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CO L LECT I ON ANNALE$ LI TTtRA I RES DE L'UN IV ERS I Tt DE FRANC H E-COMTt MODERNITE DE SAINT-JOHN PERSE? Actes du colloque de Besanc;on des 14, 15 et 16 mai 1998 Textes reunis et presentes par Catherine Mayaux PRES S ES UNIVER S ITAIRE S FRAN C-C OMTOI SES
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Anabase : Antiquité et Modernité

Apr 05, 2023

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Jehad Mousa
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Page 1: Anabase : Antiquité et Modernité

CO L LECT I ON ANNALE$ LITTtRA I RES DE L'UN IVERS ITt D E FRANC H E-COMTt

MODERNITE

DE SAINT-JOHN PERSE? Actes du colloque de Besanc;on des 14, 15 et 16 mai 1998

Textes reunis et presentes par Catherine Mayaux

PRES S ES UNIVER S ITAIRE S FRAN C - C OMTOI SES

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ANABASE : ANTIQUITE ET MODERNITE

La modernite d'Anabase

La modernite prend un visage nouveau dans les premieres annees du xxe siecle. La justification des options du present ne se legitimant plus dans la tradition, ou contre elle - depuis qu'a ete abandonnee la valeur d'opposition aux systemes etablis dont elle etait investie depuis les Querelles des Anciens et des Modernes - , elle depasse la chronologie. Ouverte sur un passe qui n'est plus une entite determinee mais une pluralite, la modernite est aussi une maniere d'etre. Foucault, ainsi, se demande aujourd'hui

si on ne peut pas envisager Ia modernite plutot comme une attitude que comme une periode de l'histoire. [ ... ] un mode de relation a l'egard de l'actualite; un choix volontaire [ ... ] ; enfin une maniere de penser et de sentir [ .. . ] un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un << ethos » 1.

C'est en ces termes que la modernite d'Anabase est posee des sa Chanson inaugurale, ou est il affirme que le discours ancien de la parole poetique difrere de l'actuel par sa maniere :

[ . .. ] « Mon arne, grande fille, vous aviez vos fa~ons qui ne sont pas les notres. » •

[ ... ] et l'Etranger a ses fa~ons par le·s chemins de toute Ia terre ! ...

(Anabase, 0 . C. 89)

I. Michel Foucault, << Qu'est-ce que les Lurnieres ? », Magazine litteraire, n° 309, avril 1993, p.67. .

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Et de fait, dans le discours moderne, le passe n'est plus desapprouve ou aboli, mais choisi . Ainsi le dialogue s'etablira-t-il, non plus avec un passe dont l'autorite est fondee par l'anteriorite, mais avec d'autres modernites au sein de ce passe2. C'est en cela que Saint-John Perse est moderne, lorsqu'il declare son « hostilite intellectuelle, antirationaliste [ ... ] a !'heritage greco-latin » 3• Ce faisant, il se constitue et se situe moins contre les savoirs de la tradition humaniste qu'il ne s'eleve contre !'heritage proprement dit, c'est-a-dire les conditions de la transmission et de la valorisation de ce savoir. Sans done rejeter en bloc les humanites que !'education fran~aise du XIXe siecle persistait a vouloir presenter comme un harmonieux modele a imiter, Saint-John Perse se recompose librement une culture personnelle (mon hellenisme) en puisant dans un fonds grec autre, entreprise dans laquelle la mediation nietzscheenne -directe ou indirecte- est determinante4. Si Nietzsche, qu'Alexis Leger lit avec passion, a en effet subverti la vision ideale traditionnelle de la Grece classique, c'est pour faire des poetes et philosophes presocratiques des etres d'exception et surtout pour etablir une nouvelle echelle de valeurs. Moderne est done, au debut de ce xxe siecle, le regard que l'on pose a nouveau sur les Grecs et surtout les presocratiques qui, apres !'impulsion donnee par Nietzsche, font !'objet d'une recherche scientifique sans precedent. C'est avec cette antiquite redevenue figure du contemporain que Saint-John Perse va dialoguer.

Anabase, par son seul titre5, resume deja une tension entre le poids de la tradition et la liberte face au passe : alors meme que le mot ne cesse pas de renvoyer a l'Antiquite grecque, et malgre des allusions classiques reconnaissables dans le corps du texte, Saint-John Perse evince le titre de sa reference culturelle immediate et refuse a Eliot, pour ce motif, le mot grec .:4v&/Jaut!: en guise de titre. 11 s'en explique ainsi:

Le mot est neutralise, dans rna pensee, jusqu'a !'effacement d'un terme usuel, et ne doit done plus suggerer aucune association d'idees classiques. Rien a voir avec Xenophon. Le mot est

2. Alexis Nouss, La modernite, PUF, 1995, p. 34, 38 . 3. O.C. XL. Je souligne. 4. Jean Bollack, << Une esthetique de l'origine : Saint-John Perse >>, in La Grece de

personne, Seuil, Paris, 1997, p. 223-245 et 430-435 pour les notes. 5. Qui hantait Saint-John Perse des 1911 : << J'aimerais seulement >>, ecrivait-il alors a

Claudel, << qu'il me filt donne un jour de mener une "c:euvre", comme une Anabase sous Ia conduite de ses chefs. (Et ce mot meme me semble si beau que j 'aimerais bien rencontrer l'c:euvre qui put assumer un tel titre . II me hante.) >> (O.C. 722).

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employe ici abstraitement, incorpore au fran~ais courant avec toute Ia discretion necessaire, dans le simple sens etymologique de : « Expedition vers l'interieur >>, avec une signification a Ia fois geographique et spiri tuelle (ambigui"te voulue). Le mot comporte aussi, de surcrolt, le sens etymolo­gique de : << mantee a cheval >>, << mantee en sell e >>.

(0. C. 1145. Lettre a T. S. Eliot6)

En decontextualisant le mot-titre Anabase, en affirmant sa volonte de I'incorporer aufranr;ais courant, a savoir Ia langue de son present, Saint­John Perse arrache le poeme a une culture communement partagee. II l'arrache aussi a Ia geographie en tronquant Ia definition de Bailly, qui ecrivait « expedition a l'interieur des terres >>, de sorte que l'espace geographique- et Ia reside l'ambigui:te recherchee - ne correspond plus en fait qu'a un espace du dedans.

Ni historique ou geographique, Ia vraie lecture devrait done se limiter au lieu et au temps du poeme, le present. La litterature et les arts se preoccupent en effet, depuis Baudelaire et apres lui, qui choisit de fonder ses categories dans l'ephemere, de Ia notion de l'actuel et du nouveau, ce dernier etant devenu avec Baudelaire un critere esthetique imperieux qu'il place a Ia fin des Fleurs du Mal :

Nous voulons, tant ce feu nous brule le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel , qu'importe ? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !7

Au meme imperatif, mais differemment, se soumet Anabase : comme chez Baudelaire, c'est Ia fin du poeme qui nous informe a Ia fois de son but et de son aboutissement :

[ ... ] Mais demon frere le poete on a eu des nouvelles . II a ecrit encore une chose tres douce.

(Ana base, 0 . C. 117)

Exceptionnellement simple, cette phrase conduit a une definition zero du poeme (une chose), dont on ne sait justement que sa nouveaute . L'apparente banalite - modernite- de ce mot de nouvelles, s'enrichit du sens classique d'apres lequel les nouvelles sont l'ecrit lui-meme8, ainsi que le reprend en echo le verbe ecrire, qui suit. Le poeme temoigne done

6. Voir egalement !'interview de Pierre Mazars, O.C. 576. 7. Les Fleurs du mal, << Le Voyage>>, VIII. 8. Le Littre, Hachette, 1885, p. 759, cite Voltaire, Le Siec/e de Louis XIV, 26 : << ••• ces

memoires de Dangeau n'etaient que nouvelles a Ia main >> .

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. de ce qui se fait9 , il est a lui-meme son objet. C'est en eel a que le discours poetique de Saint-John Perse verifie Ia nature reflexive de Ia modernite : le roman parle de sa genese, le tableau de peinture, la poesie de poesie.

La fonction du poete se modifie egalement. Le poete et critique Stefen Spender oppose et distingue a cet egard deux attitudes, celle du contemporain, qui participe au conflit des forces ideologiques en cours, et celle du moderne qui, refusant toute collaboration, va inventer un langage nouveau pour se rendre compte a soi du cours du monde10. Le moderne est done un solitaire, a !'image de Zarathoustra et du Poete-Etranger d'Anabase, poeme dont Saint-John Perse disait justement qu'il avait « pour objet le poeme de Ia solitude dans !'action » 11 • Or tout isolement dans l'autonomie esthetique s'accompagnerait, pour Renato Poggioli, d'une protestation de Ia modernite contre l'instrumentalite et Ia conven­tionnalite du langage12 : chez Saint-John Perse, elle prend Ia forme d'une obscurite qui devient militante avec Anabase et qui resulte d'une violence exercee sur le langage - et plus precisement sur le sens - dont on peut lire une application dans une remarque concernant Ia traduction anglaise d'Anabase par T. S. Eliot :

II importe d'imposer a I'anglais le meme icart, dans l'accouplement force de deux mots disparates [ ... ].

(0. c. 1145 13)

Revelateurs de cette demarche sont egalement les termes du poete lorsqu'il parlera du style, dans une lettre a Paulhan, comme d'un instrument de vengeance contre le rationalisme. Les existentialistes, dit-

9. Le poete et traducteur grec d'Anabase, Talcis Papatzonis, avait sans doute ete l'un des premiers ale pressentir: <<En traduisant Anabase, ecrivait-il, je me suis demande si cette "montee" ne symbolisait pas le processus de Ia creation artistique. >> : T. C. Papatzonis, <<Saint-John Perse vu par un Hellene>>, in Honneur a Saint-John Perse, Gallimard, 1965, p. 292-296. La traduction a ete publiee en 1957, coli. de l'lnstitut Fran~ais d'Athenes. - En 1963, Albert Henry dira que<< le chant profond chez Saint-John Perse, a partir d'Anabase, est a lui-meme sa propre matiere>> : « Amers »de Saint-John Perse, une poesie du mouvement, Gallimard, 1981, p. 153, reproduit dans O.C. 1183.

10. Stefen Spender, Life and the Poet, London, Seeker & Warburg, 1942. II. Interview de Pierre Mazars, O.C. 576. 12. Cite par A. Nouss, op. cit., p. 44. 13. Je souligne.

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il, sont « bien trop dupes de leur rationalisme pour le vouloir jamais venger par le style » 14.

Anabase enfin est le lieu poetique ou se consomme l'eclatement du sujet 15 : amorce dans Eloges, il est confirme par la multiplicite des actants poetiques que sont l'Etranger, le Poete 16, le Narrateur qui parle -a la premiere personne hors guillemets, les locuteurs des discours directs, le frere du poete qui rend compte de l'aboutissement de l'ecriture dans la Chanson finale d'Anabase. Cette complexite de l'enonciation a suscite maintes reflexions. Ainsi le groupe Narrateur-Etranger-Poete a tantot ete per9u comme une tripartition, tantot comme un ensemble inseparable 17.

Si l'on ne peut s'empecher de penser a \' etranger comme ace (EVO<;; omni­present de Ia litterature grecque18, Ia figure renvoie avant tout a l'alterite intrinseque du poete. Mais elle ne constitue qu'une seule de ces voix gigognes 19 qui se relaient dans l'enonce.

Or toutle debut du xxe siecle s'interroge sur Ia relativite du moi et de Ia coherence fictive du monde qu'il per9oit : le perspectivisme nietzscheen retablit une infinite de points de vue face a ce qu'il appelle « la perspective du troupeau » 20 . En 1902, Poincare rapporte les faits de Ia mecanique a un espace non euclidien. Ces idees sont developpees par Einstein dans son article de 1905, considere comme fondateur de la theorie de Ia relativite. De cette revolution, l'espace pictural, romanesque, poetique et theatral sort multiplie : le perspectivisme nietzscheen qui retablit une infinite de points de vue, le simultaneisme d'Apollinaire,

·'

14. O.C. 1025. Je souligne. IS. Dont Nicolas Castin et Samia Kassab-Charfi ont egalement rendu compte dans leurs

communications a ce present colloque. 16. Variante de Ia Chanson initiale recensee dans le manuscrit d'imprimeur de Ia

publication de 1922, conserve a Ia Fondation Saint-John Pers~ sous Ia cote SIP. Ms 10. Cf. Albert Henry, « Anabase » de Saint-John Perse, Edition critique, Publications de Ia Fondation SJP, Gallimard, 1983, p. 18 .

17. Voir ace sujet Albert Henry, Anabase .. . , op. cit., p. 242, toute Ia note 23 . 18. Au point qu'il a deja suscite deux colloques sur L'Etranger dans le monde grec,

Nancy, 198? et 1991, respectivement publies en 1988 et 1992 aux Presses universitaires de Nancy par Raoul Lonis.

19. L'expression est d'Aibert Henry, « Amitie du Prince » de Saint-John Perse, NRF, Gallimard, 1979, qui dans cette etude analyse longuement les voix en presence, pour conclure, p. 46 : << Peu d'reuvres poetiques, assurement, ont utilise a ce point, au-dela meme de leur contenu, des mots rapportes : non seulement en en faisant mention, mais surtout en en faisant l'aveu, et en exploitant cette technique de discours comme signifiante par soi-meme. ,

20. Le ga i savoir, V, § 354 et 374.

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l'esthetique du cubisme expriment dans les arts et les lettres Ia nouvelle revolution scientifique.

Dans Anabase, Ia recherche du nouveau, Ia reflexivite poetique, l'eclatement de l'univocite du moi comme de celle du sens rattachent Ia parole du poete a cette modernite du debut du siecle. Dans ce proces, tout aussi essentielle est Ia recomposition d'un passe fragmente.

Le substrat grec d'Anabase

Anabase etant place sous le signe bifrons de !'antique et du moderne, Ia question des lors se pose d'elle-meme : comment et a que! titre Saint­John Perse convoque-t-ill'Antiquite grecque dans l'ecriture poetique ?

Les textes retenus pour une telle lecture sont les deux Chansons (0. C. 87-8921 et 115-11722) et Ia Suite I intitulee Anabase («Sur trois grandes saisons ... » 0 . C. 93-9423), qui a elle-meme un moment inaugure le poeme24, en somme le debut et Ia fin d'Anabase, que nous autorisent a rapprocher, plus que Ia date et le lieu presume de composi­tion25, surtout leur parente de theme et de structure. Car il faut lire, Albert Henry !'a bien vu, Ia Chanson finale immediatement apres Ia Chanson liminaire. « Respectivement introduction et message de clo­ture, nous dit-il, de par Ia place qu'elles occupent, ces chansons devraient eclairer sur le sens general de l'reuvre [ ... ]. En verite, elles sont chiffre de revelation » 26. La methode d'analyse de ces textes, qui se veut serree, s'autorise, pour combler les vides, des paroles memes du poete qui accordait au critique « le droit de dire plus, puisque, moins elliptique, il evente et il comble tous les rapports sacrifies » 27 . Pour retrouver certains de ces « rapports sacrifies ·» dans « l'accouplement force » des mots, le critique peut prendre appui sur ce que Jean-Pierre Coquet appelle

21. La Chanson liminaire d'Anabase a paru en preoriginale sous le titre Poeme dans Ia Nouvelle Revue Franraise d'avril l922, p. 414-415, et signee de trois asterisques. Sur les editions d'Anabase et ses etats manuscrits, voir l'ouvrage fondamental d'Albert Henry: « A~~abase »de Saint-John Perse, NRF, Gallimard, 1983. De cette Chanson, il n'existe qu'un seul etat manuscrit connu : le manuscrit Adrienne Monnier (MsAM).

22. La Chanson finale a paru en preoriginale sous le titre Cha nson dans Ia revue Intentions en mars 1924, p. 1-2, t. III, n° 22, cette fois signee ST.-J. Perse.

23. Publiee en 1924. 24. A. Henry, op. cit., p. 17. 25. Ibid., p. 32 1. 26. Ibid., p. 237. 27. Dans sa lettre d'octobre 1910 a Jacques Riviere (O.C. 677) .

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I'« insistance » semantique28 de certains mots, par quoi il entend que Ies mots peuvent etre « plus ou moins lourds de Ia signification des contextes dont ils proviennent ».

Un tel «rapport sacrifie » peut se decouvrir dans Ia Suite 129

d'Anabase:

[ ... ] Et le solei! n'est point nomme, mais sa puissance est parmi nous

(0. c. 93 30)

« Neutralisee » par ]'usage de Ia negation et par ]'absence de majus­cules31, Ia phrase pose neanmoins avec insistance Ia question qu'elle declare eluder : Ia preterition qui designe d'autant plus qu'elle dit taire , renvoie au solei], certes, mais surtout a sacrifie son nom, qui est celui d'Apollon, le maitre a qui appartient ]'oracle delphique, le dieu solaire et prophetique a Ia fois, qui ne parlait qu'a Ia premiere personne : Comme l'affirmait Plutarque dans son Dialogue sur les oracles de la Pythie, « Apollon et le Soleil ne sont pas deux divinites mais une seule » 32 . Au dieu des oracles se rattache aussi l'enonciation, a Ia premiere personne, du terme oraculaire le plus caracteristique qui soit: j'augure, ainsi que Ia paronomase sol-soleil.

[ ... ] j'augure bien du sol ou j'ai fonde rna loi. (0. c. 93)

Cependant, ces indices renverraient assez fragilement au culte apollinien s'ils n'etaient consolides par une:allusion importante a Ia

28. Ainsi que Ia definit Jean-Pien·e Coquet, Semiotique litteraire. Contribution a /'analyse semantique des textes , Marne, 1972, p. 12. Terme auquel Pierre Brunei prefere celui de << resistance», !'analyse faisant apparaltre dans le texte << une pluralite d'elements etrangers dont chacun conserve une existence specifique (c'est sa resistance), mais se lie aux autres (c'est sa flexibilite) >>, << Le fait comparatiste >>, p. 29-55, in Precis de litterature comparee, PUF, 1989.

29. De cette Suite, Shlomo Elbaz (Lectures d'Anabase de Saint-John Perse : /e desert, /e desir, L'Age d'Homme, Lausanne, 1977, p. 181 -182) dit: << Un des plus longs et plus importants du poeme, ce Chant est aussi celui qui comporte probablement le plus de difficultes [ ... ] : c'est ce qui explique le tres grand nombre de corrections apportees par Perse (une soixantaine) au manuscrit d'Eiiot. »

30. La declaration est reprise dans Ia meme Suite, plus loin, cette fois entre parentheses. Roger Caillois, dans le chapitre traitant << De l'emploi des parentheses >> de sa Poetique (op. cit., p. 213-216), avait deja mesure leur imp01tance et leur << frequence anormale >> . Sans nous attarder sur Ia question, disons simplement que lorsque les parentheses enferment une redite, elles lui conferent un statu! intertextuel interne.

31. V ariante du manuscrit Adrienne Monnier (MsAM) : << Car le Solei! entre au Lion. >> 32. 400 D.

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pratique mantique de Delphes, berceau de la chresmologie grecque, ou l'annee etait partagee entre les cultes rendus a Apollon et Dionysos. Lorsque Saint-John Perse inaugure le corps du poeme par les mots:

Sur trois grandes saisons m'etablissant avec honneur, j'augure bien du sol ou j'ai fonde rna loi.

(0. c. 93)

il se retere en effet aux consultations de la Pythie, qui proferait l'oracle une fois par mois, sauf pendant les trois mois d'hiver ou Apollon, le dieu-soleil, parti vers les contrees hyperboreennes, etait absent33 . Les trois saisons, le printemps, l'ete et l'automne, celles d'Apollon solaire34,

deviennent ainsi pour Saint-John Perse les grandes saisons se fondant en une seule35 , celle de la divinite delphique qui ouvre pour le poete les plus vastes horizons de l'ame, celle sur laquelle il fonde sa loi, comme il l'exprimera dans le Discours de Florence ou il invoque

!'assistance pai'enne de Ia divinite delphique, ravisseuse d'iime et d'esprit au-deJa des provinces d'intellect : veuille Apollon, l'irrationnel, lui entrouvrir les voies sensibles, les voies secretes de !'ineffable et de l'inconcevable [ ... ]

(Discours de Florence, 0. C. 451)

La metaphore spatialisante des provinces d'intellect, qui n'est pas sans analogie avec !'expedition vers l'interieur qu'est aussi une ana base, eclaire a la fois le titre de l'reuvre et !'exultation du poete dans la Chanson introductive d'Anabase :

33. Plutarque, Dialogue sur /es oracles de Ia Pythie, 398 A ; Sur l'E de Delphes, 389 C ; Robert Flaceliere, << Le fonctionnement de !'oracle de Delphes au temps de Plutarque >>, in Etudes d'Archeologie grecque, Annates de !'Ecole des Hautes Etudes de Gand, t. II, 1938, Gand, p. 67-107; voir egalement Pierre Amandry, La mantique apo/linienne a Delphes. Essai sur /e jonctionnement de /'oracle, ed . de Boccard, 1950, p. 81. - Ce fonctionnement general de I' oracle etait deja connu du jeune Leger depuis sa premiere annee de grec : on peut lire dans son ouvrage scolaire (voir Claude Thiebaut, << Alexis Leger, douze ans >>, in Saint-John Perse. Les annees de formation, L'Harmattan, Paris, 1996, p.17) Histoire narrative et descriptive de Ia Grece ancienne, par Charles Seignobos, Armand Colin, Paris, 1895 (! ere ed. 1891), p. 35-36 : << Apollon est le dieu du solei! et de Ia lumiere. On l'appelle souyent Phoebus (le brillant). [ ... ] Au printemps, il revient des pays hyperboreens [ ... ] A ce moment, on ·celebre Ia theophanie (apparition du dieu). II s'en va a Ia fin de l'automne, apres les vendanges [ ... ]. II est le dieu des presages et des propheties, il sait tout [ ... ). II est le dieu qui inspire les poetes et les chanteurs, le dieu de Ia poesie et de Ia musique. [ ... ) Apollon etait, disait-on, fils de Zeus et de Ia deesse Leto (Latone). Sa mere l'avait mis au monde dans l'lle de Delos, pres d'un palmier. >>

34. Voir Plutarque, Sur /es oracles de Ia Pythie, 400 D. 35. II est revelateur que Saint-John Perse ait rajoute de sa main le terme great, qu'avait

omis Eliot dans sa traduction d'Anabase. Cite par Elbaz, op. cit., p. 183, note 48.

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[ ... ] Ah ! tant de souffles aux provinces ! (0. c. 89)

ces provinces etant le lieu ou !'ineffable se dit. La reference apollinienne qui sous-tend la Suite I ne s'y epuise done pas, elle nourrit aussi la Chanson liminaire : dans ce texte, le solei! qui entre au Lion n'est qu'une autre figuration du regne d'Apollon qui atteint son paroxysme, au sens astronomique comme au sens poetique : c'est en effet au solstice d'ete, qui colncidait alors avec !'entree de !'etoile Solei! dans la constellation du Lion, que les Grecs pla~aient le commencement de leur annee ideale, sous le signe d'Apollon. Ainsi se resout l'apparente contradiction entre les trois saisons et l'annee que le poete se rejouit de voir s'ouvrir :

Pour une annee encore parmi vous ! (0. c. 93)

Aussi bien l'espace (le sol ou j'ai fonde ma loi) que le temps (Pour une annee encore parmi vous) se rapportent done en fait au renouvel­lement de Ia parole poetique : toute la theologie d'Apollon conduit a penser qu'il est moins une simple di~inite solaire que le dieu de la Parole meme, puisque, d'apres le mythe, c'est a Delphes que retentit, au creux de la terre, le premier oracle36.

De fait, des l'ouverture du poeme, le solei! est pose comme cause premiere, introduite par « car», et anteposee a son effet37 .

Car le solei! entre au Lion [ ... ] 1 t (0. C. 89)

Bien que disjoint du premier verset d'Anabase par un asterisque, le second verset lui reste ainsi relie par la relation causale. Effet precedant sa cause, la naissance du poulain precede le divin tout en procedant de lui . Enfin, dans l'incipit d'Anabase se lit en filigrane la presence d'Apollon par !'allusion au lieu de sa naissance :

II naissait un poulain sous les feuilles de bronze. (0. C. ·89)

36. Jean-Paul Savignac, Les Oracles de Delphes, Orphee!La Difference, 1989, p. 14. 37. L'importance de Ia conjonction n'avait pas echappe a Albert Henry, qui remarquait:

<< Ces "motifs", disait-il, doivent etre fondamentaux, puisqu'ils sont repris en echos semantiques, symetriquement disposes. Le verset I et le verset 2 forment un tout logiquement articule par Car.» A. Henry, Anabase ... , op. cit. , p. 238, et note 12.

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Les feuilles, comme plus bas, l'arbre de bronze, evoquent en effet l'arbre sous lequel naissait le dieu, trait traditionnel dans Ia litterature grecque. L'accouchement de Leto est decrit dans I'Hymne homerique a Apollon38 :

E ll e jeta les bras autour d'un palmier, et appuya ses genoux sur la molle prairie ; par-dessous Ia terre sourit et le dieu bondit a Ia lumiere .

(v. 11 7 sq.)

~ Dans I'Odyssee, Ulysse recourait a Ia plus belle comparaison qui fGt pour louer Ia beaute de Nausicaa, en evoquant ce meme trait :

A Delos autrefois, a l'autel d'Apollon, j'ai vu meme beaute : le rejet d'un palmier qui montait vers le ciel.

(Odyssee VI, 162)

Euripide, Callimaque, Plutarque se souviendront ega lement de Ia naissance mythique d'Apol lon 39 . C'est Ia raison pour laquelle les sanctuaires d'Apollon, celui de Delphes en premier, contenaient des palmiers : ils symboli saient celui sous lequel Leto avait mis au monde Apollon . Or ces arbres, qui etaient sacres40, etaient tous de bronze : a Delphes, sur !'esplanade du Carrefour des Trepieds, se trouve encore Ia base du palmier de bronze qui , d'apres Plutarque, avait ete offert par les Atheniens apres Ia victoire de Cimon4 1. A Delphes encore se trouve le Tresor des Corinthiens qui contenait, d'apres Plutarque toujours, un «palmier de bronze, Ia seule des offrandes qui y [restait] >> 42 A Delos enfin, on peut aujourd'hui voir, dans !'angle du Portique des Naxiens, Ia base circulaire en granit qui maintenait le fameux « palmier de Nicias >>,

arbre colossal de bronze qui dans sa chute, selon Plutarque toujours, renversa la statue d'Apollon43.

38. Rattache au nom d'Homere, cet hymne etait destine a l' une des fetes de Delos, et celebrait Ia naissance du dieu.

39. ~uripide, Hecube, 456; voir egalement lphigen ie en Tauride, 1101 sq.; Callimaque, A Delos IV, 209-2 10, et Plutarque, Pilopidas, 16, 5.

40. « Le simple contact de l'arbre sacre provoque un effet magique », dit P. Amandry, La mantique apollinienne ... , op. cit., p. 130.

41. Dialogue sur les oracles de Ia Pythie, 397 F. 42. Ibid., 399 E. 43. Sans doute faut-il nuancer Je propos d'Albert Henry lorsqu' il affirme (A nabase,

op. cit., p. 238, note 14): << Le mot bronze n'evoque ici rien de metallique: il s'agit de Ia couleur des feuilles », surtout si !'on prend evoque au sens strict du terme.

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/l naissait un poulain sous un arbre de bronze est done le lieu d'une metaphore de la naissance de la parole poetique dont la contraction extreme - la « syntaxe de !'eclair» - a sacrifie taus les rapports des discours construits sous-jacents, par un geste complexe que le poete definissait comme « un jeu, tres allusif et mysterieux, d'analogies secretes ou de correspondances, et meme d'associations multiples, a Ia limite du saisissable »44.

La recherche des sources d'Anabase s'enrichit, par ces multiples allusions au culte apollinien, de Ia forte presomption que ce sont les Dialogues pythiques45 de Plutarque qui ant constitue, dans le cas d'Anabase, une reference privilegiee. Seuls en effet a fournir a Ia fois des renseignements precis sur la frequence des consultations de !'oracle et sur l'identite Apollon-Soleil, seuls a citer les arbres de bronze d'Apollon, ces dialogues apportent non seulement une reponse a Ia question de Ia nature de !'inspiration poetique, mais encore une solution formelle aux recherches modernes sur l'eclatement du sujet : d'apres Plutarque, a Delphes, plusieurs interpretes du dieu collaboraient pour rendre un oracle complet : d'abord la Pythie, dont !'arne etait pour le dieu un instrument, op-yavov, et qui recevait !'inspiration de Ia divinite dont elle etait « enthousiasmee », puis des prophetes ou prophetesses ainsi que des pretres du dieu, veritables fonctionnaires de !'oracle, a qui etait confiee Ia tache de « mettre en forme » les reponses de Ia Pythie ; enfin les scribes qui ecrivaient sous Ia dictee de ces derniers46 : /

[ • .. ] << Ah ! qu'un Scribe s'approche et je lui dicterai ... >>

(Amers, 0. C. 267)

Que Plutarque soit absent de Ia bibliotheque personnelle du poete n'infirme rien, et se demander ou Saint-John Perse a pu lire cet auteur est illusoire : toutes les grandes bibliotheques possedent plusieurs

44. O.C. 567. 45. L'expression est de Plutarque lui-meme : Mv Ilu9txwv >.6y"'v (Sur L'E de Delphes,

384 E). Ces dialogues sont au nombre de trois: Sur Ia disparition des oracles (De defectu oraculorum), Sur /'E de Delphes (De E delphico), Sur les oracles de Ia Pythie (De Pythiae oraculis), dont le titre coinplet est en fait PoUI·quoi Ia Pythie ne rend plus ses oracles en vers.

46. Voir a ce sujet les notices de Robert Aaceliere a Plutarque, Dialogue sur les oracles de Ia Pythie, op. cit., p. 73, note au 407 B ; Savignac, op. cit., p. II ; Charles Daremberg, Dictionnaire des Antiquites Grecques et Romaines, Hachette, 1877-1919, entree Oracle.

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exemplaires de cet auteur classique47 . Neanmoins une courte mention de sa correspondance avec le collectionneur Gulbenkian atteste effectivement une lecture fervente des CEuvres morales et meslees de Plutarque48 .

Apollon done. Mais pourquoi cette fi gure, dont Aime Cesaire avait dit - on ne trompe pas un poete - « Apo llon est partout » dans l'ce uvre de Saint-John Perse49 ? Constater que les deux prem ieres entites d'A nabase sont sous- tendues par le culte apollinien conduit a se demander si le recours a !'antique n'aurait servi qu 'a fo urnir une «source ». Or Ia demarche de Saint-John Perse n'est ni gratuite, ni auss i simple qu'il n'y paralt : en fondant sa loi sur les saisons apolliniennes plut6t que sur celle, implicite, de D ionysos, il opere un choix esthetique, phil oso­phique, ethique, qui s'inscrit dans son actualite . Depassant les donnees antiques du culte, il le relit a Ia lumiere des deux categories esthetiques de Nietzsche ; plut6t que de se fondre dans !'unite mythique du sujet et de

47. II est toutefois interessant de savoir que l'ccuvre de Plutarque existait bel et bien a Ia bibliotheque universitaire de Bordeaux (ass idilment frequentee par Alexis Leger) ou il a du en faire une premiere lecture: Plutarque, Vies des Hommes illustres, trad . Amyot, 25 vol. , 1783- 1805 ; Opera omnia, Didot, 1839- 1855 ; Vi tee paral/elte, Lipsire, 184 1 ; CEuvres mora /es et mes/ees, 16 14; m.ovnfpx ov (J{ov , Dohner, 1846- 1847; Vies des Hommes illustres, trad . Amyot, 1583, 1587, 1783- 1805.

48 . Sollicite a propos de livres qui seront mis en vente par le collectionne ur Calouste Gul benkian, Saint-John Perse lui ecrit : « Des textes grecs incomparables de purete ont reveille toute Ia ferveur de mes annees d'helleni sme. >> Quels sont ces textes qui ravivent une fe rveur (le mot est fort) datant de ses annees d'hellenisme, anterieures, on le sait, a Ia redaction d'Anabase ? Plutarque, justement , comme l'atteste Ia lettre de Gulbenkian l'avisant qu'il a finalement acquis a cette vente trois ouvrages, dont « le Plutarque », et ajoutant : << Si j'en excepte le dernier, mon choix n'aura pas , je m'en doute, votre approbation », cite par Roberto Gulbenkian , << Saint-John Perse et Calouste Gulbenkian. Lettres d'ex il d'Alexis Leger il Calouste Gulbenkian (1 948-1954) >>, Revue des Le111·es Modem es, 198 9, Actes du Colloque de Washington, p. 109- 139. La le ttre de Leger es t datee du 20 decembre (p . 133) , celle de Gulbenkian du 9 mai 1951 (p. 134). Le Plutarque en question est Ia premiere edition du grand in-folio des Moralia (dans Ia superbe traduction d'Amyot), dont le titre recouvre improprement, outre les quelques traites de morale qui ont donne leur nom il l'ensemble, une grande variete de textes , dont les Dialogues pythiques en question : CEuvres morales et mes/ees, trad. J. Amyot, 2, 1572 ; ma source : l'ouvrage de reference Book Auction Records, vol. 48, 1950-5 1, p. 4 13, ou il est effecti vement mentionne que cette edition portant les armes de Nicolas Moreau d'Auteuil avait ete vendue contre Ia somme fabuleuse de 8.000 $ lors de Ia deuxieme vente de Ia bibliotheque Lucius Wilmerding, les 5 et 6 mars 195 1, a Ia Parke-Bernet Gallery de New York. - La correspondance avec Gulbenkian exceptee, le nom de Plutarque n'est qu 'une fois mentionne dans les ecrits du poete, mais comme lecture qu 'en fait un tiers : << II se delectait >>, dit Saint -John Perse dans son hommage il Ia memoire de Valery Larbaud, <<encore plus qu'en Plutarque . .. >>(D.C. 492).

49. Discours prononce le II juille t 1987 il !'occasion de !'inauguration officielle de !'avenue Saint-John Perse il Fort-de-France, cote Fondation Saint-John Perse [SJP 191 c.

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!'objet, dans ce que Nietzsche appelait « la grande sympathie pantheiste dans la joie et dans la douleur »50, dans l'epuisement de la vie, Saint­John Perse releve le defi de !'option apollinienne, et s'efforce d'atteindre !'ineffable unite de l'Etre par le langage separe.

* Le ferment antique qui se lit en filigrane dans le debut du poeme n'aide

pas seulement, par la reference au culte apollinien, a com prendre le statut d'une parole poetique nouvelle, il peut aider a eclairer le sens du titre dans la voie proposee par Saint-John Perse de « montee a cheval » 5 I .

Arretons-nous un instant sur 1<1 duplicite syntaxique de cette definition de l'anabase qui ne devrait pas uniquement se lire comme une « montee en selle », mais aussi comme une « ascension faite sur un cheval »

(montee, a cheval). Le mot anabase renvoie alors, non a I'Anabase de Xenophon , comme l'a d'ailleurs toujours nie Saint-John Perse, mais a l'admirable evocation de l'anabase du cheval du langage poetique des Anciens. L'interpretation metaphysique du voyage sur un char tire par des chevaux, frequente chez les poetes grecs52 , atteint ses sommets chez Pindare et Parmenide d'Elee53 . Pindare d'abord, que Saint-John Perse a passionnement frequente avant Ia redaction d'Anabase54 mentionne a plusieurs reprises le char du langage. Avec l'aide des dieux, il saura, dit­il, « atteler les deux graces »55 , ou etre « assez inventif pour [s]'avancer dignement sur le char des Muses »56 . Dans la sixie~e Olympique, il parle des portes du chant que son ode, telle un c;_har, traversera :

50. CEuvres posthumes completes, t. XIV, p. 30. 51. Certes, on pourrait penser a Pegase, cheval de Ia legende grecque, ne du sang de

Meduse, qui a ete associe par les Alexandrins aux sources sacrees ou s'abreuvent les poetes, mais Ia tradition qui en fait Ia monture des poetes ne remonte pas plus haut que Ia Renaissance, et le symbole est trop facile pour ne pas etre suspect.

52. Theognis, 249-250; Simonide, 79, 3-4 (Die!); Empedocle, 14 (B 3): << Et toi, memoire nombreuse, vierge aux bras blancs, Muse, Je viens a toi pour les mots que Ia Loi permet aux hommes d'entendre ; Mene le char d'Eusebie, guide-le, docile aux renes. >>(traduction de Jean Bollack, Empedocle, II, Gallimard, 1969, p. 8-9) .

53. Voir les rapprochements effectues par C. M. Bowra, << The Proem of Parmenides », Classical Philology, vol. 32, n° 2, avril 1937, p. 97-112.

54. Voir Franyoise E . E. Henry, Saint-Leger Leger traducteur de Pindare, Gallimard, 1986 et Colette Camelin, <<Saint-John Perse lecteur de Pindare », RHLF, juillet­octobre 1991, n° 4-5, p. 591-611.

55. Pindare, lsthmique, I, 6, texte etabli et traduit par Aime Puech, Les Belles Lettres, (1922), 1931.

56. Olympique, IX, 80.

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[ .. . ] menons ton char sur Ia route lum ineuse [ ... ] ounons toutes grandes les portes de l'hymne.

(0 /ympique, VI. 25 sq .. trad. Puech)

Mais plus encore que Pindare, c'est Parmenide qui use de l'alh!gorie du cheval du langage en termes de voyage metaphysique. II y ajoute !'image ascensionnelle du cheval, l'anabase a cheval, qui est a Ia source de I'Anabase de Saint-John Perse. Sans doute est-ce dans Ia monographie de Villemain sur Pindare, presente a Ia bibliotheque de Bordeaux . que Leger a lu le celebre premier fragment de Parmen ide ; ou bien dans Ia premiere Histoire de Ia litterature grecque publiee en France a Ia fin du XIX" sih: le. celle des freres Croiset57 , qui, eux aussi. ne presentaien t de Parmenide que ce seul premier fragment, en le qualifiant. justement. d' « asce nsion radieuse de1'esprit » :

(I)- Les cavales qui m'e ntralnent se sont e lancees au ss i lo in que le cce ur me poussait . pui squ'ell es m'ont porte sur Ia vo ie g lorieuse de Ia divinite qui place l'homme ec Liire au mili eu de tous les mysteres. C'etait le but de ma course : c'e tait IJ que m'emportaient les intelligents coursiers atteks J mon c ha r. Des vierges d iri geaie nt Ia route . les vierges du solei !. quittant les de meures de Ia nuit pour Ia lumi ere. e t de Ia main ecart ant les voiles de leur front. L'essieu en flamme dans le moyeu jetait un siftlement ; car il etait entralne par le double tourbillon des roues, tandis que les chevaux precipitaient kur course.

Le cheval du langage, mot premier de l'~uvre de Parme nidc tTnnor . .. )

comme de ce lle de Saint-John Perse (// naissait 1111 poulain ... ). es t k vehicule allegorique d'une ascension initiatiquc vcrs Ia connai ssance . C hez Parme nide, e ll e se fait e n tran sg ressant. par lc langagc. lcs

57. Avant 1924. on ne disposait que de quatre traductions fran p ises des frag n~c·niS d..: Parmenide. trois desquelles eta ient prese ntcs a Bordeau x a l\5poque des etudes d..: Leger: - I) Franci s Riaux. Es.wi sur Pannenide d 'Eh;e. Sui1·i d11 rexre <'I de Ia rraduction des fraRments. Paris. Joube rt. 1840. Bihli otheque uni v..: rs itair..: de Bordeaux. cote [7.136- 1840, entree a Ia bihli othequc : ce rca 1840. - 2) M. Villemain, Es.wis surle Renie de Pindare et surlapoesie lvrique dans ses rut>f>orrs avec /'ele vation morale et religieuse des peuples. Pari s. Firmin Didot. I g:;<J. La traduction que fait Villemain du frgt I de Parmt' nide s't' loignc fot1 peu d..: ce ll ..: de Riaux . Bibliothcque uni vers itaire de Bordeaux. cote [30.789. entre..: :1 Ia bibliotheque : anterieure a 1897. - 3) Alfred et Maurice Croi sc t. His roire de Ia lillerature Rrecque, 5 vol. . 1887- 1895. Bibliotheque uni vers itair.e de Bordeaux. co te [40.773: entree a Ia bibliotheque: avri l 1897. - 4) Paul Tannery. Pour 1'/nsroire de Ia science hellene. De Tlwles tl Emptidocle. Paris. Fe li x Alcan. 1887. Trad uction des fragments de Panm!nide a Ia fin du chapit re IX : Parnu!nide d'Eiee Ouvrage ahse nt de Bordeaux.

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frontieres etablies par Ia loi divine et en frappant a Ia porte de Ia deesse, commettant ce que l'helleniste - et exegete de Saint-John Perse - Jean Bollack a nomme l'hybris eleatique58 . Mais Ia trangression persienne resulte d'une fusion des motifs parmenidien et homerique. II ne me semble pas que Saint-John Perse ait lu !'experience d'Ulysse dans le texte de Parmenide, comme l'y a reconnue en 1958 le philologue Havelock59.

Plus plausiblement, il a dil lui adjoindre exterieurement Ia catabase initiatique d'Ulysse dans le chant XI de I'Odyss ee. Dans l'allegorie parmenidienne, le seuil de !'initiation est figure par l'antithese hesiodique jour-nuit, ou le solei! delegue ses filles, les Heliades, pour guider le poete de l'obscurite vers Ia lumiere. Dans le voyage initiatique de l'homme qu'est I'Odyss ee, c'est Ia catabase au royaume des morts de !'Hades qui permettra a Ulysse d'acquerir Ia connaissance aupres de Tiresias. Orientee a Ia fois du couchant au levant, comme chez Parmenide, et du bas vers le haut, comme dans Ia remontee des Enfers, l'anabase poetique de Saint-John Perse ne saurait se realiser sans catabase vers le sombre royaume : c'est l'obscurite de Ia parole poetique qui est Ia condition du sens :

Car le solei! entre au Lion et l'Etranger a mis son doigt dans Ia bouche des morts.

(0. C. 89, Anabase)

Chez Parmenide, un signe marque le passage du profane a Ia connaissance vraie, immortelle et sacree : le; bruit qui accompagne l'ouverture des portes de Ia deesse. Comme 1e remarque Bowra, « Ia solidite et le bruit » des portes de Parmenide sont des illustrations concretes que le poete-philosophe emploie pour souligner !'importance du rite du passage dans sa fiction allegorique60. Saint-John Perse, a Ia suite de Parmenide, fait aussi du bruit Ia marque de l'epiphanie du langage poetique, qui assure le relais vers d'autres provinces, les chambres vivantes de !'esprit :

[ ... ] Et voici qu'il est bruit d'autres provinces a mon gn~ , ..

58. Ho llack, Empedocle, Ill, Gallimard, 1969, p. 29-30, 38, 98. 59. Eric A. Havelock, « Parmenides and Odysseus», Harvard Studies in Classical

Philology, vol. LXIII, 1958, p. 133-143. 60. << The gates are for him a symbol of great importance. They stand for the obstacles

between a man and the truth, and for this reason he describes their solidity and the noise they make on opening. By these simple means he emphasizes the importance which the passage through the gate has for his allegory >>, C. M. Bowra, «The Proem of Parmenides >>,Classical Philology, vol. XXXII, n° 2, avril 1937, (97-112), p. 103.

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[ ... ] Et voici d'un grand bruit dans un arbre de bronze. [ .. . ] Tonnerre et flutes dans les chambres !

(O.C. 89, Anabase)

La flute plus particulierement, comme manifestation de la creation poetique, est un motif des deux Chansons d'Anabase dont on trouve la source dans ce meme fragment de Parmenide, a condition toutefois de se reporter aux traductions franc;:aises du fragment 1, 6-7 de Parmenide anterieures a 192461 , soit celles auxquelles Leger a eu acces, qui comprennent et traduisent le texte grec d'une maniere propre a cette epoque, qui diftere de celle d'aujourd'hui :

L'essieu brGiant dans les moyeux faisait entendre un sifflement .

(tract. Riaux, 1840 : 207)

L'essieu enflamme dans le moyeu jetait un sifflement. (tract. Villemain, 1859: 154)

L'essieu ardent tournait dans les moyeux avec le sifflement de Ia syrinx.

(tract. Croiset, 1887: 547 de l'ed . 1914)

Ce sifflement de La syrinx se lit a double sens : en accord avec le contexte immediat, syrinx retrouve son sens de « trou du moyeu d'une roue» (Bailly) et evoque, par le bruit qu'elle produit, Ia vitesse du char conduit par les cavales. La polysemie enrichit le texte d'une comparaison implicite entre Ia stridence de Ia flute- sens premier de syrinx- et celle des roues qui tournent a grande vitesse. Or cette image rencontree chez Parmenide semble avoir cristalli se une fasc ination anc ienne de Ia roue chez Saint-John Perse, qu'il a explicitee dans une relation a son ami et confident Pierre Guerre, en completant le contenu du souvenir d'enfance par les libres associations de l'adulte :

Pour !'enfant, hantise et necessite du mouvement, qui est symboli se dans Ia notion de Ia roue[ .. . ) Quand ]'enfant etait i\ cheval, un cheva l qui encensc : << Je voyais Ia roue li\­dedans >> [ ... ] . La roue est com me un cabestan ou s'enrou lait Ia chaine du temps.

Une fascination qui a premiere vue, peut sembler hors de propos. Mais Saint-John Perse, dans un Surprenant raccourci, conclut:

61 . A !'exception de celle de Tannery, d'aillcurs absente de Ia bibliothcque universitairc de Bordeaux.

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...

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Le poete est le moyeu de Ia roue. [ ... ] Je suis le moyeu de Ia roue62 .

En affirmant cette equivalence, Saint-John Perse definit le poete demiurge de sa parole. Au centre du mouvement createur, Ie poete, substituant a Ia velocite parmenidienne son cheval arrete, emet lui-meme, au foyer de !'instant, et so us l'arbre mouvant du Iangage63 , Ie sifflement de son epiphanie, qu'iiiustrent les deux figures de Ia derivation et de l'ailiteration :

Mon cheval arrete sous l'arbre qui roucoule, je siffle un sifflement plus pur ...

(0. C. 117, Anabase)

Cette integration du poete et du poeme est pour Saint-John Perse I'acte fondateur de Ia modernite poetique, teiie qu'il Ia definira en 1956 dans sa Lettre sur !'expression poetique fran(:aise :

La poesie fran~aise moderne [ ... ] ne se croit poesie qu 'a conditi on de s'i ntegrer ell e-meme, vivante, a son objet vivant; de s'y incorporer pleinement et de s'y confondre meme substantiellement, jusqu'a I'identite parfaite entre Ie sujet et !'objet, entre le poete et le poeme.

* Rien - ou presque - ne rappeiie les textes grecs originaux que Ie poete

a convoques, teiiement Ia transformation est importante. Mais ils garantissent par leur semi-absence Ia non-gratuite des « accouplements

I forces» de mots dont parlait le poete64 . Saint-1'ohn Perse convoque Ie mythe ancien, pour aussitot le revoquer, Ie demythifier, avant d'en refaire un mythe nouveau, celui de Ia modernite . Dans ce processus, Ia Grece est appelee a jouer un role privilegie de mediateur : comme le pose Nietzsche, connaltre Ies Anciens tels qu'ils furent est moins important que de les amener a notre present :

Lorsque nous parlons des Grecs , dit-i l, nous parlons aussi involontairement d 'aujourd'hui et d'hi er : leur histoire, universellement connue, est un clair miroir qui reflete toujours

62. Je souligne. Pierre Guerre, Portrait de Saint-John Perse, Marseille, Sud, 1989, p. 278-282.

63. A propos de « rou >> (poil) = « coule » e t << tour » Sur !'importance de cette << association par paronomase [ ... ] typique du langage des signifiants », je renvoie a Ia section des Anabases associatives de Michele Aquien, L'autre versant du langage, Jose Corti, 1997, p. 89-92 et passim.

64. O.C. 1145.

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quelque chose de plus que ce qui se trouve dans le miroir lui­meme. [ ... ] C'est ainsi que les Grecs facilitent a l'homme modeme Ia communication de choses difficiles a dire65.

Chez Saint-John Perse, l'heritage grec est ainsi entierement soumis a la vision kaleidoscopique de son present. De sorte que, au fond , l'hellenisme de Saint-John Perse, au meme titre que son atlantisme ou son orientalisme, serait un faux probleme au regard de l'immunite poetique qu'il professe « a l'egard de toute vie litteraire, de tout exotisme et de toute culture » ; pour ne reconnaitre « la langue franc;aise comme lien essentiel et seullieu du poeme »66,

May CHEHAB UNIVERSITE DE CHYPRE

65. Humain, trop humain, II,§ 218 (<< Les Grecs comme interpretes >>). 66. O.C. 549.