1THE FUTURE OF THE SOCIAL SCIENCES
LAVENIR DES SCIENCES SOCIALES
Andrew Abbott
University of Chicago
37e confrence Marc Bloch
Grand amphithtre de la Sorbonne
18 juin 2015
Je suis trs honor davoir t invit donner cette confrence. Les
personnes qui mont prcd cette estrade comptent parmi les noms les
plus illustres des sciences sociales. Au cours de son histoire, lEcole a elle
aussi compt parmi ses membres de trs grands noms. Ils ont fait sa
renomme acadmique et assur son rayonnement mondial. Si tout cela
mhonore, rien ngale le privilge dtre invit mexprimer sous le
patronage de Marc Bloch, dont luvre est un modle dexigence rudite
et la vie tout entire une dmonstration de courage, lune et lautre
difficiles galer. Cest pourquoi je souhaiterais adresser mes plus vifs
remerciements mes htes.
Pour un chercheur tatsunien de ma gnration, Marc Bloch,
lEcole, la sixime section, les Annales et la galerie de noms illustres qui
leur est associe revtent une aura quasi mythique. Bien que je sois
intimid et impressionn, il me faut dsormais entrer en scne. Mon seul
espoir est que les dfis contemporains auxquels sont confrontes les
sciences sociales requirent une intervention qui pourra peut-tre
2trouver sa place, si minime soit-elle, dans cette longue tradition
intellectuelle.
Il me semble que les sciences sociales connaissent un tat de crise
depuis une vingtaine dannes. Nos disciplines font aujourdhui
lexprience de plusieurs transformations, qui sont lies entre elles tout
en restant distinctes. Loccurrence simultane de ces transformations
rend le futur incertain, de manire presque inquitante. Tant de
possibilits souvrent nous quil nous faut faire des choix judicieux, de
crainte que le hasard et lhistoire ne nous privent de ces choix, et que
lhabitus intellectuel qui nous anime disparaisse dici les trente
prochaines annes.
Quatre transformations sont luvre - transformations qui, parce
quelles se sont produites conjointement, ont cr les conditions du
changement abyssal que jvoquais. Deux dentre elles sont
conjoncturelles au sens de Braudel. La premire correspond au
dveloppement dun management nolibral lUniversit. La seconde,
lmergence dun modle unique et standardis du savoir le modle
scientifique. La troisime transformation est, toujours pour parler
comme Braudel, dordre structurel. Il sagit dun basculement dampleur
que nous avons vcu : limprim a t presque supplant par limage, les
symboles discursifs par les symboles immdiatement perceptibles, et la
complexit de largumentation par des assertions schmatiques. Le
quatrime changement est nouveau conjoncturel mais contrairement
aux deux premiers, il affecte les sciences sociales de lintrieur. Je fais
rfrence ici la dconnexion sans cesse grandissante entre la
sophistication des dmarches empiriques dune part, et la simplicit et
mme la navet des raisonnements normatifs qui sous-tendent les
3sciences sociales dautre part.
Le temps qui mest imparti fait que je dois me concentrer sur une
seule de ces transformations. Jai choisi celle sur laquelle nous pouvons
avoir le plus de prise, savoir le problme, interne nos disciplines, des
rapports entre nos horizons empiriques et normatifs. Cette dconnexion
na fait que saccrotre depuis la naissance des sciences sociales. Au
demeurant, elle est devenue de plus en plus visible au fur et mesure que
le dfi de la mondialisation de nos disciplines se prsentait nous. En
effet, cette dynamique a mis en lumire laspect profondment normatif
que revtent les sciences sociales dans les anciennes mtropoles. Elle a
galement montr que la contestation de ces valeurs normatives ira en
saccroissant, mesure que les sciences sociales sloigneront des socits
occidentales librales qui les ont vu natre.
Avant dentamer ma dmonstration, je dois prciser le sens de deux
mots. Par le terme empirique , je dsigne ici ce qui, dans les sciences
sociales, relve du rgime de la vrit ou de la fausset. Par le terme
normatif , je dsigne ici ce qui, dans les sciences sociales, relve du
rgime du bien ou du mal. Par exemple, le nombre prcis de personnes
qui se trouvent sur le territoire mtropolitain de la France est en principe
une question empirique. Nanmoins, linclusion ou non dans cette
population des enfants natre ou des personnes artificiellement
maintenues en vie lhpital, est une question normative. De mme, le
fait quun jeune homme dessine sur un mur est une observation
empirique. En revanche, dire que ce dessin relve de la dlinquance
juvnile ou qu'il est une uvre dart, cest produire des discours
normatifs. Dans notre socit, de nombreuses valeurs dordre normatif
se sont tellement cristallises et font a un moment donn lobjet de si
4peu de contestations que nous tendons les considrer de facto comme
empiriques. La catgorie de sexe en faisait partie, et pourrait le
redevenir. Les pripties qua connues cette catgorie montrent
nanmoins que les frontires entre le normatif et lempirique sont sans
cesse redfinies.
Ces rapports complexes entre lempirique et le normatif sont ns
avec les sciences sociales. En effet, et ce malgr leur prtention
luniversalit, les sciences sociales ont des origines assez spcifiques.
Elles sont une rponse intellectuelle aux problmes poss par tout un
ensemble de phnomnes sociaux qui perturbaient les socits
europennes et nord-amricaines au dix-neuvime sicle. Afin de
comprendre ces phnomnes, elles ont tent de saisir et de mesurer la
modernit ; de thoriser le socialisme et le capitalisme ; de concevoir
des projets rformes sociales ; de rguler les marchs de plus en plus
interdpendants et des conomies par consquent de plus en plus
instables. Ces problmes et les diffrentes rponses qui leur ont t
apportes sont lorigine des sciences sociales telles que nous les
connaissons aujourdhui. ct, la pratique de lhistoire comme
discipline acadmique sest elle progressivement formalise en parallle
de lmergence des sciences sociales. Voue elle aussi la recherche des
fondements de la modernit, lhistoire se trouvait nanmoins fortement
attache aux projets nationalistes en plein dveloppement. Si les sciences
sociales devinrent des projets politiques via leurs propositions de
rformes sociales, lhistoire, elle, fut au cur des idologies des Etats
occidentaux. Ainsi, la puissante bourgeoisie de ces Etats entreprit de
mettre en uvre le genre de nation contenue implicitement dans les
philosophies du contrat social qui avaient prfigur son triomphe. Pour
toutes ces raisons, les sciences sociales ont toujours t la fois des
5entreprises empiriques et normatives.
Les contraintes poses par le dbat public national font que les
dbats en science sociales comme en histoire se sont concentrs sur des
problmes domestiques : capital et travail, prosprit et dpression,
gauche et droite, troubles sociaux et mobilit sociale... la liste est longue.
Mais tous ces problmes taient aussi lis aux immenses empires et au
commerce avec loutre-mer. Les matires premires bas prix et les
vastes dbouchs quils offraient assuraient lEurope sa prosprit, ce
qui lui a permis de financer peu de frais la rsolution des problmes
sociaux domestiques, ou de reporter cette question plus tard. Par
consquent, un autre corpus scientifique sest dvelopp partir de ces
empires et de leurs problmes: lanthropologie et une partie de lhistoire
virent alors le jour, tout comme un courant distinct de la science
politique qui deviendra plus tard le champ de la politique compare .
Sur le plan institutionnel, ces champs secondaires taient souvent
concentrs en dehors des universits, dans les administrations coloniales
britanniques, franaises et nerlandaises, ainsi quau Ministre de
lEconomie de ces pays et des autres nations coloniales. Aux Etats-Unis,
une telle science sociale mondialise nest pas apparue travers les
administrations coloniales. De faon prvisible, ce sont plutt
limmigration, lethnicit et lassimilation qui en ont constitu le berceau,
en raison de limportation de millions de travailleurs essentiels au
dveloppement conomique du pays.
Les sciences sociales sont donc nes du creuset de la modernit,
sous une forme intellectuelle bien particulire. Dans la mesure o elles se
concentraient sur les problmes sociaux, elles ne pouvaient que mler
lempirique et le normatif. Les transformations et les perturbations
6intrieures constituaient leur noyau intellectuel, et elles taient donc
fondes sur lhypothse de la distinction entre affaires intrieures et
affaires trangres. Les concepts de nation et de nationalisme taient
prsupposs. Non seulement ces concepts taient compatibles avec lide
dune distinction entre le domestique et linternational, mais ils ont
rendu ces frontires encore plus tanches. Ce noyau dur des sciences
sociales tait entour par une priphrie de travaux beaucoup moins
institutionnaliss. Ce nest que cette priphrie qui transcendait les
frontires nationales et se proccupait beaucoup moins de lEurope et de
ses problmes immdiats que de ceux des empires et du reste du monde.
Dans le monde daujourdhui, en revanche, ces provinces loignes
devraient peut-tre constituer le noyau dur des sciences sociales. De nos
jours en effet, les personnes et les biens se dplacent lintrieur dun
monde complexe o rgne la division internationale du travail. Quant
aux nations entre lesquelles ces biens et ces personnes voyagent, elles
sont bien plus diverses que ne ltaient les Etats europens du dix-
neuvime sicle, qui se caractrisaient par leur hritage partag des
thories politiques contractualistes et de la loi romaine. Sans mme
considrer ses aspects normatifs, le dfi empirique reprsent par ce
changement est considrable. Nous vivons aujourdhui dans un monde
dconcertant : ce quon avait lhabitude de considrer comme des affaires
intrieures, des problmes domestiques, est dsormais considr comme
relevant de linternational. Cest le cas par exemple de la division du
travail. Paralllement, ce qui relevait de linternational relve dsormais
de problmes domestiques, comme par exemple les hirarchies induites
par limmigration de masse. Cette inversion sur les deux plans pose des
questions empiriques la fois videntes et centrales.
7Mais il y a plus urgent. Il me semble que les questions normatives
qui dcoulent de cette inversion sont si importantes quelles requirent
notre attention immdiate. En effet, linversion de ce qui relve du
domestique et de linternational questionne la priorit qui tait donne
aux citoyens des empires sur les sujets des empires, priorit dordre bien
videmment normative. Cette priorit qui caractrisait les empires du
dix-neuvime sicle a persist dans limaginaire collectif occidental, bien
aprs que les empires se soient effacs de nos mmoires. En outre, bien
avant lre rcente de mondialisation dans laquelle nous nous trouvons,
les sciences sociales qui se dveloppaient alors et qui sintressaient aux
affaires intrieures subissaient dj les consquences de la dconnexion
en leur sein entre leur aspect empirique et leur aspect normatif. Cest
donc la fois pour des raisons domestiques et internationales que nous
devons faire de ce dcalage entre les analyses empiriques et les analyses
normatives notre proccupation principale.
Ce dcalage est particulirement frappant lorsque les chercheurs en
sciences sociales se donnent pour mission dvaluer le degr de justice du
monde social. Car les critres laune desquels nous valuons la socit
restent eux-mmes rarement questionns. Aujourdhui, je souhaite
montrer que limportante crise normative dans laquelle les sciences
sociales se trouvent provient du caractre trop simpliste de lontologie
qui sous-tend les jugements normatifs que nous mettons en tant
quvaluateurs de la vie sociale. Les sciences sociales et nous qui en
sommes les praticiens sont prisonnires de cet unique systme
normatif. En consquence, nous sommes loin de pouvoir rsoudre les
problmes normatifs poss par la modernit tout court, et encore plus
loin de rsoudre ceux poss par la modernit mondialise. Mon
argumentation aura trois temps. Tout dabord, je voudrais nous rappeler
8que toute science sociale est, par principe, au moins partiellement
normative. Je souhaiterais alors discuter en profondeur lontologie qui
sous-tend le dploiement normatif des sciences sociales occidentales,
cest--dire le libralisme contractualiste. Jtudierai ses principaux
postulats, puis ses rapports avec les sciences sociales, et en particulier
avec les ontologies empiriques auxquels ces disciplines font appel
lorsquelles entendent expliquer un phnomne, parce que ces ontologies
empiriques sont bien diffrentes de notre ontologie normative. Dans un
second temps, je souhaiterais matteler aux dfis importants qui
simposent au libralisme contractualiste. Ces dfis ont surgi au cours du
dix-neuvime sicle, et la mondialisation actuelle na fait que renforcer
leur acuit. Enfin, je conclurai par ltude dun problme vident. Il sagit
du fait quune grande partie, et peut-tre dailleurs la majeure partie, du
monde ne partage pas cette ontologie normative qui est la ntre. Ce
dcalage nest cependant pas uniquement un problme. Il constitue aussi
une opportunit. Mais si nous la saisissons, nous naurons pas dautre
choix que de nous tourner vers des formes processuelles de thorie
sociale.
I. L'ontologie normative du libralisme contractualiste
Commenons donc par le postulat selon lequel toute science sociale
est par principe au moins partiellement normative. En rgle gnrale,
cette affirmation se fonde sur un examen empirique de lhistoire des
sciences sociales. Il est facile de mettre en lumire les positionnements
normatifs de nimporte quel ouvrage de sciences sociales. Les sciences
sociales sont toujours crites partir dun point de vue particulier, situ,
dans le processus social. Elles prennent alors forcment la teinte
normative de ce point de vue.
9En ralit, la normativit des sciences sociales a pourtant des
causes plus gnrales et une origine bien plus profonde. Le processus
social est en effet form dactivits humaines, et ces dernires sont, in
fine, une qute de valeurs. Par consquent, lintgralit du processus
social, de sa dmographie la culture, de lindividu la socit, est un
processus de production de valeurs. Certaines de ces valeurs se sont
rifies dans des structures sociales que plus personne ne questionne,
comme la classe des fonctionnaires, lEglise catholique ou la catgorie
lgale de dlinquance des mineurs. Dautres valeurs sont elles
communment penses et admises comme telles, cest--dire quon
estime qu'il existe dautres valeurs, qui leur sont videmment
concurrentes. Mais mmes les structures sociales les plus stables sont
fondes sur des valeurs, qui ont fait lobjet de choix, et ces valeurs sont
encore sujettes volution aujourdhui, mme dans ces structures
sociales particulirement stables. Cest pourquoi, mme lorsque ce sont
ces valeurs sociales compltement rifies que nous tudions, nous ne
pouvons pas ne pas faire appel nos propres valeurs, du moins en partie.
LEglise catholique est dans un sens une structure sociale absolument
rifie. Mais elle change toujours, et personne ni ami, ni ennemi ne
peut ltudier sans prendre de position normative propos de ces
changements, ne serait-ce quen les caractrisant comme des
changements essentiels ou non. En dpit de la clbre dclaration de Max
Weber selon laquelle les sciences sociales peuvent tre purement
scientifiques, cest--dire dnues de valeur, il nous faut parvenir
lvidence. Une telle affirmation est non seulement impossible, elle est
galement absurde dun point de vue logique.
Les sciences sociales sont donc inluctablement normatives. Que
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pouvons-nous dire du contenu de cette normativit ? On pourrait
imaginer que nos sciences sociales couvrent lventail de ce qui est
normatif, en raison de leur vidente diversit, quelles parviennent
reprsenter toutes les valeurs qui existent dans le monde. Aprs tout, les
sciences sociales donnent voir une tourdissante varit dontologies du
monde social. Lconomie et les champs affrents sont des bastions de
lindividualisme ontologique : seuls les individus existent, les
phnomnes sociaux ne sont que des apparences, et ce qui compte par
dessus tout, ce sont les choix individuels. A contrario, Durkheim et ses
hritiers, en sociologie, se rapportent un mergentisme social, dans
lequel de larges structures sociales imprgnent ces mmes individus et
dfinissent des comportements moyens sur lesquels les choix individuels
nont que peu dimpact. Quant au marxisme et aux thories du
dterminisme historique qui lui sont proches, ils empruntent une
troisime voie. En effet, ils peroivent le monde comme laboutissement
de laction durable de forces sociales qui faonnent tout ce quelles
touchent, tant au niveau social quindividuel.
Mais dpassons cette apparente diversit des ontologies empiriques.
Demandons-nous quelles sont les ontologies normatives qui sont
lorigine des jugements prsents dans ces diffrentes disciplines ? On
dcouvre avec surprise que le mme vocabulaire normatif est employ
partout : des termes reviennent, comme ingalit, domination, galit
des chances, quit, inclusion, etc. Leurs ontologies empiriques du
monde social semblent radicalement diffrentes, mais sous ces
diffrences de surface, ces disciplines semblent partager le mme et
unique horizon normatif, un horizon laune duquel on juge si la ralit
empirique est bonne ou mauvaise. Cet horizon, me semble-t-il, provient
directement de lunivers normatif du libralisme contractualiste, de
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lunivers de Hobbes, de celui de Locke et de Rousseau, un univers qui, me
semble t-il, a soutenu les projets de nationalisme et dimprialisme au
travers desquels les diffrentes sciences sociales ont merg aux XIXme
sicle. En effet, lhritage contractualiste informe profondment les
sciences sociales, et ce quelles que soient les relles orientations
politiques en prsence. Les entreprises de dnombrement et de
catgorisation de la population, par exemple, ont ainsi fourni des savoirs
appropriables tant par des projets de surveillance que par des projets
dinclusion sociale. De mme, la volont de concevoir lexistence de
grandes forces sociales peut servir aussi bien le projet durkheimien
qui vise renforcer la solidarit intrieure des nations, que le projet
marxiste qui cherche renverser cette solidarit. Ce nest donc pas une
marque politique spcifique qui caractrise le systme normatif des
sciences sociales dans les mtropoles occidentales. Il sagit plutt de ce
que lon pourrait appeler une ontologie normative sous-jacente du social.
Premirement, une conception des tres et des choses auxquels on
attribue une valeur. Deuximement une conception des rapports entre
chacun de ces tres et chacune de ces choses : le public et le priv,
linclusion et lexclusion, etc. Permettez-moi donc danalyser cette
ontologie normative du libralisme contractualiste que les sciences
sociales ont en partage.
Lontologie contractualiste a divis le monde en nations, ou pour parler
comme Durkheim, en socits . Une nation, ou socit donc,
correspondait une communaut dindividus gaux sur le plan politique
et lis de faon implicite par un contrat social. La vie publique se
caractrisait par une galit absolue des droits et des devoirs. Les
individus publics (ou politiques ) taient ainsi quivalents les uns aux
autres, presque sans contenu propre. Mais derrire cette vie publique
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stendait la sphre prive, qui tait a contrario un domaine o les
diffrences entre les personnes taient bien concrtes. Pour les
contractualistes, les diffrences les plus frquentes concernaient lge, les
biens matriels, les talents, les ressources et la religion. Plus tard, on
rajoutera peut-tre le genre et la race. Les contractualistes se sont rendu
compte que ces diffrences varies pourraient avoir une influence sur la
vie publique et ils ont parfois formul des restrictions leur sujet.
Rousseau, par exemple, a insist sur le fait quaucun individu ne devrait
tre assez riche pour tre en mesure den acheter ou den vendre un
autre. Mais, cette sphre prive, lintrieur de ses propres limites,
devait tre rgie par des lois promulgues par un corps lgislatif,
gnralement sur la base dune constitution crite.
Les textes des contractualistes montrent clairement que leur
proccupation principale a trait aux diffrences de possessions entre les
individus. Tous prsupposaient une protection lgale des biens matriels,
dans la mesure o la loi qui sappliquerait tous inclurait le concept de
proprit et un corpus lgislatif rgissant les rgles de proprit. La
proprit tait ainsi considre comme appartenant la dimension
universelle et publique de la socit. Il en allait de mme pour une
courte liste de choses ngatives, considres par tous comme contraires
lordre public : les divers crimes contre les personnes et contre les biens.
Ainsi, le troisime aspect du modle contractualiste, en plus des couples
nation/citoyen et public/priv, tait la liste des particularits qui taient
protges ou interdites par la loi publique laquelle les citoyens gaux se
soumettaient galement.
Alors que ces aspects proviennent de diffrences et de particularits, et
peuvent par consquent sembler ressortir des dimensions prives, les
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contractualistes les ont nanmoins situes dans le royaume de
luniversel, du public. Ctait lobjectif des contractualistes que de rduire
cette liste des aspects privs reconnus comme publics la portion
congrue, mais on ne pouvait pas postuler lexistence dun monde public
sans aucune reconnaissance de lexistence des diffrences entre
individus. Dans ce qui suit, jappellerai cette liste les particularits
reconnues . Il sagit de particularits prives et de diffrences qui sont
traites de droit comme des universaux par le systme lgal du domaine
priv, et donc intgres aux universaux lgaux de la sphre publique.
Lontologie normative du libralisme contractualiste ne
sintressait gure aux institutions intermdiaires, entre lindividu et la
socit. Pour la plupart des contractualistes, mme la famille navait
quune importance limite dans une socit librale. Elle tait seulement
considre comme une sorte de modle primitif ou de microcosme de
cette socit. Quant aux autres institutions intermdiaires, elles ne
suscitaient quhostilit ouverte de la part des contractualistes. Aprs tout,
ctait bien lobjectif de la Rvolution franaise que de les dtruire, et les
auteurs du Fdraliste condamnaient toute association dacteurs
politiques comme une faction porteuse d'un danger. En thorie, pour
les contractualistes, toutes les institutions intermdiaires relevaient du
domaine priv. Elles ne devaient tre connues de lEtat que si elles
interfraient avec son fonctionnement ou dans lgalit des citoyens. En
pratique, bien entendu, un nombre important de ces structures
intermdiaires hrites du pass existaient dans les socits lgitimes
par contractualisme : par exemple la famille, lglise, les entreprises ou
encore les associations. Les consquences politiques de cet tat de fait
taient considrables.
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En somme, lontologie normative fondamentale du libralisme tait
compose de quatre lments. Premirement, une nation unifie,
compose de citoyens gaux les uns aux autres. Deuximement, la
sparation des sphres publiques et prives, la sphre prive tant rgie
par des dcisions lgales valides publiquement. Troisimement,
ltablissement dune liste de particularits rprouves ou au contraire
protges, ces traits privs qui doivent tre reconnus comme publics les
particularits reconnues. Et enfin, quatrimement, le fait que les
institutions intermdiaires ne soient pas thorises, pas plus dailleurs
que les solidarits internes, quelles quelles soient. Ces quatre lments
sont rests les fondements du standard normatif laune duquel les
sciences sociales valuent la vie sociale. Une bonne socit correspondait
ce modle, une mauvaise y contrevenait.
II. Les dfis lancs lontologie normative du contractualisme
Au dix-neuvime sicle, trois dfis fondamentaux ont menac, et
menacent encore, cet talon. Ils sont de trois ordres : ils concernent la
question du particularisme, celle de lhistoire, et enfin, celle de la
diffrence. la fin du vingtime sicle, quand la mondialisation sera
devenue un phnomne global, ces problmes se poseront avec une
acuit encore plus grande.
Le particularisme
Tout dabord, le dfi du particularisme. Le libralisme contractualiste
propose la vision dune socit dtres universels, dnus de qualits
particulires. Ces tres voluent tantt dans la sphre publique et
politique, compose dgaux, tantt dans la sphre prive, o rgnent
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lingalit et les diffrences entre individus. Cette sphre prive est
dlibrment tenue dans lombre, mais lon y intervient parfois lorsque
ces diffrences saccroissent au point de compromettre lgalit entre
citoyens dans lespace public. Le statut normatif de cette particularit
sociale prive est tout aussi obscur dans les sciences sociales
contemporaines quil ltait chez les contractualistes de lpoque. Une
telle particularit est clipse par des termes gnraux comme
ingalit ou exclusion . Ces termes trs vagues peuvent dsigner
tout et nimporte quoi aussi bien le plafond de verre le plus lev dans
les entreprises les plus cotes que les horreurs de la vie quotidienne dans
les ghettos tasuniens. Le contractualisme, en tant quontologie
normative, sappuie donc sur deux premiers piliers : la socit et
lindividu dun ct, le public et le priv de lautre. Mais la solidit
thorique de ces piliers est assure par le chaos rgnant dans le troisime
pilier, celui qui fournit la liste de ce qui est protg et de ce qui est
interdit les particularits reconnues. Cette liste sert de dbarras pour
les contractualistes : ils y stockent tous les sujets que les deux premiers
concepts la socit/le citoyen et le public/le priv ne peuvent
accueillir. Ajouter des gens ou des choses cette liste, les en rayer, voil
ce qui constitue lessentiel de lhistoire politique concrte des grands
tats libraux. La premire chose tre protge fut la possession de
biens matriels. Ensuite, une longue liste sy est adjointe. Les catgories
de gens (femmes, enfants, travailleurs, etc.), les types dorganisations
(universits, glises, hpitaux), et des groupes sociaux fonds sur une
exprience partage (la migration) ou des caractristiques attribues (la
race, lethnicit). Toutes les personnes que nous venons dnumrer ont
fini par tre protges par lEtat titre priv, la plupart du temps en tant
que victimes . Ironiquement, cest le mme argument quavaient
utilis les Fdralistes pour protger les propritaires qui couraient,
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leurs yeux, le risque dtre victimes des assauts de la populace
dmocratique.
Bien entendu, de nombreuses choses ont t crites propos de ce
rgime de particularits. Cest particulirement vrai pour la littrature
fministe, post-coloniale, queer, et dautres corpus polmiques varis.
Mais il me semble que mmes ces crits sinscrivent en grande partie
dans la logique mme du contractualisme. Leur seul but est de remanier
la liste de ceux qui sont protgs et les modalits de cette protection, de
modifier la liste des lments interdits et les modalits de cette
interdiction. Mais il ne sagit pas simplement de savoir qui ou quoi se
trouve sur quelle liste. Le problme des particularits interroge le
contractualisme de trois faons, celles-ci autrement plus importantes.
Premirement, ces particularits sont, en nature, dune varit
dconcertante. Par exemple, il y a des particularits qui changent
rgulirement, comme lge, et dautres qui sont stables, comme le sexe
biologique. Il y a des particularits qui font lobjet, dans une certaine
mesure, de choix, comme la profession ou le lieu de rsidence, tandis que
dautres simposent aux individus, galement dans une certaine mesure,
comme la confession ou lidentit des parents. Certaines particularits
sont dfinies de faon prcise, comme la taille, tandis que dautres sont
ou peuvent tre relativement floues (la race, lethnicit). On parle
souvent de toutes ces choses en termes de formes de stratifications. Il ne
faut pas perdre de vue leur grande diversit sous prtexte quils occupent
une mme place dans la logique assigne par lontologie normative du
contractualisme.
Deuximement, chacun des individus ou des groupes sociaux nont pas
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une seule, mais une myriade de particularits. En consquence, la sphre
prive du monde social est compose dune imbrication dconcertante
dacteurs et de groupes sociaux lis les uns aux autres de multiples
manires. Une femme nest jamais uniquement femme. Cest aussi (peut-
tre) une personne de trente-cinq ans, la fille de quelquun, une divorce,
une avocate, et une alpiniste amatrice, et une rfugie. Pas plus que
nimporte quel autre acteur ou groupe social, cette femme ne se rduit
pas une seule de ses caractristiques.
Troisimement, la plupart des types de particularits transcendent les
frontires nationales , qui sont au cur du concept contractualiste du
monde social. Il en va ainsi des femmes, des personnes ges, des noirs,
des travailleurs : aucun de ces groupes nest purement national. Cest
vident mais nous y prtons que rarement attention. Pourtant, il serait
sage de se souvenir que jusquaux tout derniers moments de la
mobilisation de 1914, on doutait srieusement de la volont relle des
travailleurs de prendre part la guerre nationaliste des capitalistes.
Cest pour ces trois raisons la complexit, lintrication et
linternationalit quil est draisonnable de rflchir ces particularits
en mobilisant simplement les concepts dinclusion ou dingalit. Bien
sr, la socit elle-mme croit quelle possde des moyens suffisants pour
grer l'ensemble de ces particularits prives. Elle pense y arriver grce
aux moyens fournis par la thorie contractualiste, cest--dire par la
lgislation et la loi. Et tout le monde croit que nos insuffisances
proviennent de nos incapacits ou de nos efforts trop limits, alors mme
quelles tirent leur origine de loutil mme quest la loi, et des concepts
dingalit et dinclusion qui le sous-tendent. En effet, seul un petit
nombre de chercheurs en sciences sociales voit la loi comme une solution
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aux problmes sociaux poss par le rgime des particularits. Pour des
raisons sensiblement diffrentes, les chercheurs en sciences sociales, de
droite comme de gauche, considrent souvent la loi comme la cause
plutt que la solution de ces problmes. Le rpertoire normatif de ces
chercheurs ne puise quasiment pas dans le domaine lgislatif. Cela est
dautant plus surprenant que dans la tradition juridique occidentale, la
nature des valeurs humaines est un de objets dinvestigation majeurs.
Lhistoire
Voil pour le premier grand dfi pos lontologie normative du
contractualisme, celui pos par la nature complexe des particularits. Le
second grand dfi est celui que pose lhistoire. La plupart de ces
particularits complexes que nous venons de voir connaissent des
volutions variables au cours du temps. Les gens changent. Les
organisations voluent. Lethnicit se redfinit. Lemploi prend de
nouvelles formes. Tous ces changements peuvent avoir lieu lentement ou
soudainement, graduellement ou brutalement. Sur une priode de
plusieurs dcennies nanmoins, ils se combinent et occasionnent des
transformations considrables et trs irrgulires. Et pourtant, nos
approches normatives restent aveugles limportance de cette histoire.
Lorsque les contractualistes simaginent un individu, ils limaginent vide.
Aucun vnement ne vient perturber le cours de sa vie, il ne change pas
de travail, de religion ou de configuration familiale. Lorsque les
contractualistes simaginent une division prive du travail, celle-ci nest
pas empreinte dune histoire kalidoscopique. Elle ne prend pas
davantage en compte la dimension internationale dans laquelle nous
nous trouvons. Toutes ces choses sont certes l'objet de bien des tudes
empiriques et de diffrences ontologiques presumes. Mais elles ne sont
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pas reconnues dans lontologie normative du contractualisme. De plus,
les contractualistes ne thorisant pas les institutions intermdiaires, ils
nont aucune ide de la manire de traiter, de faon normative, la
complexit historique quant il sagit dglises, dethnicits, de syndicats
ou de groupements sociaux. Encore une fois, tous ces lments sont
prsents dans nos crits empiriques. Cependant, ils sont globalement
absents du dispositif normatif que nous utilisons afin de juger le monde.
Au niveau individuel, nous parlons encore dingalit et dinclusion
comme si ces termes taient des constats dfinitifs. En cela, nous
ignorons le fait quune personne puisse se trouver, un moment de son
existence, dans une situation dgalit ou dinclusion, et un autre
moment se trouver exclue ou dans une situation dingalit. A lchelon
de la socit, quand nous parlons des aides que le gouvernement accorde
aux immigrs, nous oublions que les immigrs daujourdhui ne sont pas
ceux dhier, et que les circuits dimmigration permanents peuvent
devenir temporaires et vice-versa.
Lanhistoricit de notre ontologie normative cr aussi des
problmes au niveau international, comme le montre lexemple de la
mondialisation. Le monde actuel nest pas compos de nations stables -
contractualistes et peuples de citoyens. Bien plus de la moiti de la
population mondiale a fait lexprience au cours du vingtime sicle dun
basculement total en terme de souverainet. Des pays comme la Russie
ou la Chine ont t tmoins dau moins deux de ces basculements. Par
consquent, de nos jours, les humains naissent gnralement sous un
type de souverainet et meurent sous un autre. Les guerres, les
interactions commerciales, les migrations et les empires ont contribu
affaiblir davantage les frontires nationales, aids en cela par le
dveloppement des communications, des transports, et de la mobilit.
20
Historiquement, la notion mme de nation/socits, nous le savons, est
la drive. Aussi est-il trange, lorsque nous jugeons de la justice ou de
linjustice sur notre plante, de prendre les reprsentations
contractualistes pour le mtre-talon.
A cette objection, on rpond bien entendu gnralement que les
Etats contractualistes constituent un idal et que cest une question de
temps avant quils ne se rpandent aux quatre coins du globe.
Finalement, les nations du monde deviendront les nations relles
que les contractualistes avaient prvues. Je ne peux mempcher de
ragir cette affirmation de la mme faon dont jai ragi il y a trente ans
quand je lisais des centaines de travaux acadmiques sur la
professionnalisation. Les auteurs de ces textes affirmaient que tous les
mtiers o lexpertise jouait un rle important taient sur la voie de la
professionnalisation, que tous y parviendraient, mais que certains
navaient pas encore atteint ce stade. Mes conclusions taient tout autres.
Lhistoire des professions est jonche de professions mortes, en dclin,
mme des professions dans lesquelles il ny avait soudainement plus
demploi, ou qui se dsorganisaient. En somme, on retrouve dans le
champ des professions toutes les contingences dune histoire complexe. Il
en ira de mme avec les nations. Lide de progrs ne nous dispense pas
du devoir de crer une thorie gnrale de lhistoire et de la contingence,
ni de crer une ontologie normative fonde sur la reconnaissance sans
dtour de ces contingences.
L'illibralisme
Cette ventualit me conduit un autre problme, plus important.
Ce troisime problme se produit lui aussi lorsque des sciences sociales
21
ddies lontologie normative du libralisme contractualiste sont
confrontes la mondialisation de leur discipline. Je dois ici ajouter une
note personnelle. Comme la plupart des citoyens des nations fonde sur
cet idal, je pense moi-mme que le libralisme contractualiste est une
des grandes russites conceptuelles et morales de la civilisation. Bien que
rarement ralis en pratique, cest un bel idal. Il nen reste pas moins
que des milliards de gens dans le monde ne vivent pas au sein de socits
contractualistes librales, et que beaucoup dentre eux verraient dun trs
mauvais il, ou considreraient comme diabolique, un glissement vers ce
type de socit. Nous serions bien nafs dimaginer que ces milliards de
gens sont prts abandonner leurs croyances non-librales et se
jetteraient tout de go dans le monde libral de loccident moderne si on
leur prsentait la possibilit de faire un tel choix rationnel . Durant
lge dor des tudes sur la modernisation, quand jtais tudiant, je
connaissais un grand nombre de ces optimistes nafs. Ces cinquante
dernires annes ont montr quils avaient tort sur toute la ligne.
Assurment, le monde sest dvelopp. Assurment, les conomies
nationales sont devenues encore plus imbriques les unes aux autres et
encore plus librales , au sens du dix-neuvime sicle, sinon du dix-
huitime. Mais ces pays se sont-ils rapprochs du modle libral-
contractualiste ? Non. Nous navons fait que surimposer les formes du
libralisme contractualiste des socits, des empires et des civilisations
qui, fondamentalement, sont illibraux. Et ces milliards de gens que je
viens de mentionner ne sont pas que des individus isols. Souvent, ils
appartiennent des Etats importants et puissants et ont des chefs
religieux solides. Souvent aussi, leur histoire parfois illibrale
lextrme est aussi longue, voire plus longue, que lhistoire de
lOccident. Plus important encore : ils ne voient pas forcment le monde
y compris le monde libral comme tant reprsentatif des thories
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librales. Souvent, ils le voient comme quelque chose de tout autre. Leurs
conceptions de la nature humaine, des comportements humains et des
objectifs de lhumanit sont fondamentalement diffrentes des ntres.
Des sciences sociales lchelle mondiale doivent accepter de ne
plus voir le reste du monde comme un simple rsidu des mtropoles
vertueuses. Elles doivent reconnatre que ces socits et dans certains
cas, ce ne sont pas que des socits, mais des civilisations tout entires
naccordent pas de limportance aux mmes choses que lOccident. De l,
leur imposer de faon inconsidre les croyances librales de lOccident
est une attitude aussi imprialiste que stupide. Les chercheurs en
sciences sociales du pass les anthropologues en premier lieu - en
taient dailleurs bien conscients. Ils avaient mis de ct luniversalisme
de leurs valeurs, car ils avaient une connaissance de premire main des
problmes pragmatiques qui se posent rencontrer et gouverner des
empires inconnus. Assurment, on peut considrer que leurs travaux
sont pris dans les ontologies normatives de lOccident : cest lavis de
nombreux partisans des tudes postcoloniales. Mais ces mmes
thoriciens postcoloniaux, de faon assez paradoxale, se sont
grandement appuys sur les mmes notions contractualistes que le
corpus normatif dominant en sciences sociales. Cest trs clair quand ils
emploient eux-mmes les notions de nation, de souverainet, de
citoyens, et de socit domestique. En ralit, le sens profond du message
concrtement vhicul par les sciences sociales qui tudiaient les empires
avant les annes soixante-dix tait tout autre. En fin de compte, on est
arriv la croyance qu'il est impossible dimposer une rgime politique
libral sur un vaste groupe social prexistant et compos de gens trs
diffrents. Malheureusement, ces travaux portant sur la profonde
importance des diffrences culturelles nont pas engendr une politique
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qui leur soit cohrente. En fait, le concept mme de diffrence culturelle,
aprs 1980, a t apprivois pour devenir une sorte dexcroissance
limite de la mme vieille et limit - ontologie normative du
libralisme.
III. Vers une nouvelle ontologie normative
En somme, la pense normative de la totalit des sciences sociales, ou
presque, est sous-tendue par le libralisme contractualiste. Cet hritage
est important, et ce quelle que soit la diversit apparente de ces
disciplines. Ce schma influence la faon dont la plupart des chercheurs
occidentaux, quils soient conomistes noclassiques, sociologues ou
marxistes, jugent le monde social tout la fois le leur et celui des
autres. Ils utilisent les mmes termes gnriques d ingalits et d
inclusion pour cacher une centaine de particularits diffrentes. Ils
font fi des volutions historiques qui affectent les individus et les
socits. Ils font fi galement de diffrences importantes, qui font que
des milliards de gens dans le monde pensent que le libralisme
contractualiste nest quune idologie, ou mme un mal absolu.
Toutes ces limites font quil nous faut une nouvelle ontologie normative.
Celle-ci doit prendre acte de lhistoricit de lexprience humaine.
Prcisment, elle doit accepter le fait que la plupart des humains peuvent
sattendre, au cours de leur vie, tre tmoins de transformations
majeures, en terme de souverainet, de citoyennet, dethnicit, et de
march de lemploi. Cette ontologie normative doit aussi admettre que
des milliards de gens dans le monde refusent la thorie normative du
contractualisme libral. Ces gens peuvent trs bien croire en un monde
peupl dindividus particuliers, et non dtre universels. Ils peuvent aussi
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trs bien croire en une sorte de ralit universelle qui, pour les habitants
des nations fondes sur le contractualisme, semble tre un systme
culturel trs particulier, gnralement une religion. Et pourtant, nous
voulons en mme temps quune nouvelle ontologie normative conserve
les atouts reconnus du contractualisme : la faon dont il combine
uniformit et tolrance, sa capacit pouser les diffrences, sa
propension valoriser des biens universels, comme la sret des
individus. Que cela soit clair, en aucune faon je ne souhaite le
remplacement total de lontologie normative du contractualisme. Je
plaide en fait vivement pour sa complexification.
Cette tche est ardue, et on le comprend bien la lecture de la pense
sociale manant des auteurs du monde non-mtropolitain tout au long
du XXme sicle. Certains dentre eux furent pacifistes, dautres
admettaient la violence. Certains voyaient limprialisme dun bon il,
dautres lavaient en horreur. Dans les mtropoles, certains auraient t
considrs comme totalitaires, quils soient communistes ou partisans
dEtats religieux. Dautres taient des libraux classiques dans lacception
occidentale. Certains voyaient la religion comme appartenant au
domaine priv, ou comme un dangereux poison, dautres comme le
principe ordonnant la socit. Certains taient fascins par la puret
raciale, dautres par le mtissage. Bien quune telle diversit ait
galement t caractristique de lOccident certaines poques, les
rcents travaux en sciences sociales sont assez univoques sur ces sujets.
Ils rejettent la plupart des points de vue que nous venons dnumrer,
qui proviennent dun espace discursif autre et encore plus divers que -
celui des sciences sociales de lOccident.
Chez les auteurs de ces espaces, le libralisme normatif que veulent
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imposer les pouvoirs de la mtropole occidentale ne va pas de soi et ne
fait pas consensus. La mtropole et ses normes librales ne reprsentent
pour eux quune seule possibilit parmi lventail didaux disponibles
pour lhumanit. Lhistoire telle quils la conoivent nest pas un
processus massif dont lapoge est la dmocratie librale. Nombre dentre
eux croient en une religion ou en un systme social organis selon des
rgles qui lui sont propres, au sujet des particularits individuelles, des
hirarchies sociales et de la justice. En rgle gnrale, ils sont les porte-
voix de groupes trs tendus et importants dans leurs socits, qui
comptent parmi les socits les plus vastes au monde.
Une ontologie normative qui aurait du sens pour une telle diversit
dauteurs requiert, mon avis, un certain nombre dlments.
Premirement, elle doit combler la distance qui existe entre lindividu et
la socit en formalisant une thorie des structures intermdiaires. Cela
ne veut pas dire quelle devra mettre en place des structures ad hoc
comme des associations, des glises ou autres, dans une sorte dnorme
opration de planification. Cela ne veut pas non plus dire que cette
ontologie slectionnera de nouvelles institutions pour combler le vide
laiss par lglise ou la famille, comme chez Durkheim. Ce dernier
appelait en effet de ses vux la constitution dassociations pour chaque
corps de mtier. Mais cet appel est rapidement devenu obsolte en raison
des transformations historiques incessantes et inhrentes aux activits
modernes que le pre fondateur de la sociologie franaise navait pas
anticipes. Une ontologie normative des structures intermdiaires doit
tre premirement une thorie de la morale des changements des telles
structures intermdiaires. Il ne sagit pas de faire une thorie des corps
intermdiaires et de leur rle intgrateur, comme le proposait Durkheim,
mais bien une thorie morale des processus qui voient les individus
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changer demploi, dactivit, ou de comptence. Au niveau des groupes,
nous navons pas besoin dune conception normative de la prservation
de telle ou telle profession, mais bien plutt une conception normative de
la manire dont les professions et leurs associations peuvent avoir des
trajectoires morales justes quand elles traversent les invitables
changements de qualification, de tches et de personnel. Et peut-tre
mme nous faut il une conception morale de ce quest la mort ou la
fusion de ces professions.
Cette thorie morale doit aussi aborder la question de la diversit
des types dingalits. Une telle ontologie devrait produire un
Lviathan ou un Contrat social pour chacune des catgories de
diffrences internes. Une analyse morale pour les diffrences muables
versus une autre pour les diffrences immuables. Une pour les
diffrences exclusives versus une autre pour les diffrences imbriques.
Une pour les particularits choisies, une autre pour les particularits
imposes. Il nous faut produire une thorie normative srieuse qui traite
des particularits dans la socit. Dailleurs, il faut aussi rflchir la
manire de concevoir lindividu lintersection de plusieurs
particularits, et non plus comme un tre vide, sans contenu, ou, comme
dans la plupart des thories de lmancipation daujourdhui, comme un
tre dou dune seule particularit. En somme, une nouvelle ontologie
normative doit tre avant tout lincarnation dune vritable thorie des
particularits.
Deuximement, il faut rinscrire dans leur historicit cette masse de
structures intermdiaires et la masse dindividus dont les vies sont
imbriques. Tout comme le problme du particularisme, le problme de
l'histoire se pose tout autant quand on pense traditionnellement
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linjustice lchelon national, domestique, que lorsquon la pense
lchelon international. Comment dfinir une vie juste (ou galitaire, ou
bonne), non pas au temps t, mais sur lensemble de cette vie ? Une vie est
une srie de rsultats qui interviennent dans un ordre donn. Qui doit
avoir droit quels bnfices, et quel moment dans la vie ? Est-ce quil y
a des trajectoires de vies qui sont justes ou injustes ? Ces questions
peuvent se poser pour des groupes, mais aussi pour des personnes. Il est
vident que toutes ces rflexions doivent tre diachroniques. Il nous faut
en effet tablir des critres sur les modalits du changement, pas sur les
rsultats finaux de ces changements. Tout simplement parce quune
thorie srieuse du processus social doit accepter quil ny ait pas de
rsultat final, pas daboutissement. Le processus social ne cesse de
continuer, tout simplement.
Mon propos nest pas de dire que cette thique exclut toute ide dabsolu.
En ralit, labsolu doit concerner le processus mme de transformation,
et ses rsultats particuliers. Il nous faut imaginer un ensemble de rgles
propos du changement, et que ces rgles puissent engendrer un
processus idal pour lhumanit tout entire. Nous pouvons sans doute
fixer des idaux concrets, par exemple que ce processus ne conduise
jamais une extermination de masse. Mais nous devons avant tout
rflchir un idal de dynamiques globales, plutt qu un idal au
contenu spcifique. Peut-tre que ce processus social devrait maintenir
un grand nombre de socits, de types trs diffrents. Peut-tre quil
devrait permettre aux individus de vivre un grand nombre dhistoires au
cours de leur vie. Peut-tre que ce processus devrait nous enseigner la
faon de changer intelligemment et bon escient.
Bien videmment, il est dsormais clair quune ontologie normative qui
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nous permette daffronter les problmes qui se posent nous doit tre
processuelle. Si nous ne pouvons dfinir clairement les objectifs ultimes
du processus social, mais que nous souhaitons tout de mme lamliorer,
dune faon ou dune autre, il ny a alors quune seule stratgie viable:
laborer, sur le plan normatif, des rgles de transformation qui puissent,
dans le prsent, sappliquer au processus social. Ces rgles doivent sur le
long cours pouvoir servir de guide aux errances durables du processus
social, selon des modalits que nous jugeons bonnes du point de vue
normatif. Par le pass, nous navons gnralement envisag que deux de
ces rgles de transformation. La premire est lide de progrs. Dun
point de vue prospectif, cette ide entraine que chaque gnration
projette ses dsirs sur toutes les gnrations venir. Dun point de vue
rtrospectif, cette ide a consist dcider aprs coup que lvnement
allait, dune faon ou dune autre, dans le sens du progrs. La deuxime
rgle de transformation correspond au concept de cyclicit, qui nous
vient dIbn Khaldoun et de Johann Gottfried Herder. Cest une manire
de penser le cours de la vie des groupes et des socits aussi bien que des
individus : au dbut vient lessor, toujours suivi de linluctable chute.
Malgr tout, nous sommes tout fait en capacit de concevoir dautres
trajectoires globales que pourraient emprunter les socits du globe, et
nous devrions nous y atteler. Car un monde o tout ressemblerait au
paradis exact promis par le capitalisme de consommation naurait
clairement pas de sens.
En clair, il est urgent que les chercheurs en sciences sociales dveloppent
une thorie normative. Bien entendu, je crois que celle-ci doit tre
processuelle, car elle doit nous emmener plus loin que lanhistorisme
simpliste constitutif de notre ontologie normative actuelle. On pourrait
affirmer que nous pourrions chapper cette tche, et ne faire que des
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tudes empiriques. On aurait tort. Comme je lai dit prcdemment, on
ne peut jamais chapper la normativit des sciences sociales. Elles sont
normatives par principe.
Jaimerais, pour terminer cette analyse, voquer nouveau le cas de
Marc Bloch. Lhritage du libralisme politique, comme mode de
gouvernement, est prodigieux. Mais le dcs de Marc Bloch est
prcisment mettre au compte dune socit dont les bases thoriques
reposaient sur ce contractualisme libral et qui obissait une lgislation
fonde en droit lgitime. Or, cette mme socit a vot sa propre fin le 23
mars 1933. Tous les rcits empiriques de cet vnement nfaste font
appel la complexit de la socit europenne, ses particularits et
son historicit. Et pourtant lontologie normative de base de nos sciences
sociales nest pas vraiment outille pour traiter de cette complexit. En ce
qui concerne le contractualisme, ce vote au Reichstag a tout simplement
mis fin un contrat social spcifique, et a renvoy les Allemands de ce
temps-l vivre par la mme occasion dans le chapitre treize du Lviathan
de Hobbes, o la vie de lhomme est solitaire, indigente, animale et brve.
Mais a, nous le savions dj, sans aucune analyse contractualiste. Ce
quil nous faut, cest une ontologie sociale normative qui rponde deux
conditions. Elle doit nous permettre dimaginer un processus social rgi
de faon normative. Ce processus doit pouvoir comprendre et mme
contrler le changement perptuel de la socit ainsi que les divergences
fondamentales en terme de valeurs. Voil la condition la premire dune
nouvelle ontologie morale. La seconde condition est encore plus
importante. Car cette ontologie doit nous interdire de nous garer
nouveau dans les tnbres qui ont pris Marc Bloch et tant dautres.
Andrew Abbott