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MODERNIT, SUBJECTIVATION LITTRAIRE ET FIGUREAUCTORIALE
Alain Vaillant
Armand Colin | Romantisme
2010/2 - n 148pages 11 25
ISSN 0048-8593
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Pour citer cet article
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Vaillant Alain, Modernit, subjectivation littraire et figure
auctoriale , Romantisme, 2010/2 n 148, p. 11-25. DOI :
10.3917/rom.148.0011--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
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Romantisme no 148 (2010-2)
Alain VAILLANT
Modernit, subjectivation littraireet gure auctoriale
MODERNIT ET SUBJECTIVATION
Une hypothse historique est la source de cet article 1 : que la
csureprincipale, dans lhistoire littraire moderne, survient autour
de 1830,lorsque la littrature cesse dtre essentiellement considre
comme lamise en forme esthtique dun discours, cest--dire dune
parole virtuel-lement adresse un destinataire selon le triple modle
de la rhtoriqueantique, du dialogisme polic dAncien Rgime et de
lloquence rvolu-tionnaire , pour tre dfinie comme texte, texte donn
lire un publicindiffrenci, par le biais des nouvelles structures de
diffusion delimprim public (priodique et non priodique), qui
sarrogent alors lafonction mdiatrice traditionnellement dvolue la
communication litt-raire. Le systme littraire public, du fait mme
du rle central quyjouent les industries culturelles, enclenche un
mcanisme de standardisa-tion et dimpersonnalisation dont lauteur
risque dtre la premire vic-time. Lcrivain, sil veut persister tenir
le discours lintrieur du texteet faire entendre sa voix or lcrivain
reste par vocation un homme deparole , doit donc trouver les moyens
dinscrire sa prsence auctorialeet, pour ainsi dire, de faire
entendre sa voix dans le texte mme.
Puisque les codes de la littrature-texte avaient pour effet de
contraindreet dendiguer la parole de lauteur, une consquence
inattendue de cettenouvelle culture de limprim fut dailleurs
lextraordinaire prolifrationdune activit dcriture qui, chappant aux
rgles gnriques dsormaisdtermines par le march public du livre,
permettait aux crivains deperptuer sous les formes les plus
diverses le principe de la littrature-dis-cours. Ainsi, en amont du
texte publi, lcrivain tend de plus en plusdmesurment le temps et le
travail de rdaction, de composition, dedcomposition et de
recomposition, comme pour accrotre indfinimentla mobilit et la
mutabilit de lart dcrire, hors de toute rgle commune.
1. Cet article offre la synthse de propositions thoriques sur
lhistoire littraire quonretrouvera dveloppes in A. Vaillant,
LHistoire littraire, Paris, Armand Colin, coll. U ,2010.
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FaustoTexte surlign
FaustoTexte surlign
FaustoTexte surlign
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Car cet interminable travail sapparente bien moins une tape
prpara-toire et ncessaire la mise au point dun texte ultime qu un
exercicedont la seule vise serait le plaisir immanent de lcriture,
que lauteurassouvirait pour ainsi dire dans les marges de luvre
raliser ; et lescrits qui en rsultent sont, plutt que des
avant-textes ainsi que lesdsigne la critique gntique, de purs
non-textes. Flaubert crira et r-crira plans, scnarios et brouillons
de ses romans avec une patience infi-nie, non pas tant la recherche
dune perfection de toute faonimprobable et immesurable, mais pour
le bonheur goste du maniementplastique des mots. Au tournant des
XIXe et XXe sicle, Mallarm puisValry transformeront cette stratgie
de la non-publication en thique delinchoativit et en esthtique du
non finito, compensant lextraordinaireraret des pomes achevs par la
dynamique mme de la pense en mou-vement, dont ils tmoignent.
Il y a donc lamont du texte publi, mais aussi ses entours,
toutes lesformes dcriture qui, non destines la publication et
appartenant lasphre intime ou prive, chappent aux lois culturelles
de la textualisa-tion. Demeure, comme sous lAncien Rgime, la masse,
presque inconce-vable pour lhomme daujourdhui, des correspondances
dcrivains quipassaient plusieurs heures par jour crire des lettres
: il est ainsi frappantde percevoir, la lecture, combien la
pratique pistolaire reprsentaitpour un Balzac ou un Flaubert un
immense dfouloir et un vase dexpan-sion pour un art du discours
toujours comprim par lcriture desuvres. Il y a encore et la chose
est sans doute plus nouvelle la maniedes carnets, des cahiers, des
journaux intimes dont on saccompagneen voyage ou au caf, que lon
noircit de notes, de penses , de fuses . Se dveloppe ainsi un
nouvel espace priv de lcriture et de laparole, qui, aux antipodes
de lancien rseau de la sociabilit aristocra-tique, garde intactes
les zones dopacit de lauteur comme de lhommepriv.
Mais surtout, cette fois au cur mme de luvre imprime
doncconforme aux rgles de la littrature-texte , lcrivain apprend
faireentendre indirectement une parole, se rendre prsent son
lecteur, entant que sujet crivant : nommons subjectivation ce
mcanisme quitouche la nature mme de la communication littraire
moderne et quipermet au lecteur de deviner, derrire le texte quil
lit, une instance non-ciative latente, puis didentifier cette
instance textuelle la figure delauteur. Cette subjectivation na
rien voir avec la subjectivit parlantequi affleure la surface des
uvres de lAncien Rgime littraire parexemple, celles dun Montaigne
ou dun Diderot : au contraire, cestjustement parce que la parole
subjective na plus sa place, en tant quetelle, dans le livre
moderne que le corps textuel, pour ainsi dire ractive-ment, prserve
et protge grce la subjectivation la prsence du sujet
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FaustoTexte surlign
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Romantisme no 148
scripteur. En fait, tout se passe comme si le sujet, interdit
dapparatre surle plan nonciatif, se trouvait dissmin et
clandestinement log danstous les plis de lnonc, si bien que sa
prsence en devient la fois invi-sible mais immensment amplifie pour
le lecteur qui sait la rechercheret qui veut sen donner la
peine.
Confront la logique moderne de la littrature-texte,
lcrivaindcouvre que, ayant pour fonction de reprsenter le monde, il
lui faut,pour persister parler en son nom propre, le faire de faon
seconde etindirecte. Seconde, puisque cette parole singulire ne
rsulte que de lasdimentation, de la concentration et du dtournement
des discourssociaux ou des textes littraires qui lenvironnent ;
indirecte, parce quecest en reprsentant le monde que lauteur de
littrature parviendra, partoutes sortes de manuvres latentes, tenir
son discours singulier. Maisil lui faudra, pour parler encore, dire
les choses sans les dire vraiment, ouen feignant de ne pas les
dire, ou en paraissant faire tout autre chose : seconstitue une
vritable rhtorique de lindirection 2, qui est la marque laplus
visible et la plus reconnaissable de lesthtique moderne de
lcriture.Car cette indirection moderne na quune ressemblance
partielle et trom-peuse avec la stratgie du contournement et du
double sens qui, en destemps de rpression et de censure, permettait
lcrivain de biaiser avecle pouvoir et que, en particulier, les jeux
ironiques de la littrature duXVIIIe sicle ont pouss leur plus haut
degr de raffinement, faisant decette technique discursive de
lesquive et du ricochet un vritable artsocial. Selon cette forme
traditionnelle dobliquit, il sagit seulement dedire une chose alors
mme quon parat en dire une autre, de substituerun discours un
autre. Lindirection permet, elle, de tenir un discoursalors mme
quon parat ne pas mme parler, de transmuer du texte ceroman, par
exemple, crit la troisime personne et qui parat
droulersilencieusement le fil de ses pripties en discours.
Le clbre style indirect libre jy reviendrai nest que
lapplicationla plus reprable de lindirection. Mais on la retrouve
dans toutes lescomposantes de lcriture littraire. Lcrivain moderne,
born par lesnouvelles contraintes culturelles de la publication,
doit utiliser toutes lesressources dont il dispose pour saturer son
texte des manifestations de saparole. Mme les matriaux les plus
trangers la logique discursive sontannexs ces manuvres. Depuis les
dbuts de limprimerie, les profes-sionnels du livre avaient peu peu
appris uniformiser la prsentationdu texte ; lart de la mise en
page, les rgles de lalina et les usages de laponctuation avaient
commenc tre fixs. Mais cette codification nerpondait qu une
exigence de clart ou dhomognit ditoriale, et
2. Sur cette modernit de lcriture indirecte, ou oblique, voir
Ph. Hamon, LIronie. Essaisur les formes de lcriture oblique, Paris,
Hachette, 1996.
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restait aussi souple que fluctuante. Il suffit de jeter un il
sur un manus-crit dauteur pour constater quel point cet art de la
mise en livre restaitlaffaire des artisans du livre, et non des
crivains. Cest donc le XIXe siclequi intgrera la potique littraire
les conventions du livre. Tout estmatire un discours qui ne se
tient plus comme tel. La matrise de lagrammaire, lexactitude de la
syntaxe, la conformation lordre prsumde la langue deviennent les
instruments de cette nouvelle loquence dutexte 3, dont je vais
maintenant voquer les deux mcanismes (la potiquedu rire et lopacit
textuelle) et les deux champs dapplication gnrique(la posie et le
roman) principaux, avant de synthtiser ces diverses ana-lyses avec
le concept de figure auctoriale.
LE RIRE DE LAUTEUR
Comme le note Baudelaire dans son essai De lessence du rire
(1855),le rire est toujours dans le rieur, non dans la chose
risible. De surcrot, sile rieur rit de quelque chose, cest que,
derrire cette chose, il sait ousouponne la prsence dun autre rieur
pour lequel il prouve un senti-ment diffus de complicit. Le rire
impose le principe dune relation inter-personnelle et la
reconnaissance de lautre : on rit toujours avecquelquun. Dans le
cas dun rire artistiquement labor (par un crivain,un dramaturge, un
comdien, un peintre), luvre comique enclencheun processus qui
conduit, par une ncessit proprement anthropologique, simaginer le
rieur derrire le texte, la performance ou limage. Le rire estdonc
le principal instrument principal de la subjectivation auctoriale :
ilsuffit que le lecteur repre une quelconque incongruit
potentiellementrisible pour quil souponne une manipulation
volontaire et que, plusgnralement, il se pose la question de
lintentionnalit, quil fasselhypothse dun projet auctorial dont
luvre fournirait les indices for-mels. Cest pourquoi toutes les
uvres majeures de la modernit, auXIXe sicle, ont intgr le rire leur
potique et lui ont assign une fonc-tion proprement structurante
4.
Bien sr, ce rire subjectivant nest pas le rire univoque, franc,
mcaniqueet massif qui, la mme poque, envahit la culture mdiatique
et lesthtres du Boulevard mme sil en dtourne les codes et les
mcanismes son profit. Au contraire, pour crer le lien de connivence
inter-
3. Voir Romantisme, Paris, 2009, n 146 [Polices du langage].4.
Nous avons essay den mener la dmonstration pour Baudelaire (A.
Vaillant, Baudelaire
pote comique, Rennes, PUR, 2007). Voir aussi A. Vaillant,
Portrait du pote romantique enhumoriste, et vice versa : lments
dune potique de la subjectivation , in S. Hirschi, . Pilletet A.
Vaillant (d.), LArt de la parole vive. Paroles chantes et paroles
dites lpoquemoderne, Valenciennes, PUV, 2006, p. 17-28 ; Rire sans
clat, ou les plaisirs du rire virtuel ,Humoresques, n 27, 2008, p.
131-144 [ propos de Flaubert] ; Victor Hugo esthte du rire
,publication lectronique sur le site du groupe Hugo
(groupugo.div.jussieu.fr/).
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Modernit, subjectivation littraire et figure auctoriale 15
Romantisme no 148
personnelle, il doit jouer dune ambivalence systmatique,
brouiller leplus possible les pistes textuelles, laisser le lecteur
dans une indtermina-tion virtuellement infinie moins que celui-ci
ne se rsolve simagi-ner complice de lauteur. Concrtement, il
sensuit une criture littrairemlant constamment le srieux et le
non-srieux, au point que les deuxcatgories finissent par se
superposer et se confondre totalement. Cetteindcidabilit quinstaure
le rire moderne est trs proche de ce queWayne Booth 5 a appel
lironie instable (par opposition l ironiestable , aisment
dcryptable, de lge classique) ou encore de l ironieromantique des
romantiques allemands. ceci prs que lironie roman-tique est
fondamentalement dordre philosophique et ontologique, alorsque le
rire de la subjectivation auctoriale est, avant tout,
communication-nel (ce qui nexclut nullement, bien entendu, dautres
motivations) : illaisse entendre que le texte lu fait
contradictoirement coexister undiscours public et une parole prive,
que lauteur y est la fois prsent etabsent ou plutt quil nest pas
prsent l o on le croyait.
Logiquement, ce rire repose sur une subversion des codes
communica-tionnels, grce ses deux mcanismes principaux que sont la
parodie et lecalembour. Par la parodie (comprise dans lacception la
plus large), lcri-ture moderne est toujours reprise et rcriture de
textes antrieurs (autrestextes littraires ou noncs doxiques), que
lauteur recycle sans que le lec-teur ait aucun indice tangible pour
apprcier le degr dadhsion ou dedistanciation supposer quil ait pu
seulement reprer leffet dcho.Trs loin des jeux ouvertement
parodiques du journal et de la scne, letrouble que suscite une
intertextualit latente et souvent insituable diffuseun soupon
gnralis dont lauteur, en tant que matre duvre, est leprincipal
bnficiaire. Quant au calembour (entendons par l toutes
lesmanipulations ludiques du signifiant), il fait son entre
fracassante dans lagrande littrature, alors quil tait considr lge
classique, par opposi-tion aux mots desprit portant sur le sens,
comme la forme la plus basse decomique et, pour cette raison,
cantonn la culture populaire ou aux jeuxde socit mondains. Or les
calembours mme les plus btes ou les plusobscnes pullulent aux longs
des uvres de Hugo (posie et prose ru-nies), de Balzac, de Flaubert,
de Rimbaud. Car le calembour a un tripleavantage. Venu de la
culture orale ou populaire, il fait clater tous lescodes de la
biensance sociale ; il instruit de facto le procs de la
commu-nication littraire publique, laquelle il oppose, de lintrieur
du texte, leslibres inconvenances de la parole prive : cest
pourquoi les commenta-teurs ont tant de mal de les accepter donc,
dabord, de les reprer ! ,parce quils ne savent quen faire et quils
ont vaguement peur de nuire la respectabilit de leur auteur, voire
la leur propre.
5. Voir W. Booth, A Rhetoric of Irony, Chicago, University of
Chicago Press, 1974.
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16 Alain Vaillant
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Les calembours, qui sont comme des plaisanteries qui
subvertissentlocalement le srieux des textes et adressent de
discrets clins dil quelques rares happy few aussi blagueurs queux,
nous apportent de pr-cieux enseignements sur le fonctionnement de
la subjectivation par le rire.Ces signaux comiques sont presque
invisibles (de fait, ils restent le plussouvent inaperus) et, pour
quelques-uns que le hasard ou lintuition per-mettent de relever, on
devine le nombre de ceux qui restent enfouis dansles textes, soit
pour en dtourner le sens soit pour les doubler dune signi-fication
infiniment plus profonde et plus intime quil ny parat. En effet,les
figures du rire (cest particulirement vrai pour le calembour)
plongentdans les zones les plus profondes de limaginaire de lauteur
(voire de soninconscient) qui sont aussi, au moins selon les codes
de lpoque, lesmoins publiquement dicibles : les identifier revient
toujours rechercherune relation dempathie avec lauteur, ce quoi
vise prcisment le proces-sus de subjectivation. cette limite extrme
o le comique sert cettecommunion dmotion que cre paradoxalement
lironisation de lcri-ture, le rire devient lune des sources du
lyrisme moderne, et peut-tre laprincipale mais dun lyrisme dans la
blague qui, ajoutait Flaubert, est pour moi tout ce qui me fait le
plus envie comme crivain 6 .
AUCTORIALIT ET OPACIT TEXTUELLE
Le rire moderne procde en perturbant le processus
dinterprtation,en crant le doute chez le lecteur, voire en rendant
le sens absolumentindcidable. De ce point de vue, il est la forme
la plus ludique dune stra-tgie gnrale dopacification textuelle qui
caractrise la littrature lgi-time (au moins partir de la rupture
des annes 1830), qui sintensifie mesure quon avance dans le sicle
et laquelle peuvent tre assimilestoutes les techniques de
subjectivation. Tout se passe comme si lcrivain,intgr malgr lui
dans le systme de la communication publique, senabsentait par son
refus de plier au nouveau code communicationnel etsignalait sa
dissidence en se rendant inintelligible. Dans la mesure o
lesindividualits de lauteur et de son lecteur sont menaces par la
puissanceduniformisation des industries mdiatiques, elles semblent
se rtracterdans le texte dont, paradoxalement, linintelligibilit
est promesse dintel-ligence complice. Les idologies et les socits
ont chang, sans modifierle principe du geste littraire : du point
de vue de lcriture, lobscurit etle refus des conventions sont, pour
le XIXe sicle, ce que reprsentaient lpoque classique lexigence de
clart et les rgles de composition, savoir les conditions formelles
dune communication russie.
6. Flaubert, lettre Louise Colet du 8 mai 1852, Correspondance,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , t. II, p.
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Modernit, subjectivation littraire et figure auctoriale 17
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Le premier mode dopacification, dj pratiqu puis thoris parVictor
Hugo qui, dans le pome des Contemplations Rponse unacte daccusation
, exalte Limagination tapageuse aux cent voix/Quicasse des carreaux
dans lesprit des bourgeois , sest ce point gnra-lis quil parat
parfois se confondre avec la modernit (qui impliquetoujours, selon
Baudelaire, ce quil appelle le bizarre , l trange oule nouveau ).
Sans entrer dans les longs dbats que suscite la dfini-tion des
tropes et des figures, parlons simplement dincongruit mta-phorique.
Alors que, dans la conception classique, toute image naquune
fonction expressive et ne doit surtout pas entraver la
compr-hension littrale du texte, lincongruit mtaphorique vise
introduireune image originale, gnralement sous la forme elliptique
de la mta-phore, qui nappartient pas un stock dimages connues et
nest pasnon plus intgre un rseau textuel assez stable et
identifiable pourtre immdiatement explicable. Limage intruse,
perturbant la compr-hension du pome, cre un noyau dopacit qui nest
rsorbable quepar les hypothses que le lecteur est contraint de
faire sur les mcanismespsychiques de lauteur et sur ses procds
associatifs. Lincongruitmtaphorique convie le lecteur assister, par
le dtour de limage, autravail de la pense qui conoit et labore le
texte : une fois laisses dect les considrations psychologiques ou
philosophiques, elle est lasubstance mme du lyrisme moderne.
Lhermtisme proprement parler, qui implique, lemploi volontairede
codes dont ni la tradition ni luvre mme ne fournissent la cl au
lecteur,est une gnralisation et une systmatisation du principe
dopacification.Le nom de Mallarm demeure bien sr attach cette
stratgie de lher-mtisme qui est aussi une thique, puisquelle vise
recrer un lieninterpersonnel et intime, par-del le texte, entre les
deux acteurs de lacommunication littraire. Mallarm sen explique
longuement dans sonclbre plaidoyer pour lhermtisme potique, Le
mystre dans leslettres , invoquant non sans ironie son souci de
vouloir obligeam-ment dtourner loisif 7 , cest--dire le lecteur
inattentif ou paresseux.Bien sr, cela nentrane pas que luvre
obscure soit rductible unnonc explicite. Sil pouvait se traduire,
en un message univoque, il serduirait sa fonction cryptique mais
perdrait du mme coup sa vertuhermtique. Au contraire, lopacit du
texte moderne fait rsider le plaisirde lecture dans la complicit
que, grce au cryptage, lauteur tablit avecle lecteur et qui, pour
cette mme raison, gagne se prolonger indfini-ment ce qui suppose,
idalement, que lobscurit textuelle ne puissejamais tre totalement
dissipe.
7. Mallarm, uvres compltes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque
de la Pliade , 2003,t. II, p. 229.
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18 Alain Vaillant
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LE LYRISME DU VERS
Trs logiquement, tous les mcanismes de subjectivation qui
viennentdtre passs en revue (la potique de la page imprime et de la
typogra-phie, les figures du rire, lopacit textuelle) sont mis en
uvre de manireparticulirement concentre et ostensible en posie.
bien des gards, laposie apparat mme, dans un monde des lettres
traumatis par le poidscrasant des nouvelles industries culturelles
de limprim, comme leconservatoire de lancienne littrature-discours
: conservatoire toujoursmenac dobsolescence on le mesure sans peine
au cortge de moque-ries, de ddains ou de quolibets qui accueille,
de Hugo Mallarm, lasimple profession de foi potique , mais aussi,
par une raction bienprvisible, conservatoire toujours plus solennis
et sacralis, jusqu cettemystique profane du lyrisme, qui forme
lessentiel du discours contem-porain sur la posie. Au cur de
lunivers de limprim public, la posieest cet lot discursif o il est
encore possible, et mme requis de parler la premire personne : sa
vertu proprement artistique est de constituer enuvre littraire ce
discours du je auquel se reconnat dsormais, plus qutout autre
signe, le fait potique.
Cependant, si le pote est bien cette sorte dcrivain qui persiste
direje, le je du lyrisme moderne na plus grand-chose voir avec le
je de lalittrature de lge classique. Si le pote dAncien Rgime
employait aumoins autant la premire personne que ses successeurs du
XIXe sicle, il lefaisait selon les codes de lloquence publique ou
prive (pour discourirloquemment de choses et dautres, pour raconter
une anecdote ou pourse conformer, de sa manire artistique, aux
diverses obligations de la viemondaine), le pome ntant que la mise
en vers de ce discours polymorphe.Le pome moderne est ou, du moins,
se veut non plus seulementlexpression de la pense du pote, mais la
manifestation, par et dans letexte, du pote lui-mme. Le je du pote
tient donc en mme temps laplace du sujet nonciateur et de lobjet
nonc : cest ce ddoublementdu je du ct de la prise de parole et du
texte qui caractrise la moda-lit spcifiquement lyrique de la
subjectivation littraire.
Cette double prsence du je source auctoriale et prsence
textuelle caractrise la posie lyrique moderne, o un auteur sadresse
son publicde faon explicite mais indirecte, au travers dun je
textuel : cest parceque le je subjectif est dplac et intgr la
performance artistique (ou aurseau textuel, dans le cas du pome)
quil acquiert un semblant duniver-salit, tout lecteur tant
virtuellement ce je et pouvant lgitimement selapproprier et sy
assimiler. Cette subjectivit adopte une forme trsparadoxale
dimpersonnalit, fonctionnant comme une voix ou un masque,vide dun
contenu trop prcisment dfinissable qui en limiterait et
endlimiterait lextension. Pour signifier cette indfinition
constitutive,
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Modernit, subjectivation littraire et figure auctoriale 19
Romantisme no 148
certains thoriciens du lyrisme parlent donc, commodment et par
mta-phore, de voix ou de figura lyrique. Mais ces dnominations
nedoivent videmment pas donner penser que ce je lyrique ne
seraitquune pure instance linguistique, une construction textuelle,
une don-ne conventionnelle sans lien, mme conjectural, avec la
source aucto-riale : une telle conception contredit la simple
observation des faits, quimontre au contraire la densit et
lintensit de linvestissement personneldans la posie lyrique
moderne. La ralit est la fois plus conforme lintuition et plus
difficile analyser. Le discours tenu par la posielyrique est certes
assum, en son nom propre, par le sujet auctorial,mais cette prsence
est si bien dissmine dans le texte mme quellefinit par se confondre
avec lui. La premire consquence de cettesubjectivation lyrique est
la spectaculaire et inattendue rsurrection duvers syllabique et
rim, dans la suite de la premire efflorescence roman-tique, sous la
Restauration 8.
AUCTOR IN FABULA
Le roman sous la forme du roman raliste la troisime personnequi
simpose prcisment au XIXe sicle est dans une position exacte-ment
symtrique celle de la posie. La posie est la sublimation lyriquede
la littrature-discours ; le roman raliste est la forme fictionnelle
de lalittrature-texte qui, en principe, fait obstacle au discours
de lauteur. Larussite de la subjectivation littraire implique donc
que le romanciersoppose aux nouvelles lois du genre ou, dfaut, les
adapte pour faireentendre sa voix.
Constatons dabord que limpersonnalisation du roman, dontFlaubert
fera un dogme esthtique, ne prend corps que trs progressi-vement au
cours du XIXe sicle et quelle ne vaudra jamais que pour unepart
limite de la production fictionnelle. La potique de la
nouvellerepose trs largement sur une narration la premire personne,
aupoint quil semble y avoir une rpartition des rles entre les
deuxgrands genres fictionnels. Dans la nouvelle, le narrateur, qui
est trssouvent un protagoniste du rcit, ne cesse de commenter,
dapostro-pher son lecteur et dironiser ( lexception notable de
Maupassant, enbon disciple de Flaubert). Au roman, au contraire,
revient le rcit latroisime personne, o lauteur sefface derrire
lhistoire. Ce partagesexplique dailleurs en grande partie par les
modes respectifs dditiondes deux genres : alors que le roman est li
au livre ( lexception duroman-feuilleton), la nouvelle est presque
toujours publie dans lapresse, dont elle adopte naturellement les
codes rhtoriques. En outre,
8. Voir Romantisme, Paris, 2008, n 140 [Modernit du vers].
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20 Alain Vaillant
Style dauteur, 2010-2
sen tenir au roman, lauteur est trs loin de se contraindre au
silence :au contraire, la persistance de ce quil est convenu
dappeler les intru-sions dauteur manifeste la tension permanente,
au sein du genre,entre les contraintes fictionnelles et une
discursivit latente qui prendtous les prtextes pour affleurer la
surface du texte. Il est vident, parexemple, que Balzac est un
romancier qui na pas totalement renonc tre un Pote ou un Philosophe
et chez qui la volont de parleren son nom, hors du champ de la
fiction, entre constamment enconcurrence avec la logique du roman ;
que George Sand est reste trslongtemps la priphrie de la littrature
lgitime parce quon luireprochait, davantage mme qu Balzac, de ne
pas convertir sa subjec-tivit trs loquente en subjectivation
littraire et, en consquence, dene pas savoir crire ; que, chez
Hugo, la masse htroclite de luniversfictionnel est recouverte et
pour ainsi dire enveloppe par la voix lyrique ;enfin, que, pour les
crivains fournissant le gros de la productionfictionnelle
ordinaire, il ntait pas question de se priver des
commoditsquoffraient, pour la gestion du rcit, les interventions
explicites (etsouvent dsinvoltes) de lauteur-narrateur.
Le romancier na dailleurs pas besoin de dlguer la parole
unepremire personne pour signaler sa prsence au lecteur. Le roman
par-ticipe de la littrature-texte, dont la fonction premire tait,
sur lemodle du mdia journalistique, de reprsenter le monde. Or la
culturemoderne de la reprsentation ( luniversel reportage , selon
la formuleclbre de Mallarm) a cette consquence insidieuse, que
pointent tousles spcialistes des mdias, de confondre le rel et
limage qui en estrenvoye. Prototype de lcrivain moderne, le
romancier raliste naqu appliquer la fiction narrative cette
confusion de lobjectif et dusubjectif pour apparatre travers le
miroir que lui offre la reprsenta-tion du rel. Dabord, il lui
suffit daccorder la plus large place possible la description au
dtriment de la narration, puisque cest par la des-cription quil
peut imposer sa propre subjectivit. Puis, il doit veiller,en mme
temps quil reprsente le monde travers sa fiction raliste, dcrire
indirectement le regard quil porte sur lui, donc se
dcrireimplicitement comme sujet de conscience. Cest trs exactement
cemode de subjectivation totalement invisible qulabore Flaubert,
par samanire dcrire et dans son mode dapprhension du rel, les
deuxtant indissolublement mls au fil de lcriture : lisant Flaubert,
le lec-teur ressent limpression trange que cette instance
auctoriale, dont ilperoit confusment lcriture, fait corps avec
lnonc, comme silauteur appartenait lui-mme sa propre fiction ; il
enregistre la pr-sence de cet auteur, mais continue sa lecture
comme si, malgr tout, lercit se racontait de lui-mme.
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Modernit, subjectivation littraire et figure auctoriale 21
Romantisme no 148
Le phnomne de subjectivation dcoule prcisment de la
contradic-tion apparente qui nat de la disparition de toute
manifestation discursivede lauteur et, cependant, de sa prsence
diffuse dans le texte. Le styleindirect libre, dont Flaubert fut le
premier faire un usage systmatique,offre une illustration parfaite
de cette subjectivation propre au romanraliste. Linguistiquement,
le procd est facile dcrire. Il consiste rap-porter les paroles ou
les penses dun personnage, non au prsent et lapremire personne
ainsi quon le ferait au style direct, mais limparfaitet la troisime
personne, comme si le personnage parlait ou pensait parlentremise
de lauteur, sans que pour autant cette dpendance soit mar-que par
un verbe dclaratif selon la technique du style indirect ( il
[se]dit que , par exemple). Le style indirect libre est
classiquement ana-lys en termes de polyphonie nonciative ce qui
suppose que le narra-teur, tout en gardant la parole, donne voix
ses personnages enfusionnant partiellement leur discours avec le
sien. Mais les choses sontloin dtre aussi simples. En ralit,
lorsque la narration emprunte unpersonnage ses propres mots, elle
se les incorpore pour mieux se confondreavec lui : elle ne donne
pas au personnage le droit la parole commeelle le ferait en
recourant au style direct , mais elle annexe son langage ce qui est
tout autre chose que son discours pour se donner les moyensde
parler, de penser et, finalement, de se reprsenter sa place 9.
Dans le roman raliste la troisime personne, lauteur est ainsi
pr-sent la manire dun auctor absconditus, prsent par les mondes
quilcre et par les fictions quil montre, sans presque jamais se
dvoiler lui-mme. Cette trange prsence-absence permet de mesurer le
terribleporte--faux o se trouve, quil le veuille ou non, le
romancier. Dunct, ayant renonc parler en son nom propre et se
fixant pour tchede reprsenter le rel, il parat illustrer lhgmonie
de la nouvelle litt-rature reprsentative, et on pourrait en trouver
la confirmation dansson mpris dclar pour le lyrisme potique et
lloquence romantique cest particulirement net pour Stendhal et
Flaubert. De lautre, il nade cesse de vouloir imposer au lecteur
son regard singulier sur lemonde, sous couvert de ralisme, et de
dessiner en creux sa proprefigure : de ce point de vue, il est
clair que les chefs-duvre du ra-lisme, indpendamment de tout
jugement esthtique, sont ceux quiparviennent imposer le plus
puissamment la sensation et lide decette prsence auctoriale, et den
tracer les contours grce aux mat-riaux de la fiction.
9. Sur linterprtation du style indirect libre et le roman la
troisime personne, voirA. Rabatel, Une histoire du point de vue,
Metz, Publications de luniversit, 1997 ; S. Patron, LeNarrateur,
Paris, Armand Colin, coll. U , 2009 ; Ch. Reggiani, Le texte
romanesque : unlaboratoire des voix , in G. Philippe et J. Piat
(d.), La Langue littraire, Paris, Fayard, 2009,p. 121-154.
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22 Alain Vaillant
Style dauteur, 2010-2
SUBJECTIVATION ET FIGURE AUCTORIALE : LE STYLE
On ne peut penser la subjectivation sans la notion de style. Non
pasau sens gnral que lui donne Buffon dans son clbre aphorisme
lestyle, cest lhomme mme , o le style dsigne non seulement
lcriture(avec ses caractristiques propres) mais, de faon plus
gnrale, la manirede penser et dorganiser cette pense en texte : ce
compte, tout crivaina peu ou prou un style, puisque celui-ci se
confond avec les dispositionsidiosyncrasiques de son esprit. Dans
le cas prcis de la subjectivation lit-traire, il serait plus exact
de parler de style dauteur ; dans la mesureo lauteur sest incorpor
dans son uvre, lauctorialit se mesure nonpas tant par luvre
elle-mme mais par la cration dun style singulier etreconnaissable.
Ou plutt, luvre et le style sont unis par des liens indis-solubles
dimplication rciproque, que Hugo rsume en une phrase lapi-daire :
Tout homme qui crit crit un livre ; et ce livre, cest lui 10
:lcriture (et le style qui en dcoule) nexiste quen fonction du
livrequelle rend possible et, inversement, le livre ne se constitue
comme livre(cest--dire comme uvre) que grce la prsence auctoriale
avec lequelil se confond, sil veut accder la dignit littraire que,
dans cetteconception hugolienne, seule la subjectivation est
capable de confrer.Ou, pour le dire encore autrement : la cration
dun style est le but vri-table que vise un crivain, tant bien
entendu quil ny a pas de style sansuvre, et pas duvre sans
auteur.
Cest aussi trs exactement ce que Balzac qui me servira ici de
filrouge rpondait ceux (trs nombreux) qui lui reprochaient de ne
passavoir crire. Dune part, il faisait mieux quavoir un style, il
ralisait uneuvre ; dautre part, il avait bien un style, puisquil
faisait une uvre. Eneffet, dans la mesure o le premier effet de la
subjectivation est de fairedeviner une subjectivit latente dans
lpaisseur de luvre, la reconnais-sance de cette auctorialit va de
pair avec celle de luvre elle-mmecomme fait artistique. Les marques
textuelles de cette prsence ne per-mettent pas seulement de reprer
une criture singulire celle, parexemple, que recherche le
stylisticien en isolant les stylmes dun crivain ,mais les indices
dun projet auctorial, dune intention duvre dont letexte serait
lactualisation. Plutt que de style dauteur , je parleraidsormais de
figure auctoriale pour dsigner lensemble structur de cesmarques
textuelles une figure dont, pour reprendre la
terminologieanglo-saxonne, luvre serait le vhicule (vehicle) et
lauteur la teneur(tenure).
Aborde de la faon la plus concrte, la figure auctoriale se
manifestedabord au lecteur par un effet de signature comme Barthes
parle dun
10. Hugo, Prambule de ldition des uvres compltes dite ne
varietur, cot daprsuvres compltes, vol. Politique, Paris, Robert
Laffont, coll. Bouquins , 1985, p. 1081.
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Modernit, subjectivation littraire et figure auctoriale 23
Romantisme no 148
effet de rel : grce lui, lauteur signe ainsi son uvre par
avanceet cette signature incluse dans le texte est dautant plus
importante quecelui-ci napparat plus comme un discours. Cet effet
de signature adailleurs trs vite entran, de la part des critiques,
le soupon de mysti-fication ou de trucage, conu lencontre duvres
quon rduit alors pol-miquement lexhibition de cette signature
formelle. Quil sagisse desbrusques contrastes rythmiques,
syntaxiques ou lexicaux de Hugo, delexcs descriptif de Balzac, de
lobscnit impassiblement versifie deBaudelaire, de lhermtisme
systmatis de Mallarm, laccusation visealors ramener la potique
complexe de luvre une sorte de redouble-ment caricatural et
tautologique de la signature : on le voit, le procs
enmystification, dont on peut suivre chronologiquement la naissance
et ledveloppement au XIXe sicle, est la consquence directe du
processus desubjectivation littraire.
Pourtant, cette signature ne se limite videmment pas un
seulprocd, uniformment rpt, mais une pluralit de
manifestationstextuelles mme si, il est vrai, lune dentre elles
peut jouer une fonc-tion de signalement. Elle se confond encore
moins (mme sil peut yavoir des recoupements ponctuels) avec des
interventions explicites (ou intrusions de lauteur). Au contraire,
le processus de subjectivation,qui repose sur la dissmination
textuelle de la prsence auctoriale,saccompagne logiquement de la
disparition progressive de ces formesrsiduelles de la
littrature-discours , qui persistent faire entendre unnonciateur
prsent dans son propre texte et qui risquent de limiter le
jeauctorial, impliquant un rapport potique luvre, un je
banalementbavard et interrupteur. Mme si le style balzacien se
signale dabord parson apparence trs rhtorique et par la prsence dun
nonciateur encom-brant que dsignent de trs nombreux indices
dictiques, la figure aucto-riale ne se rsume pas ce personnage
abondamment scnographi 11 demagister et de philosophe, mais repose
au contraire sur lopposition signi-ficative et structurelle des
deux figures antithtiques qui reprsententlauteur Balzac
respectivement en pote (ou philosophe) hermneute eten ironiste
blagueur et qui reproduisent sur le plan auctorial
lintricationproblmatique de la spculation thorique et de la fiction
raliste, inscriteau cur mme du projet de La Comdie humaine.
Si elle ne se rduit pas un simple effet stylistique, la figure
auctorialedoit en effet suggrer une double relation dhomologie.
Dune part, elleest un fait dcriture complexe qui concentre et, en
les concentrant, sym-bolise les structures formelles de luvre.
Ainsi, chez Balzac, la tensionstylistique qui est immdiatement
reprable reproduit sur le plan de
11. Sur la scnographie balzacienne, voir J.-L. Diaz, Lcrivain
imaginaire, Paris, Cham-pion, 2007.
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24 Alain Vaillant
Style dauteur, 2010-2
lcriture la dualit fondamentale que rvlent la fois le processus
gn-tique et larchitecture finale de luvre, partage entre les Contes
drolatiqueset La Comdie humaine, et concrtise, lintrieur mme de la
Comdie,par le presque diptyque que forment le ralisme analytique
des tudes demurs et le systme explicatif vise synthtique, propos
par les tudesphilosophiques et les tudes analytiques. Dautre part,
cette architectureformelle, exhibe par la figure auctoriale, donne
aussi voir la vision dumonde que luvre projette sur le plan des
ralits artistiques. Ce trianglenotionnel que constituent le style
(ou la manire ), luvre (entenduecomme uvre individuelle ou au sens
unitaire duvre globale delauteur) et la vision du monde est la base
de toute stylistique un peuconsquente (par exemple celle de Leo
Spitzer), comme elle inspire lesentreprises critiques de la
philologie allemande et, aussi bien, la sociocri-tique telle que
pratique par Claude Duchet. Pour Balzac, il est parexemple vident
que son esthtique littraire du mixte est parfaitementconforme ses
conceptions ontologiques, sociologiques et psychologiquesdont elle
est la transfiguration artistique.
Mais il est une quatrime caractristique de la figure auctoriale
qui, aumoins autant que les prcdentes, doit tre prise en compte.
Puisquefigure de lauteur il y a, elle doit aussi symboliser son
tre-auteur, cest--dire, en tout premier lieu, le mode de relation
que lcrivain tablit avecle systme littraire, compte tenu des
contraintes communicationnellesqui dcoule du contexte historique.
On vient de voir que laprs-Rvolu-tion est le thtre dune
transformation radicale du systme littraire,caractrise par la
double mergence du march public de la littrature etde la culture
mdiatique ; toutes les figures auctoriales du XIXe sicle
per-mettent dinscrire dans les textes donc de signifier leurs
lecteurs lamanire dont chaque auteur entend sadapter cette nouvelle
configura-tion culturelle pour parvenir faire uvre. Revenons une
dernire fois Balzac. Indiffremment philosophe et pote par vocation
(selon les deuxmodles concurrents de la Restauration), Balzac
devient crivain profes-sionnel et journaliste succs, au moment mme
o la littrature entredans lre mdiatique. Son choix artistique a
donc fondamentalementconsist subvertir lcriture journalistique de
lintrieur, en la soumet-tant sa propre stratgie dauteur. Balzac,
comme romancier, est ainsiamen inventer une criture originale, qui
rsulte de lunion originaledes deux rgimes littraires de lpoque, le
potico-philosophique et lejournalistique donc fondre ensemble les
ressources de la posie et dujournalisme pour inventer un ralisme
potico-comique dune nouveautabsolue. On comprend alors sans peine
les jugements des contemporainssur le mauvais style de Balzac, qui
nest rien dautre que la stupeurproduite, chez des lecteurs habitus
aux contraintes stylistiques de laprose, par la transgression
gnrique luvre en toute phrase de La
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Modernit, subjectivation littraire et figure auctoriale 25
Romantisme no 148
Comdie humaine et qui dsigne formellement le lieu singulier o
Bal-zac a choisi de camper, dans le systme littraire de la
monarchie deJuillet et o, de surcrot, la figure auctoriale lui sert
marquer sa prsencetextuelle.
Signature stylistique, double homologie avec luvre et le
mondereprsent par luvre, indexation de la relation entre lcrivain
et le sys-tme littraire, tels sont donc les quatre traits
dfinitionnels de la figureauctoriale. Mais je ne peux achever cette
premire esquisse dune potiquede la subjectivation littraire sans
rappeler deux donnes historiques capi-tales. Dune part, la
subjectivation, dont jai dit quelle se confondaitprogressivement
avec le processus de littrarisation, ne concerne directe-ment que
le canon littraire, que les auteurs qui, prcisment parce quilsont
accept cette logique de singularisation textuelle, ont t dots de
laplus forte lgitimit ; en revanche, cette potique auctoriale ne
vaut paspour la masse (trs majoritaire) dune production
journalistique ousrielle qui mrite dtre autant considre par
lhistoire littraire. Dautrepart, la subjectivation (avec les
phnomnes qui lui sont corrls : lindi-rection, limplicitation et la
concentration de lcriture) est apparue dansun contexte de
communication trs particulier : la mutation du systmelittraire lie
au passage de la littrature-discours la littrature-texte.Aussi,
quelles que soient nos prfrences ou nos habitudes de lecture
(lesunes allant avec les autres), faut-il nous garder absolument du
pige delillusion essentialiste qui consisterait croire, par
exemple, quelle nousoffre, par nature, le meilleur de la
littrature.
Universit Paris-Ouest (Nanterre-La Dfense)
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