloppement ? Des
dimensions analytiques
va-riesdoiventtremobilisespourrpondredetellesquestions :ils'agitpar
exemple aussi bien de comprendre comment agissent sur le terrain
les agents de dveloppement (encadreurs agricoles ou infirmiers ...
) - ils ne sont pas de simples courroies de transmission, et ont
leurs propres stratgies - que d'analyser le mode de fonctionnement
rel d'une ONG ou de la Banque mondiale, que d'tudier la corruption
dans l'appareil d'tat, ou bien de dterminer les modes d'action
cono-mique d'une population villageoise, de dgager les formes
locales de la compti-tion politique ou le rle qu'y jouent les
rapports de parent, ou enfin de mettre jour la dynamique de
transformation des conceptions et smiologies populaires. Dans tous
ces cas, seule l'enqute peut permettre de dcrire, de comprendre et
d'analyser les pratiques et les reprsentations lies aux actions de
dveloppement et aux ractions qu'elles suscitent. Il ne s'agit donc
pas que le socio-anthropologue fasse part au monde des penses et
des considrations que le dveloppement lui inspire, bien au
contraire. Il lui faut maximiser l'observation (et donc matriser
les outils conceptuels et mthodologiques qui la rendent pertinente)
et minimiser les prsupposs idologiques et les catgories
prfabriques. Le champ du dveloppement ne manque pas de points de
vue normatifs, d'a priori moraux (de tous cts), de rhtoriques
idologiques, de proclamations tapa-geuses, d'ides reues et de
bonnes intentions... Il en est mme satur. Face aux checs dont
l'vocation est devenue quasi rituelle, quels qu'en soient les
motifs invoqus, face la crise actuelle o se dbattent des conomies
africaines sinis-tres et des appareils d'tat en dconfiture, les
donneurs de leons abondent. Or, ce qui fait le plus dfaut, ce ne
sont pas les bons conseils et les ides soi-disant nouvelles, c'est
la comprhension des mcanismes rels l'oeuvre et l'analyse des
processus sociaux enjeu. peurs d'un ct, les dvelopps de l'autre
n'appartiennent pas aux m-mes univers de vie et univers de sens
(cf. life world en anglais). Mais bien videmment il ne s'agit en
aucun cas de catgories respectivement homog-nes. J ean-Pierre
Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)16
PourparaphraseretinverserlaclbrephrasedeMarxdanslesthsessur
Feuerbach, le problme, en ce qui concerne le dveloppement, est de
comprendre comment le monde se transforme, plutt que de prtendre le
transformer sans se donner les moyens de le comprendre. [9] Les
thories macro-conomiques de type normatif tiennent encore
aujour-d'hui le haut du pav 5 en termes de pense sur le
dveloppement , d'influence sur les politiques, et de drainage des
fonds d'tudes et de recherche. Or elles ne sont pas fondes, c'est
le moins qu'on puisse dire, sur une connaissance fine des
situations vcues par les acteurs sociaux de base et des moyens par
lesquels
ceux-cigrentcessituations.Enfaceouct,lesrhtoriquespopulistes,les
idologies participatives, les bonnes volonts humanitaires, qui se
proposent plus ou moins comme alternatives, ne sont gure mieux
informes. On ne peut faire l'conomie d'analyses plus spcifies, plus
intensives, plus proches des interac-tionssociales relles
.C'estlointervient,oudevraitintervenir,lasocio-anthropologie. Le
point d'impact des politiques de dveloppement sur les po-pulations
concernes, autrement dit l'espace social o s'opre l'interaction
entre oprations de dveloppement (projets de dveloppement ou actions
de dvelop-pement) et groupes-cibles , est, cet gard, un niveau
stratgique d'investiga-tion, pour lequel l'enqute de terrain
intensive de type socio-anthropologique est particulirement adapte.
On peut ainsi avoir un point de vue plus proche des destinataires
finaux et des utilisateurs rels ou potentiels du dveloppement, qui
prenne en compte leurs ractions aux oprations de dveloppement mises
sur pied leur intention. Si j'insiste sur ce niveau plus micro , et
actororiented 6, o l'anthropologie et la sociologie qualitative 7
sont particulirement l'aise, 5 Ces thories se rduisent de plus en
plus aujourd'hui aux diffrents courants issus du no-libralisme, du
fait du naufrage des anciennes coles concur-rentes (elles aussi
macro-conomiques et normatives), en particulier celles lies au
marxisme et prnant la rupture avec le march mondial. 6 C'est l
1'expression qu'utilise N. Long. The essence of an actor oriented
approach is that its concepts are grounded in the everyday life
experiences and understandings of men and wo-men be they poor,
peasants, entrepre-neurs, government bureau-crats or researchers
(LONG, 1992 : 5). 7 J 'emprunte ce qualificatif certains
sociologues amricains (cf. STRAUSS, 1987, 1993) mais non sans
rticences. En effet, d'un ct qualitatif a le mrite de souligner
qu'on peut faire de la sociologie sans tre victime des obsessions
statistiques, des sondages, ou des questionnaires ( what cannot J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)17 ce n'est certes pas pour nier l'importance des tudes plus
structurales et macro , c'est parce que l'interaction
dveloppeurs/dvelopps , sous contraintes de type macro (rapports de
production, marchmondial,politiques nationales, rela-tions
Nord-Sud, etc.), est un espace de recherche privilgi pour
comprendre tant les logiques relles des institutions de
dveloppement que les logiques rel-les des producteurs et des [10]
populations concernes. Nous supposons en effet (mais c'est un
paradigme fondateur des sciences sociales) que les discours
publics, les politiques proclames, les structures administratives
ou juridiques, ne conci-dent pas toujours, tant s'en faut, avec les
pratiques effectives, dans le dveloppe-ment comme dans les autres
aspects de la vie sociale. Socio-anthropologie du dveloppement J
'entends par socio-anthropologie l'tude empirique
multi-dimensionnelle de groupes sociaux contemporains et de leurs
interactions, dans une perspective diachronique, et combinant
l'analyse des pratiques et celle des reprsentations. La
socio-anthropologieainsiconuesedistinguedelasociologiequantitativiste
base d'enqutes lourdes par questionnaires comme de l'ethnologie
patrimonialiste focalise sur l'informateur privilgi (de prfrence
grand initi). Elle s'oppose la sociologie et l'anthropologie
essayistes et spculatives. La socio-anthropologie fusionne les
traditions de la sociologie de terrain (cole de Chicago) et de
l'an-thropologie de terrain (ethnographie) pour tenter une analyse
intensive et in situ
desdynamiquesdereproduction/transformationd'ensemblessociauxdenature
be quantified. does exist, does have consequences, can be argued
and made thesubjectofpropositionsandhypotheses ,BAILEY,1973
:11).Mais d'un autre ct qualitatif pourrait laisser entendre une
certaine dsinvol-ture envers les problmes de la reprsentativit, ou,
pire, un manque de ri-gueur... Bien videmment, la sociologie dite
qualitative, ou l'anthropologie, du moins dans l'esprit de beaucoup
de chercheurs, se veut aussi rigoureuse (voire plus) que la
sociologie dite quantitative, et ne ddaigne par ailleurs ni les
chiffres ni les procdures de recension systmatique, bien au
contraire (cf. OLIVIER DE SARDAN, 1995). De ce point de vue, il n'y
a aucune dif-frence pistmologique entre sociologie qualitative et
sociologie quantitati-ve, mais bien complmentarit entre des mthodes
diffrentes de production des donnes. J ean-Pierre Olivier de
Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)18 diverses, prenant
en compte les comportements des acteurs, comme les significa-tions
qu'ils accordent leurs comportements.
Onpourraitcertes,etjel'aifaitprcdemment,utiliserlaseuleexpression
d' anthropologie , si l'on entend anthropologie au sens large.
Anthropolo-gie ne signifie pas alors une soi-disante science des
socits primitives ou simples (qui correspondrait au sens ancien d'
ethnologie ), mais voque au contraire une approche la fois de
terrain et comparative des socits humaines quelles qu'elles soient,
une approche intensive et transversale du social, que l'on retrouve
pour une part dans une certaine sociologie. Pour viter tout risque
d'ac-cusation d'imprialisme disciplinaire, et pour marquer cette
profonde convergence des deux disciplines 8, d'autant plus
ncessaire ds lors que l'on prend le dve-loppement comme objet, il
me semble aujourd'hui prfrable d'utiliser le terme de
socio-anthropologie. La convergence pistmologique s'tend videmment
l'his-toire (comme aux autres sciences sociales, politologie,
conomie : cf. Passeron, 1991). Mais les thmes de recherche
proprement historiques font, la diffrence de la
socio-anthropologie, appel essentiellement des matriaux en quelque
sorte morts , et justifient que je laisse ici l'histoire - comme
discipline - un peu sur la touche. Ceci tant, la perspective
diachronique, le recours la tradition orale et la mise en contexte
historique constituent des composantes indispensables de toute
socio-anthropologie digne de ce nom. [11] Le dveloppement, entendu
dans le sens dfini ci-dessus, est un terrain privilgi pour la
socio-anthropologie. Le dveloppement en effet fait intervenir de
multiples acteurs sociaux, du ct des groupes-cibles comme du ct des
institutions de dveloppement. Leurs statuts professionnels, leurs
normes d'action,
leurscomptences,leursressourcescognitivesetsymboliques,leursstratgies
diffrent considrablement. Le dveloppement sur le terrain , c'est la
rsultante de ces multiples interactions, qu'aucun modle conomique
en laboratoire ne peut prvoir, mais dont la socio-anthropologie
peut tenter de dcrire et interprter les modalits. 8 Il ne s'agit
cependant pas de nier l'effet des pesanteurs disciplinaires et
aca-dmiques, qui dressent des barrires regrettables entre
sociologie et anthro-pologie. Un exemple en est le systme de
rfrences savantes propres cha-cune, qui tend ignorer les aspects
vivants de la recherche chez l'autre. J ean-Pierre Olivier de
Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)19 Cela implique un
savoir-faire qui ne s'improvise pas. La confrontation de lo-giques
sociales varies autour des projets de dveloppement constitue un
phno-mne social complexe, que les conomistes, les agronomes ou les
dcideurs ont tendance ignorer. Face aux carts rpts entre les
conduites prvues et les conduites relles, face aux drives que toute
opration de dveloppement subit du fait des ractions des
groupes-cibles, les dveloppeurs tendent recourir de pseudo-notions
sociologiques ou anthropologiques qui relvent plus de clichs et de
strotypes que d'outils analytiques. On invoquera ainsi la culture
ou les valeurs des populations locales pour expliquer leur
propension constante ne pas faire ce qu'on voudrait qu'elles
fassent, o le faire leur faon. C'est l expliquer l'inexpliqu par
l'inexplicable. Ces notions particulirement floues, va-guement
empruntes une anthropologie de bazar, caractrisent la
do-it-yourself-sociology de certains conomistes 9 ou agronomes. Or
les rfrences paresseuses aux facteurs culturels oublient le plus
souvent l'existence de sub-cultures, les diversits culturelles
internes un mme groupe social, le poids des clivages so-ciaux (ge,
sexe, classes sociales, entre autres) sur les normes et
comportements. Elles oublient que la culture est un construit,
soumis d'incessants processus syncrtiques et objet de luttes
symboliques. L'analyse des interactions entre configuration
dveloppementiste et popu-lations locales, comme l'analyse des
diverses formes du changement social, de-mandent un certain type de
comptences, celles-l mme que revendiquent la so-ciologie et
l'anthropologie, et que la socio-anthropologie du dveloppement
en-tend mettre en oeuvre. Mais la socio-anthropologie du
dveloppement est-elle en 9 D'o l'irritation envers les conomistes
que manifeste le livre particulire-ment polmique mais non dnu de
vrit de Polly Hill (HILL, 1986). Le problme ainsi pos est celui du
rle des conomistes dans le pilotage du dveloppement ou de la
recherche sur le dveloppement, et de leur frquent ddain envers les
comptences d'ordre socio-anthropologique, et non celui de la
dimension conomique des phnomnes sociaux lis au changement social
et au dveloppement, que la socio-anthropologie ne peut en aucun cas
ignorer. L'anthropologie conomique (y compris celle que pratiquent
ou ont pratiqu divers conomistes aux marges de leur discipline),
comme la socio-logie conomique (qui regroupe aux tats-Unis nombre
d'conomistes refu-sant la dferlante conomtrique) sont des
ingrdients tout fait fondamen-taux de la sauce laquelle la
socio-anthropologie accommode le dvelop-pement. J ean-Pierre
Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)20 mesure
de satisfaire de telles [12] attentes ? Autrement dit, la
socio-anthropologie du dveloppement existe-t-elle ? Nous verrons
plus loin que, aprs un certain pitinement succdant aux ouvra-ges
prcurseurs, les travaux rcents permettent de rpondre par
l'affirmative. Ce-pendant cette socio-anthropologie du dveloppement
reste marginale, tant dans le monde du dveloppement que dans le
monde des sciences sociales. Il est vrai qu'aux tats-Unis surtout,
l' anthropologie applique a sa place au soleil, et qu'il y a une
longue tradition de demande sociale auprs des so-ciologues et
anthropologues (ds avant-guerre on les sollicitait en tous
domaines, depuis le problme des rserves indiennes jusqu' celui des
gangs urbains). Ce-pendant, en ce qui concerne le monde du
dveloppement proprement dit, les pro-blmatiques restent le plus
souvent frustres, purement descriptives, souvent na-ves, et coupes
des dbats thoriques majeurs dans nos disciplines 10.
Ductfrancophone,unrapideinventairedelatrsabondantelittrature
consacreaudveloppementmontrevitequelasocio-anthropologieempirique
des faits de dveloppement en constitue la portion congrue, et est
largement igno-re. La grande majorit des travaux que l'on classe
sous la rubrique sociologie ou anthropologie renvoient en fait de
l'conomie ou de l'idologie, c'est--dire, pour ce qui concerne ce
dernier point, des considrations normatives ou morali-santes, plus
ou moins lgitimes par du vocabulaire savant, sur le dveloppe-ment
en gnral ou la prise en compte des facteurs culturels du
dveloppe-ment 11. 10 On trouvera divers tats de la question bass
essentiellement sur la litt-rature nord-amricaine, o se reflte
cette difficult dgager des lignes de forceclairesetdevritables
programmesderecherche :cfHOBEN, 1982 ; CHAMBERS, 1987 ; ARNOULD,
1989 ; RANC, 1990. On peut y adjoindre plusieurs ouvrages
collectifs prsentant diverses rflexions gn-rales ou expriences
particulires en anthropologie applique, qui ne
dissi-pentpasl'impressionprcdente(COCHRANE,1971 ;OXAAL,BAR-NETT
& BOOTH, 1975 ; PITT, 1976 ; GRILLO & REW, 1985 ; GREEN,
1980 ;HOROWITZ&PAINTER,1986 ;CERNEA,1991 ;HOBART, 1993). Ce
relatif dficit conceptuel contraste avec l'existence par contre de
manuels et textes mthodologiques amricains sur l'anthropologie
applique (cf. PARTRIDGE, 1984, ainsi que la revue Human
organization). 11 Une rcente bibliographie en tmoigne (KELLERMAN,
1992) : les ouvra-ges analyss, censs rendre compte de la dimension
culturelle du dvelop-J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie
et dveloppement. (1995)21 L'tiquette sciencessocialesdudveloppement
s'avreleplussouvent trompeuse, et la socio-anthropologie du
dveloppement (telle qu'ici on la consid-re et on entend la
promouvoir, c'est--dire dote de [13] problmatiques d'investi-gation
solides et d'outils d'interprtation prouvs) en est la grande
absente. Un exemple suffira : trois ouvrages rcents en franais, qui
prtendent tous dresser un
bilan,chacunsafaon,durapportentresciencessocialesetdveloppement,
tmoignent d'une totale mconnaissance de la socio-anthropologie du
dveloppe-mentettalentsansfardleurpropreignorance(cf.Choquetetal,1993
;Gui-chaoua et Goussault, 1994 ; Rist, 1994) : ni les travaux en
franais qui relvent de l'orientation ici dfendue, ni les travaux
europens en anglais qui s'en rapprochent le plus (Long, 1989 ; Long
et Long, 1992, Elwert et Bierschenk, 1988) ne sont mme voqus dans
aucun de ces livres. Il est d'autant plus surprenant que l'on nous
parle de la fastueuse anthropologie applique nord-amricaine mise en
contraste avec la fort modeste anthropologie du dveloppement
francophone et sa grande pauvret thorique (Guichaoua et Goussault,
1993 : 103). Quant la position de Kilani (in Rist, 1994), qui
conteste la possibilit mme d'une an-thropologie du dveloppement,
elle se fonde sur de dplorables confusions. L'an-thropologie du
dveloppement est systmatiquement renvoye l'anthropologie applique.
Les pchs que Kilani dnonce si abruptement relvent des malenten-dus
quasi invitables qui se tissent entre connaissance et action, en
quelque
do-mainequecesoit.Ilsnepeuventtreimputsl'anthropologiesousprtexte
qu'elle serait coupable de s'intresser aux processus sociaux de
dveloppement. Kilani accuse d'ailleurs tout de go, et sans se
donner la peine d'argumenter, l'an-thropologie du dveloppement de
succomber au got du jour en se ralliant aux idologies du
dveloppement (Kilani, 1994 : 29). Il montre plutt ainsi son igno-
pement , relvent pour l'essentiel de l'essayisme et, surtout, aucun
ne
ren-voieunesocio-anthropologieempiriquedudveloppement.Ladjan-cienne
bibliographie de J acquemot (J ACQUEMOT et al, 1981) faisait
lar-gement appel des rfrences sociologiques et anthropologiques :
mais on constatera facilement que l'approche, l'poque, tait trs
macro du ct des sociologues, et trs hors dveloppement du ct des
anthropologues (cf. infra, chapitre 1). La bibliographie tablie par
J acob (J ACOB, 1989) est la seule ce jour qui fasse faire tat
d'ouvrages et d'articles relevant de la so-cio-anthropologie du
dveloppement. C'est aussi l'un des trs rares travaux qui, comme le
prsent ouvrage, tente de cumuler les sources francophones et
anglophones. J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et
dveloppement. (1995)22 rance des travaux accumuls depuis vingt
ans... Par ailleurs, il tire argument de ce que le dveloppement
n'est pas un concept sociologique, et n'a d'autre statut que de
dsigner une ralit extrieure l'anthropologie, comme le sport, la
ville oulavieillesse(id :20).Ilestfortvraique dveloppement
n'estpasun concept. Mais c'est justement ce statut d'objet qui
permet de parler d'anthropo-logie du dveloppement sans reprendre
son compte les reprsentations des d-veloppeurs . On peut faire de
l'anthropologie urbaine sans que la ville soit pour autant un
concept et sans assumer l'idologie des urbanistes ! Kilani
repro-che d'autre part cet objet d'tre htroclite, htrogne, et de ne
pas permettre les visions d'ensemble , les dploiements thoriques
cohrents qui seraient la mar-que de la vritable anthropologie (id.
: 27). Mais c'est justement cette htrogni-t des faits de
dveloppement qui fait l'intrt de l'anthropologie du dveloppe-ment.
L'anthropologie serait-elle rduite ne s'intresser qu'aux objets
naturelle-ment cohrents ? En ce cas, c'est l'essentiel de la vie
sociale, tout aussi htrog-ne, qui lui chapperait ! La marginalit de
la socio-anthropologie du changement social et du dvelop-pement sur
la scne publique du dveloppement est donc aussi une marginalit sur
la scne publique de la recherche en sciences sociales. Pourtant, de
mme que les institutions de dveloppement auraient tout gagner de la
collaboration avec une
socio-anthropologieactive,demmeilseraitdansl'intrtdelarechercheen
sciences sociales de prendre en compte la socio-anthropologie du
dveloppement. On sait en effet depuis longtemps que les diffrentes
ractions d'une [14] socit (ou de ses diverses composantes) une
intervention extrieure constituent l'un des meilleurs indicateurs
de la dynamique de ses structures propres, un analyseur privilgi
des comportements sociaux 12. Il s'agit simplement de mettre en
oeuvre propos des faits sociaux de dveloppement la fonction
comprhensive des sciences sociales. Celles-ci n'ont-elles pas pour
tche de rendre intelligibles des
comportementsoudespratiquesapparemmentinintelligiblesouinterprtsde
faon biaise en fonction de prjugs, d'idologies ou d'intrts
particuliers ? Aus-si l'analyse des pratiques sociales effectives
l'oeuvre dans un projet de dvelop-pement mettra-t-elle l'accent sur
le dcalage, invitable, entre les divers int-rts et les rationalits
qui rgissent les agissements des oprateurs de dve- 12 Cf. BASTIDE
(1971) ou BALANDIER (1971). J ean-Pierre Olivier de Sardan,
Anthropologie et dveloppement. (1995)23 loppement, et les divers
intrts et rationalits qui rglent les ractions des populations
concernes.
Cen'estpasunhasardsidemultiplestravauxcontemporainsdesocio-anthropologie
du dveloppement prsentent comme un certain air de parent, au del
des frontires acadmiques et linguistiques. Il n'y a pourtant ni
concertation, ni effets d' cole . On serait bien en peine de
rechercher une grille d'interprta-tion toute faite,
fonctionnaliste, systmique, librale, marxiste ou autre. En ce sens
la socio-anthropologie du dveloppement n'a pas de paradigme unifi.
Mais ici et l, cependant, les mmes questions sont poses : pourquoi
ces drives entre un projet de dveloppement et sa mise en oeuvre ?
Comment s'articulent contraintes et marges de manoeuvre ? Nombre de
travaux actuels en socio-anthropologie du dveloppement partent des
mmes postulats : les pratiques populaires ont un sens qu'il
convient de cher-cher.Ilsrelventd'unemmemfiance :lesexplications
idologiques ,les thories gnrales, les argumentations avances par
les institutions du dvelop-pement ne sont pas satisfaisantes. lis
s'organisent autour d'un mme axe : la
re-cherchedesdiffrences,desclivages,descontradictions,entantqu'analyseurs
privilgis de la ralit sociale. Ils tentent une mme conciliation
entre analyse des structures qui contraignent l'action et
identification des stratgies et logiques qui sous-tendent les
comportements et les reprsentations des acteurs. Face aux rductions
qu'oprent toutes les idologies du dveloppement, fon-des
ncessairement sur des pr-supposs consensuels 13, la
socio-anthropologie du dveloppement affirme ds le dpart la
complexit du social, et la divergence des intrts, des conceptions,
des stratgies ou des logiques des divers partenai-res (ou
adversaires ) que met en rapport le dveloppement. Mais divergen-ces
ne signifie pas ncessairement affrontements dclars et conflits
ouverts. Au contraire, le quotidien du dveloppement est plutt fait
de compromis, d'interac-tions, de syncrtismes, de ngociations
(largement informelles et indirectes). C'est autour de telles
notions, qui n'excluent pas, bien au contraire, les rapports de
for-ces, qu'il faut chercher les explications des effets rels des
actions de dvelop- 13 un niveau ou un autre (village, classe,
nation, Tiers monde, humanit...) et selon des lgitimations diverses
(morales, religieuses, politiques, scienti-fiques...). J ean-Pierre
Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)24 pement
sur les milieux qu'elles entendent modifier. Ceci [15] implique de
rompre avec les modles d'explication dualistes, comme avec les
schmas structuralis-tes ou les invocations culturalistes.
Comparatisme Est-ce dire que chaque situation locale, chaque
opration de dveloppement exige une analyse spcifique et qu'aucune
loi ne peut tre dgage de l'infinie diversit des contextes concrets
? Oui et non. Oui, au sens o chaque terrain est une combinaison
singulire de contraintes et de stratgies, que seule une ana-lyse
spcifique peut dchiffrer. Non, au sens o certaines contraintes sont
com-munesousimilaires
:onpeutconstituerdestypologiespartirdesconditions
cologiques,desmodesd'insertiondansl'conomiemondiale,desrapportsde
production ou des rgimes politiques. De mme, au-del de la
singularit des cas et des contextes, les logiques conomiques (comme
par exemple la minimisation des sorties montaires), sociales (comme
par exemple les rseaux d'entraide
familiale)ousymboliques(commeparexemplelescodesdelaconsommation
ostentatoire, ou les modes de reconnaissance sociale fonds sur la
redistribution) se recoupent frquemment. Il est probable qu'un
progrs dcisif de la socio-anthropologie du dveloppe-ment viendra du
recours des analyses comparatives rigoureuses, que la
multipli-cation d'tudes devrait rendre possible, en proposant enfin
des matriaux de ter-rain compatibles entre eux 14, autrement dit
issus d'une mme problmatique de recherche, ce qui s'oppose ainsi
tout la fois aux monographies descriptives des
anciensethnographes,commeaux applications
dethoriesunterrain-prtexte,auxgnralisationsabusives,auxextrapolationshtives,auxthories
grand angle qui slectionnent les illustrations intressantes et
oublient les contre-exemples. 14 Ce fut le grand mrite des
valuations commandes par l'phmre Bureau des valuations des services
Coopration et Dveloppement du ministre des Relations extrieures que
d'avoir esquiss un tel corpus (cf. FREUD, 1985, 1986, 1988 ; cf.
galement, comme exemples d'articles issus de ces valua-tions, PONTI
et RUFF, 1985 ; YUNG, 1985). J ean-Pierre Olivier de Sardan,
Anthropologie et dveloppement. (1995)25 Il faut pour cela quelques
concepts communs ou apparents. Mais il ne s'agira pas ici de
concepts-thories, intgrs dans des paradigmes durs et fonctionnant
sur le mode de la vrification ou de la confirmation ( l'image par
exemple du concept de modedeproduction
,indissociabledelathoriemarxiste).Ils'agirade concepts
exploratoires, permettant de produire des donnes nouvelles et
compara-blessanssur-interprtationspr-programmes
:savoirstechniquespopulaires, logiques, courtage, arne, groupes
stratgiques sont autant de concepts
exploratoi-resquiseronticivoqus,quipeuventassurerunecertainecomparabilitla
socio-anthropologie du dveloppement. Ceci ne dispense pas de
recourir des notions, termes plus ou moins flous et passe-partout,
qui ont le mrite de dsigner des domaines [16] d'investigation, des
pans de rel qu'il est commode de spcifier, sans prtention
analytique : innova-tion fournira un exemple de telles notions,
ncessaires bien qu'ambigus. Par ailleurs le comparatisme inhrent la
socio-anthropologie du dveloppe-ment se fonde sur deux
caractristiques propres son objet : le multiculturalisme des
situations de dveloppement, et la transversalit des reprsentations
et prati-ques des acteurs engags dans ces situations.
Multiculturalisme
Lessituationsdedveloppementmettentenprsenced'unctuneculture pour
une bonne part cosmopolite, internationale, celle de la
configuration dve-loppementiste
,dclinebiensrensous-cultures(ellesaussitransnationales) par divers
clans, bases idologiques et/ou professionnelles, qui agissent
chacun de faon largement identique aux quatre coins de la plante,
et de l'autre ct une grande varit de cultures et sous-cultures
locales 15. Bien que les rsultats de telles confrontations soient
pour une large part imprvisibles, on peut cependant
identifierquelquesconstantesetinvariants.Certainsdesconceptsexploratoires
15 Fosteravaitdjsoulignsafaoncettedimensionmulticulturelledes
processus de dveloppement : In developmental programs
representatives
oftwoormoreculturalsystemscomeintocontact(...)Whetherthegulf
between the two worlds is full-cultural or sub-cultural, it is
significant. In ei-ther case the technician shares the cultural and
social forms not only of the country from which he comes but also
of the professional group he repre-sents (FOSTER, 1962 : 5). J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)26 voqus ci-dessus (comme courtage, savoirs techniques
populaires ou logiques) ont cette ambition. Tranversalit On
pourrait certes concevoir que la socio-anthropologie du
dveloppement se scinde en sous-disciplines, l'image des types
d'intervention qu'elle tudie :
dve-loppementrural,sant,jeunesetville,etc.Touteoprationdedveloppement
passe en effet par des filtres institutionnels et techniques qui la
positionnent dans tel ou tel champ professionnel et pas dans tel
autre, aussi intgr le
dveloppe-mentenquestionsoit-il.Au-deldelarhtoriquegnrale,ledveloppement
n'existepourl'essentielquesouslaformed'expertsspcialiss,d'organisations
spcialises, de lignes budgtaires spcialises, que ce soit dans la
sant, l'envi-ronnement, la production agricole, la rforme
administrative, la dcentralisation, ou la promotion des femmes...
Comptences, planification, financements, admi-nistration
:ledveloppementnepeutchapperlasectorisation.Lasocio-anthropologie
pourrait avoir de bonnes raisons de suivre la configuration
dve-loppementisteensesspcialisations,neserait-cequepourmieuxprendreen
compte la base matrielle des interventions et les dispositifs sur
lesquelles elless'appuient
:lescontraintesd'unamnagementhydro-agricolenesontpas celles d'une
campagne de [17] vaccination. Mais les acteurs sociaux d'en bas ,
et en particulier les clients des institutions de dveloppement, ne
se soucient pas de tels clivages. Pratiques et reprsentations
chappent aux dcoupages secto-riels : c'est le mme paysan qui ragit
face un projet de cooprative ou un cen-tre de sant communautaire,
souvent (mais pas toujours) en mettant en oeuvre des logiques
d'action identiques, ou en se rfrant des normes sociales analogues.
L'invitable sectorisation des institutions ou des interventions
contraste ainsi avec la transversalit des comportements des
populations cibles. La transversalit populaire s'oppose galement la
sectorisation dveloppe-mentiste sur un axe diachronique, du point
de vue du rapport au temps. Un projet, pour ses animateurs, occupe
tout l'espace-temps. Il est central, omniprsent, uni-que. Pour les
paysans il est passager, relatif, accessoire, et prend sa place
dans une chane d'interventions successives. Les agents d'un projet
consacrent 100% de leur
activitprofessionnelleunsecteurd'activitquineconcernesouventqu'une
J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)27 petite partie du temps du producteur auquel ils
s'adressent. De nombreux malen-tendus surgissent de cette diffrence
radicale de position. On pourrait aussi se poser la question de la
sectorisation non plus partir des clivages propres aux institutions
de dveloppement mais partir de ceux qui ont cours en sciences
sociales. L'anthropologie, par exemple, n'est en effet pas sans
avoir, plus ou moins latents ou explicites, ses propres
sous-clivages. L'anthropo-logie conomique s'intresse aux rapports
de production, aux modes de produc-tion, la petite production
marchande, au commerce informel. L'anthropologie politique considre
le pouvoir local, les systmes de clientles, les formes de la
reprsentation politique. Et ainsi de suite. Mais l'argument sera
ici encore identi-que. Les acteurs sociaux circulent sans cesse
entre le registre conomique et le registre politique, sans parler
du symbolisme, du langage ou de la religion. Les pratiques et les
reprsentations des populations, face au changement en gnral comme
face au dveloppement en particulier, mobilisent tous les registres
possi-bles, et aucun ne peut tre a priori exclu ou disqualifi
d'avance, ni l'conomique (avec ses rapports de production et ses
modes d'action conomiques), ni le politi-que (avec ses rapports de
domination et ses stratgies de pouvoir), ni le social, le
symbolique ou le religieux.
Lasocio-anthropologiedudveloppementnepeutsedcomposerensous-disciplines
: la transversalit de ses objets est indispensable sa vise
comparatis-te. Une socio-anthropologie du changement social et du
dveloppement est la fois une anthropologie politique, une
sociologie des organisations, une anthropo-logie conomique, une
sociologie des rseaux, une anthropologie des reprsenta-tions et
systmes de sens. C'est tous ces titres qu'elle prendra par exemple
com-me objet aussi bien les interactions infirmiers/patients que
les interactions enca-dreurs /paysans, et donc qu'elle dcrira et
analysera les reprsentations des uns et celles des autres, les
institutions des uns et celles des autres, les relations sociales
des uns et celles des autres, et les systmes de contrainte
l'intrieur desquels les uns comme les autres voluent. [18] La
proclamation de l'unit d'une discipline ou d'une sous-discipline,
qui dfinit le champ comparatif qu'elle s'autorise apprhender, est
cependant tou-jours ambivalente et toujours relative. Outre qu'elle
sert volontiers marquer des territoires et renvoie pour une part
des stratgies professionnelles, elle peut aussi relever de soucis
corporatistes ou aboutir des dbats mtaphysiques. L'ambition J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)28
comparativedelasocio-anthropologieduchangementsocialetdudveloppe-ment,
telle qu'elle a t ici dfinie, se fonde sur une autonomie relative
de son objet, et sur un ensemble de problmatiques l'interface de
l'anthropologie et de
lasociologie.Maperspectiveestdoncenpartiedistinctedecelled'Aug,par
exemple, qui revendique une unit de principe de l'anthropologie (et
de l'anthro-pologie seule) pour s'opposer aux spcialisations
excessives fondes sur la consti-tution de sous-disciplines dfinies
par leur objet. C'est sur cette base qu'il refuse toute
revendication l'indpendance de l'anthropologie de la sant (Aug,
1986). J e propose une position plus nuance, que je crois plus
raliste. Sans aller jusqu' une spcialisation excessive et un
morcellement infini, et sans remettre en cause la profonde unit
pistmologique des sciences sociales et la profonde unit
m-thodologique de la socio-anthropologie, on doit admettre une
certaine influen-ce des objets sur la constitution des savoirs, et
l'existence d'une autonomie
relati-vedeschampscomparatifs(trans-disciplinairesousous-disciplinaires)quien
dcoulent. Ces champs comparatifs peuvent tre dfinis sur des bases
multiples, rgionales ou thmatiques le plus souvent. Les aires
culturelles - Afrique, Asie du Sud-Est ou socits rurales
europennes... - sont ainsi une des dimensions pos-sibles de cette
autonomie relative induite par l'objet. Les dcoupages thmatiques
-sociologiedel'ducation,anthropologiereligieuseousocio-anthropologiedu
dveloppement... - en sont une autre. Ces deux modes de
semi-spcialisation issue des objets sont au principe de tout
comparatisme contextualis (ils n'ont d'ailleurs rien d'incompatible
entre eux). Cependant (et je rejoindrai Aug sur ce point) J
'autonomie de ces champs comparatifs ne peut tre que relative, et
toute indpendance serait absurde et strilisante. Pour nous rsumer,
la vise comparative qui fonde l'autonomie relative de la
socio-anthropologie du dveloppement me semble fonde sur le lien
entre trois composantes fondamentales et indissociables : (1) un
objet spcifique et particu-lier (les processus sociaux de
changement, la fois endognes et induits) ; (2) une problmatique
irrigue par l'ensemble des dbats contemporains en sciences
so-ciales (et dbordant largement la seule anthropologie) ; (3) une
mthodologie de production des donnes ancre dans la tradition
anthropologique et la sociologie dite qualitative, prenant en
compte toutes les dimensions de la ralit vcue par les acteurs
sociaux (transversalement aux dcoupages thmatiques habituels des
sciences sociales). J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie
et dveloppement. (1995)29 [19] Action Nous aborderons peu dans cet
ouvrage les problmes relatifs l'action, c'est--dire l' application
proprement dite de la socio-anthropologie du dveloppe-ment (il n'en
sera question que dans la conclusion, sous la forme particulire des
rapports entre chercheurs en sciences sociales et oprateurs de
dveloppement). Ce n'est en aucun cas par mpris ou par
sous-estimation de ces problmes, qui concernent l'insertion de
socio-anthropologues dans des programmes de dvelop-pement, ou leur
rle en matire d'tudes, d'valuation ou d'expertise. J e ne partage
pas en effet l'attitude hautaine de nombre de chercheurs envers les
praticiens du dveloppement , et j'estime qu'un chef de projet, un
encadreur agricole ou un mdecin valent largement un sociologue ou
un anthropologue. J e ne pense pas non plus que le rle pratique des
sciences sociales doive se r-duire la seule fonction critique et
protestataire. Non que celle-ci n'ait pas son
importance,bienvidemment.Maislamodestiedurformisme,enmatirede
dveloppement comme ailleurs, a autant de grandeur que le panache de
la dnon-ciation. Il y a de la place pour les deux. L'amlioration de
la qualit des servi-ces que les institutions de dveloppement
proposent aux populations n'est pas un objectif qu'il faille
ddaigner. Et la socio-anthropologie du dveloppement peut contribuer
pour sa part, modeste mais relle, cette amlioration.
Maisc'estlaqualitdesesprocduresdeconnaissancequiseulepeutlui
permettred'apporterunequelconquecontributionl'action. C'est
pourquoi je me suis ici focalis sur cette fonction de connaissance
et ses pr-requis, dans la mesure o elle constitue le ticket d'entre
de la socio-anthropologie du dve-loppement dans le domaine de
l'action, et le moyen de mettre en garde contre les piges des
drives idologiques, dont le populisme n'est pas le moindre. Marc
Aug crivait il y a longtemps dj : Le dveloppement est l'ordre du
jour ethnologique : l'ethnologie n'a pas l'clairer, mais l'tudier,
dans ses prati-ques, ses stratgies et ses contradictions (Aug, 1973
: 251). J 'admets avec lui l'impratif d'tude, mais je ne partage
pas son rejet a priori de tout clairage , J ean-Pierre Olivier de
Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)30 c'est--dire de
toute aide l'action. Simplement l'tude est la condition d'un
ven-tuel (et ncessairement modeste) clairage, parmi d'autres.
Populisme J 'entendrai ici par populisme un certain rapport entre
les intellectuels (as-socis aux couches et groupes privilgis) et le
peuple (c'est--dire les couches et
groupesdomins),rapportselonlequellesintellectuelsdcouvrentlepeuple,
s'apitoient sur son sort et/ou s'merveillent de ses capacits, et
entendent se mettre son service et oeuvrer pour son bien. [20] Il
n'est donc pas question ici de l'acception courante de populisme
dans le langage politique contemporain (o le terme voque, de faon
dprciati-ve, le comportement dmagogique d'hommes politiques plus ou
moins cha-rismatiques). Nous revenons au sens original de
populisme, celui des populistes russes du XIXe sicle (narodnicki).
Le populisme est extrmement prsent dans l'univers du dveloppement.
Il lui est mme en un sens consubstantiel. La configuration
dveloppementiste n'est-elle pas compose d' lites qui entendent
aider le peuple (les paysans, les femmes, les pauvres, les rfugis,
les chmeurs...), amliorer leurs conditions d'existence, se mettre
leur service, agir pour leur bien, collaborer avec eux ? La
multiplica-tion des ONG, leurs pratiques comme leurs rhtoriques,
tmoignent de ce popu-lisme dveloppementiste, sous sa forme la plus
rcente et la plus massive, mme s'il en est bien d'autres. Les pays
en dveloppement, les damns de la terre , les chmeursdes
Brazzavillenoires ,lesagriculteursexpossauxfamines,les victimes des
guerres, de la malnutrition, du cholra ou de l'ajustement
structurel sont autant de figures que prend le peuple dans un
contexte dveloppementis-te, c'est--dire pour des privilgis ou des
nantis occidentaux convertis son service. Mais le populisme
structure aussi pour une bonne part l'univers de la recherche, en
sociologie et anthropologie comme en histoire. La rhabilitation des
acteurs sociaux d'en bas, la description du mode de vie des
humbles, l'inventaire des comptences et des ruses paysannes, le
recueil de la vision des vaincus , la J ean-Pierre Olivier de
Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)31 chronique des
rsistances populaires : ces thmatiques sont au coeur des sciences
sociales. Cette idologie latente a divers avantages et mrites, et
autant de piges et d'inconvnients, on y viendra (cf. chapitre 5).
Mais elle n'est pas sans recouper une certaine avance
mthodologique. Malgr les difficults qu'ont les sciences sociales
tre cumulatives, les types et modles d'explication que proposent
les sciences sociales (en ce qu'elles ont de plus avanc et
novateur, ce qui ne
corres-pondpastoujoursleursproduitsmdiatiss)sontpourunepartaujourd'hui
beaucoup plus complexes qu'hier. On ne devrait plus raisonner,
propos des ph-nomnes sociaux qui mettent toujours en jeu des
facteurs multiples, en termes de
dterminismessommaires,devariablesexplicativesuniquesoud'agrgatssim-plistes
: le mode de production, la culture, la socit, le systme ... Or
l'investi-gation des ressources dont disposent les acteurs d'en bas
, ceux qui sont
juste-mentl'objetdessollicitationsetsollicitudesdesinstitutionsdedveloppement,
s'inscrit dans cette complexification, qui n'est en aucun cas un
oubli des contrain-tes. Ainsi la diffusion d'un message sanitaire,
par exemple, ne peut plus tre s-rieusement reprsente par un modle
linaire tlgraphiste de communica-tion, o un metteur (actif) envoie
un message un rcepteur (passif), ce message tant plus ou moins
brouill Par des bruits parasites (interfrences qu'il s'agirait
d'liminer). Le rcepteur ne reoit pas passivement le sens, il le
re-construit, en fonction de contextes, de contraintes et de
stratgies multiples. Au-tour d'un message s'oprent des interactions
et des ngociations incessantes. L'ac-teur social de base , aussi
dmuni ou domin soit-il, n'est jamais un [21] r-cipiendaire qui
n'aurait le choix qu'entre la soumission ou la rvolte. Une
problmatique collective ?
Cesmotsclsquenousvenonsdeprciser(dveloppement,socio-anthropologie,
comparatisme, action, populisme), d'autres les utilisent aussi,
dans des sens identiques ou voisins. Ces rflexions, ou d'autres
plus ou moins analo-gues, d'autres les ont faites aussi. La cration
d'une association comme l'APAD (Association euro-africaine pour
l'anthropologie du changement social et du dve-loppement) tmoigne
de telles convergences. On peut citer comme points de rep-J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)32 re de la mise en place d'une srie de problmatiques
convergentes, que le prsent ouvrage tente de synthtiser pour une
part, quelques ouvrages collectifs qui ont scand la dynamique
intellectuelle associe la prhistoire de l'APAD ou son histoire
rcente, et o l'on peut constater l'vidente et tonnante
complmentarit des rflexions, des recherches et des propositions de
chercheurs d'horizons varis, en particulier : Paysans, experts,
chercheurs (Boiral, Lantri et Olivier de Sardan, ds, 1985) ; le
numro spcial de Sociologia ruralis sur Aid and development
(ElwertBierschenketds,1988) ;Socits,santetdveloppement(Fassinet J
affr, ds, 1990) ; et LesassociationspaysannesenAfrique (J acob et
Lavigne Delville, ds, 1994) 16. On pourrait penser un collge
invisible : An invi-sible college is an informal network of
researchers who forms around an intellec-tual paradigm to study a
common topic (Rogers, 1983 : XVIII ; cf. Kuhn, 1970). Sans doute
est-il erron de parler vritablement de paradigme commun, au sens
strictoudur,kuhnien.Maisilyadanstoutcelauneconfigurationd'affinits
scientifiques et une parent problmatique qu'il importe de souligner
17. Changement social et dveloppement : en Afrique ou en gnral ?
L'essentiel des exemples et une bonne partie des rfrences utiliss
ici concer-nent l'Afrique (et plus particulirement l'Afrique
rurale). Le continent africain a videmment diverses particularits.
L'omniprsence des institutions de dvelop-pement n'en est pas la
moindre. La crise cumule des conomies africaines et des tats
africains n'a fait que renforcer le poids de l' aide au
dveloppement et des projetsde[22]dveloppement
,queceux-cisoientlourdsoulgers,et quels que soient leurs
initiateurs (institutions internationales, cooprations natio-nales,
ONG du Nord, ONG du Sud). Le dveloppement (son langage, ses cr- 16
On peut aussi noter une nette convergence, indpendante et sans
concerta-tion, avec les travaux mens autour de Norman Long
Wageningen (cf. en particulier LONG, 1989 ; LONG et LONG, 1992). 17
Entmoigneletextequiaservienquelquesortede plate-forme l'APAD lors
de sa cration. Il a t publi dans le Bulletin de l'APAD, n l, 1991,
sous le titre Pourquoi une Association euro-africaine pour
l'anthro-pologie du changement social et du dveloppement ? . J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)33 dits, ses hommes, ses infrastructures, ses ressources) est
une donne fondamentale du paysage africain contemporain, rural
comme urbain. Que la socio-anthropologie se donne le dveloppement
comme un objet digne d'intrt, cela a donc plus de sens en Afrique
qu'ailleurs. Dans d'autres continents les tentatives volontaristes
de changement social prennent sans doute des formes plus
diversifies, que le terme de dveloppement ne peut toutes subsumer.
Mais en mme temps les perspectives de recherche et d'analyse ici
proposes dbordent le seul cadre de rfrence africaniste. Il n'est
gure de village ou de quartier au monde o l'on ne rencontre des
actions de changement , autrement dit des interventions extrieures
un milieu donn, issues de l'tat, de militants, ou d'oprateurs
privs, et qui tentent de transformer les comportements des ac-teurs
de ce milieu en les mobilisant. Par exemple, en France, le
dveloppement agricole, le dveloppement local, le dveloppement
social des quartiers, le dve-loppement culturel, constituent autant
de thmes et de domaines o des politiques de changement
volontaristes diriges vers la base et pour son bien
produi-sentsanscessedesinteractionsentreintervenantsetpopulations-cibles.Sile
contexte, les contraintes, les acteurs, les thmes nous loignent
fort de l'Afrique, les mthodes et les concepts d'observation et
d'tude que mettent en oeuvre, sur des terrains franais, la
sociologie rurale ou l'anthropologie urbaine, ds lors qu'el-les
prennent en compte ces multiples interventions, sont du mme ordre
que ce qui est propos ici. Prenons par exemple ces agents de
dveloppement que l'on rencontre au dtour de tout village africain :
vulgarisateur agricole, agent d'levage, infirmier, gestionnaire de
cooprative, alphabtiseur... Les difficults de leur position
socia-le, les contradictions inhrentes leur fonction, leur identit
professionnelle
insta-ble,toutcelan'voque-t-ilpas,mutatismutandis,lesproblmesrencontrsen
France par les travailleurs sociaux, ducateurs et autres
conseillers agricoles ou animateurs culturels ? Comment des
propositions de changement induites de l'extrieur se
confron-tent-elles des dynamiques locales ? Peut-tre cette
dfinition minimale de l'objet trait dans le prsent ouvrage
peut-elle aider comprendre pourquoi notre propos entend la fois tre
spcifi (en s'ancrant dans le contexte de l'Afrique rurale) et
gnraliste (en prsentant des outils conceptuels pouvant fonctionner
dans J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)34 d'autres contextes). cet gard le terme dveloppement n'est
ici qu'une entre vers des processus sociaux plus gnraux, et non un
domaine dans lequel nous souhaiterions nous enfermer. Un dernier
mot sur la structure de cet ouvrage. Il y sera sans cesse question
de la multiplicit des facteurs de tous ordres qu'il est ncessaire
de prendre en comp-te si l'on veut se donner les moyens de
comprendre le changement social en
gn-ral,etlesinteractionsdveloppeurs/dveloppsenparticulier
:logiquestechni-ques,conomiques,institutionnelles,politiques,sociales,symboliques,toutes
avec leurs systmes de contraintes et leurs contextes. Aussi ne
doit-on pas tre
tropsurprisque[23]denombreuxthmess'enchevtrentetserpondentd'un
chapitre l'autre. La premire partie dclinera de diverses faons
cette complexit des phno-mnes de changement social et de
dveloppement, et tentera de dcrire comment la socio-anthropologie
peut et doit tre en quelque sorte la hauteur de cette com-plexit.
Par contre, dans la seconde partie, il sera procd l'isolement de
certaines des variables en cause : rapports de production, logiques
d'action, savoirs populai-res, formes de mdiation, stratgies
politiques . On tentera ainsi de proposer quelques pistes
particulires pour explorer la complexit. Il en est bien sr
d'au-tres. Mais je me suis gard de hirarchiser les variables,
d'assigner telle ou telle d'entre elles un rle de dernire instance
ou de sur-dtermination . Rien ne
permetd'affirmeraprioriquetelregistreestplusexplicatifquetelautre,du
moins l'chelle d'analyse qui est celle d'une socio-anthropologie
proche des acteurs . Une histoire longue des structures se doit de
prendre plus de risques. Mais s'il s'agit de rendre compte de
micro-processus de changements, ou de
com-prendrecommentdesinterventionsextrieuressontadoptes,ignores,dtour-nes,
recomposes, refuses, on ne peut lgitimement attendre de rponse que
de
l'enqute.Seulel'enqutepeutpermettredetrierdansladiversitdesfacteurs
possibles. Encore faut-il qu'elle se donne les outils intellectuels
et conceptuels de ses ambitions. C'est un peu le but de cet
ouvrage. Si la perspective dveloppe ici est empiriste, cet
empirisme n'est pas naf. J ean-Pierre Olivier de Sardan,
Anthropologie et dveloppement. (1995)35 [25] Anthropologie et
dveloppement. Essai en socio-anthropologie du changement social
Premire partie tat des lieux Retour la table des matires J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)36 [27] Anthropologie et dveloppement. Essai en
socio-anthropologie du changement social Premire partie : tat des
lieux Chapitre 1 Lanthropologie, la sociologie, lAfrique et le
dveloppement : bref bilan historique Retour la table des
matiresSilasociologieetl'ethnologieconstituaientencoreunedisciplineunique
l'poque des grands fondateurs du dbut du sicle (Durkheim et Mauss
dans la tradition franaise), par contre la recherche de terrain en
Afrique s'est constitue sous le signe de l'ethnologie seule et donc
en rupture avec la sociologie. A la so-ciologie les socits modernes
et occidentales, les villes, les phnomnes de mas-se ; l'ethnologie
les socits primitives et colonises, les villages, les confr-ries et
les sectes. L'Afrique apparaissait alors comme un rservoir de
coutumes, de religions, et de traditions dont il fallait oprer
l'inventaire. En termes de connais-sances, une telle orientation a
engendr de nombreux travaux d'un grand intrt. Mais ces acquis ont
eu un cot. L'ethnologie s'est trouve confronte au risque du ghetto
patrimonialiste et traditionaliste 18. 18 Comme la suite de ce
livre, ce chapitre s'appuie pour une part, mais pour une part
seulement, sur des textes antrieurs qui ont t considrablement
corrigs,amends,complts,rcrits,recomposs.Cestextesantrieurs, devenus
en grande partie mconnaissables, sont donc devenus caducs. Ils sont
prims du fait de la publication de cet ouvrage et ne figurent pas
dans J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)37 [28] L'ethnologie franaise coloniale Retour la table des
matiresIl faut viter un procs d'intention souvent fait l'ethnologie
franaise colonia-le : celle-ci n'a gure t un agent de
l'administration coloniale. A la diffrence sa bibliographie. Il
s'agit d'lments de l' Introduction Paysans, experts et chercheurs :
sciences sociales et dveloppement rural (BOIRAL, LAN-TRI et OLIVIER
DE SARDAN, 1986), utiliss pour partie dans le chapitre 7
;dutexteSciencessocialesafricanistesetfaitsdedveloppement(in
BOIRAL, LANTRI et OLIVIER DE SARDAN, 1986), utilis pour partie dans
le prsent chapitre 1 et dans la conclusion ; d'extraits d'une
confrence sur
Del'amalgameentreanalyse-systme,rechercheparticipativeetre-cherche-action,
et de quelques problmes autour de chacun de ces termes (Actes du
symposium Recherches-systmeenagricultureetdveloppement
rural,CIRAD-ORSTOM-INRA,souspresse),galementutilisedansce mme
chapitre 1 ; de l'article L'anthropologie du changement social et
du dveloppementcommeambitionthorique (Bulletindel'APAD,n1, 1991),
qui sert de base au chapitre 2 ; de l'article Le dveloppement
com-me champ politique local (Bulletindel'APAD, n 6, 1993), utilis
pour partie dans les chapitres 3 et 10 ; du texte Socits et
dveloppement , in FASSIN et J AFFR, 1990, utilis pour partie dans
les chapitres 3 et 7 ; du texte
Uneanthropologiedel'innovationest-ellepossible ? paratre dans un
ouvrage collectif sur l'innovation, qui sert de base au chapitre 4
; du texte Rapports de production, modes d'action conomique et
logiques so-ciales : quelques interrogations , in GESCHIERE et
SCHLEMMER, 1987, qui sert de base au chapitre 6 ; du texte Savoirs
populaires et agents de d-veloppement , in OLIVIER DE SARDAN et
PAQUOT, 1991, qui est utili-s pour partie dans les chapitres 8 et 9
; de l'article Les courtiers locaux du dveloppement publi avec T.
BIERSCHENK dans le Bulletin de l'APAD,
n5,1993,quiestutilisdanslechapitre9 ;d'unecommunicationsur
Development-languageandbrokerage ,l'occasiondel'atelier Lan-guage
and development organis par le Social Science Research Council
(Berkeley, 1994), qui est utilise dans le chapitre 9 ; de l'article
ECRIS publi avec T. BIERSCHENK dans le Bulletin de l'APAD n 7,
1994, qui est utilis pour partie dans le chapitre 10 ; et de
l'article Populisme dve-loppementiste et populisme en sciences
sociales ; idologie, action, connais-sance , publi dans les
Cahiersd'tudesafricaines, n 120, 1990, qui sert de base au chapitre
5. J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)38 des colonies britanniques (encore que les malentendus
semblent y avoir t nom-breux entre ethnologues et fonctionnaires),
les colonies franaises ont peu utilis les ethnologues comme experts
. La connaissance du milieu faisait partie du cahier des charges
des administrateurs coloniaux. Les enqutes qu'ils menaient eux-mmes
taient censes largement suffire tayer le pouvoir discrtionnaire qui
tait le leur. Ils ne souffraient pas trop les conseils extrieurs.
Ce sont plutt, inversement, certains administrateurs coloniaux qui
se sont mis l'ethnologie et ont produit quelques-uns des plus
remarquables travaux de type fondamenta-liste de cette priode (cf.
Monteil, Desplagnes, Delafosse, Maupoil, Tauxier et bien d'autres).
Cette coupure profonde entre mise en valeur coloniale (anctre
direct de l'actuel dveloppement ) et recherche anthropologique
n'est pas le seul fait du mode de gestion des territoires franais.
C'est aussi le produit de tendances pro-pres aux sciences sociales
hexagonales.
Eneffet,entrelesdeuxguerresmondiales,laproblmatiquevolutionniste
jusque-llargementdominante,deMorganMarx,d'AugusteComteTylor, selon
laquelle les socits sont toutes projetes sur un axe historique
unique, a t abandonne au profit d'un relativisme culturel qui
dcouvrait la spcificit irr-ductible de chaque culture, et
proclamait la ncessit d'tudier les socits sur le terrain. ce progrs
incontestable s'en ajoutait un autre, complmentaire, celui de la
dcouverte de formes propres de rationalit, inhrentes aux cultures
africaines. Au dbut de la colonisation prvalait l'ide que les
peuples africains taient primi-tifs et donc mus par des impulsions
profondment irrationnelles. L'anthropolo-gie s'est largement
constitue contre cette acception du sens commun occidental. Malgr
certaines apparences, Lvy-Bruhl, en parlant de mentalit prlogique ,
reconnaissait dj une certaine logique , certes archaque et
diffrente de la vraie
logique,maisrelleetdigned'intrt,auxpeuplesprimitifs,touten
s'inscrivant dans la perspective volutionniste propre son poque
(Lvy-Bruhl, 1931). La mise jour de la complexit [29] des systmes de
pense africains, de l'ampleur des constructions symboliques ou
cosmogoniques, a mis l'accent, dans une perspective trs
culturaliste , sur la spcificit des valeurs propres aux socits
africaines, opposant ainsi la rationalit technique et conomique
occi-J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)39 dentale une rationalit africaine traditionnelle autre .
C'tait l s'attaquer aux prjugs ethnocentriques et
occidentalo-centriques. Mais ce progrs incontestable a t pay d'un
dsintrt pour les dynamiques
historiquesetd'uneorientationdesrecherchesversuneperspectivestatiqueet
traditionaliste dont on peut distinguer quatre composantes. a) La
problmatique holiste propre la filire Durkheim-Mauss a insist sur
la globalit sociale. Le tout est plus que la somme de ses parties,
la socit est plus que le total de ses composantes. Un tel point de
vue, s'il a eu d'incontestables avantages pistmologiques, risque de
ftichiser la socit comme entit quasi supranaturelle 19, dtournant
ainsi l'attention des transformations sectorielles, des changements
progressifs, des innovations syncrtiques... b) L'cole franaise
d'ethnologie africaniste, autour de Griaule, a port tout son effort
sur l'tude des phnomnes religieux, des rituels, des systmes
symbo-liques, en privilgiant la cohrence des valeurs et
constructions mythiques indi-gnes , mettant ainsi l'cart tant les
mutations historiques que l'interaction entre faits religieux et
autres faits sociaux (y inclus les dimensions politiques ou
co-nomiques). Les recherches sur les savoirs et visions du monde
propres aux soci-ts africaines ont certes fait oeuvre de
rhabilitation en soulignant leur richesse et leur complexit. Mais
cela a hlas renforc une vision patrimoniale et quelque peu
intemporelle de ces cultures. c) Le primat longtemps accord aux
classifications ethniques a eu des effets analogues. On sait
aujourd'hui, depuis Barth (1975), que l'ethnie est un construit
social,quel'identitethniqueestrelative,fluctuante,enpartiesituationnelleet
ngocie 20. Certes la rfrence ethnique n'est pas seulement un
fantasme d'admi-nistrateur colonial ou un coup de force
d'ethnologue : les intresss participent au premier chef aux
processus de sa construction, ou de sa naturalisation, et les subs-
19 Marx lui-mme a mis en garde contre ce risque sans toujours
l'viter lui-mme : Il faut viter de fixer la socit comme une
abstraction par rapport l'individu (in conomie politique et
philosophique). 20
Cf.danslalittraturefrancophoneAMSELLEetMBOKOLO,1985 ;
CHRTIENetPRUNIER,1989,POUTTIGNATetSTREIFF-FENART, 1995. J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)40 trats linguistiques y ont aussi leur part. Mais
l'enfermement des travaux ethnolo-giques dans un cadre ethnique,
sous la colonisation, a sans aucun doute contribu
masquerl'ampleurdesprocessustrans-ethniques,infra-ethniquesetsupra-ethniques,
qui sont justement ceux dont relve le changement social. d) Le
structuralisme a donn l'anthropologie franaise une forte impulsion
et un cho international puissant dans les annes 60. Mais la
problmatique intel-lectualiste propre Lvi-Strauss et les thmes sur
lesquels il a impuls les
re-cherches(parent,mythologies)n'ontgureincitconsidreravecbeaucoup
d'attention les mutations socio-conomiques dont l'Afrique tait la
mme po-que le thtre. [30] La convergence de ces diverses traditions
a produit au sein de l'ethnolo-gie franaise une approche des socits
africaines centre sur une trilogie soci-t-culture-ethnie , ayant la
culture pour centre de gravit. chaque socit-ethnie sa culture, qui
en fonde la spcificit. Les cultures africaines ont t, au fil de ce
processus, dotes implicitement de trois grandes caractristiques :
elles seraient homognes, elles rsisteraient l'histoire, elles
constitueraient des univers autonomes. Plus sensible la diffrence
entre une quelconque culture africaine et la
soci-toccidentalequ'auxdiffrencesinternesunesocitafricaine,l'ethnologie
classique a souvent minimis les contradictions et clivages sociaux
et culturels propres aux groupes qu'elle tudiait. Plus sensible la
permanence et la traditionnalit des systmes de valeurs et des
structures symboliques qu'aux conditions de leur production et
reproduction, l'ethnologie classique n'a gure vu l'histoire en
train de se faire que comme une menace de dsagrgation du
toujours-dj-l . Plus sensible l'autonomie des formes culturelles et
des ensembles ethniques qu'elle dfinissait qu' leur articulation
avec des contraintes extrieures, l'ethnolo-gie classique s'est
souvent cantonne dans un cadre ethnique ou villageois et dans une
approche monographique peu apte apprhender le jeu des interactions
avec les phnomnes macro-sociologiques. Or une analyse scientifique
des processus de changement social en gnral et des faits de
dveloppement en particulier, de l'impact des actions de
dveloppe-ment sur les populations-cibles et des ractions de
celles-ci celles-l, implique J ean-Pierre Olivier de Sardan,
Anthropologie et dveloppement. (1995)41
ncessairementlapriseencomptedesdiversitsinternes,destransformations
socioculturelles, et des contraintes externes. Sur ces trois
aspects il faut une pro-blmatique des cultures africaines qui
tranche nettement avec l'ethnologie classi-que 21. Ractions :
anthropologie dynamique et/ou marxiste Retour la table des
matiresL'oeuvre de G. Balandier marque une rupture avec cette
tradition ethnologique franaise. Ce n'est pas un hasard si c'est
justement Balandier qui a fait connatre en France les travaux
africanistes anglo-saxons sur les changements sociaux. En mettant
l'accent sur les syncrtismes religieux il se situait dans une
perspective rsolument dynamique. En introduisant la sociologie
urbaine dans l'africanisme il rompait avec le passisme ruraliste .
En analysant les effets de la [31] situa-tion coloniale il prenait
en compte l'existence d'un systme de domination et rinsrait les
socits ethnologises dans un contexte plus large. Il entendait plus
gnralement rhabiliter l'histoire l'encontre des prsupposs
fonctionnalistes et structuralistes (Balandier, 1963 : VI). En
grande partie sous son influence, et la suite de Claude Meillassoux
qui a fait figure de pionnier avec un article fondateur en 1960
(repris dans Meillassoux, 1977), s'est alors dveloppe une
anthropologie conomique et sociale
d'inspira-tionmarxistequis'estconsacreplusparticulirementl'analysedesclivages
internes aux socits africaines rurales, sous un angle largement
historique. Les
rapportsans-cadetsethommes-femmes(Meillassoux,1964,1975 ;Terray, 21
On peut ici voquer l'expression d uniformisme culturel parfois
employe pour caractriser ce penchant de l'ethnologie sous-estimer
les diffrences sub-culturelles : Uniformism is a label for refering
to the various descrip-tions and theories that are based on an idea
of common shared, homoge-neous culture, or on culture as the set of
standards, rules or norms (PELTO et PELTO, 1975 : 1-2). D'un point
de vue mthodologique, le recours des informateurs privilgis n'est
pas sans risquer d'induire un tel biais : cf. the
strongtendancyforkeyinformantstoassumegreaterhomogeneity than
actually exists (id. : 7). J ean-Pierre Olivier de Sardan,
Anthropologie et dveloppement. (1995)42 1972
;Rey,1971),lecommerceprcolonia1(Meillassoux,1971),l'esclavage
(Meillassoux, 1975, 1986), l'tat et la guerre prcoloniale (Bazin et
Terray, 1982), ont constitu les thmes successifs de ces recherches,
que l'on retrouve galement abords dans divers travaux
monographiques (cf. par exemple Olivier de Sardan, 1969,1984
;PolletetWinter,1971 ;Amselle,1977 ;Copans,1980 ;Dupr, 1982 ;
Diawara, 1991) Mais cela ne rglait pas pour autant les rapports des
sciences sociales avec les transformations en cours. L'approche
propose par l'anthropologie, conomique africaniste s'loignait mme
divers gards d'une analyse des faits de dveloppe-ment. D'une part
elle restait souvent, du fait mme de sa tradition marxiste, trs
g-nraleettrs thorique ,surtoutporteglobaliseretcomblerunvide
conceptuelsurlaquestiondes modesdeproduction africains,audtriment
d'une analyse descriptive des rapports de production . Celle-ci
garde son intrt scientifique aujourd'hui encore, au-del de
l'effondrement du marxisme comme
idologiescientifique,etonlaretrouveenpartiedanslesanalysesagro-conomistes
des systmes de production. Mais elle a souvent t escamote au
profitd'unecombinatoirede modesdeproduction etd'unerhtoriquedel'
articulation 22 qui ne permettait gure de rendre compte des
situations locales ou des comportements conomiques effectifs.
L'analyse a t de ce fait limite aux macrostructures et aux phnomnes
de transition d'une structure une autre plutt qu'aux stratgies
sociales concrtes et aux contraintes directes qui pesaient 22
D'olesarcastique Thoushallnotarticulatesmodesofproduction
(CLARENCE-SMITH, 1985). On peut penser que le concept
d'articulation des modes de production permettait surtout de
rsoudre tant bien que mal une contradiction logique dans l'uvre de
Marx : le dualisme des classes so-ciales dans l'analyse abstraite
d'un mode de production donn, et leur multi-plicit dans l'analyse
concrte des formations sociales. Il avait aussi l'avan-tage de
trouver une place au sein de l'conomie capitaliste mondiale pour
des formes de production non capitalistes . De nombreux bilans ont
t tent de l'anthropologie conomique marxiste (sous sa forme
africaniste, qui
estassezdistinctedelarflexionpersonnelled'unGodelier),entermes
sympathiques ou plus nuancs : cf. en particulier BLOCH, 1975 ;
CLAM-MER, 1975 ; BINSBERGEN (van) et GESCHIERE, 1985 ; J EWSIEWICKI
et LETOURNEAU, 1985 ; J EWSIEWICKI, 1986 ; COPANS, 1986, 1988... J
ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et dveloppement.
(1995)43 sur elles. On sait [32] d'ailleurs l'influence de ce qui a
parfois t appel le struc-turalisme marxiste d'Althusser sur une
partie de ce courant (cf. Terray, 1972). De plus l'effort
scientifique et empirique de cette anthropologie marxiste
afri-caniste a principalement port sur les priodes prcoloniales et
coloniales, et non surlesmutationscontemporainesencours.Le
dveloppement taitmme
souventconucommeunobjetindigned'tude,enparticulierparcequ'iltait
peru comme relevant purement et simplement d'une dynamique
imprialiste de-puis longtemps connue. Cependant on doit souligner
l'existence d'tudes ponctuel-les sur les paysanneries africaines,
inspires en partie par ce courant mais plus portes sur le travail
empirique, menes en particulier dans le cadre de l'ORS-TOM, qui ont
eu le mrite de souligner l'existence de rationalits proprement
co-nomiques au sein des campagnes africaines 23. Les rationalits
paysannes, bien quediffrentesdespostulatsdes dveloppeurs
oudumodledel'homo-oeconomicus des thories no-librales, n'en taient
pas moins des rationalits, et
desrationalitsproprementconomiques,dontonpouvaitrendrecomptesans
invoquer les fameux blocages culturels ou les interdits
religieux... Du ct de la sociologie : sociologie de la
modernisation et sociologie de la dpendance Retour la table des
matiresRevenons quelque peu en arrire. Au moment o l'ethnologie
s'autonomisait et
rompaitavecl'volutionnismeauprofitdupostulatdel'galitcognitivedes
cultures, la sociologie, en particulier en ce qui concerne le Tiers
monde, restait globalement fidle, au nom d'une thorie du changement
social, la perspective volutionniste, mais revue et corrige, et
sous des formes diverses. D'un point de 23 On doit galement rendre
justice au groupe Amira, dominante conomiste, ainsi qu' certains
gographes (SAUTTER, 1978 ; PLISSIER, 1979), qui ont avanc dans un
sens identique. Le sminaire de Ouagadougou sur
Ma-trisedel'espaceagraireetdveloppementenAfriquetropicale :logique
paysanne et rationalit technique (1979) marque bien cette tape et
cette convergence. J ean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et
dveloppement. (1995)44 vue thorique, la domination de Talcott
Parsons sur la sociologie amricaine a contribu perptuer les
dichotomies entre socits traditionnelles et soci-ts industrielles ,
sans cesse opposes de faon archtypale, tout le problme tant de
dgager les processus permettant de passer des unes aux autres 24.
On a ainsi tout un jeu d'oppositions (cf. Parsons, 1976 ; Redfield,
1956 ; Hoselitz, 1962, et bien d'autres) que le tableau suivant
permet de rsumer : [33] Socits traditionnellesSocits modernes
ascriptionachievment communautindividu gemeinschaftgesellschaft
homognithtrognit donargent relations clientlistesrelations
bureaucratiques routineinnovation solidaritconcurrence En mme
temps, dans l'immdiat aprs-guerre, les thories de la modernisa-tion
tenaient le haut du pav en conomie du dveloppement (on connat les
cl-bres tapesdelacroissanceconomique de Rostow), et les disciplines
voisines s'en inspiraient largement (cf. en particulier en
politologie l'cole dveloppemen-taliste avec Apter, 1963 ; Pye, 1966
; Almond et Powell, 1966) C'est en raction toutes ces conceptions
no-volutionnistes de la moderni-sation, accuses de prcher pour la
gnralisation plantaire du mode de vie occi-dental et de l'conomie
librale, que s'est dvelopp, largement issu de l'Amrique latine, un
nouveau courant, influenc par le marxisme, qu'il est convenu
d'appeler 24 On trouvera une bonne critique des positions
structuro-fonctionnalistes en leurs applications aux paysanneries
africaines, qui du fait de leurs traditions rsisteraient au
changement, dans HUTTON et ROBIN, 1975. J ean-Pierre Olivier de
Sardan, Anthropologie et dveloppement. (1995)45 les thories de la
dpendance 25. Pour elles, le sous-dveloppement des pays du Sud
n'est plus le signe de leur arriration, ou la trace de leur
traditionnalit , c'est le produit d'un pillage historique dont ils
ont t victimes, l'expression de leur dpendance, la responsabilit du
systme conomique mondial, autrement dit de l'imprialisme, ancien ou
contemporain. Andr Gunther Frank est sans doute le reprsentant le
plus significatif de ces thories au sein de la sociologie (Frank,
1972). Il analyse la chane de dpendances successives qui finit par
relier les plus humbles villages du Tiers monde aux mtropoles
capitalistes occidentales. C'est le
dveloppementdusous-dveloppement, assur pour une part par
l'insertion dans un change ingal (cf. Emmanuel, 1972). La rupture
avec l'conomie mondia-le apparat alors comme la seule voie possible
pour une mancipation et un vrai dveloppement . Samir Amin vulgarise
et adapte sa faon ces analyses pour l'Afrique, en les
mixantavecunelectureassezrapidedel'anthropologieconomiquemarxiste :
thorie de l'articulation des modes de production et thorie de la
dpendance se rejoignent ainsi chez lui pour rendre compte des
stagnations africaines 26. [34] Ces thories ont eu le mrite de
mettre en vidence des processus de do-mination ou d'exploitation
aux dpens du Tiers monde qui ont structur ou qui structurent encore
l'conomie mondiale, et se sont rpercuts ou se rpercutent encore
jusqu'au niveau des producteurs des pays du Sud. Mais la
focalisation ob-sessionnelle sur les mcanismes de domination, ce
que Passeron appelle dans un 25 Pour une prsentation gnrale des
thories de la dpendance, cf. LONG, 1977, et pour une analyse plus
dtaille de leurs formes latino-amricaines en leur varit (rformismes
et marxismes) cf. KAY, 1989. 26 Cf. AMIN, 1972. J 'ai propos
l'poque (1975) une critique de gauche de l'oeuvre de Samir Amin,
critique en rupture avec le caractre unilatral des thories de la
dpenda