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Andrew Abbott Lavenir Des Sciences Sociales

Nov 04, 2015

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artemiolo

Andrew Abbott
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  • 1THE FUTURE OF THE SOCIAL SCIENCES

    LAVENIR DES SCIENCES SOCIALES

    Andrew Abbott

    University of Chicago

    37e confrence Marc Bloch

    Grand amphithtre de la Sorbonne

    18 juin 2015

    Je suis trs honor davoir t invit donner cette confrence. Les

    personnes qui mont prcd cette estrade comptent parmi les noms les

    plus illustres des sciences sociales. Au cours de son histoire, lEcole a elle

    aussi compt parmi ses membres de trs grands noms. Ils ont fait sa

    renomme acadmique et assur son rayonnement mondial. Si tout cela

    mhonore, rien ngale le privilge dtre invit mexprimer sous le

    patronage de Marc Bloch, dont luvre est un modle dexigence rudite

    et la vie tout entire une dmonstration de courage, lune et lautre

    difficiles galer. Cest pourquoi je souhaiterais adresser mes plus vifs

    remerciements mes htes.

    Pour un chercheur tatsunien de ma gnration, Marc Bloch,

    lEcole, la sixime section, les Annales et la galerie de noms illustres qui

    leur est associe revtent une aura quasi mythique. Bien que je sois

    intimid et impressionn, il me faut dsormais entrer en scne. Mon seul

    espoir est que les dfis contemporains auxquels sont confrontes les

    sciences sociales requirent une intervention qui pourra peut-tre

  • 2trouver sa place, si minime soit-elle, dans cette longue tradition

    intellectuelle.

    Il me semble que les sciences sociales connaissent un tat de crise

    depuis une vingtaine dannes. Nos disciplines font aujourdhui

    lexprience de plusieurs transformations, qui sont lies entre elles tout

    en restant distinctes. Loccurrence simultane de ces transformations

    rend le futur incertain, de manire presque inquitante. Tant de

    possibilits souvrent nous quil nous faut faire des choix judicieux, de

    crainte que le hasard et lhistoire ne nous privent de ces choix, et que

    lhabitus intellectuel qui nous anime disparaisse dici les trente

    prochaines annes.

    Quatre transformations sont luvre - transformations qui, parce

    quelles se sont produites conjointement, ont cr les conditions du

    changement abyssal que jvoquais. Deux dentre elles sont

    conjoncturelles au sens de Braudel. La premire correspond au

    dveloppement dun management nolibral lUniversit. La seconde,

    lmergence dun modle unique et standardis du savoir le modle

    scientifique. La troisime transformation est, toujours pour parler

    comme Braudel, dordre structurel. Il sagit dun basculement dampleur

    que nous avons vcu : limprim a t presque supplant par limage, les

    symboles discursifs par les symboles immdiatement perceptibles, et la

    complexit de largumentation par des assertions schmatiques. Le

    quatrime changement est nouveau conjoncturel mais contrairement

    aux deux premiers, il affecte les sciences sociales de lintrieur. Je fais

    rfrence ici la dconnexion sans cesse grandissante entre la

    sophistication des dmarches empiriques dune part, et la simplicit et

    mme la navet des raisonnements normatifs qui sous-tendent les

  • 3sciences sociales dautre part.

    Le temps qui mest imparti fait que je dois me concentrer sur une

    seule de ces transformations. Jai choisi celle sur laquelle nous pouvons

    avoir le plus de prise, savoir le problme, interne nos disciplines, des

    rapports entre nos horizons empiriques et normatifs. Cette dconnexion

    na fait que saccrotre depuis la naissance des sciences sociales. Au

    demeurant, elle est devenue de plus en plus visible au fur et mesure que

    le dfi de la mondialisation de nos disciplines se prsentait nous. En

    effet, cette dynamique a mis en lumire laspect profondment normatif

    que revtent les sciences sociales dans les anciennes mtropoles. Elle a

    galement montr que la contestation de ces valeurs normatives ira en

    saccroissant, mesure que les sciences sociales sloigneront des socits

    occidentales librales qui les ont vu natre.

    Avant dentamer ma dmonstration, je dois prciser le sens de deux

    mots. Par le terme empirique , je dsigne ici ce qui, dans les sciences

    sociales, relve du rgime de la vrit ou de la fausset. Par le terme

    normatif , je dsigne ici ce qui, dans les sciences sociales, relve du

    rgime du bien ou du mal. Par exemple, le nombre prcis de personnes

    qui se trouvent sur le territoire mtropolitain de la France est en principe

    une question empirique. Nanmoins, linclusion ou non dans cette

    population des enfants natre ou des personnes artificiellement

    maintenues en vie lhpital, est une question normative. De mme, le

    fait quun jeune homme dessine sur un mur est une observation

    empirique. En revanche, dire que ce dessin relve de la dlinquance

    juvnile ou qu'il est une uvre dart, cest produire des discours

    normatifs. Dans notre socit, de nombreuses valeurs dordre normatif

    se sont tellement cristallises et font a un moment donn lobjet de si

  • 4peu de contestations que nous tendons les considrer de facto comme

    empiriques. La catgorie de sexe en faisait partie, et pourrait le

    redevenir. Les pripties qua connues cette catgorie montrent

    nanmoins que les frontires entre le normatif et lempirique sont sans

    cesse redfinies.

    Ces rapports complexes entre lempirique et le normatif sont ns

    avec les sciences sociales. En effet, et ce malgr leur prtention

    luniversalit, les sciences sociales ont des origines assez spcifiques.

    Elles sont une rponse intellectuelle aux problmes poss par tout un

    ensemble de phnomnes sociaux qui perturbaient les socits

    europennes et nord-amricaines au dix-neuvime sicle. Afin de

    comprendre ces phnomnes, elles ont tent de saisir et de mesurer la

    modernit ; de thoriser le socialisme et le capitalisme ; de concevoir

    des projets rformes sociales ; de rguler les marchs de plus en plus

    interdpendants et des conomies par consquent de plus en plus

    instables. Ces problmes et les diffrentes rponses qui leur ont t

    apportes sont lorigine des sciences sociales telles que nous les

    connaissons aujourdhui. ct, la pratique de lhistoire comme

    discipline acadmique sest elle progressivement formalise en parallle

    de lmergence des sciences sociales. Voue elle aussi la recherche des

    fondements de la modernit, lhistoire se trouvait nanmoins fortement

    attache aux projets nationalistes en plein dveloppement. Si les sciences

    sociales devinrent des projets politiques via leurs propositions de

    rformes sociales, lhistoire, elle, fut au cur des idologies des Etats

    occidentaux. Ainsi, la puissante bourgeoisie de ces Etats entreprit de

    mettre en uvre le genre de nation contenue implicitement dans les

    philosophies du contrat social qui avaient prfigur son triomphe. Pour

    toutes ces raisons, les sciences sociales ont toujours t la fois des

  • 5entreprises empiriques et normatives.

    Les contraintes poses par le dbat public national font que les

    dbats en science sociales comme en histoire se sont concentrs sur des

    problmes domestiques : capital et travail, prosprit et dpression,

    gauche et droite, troubles sociaux et mobilit sociale... la liste est longue.

    Mais tous ces problmes taient aussi lis aux immenses empires et au

    commerce avec loutre-mer. Les matires premires bas prix et les

    vastes dbouchs quils offraient assuraient lEurope sa prosprit, ce

    qui lui a permis de financer peu de frais la rsolution des problmes

    sociaux domestiques, ou de reporter cette question plus tard. Par

    consquent, un autre corpus scientifique sest dvelopp partir de ces

    empires et de leurs problmes: lanthropologie et une partie de lhistoire

    virent alors le jour, tout comme un courant distinct de la science

    politique qui deviendra plus tard le champ de la politique compare .

    Sur le plan institutionnel, ces champs secondaires taient souvent

    concentrs en dehors des universits, dans les administrations coloniales

    britanniques, franaises et nerlandaises, ainsi quau Ministre de

    lEconomie de ces pays et des autres nations coloniales. Aux Etats-Unis,

    une telle science sociale mondialise nest pas apparue travers les

    administrations coloniales. De faon prvisible, ce sont plutt

    limmigration, lethnicit et lassimilation qui en ont constitu le berceau,

    en raison de limportation de millions de travailleurs essentiels au

    dveloppement conomique du pays.

    Les sciences sociales sont donc nes du creuset de la modernit,

    sous une forme intellectuelle bien particulire. Dans la mesure o elles se

    concentraient sur les problmes sociaux, elles ne pouvaient que mler

    lempirique et le normatif. Les transformations et les perturbations

  • 6intrieures constituaient leur noyau intellectuel, et elles taient donc

    fondes sur lhypothse de la distinction entre affaires intrieures et

    affaires trangres. Les concepts de nation et de nationalisme taient

    prsupposs. Non seulement ces concepts taient compatibles avec lide

    dune distinction entre le domestique et linternational, mais ils ont

    rendu ces frontires encore plus tanches. Ce noyau dur des sciences

    sociales tait entour par une priphrie de travaux beaucoup moins

    institutionnaliss. Ce nest que cette priphrie qui transcendait les

    frontires nationales et se proccupait beaucoup moins de lEurope et de

    ses problmes immdiats que de ceux des empires et du reste du monde.

    Dans le monde daujourdhui, en revanche, ces provinces loignes

    devraient peut-tre constituer le noyau dur des sciences sociales. De nos

    jours en effet, les personnes et les biens se dplacent lintrieur dun

    monde complexe o rgne la division internationale du travail. Quant

    aux nations entre lesquelles ces biens et ces personnes voyagent, elles

    sont bien plus diverses que ne ltaient les Etats europens du dix-

    neuvime sicle, qui se caractrisaient par leur hritage partag des

    thories politiques contractualistes et de la loi romaine. Sans mme

    considrer ses aspects normatifs, le dfi empirique reprsent par ce

    changement est considrable. Nous vivons aujourdhui dans un monde

    dconcertant : ce quon avait lhabitude de considrer comme des affaires

    intrieures, des problmes domestiques, est dsormais considr comme

    relevant de linternational. Cest le cas par exemple de la division du

    travail. Paralllement, ce qui relevait de linternational relve dsormais

    de problmes domestiques, comme par exemple les hirarchies induites

    par limmigration de masse. Cette inversion sur les deux plans pose des

    questions empiriques la fois videntes et centrales.

  • 7Mais il y a plus urgent. Il me semble que les questions normatives

    qui dcoulent de cette inversion sont si importantes quelles requirent

    notre attention immdiate. En effet, linversion de ce qui relve du

    domestique et de linternational questionne la priorit qui tait donne

    aux citoyens des empires sur les sujets des empires, priorit dordre bien

    videmment normative. Cette priorit qui caractrisait les empires du

    dix-neuvime sicle a persist dans limaginaire collectif occidental, bien

    aprs que les empires se soient effacs de nos mmoires. En outre, bien

    avant lre rcente de mondialisation dans laquelle nous nous trouvons,

    les sciences sociales qui se dveloppaient alors et qui sintressaient aux

    affaires intrieures subissaient dj les consquences de la dconnexion

    en leur sein entre leur aspect empirique et leur aspect normatif. Cest

    donc la fois pour des raisons domestiques et internationales que nous

    devons faire de ce dcalage entre les analyses empiriques et les analyses

    normatives notre proccupation principale.

    Ce dcalage est particulirement frappant lorsque les chercheurs en

    sciences sociales se donnent pour mission dvaluer le degr de justice du

    monde social. Car les critres laune desquels nous valuons la socit

    restent eux-mmes rarement questionns. Aujourdhui, je souhaite

    montrer que limportante crise normative dans laquelle les sciences

    sociales se trouvent provient du caractre trop simpliste de lontologie

    qui sous-tend les jugements normatifs que nous mettons en tant

    quvaluateurs de la vie sociale. Les sciences sociales et nous qui en

    sommes les praticiens sont prisonnires de cet unique systme

    normatif. En consquence, nous sommes loin de pouvoir rsoudre les

    problmes normatifs poss par la modernit tout court, et encore plus

    loin de rsoudre ceux poss par la modernit mondialise. Mon

    argumentation aura trois temps. Tout dabord, je voudrais nous rappeler

  • 8que toute science sociale est, par principe, au moins partiellement

    normative. Je souhaiterais alors discuter en profondeur lontologie qui

    sous-tend le dploiement normatif des sciences sociales occidentales,

    cest--dire le libralisme contractualiste. Jtudierai ses principaux

    postulats, puis ses rapports avec les sciences sociales, et en particulier

    avec les ontologies empiriques auxquels ces disciplines font appel

    lorsquelles entendent expliquer un phnomne, parce que ces ontologies

    empiriques sont bien diffrentes de notre ontologie normative. Dans un

    second temps, je souhaiterais matteler aux dfis importants qui

    simposent au libralisme contractualiste. Ces dfis ont surgi au cours du

    dix-neuvime sicle, et la mondialisation actuelle na fait que renforcer

    leur acuit. Enfin, je conclurai par ltude dun problme vident. Il sagit

    du fait quune grande partie, et peut-tre dailleurs la majeure partie, du

    monde ne partage pas cette ontologie normative qui est la ntre. Ce

    dcalage nest cependant pas uniquement un problme. Il constitue aussi

    une opportunit. Mais si nous la saisissons, nous naurons pas dautre

    choix que de nous tourner vers des formes processuelles de thorie

    sociale.

    I. L'ontologie normative du libralisme contractualiste

    Commenons donc par le postulat selon lequel toute science sociale

    est par principe au moins partiellement normative. En rgle gnrale,

    cette affirmation se fonde sur un examen empirique de lhistoire des

    sciences sociales. Il est facile de mettre en lumire les positionnements

    normatifs de nimporte quel ouvrage de sciences sociales. Les sciences

    sociales sont toujours crites partir dun point de vue particulier, situ,

    dans le processus social. Elles prennent alors forcment la teinte

    normative de ce point de vue.

  • 9En ralit, la normativit des sciences sociales a pourtant des

    causes plus gnrales et une origine bien plus profonde. Le processus

    social est en effet form dactivits humaines, et ces dernires sont, in

    fine, une qute de valeurs. Par consquent, lintgralit du processus

    social, de sa dmographie la culture, de lindividu la socit, est un

    processus de production de valeurs. Certaines de ces valeurs se sont

    rifies dans des structures sociales que plus personne ne questionne,

    comme la classe des fonctionnaires, lEglise catholique ou la catgorie

    lgale de dlinquance des mineurs. Dautres valeurs sont elles

    communment penses et admises comme telles, cest--dire quon

    estime qu'il existe dautres valeurs, qui leur sont videmment

    concurrentes. Mais mmes les structures sociales les plus stables sont

    fondes sur des valeurs, qui ont fait lobjet de choix, et ces valeurs sont

    encore sujettes volution aujourdhui, mme dans ces structures

    sociales particulirement stables. Cest pourquoi, mme lorsque ce sont

    ces valeurs sociales compltement rifies que nous tudions, nous ne

    pouvons pas ne pas faire appel nos propres valeurs, du moins en partie.

    LEglise catholique est dans un sens une structure sociale absolument

    rifie. Mais elle change toujours, et personne ni ami, ni ennemi ne

    peut ltudier sans prendre de position normative propos de ces

    changements, ne serait-ce quen les caractrisant comme des

    changements essentiels ou non. En dpit de la clbre dclaration de Max

    Weber selon laquelle les sciences sociales peuvent tre purement

    scientifiques, cest--dire dnues de valeur, il nous faut parvenir

    lvidence. Une telle affirmation est non seulement impossible, elle est

    galement absurde dun point de vue logique.

    Les sciences sociales sont donc inluctablement normatives. Que

  • 10

    pouvons-nous dire du contenu de cette normativit ? On pourrait

    imaginer que nos sciences sociales couvrent lventail de ce qui est

    normatif, en raison de leur vidente diversit, quelles parviennent

    reprsenter toutes les valeurs qui existent dans le monde. Aprs tout, les

    sciences sociales donnent voir une tourdissante varit dontologies du

    monde social. Lconomie et les champs affrents sont des bastions de

    lindividualisme ontologique : seuls les individus existent, les

    phnomnes sociaux ne sont que des apparences, et ce qui compte par

    dessus tout, ce sont les choix individuels. A contrario, Durkheim et ses

    hritiers, en sociologie, se rapportent un mergentisme social, dans

    lequel de larges structures sociales imprgnent ces mmes individus et

    dfinissent des comportements moyens sur lesquels les choix individuels

    nont que peu dimpact. Quant au marxisme et aux thories du

    dterminisme historique qui lui sont proches, ils empruntent une

    troisime voie. En effet, ils peroivent le monde comme laboutissement

    de laction durable de forces sociales qui faonnent tout ce quelles

    touchent, tant au niveau social quindividuel.

    Mais dpassons cette apparente diversit des ontologies empiriques.

    Demandons-nous quelles sont les ontologies normatives qui sont

    lorigine des jugements prsents dans ces diffrentes disciplines ? On

    dcouvre avec surprise que le mme vocabulaire normatif est employ

    partout : des termes reviennent, comme ingalit, domination, galit

    des chances, quit, inclusion, etc. Leurs ontologies empiriques du

    monde social semblent radicalement diffrentes, mais sous ces

    diffrences de surface, ces disciplines semblent partager le mme et

    unique horizon normatif, un horizon laune duquel on juge si la ralit

    empirique est bonne ou mauvaise. Cet horizon, me semble-t-il, provient

    directement de lunivers normatif du libralisme contractualiste, de

  • 11

    lunivers de Hobbes, de celui de Locke et de Rousseau, un univers qui, me

    semble t-il, a soutenu les projets de nationalisme et dimprialisme au

    travers desquels les diffrentes sciences sociales ont merg aux XIXme

    sicle. En effet, lhritage contractualiste informe profondment les

    sciences sociales, et ce quelles que soient les relles orientations

    politiques en prsence. Les entreprises de dnombrement et de

    catgorisation de la population, par exemple, ont ainsi fourni des savoirs

    appropriables tant par des projets de surveillance que par des projets

    dinclusion sociale. De mme, la volont de concevoir lexistence de

    grandes forces sociales peut servir aussi bien le projet durkheimien

    qui vise renforcer la solidarit intrieure des nations, que le projet

    marxiste qui cherche renverser cette solidarit. Ce nest donc pas une

    marque politique spcifique qui caractrise le systme normatif des

    sciences sociales dans les mtropoles occidentales. Il sagit plutt de ce

    que lon pourrait appeler une ontologie normative sous-jacente du social.

    Premirement, une conception des tres et des choses auxquels on

    attribue une valeur. Deuximement une conception des rapports entre

    chacun de ces tres et chacune de ces choses : le public et le priv,

    linclusion et lexclusion, etc. Permettez-moi donc danalyser cette

    ontologie normative du libralisme contractualiste que les sciences

    sociales ont en partage.

    Lontologie contractualiste a divis le monde en nations, ou pour parler

    comme Durkheim, en socits . Une nation, ou socit donc,

    correspondait une communaut dindividus gaux sur le plan politique

    et lis de faon implicite par un contrat social. La vie publique se

    caractrisait par une galit absolue des droits et des devoirs. Les

    individus publics (ou politiques ) taient ainsi quivalents les uns aux

    autres, presque sans contenu propre. Mais derrire cette vie publique

  • 12

    stendait la sphre prive, qui tait a contrario un domaine o les

    diffrences entre les personnes taient bien concrtes. Pour les

    contractualistes, les diffrences les plus frquentes concernaient lge, les

    biens matriels, les talents, les ressources et la religion. Plus tard, on

    rajoutera peut-tre le genre et la race. Les contractualistes se sont rendu

    compte que ces diffrences varies pourraient avoir une influence sur la

    vie publique et ils ont parfois formul des restrictions leur sujet.

    Rousseau, par exemple, a insist sur le fait quaucun individu ne devrait

    tre assez riche pour tre en mesure den acheter ou den vendre un

    autre. Mais, cette sphre prive, lintrieur de ses propres limites,

    devait tre rgie par des lois promulgues par un corps lgislatif,

    gnralement sur la base dune constitution crite.

    Les textes des contractualistes montrent clairement que leur

    proccupation principale a trait aux diffrences de possessions entre les

    individus. Tous prsupposaient une protection lgale des biens matriels,

    dans la mesure o la loi qui sappliquerait tous inclurait le concept de

    proprit et un corpus lgislatif rgissant les rgles de proprit. La

    proprit tait ainsi considre comme appartenant la dimension

    universelle et publique de la socit. Il en allait de mme pour une

    courte liste de choses ngatives, considres par tous comme contraires

    lordre public : les divers crimes contre les personnes et contre les biens.

    Ainsi, le troisime aspect du modle contractualiste, en plus des couples

    nation/citoyen et public/priv, tait la liste des particularits qui taient

    protges ou interdites par la loi publique laquelle les citoyens gaux se

    soumettaient galement.

    Alors que ces aspects proviennent de diffrences et de particularits, et

    peuvent par consquent sembler ressortir des dimensions prives, les

  • 13

    contractualistes les ont nanmoins situes dans le royaume de

    luniversel, du public. Ctait lobjectif des contractualistes que de rduire

    cette liste des aspects privs reconnus comme publics la portion

    congrue, mais on ne pouvait pas postuler lexistence dun monde public

    sans aucune reconnaissance de lexistence des diffrences entre

    individus. Dans ce qui suit, jappellerai cette liste les particularits

    reconnues . Il sagit de particularits prives et de diffrences qui sont

    traites de droit comme des universaux par le systme lgal du domaine

    priv, et donc intgres aux universaux lgaux de la sphre publique.

    Lontologie normative du libralisme contractualiste ne

    sintressait gure aux institutions intermdiaires, entre lindividu et la

    socit. Pour la plupart des contractualistes, mme la famille navait

    quune importance limite dans une socit librale. Elle tait seulement

    considre comme une sorte de modle primitif ou de microcosme de

    cette socit. Quant aux autres institutions intermdiaires, elles ne

    suscitaient quhostilit ouverte de la part des contractualistes. Aprs tout,

    ctait bien lobjectif de la Rvolution franaise que de les dtruire, et les

    auteurs du Fdraliste condamnaient toute association dacteurs

    politiques comme une faction porteuse d'un danger. En thorie, pour

    les contractualistes, toutes les institutions intermdiaires relevaient du

    domaine priv. Elles ne devaient tre connues de lEtat que si elles

    interfraient avec son fonctionnement ou dans lgalit des citoyens. En

    pratique, bien entendu, un nombre important de ces structures

    intermdiaires hrites du pass existaient dans les socits lgitimes

    par contractualisme : par exemple la famille, lglise, les entreprises ou

    encore les associations. Les consquences politiques de cet tat de fait

    taient considrables.

  • 14

    En somme, lontologie normative fondamentale du libralisme tait

    compose de quatre lments. Premirement, une nation unifie,

    compose de citoyens gaux les uns aux autres. Deuximement, la

    sparation des sphres publiques et prives, la sphre prive tant rgie

    par des dcisions lgales valides publiquement. Troisimement,

    ltablissement dune liste de particularits rprouves ou au contraire

    protges, ces traits privs qui doivent tre reconnus comme publics les

    particularits reconnues. Et enfin, quatrimement, le fait que les

    institutions intermdiaires ne soient pas thorises, pas plus dailleurs

    que les solidarits internes, quelles quelles soient. Ces quatre lments

    sont rests les fondements du standard normatif laune duquel les

    sciences sociales valuent la vie sociale. Une bonne socit correspondait

    ce modle, une mauvaise y contrevenait.

    II. Les dfis lancs lontologie normative du contractualisme

    Au dix-neuvime sicle, trois dfis fondamentaux ont menac, et

    menacent encore, cet talon. Ils sont de trois ordres : ils concernent la

    question du particularisme, celle de lhistoire, et enfin, celle de la

    diffrence. la fin du vingtime sicle, quand la mondialisation sera

    devenue un phnomne global, ces problmes se poseront avec une

    acuit encore plus grande.

    Le particularisme

    Tout dabord, le dfi du particularisme. Le libralisme contractualiste

    propose la vision dune socit dtres universels, dnus de qualits

    particulires. Ces tres voluent tantt dans la sphre publique et

    politique, compose dgaux, tantt dans la sphre prive, o rgnent

  • 15

    lingalit et les diffrences entre individus. Cette sphre prive est

    dlibrment tenue dans lombre, mais lon y intervient parfois lorsque

    ces diffrences saccroissent au point de compromettre lgalit entre

    citoyens dans lespace public. Le statut normatif de cette particularit

    sociale prive est tout aussi obscur dans les sciences sociales

    contemporaines quil ltait chez les contractualistes de lpoque. Une

    telle particularit est clipse par des termes gnraux comme

    ingalit ou exclusion . Ces termes trs vagues peuvent dsigner

    tout et nimporte quoi aussi bien le plafond de verre le plus lev dans

    les entreprises les plus cotes que les horreurs de la vie quotidienne dans

    les ghettos tasuniens. Le contractualisme, en tant quontologie

    normative, sappuie donc sur deux premiers piliers : la socit et

    lindividu dun ct, le public et le priv de lautre. Mais la solidit

    thorique de ces piliers est assure par le chaos rgnant dans le troisime

    pilier, celui qui fournit la liste de ce qui est protg et de ce qui est

    interdit les particularits reconnues. Cette liste sert de dbarras pour

    les contractualistes : ils y stockent tous les sujets que les deux premiers

    concepts la socit/le citoyen et le public/le priv ne peuvent

    accueillir. Ajouter des gens ou des choses cette liste, les en rayer, voil

    ce qui constitue lessentiel de lhistoire politique concrte des grands

    tats libraux. La premire chose tre protge fut la possession de

    biens matriels. Ensuite, une longue liste sy est adjointe. Les catgories

    de gens (femmes, enfants, travailleurs, etc.), les types dorganisations

    (universits, glises, hpitaux), et des groupes sociaux fonds sur une

    exprience partage (la migration) ou des caractristiques attribues (la

    race, lethnicit). Toutes les personnes que nous venons dnumrer ont

    fini par tre protges par lEtat titre priv, la plupart du temps en tant

    que victimes . Ironiquement, cest le mme argument quavaient

    utilis les Fdralistes pour protger les propritaires qui couraient,

  • 16

    leurs yeux, le risque dtre victimes des assauts de la populace

    dmocratique.

    Bien entendu, de nombreuses choses ont t crites propos de ce

    rgime de particularits. Cest particulirement vrai pour la littrature

    fministe, post-coloniale, queer, et dautres corpus polmiques varis.

    Mais il me semble que mmes ces crits sinscrivent en grande partie

    dans la logique mme du contractualisme. Leur seul but est de remanier

    la liste de ceux qui sont protgs et les modalits de cette protection, de

    modifier la liste des lments interdits et les modalits de cette

    interdiction. Mais il ne sagit pas simplement de savoir qui ou quoi se

    trouve sur quelle liste. Le problme des particularits interroge le

    contractualisme de trois faons, celles-ci autrement plus importantes.

    Premirement, ces particularits sont, en nature, dune varit

    dconcertante. Par exemple, il y a des particularits qui changent

    rgulirement, comme lge, et dautres qui sont stables, comme le sexe

    biologique. Il y a des particularits qui font lobjet, dans une certaine

    mesure, de choix, comme la profession ou le lieu de rsidence, tandis que

    dautres simposent aux individus, galement dans une certaine mesure,

    comme la confession ou lidentit des parents. Certaines particularits

    sont dfinies de faon prcise, comme la taille, tandis que dautres sont

    ou peuvent tre relativement floues (la race, lethnicit). On parle

    souvent de toutes ces choses en termes de formes de stratifications. Il ne

    faut pas perdre de vue leur grande diversit sous prtexte quils occupent

    une mme place dans la logique assigne par lontologie normative du

    contractualisme.

    Deuximement, chacun des individus ou des groupes sociaux nont pas

  • 17

    une seule, mais une myriade de particularits. En consquence, la sphre

    prive du monde social est compose dune imbrication dconcertante

    dacteurs et de groupes sociaux lis les uns aux autres de multiples

    manires. Une femme nest jamais uniquement femme. Cest aussi (peut-

    tre) une personne de trente-cinq ans, la fille de quelquun, une divorce,

    une avocate, et une alpiniste amatrice, et une rfugie. Pas plus que

    nimporte quel autre acteur ou groupe social, cette femme ne se rduit

    pas une seule de ses caractristiques.

    Troisimement, la plupart des types de particularits transcendent les

    frontires nationales , qui sont au cur du concept contractualiste du

    monde social. Il en va ainsi des femmes, des personnes ges, des noirs,

    des travailleurs : aucun de ces groupes nest purement national. Cest

    vident mais nous y prtons que rarement attention. Pourtant, il serait

    sage de se souvenir que jusquaux tout derniers moments de la

    mobilisation de 1914, on doutait srieusement de la volont relle des

    travailleurs de prendre part la guerre nationaliste des capitalistes.

    Cest pour ces trois raisons la complexit, lintrication et

    linternationalit quil est draisonnable de rflchir ces particularits

    en mobilisant simplement les concepts dinclusion ou dingalit. Bien

    sr, la socit elle-mme croit quelle possde des moyens suffisants pour

    grer l'ensemble de ces particularits prives. Elle pense y arriver grce

    aux moyens fournis par la thorie contractualiste, cest--dire par la

    lgislation et la loi. Et tout le monde croit que nos insuffisances

    proviennent de nos incapacits ou de nos efforts trop limits, alors mme

    quelles tirent leur origine de loutil mme quest la loi, et des concepts

    dingalit et dinclusion qui le sous-tendent. En effet, seul un petit

    nombre de chercheurs en sciences sociales voit la loi comme une solution

  • 18

    aux problmes sociaux poss par le rgime des particularits. Pour des

    raisons sensiblement diffrentes, les chercheurs en sciences sociales, de

    droite comme de gauche, considrent souvent la loi comme la cause

    plutt que la solution de ces problmes. Le rpertoire normatif de ces

    chercheurs ne puise quasiment pas dans le domaine lgislatif. Cela est

    dautant plus surprenant que dans la tradition juridique occidentale, la

    nature des valeurs humaines est un de objets dinvestigation majeurs.

    Lhistoire

    Voil pour le premier grand dfi pos lontologie normative du

    contractualisme, celui pos par la nature complexe des particularits. Le

    second grand dfi est celui que pose lhistoire. La plupart de ces

    particularits complexes que nous venons de voir connaissent des

    volutions variables au cours du temps. Les gens changent. Les

    organisations voluent. Lethnicit se redfinit. Lemploi prend de

    nouvelles formes. Tous ces changements peuvent avoir lieu lentement ou

    soudainement, graduellement ou brutalement. Sur une priode de

    plusieurs dcennies nanmoins, ils se combinent et occasionnent des

    transformations considrables et trs irrgulires. Et pourtant, nos

    approches normatives restent aveugles limportance de cette histoire.

    Lorsque les contractualistes simaginent un individu, ils limaginent vide.

    Aucun vnement ne vient perturber le cours de sa vie, il ne change pas

    de travail, de religion ou de configuration familiale. Lorsque les

    contractualistes simaginent une division prive du travail, celle-ci nest

    pas empreinte dune histoire kalidoscopique. Elle ne prend pas

    davantage en compte la dimension internationale dans laquelle nous

    nous trouvons. Toutes ces choses sont certes l'objet de bien des tudes

    empiriques et de diffrences ontologiques presumes. Mais elles ne sont

  • 19

    pas reconnues dans lontologie normative du contractualisme. De plus,

    les contractualistes ne thorisant pas les institutions intermdiaires, ils

    nont aucune ide de la manire de traiter, de faon normative, la

    complexit historique quant il sagit dglises, dethnicits, de syndicats

    ou de groupements sociaux. Encore une fois, tous ces lments sont

    prsents dans nos crits empiriques. Cependant, ils sont globalement

    absents du dispositif normatif que nous utilisons afin de juger le monde.

    Au niveau individuel, nous parlons encore dingalit et dinclusion

    comme si ces termes taient des constats dfinitifs. En cela, nous

    ignorons le fait quune personne puisse se trouver, un moment de son

    existence, dans une situation dgalit ou dinclusion, et un autre

    moment se trouver exclue ou dans une situation dingalit. A lchelon

    de la socit, quand nous parlons des aides que le gouvernement accorde

    aux immigrs, nous oublions que les immigrs daujourdhui ne sont pas

    ceux dhier, et que les circuits dimmigration permanents peuvent

    devenir temporaires et vice-versa.

    Lanhistoricit de notre ontologie normative cr aussi des

    problmes au niveau international, comme le montre lexemple de la

    mondialisation. Le monde actuel nest pas compos de nations stables -

    contractualistes et peuples de citoyens. Bien plus de la moiti de la

    population mondiale a fait lexprience au cours du vingtime sicle dun

    basculement total en terme de souverainet. Des pays comme la Russie

    ou la Chine ont t tmoins dau moins deux de ces basculements. Par

    consquent, de nos jours, les humains naissent gnralement sous un

    type de souverainet et meurent sous un autre. Les guerres, les

    interactions commerciales, les migrations et les empires ont contribu

    affaiblir davantage les frontires nationales, aids en cela par le

    dveloppement des communications, des transports, et de la mobilit.

  • 20

    Historiquement, la notion mme de nation/socits, nous le savons, est

    la drive. Aussi est-il trange, lorsque nous jugeons de la justice ou de

    linjustice sur notre plante, de prendre les reprsentations

    contractualistes pour le mtre-talon.

    A cette objection, on rpond bien entendu gnralement que les

    Etats contractualistes constituent un idal et que cest une question de

    temps avant quils ne se rpandent aux quatre coins du globe.

    Finalement, les nations du monde deviendront les nations relles

    que les contractualistes avaient prvues. Je ne peux mempcher de

    ragir cette affirmation de la mme faon dont jai ragi il y a trente ans

    quand je lisais des centaines de travaux acadmiques sur la

    professionnalisation. Les auteurs de ces textes affirmaient que tous les

    mtiers o lexpertise jouait un rle important taient sur la voie de la

    professionnalisation, que tous y parviendraient, mais que certains

    navaient pas encore atteint ce stade. Mes conclusions taient tout autres.

    Lhistoire des professions est jonche de professions mortes, en dclin,

    mme des professions dans lesquelles il ny avait soudainement plus

    demploi, ou qui se dsorganisaient. En somme, on retrouve dans le

    champ des professions toutes les contingences dune histoire complexe. Il

    en ira de mme avec les nations. Lide de progrs ne nous dispense pas

    du devoir de crer une thorie gnrale de lhistoire et de la contingence,

    ni de crer une ontologie normative fonde sur la reconnaissance sans

    dtour de ces contingences.

    L'illibralisme

    Cette ventualit me conduit un autre problme, plus important.

    Ce troisime problme se produit lui aussi lorsque des sciences sociales

  • 21

    ddies lontologie normative du libralisme contractualiste sont

    confrontes la mondialisation de leur discipline. Je dois ici ajouter une

    note personnelle. Comme la plupart des citoyens des nations fonde sur

    cet idal, je pense moi-mme que le libralisme contractualiste est une

    des grandes russites conceptuelles et morales de la civilisation. Bien que

    rarement ralis en pratique, cest un bel idal. Il nen reste pas moins

    que des milliards de gens dans le monde ne vivent pas au sein de socits

    contractualistes librales, et que beaucoup dentre eux verraient dun trs

    mauvais il, ou considreraient comme diabolique, un glissement vers ce

    type de socit. Nous serions bien nafs dimaginer que ces milliards de

    gens sont prts abandonner leurs croyances non-librales et se

    jetteraient tout de go dans le monde libral de loccident moderne si on

    leur prsentait la possibilit de faire un tel choix rationnel . Durant

    lge dor des tudes sur la modernisation, quand jtais tudiant, je

    connaissais un grand nombre de ces optimistes nafs. Ces cinquante

    dernires annes ont montr quils avaient tort sur toute la ligne.

    Assurment, le monde sest dvelopp. Assurment, les conomies

    nationales sont devenues encore plus imbriques les unes aux autres et

    encore plus librales , au sens du dix-neuvime sicle, sinon du dix-

    huitime. Mais ces pays se sont-ils rapprochs du modle libral-

    contractualiste ? Non. Nous navons fait que surimposer les formes du

    libralisme contractualiste des socits, des empires et des civilisations

    qui, fondamentalement, sont illibraux. Et ces milliards de gens que je

    viens de mentionner ne sont pas que des individus isols. Souvent, ils

    appartiennent des Etats importants et puissants et ont des chefs

    religieux solides. Souvent aussi, leur histoire parfois illibrale

    lextrme est aussi longue, voire plus longue, que lhistoire de

    lOccident. Plus important encore : ils ne voient pas forcment le monde

    y compris le monde libral comme tant reprsentatif des thories

  • 22

    librales. Souvent, ils le voient comme quelque chose de tout autre. Leurs

    conceptions de la nature humaine, des comportements humains et des

    objectifs de lhumanit sont fondamentalement diffrentes des ntres.

    Des sciences sociales lchelle mondiale doivent accepter de ne

    plus voir le reste du monde comme un simple rsidu des mtropoles

    vertueuses. Elles doivent reconnatre que ces socits et dans certains

    cas, ce ne sont pas que des socits, mais des civilisations tout entires

    naccordent pas de limportance aux mmes choses que lOccident. De l,

    leur imposer de faon inconsidre les croyances librales de lOccident

    est une attitude aussi imprialiste que stupide. Les chercheurs en

    sciences sociales du pass les anthropologues en premier lieu - en

    taient dailleurs bien conscients. Ils avaient mis de ct luniversalisme

    de leurs valeurs, car ils avaient une connaissance de premire main des

    problmes pragmatiques qui se posent rencontrer et gouverner des

    empires inconnus. Assurment, on peut considrer que leurs travaux

    sont pris dans les ontologies normatives de lOccident : cest lavis de

    nombreux partisans des tudes postcoloniales. Mais ces mmes

    thoriciens postcoloniaux, de faon assez paradoxale, se sont

    grandement appuys sur les mmes notions contractualistes que le

    corpus normatif dominant en sciences sociales. Cest trs clair quand ils

    emploient eux-mmes les notions de nation, de souverainet, de

    citoyens, et de socit domestique. En ralit, le sens profond du message

    concrtement vhicul par les sciences sociales qui tudiaient les empires

    avant les annes soixante-dix tait tout autre. En fin de compte, on est

    arriv la croyance qu'il est impossible dimposer une rgime politique

    libral sur un vaste groupe social prexistant et compos de gens trs

    diffrents. Malheureusement, ces travaux portant sur la profonde

    importance des diffrences culturelles nont pas engendr une politique

  • 23

    qui leur soit cohrente. En fait, le concept mme de diffrence culturelle,

    aprs 1980, a t apprivois pour devenir une sorte dexcroissance

    limite de la mme vieille et limit - ontologie normative du

    libralisme.

    III. Vers une nouvelle ontologie normative

    En somme, la pense normative de la totalit des sciences sociales, ou

    presque, est sous-tendue par le libralisme contractualiste. Cet hritage

    est important, et ce quelle que soit la diversit apparente de ces

    disciplines. Ce schma influence la faon dont la plupart des chercheurs

    occidentaux, quils soient conomistes noclassiques, sociologues ou

    marxistes, jugent le monde social tout la fois le leur et celui des

    autres. Ils utilisent les mmes termes gnriques d ingalits et d

    inclusion pour cacher une centaine de particularits diffrentes. Ils

    font fi des volutions historiques qui affectent les individus et les

    socits. Ils font fi galement de diffrences importantes, qui font que

    des milliards de gens dans le monde pensent que le libralisme

    contractualiste nest quune idologie, ou mme un mal absolu.

    Toutes ces limites font quil nous faut une nouvelle ontologie normative.

    Celle-ci doit prendre acte de lhistoricit de lexprience humaine.

    Prcisment, elle doit accepter le fait que la plupart des humains peuvent

    sattendre, au cours de leur vie, tre tmoins de transformations

    majeures, en terme de souverainet, de citoyennet, dethnicit, et de

    march de lemploi. Cette ontologie normative doit aussi admettre que

    des milliards de gens dans le monde refusent la thorie normative du

    contractualisme libral. Ces gens peuvent trs bien croire en un monde

    peupl dindividus particuliers, et non dtre universels. Ils peuvent aussi

  • 24

    trs bien croire en une sorte de ralit universelle qui, pour les habitants

    des nations fondes sur le contractualisme, semble tre un systme

    culturel trs particulier, gnralement une religion. Et pourtant, nous

    voulons en mme temps quune nouvelle ontologie normative conserve

    les atouts reconnus du contractualisme : la faon dont il combine

    uniformit et tolrance, sa capacit pouser les diffrences, sa

    propension valoriser des biens universels, comme la sret des

    individus. Que cela soit clair, en aucune faon je ne souhaite le

    remplacement total de lontologie normative du contractualisme. Je

    plaide en fait vivement pour sa complexification.

    Cette tche est ardue, et on le comprend bien la lecture de la pense

    sociale manant des auteurs du monde non-mtropolitain tout au long

    du XXme sicle. Certains dentre eux furent pacifistes, dautres

    admettaient la violence. Certains voyaient limprialisme dun bon il,

    dautres lavaient en horreur. Dans les mtropoles, certains auraient t

    considrs comme totalitaires, quils soient communistes ou partisans

    dEtats religieux. Dautres taient des libraux classiques dans lacception

    occidentale. Certains voyaient la religion comme appartenant au

    domaine priv, ou comme un dangereux poison, dautres comme le

    principe ordonnant la socit. Certains taient fascins par la puret

    raciale, dautres par le mtissage. Bien quune telle diversit ait

    galement t caractristique de lOccident certaines poques, les

    rcents travaux en sciences sociales sont assez univoques sur ces sujets.

    Ils rejettent la plupart des points de vue que nous venons dnumrer,

    qui proviennent dun espace discursif autre et encore plus divers que -

    celui des sciences sociales de lOccident.

    Chez les auteurs de ces espaces, le libralisme normatif que veulent

  • 25

    imposer les pouvoirs de la mtropole occidentale ne va pas de soi et ne

    fait pas consensus. La mtropole et ses normes librales ne reprsentent

    pour eux quune seule possibilit parmi lventail didaux disponibles

    pour lhumanit. Lhistoire telle quils la conoivent nest pas un

    processus massif dont lapoge est la dmocratie librale. Nombre dentre

    eux croient en une religion ou en un systme social organis selon des

    rgles qui lui sont propres, au sujet des particularits individuelles, des

    hirarchies sociales et de la justice. En rgle gnrale, ils sont les porte-

    voix de groupes trs tendus et importants dans leurs socits, qui

    comptent parmi les socits les plus vastes au monde.

    Une ontologie normative qui aurait du sens pour une telle diversit

    dauteurs requiert, mon avis, un certain nombre dlments.

    Premirement, elle doit combler la distance qui existe entre lindividu et

    la socit en formalisant une thorie des structures intermdiaires. Cela

    ne veut pas dire quelle devra mettre en place des structures ad hoc

    comme des associations, des glises ou autres, dans une sorte dnorme

    opration de planification. Cela ne veut pas non plus dire que cette

    ontologie slectionnera de nouvelles institutions pour combler le vide

    laiss par lglise ou la famille, comme chez Durkheim. Ce dernier

    appelait en effet de ses vux la constitution dassociations pour chaque

    corps de mtier. Mais cet appel est rapidement devenu obsolte en raison

    des transformations historiques incessantes et inhrentes aux activits

    modernes que le pre fondateur de la sociologie franaise navait pas

    anticipes. Une ontologie normative des structures intermdiaires doit

    tre premirement une thorie de la morale des changements des telles

    structures intermdiaires. Il ne sagit pas de faire une thorie des corps

    intermdiaires et de leur rle intgrateur, comme le proposait Durkheim,

    mais bien une thorie morale des processus qui voient les individus

  • 26

    changer demploi, dactivit, ou de comptence. Au niveau des groupes,

    nous navons pas besoin dune conception normative de la prservation

    de telle ou telle profession, mais bien plutt une conception normative de

    la manire dont les professions et leurs associations peuvent avoir des

    trajectoires morales justes quand elles traversent les invitables

    changements de qualification, de tches et de personnel. Et peut-tre

    mme nous faut il une conception morale de ce quest la mort ou la

    fusion de ces professions.

    Cette thorie morale doit aussi aborder la question de la diversit

    des types dingalits. Une telle ontologie devrait produire un

    Lviathan ou un Contrat social pour chacune des catgories de

    diffrences internes. Une analyse morale pour les diffrences muables

    versus une autre pour les diffrences immuables. Une pour les

    diffrences exclusives versus une autre pour les diffrences imbriques.

    Une pour les particularits choisies, une autre pour les particularits

    imposes. Il nous faut produire une thorie normative srieuse qui traite

    des particularits dans la socit. Dailleurs, il faut aussi rflchir la

    manire de concevoir lindividu lintersection de plusieurs

    particularits, et non plus comme un tre vide, sans contenu, ou, comme

    dans la plupart des thories de lmancipation daujourdhui, comme un

    tre dou dune seule particularit. En somme, une nouvelle ontologie

    normative doit tre avant tout lincarnation dune vritable thorie des

    particularits.

    Deuximement, il faut rinscrire dans leur historicit cette masse de

    structures intermdiaires et la masse dindividus dont les vies sont

    imbriques. Tout comme le problme du particularisme, le problme de

    l'histoire se pose tout autant quand on pense traditionnellement

  • 27

    linjustice lchelon national, domestique, que lorsquon la pense

    lchelon international. Comment dfinir une vie juste (ou galitaire, ou

    bonne), non pas au temps t, mais sur lensemble de cette vie ? Une vie est

    une srie de rsultats qui interviennent dans un ordre donn. Qui doit

    avoir droit quels bnfices, et quel moment dans la vie ? Est-ce quil y

    a des trajectoires de vies qui sont justes ou injustes ? Ces questions

    peuvent se poser pour des groupes, mais aussi pour des personnes. Il est

    vident que toutes ces rflexions doivent tre diachroniques. Il nous faut

    en effet tablir des critres sur les modalits du changement, pas sur les

    rsultats finaux de ces changements. Tout simplement parce quune

    thorie srieuse du processus social doit accepter quil ny ait pas de

    rsultat final, pas daboutissement. Le processus social ne cesse de

    continuer, tout simplement.

    Mon propos nest pas de dire que cette thique exclut toute ide dabsolu.

    En ralit, labsolu doit concerner le processus mme de transformation,

    et ses rsultats particuliers. Il nous faut imaginer un ensemble de rgles

    propos du changement, et que ces rgles puissent engendrer un

    processus idal pour lhumanit tout entire. Nous pouvons sans doute

    fixer des idaux concrets, par exemple que ce processus ne conduise

    jamais une extermination de masse. Mais nous devons avant tout

    rflchir un idal de dynamiques globales, plutt qu un idal au

    contenu spcifique. Peut-tre que ce processus social devrait maintenir

    un grand nombre de socits, de types trs diffrents. Peut-tre quil

    devrait permettre aux individus de vivre un grand nombre dhistoires au

    cours de leur vie. Peut-tre que ce processus devrait nous enseigner la

    faon de changer intelligemment et bon escient.

    Bien videmment, il est dsormais clair quune ontologie normative qui

  • 28

    nous permette daffronter les problmes qui se posent nous doit tre

    processuelle. Si nous ne pouvons dfinir clairement les objectifs ultimes

    du processus social, mais que nous souhaitons tout de mme lamliorer,

    dune faon ou dune autre, il ny a alors quune seule stratgie viable:

    laborer, sur le plan normatif, des rgles de transformation qui puissent,

    dans le prsent, sappliquer au processus social. Ces rgles doivent sur le

    long cours pouvoir servir de guide aux errances durables du processus

    social, selon des modalits que nous jugeons bonnes du point de vue

    normatif. Par le pass, nous navons gnralement envisag que deux de

    ces rgles de transformation. La premire est lide de progrs. Dun

    point de vue prospectif, cette ide entraine que chaque gnration

    projette ses dsirs sur toutes les gnrations venir. Dun point de vue

    rtrospectif, cette ide a consist dcider aprs coup que lvnement

    allait, dune faon ou dune autre, dans le sens du progrs. La deuxime

    rgle de transformation correspond au concept de cyclicit, qui nous

    vient dIbn Khaldoun et de Johann Gottfried Herder. Cest une manire

    de penser le cours de la vie des groupes et des socits aussi bien que des

    individus : au dbut vient lessor, toujours suivi de linluctable chute.

    Malgr tout, nous sommes tout fait en capacit de concevoir dautres

    trajectoires globales que pourraient emprunter les socits du globe, et

    nous devrions nous y atteler. Car un monde o tout ressemblerait au

    paradis exact promis par le capitalisme de consommation naurait

    clairement pas de sens.

    En clair, il est urgent que les chercheurs en sciences sociales dveloppent

    une thorie normative. Bien entendu, je crois que celle-ci doit tre

    processuelle, car elle doit nous emmener plus loin que lanhistorisme

    simpliste constitutif de notre ontologie normative actuelle. On pourrait

    affirmer que nous pourrions chapper cette tche, et ne faire que des

  • 29

    tudes empiriques. On aurait tort. Comme je lai dit prcdemment, on

    ne peut jamais chapper la normativit des sciences sociales. Elles sont

    normatives par principe.

    Jaimerais, pour terminer cette analyse, voquer nouveau le cas de

    Marc Bloch. Lhritage du libralisme politique, comme mode de

    gouvernement, est prodigieux. Mais le dcs de Marc Bloch est

    prcisment mettre au compte dune socit dont les bases thoriques

    reposaient sur ce contractualisme libral et qui obissait une lgislation

    fonde en droit lgitime. Or, cette mme socit a vot sa propre fin le 23

    mars 1933. Tous les rcits empiriques de cet vnement nfaste font

    appel la complexit de la socit europenne, ses particularits et

    son historicit. Et pourtant lontologie normative de base de nos sciences

    sociales nest pas vraiment outille pour traiter de cette complexit. En ce

    qui concerne le contractualisme, ce vote au Reichstag a tout simplement

    mis fin un contrat social spcifique, et a renvoy les Allemands de ce

    temps-l vivre par la mme occasion dans le chapitre treize du Lviathan

    de Hobbes, o la vie de lhomme est solitaire, indigente, animale et brve.

    Mais a, nous le savions dj, sans aucune analyse contractualiste. Ce

    quil nous faut, cest une ontologie sociale normative qui rponde deux

    conditions. Elle doit nous permettre dimaginer un processus social rgi

    de faon normative. Ce processus doit pouvoir comprendre et mme

    contrler le changement perptuel de la socit ainsi que les divergences

    fondamentales en terme de valeurs. Voil la condition la premire dune

    nouvelle ontologie morale. La seconde condition est encore plus

    importante. Car cette ontologie doit nous interdire de nous garer

    nouveau dans les tnbres qui ont pris Marc Bloch et tant dautres.

    Andrew Abbott