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> Tome 1 : La raison et le réel Cours-PH00 19 © Cned – Académie en ligne
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Al7ph00tepa0108 Cours Tome1

Jan 02, 2016

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Yan Oberkampf
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> Tome 1 : La raison et le réel

Cours-PH00 19

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> Introduction à l’examen du programme : les sens ne sont-ils passuffisants pour nous fournir toutes nos connaissances ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

> La recherche de la vérité n’a-t-elle de sens que dans le domaine de la connaissance théorique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

> Notre rapport au monde peut-il n’être que technique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63

> L’expérience est-elle un guide suffisant ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

> L’art et le beau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

> La foi religieuse est-elle sans raison ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137

> Notre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ? . . . . . . . . . 153

> La conscience de soi permet-elle une connaissance de soi ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159

> Le temps n’est-il qu’une dimension de l’existence ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163

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Les sens ne sont-ils pas suffisants pour nous fournir toutes nos connaissances ?

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Cette première leçon, qui sert d’introduction à votre cours, porte sur un sujet très important pour la philosophie, dans la mesure où, comme il est dit dans la présentation, la philosophie est fondamentalement soucieuse du réel, de ce qui est vraiment réel (« réellement réel », dit Platon), et que ce qui la caractérise, à la différence des diverses disciplines et pratiques qui s’efforcent, chacune à sa manière, d’atteindre le réel, de constituer un rapport propre au réel, c’est que ce n’est pas directement le réel, qui est l’objet de sa réflexion mais notre rapport au réel, la diversité de ses formes et ses fondements.

Cette leçon aborde notamment les notions suivantes du programme :Le sujet. La conscience. La perception. L’inconscient. Autrui. La culture. Le langage.La technique. La religion. La raison et le réel. Théorie et expérience. La démonstration.La matière et l’esprit. La politique. La société. La justice et le droit. La morale. La liberté.La morale. Le bonheur.

Repères : absolu/relatif ; en acte/en puissance ; contingent/nécessaire/possible ; croire/savoir ; en fait/en droit ; légal/légitime ; objectif/subjectif ; obligation/contrainte ; origine/fondement ; universel/général/particulier/singulier.

Nous avons mis en tête des parties de la leçon et de certains paragraphes des titres et des numéros, comme on le fait en général dans une leçon, dans le but de faciliter votre lecture en rendant plus manifeste la construction du devoir et l’ordre des idées (de leur exposition et de leur discussion). Nous les avons mis entre crochets, dans la mesure où nous souhaitions que cette leçon puisse constituer aussi un exemple possible de dissertation ; or, dans une dissertation, il ne faut pas mettre de titre, car la réflexion que l’on mène doit être continue et enchaînée : les « transitions » sont les moments où l’on explicite le passage d’une idée à une autre, d’un point de vue à un autre, c’est-à-dire ce qui correspond en général à un nouveau titre dans un article ou un traité. N’oubliez donc pas que, dans vos propres copies, y compris le jour du baccalauréat, vous ne devez pas utiliser ce procédé typographique du titre ou des numéros, qui n’est ici qu’une aide pédagogique et est destiné à favoriser et à soutenir votre attention. Quand vous avez un texte à rédiger, il faut le faire de telle manière que les paragraphes ou phrases de transition, ainsi que les termes et locutions de liaison (« en effet », « par exemple », « mais », « cependant », « en dépit de ce que nous venons de voir », etc.), indiquent suffisamment clairement la suite logique et l’enchaînement de vos idées et de votre analyse ; il n’y a pas à craindre, en général, de faire trop lourd sur ce point.

De même, nous avons ajouté au texte ci-dessous quelques explications en note, parce qu’il ne s’agit pas ici seulement de montrer comment pouvait être traité le sujet proposé, mais de vous instruire comme dans un cours. Cependant, dans vos propres copies, notamment le jour du baccalauréat, il faut éviter d’ajouter des notes à votre texte (sauf pour corriger brièvement une imperfection que vous remarquez dans votre rédaction au moment de l’ultime relecture).

En sorte de faciliter votre lecture et de vous aider à prendre une vue d’ensemble de la leçon, nous avons également mis certaines parties du texte en gras dans la mesure où elles expriment l’idée générale de la partie ou du paragraphe, comme c’est le cas dans les conclusions partielles que constituent notamment les transitions.

Enfin deux notes (notes 3 et 27) ont pour but de vous aider à saisir le mouvement et la construction d’ensemble de la pensée au cours de la leçon. Elles n’ajoutent rien au texte mais cherchent à montrer comment il est construit et pourquoi. Ces deux notes ont une grande importance pour vous faire apparaître en quoi cette leçon peut vous montrer concrètement ce que c’est qu’une dissertation et ce qu’il faut essayer de faire, vous-mêmes, quand il vous faut en rédiger.

[Introduction] Les sens semblent être la fonction de notre rapport au monde et à nous-même la plus simple, la plus précoce, la plus universelle : outre que nous semblons la partager avec tous les animaux, elle est présente au moins dès la naissance ; avant même que le nouveau-né ne puisse se déplacer et entreprendre la moindre exploration, il est en relation avec le monde et avec lui-même par la sensation ; du fait de la sensation, il n’est jamais sans rien savoir de la réalité. On peut dire, de façon simplifiée, que grâce à elle le monde paraît se donner de lui-même à nous, se présenter lui-même à nous, voire se rendre présent lui-même en nous, sans que nous n’ayons rien à faire, à la différence des situations où nous nous efforçons de prendre connaissance de lui scientifiquement, d’agir de façon maîtrisée et technique sur lui, ou même seulement de nous déplacer et d’aller au devant de lui pour l’explorer ou enquêter : c’est ce qui permet de caractériser la sensibilité comme réceptivité et passivité pures. Les sens semblent ainsi nous fournir des connaissances de la façon la plus simple, la plus naturelle, la plus ancienne, la plus constante ; mais toutes nos connaissances nous sont-elles fournies par les sens ou bien certaines ne semblent-elles pas venir d’autres sources (la tradition et

es sens ne sont-ils pas suffisants pour nous fournir toutes nos connaissances ?

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l’instruction, la réflexion, le raisonnement, le calcul, etc.) ? Et, même dans les connaissances qui nous viennent par les sens, tout nous vient-il des sens et par les sens, ou bien faut-il reconnaître que ce qui vient proprement des sens et par les sens doit être élaboré ou rendu possible ou accessible par une autre fonction de l’esprit (comme ce que l’on appelle la raison, l’entendement, l’intelligence, ce qui semble être le cas de façon évidente quand il s’agit des élaborations scientifiques), voire une autre fonction vitale comme la capacité du déplacement volontaire et réglé (comme c’est visible dans les conduites d’exploration, d’enquête, de découverte : même si l’on accepte, par hypothèse et provisoirement, que la connaissance qu’on y acquiert soit le fruit de l’expérience sensible, il a fallu, dans ce cas, aller chercher cette expérience sensible, elle n’est acquise, par nature ici, qu’au terme d’une exploration et d’une recherche, qui ont dû avoir leurs propres principes d’organisation et où la sensibilité perceptive et réceptive n’est pas tout).

Pour se demander si les sens ne sont pas suffisants pour nous fournir toutes nos connaissances, il faut d’abord apercevoir dans quelle mesure et de quelle manière ils nous fournissent des connaissances et quelle est la nature des connaissances qu’ils nous fournissent ; ensuite, il faut examiner si d’autres sortes de connaissances n’échappent pas par principe à toute possibilité d’expérience par les sens, relevant ainsi d’autres fonctions de l’esprit (une « raison pure », un « entendement pur ») ; si c’était le cas, les sens ne nous fourniraient pas toutes nos connaissances. Mais, même si ce n’était pas le cas (dans le cas où aucune connaissance véritable ne paraîtrait pouvoir être fournie par la raison ou l’entendement seuls), il faudrait encore examiner si les sens seuls en sont capables, ou bien si toute connaissance, lors même qu’elle exige un rapport à une réalité que seuls les sens rendent possible, n’exige pas aussi de mettre en œuvre des fonctions rationnelles (relevant de la raison) ou intellectuelles (relevant de l’entendement).

[I - Élaboration du problème - Détermination du sens de la question et de ses termes tels qu’ils rendent le problème possible et significatif, et élimination de ceux qui ne correspondraient pas à un problème philo-sophique, c’est-à-dire tel que l’on puisse le traiter par argumentation fondée sur l’analyse des notions, mais, par exemple à une question de fait].

[1 - Diversité de fait des connaissances humaines et de leur origine]Si, d’une part, par « connaissances », nous entendons tout ce dont nous « avons connaissance » (et pas seulement connaissance objective et scientifique), tout ce dont nous avons un savoir quelconque, ce que nous n’ignorons pas (comme on dit : « avoir connaissance de… » ou « avoir eu connaissance de… », pour signifier qu’on en a peut-être seulement entendu parler, ou qu’on l’a vu représenté), quels que soient le mode, la nature, la qualité, la sûreté de cette connaissance (indépendamment de son degré de vérité) ; et si, d’autre part, par « sens » (ou « sensibilité »), nous entendons la fonction de notre esprit qui nous met en présence et en relation directe et sans intermédiaire avec les réalités du monde, nous les fait constater et enregistrer passivement, sans rien y ajouter, sans rien y mettre de nous-même (de notre subjectivité), c’est-à-dire, peut-on par conséquent espérer, selon leur objectivité, alors, il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de choses dont nous pouvons prendre connaissance autrement qu’en les observant et en en faisant l’expérience par les sens, mais du fait qu’on nous en parle, qu’on nous les apprend par le discours, les signes, les représentations ou bien du fait que nous vivons à leur contact, au milieu d’elles.

[a] D’abord, en effet, il y a beaucoup de choses dont nous pouvons prendre connaissance autrement qu’en en faisant l’expérience par les sens, mais du fait qu’on nous en parle ou qu’on nous les représente. C’est une connaissance « par ouï-dire », connais-sance par opinion, par croyance, par représentation et imagination, fondée sur la simple réception de ce qu’affirme ou que nous représente un autre. C’est nécessairement le cas quand il s’agit de connaître tout ce à quoi nous n’avons pu être présents, parce que c’est passé, ou loin de nous dans l’espace, ou, de façon générale, inaccessible dans notre situation actuelle1. Cela correspond plus généralement à tout ce qui s’acquiert notamment dans la culture, l’éducation, l’enseignement, la conversation. Ces situations fondamentales caractéristiques de la condition humaine de l’homme (culture, éducation, enseignement, conver-sation) ont pour fonction générale précisément de le dispenser d’un contact direct, d’une expérience sensible avec quantités

1. Cf. Leibniz (Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, ch.2, édition Garnier Flammarion n° 582, p. 293) : « L’opinion, fondée dans le vraisemblable, mérite peut-être aussi le nom de connaissance ; autrement presque toute connaissance historique et beaucoup d’autres tomberont. » Dans cette leçon, nous nous réfèrerons souvent à ce texte de Leibniz, que nous noterons en abrégé : Nouveaux Essais. La langue de ce texte est un peu ancienne (il a été rédigé au début du XVIIIe siècle, autour de 1703, et fut publié pour la première fois en 1765, longtemps après que Leibniz, né en 1646, fut décédé, en 1716) et difficile à comprendre parfois ; mais il peut être très utile de le lire vous-même, même si vous ne comprenez pas tout, et, au moins d’aller voir les passages dont la référence est donnée dans cette leçon. Les Nouveaux essais sur l’entendement humain sont organisés, après une préface qui synthétise l’en-semble, comme un dialogue entre deux personnages : Théophile et Philalèthe. Théophile représente Leibniz lui-même, Philalèthe, le philosophe anglais John Locke, qui avait publié en 1690 un ouvrage intitulé Essai sur l’entendement humain, auquel celui de Leibniz est une réponse directe. Locke défendait l’idée que toutes nos connaissances viennent de l’expérience (ce pourquoi on appelle sa philosophie un « empirisme »), que ce soit l’expérience des objets sensibles extérieurs (au moyen des sens), ou l’expérience intérieure des opérations de notre esprit (au moyen de ce qu’on peut appeler la « réflexion », qui est une sorte de « sens intérieur »). Leibniz, dans ses Nouveaux essais, pose contre Locke la question de savoir « si toutes les vérités dépendent de l’expérience, c’est-à-dire de l’induction et des exemples, ou s’il y en a qui ont encore un autre fondement. » Or, dit-il, « les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes » (préface, p. 34).

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de choses, dont il acquiert ainsi la connaissance plus rapidement que ceux qui en ont fait l’expérience directe et originale. « Enseigner », qui vient du latin « insignire » ou « insignare », signifie étymologiquement « faire apprendre, instruire par des signes », c’est-à-dire par des représentations, qui remplacent les réalités mêmes dont on instruit et leur expérience directe, et qui sont d’abord des signes langagiers (mots, concepts, énoncés, récits, discours, etc.), mais aussi des représentations graphi-ques (dessins, croquis, schémas, photographies, films, simulations informatiques, etc.). La plupart des choses dont nous avons connaissance, ce n’est pas pour en avoir fait directement et originairement l’expérience par les sens que nous les connaissons, c’est par culture, éducation, enseignement, lecture, conversation2. Nous apprenons beaucoup et vite, dans l’éducation, grâce à un enseignement verbal et discursif (sous forme de discours), et, même si c’est un thème venu du fond des âges que celui de la critique qui apprend à se méfier d’un enseignement qui ne rencontrerait pas assez les choses elles-mêmes, force est d’observer que la condition humaine, qui rend urgentes et parfois vitales l’action et la décision en connaissance de cause, rend impossible de tout apprendre par l’expérience sensible et directe des choses et des situations ; ce serait trop lent et trop long. Même si l’on ne considère que la fonction vitale de l’éducation (rendre possible la survie de l’homme dans son milieu propre), et bien que l’éducation humaine soit beaucoup plus longue, même quand elle est rudimentaire, que celle des animaux, elle ne peut se dispenser de faire acquérir beaucoup de connaissances autrement que par l’expérience directe.

[b] D’autre part, en dehors des connaissances qui nous viennent de l’expérience sensible, ce n’est pas seulement par la parole et le discours reçus et échangés, que nous apprenons beaucoup de ce qui est le plus immédiatement utile et important dans notre vie ; c’est par le contact, la participation, l’immersion, que nous acquérons beaucoup de nos connaissances les plus fondamentales (et dont nous n’avons pas toujours une conscience claire) notamment dans notre formation première. Tout ce qui touche aux comportements les plus caractéristiques de l’homme comme tel (sa manière de manger, d’habiter, d’aimer, de se comporter généralement avec les autres, etc.), à la mesure de l’importance de la dimension humaine et sociale de son existence, est acquis sur un mode qui ne peut se confondre avec aucun usage du langage ni de l’expérience sensible d’un objet (même si les deux peuvent intervenir) : tout cela s’acquiert en existant au contact des autres, en participant à une communauté, par l’affectivité (amour, crainte, espoir, hostilité), par imitation, par imprégnation (immersion dans le milieu). Le simple fait de vivre avec d’autres, à leur contact, en les imitant (y compris de la façon la plus inconsciente), en aimant tel ou tel et en n’aimant pas tel autre, en aimant ceci et en fuyant cela, nous apprend quantité de choses, constitue un savoir, un savoir-faire, un savoir-vivre, concernant notamment les réalités les plus proprement humaines ; sauf exception et tardivement (chez les sociologues, les ethnologues, les anthropologues, voire les philosophes), la connaissance de tout cela ne s’acquiert ni par le récit ou le discours, ni par l’observation et l’expérience, ou du moins pas seulement ni principalement : il y a un mode particulier d’apprentissage de ces choses-là, qui est la participation, la vie au contact, l’imitation, l’affect.

On pourrait dire que, dans cette mesure, les sens, comme fonction de l’esprit qui nous met en relation directe avec les réalités du monde considérées comme des objets déterminés et délimités, ne sont, de fait, pas suffisants pour nous fournir toutes nos connaissances, dans les circonstances les plus générales de la condition humaine. Dans cette mesure, c’est-à-dire dans la mesure où, dans cette réponse à notre problème, nous prenons le terme « connaissance » au sens large (qui n’implique pas nécessairement un rapport avec la vérité, ou, pour le dire autrement, qui suppose des degrés de connaissance, des degrés de vérité), et où, en revanche, nous comprenons les « sens » de façon déter-minée en les limitant à leur usage comme fonction de l’esprit dans son rapport objectif à la réalité3.

Dans cette compréhension de la sensibilité, nous mettons notamment entre parenthèse les sens comme simple moyen de per-cevoir des signes ayant une signification indépendamment de toute perspective de vérité -comme quand on dit « bonjour » ou « allons-y » -, aussi bien que comme forme de relation au milieu humain et matériel où l’on vit, qui ne sépare pas affectivité (plaisir ou déplaisir, amour ou d’hostilité, etc.) et connaissance (or on peut parler communément de « plaisir des sens », et le mot « sensibilité » renvoie au moins autant au pouvoir de recevoir des affects et des sentiments qu’à celui de percevoir des objets et des informations). La suite de notre développement, comme dans une dissertation, va se fonder sur cette première détermination des termes en l’explicitant et en l’analysant (ce qui fait échapper au reproche d’avoir pris un sens particulier et arbitraire, trop étroit ou trop large, dont, en tout cas, la justification ne serait pas suffisamment clarifiée) et en la faisant évoluer : il s’agit de chercher parmi les significations et déterminations possibles de ces termes, celles qui font de notre question de départ un vrai problème. C’est

2. Voyez ce que dit Leibniz (Nouveaux essais, IV, ch.1, p. 281) pour illustrer l’idée de la connaissance prise en un sens large, qui correspond alors à toutes les représentations et idées que nous avons dans l’esprit, indépendamment de leur valeur de vérité : « Et l’on peut dire que celui qui aura vu attentivement plus de portraits de plantes et d’animaux, plus de figures de machines, plus de descriptions ou de représentations de maisons et de forteresses, qui aura lu plus de romans ingénieux, entendu plus de narrations curieuses, celui-là, dis-je, aura plus de connaissances qu’un autre, quand il n’y aurait pas un mot de vérité en tout ce qu’on lui a dépeint ou raconté ; car l’usage qu’il a de se représenter dans l’esprit beaucoup de conceptions ou d’idées expresses et actuelles le rend plus propre à concevoir ce qu’on lui propose, et il est sûr qu’il sera plus instruit, plus rompu et plus capable qu’un autre, qui n’a rien vu ni lu ni entendu, pourvu que dans ces histoires et représentations il ne prenne point pour vrai ce qui n’est point, et que ces impressions ne l’empêchent point d’ailleurs de discerner le réel de l’imaginaire, ou l’existant du possible ». Prise au sens large, la connaissance comprend des degrés et c’est ainsi que la simple opinion peut mériter d’être appelée connaissance, surtout dans les domaines où la connaissance ne peut faire mieux.

3. Voir encadré pages 21 et 22.

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cela « poser le problème » : faire apparaître ce qui fait difficulté dans la question que l’on traite ; et l’on voit alors que poser le problème doit certes commencer à se faire dès les premiers mots (l’introduction), mais que le traitement tout entier du sujet revient à approfondir cette position et cette compréhension du problème.La suite immédiate de l’analyse (transition) reconnaît comme une objection le caractère étroit de la première compréhension de la sensibilité, qui conduisait à la refuser à la connaissance par signes (culture, éducation) et à la connaissance par contact et expérience vécue. C’est ce qui va conduire (paradoxalement, en un sens) à reconnaître qu’il faut se tourner, revanche, vers un sens plus « étroit », plus déterminé, de la connaissance : la connaissance comme connaissance de la vérité, connaissance vraie (d’un haut degré de vérité et d’objectivité). Ce qui pose un problème intéressant et réellement difficile (pas une simple question dont la réponse soit évidente), c’est de se demander si toutes nos connaissances objectives, sont susceptibles de nous être fournies par les sens, c’est-à-dire par un certain usage des sens, un usage qui soit donc susceptible d’être objectif par lui-même. S’il s’agit non pas de connaissances objectives mais de n’importe quel contenu de pensée que nous prenons sans assurance pour une connaissance, la question n’a pas d’inté-rêt, et correspond seulement à une évidence du point de vue de la psychologie de la croyance et de l’adhésion : bien sûr que les sens nous fournissent autre chose que des connaissances mais d’abord et surtout des représentations subjectives, affectives ou imprégnées d’affectivité, qui correspondent, du point de vue de la connaissance, à des connaissances incertaines et peu objec-tives voire de complètes illusions. D’autre part, il ne s’agit pas non plus de faire semblant de s’interroger, comme si c’était un problème, sur n’importe quel usage de nos sens (puisque les sens produisent en nous plein d’états affectifs, de représentations subjectives, voire d’illusions, cela ne fait ni mystère ni problèmes, qui ne constituent pas des connaissances fiables, cela ne fait pas l’objet d’une discussion possible, c’est un fait de la psychologie la plus banale), mais sur un certain usage des sens qui soit susceptible d’être objectif par lui-même. Le problème est donc de savoir s’il existe un certain usage des sens qui soit susceptible, à lui seul, de nous fournir toutes nos connaissances objectives. A lui seul, ou bien faut-il toujours supposer l’usage d’une autre fonction de l’esprit (comme l’intellect, la raison), qui ne doive rien à la sensibilité et qui s’y ajoute nécessairement pour former une connaissance objective à partir des éléments qu’elle fournit ?

[2 - En quel sens faut-il prendre « connaissance » et « sens » pour faire apparaître le problème ?][Transition] Mais, même quand nous apprenons quelque chose parce que nous en entendons parler, que nous en lisons l’annonce ou que nous en voyons une représentation graphique, sans avoir une expérience sensible de la chose en question, on peut remarquer que c’est encore par le canal des sens (l’ouïe, la vue) que nous en prenons connaissance. De même, s’il est vrai que l’apprentissage par immersion dans un milieu ne peut être réduit à une simple opération de constatation par laquelle une expérience sensible instruit, on peut noter cependant que la sensibilité comme ouverture et réceptivité est bien, dans ce cas encore, le moyen, le canal, la condition de possibilité. On peut donc dire, dans cette mesure, que toute connaissance, dans les trois sortes de situations que nous venons d’évoquer, vient bien des sens, passe bien par les sens, est bien ainsi toujours fournie par les sens.

Cependant, même si ces trois manières de « prendre connaissance » relèvent, chacune à leur manière, des sens, la différence entre elles n’en est cependant pas moins importante, voire décisive, du point de vue de la connais-sance, de la valeur de la connaissance comme connaissance (ce qu’on peut appeler la valeur « épistémologique » de la connaissance). Or, quand on se pose la question de savoir si nos sens ne suffisent pas à nous fournir toutes nos connaissances, il ne s’agit pas d’une question de psychologie, d’ethnologie, d’anthropologie, c’est-à-dire d’une question de fait (la recherche de l’origine de toutes nos connaissances, quelles que soient leur nature et leur valeur comme connaissances), mais (malgré une certaine apparence objective et factuelle de la question) c’est une question qui engage un jugement de valeur : il s’agit de savoir si les sens peuvent être à la source de toutes les connaissances qui soient de vraies connaissances, des connaissances qui aient une valeur objective.4 Il s’agit donc de comprendre d’abord au moins ce qui peut justifier la possibilité d’une telle confiance, d’un tel espoir dans les sens.

[a] Or, d’abord, pour ce qui est des connaissances qui s’acquièrent par contact, immersion, participation à une commu-nauté humaine, et qui, en ce sens, viennent bien d’une « expérience » (expérience vécue), elles valent et cherchent

4. Dans le passage de Leibniz, qui a été cité dans la note 2 (Nouveaux essais, IV, ch.1, p. 281), on a vu que la possibilité de parler de « connaissance » au sens large à propos de toute représentation présente dans notre esprit, quelle que soit son origine, était liée au fait que l’on mettait entre parenthèses sa valeur de vérité. Peut être considéré comme connaissance tout ce qui cultive l’esprit : cela exerce sa faculté de faire des distinctions et des liaisons entre les choses, entre les représentations des choses, à former la représentation de nouvelles choses, et de la sorte cela prépare à connaître le réel, cette fois-ci au « sens étroit », c’est-à-dire de la « connaissance de la vérité » (p. 314). Leibniz précise : même la lecture de « romans ingénieux » (c’est-à-dire inventifs, où l’imagination se donne libre cours) est instructive de ce point de vue, quand bien même « il n’y aurait pas un mot de vérité en tout ce qu’on lui a dépeint ou raconté ». Cependant, songeant à la possibilité que la lecture parfois ne brouille l’esprit (ce qui arrive à Don Quichotte, par exemple), il pose cette limitation : « pourvu que dans ces histoires et représentations il ne prenne point pour vrai ce qui n’est point, et que ces impressions ne l’empêchent point d’ailleurs de discerner le réel de l’imaginaire, ou l’existant du possible ». Cela marque bien que, même s’il est possible de considérer comme des connaissances des contenus de pensée indépendamment de leur valeur objective et de vérité, notamment parce qu’il y a des degrés de vérité et une infinité de manières d’exprimer la vérité de façon plus ou moins objective ou métaphorique, cependant c’est bien la vérité qui demeure la norme de la connaissance. Ainsi, après avoir caractérisé la possibilité et la nature de la connaissance au sens large, qui permet de considérer que la connaissance a des degrés, Leibniz passe au sens plus étroit, qui est la « connaissance de la vérité », pour avancer dans l’examen de la question de savoir si toutes nos connaissances viennent des sens.

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à valoir d’abord du point de vue de leur capacité à favoriser contact, immersion, participation, voire peut-être fusion. Ce sont des connaissances qui ne cherchent pas avant tout l’objectivité (au sens scientifique, c’est-à-dire universelle, vérifiable, valable pour tous et pas seulement pour moi). Elles visent, en revanche, directement le savoir-faire et le savoir-vivre, le façonnage du lien humain et social dans toutes ses dimensions, au premier rang desquelles l’affectivité : l’illusion, la subjectivité sous toutes ses formes, la confusion de l’objet et du sujet, loin qu’elles y soient des obstacles comme dans la connaissance à visée objective, sont souvent la matière même et l’instrument le plus efficace de son développement. La distinction et la distance entre le sujet de la connaissance et l’objet de la connaissance, qui est au fondement de l’idée même de subjectivité et d’objectivité, n’est pas une valeur comme dans la connaissance objective5. Si l’on peut à bon droit parler de « connaissances » à leur égard, ce n’est, cependant, par principe, pas du point de vue de la vérité objective, qu’elles cherchent à se construire et qu’elles peuvent être jugées conformément à leur nature. Ce ne sont pas de telles connaissances (au demeurant fondamentales et indispensables au devenir humain et à la vie sociale) qui, bien que la sensibilité y ait une grande importance et qu’elles correspondent à l’expérience au sens premier6, peuvent poser problème, quand on se demande si nos sens sont suffisants pour nous fournir toutes nos connaissances, c’est-à-dire, faut-il entendre, des connaissances ayant une valeur objective, des connaissances fiables.

[b] En revanche, les connaissances qui sont acquises de façon essentiellement langagière (« par ouï-dire », du fait qu’on en a entendu parler, dans la conversation, les récits, les discours, les livres, les représentations, les leçons, voire l’enseigne-ment d’un homme réellement savant) comme l’ensemble des connaissances transmises dans l’éducation et la culture, ont bien une prétention à l’objectivité dans leur principe : l’intérêt que présentent l’éducation et la culture pour acquérir des connaissances dont l’acquisition serait beaucoup plus longue si on devait en faire soi-même l’expérience personnelle, dépend de façon décisive du fait qu’elles soient valides et objectives. Ce qui fait que le discours (indépendamment des illustrations et des représentations imagées dont il peut s’accompagner et s’aider), dans la transmission culturelle, l’éducation, l’enseignement, a une valeur instructive (fournit des connaissances), c’est que le discours est un pouvoir de décrire, d’analyser, de comparer, de relier et de distinguer : en français, « distinguer » signifie fort bien, à la fois, séparer par l’analyse une chose de ce qui n’est pas elle et, apercevoir cette chose elle-même. Le logos (pour employer le terme grec, qui signifie à la fois « parole, discours, récit, langage, raison, calcul ») est un moyen de faire voir, de faire distinguer, non pas seulement de dispenser de voir les choses elles-mêmes en en parlant. Je ne vois une rose ou un œillet, un bouleau ou un érable, que grâce au discours qui m’apprend les différences entre ce que l’on nomme « rose » ou « œillet » et les autres, ce que l’on nomme « bouleau » ou « érable » et les autres ; sinon je vois une fleur, un arbre, mais ni une rose ni un œillet, ni un bouleau ni un érable. Le discours de la culture et de l’enseignement n’est pas seulement moins long et lent que l’expérience directe des choses et du monde où l’on est immergé, il est instructif dans la mesure où il fait distinguer ce qu’il fait voir. L’expérience donne à voir et à sentir ; mais le discours est susceptible d’apprendre à voir en faisant distinguer et en montrant ce qu’il y a à voir et à distinguer. Il est susceptible d’apporter distinction et précision. Il est susceptible de fournir une « encyclopédie », c’est-à-dire une représentation de l’ensemble des réalités dont on peut être instruit7. Une instruction qui, sur les choses fondamentales, ne serait pas encyclopédique en ce sens, serait lacunaire, arbitraire, sans ordre. Mais seule une éducation par le discours peut être encyclopédique, puisqu’il ne s’agit pas de passer d’une chose à une autre au hasard de l’expérience, mais de faire voir comment s’organise le tout (au moins le tout de ce qui est le plus important), comment toutes choses se différencient et s’ordonnent dans une représentation du tout. Ce mode culturel et éducatif d’acquisition des connaissances, discours reçu, lu, entendu, suppose bien sûr, l’usage des sens, mais pas le même que celui de l’expérience ; du point de vue de l’établissement ou de la garantie de la vérité et l’objectivité de ces connaissances, quelle est sa spécificité ? Est-il, de ce point de vue, un rival sérieux de l’usage

5. Si l’on considère la connaissance comme la relation d’un sujet à un objet, on peut dire qu’elle est objective quand ce sont les propriétés de l’objet qui déterminent de façon dominante le contenu de la connaissance, et qu’elle est subjective, quand ce sont les propriétés du sujet (sa « subjectivité », comme on dit précisément, c’est-à-dire ses goûts, ses désirs, ses intérêts, ses préférences, ses préjugés, etc.). On voit que la possibilité même de distinguer objectivité et subjectivité dépend de la représentation de la connaissance comme distinguant et séparant d’abord sujet et objet avant d’examiner leurs relations, qui deviennent alors un problème : le problème de la connaissance, qui est le problème de l’établissement de l’objectivité, de la domination de l’objet. C’est cette distinction entre objet et sujet qui est ignorée par principe (et non par mégarde) dans tous les domaines où il s’agit avant tout d’apprendre à vivre, à être, à aimer, à s’intégrer, à se fondre dans un milieu, à faire comme « ça se fait », de façon générale, à devenir soi-même ce que l’on connaît, comme ce que l’on connaît (le contraire même, en somme, de l’effet de mise à distance que produit la connaissance objective).

6. Au sens premier, « faire l’expérience » de quelque chose, c’est en faire l’épreuve (du grec : peiraô) entièrement (ce qu’indique le préfixe ex, en latin et en français), le parcourir de part en part, comme l’expert, dont on peut dire qu’il « est du milieu », qu’il y est « comme un poisson dans l’eau ». L’expérience est d’abord expérience vécue (contact, fusion, participation) avant de prendre le sens d’un contact réglé, contrôlé, dans une perspective de connaissance objective (comme dans la science et l’expérimentation modernes) ; elle se fonde sur la vie avant que de se fonder sur la vue.

7. Le mot « encyclopédie », signifie étymologiquement le cercle, l’organisation en un ensemble clos (egkukloς) de toutes les connaissances en vue de leur enseignement (paidéia).

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qui est fait des sens dans l’expérience de la présence des choses elles-mêmes et peut-il le remplacer de façon justifiée (comme cela a tendance à être le cas dans des cultures traditionnelles ou traditionalistes8) ?

Ces connaissances reçues nous viennent bien « par les sens et des sens », d’une certaine manière, mais ne sont pas fondées sur le témoignage des sens, témoignage personnel et direct de mes sens en relation immédiate avec les choses qu’il s’agit de connaître, mais sur le témoignage d’une tierce personne qui me rapporte, dans le meilleur des cas, son expérience ; mais, quelquefois aussi, il ne s’agit que du fruit de son imagination, de ses suppositions, de ses raisonnements, de ses constructions (ses « élucubrations »), de ses croyances, de ce qu’il a peut-être lui-même reçu par tradition, éducation, enseignement ; celui qui écoute ne peut jamais vraiment savoir ce qu’il en est : par elle-même, la parole ne montre pas les choses elles-mêmes dont elle parle au moment où elle en parle, même si elle en parle avec vérité, même dans les cas où elle prépare à les distinguer ; la parole les montre et les cache en se tenant à leur place au moment où elle est énoncée ; elle dérobe ses propres sources, supposées ou réelles (ce dont elle parle), elle les remplace. Dans ces conditions, ces connaissances reçues par la parole (sinon seulement « sur parole ») ne fournissent pas par elles-mêmes l’assurance que fournit l’expérience sensible des choses : même si elles sont vraies, on n’est pas assuré qu’elles le soient9. Il s’agit d’un savoir par opinion et croyance : son contenu est constitué par le recueil d’une affirmation venant d’un autre (par exemple, à supposer que l’on n’ait pas de connaissance scientifique sur le sujet : pour bien se porter, il ne faut pas dormir trop longtemps la nuit ; ou, au contraire : plus on dort longtemps, mieux on se porte ; ou bien encore : Lyon est à 420 km de Paris ; ou bien : Lyon est à 450 km de Paris). Ce n’est son opinion que s’il dit ce qu’il croit, mais il peut me mentir ou dire n’importe quoi ; je ne tiens cette affirmation pour une connaissance possible, même si elle est incertaine, que si je suppose au moins que c’est l’opinion de celui qui me l’a affirmée. Je peux me contenter de savoir que c’est l’affirmation de celui que j’ai entendu la proférer. Cela ne devient mon opinion que si je lui accorde un peu de croyance (la croyance a des degrés) pour quelque raison que ce soit ; alors, en devenant pour moi une opinion, une croyance, que je partage tant soit peu, cela devient aussi une connaissance pour moi, si faible que soit sa fiabilité pour moi-même. Ce savoir que l’on suppose seulement reçu de la parole d’un autre repose sur une certaine confiance (qui, au demeurant, n’est pas toujours injustifiée - et même plein de choses dans la vie ne peuvent reposer que sur la confiance, car tout ne peut être démontré), mais non pas sur une expérience sensible directe et sur le témoignage des sens. Les sens ne fournissent évidemment pas par eux-mêmes et en général (dans tous les cas) des connaissances ou une assurance pour les connaissances qui passent par leur canal, ou un moyen fiable de distinguer parmi celles qui passent par leur canal, celles qui sont sûres et celles qui ne le sont pas. Si les sens peuvent avoir une prétention à nous fournir des connaissances objectives et fiables, c’est seulement dans la mesure (dans le cas) où ils nous mettent en relation d’expérience directe des objets réels.

Remarquons que, même dans le cas des connaissances transmises par la culture, l’enseignement, la lecture, la conversation, ce que l’on sait réellement (mais précisément parce que cela correspond à une expérience sensible), ce n’est pas le contenu du discours entendu ou lu, mais c’est le fait qu’on l’a entendu ou lu10 : c’est ce fait qui est, strictement, l’objet véritable de cette sorte de connaissance (et non, en toute rigueur, le contenu véhiculé et transmis) et c’est dans ces conditions que l’on peut dire que toutes les connaissances viennent des sens.

Remarquons de plus que, même dans ce cas, « faire confiance » au savant, au maître, veut dire que l’on suppose que ce qu’on apprend sur le moment par la parole et le discours d’un autre, nous pourrions (nous pourrons si un jour nous le voulons) en faire nous-mêmes l’expérience sensible, nous pourrions vérifier que cela peut s’observer dans la réalité (et précisément, dans un ensei-gnement des sciences de la nature, par exemple, le vrai professeur va faire faire l’expérience, la vérification expérimentale de ce qu’il a peut-être d’abord exposé dans le discours). En ce sens, la confiance qui, dans cette situation humaine très générale pour acquérir des connaissances, dispense du témoignage personnel des sens, n’exclut nullement que l’expérience sensible ne soit encore tenue pour la pierre de touche dernière (le critère ultime) de la vérité et de la réalité : je ne fais confiance à la pensée (ou au discours) de celui qui me parle et m’instruit que dans la mesure où je crois que cette pensée a eu, quant à elle, l’occasion de faire l’expérience authentique de la réalité11. Les sens, dans cette mesure, sont considérés comme ce

8. Les sociétés traditionalistes sont celles où l’essentiel du savoir reconnu est celui qui est transmis par la tradition, ne serait-ce que parce que le savoir expérimental y est peu développé, et où l’on a tendance même à préférer, le cas échéant, ce que dit la tradition (il est vrai fondée en général sur une expérience accumulée) plutôt que ce que peut montrer l’expérience nouvelle (ou ce que l’on croit qu’elle montre) et que l’on a du mal à intégrer à la tradition (que l’on songe, par exemple, au procès et à la condamnation, en 1633, des thèses de Copernic et de Galilée, sur le mouvement de la terre par rapport au soleil). Les sociétés anciennes ont toutes été traditionalistes ; les sociétés « modernes », sont celles qui s’efforcent (ou, peut-être, qui le prétendent) de reconnaître les « enseignements de l’expérience ».

9. Ce qui importe, ici, ce n’est pas principalement leur « valeur de vérité » (savoir si elles sont vraies ou fausses de fait), mais c’est leur « valeur épistémologique », c’est-à-dire la manière dont elles sont établies, la maîtrise et la clarté de la représentation que l’on en a, et, ainsi, la portée qu’on peut leur attribuer en toute lucidité et en toute sûreté (leur nature comme connaissances, donc).

10. Cela correspond au cas de la connaissance et de l’expérience purement littéraires et livresques (qui est l’une des voies pour apprendre de la philosophie) : ce que l’on y apprend comme une connaissance, c’est que tel auteur a déclaré ceci ou cela, en le présentant de telle ou telle manière, qui peut paraître plus ou moins convaincante ; en revanche, ce qui peut nous permettre de savoir si ce qu’il a dit est vrai, c’est une réflexion sur ce qu’il a dit et sur des expériences que nous pouvons avoir faites par ailleurs.

11. En dehors de cas où la relation de confiance dans la parole et le témoignage de l’autre vaut par et pour elle-même et comprend une dimension affective forte, comme dans certains cas de situations amoureuses ou religieuses.

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qui, seul, peut donner accès, en dernière instance et en droit, à ce qui existe réellement (par opposition à ce qui n’existe que dans la parole, dans l’imagination, dans la théorie). Je dis « en dernière instance et en droit », pour marquer que, dans les faits, nous acquérons certes dans bien des cas par le canal des sens, par ouï-dire, par le discours des autres, des connaissances qui peuvent être vraies et correspondre à la réalité ou bien être fausses ou approximatives, mais que si nous nous mettions en situation de vérifier radicalement leur validité et de nous assurer de leur fondement dernier, il n’y aurait apparemment pas d’autre moyen, dans tous les cas, que de remonter à leur expérience sensible directe et personnelle. Même si toutes les connaissances qui nous viennent par le canal des sens ne sont pas fiables et objectives, celles qui en revanche le sont semblent être celles qui sont fournies par une expérience sensible des réalités objectives elles-mêmes.

L’expérience sensible, ainsi entendue, n’est pas l’expérience vécue d’un contact et d’un partage avec une réalité qui n’est pas toujours bien distinguée du sujet, ni bien découpée en objets distincts : l’expérience sensible, telle qu’elle est élaborée dans les essais de connaissance objective dès les débuts de la science moderne, à la fois rejette et retient, synthétise donc en quelque sorte, d’une part, ce qui fait la force de l’expérience par contact et participation (elle cherche à gagner une garantie de la valeur de ce qu’elle recueille de la réalité en étant aussi près d’elle que possible et en se fondant à elle à la limite), et, d’autre part, ce qui fait la force du discours qui analyse et distingue : c’est à une réalité analysée, découpée, délimitée, c’est-à-dire que l’on s’efforce de traiter comme un objet déter-miné, séparé de ce qui n’est pas lui (d’autres objets) autant que du sujet connaissant, que s’adresse l’expérience sensible, expérience par les sens. C’est bien un contact que cherche ici aussi l’expérience sensible pour fonder sa fiabilité, mais (à la différence de l’expérience vécue, où ce n’est pas tel ou tel organe des sens mais la sensibilité comme un tout indissociable, intégré à l’être tout entier, qui est à l’œuvre) cette mise en contact est également une mise à distance et moyen de contrôle. Les sens sont traités ici comme un instrument pour obtenir à la fois contact et distance avec l’objet et contrôler l’un et l’autre (l’accommodation) : il s’agit le plus souvent, ici, de l’organe visuel, parfois de l’auditif, qui (à la différence du toucher, du tact) mettent en contact avec l’objet en même temps qu’ils le mettent à distance (ils séparent et relient le sujet et l’objet) ; ils ne sont plus seulement un moyen d’accès naturel aux choses, ils sont le moyen et l’occasion de contrôler ce qui est bien reçu de la chose (il faut veiller à éliminer ce qui n’est pas vraiment perçu et à ne pas négliger ce qui peut être observé). Ce que l’expérience par les sens cherche à établir, c’est un contact, avant tout visuel (qui permet de « distinguer ») avec une réalité objectivée, analysée, distincte. C’est ainsi qu’on peut s’attendre à ce que toute connaissance objective soit fournie par elle.

[3 - Connaître et penser. Le possible et le réel. Impossibilité de concevoir une connaissance véritable qui ne se fonde pas sur l’expérience]Se demander si les sens suffisent à nous procurer toutes nos connaissances ne constitue un problème philosophique véritable et sérieux que si l’on considère, d’une part, la connaissance vraie, soucieuse du fondement de son objectivité et de sa fiabilité, et, d’autre part, l’usage des sens comme moyen de faire l’expérience des réalités telles qu’elles se donnent indépendamment de nos représentations personnelles et de notre subjectivité. Dans ces conditions, on peut se demander si aucune connaissance objective ne peut être produite sans être fondée sur un rapport d’expérience, au moins possible sinon actuelle (effective, effectuée), à un objet réel.

Si l’on niait que la référence aux réalités dont on peut faire l’expérience directe à un moment donné soit une condition nécessaire de la connaissance, il semblerait alors que l’on ne puisse plus faire de différence entre objectivité et subjectivité, entre ce qui existe réellement et objectivement (par soi-même, indépendamment de toute intervention active du sujet, celui-ci se contentant de percevoir et de recevoir passivement ce qui se présente) et ce qui est seulement rêvé, imaginé, supposé, ou exprimé de façon plus ou moins poétique ou originale, c’est-à-dire qui n’existe que du fait de l’intervention du sujet, du fait d’une construction de son esprit. Quelle différence faire, sinon, entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ? Une construction intellectuelle discursive peut être tout à fait rationnelle, cohérente et sans contradiction avec elle-même, et (comme le dit Leibniz) ce qui est non-contradictoire indique (voire démontre) ce qui est possible mais non pas ce qui est réel et existant ; seule l’expérience sensible peut montrer ce qui existe réellement. On peut ainsi (avec Kant) distinguer ce qu’est penser et ce qu’est connaître : penser est l’activité de l’esprit qui raisonne aussi rigoureusement que possible, c’est-à-dire enchaîne les représentations (les idées, les énoncés) en veillant à ne pas se contredire (et en le faisant apparaître, le cas échéant, ce qui lui donne une forme démonstrative) ; connaître est, en revanche, l’activité de l’esprit qui pense et raisonne en se réglant sur l’expérience sensible qu’il fait d’un objet extérieur à lui. La « pensée », pour parler de façon imagée, peut toujours « rester à l’intérieur d’elle-même », pourvu qu’elle soit cohérente avec elle-même ; la « connaissance » porte par principe sur ce qui est extérieur au sujet connaissant, sur un objet qui lui est donné de l’extérieur12, et tout le problème de la connaissance est de se donner les moyens de tenir compte de la façon la plus précise de l’objectivité de l’objet donné.

12. Voir l’annexe �, sur la connaissance de soi-même par soi-même (ce que l’on peut appeler « introspection »), à la suite de la présente leçon, page 40.

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[La métaphysique] Le discours scientifique est une connaissance (le modèle de la connaissance) dans la mesure où, en principe, tout ce qu’il énonce est relié par un rapport déterminé à des expériences vérifiables et que l’on peut répéter. En revanche, on pourra dire (avec Kant) que le discours que l’on nomme « métaphysique », portant par exemple sur l’origine et les limites de l’Univers (le monde), ou sur Dieu, ou sur l’âme (que ce soit pour en affirmer ou en nier l’existence), ou sur n’importe quel autre objet dont l’expérience sensible n’est pas possible, dans cette mesure même, n’est pas à proprement parler une « connaissance » (plus ou moins vraie ou fausse par rapport à une réalité extérieure à elle), mais une « pensée » (dont le raisonnement peut être seulement plus ou moins rigoureux et conséquent, ce qui n’est pas rien, mais n’en fait pas une connaissance objective). Il ne s’agit pas de refuser autoritairement à la métaphysique tout pouvoir de connaître pour une simple raison de vocabulaire arbitrairement arrêté : si l’on veut penser la métaphysique comme une « connaissance », il faut dire seulement que ce qu’elle connaît comme un objet dont la réalité et les propriétés sont contrôlables, ce n’est pas telle ou telle réalité extérieure elle-même (Dieu, l’âme, le monde), mais ce qui peut en être dit, le pensable, le possible : la métaphysique est la connaissance du possible, de ce que l’on peut penser comme possible. On voit que cela ne suffit en rien à interdire la métaphysique et que cela revient à peu près à ce que nous disons (avec Kant) : on peut « penser » un objet qui n’est que possible et qui n’a pas de réalité objective ; on ne peut « connaître » vraiment qu’un objet dont on est susceptible de faire l’expérience actuelle de la réalité objective. L’expérience par les sens semble ainsi pouvoir être considérée au moins comme une condition nécessaire de la connaissance objective. Ne pourrait ainsi être objet de connaissance objective que ce qui est sensible, que ce qui est susceptible d’être objet d’une expérience sensible.

[II - Re-formulation du problème et critique de la thèse selon laquelle nos sens suffiraient à nous fournir toutes nos connaissances, à partir de l’examen de la connaissance objective scientifique]Si l’expérience par les sens semble être une condition nécessaire de la connaissance objective, la question qui s’impose alors est de savoir si cette condition nécessaire est aussi suffisante : même si nous reconnaissons que les sens sont indispensables pour acquérir nos connaissances, sont-ils suffisants pour cela ? Voilà notre problème posé.

Mais d’abord, avant d’examiner cette question, il faut s’assurer que l’expérience sensible est bien une condition nécessaire pour toutes nos connaissances : en dehors, d’une part, des connaissances qui nous viennent certes par le canal des sens mais simplement par ouï-dire, dont la vérité et l’objectivité ne sont donc pas assurées par elles-mêmes et qui dépendent de la confiance (du degré de confiance) qu’on peut ou non leur accorder, et, d’autre part, des connaissances dont la vérité et l’objec-tivité sont fondées sur la vérification par l’expérience sensible (effective et actuelle ou possible), n’y a-t-il pas des connaissances objectives et assurées, en un mot, scientifiques, dont l’assurance repose non sur l’expérience sensible mais sur un discours et une construction purement rationnels ? N’y a-t-il pas un domaine scientifique dont la rigueur semble bien reposer sur la cohérence interne du discours et non sur l’expérience sensible ? Or c’est le cas des mathématiques, évoqué par Leibniz dans notre texte (Nouveaux essais, préface, p. 38).

[II-1 Les mathématiques sont une science dont l’existence montre qu’il y a des connaissances qui ne sont pas tirées de l’expérience sensible]

Les connaissances mathématiques, ne sont pas fondées sur l’expérience sensible ni sur des exemples particuliers, mais sur leur nécessité propre interne. Les exemples (comme un triangle, ou telle autre figure) peuvent guider l’imagination et l’intuition dans la recherche de la proposition vraie, et permettent de confirmer que la proposition géométrique démontrée correspond à ce qu’on peut observer dans le monde, mais non pas qu’elle est nécessaire, c’est-à-dire démontrée. La nécessité de ces vérités s’établit, en effet, par la voie de la démonstration, qui en mathématiques, consiste à montrer que si l’on pose une proposition comme vraie, telle autre s’en déduit (nécessité qu’on appelle pour cela « hypothético-déductive »). C’est une nécessité logique, ou mieux purement rationnelle, qui ne doit rien aux exemples particuliers et vise sans cesse l’universel13. La démonstration mathématique revient donc à s’assurer de sa propre cohérence à partir des points de départs qu’elle se donne, qui sont des axiomes, (vérités qui s’imposent par elles-mêmes à l’esprit et sont donc des vérités purement rationnelles et nullement expérimentales, comme le principe de contradiction14), et définitions (« j’appelle point, droite, triangle, etc. » : les définitions mathématiques sont des propositions qui établissent non pas

13. Cf. Leibniz, Nouveaux essais, p. 285 : « Car il faut savoir que ce ne sont pas les figures qui donnent la preuve chez les géomètres, quoique le style ecthétique [manière de faire qui consiste à tirer une vérité générale d’un exemple particulier, ce qui n’est donc qu’une apparence en géométrie] le fasse croire. La force de la démonstration est indépendante de la figure tracée, qui n’est que pour faciliter l’intelligence de ce qu’on veut dire et fixer l’attention ; ce sont les propositions universelles, c’est-à-dire les définitions, les axiomes et les théorèmes déjà démontrés qui font le raisonnement et le soutiendraient quand la figure n’y serait pas [c’est-à-dire : même si la figure n’était pas tracée]. »

14. Le principe de contradiction (ou de non-contradiction) énonce : « il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps » (Nouveaux essais). Autre exemple de principe dont la nécessité et l’universalité ne peuvent être établies par aucune expérience sensible, mais ne peuvent pas ne pas s’imposer à un esprit attentif : « le tout est plus grand que sa partie ».

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une connaissance d’une chose réelle mais une décision et une convention à laquelle on s’engage de se tenir15). Les mathémati-ques ne se donnent pas comme objet le réel sensible (à la différence des sciences de la nature comme la physique ou la biologie) mais des objets définis et construits par l’esprit purement rationnellement, c’est-à-dire en n’ayant d’autre principe que la cohé-rence interne (« hypothético-déductive ») du discours : le point, la droite, le triangle, que les mathématiques se donnent comme objets à étudier ne sont rien de « réel », on ne les trouve pas dans la réalité (et c’est ce qui fait radicalement que ce n’est pas le témoignage de ce qu’on voit dans la réalité qui en instruira) ; mais c’est à l’occasion de ce que l’on peut voir comme formes dans la réalité (formes bien approximatives par rapport aux formes géométriques) que, peut-être, « on s’est avisé d’y penser », comme dit Leibniz (p. 38), en leur donnant, précisons-le cependant, une définition aussi abstraite et générale que possible.

L’objet qu’étudient les mathématiques n’est aucun objet réel dont on puisse faire l’expérience ; c’est l’ensemble des termes élémen-taires et abstraits (les plus élémentaires et les plus abstraits que l’on puisse concevoir) et des relations entre ces éléments, qu’il est possible de concevoir. Ce sont des relations si abstraites, élémentaires et générales, qu’il n’y a pas d’objet réel existant dans le temps et l’espace qui leur échappe. Si les mathématiques (que Leibniz appelle pour cela « pures » par opposition à leurs « applications »), bien que ne portant pas sur le réel sensible, peuvent s’y appliquer, c’est dans la mesure où l’ensemble du réel est logiquement une partie du possible ; mais précisément, pour passer des mathématiques à leur application au réel, il faut que l’expérience apprenne quelle partie du possible étudié mathématiquement trouve une application dans le réel16. C’est ainsi que le réel semble confirmer constamment les mathématiques, bien qu’elles ne tirent pas leurs connaissances, leur vérité, leur preuve, du réel sensible et de l’expérience. Il serait plus précis de dire que les mathématiques ne sont jamais infirmées par le réel, dans la mesure où le réel est compris dans le possible. Les mathématiques n’étudient pas le réel en le prenant comme objet d’investigation directe, mais on peut dire qu’elles étudient le réel comme simplement possible ; nulle incompatibilité entre le réel et le possible qui le comprend (qui l’en-globe), mais une différence logique et une distance réelle ; la distance du possible au réel est franchie par l’expérience (la physique, par exemple). Les mathématiques sont donc une science dont l’existence montre qu’il y a des connaissances scientifiques qui ne sont pas fournies ni justifiées par l’expérience sensible17, pour la raison fondamentale qu’elles ne portent pas sur des objets qui soient des réalités sensibles, données dans la nature, mais sur des objets définis originairement par des actes, des décisions, des conventions de l’esprit (de la raison, de l’entendement). Cependant, dans la mesure où les mathématiques portent sur des objets qui ne sont pas donnés dans la réalité, mais que le mathématicien se donne lui-même par un acte de l’esprit de façon purement rationnelle (mais non arbitrairement), on peut dire aussi qu’elles ne sont pas une science, du moins pas au même sens que les autres (qui étudient la réalité donnée).

[II-2 Critique de la thèse selon laquelle nos sens suffiraient à nous fournir toutes nos connaissances, à partir de l’examen de la connaissance objective scientifique en dehors des mathématiques]

Considérons donc maintenant le domaine des connaissances qui portent sur les réalités données, c’est-à-dire celui des sciences en général (physiques, biologiques, par exemple), et où, nous l’avons vu précédemment, l’expérience sensible est une condition nécessaire de l’objectivité : il faut se demander maintenant si c’est une condition suffisante.

15. À la différence des définitions que l’on peut donner des réalités de la nature, comme par exemple les animaux : la définition de l’ours ou de la truite vient après qu’on en ait fait l’étude détaillée et en résume la connaissance par des traits caractéristiques. Les définitions des sciences de la nature définissent des choses qui existent avant d’être définies ; tandis que les mathématiques s’occupent d’êtres qui n’existent que du fait de leur défintion et non pas d’un « équivalent » qui pourrait exister dans la réalité. La définition du point que donne le géomètre (tel Euclide) est : « j’appelle point ce qui n’a pas de partie ». Ce qui n’a pas de partie, n’a pas d’extension, en aucune direction ; cela suffit à faire apparaître que ce n’est rien de ce qu’on peut trouver dans la réalité ; si cela n’a aucune extension, on ne peut même pas le voir ; tout ce que l’on pourra tenir pour un point dans la réalité, si petit qu’on le veuille, aura une extension, sinon ne sera rien de réel. La définition du point qui inaugure les définitions des objets de la géométrie retire toute la géométrie du domaine des objets réels. Le point géométrique n’ayant pas de partie, c’est-à-dire pas d’extension, par principe, n’a pas de réalité, n’est pas un point réel ; la droite géométrique, étant une succession de points, dans ces conditions n’est pas une droite réelle (pas même celle que le géomètre trace réellement sur le papier pour s’aider à raisonner en soutenant son intuition). Comment se représenter physiquement l’extension spatiale qu’il faut bien attribuer à la droite par rapport au point (une succession de points) alors qu’elle n’est composée que de points, c’est-à-dire d’êtres sans extension ? Et l’on peut dire la même chose à propos de toutes les figures géométriques définies à la suite comme formées de droites (angle, triangle, carré, etc.). Les objets géométriques ne sont pas copiés sur le réel ; la définition géométrique n’est pas la définition d’un objet réel. On l’a vu, la définition géométrique du point ne définit pas un point réel ; mais elle correspond à la décision conventionnelle exigeant, à chaque fois que l’on parlera de point dans la suite du discours géométrique, de pouvoir le remplacer par sa définition et seulement par elle (par exemple quand on dira : « j’appelle droite une suite de points »).

16. Tant que le physicien n’a pas montré que telle structure mathématique correspond à telle structure physique réelle, la connais-sance mathématique en question est une connaissance du possible et non du réel.

17. Les mathématiques ne sont cependant pas les seules sciences rigoureuses qui procèdent de façon purement rationnelle et démons-trative sans rien tirer de l’expérience sensible : la logique, notamment, est très proche des mathématiques, au point que l’on peut considérer la géométrie, qui a été avec Euclide, le premier grand domaine des mathématiques à employer systématiquement des démonstrations, comme « une extension ou promotion particulière de la logique générale » (Nouveaux essais, p. 325).

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[II-2.1 Les sens seuls ne peuvent distinguer ce qui est illusoire et ce qui est fiable dans leur expérience]

Or, les sens ne fournissent pas à chaque fois, nécessairement, une connaissance vraie : les sens sont aussi par nature sujets à des illusions, dont il faut savoir se garder. Ainsi les sens ne suffisent pas à nous indiquer parmi les impres-sions qu’ils nous fournissent lesquelles peuvent être considérées comme des connaissances véritables et fiables et lesquelles ne le sont pas ; et il faut, donc, au moins, en plus des sens, élaborer un moyen, une méthode, pour distinguer entre les illusions fournies par les sens et les connaissances objectives fournies par eux.

[II.2.2 Il y a des réalités sensibles qui sont inaccessibles aux sens seuls à un moment donné]

D’autre part, dans le domaine même des réalités que l’expérience sensible peut nous permettre d’atteindre, il peut se faire que les sens ne soient pas suffisants pour nous fournir toutes nos connaissances. Il y a, en effet, des choses que les sens, par eux-mêmes, ne sont pas capables d’atteindre et dont l’idée même ne peut être fournie par eux entièrement : par exemple, ce qui est infiniment petit ou infiniment grand, ou simplement ce qui ne correspond pas aux conditions naturelles de fonctionnement et de réglage de nos organes des sens (comme exemple, les longueurs d’onde correspondant à leur capacité de réception). L’infiniment petit ou l’infiniment grand, par principe, ne peuvent être l’objet d’une expérience sensible ; et, cependant, sans la supposition de « corpuscules insensibles » (comme dit Leibniz), c’est-à-dire de petites parties de matière, trop petites pour être perçues distinctement au moyen des sens, mais que l’on sent confusément comme une sorte de bruit de fond continu (comme le bruit régulier, sourd, qu’on finit par ne plus remarquer, d’un torrent ou d’une cascade), on ne pourrait s’expliquer que tout dans la nature paraisse toujours se transfor-mer continûment, par degrés insensibles et sans faire de saut. Le monde semblerait manquer de liaison, d’homogénéité, de plénitude. Symétriquement, l’infiniment grand ou l’infiniment éloigné18, c’est-à-dire, à la limite, l’univers tout entier, ne peuvent non plus par principe faire l’objet d’une expérience sensible (l’idée même d’infini, dit Leibniz, ne peut venir d’aucune expérience effective), ni même d’une représentation scientifique (comme Kant y a insisté) ; c’est une idée que l’on peut penser et non pas l’objet d’une connaissance objec-tive possible ; on peut connaître objectivement les parties du monde, non pas le monde en lui-même comme tout. Cependant, on peut dire que la connaissance des parties du monde (à quoi procèdent, chacune en son domaine, les diverses sciences de la nature) comme parties du monde, du même monde, et devant bien avoir des relations que les progrès des sciences feront apparaître analytiquement et progressivement, même si elles ne pourront jamais arriver à en donner une seule représentation scientifique et objective, repose sur l’idée de monde, idée métaphysique et non pas connaissance scientifique, idée, par principe, qui ne peut être fournie par les sens, qui ne peut correspondre à aucune expérience sensible ; c’est elle, cependant, qui permet de se représenter l’ensemble des connaissances scientifiques que l’on peut former sur les objets et les parties du monde comme constituant une connaissance du monde et d’orienter la recherche de leur approfondissement et de leur articulation progressive. Elle contribue ainsi, conjointement avec l’idée de l’infiniment petit, à donner une intelligibilité au réel comme totalité (liaison, homogénéité, plénitude), c’est-à-dire comme monde, et un sens à la science.

Les « corpuscules insensibles » permettent de caractériser une zone du réel qui, tout en étant au cœur du sensible, échappe à l’ex-périence sensible ; cependant, on peut remarquer que ces corpuscules ne doivent pas être entièrement insensibles, sinon nous ne les percevrions pas du tout et, dans ce cas, ils ne pourraient réussir à nous donner ce sentiment de continuité dans toutes les choses et entre elles, qui correspond à une expérience fondamentale du monde. Il faut, entre le sensible et l’insensible, faire appel à la catégorie du presque insensible, du quasi-imperceptible : si nous ne percevions pas du tout les corpuscules infiniment petits qui assurent la continuité des choses, cette continuité ne nous apparaîtrait pas ; ils sont donc sentis et perçus mais à peine, confusément : nous les

18. Il est aisé de s’apercevoir qu’on ne peut élargir indéfiniment l’étendue de ce que l’on embrasse du regard, du moins si l’on compte sur cette observation pour en acquérir la connaissance, dans la mesure où plus le regard s’élargit, moins l’observation est pré-cise. Les instruments techniques (tels que les télescopes) permettent à l’observation de s’étendre fort loin de l’observateur, mais non pas de voir beaucoup à la fois et précisément. Portée à la limite, cette constatation permet de comprendre que le monde, l’univers, c’est-à-dire l’ensemble de ce qui est, y compris si l’on entend par là l’ensemble de toutes les choses visibles, n’est pas visible lui-même : l’ensemble des choses dont on peut faire l’expérience sensible (si on les prend une à une ou en les comprenant dans des ensembles plus ou moins grands mais non pas comme un seul tout) ne peut faire lui-même l’objet d’une expérience sensible, ni d’une représentation scientifique unifiée reposant sur l’expérience. « Le monde » ne peut être représenté qu’au moyen de points de vue divers et grâce à des sciences diverses : il ne peut être l’objet d’une seule science ; pour reprendre la distinction kantienne que nous avons faite précédemment, il ne peut être que pensé et non pas connu scientifiquement et objectivement. C’est que, pour le dire simplement, connaître et expliquer scientifiquement revient toujours à rapporter ce qu’on explique à un terme extérieur (qui a valeur et pouvoir de cause, d’explication, de détermination), et qu’on ne peut sans absurdité prétendre rapporter le monde, c’est-à-dire le tout absolu, à un terme extérieur au tout (expression contradictoire). Les progrès des sciences et des techniques peuvent élargir progressivement notre connaissance de l’univers, mais l’idée d’une perception de l’ensemble de l’univers est une absurdité, lors même que chacune de ses parties peut l’être. Même l’idée d’une représentation objective de l’univers comme un tout est une idée vide, qui ne correspond à aucune science possible, lors même que l’on possède une connaissance scientifique de chacune de ses parties. Il ne s’agit pas de dire que l’idée de monde serait l’exemple d’une connaissance possible que l’expérience sensible et scientifique ne peut fournir, mais de faire remarquer que notre connaissance du monde ne cesse de s’étendre au delà de ce que l’on connaît à un moment donné et de se coordonner non pas en fonction d’une connaissance qui pourrait être fournie par les sens, mais en direction d’une idée (celle de monde), qui est par principe au-delà de tout ce dont on peut faire l’expérience par les sens.

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sentons certainement mais nous nous apercevons à peine que nous les sentons, nous en avons à peine conscience, nous les sentons mais comme inconsciemment. Il y a sous la conscience claire une série de degrés de conscience de plus en plus confus, insensibles, inconscients (dont on ne sait où il faut les arrêter du côté des choses). De même que l’infiniment petit est logé au cœur des objets, de même, dans le sujet, l’inconscient (avec des degrés) est logé au cœur de la conscience, comme zone inaccessible à l’expérience, au moins sans effort particulier d’aperception. Cette zone inconsciente dans l’esprit est ainsi une zone de réalités inaccessibles par l’expérience sensible (sauf effort particulier) pour la connaissance de l’esprit (la psychologie, ce que Leibniz appelle « pneumatique », p. 43 - de pneuma, en grec, qui veut dire souffle ou esprit, comme spiritus, en latin), qui correspond à ce qu’est, pour la connaissance physique, la zone des corpuscules insensibles, trop petits pour être sentis clairement et distinctement ; mais cette part de l’esprit, inaccessible à la conscience si ce n’est confusément, correspond aussi, à vrai dire, au caractère fondamental du fonctionnement de l’esprit quand il perçoit : l’inconscient est lié à la conscience, il est au cœur de la conscience, l’imperceptible est au cœur de la per-ception, l’invisible est au cœur du visible, nous allons examiner cela.

[II-2.3 Les conditions psychologiques des limites de la perception et de l’expérience sensible. Nécessité de la médiation méthodologique, concep-tuelle et instrumentale dans la connaissance scientifique]

Même dans le domaine de l’expérience sensible, les sens ne nous donnent pas toutes nos connaissances, ils ne suffisent pas à nous fournir toutes nos connaissances, car ils nous cachent toujours quelque chose dans cela même qu’ils nous font apparaître. On peut comprendre cela comme une nécessité qui tient fondamentalement à la nature même des sens et de l’expérience sensible19. Dans tout objet qui nous apparaît, la forme apparente, la délimitation, la surface opaque de ce qui nous apparaît, enveloppent et cachent ce qui est dessous ou derrière ou à l’intérieur (c’est « l’épaisseur »), précisément en même temps qu’elles indiquent qu’il y a quelque chose, même si l’on ne sait pas quoi sur le moment (que ce soit la surface de la mer, de la terre, d’un tronc d’arbre, d’une planche, d’une pierre, etc.). C’est une des caractéristiques essentielles du fonctionnement des sens et de la perception : ils ne nous fournissent des informations sur les choses qu’en nous en cachant d’autres, qui sont derrière elles et surtout qui sont en elles. Mais c’est une dissimulation qui est en même temps évidente et visible sans mystère par tous, puisque c’est cela même « voir » et « percevoir » : on ne voit une chose (la forme de cette chose) que si cette chose n’est pas (entièrement) transparente ; ce que l’on voit (sa forme, son aspect, à tel moment et de tel point de vue), c’est ce qui est (tant soit peu) opaque et qui cache ce qui est derrière elle (le fond sur lequel elle se détache) et, encore plus, ce qui est en elle ; d’une chose, nous ne pouvons pas tout voir à la fois et ce que nous voyons enferme et cache ce que, de ce fait, nous ne voyons pas. Il faut sans cesse aller derrière, dessous, à l’intérieur, pour connaître vraiment ce que les sens nous font connaître, ou du moins qu’ils nous montrent : du point de vue de la connaissance, les sens semblent appeler eux-mêmes une démarche d’approfondisse-ment (et de dépassement de leurs capacités naturelles), dont seul le caractère méthodique est la garantie de la qualité du savoir obtenu. C’est à partir de ce qu’ils livrent à notre perception, que nous pouvons imaginer ce qu’il faut aller chercher d’autre dans la chose (ou en dehors d’elle, dans l’environnement qui la détermine et dont elle dépend) et comment s’y prendre pour la scruter et l’étudier plus avant (méthode expérimentale, invention et mise au point d’instruments d’observation et de mesure, permettant aux sens de poursuivre leur œuvre de réception, mais au-delà de leurs capacités naturelles).

À tout moment, les moyens pour connaître ce que l’expérience sensible nous dérobe en même temps qu’elle nous en indique la direction nous manquent et doivent être élaborés : par exemple, de toute réalité matérielle observable par les sens, on peut penser qu’elle est divisible en particules plus petites, trop petites pour être perçues par nos seuls sens, et exigeant des microsco-pes d’autant plus puissants que l’on veut aller vers le toujours plus petit (molécules, atomes, électrons). Dans ces conditions, la possibilité d’observer la réalité et d’acquérir des connaissances par le moyen de l’expérience ne paraît plus dépendre seulement des sens mais, d’abord, de notre capacité à élaborer des moyens susceptibles de rendre perceptibles des qualités de la réalité qui, sinon, seraient restées imperceptibles. C’est de l’élaboration scientifique et technique que dépend la possibilité même que l’expérience nous instruise objectivement, c’est-à-dire de façon fiable et prouvée. Car l’expérience scientifique (l’expérimentation, la démarche expérimentale), considérée selon ce qu’elle est effectivement, ne se réduit pas à un simple contact avec la réalité ; on ne peut l’opposer au raisonnement en général : elle est elle-même un raisonnement, elle est une forme de raisonnement complexe, qui conduit à reconnaître l’utilité de recueillir, à un certain moment, telle ou telle information venant d’une observation déterminée, pour la mettre en relation avec d’autres connaissances, dans le but d’en tirer une conclusion fiable, c’est-à-dire prouvée. Une expérience scientifique ne se fait pas au hasard, à l’aveuglette, juste pour voir : elle est fondée sur une hypothèse et le dispositif expérimental autant que le déroulement de l’expérience sont destinés à vérifier ou à réfuter cette hypothèse20. L’expérience scientifique moderne ne recueille pas, en l’accumulant, tout ce qui peut s’observer, comme s’il

19. C’est ce que font apparaître les analyses psychologiques modernes, phénoménologiques et « gestaltistes » de la perception.20. Par exemple, lorsque Blaise Pascal fait réaliser à Florin Périer, en 1648, la mesure de la hauteur d’une colonne de mercure suspendue

à une poche de vide dans un tube, à peu près au même moment en bas et en haut du Puy de Dôme (soit mille mètres environ de dénivelé), c’est pour vérifier l’hypothèse que la hauteur d’une colonne de mercure dépend de la pesanteur et de la pression de l’air (et non de l’idée que l’on avait d’ordinaire à l’époque que « la nature a horreur du vide »), et l’organisation et le déroulement de l’expérience traduisent un raisonnement, comme il est visible dans la lettre que Pascal adresse à Périer le 15 novembre 1647 pour organiser et justifier cette expérience (nous mettons en gras les termes qui font apparaître la forme de ce raisonnement) : « Vous voyez déjà sans doute que cette expérience est décisive de la question, et que, s’il arrive que la hauteur du vif-argent [c’était l’ancienne dénomination du mercure] soit moindre au haut qu’au bas de la montagne (comme j’ai beaucoup de raisons

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s’agissait seulement de découvrir des idées nouvelles, mais elle est guidée par un objectif de liaison des faits qui peuvent être recueillis avec tous ceux qui sont déjà connus et représentés dans le cadre d’une théorie, qui est un objectif de preuve : aucune idée n’a d’intérêt scientifique si elle n’est pas prouvée (même la nouveauté de l’idée n’a de valeur scientifique qu’à supposer qu’elle soit démontrée). Or la preuve a à être inventée21, elle ne peut être observée directement. Outre l’invention intellectuelle et théorique, la démonstration expérimentale nécessite aussi une invention technique : celle des instruments du dispositif expé-rimental qui va permettre d’entrer au contact de la « réalité » - ces instruments qui sont eux-mêmes des concrétisations de la théorie : un microscope matérialise les lois de l’optique ; mais cette « réalité » n’est alors « sensible », perceptible, atteignable, que par ces instruments (ces « médiations instrumentales »), c’est-à-dire mêlée de façon indiscernable avec les propriétés que lui confèrent l’instrument qui y donne accès22. Cela apparaît particulièrement visible lorsque les limites des capacités de nos instruments d’observation, qui rendent inaccessibles certains objets, sans que cela ne signifie que ces derniers n’existent pas ou manquent de réalité ou de détermination, sont clairement les caractéristiques mêmes de l’instrument23. À tout moment, l’état de la connaissance scientifique et technique la plus élaborée permet de concevoir, à partir des réalités dont on peut faire l’expérience, un ordre de réalité inaccessible (« trop petit ») aux moyens actuels dont on dispose pour former une expérience, pour acquérir une connaissance expérimentale. Même « armés »24 de tous les dispositifs expérimentaux les plus élaborés, nous ne pouvons percevoir, à un moment donné, qu’une partie du réel, nous sommes conduits à concevoir ce que nous percevons comme une simple partie du réel et à tenir pour réel aussi bien ce que nous construisons à partir de ce que nous percevons.

Ainsi il n’y a que ce qui nous est fourni par les sens ou est en relation déterminée avec l’expérience sensible (même si ce n’est pas une relation immédiate), qui peut être reconnu comme réalité objective, parce qu’il n’y a que cela dont nous puissions éprouver, expérimenter, vérifier, assurer et certifier la réalité, comme d’un objet extérieur à nous et indépendant de nous (de notre subjectivité). Mais tout ce que les sens fournissent n’est pas connaissance objective, et les sens ne nous donnent pas accès eux-mêmes sans médiation à tout ce qui est réalité objective. Il faut une élaboration de moyens théoriques et techniques pour permettre à la réalité d’être accessible aux sens. Il faut une élaboration rationnelle et conceptuelle de ce que nous fournissent les sens pour en faire une connaissance objective. Il faut une méthode, qu’on ne peut réduire au simple usage des sens et qui doit s’y ajouter de façon réfléchie comme une démarche intellectuelle, rationnelle, d’une part, pour distinguer dans ce que fournissent les sens entre ce qui est illusoire ou biaisé et ce qui est fiable et que l’on peut garder et élaborer, d’autre part, pour atteindre, à partir de ce que fait apparaître une première expérience par les sens, des réalités d’abord dérobées et insoupçonnées, qui ne se laissent pas atteindre aussi immédiatement par eux. Il faut, enfin, que cette démarche soit démonstrative : c’est parce que la science la plus positive et la plus attachée à l’expérience ne peut se passer de la preuve, et que la preuve doit toujours être inventée et construite, qu’elle ne peut compter tirer toute connaissance des sens.

20. (suite) beaucoup de raisons de le croire, quoique tous ceux qui ont médité sur cette matière soient contraires à ce sentiment), il s’ensuivra nécessairement que la pesanteur et pression de l’air est la seule cause de cette suspension du vif-argent, et non pas l’horreur du vide, puisqu’il est bien certain qu’il y a beaucoup plus d’air qui pèse sur le pied de la montagne, que non pas sur son sommet ; au lieu qu’on ne saurait pas dire que la nature abhorre le vide au pied de la montagne plus que sur son sommet. » L’hypothèse est la conclusion anticipée (comme dira Claude Bernard à la fin du XIXe siècle) de l’expérience (« Vous voyez déjà sans doute », dit Pascal) : la conclusion qui est tirée et comme déduite de l’expérience, correspond par construction strictement à l’hypothèse, dont l’organisation est déduite (que ce soit, rôle irremplaçable de l’expérience, pour la valider ou l’invalider : dans un cas comme dans l’autre, c’est strictement et sans aucune approximation cette idée dans cette formulation, qui est confirmée ou infirmée).

21. On peut appeler avec Leibniz (Nouveaux essais, p. 290) « sagacité », cette capacité de l’esprit d’inventer une démonstration : car « le seul jugement n’y suffit pas », il faut être inventif et savoir forger l’hypothèse d’une relation qui ne s’observe pas d’abord dans les faits que l’on observe, et que seule l’opération de « l’analyse » peut faire apparaître.

22. Cf. l’exemple que donne Henri Poincaré (La Valeur de la science, 1905, ch. 10, § 3, p. 156) : « J’observe la déviation d’un galva-nomètre à l’aide d’un miroir mobile qui projette une image lumineuse ou spot sur une échelle divisée. Le fait brut c’est : je vois le spot se déplacer sur l’échelle, et le fait scientifique c’est : il passe un courant électrique. » Ce que Poincaré appelle « le fait scientifique » est à vrai dire un énoncé, il est indissociable d’un énoncé : « L’énoncé scientifique est la traduction de l’énoncé brut dans un langage » (p. 159), dans un langage commode ; en conclusion, dit Poincaré, « tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce » (p. 162). On peut faire l’hypothèse que la nature du dispositif qui livre le « fait brut » est suffisamment peu transparent pour beaucoup d’entre vous, pour que vous soyez sensibles. sans qu’il soit nécessaire d’argumenter davantage, au fait que cet appareillage mérite qu’on remarque que lui aussi est créé par le savant, dans le cadre d’une théorie élaborée (la théorie électrique), dont le « fait brut » n’est donc nullement séparable.

23. Voir le « principe d’incertitude d’Heisenberg » : on ne peut déterminer à la fois la vitesse et la position d’un électron. Pourquoi ? Précisément parce que le procédé instrumental par lequel on cherche l’information dans le microscope électronique (bombardement de photons) utilise des particules d’une dimension proche de celles que l’on veut observer et que l’éclairage destiné à rendre possible l’observation est cela même qui la perturbe par principe.

24. On appelle expérience « armée », celle qui, par différence avec celle qui s’effectue dans une situation naturelle (même si elle est méthodique), s’accompagne de moyens instrumentaux et de dispositifs expérimentaux.

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[II-2.4 Les conditions intellectuelles de la connaissance objective. Généralité, causalité. Nécessité des fonctions intellectuelles dans toute connaissance]

Si les sens ne sont pas suffisants pour fournir toutes nos connaissances, c’est dans la mesure où certaines réalités ne sont pas accessibles par les sens dans l’immédiateté de l’expérience naturelle et nécessitent, pour être découvertes et atteintes, l’élabo-ration méthodique, le calcul et l’instrumentation, qui sont caractéristiques de la science et de la technique ; il s’agit donc d’une insuffisance des sens qui se marque au fait qu’il y a des objets qui échappent aux sens en situation naturelle et non armés. Mais il est possible, de plus, de soutenir que les sens ne sont pas suffisants à eux seuls pour nous fournir des connaissances sur aucun objet, aucun même des objets qui sont cependant perçus par les sens, en faisant porter l’analyse, cette fois, sur le sujet connais-sant, sentant et percevant : est-il possible de ramener une connaissance à une simple sensation (ou perception), si on comprend celle-ci comme une pure réception passive d’un objet simplement présent ? Pour examiner entièrement la question qui constitue notre sujet, il faut se demander si les sens, compris comme fonction de simple réceptivité passive, sont susceptibles de fournir des connaissances véritables, des représentations complètes (indépendamment même de leur vérité effective) ?Or, une connaissance (qu’elle soit erronée ou vraie) se présente d’abord comme une représentation ayant un certain degré de généralité (et non comme une impression fugitive et isolée). La sensation ou la perception peuvent être considérées comme des connaissances (même si elles sont très simples) dans la mesure où elles sont plus qu’une impression qui affecte le sujet fugitivement et sans comporter de signification (si je vois « quelque chose passer » sans reconnaître ni identifier quoi que ce soit, on aura du mal à considérer cela comme une connaissance). On ne peut parler de connaissance que là où sont en jeu des représentations générales qui permettent de traiter la sensation actuelle comme un cas particulier que l’on reconnaît (« c’est un chien ou un chat », par exemple), c’est-à-dire que l’on identifie et que l’on distingue par son rapport à telle ou telle représentation générale.Connaître, c’est au moins être capable de reconnaître, c’est-à-dire de comparer, distinguer, identifier, ce qu’on peut appeler « analyser », quand l’opération se fait de façon réfléchie. Mais connaître vraiment, c’est aussi connaître les « raisons » des cho-ses : par « raisons » on peut entendre, soit les causes, qui font qu’elles sont réellement comme elles sont (connaître vraiment, ce n’est pas seulement constater l’existence d’une chose à un moment donné, c’est se représenter, au moins partiellement, pourquoi cette chose existe, à tel moment, sous cette forme, dans cet état, à partir de quel état antérieur ou de quels éléments constitutifs, etc.), soit, au moins, les traits caractéristiques qui permettent de justifier la distinction et l’identification de la chose considérée (dans la connaissance objective, la distinction et l’identification se fondent sur les causes réelles). D’une prétendue connaissance qui ne pourrait pas donner ses raisons, on ne saurait même pas si c’est une connaissance : comme on l’a vu au paragraphe précédent par référence à la science, on ne peut séparer connaissance et preuve, même s’il y a des degrés de l’une et de l’autre. Or, pour pouvoir généraliser, évoquer, comparer, identifier, établir des relations (comme celle de cause à effet), etc., il faut supposer l’exercice de fonctions de l’esprit qui diffèrent de la sensibilité, de la simple réceptivité passive que l’on prête d’ordinaire aux sens, et qui sont, au moins, la mémoire, l’imagination et le jugement, le raisonnement. On peut, d’un point de vue psychologique, décrire et dénommer un peu différemment les fonctions qu’il faut associer à la sensibilité pour obtenir une connaissance, mais dans tous les cas il faut reconnaître qu’elle correspond à une opération active et complexe de l’esprit. On sera donc conduit, maintenant, à soutenir non plus que les sens ne suffisent pas à fournir des connaissances objectives élabo-rées et fiables et ont besoin d’un apport de méthode scientifique, mais qu’ils ne suffisent pas à rendre compte de la formation de représentations consistantes, comme doivent l’être la moindre des connaissances et la moindre production des sens qui ne soit pas impression fugitive dépourvue de toute signification : pour fournir la moindre connaissance, les sens ont besoin de la coopération des principales autres fonctions de l’esprit (mémoire, imagination, anticipation, jugement, rai-sonnement, etc.), sans lesquelles généralité, mise en relation, causalité, ne seraient pas saisissables par l’esprit.Ainsi, il y a des objets, même parmi les réalités sensibles, c’est-à-dire susceptibles d’être atteintes par les sens, qui ne peuvent être atteints effectivement par eux que du fait d’une démarche, d’une élaboration méthodique, conceptuelle et instrumentale (dont la science donne le modèle le plus manifeste et le plus travaillé) ; cette élaboration suppose l’exercice de toutes les fonctions de l’esprit, et pas de la seule sensibilité entendue comme réceptivité passive : des fonctions qui mettent en oeuvre des représentations proprement intellectuelles ou rationnelles, idées, concepts et opé-rations de l’esprit par lesquelles les représentations sensibles fournies par les sens sont transformées en connaissances véritables. La connaissance nécessiterait la rencontre et la synthèse de ce que les sens nous fournissent (la constatation que ce que nous nous représentons correspond bien à ce que nous saisissons dans la réalité) et ce que l’intellect nous fournit (la mise en forme et en ordre des informations auxquelles les sens nous donnent accès, réalisée au moyen des idées, concepts et opérations d’identification, de distinction, de comparaison, de mise en relation causale, etc.).

[III. Le problème de l’origine des idées générales et de celle de cause, sans lesquelles la connaissance n’est pas possible - La réponse apportée jusqu’ici à notre question initiale n’est peut-être pas encore définitive. Le problème qui se pose maintenant est de savoir d’où viennent ces représentations (idées, concepts, opé-rations), si on ne peut les faire venir des sens][Transition] Il semble nécessaire de reconnaître, avec les « rationalistes »25, qu’il y a dans l’esprit des principes (intellectuels, rationnels), qui organisent et règlent le fonctionnement de l’expérience sensible, de telle sorte que l’on puisse en tirer de véritables

25. On les appelle « rationalistes », en un certain sens, ou bien aussi « idéalistes », dans la mesure où ils semblent attribuer à la raison et à des idées le rôle de fondement déc isif dans la connaissance.

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connaissances (sinon on n’obtiendrait que de simples enregistrements d’impressions ponctuelles et sans liaison, mais jamais la perception d’un objet identifié, déterminable, reconnaissable, connaissable objectivement). Il faut bien qu’existent, d’une manière ou d’une autre, dans notre esprit, indépendamment et avant toute expérience, les idées et principes rationnels qui ne peuvent être fournis par aucune expérience sensible (par exemple, l’idée de Dieu, mais aussi bien celle d’infini, d’infiniment grand, de totalité, d’Univers, mais aussi les principes et axiomes des mathématiques et de la logique, etc.). Si bien qu’il faut dire qu’il y a dans l’esprit deux sources de toute connaissance « actuelle » (c’est-à-dire : en tant qu’elle est effective, pendant qu’elle est effectuée dans l’esprit, au moment où on y est présent et attentif) : la sensibilité et la raison. Toutes les connaissances objectives, même celles qui sont fondées sur l’expérience, sont la rencontre entre ce que les sens peuvent nous fournir et des représentations purement intellectuelles. Si l’on appelle génériquement « idées »26 toutes les représentations qui sont dans notre esprit au moment où nous pensons quelque chose, on peut appeler les représentations purement rationnelles « idées innées », c’est-à-dire des idées qui sont dans notre esprit, en nous, sans avoir eu à être produites par nous (contrairement aux idées qui sont forgées par notre imagination), et qui ne viennent pas non plus de l’expérience, puisqu’elles la précèdent et l’organisent. Elles sont nées en même temps que notre esprit, en quelque sorte, même si elles se développent avec l’âge, l’éducation et l’expérience.

Cependant on peut soutenir, avec les « empiristes », que les principes rationnels eux-mêmes viennent de l’expérience sensible seule et se forment progressivement sans que l’on ait à supposer leur existence originaire dans notre esprit depuis notre naissance. Le débat semble relever maintenant de la psychologie génétique : si on l’étudie de ce point de vue, l’esprit apparaît bien comme ayant un développement constant depuis la naissance, et l’on appelle précisément « maturité » le moment où le sujet est capable de penser et de connaître en mettant en œuvre les principes rationnels que nous avons identifiés. La psychologie génétique nous montrant que les capacités rationnelles de l’esprit adulte sont incomparablement plus développées que celles de l’enfant qui vient de naître, faut-il en conclure qu’à sa naissance il ne serait doté que de la capacité de sentir, et que tout dans l’esprit, y compris ses capacités rationnelles, est acquis progressivement jusqu’à la maturité par un esprit réduit originairement à de simples capacités de sensibilité réceptive et passive (qui, elle seule, est supposée donnée), du fait du simple exercice de cette sensibilité ?

Le problème est donc, maintenant, de savoir d’où peuvent venir les idées générales et de cause, sans lesquelles la connaissance n’est pas possible27. Les sens sont-ils capables de produire par eux-mêmes les idées générales et causales ? Ou bien les fonctions intellectuelles (rationnelles) de l’esprit sont-elles originairement distinctes de la sensibilité et s’y ajoutent-elles dans la connaissance ? Dans cette hypothèse, comment rendre compte, alors, du fait que constitue la genèse psychologique de l’esprit, qui montre que les capacités rationnelles apparaissent et se développent progressivement ?

Notre problème prend maintenant la forme de celui de l’origine des idées et des principes de la raison. Nous avons cherché à répondre à notre question initiale, d’abord (partie I), en envisageant ses termes (« connaissance » et « sens ») de diverses manières, en sorte de faire apparaître en quel cas elle constituait un problème (une difficulté véritable), et il est apparu que c’était quand il s’agissait de la connaissance vraie et fiable et de la sensibilité comme rapport de réceptivité passive à l’égard d’un objet déterminé ; ensuite, nous avons cherché à répondre à la question ainsi comprise, d’abord (partie II), en nous plaçant donc au point de vue de la diversité des sciences bien constituées et reconnues, et en nous demandant, dans un premier temps (II-1), si toutes les connaissances qu’on y trouve étaient issues de l’expérience sensible ; or, dans les mathématiques, à l’évidence la vérité des connaissances ne relève pas de l’expérience mais du raisonnement pur ; les représentations sensibles, figures ou symboles, n’y sont que des aides et des supports pour le raisonnement, ou encore des occasions. Puis, dans un second temps (II-2), en nous plaçant au point de vue des sciences dont l’objet ne peut être atteint que par l’expérience, nous nous sommes demandés si tou-tes les connaissances étaient fondées sur la seule expérience sensible, même dans les sciences expérimentales ; or, il est apparu que, dans ces sciences, le recours à l’expérience et aux sens en dernière instance comme moyen de contrôle de la réalité et de la vérité du discours sur elle, était méthodique, c’est-à-dire se fondait sur une réflexion rationnelle qui justifiait, calculait, inventait des moyens théoriques et instrumentaux de l’expérience (appelée alors parfois « expérimentation ») : non seulement les sens ne sont donc pas seuls à jouer un rôle dans la connaissance scientifique, mais leur rôle dans l’accès à la connaissance objective expérimentale dépend de la justification rationnelle que la réflexion méthodologique doit apporter à propos de chaque nouvel objet d’investigation (à propos de chaque progrès, et non pas une fois pour toute par le moyen d’une réflexion philosophique générale). Enfin (II-2.4), en nous plaçant au point de vue de la psychologie de la connaissance, nous avons examiné quelles facultés ou fonctions de l’esprit étaient requises pour rendre compte d’une connaissance objective « actuelle » (c’est-à-dire effective, en train d’être effectuée) ; or, il est apparu que les fonctions de la sensibilité et la rationalité devaient être conjointes, d’une manière ou d’une autre, pour que la connaissance objective soit effective. Maintenant (partie III), notre analyse nous a conduit à donner à notre problème la forme de la recherche de l’origine des connaissances, des principes des connaissances et des vérités, voire des fonctions de l’esprit en situation de connaître objectivement, d’un point de vue de psychologie génétique, cette fois-ci.

26. Descartes (lettre à Mersenne de juillet 1641) : « J’appelle généralement du nom d’idée tout ce qui est dans notre esprit lorsque nous concevons une chose, de quelque manière que nous la concevions ». Les idées peuvent être dites « adventices », quand elles nous arrivent par les sens ; « factices », quand elles sont forgées par notre imagination, composant divers éléments sensibles différemment de la manière dont on peut en trouver le modèle dans la réalité sensible ; « innées », quand on peut dire qu’elles sont nées avec notre esprit (mentibus nostris ingenitae, innatae).

27. Voir encadré ci-dessus.

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[III-1 Les « empiristes » : il n’y a rien d’inné dans l’esprit, tout est engendré et acquis]

Ceux que l’on appelle les empiristes (comme J. Locke) soutiennent la possibilité d’une genèse psychologique de la raison, de l’intelligence, des principes rationnels de l’esprit, à partir du seul usage des sens, et d’un enrichissement progressif de l’esprit en « rationalité ». Ils pensent qu’il n’est pas nécessaire de supposer qu’il y ait des idées innées pour rendre compte de l’origine de nos connaissances, de la manière dont nos connaissances sont formées28 : il leur semble que, même si, à un moment donné, la connaissance expérimentale met en œuvre des représentations (idées, concepts, opérations) qui ne sont pas ce dont elle fait l’expérience actuellement et qui semblent bien la précéder dans la mesure où elles contribuent à rendre possible cette expérience même (en la formant, en la mettant en forme et en ordre), ces représentations ont cependant été formées à partir d’expériences antécédentes. Toutes ces représen-tations, qui sont mises en œuvre dans la formation des connaissances, qui ne sont pas fournies, sur le moment, directement, par les seuls sens, seraient cependant fournies elles-mêmes à l’origine par les sens. On peut soutenir cela au moyen de deux ordres d’arguments complémentaires.

[III-2.1] D’abord, l’existence d’idées innées, c’est-à-dire déjà formées, « toutes faites », en quelque sorte, dans l’es-prit, ne semble pas correspondre à un fait que l’on puisse observer. Si c’était le cas, en revanche, on pourrait « lire » ces idées dans l’esprit, comme on lit des pensées effectivement formulées, des énoncés, des phrases dans un livre. Or, quand nous pensons, jamais l’expérience que nous faisons alors n’est celle d’une sorte de lecture d’énoncés déjà formés, ni de l’ob-servation d’une réalité (signifiante) déjà constituée : penser, même s’il s’agit de pensées générales et abstraites dont aucun exemple ne se trouve dans la réalité extérieure (comme l’idée d’infini, de totalité de l’univers, etc.), consiste, comme on le dit simplement, à chercher, à faire un effort d’élaboration pour trouver ce qu’il faut penser, comment il faut se le représen-ter, comment il faut le dire, quelle est la formulation la meilleure, la plus juste, la plus précise ; même quand nous éprouvons qu’une idée « s’impose avec évidence et nécessité à notre esprit » (comme une vérité purement rationnelle, c’est-à-dire où nous ne faisons que raisonner, comme quand nous reconnaissons la nécessité de ne pas se contredire quand nous préten-dons dire la vérité, ou quand nous faisons des mathématiques), cela n’a rien d’une lecture, et nous faisons l’expérience non pas de la présence d’une idée déjà là et déjà constituée, mais de la nécessité d’un effort au moins d’attention et de concen-tration, pour que la nécessité et l’évidence de cette idée s’imposent et soient reconnues, s’actualisent, comme dit Leibniz.

[III-2.2] Mais (deuxième argument), alors qu’aucune expérience ne semble montrer qu’une idée quelconque puisse être dans l’esprit toute constituée de tout temps comme un enseignement qu’il n’y aurait qu’à recueillir, on peut, en revanche, soutenir que toute expérience sensible est plus activement instructive qu’on ne l’a dit jusqu’ici. En effet, on peut penser que l’expérience elle-même est capable de fournir et de faire acquérir progressivement ces représentations fondamen-tales et structurantes que l’on trouve nécessairement à l’œuvre comme moyen de formation et d’organisation de toute expérience élaborée et scientifique : par la simple répétition d’expériences semblables ou proches, est rendue possible la généralisation, c’est-à-dire la représentation de quelque chose d’identique, que l’on identifie et que l’on distingue de ce qui est autre au milieu d’une série de différences plus ou moins importantes ; de même la répétition d’expériences sem-blables ou proches suffit à faire apparaître l’ensemble des relations entre les choses observées (pas seulement d’identité, de différence, de ressemblance), et donc, en particulier, les relations régulières (voire constantes) de concomitance ou d’incom-patibilité, ou bien de succession, voire de causalité. Autrement dit, l’expérience au sens de l’expérience élaborée (telle que celle que la science cherche à construire et à perfectionner sans cesse), commence (au moins) à se constituer elle-même par la répétition des expériences sensibles les plus rudimentaires. Toutes nos connaissances ne sont sans doute pas fournies à tout moment par l’expérience sensible ; mais les représentations intellectuelles qu’il faut à chaque fois y intégrer pour élaborer cette dernière, viennent à l’origine de l’expérience sensible, d’expériences antécédentes et plus rudimentaires (moins élaborées).

[III-2.3] On doit noter qu’il convient, dans ces conditions, de modifier la conception que l’on se fait des sens et de la sensibilité, parce qu’il ne convient donc pas de les réduire entièrement à une fonction de réceptivité passive : il y a dans l’expérience sensible, du simple fait que, conformément à sa nature, elle s’étend dans le temps et se répète, une puissance active de généralisation, d’identification, de distinction, de saisie des relations. Autrement dit, d’un point de

28. Leibniz fait dire à Philalèthe, représentant Locke, dans les Nouveaux essais, que « pour réfuter l’erreur de ceux qui en admettent [des idées innées], il suffirait de montrer, comme il paraîtra par la suite, qu’on n’en a pas besoin, et que les hommes peuvent acquérir toutes leurs connaissances sans le secours d’aucune impression innée » (p. 58). D’où la méthode des empiristes, qui consiste à s’efforcer de montrer que l’on peut, en supposant que l’esprit est dépourvu de toute qualité autre que la pure réceptivité des impressions venant de la réalité sensible (comme un tableau ou des tablettes comme celles sur lesquelles les Anciens écrivaient), rendre compte de toute connaissance des réalités extérieures : « Il s’agit de savoir si l’âme en elle-même est vide entièrement comme des tablettes où l’on n’a rien écrit encore (tabula rasa) suivant Aristote et l’auteur de l’Essai [c’est-à-dire J. Locke], et si tout ce qui y est tracé vient des sens et de l’expérience, ou si l’âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions » (p. 37). Aristote, dans le traité De l’Âme (III, 4, 420 a 1), écrit que l’intellect est comparable « à une tablette où il n’y a rien d’écrit actuellement ». Locke, dans son Essai sur l’entendement humain (II, 1, § 2) : « Supposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase ».

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vue psychologique, on pourrait critiquer la conception qui considère les sens et la sensibilité comme une fonction de l’esprit dans notre rapport au monde, qui serait isolée des fonctions plus intellectuelles et rationnelles comme la mémoire, l’imagination, le calcul, le jugement. Si l’on réduit les sens à une fonction de pure réceptivité passive, ils ne peuvent rendre compte de façon effective d’aucune de nos connaissances, si simple soit-elle, ni même de la moindre représentation. Le rôle de la sensation paraît se réduire à presque rien dans la réalité de la connaissance, à une fonction abstraite dans l’analyse de la connaissance et d’abord de notre rapport au monde : une dimension d’un acte complexe de l’esprit, que l’on peut isoler par analyse, mais qui n’a aucune existence ni autonomie propres. On peut penser que c’est trop intellectualiser le rapport au monde, y compris dans la connaissance, que de relativiser à ce point la place et le statut de la sensibilité. Même si la connaissance objective et scientifique consiste toujours à dépasser la sensibilité et à s’en éloigner, on peut soutenir que celle-ci peut avoir cependant une consistance propre (sinon elle ne risquerait pas de constituer un obstacle à la connaissance scientifique, souvent dénoncé de Platon à Bachelard). Il vaudrait donc mieux rapporter originairement à la sensibilité elle-même les fonctions de généralisation, d’identification et de distinction, de mémoire, d’imagination, d’anticipation et de jugement. Sentir et percevoir, c’est toujours percevoir quelque chose de déterminé, d’identifié par rapport à une classe générale d’objets et de distingué par rapport à d’autres : on perçoit toujours ceci ou cela (un chien ou un chat, ou un animal, ou un être plus indéterminé), c’est-à-dire une réalité qui a d’emblée une certaine détermination (un certain degré de détermination), même si cela correspond à une erreur ou à une illusion et même si celle-ci se modifie ensuite (après accommodation visuelle, par exemple, ou vérification méthodique). L’ensemble des fonctions de l’esprit que nous avons évoquées, y compris celles qui semblent « intellectuel-les » comme la mémoire et le jugement, sont d’emblée à l’œuvre dans la sensibilité, et l’on peut dire que sentir ou percevoir, c’est toujours, en même temps, juger ; c’est cela qui fait que les sens peuvent nous tromper, nous donner des croyances erronées ; mais c’est ce qui fait aussi que les fonctions intellectuelles à l’œuvre dans un travail méthodique peuvent s’y appliquer et les rectifier. Percevoir, c’est toujours identifier, c’est-à-dire se souvenir de ce qu’on a perçu de ressemblant, de semblable et de différent, c’est toujours généraliser, mettre en relation ; et cela suffit pour percevoir des régularités et des causes. Tout ce qui est le plus intellectuel dans la connaissance peut venir de l’exercice de la perception, si on ne s’en fait pas une conception étroite et abstraite.

Dans ces conditions, si l’on comprend la nature de la sensibilité comme inséparable de l’activité de l’intelligence et de l’esprit dans son ensemble, on reconnaîtra que les sens ne semblent sans doute pas suffire, à un moment donné, pour fournir des connaissances objectives, validées et fiables : pour cela l’élaboration méthodique de la science devrait être requise ; mais rien de ce que la science peut construire n’a de sens objectif en dehors du rapport que cela peut avoir à une expérience possible ; d’autre part, les sens suffiraient pour fournir des connaissances complètes en leur genre, qui sont certes susceptibles de donner lieu à l’erreur voire l’illusion, et doivent, dans ces conditions faire l’objet d’une élaboration méthodique pour devenir des connaissances objectives scientifiques ; mais cette élaboration prolonge un mouvement d’élaboration (généralisation, identification, distinction, mise en relation) qui est engagé déjà par la plus rudimentaire des expériences sensibles (perception). Tout ce qui est représentation et opération intellectuelles, dans l’esprit adulte et capable de connaissance objective et fiable, est advenu progressivement à partir d’expérien-ces sensibles et, en ce sens, on peut soutenir que toutes nos connaissances proviennent originairement de nos sens, même si elles n’en sont pas, à tout moment, tirées actuellement.

[III-3 Critique leibnizienne de l’empirisme]Mais la connaissance, à vrai dire, ne suppose pas seulement des représentations des choses, qui soient générales, relationnelles et causales ; une connaissance véritable doit pouvoir être universelle et nécessaire. Or l’universel et le nécessaire ne sont pas les objets d’une expérience possible mais les conditions d’une connaissance achevée.

[III-3.1 Le point de vue des conditions de possibilité d’une connaissance vraie : un point de vue de droit (il s’agit de rendre compte non pas du fait de la connaissance mais de la possibilité de sa validité)]

Universalité et nécessité sont étroitement solidaires : est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être, qui vaut dans tous les cas, qui ne dépend donc pas de cas, d’exemples ; et l’on peut dire la même chose de l’universel : est universel ce qui vaut dans tous les cas, qui ne dépend pas des cas. La véritable universalité n’est pas une généralité très étendue, c’est une universalité nécessaire ; une véritable nécessité est ce qui vaut pour la totalité absolue de ce qui est envisagé. Nécessité et universalité n’ont de sens que par rapport à une totalité. C’est ce qui fait que la nécessité et l’universalité ne peuvent pas faire l’objet d’une expérience. L’expérience, portant par principe sur des cas, peut, grâce à la mémoire, apporter à une connaissance une généralité que l’on peut étendre progressivement sans fin, et faire apparaître, pour une succession causale observée, une généralité de plus en plus étendue ; mais elle ne peut, par principe, voir ou faire apparaître la nécessité et l’universalité, qui sont toujours d’un autre ordre que tous les cas qui peuvent s’observer. Une observation répétée même un très grand nombre de fois, peut donner un sentiment de confiance, d’assurance qu’il en sera toujours ainsi ; le fait qu’un phénomène ou une succession de phénomènes se répètent à l’identique sans aucune exception, peut conduire à bon droit à penser que l’on a affaire à une vérité (expérimentale) ; mais il n’est pas sûr, du simple fait que cela se répète, qu’il en sera toujours ainsi ; et, lors même que je peux observer qu’il est vrai que cette répétition est constante, je ne sais pas pourquoi : le vrai « pourquoi » le pourquoi nécessaire, la cause véritable est la cause nécessaire et suffisante, celle qui cause à tout coup et ne peut pas ne pas causer. Or, même si je constate de la manière la plus constante une succession entre des phénomènes et même s’il se trouve que cette succession correspond effectivement à une cause, ce qui fait

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que cette cause est effectivement la cause nécessaire et suffisante, la nécessité de la cause, cela ne peut se constater. La simple succession n’est pas toujours causale ; seule peut être constatée la succession, mais non pas la causalité elle-même. La nécessité n’est pas objet d’une expérience sensible. C’est l’objet d’une démonstration purement rationnelle.

Nous l’avons aperçu précédemment, les mathématiques, comme discours purement rationnel fondé sur la démonstration de la nécessité, constituent un domaine d’objets dont la connaissance ne peut être fournie par les sens (même si la recherche mathématique de cette nécessité a besoin en général des sens comme aide, support, guide, stimulant, et même si, d’autre part, les connaissances mathématiques, une fois constituées, peuvent être « appliquées » à la réalité sensible, comme on le fait en physique). Nous apercevons maintenant, que même dans le domaine des connaissances qui relèvent de l’expérience et donc conservent toujours un lien avec la réalité sensible comme condition de possibilité, il n’y a de connaissance véri-table que du point de vue de la nécessité et de l’universalité ; or, si l’on peut concevoir, d’un certain point de vue, que généralité, identité, différence et causalité peuvent être fournies originairement et progressivement par l’expérience sensible, cela ne peut pas être le cas de la nécessité et de l’universalité. « L’esprit prend les vérités nécessaires de chez soi », comme dit Leibniz (Nouveaux essais, livre I, chap. 1) : la nécessité des vérités ne peut lui venir de la considération des réalités extérieures, qui peuvent lui apporter tous les enseignements sauf celui-là ; le sentiment et la reconnaissance de la nécessité ne peuvent venir que de lui-même. Ce qui est dans l’esprit originairement sans pouvoir être reçu de l’expérience sensible (ce qui est « inné », comme dit Leibniz) et qui est requis également pour rendre possible l’élaboration d’une expérience qui constitue une véritable connaissance scientifique, objective et nécessaire, ce sont les principes les plus élevés dans lesquels s’exprime et se reconnaît la nécessité (le principe de non-contradiction, les axiomes premiers des mathématiques, etc.).

[III-3.2 Le point de vue de la psychologie de la connaissance : un point de vue sur les faits (il s’agit de montrer comment la doctrine des idées innées, si elle est bien comprise, rend compte des faits observables mieux que l’empirisme classique)]

Reste alors, notamment pour éviter les principaux malentendus, à caractériser positivement29 la manière dont ces premiers éléments, ces « idées innées », comme Leibniz les appelle, « sont dans l’esprit », conformément à ce que nous montre l’expérience de la réalité (qui ici est réalité psychologique). Ce ne sont pas des énoncés que l’on pourrait trouver écrits, comme en un livre, dans notre esprit, que l’on pourrait consulter et qui nous donneraient des indications compa-rables aux enseignements des maîtres qui nous instruisent (ce qui impliquerait, entre autres, que nous pourrions aussi ne pas les suivre). « Il ne faut point s’imaginer qu’on peut lire dans l’âme ces éternelles lois de la raison à livre ouvert », comme, en lisant un texte réglementaire, on apprend ce qu’il faut faire « sans peine et sans recherche » (Nouveaux Essais, p. 35) ; en réalité, ces idées innées « ne sont que des habitudes naturelles, c’est-à-dire des dispositions et des attitudes actives et passives » (p. 86). C’est la différence entre le virtuel et l’actuel, qui permet de s’en faire une idée juste : ces idées fondamentales ont à être recherchées ; elles ne sont pas nécessairement aperçues et comprises actuellement (effectivement), à tout moment ; pour qu’elles correspondent à la fonction nécessaire qu’on leur a reconnue, c’est-à-dire qu’on puisse dire qu’elles sont dans l’entendement, il suffit, dit Leibniz, qu’elles puissent y être trouvées (p. 63), par l’exercice de la réflexion qui se rend attentive et de l’analyse. Ces « idées innées » ne sont donc pas des énoncés que l’on pourrait lire, ni des ordres explicites et univoques que recevrait notre esprit : « ce n’est donc pas une faculté nue qui consiste dans la seule possibilité de les entendre : c’est une disposition, une aptitude, une préformation, qui détermine notre âme et qui fait qu’elles en peuvent être tirées » (ibidem). Ces « idées innées », ces principes de toute connaissance qui atteint le niveau de la nécessité, ne sont donc pas eux-mêmes des connaissances, pas des connaissances « expresses » mais des connaissances « implicites », pas des connaissances « actuelles » mais « virtuelles ». Passer de l’implicite et du virtuel à la considération expresse et actuelle, c’est ce qui ne peut se réaliser que par un effort de réflexion, de clarification des relations entre les éléments de ce qui est pensé, ou bien de prise de conscience claire et distincte du principe de ce que nous pensons (et que Leibniz appelle « aperception »). Ces principes premiers orientent la pensée sans que nous en ayons toujours conscience et, en tout cas, avant que nous en prenions conscience et connaissance : « on se sert à tout moment du principe de contradiction (par exemple) sans le regarder distinctement, et il n’y a point de barbare qui, dans une affaire qu’il trouve sérieuse, ne soit choqué de la conduite d’un menteur qui se contredit » (Ibid., p. 61). C’est à peu près comme quand nous

29. Leibniz se pose la question que poseraient les empiristes, comme J. Locke, représenté par le personnage de Philalèthe dans le dialogue des Nouveaux essais : « Mais n’est-il pas vrai que si ces mots, « être dans l’entendement », emportent avec eux quelque chose de positif, ils signifient être aperçu et compris par l’entendement ? » (p. 63). Mais Théophile (représentant Leibniz dans le dialogue) répond que, bien au contraire, « ils nous signifient tout autre chose : c’est assez que ce qui est dans l’entendement y puisse être trouvé ». La réponse de Leibniz est que l’affirmation de Philalèthe non seulement n’est pas vraie mais qu’elle est pré-cisément la source de toutes les incompréhensions. « Être dans l’entendement » signifie y être sous forme de virtualité, mais non pas nécessairement être aperçu actuellement, effectivement, indépendamment d’un effort de l’attention et de toute l’intelligence (l’aperception). Le mode de présence d’une idée dans l’esprit n’est pas celui d’une chose matérielle dans un espace, ou d’une idée dans un livre sous forme d’une phrase écrite ; on ne peut attendre d’une idée qu’elle soit dans l’esprit indépendamment de l’acti-vité de l’esprit par laquelle il se la rend présente « à force d’attention » (p. 35) ; c’est donc strictement que l’on peut dire qu’une idée est dans l’entendement dès que cet entendement peut l’y trouver (par cette activité propre à l’entendement qui s’appelle la pensée, l’attention, l’aperception) ; aucune idée n’est dans l’esprit sous une autre forme, sous un autre mode, que la virtualité (ou alors c’est qu’elle est présente sous la forme d’une phrase d’un énoncé, dont on se souvient « par cœur », ce qui n’est pas tout à fait encore une idée que l’on aperçoit et que l’on pense).

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30. On se reportera, pour plus de précision, à l’annexe � sur « la connaissance morale et pratique », à la suite de la présente leçon page 40, qui examine notre question dans le domaine moral et pratique : nos connaissances morales et pratiques nous viennent-elles de l’expérience sensible ?

31. Se référant à Locke, Leibniz reconnaît lui-même (Nouveaux essais, p. 59) : « Je m’imagine que votre habile auteur a remarqué que sous le nom de principes innés on soutient souvent ses préjugés et qu’on veut s’exempter de la peine des discussions et que cet abus aura animé son zèle contre cette supposition. Il aura voulu combattre la paresse et la manière de penser superficielle de ceux qui, sous le prétexte spécieux d’idées innées et de vérités gravées naturellement dans l’esprit, où nous donnons facilement notre consentement, ne se soucient point de rechercher et d’examiner les sources, les liaisons et les certitudes de ces connaissances. » Leibniz se déclare, quant à lui, entièrement d’accord avec Locke sur ce point et dit qu’il faut chercher à démontrer tout ce qui se présente d’abord comme principe et ne conserver ce statut qu’à ce qui se montre effectivement, après examen sévère, ne pas pouvoir être considéré autrement (cf. encore, p. 60, 82 et 88). Cela se réfère à Locke, Essai sur l’entendement humain, notamment : I, ch.3, § 27 : « Si les principes peuvent et doivent être examinés et mis à l’épreuve, je veux savoir comment les principes premiers et innés peuvent être mis à l’épreuve ; pour le moins, il est raisonnable d’exiger qu’on indique les marques et caractères par où les authentiques principes innés peuvent être distingués des autres, de manière que, devant cette grande variété de prétendants, je puisse être exempt de toute erreur, concernant un point si important que celui-ci. » Cf. aussi : I, ch.4, § 25.

32. L’importance de l’enjeu moral et politique de la question nous a conduit à examiner spécialement, en annexe de la présente leçon (voir annexe �, page 40), la manière dont se présente notre problème, hors du domaine de la connaissance objective, dans celui de la connaissance morale et pratique : quelle y est la part des sens et celle de la raison ?

cherchons à être heureux et à éviter d’être malheureux : c’est une inclination, une tendance en chacun de nous, personne ne songerait à en douter, irrésistible en un sens, bien qu’elle ne nous conduise pas à quelque chose de déterminé, qui existe sans que nous en ayons nécessairement conscience, qui n’a pas besoin d’être apprise, ni par l’expérience ni par l’enseignement, qui ne suppose même pas qu’on ait une idée claire et distincte du bonheur (d’ailleurs cela est peut-être impossible), qui, au demeu-rant, évolue, en général, sans cesse tout au cours de la vie en fonction de l’expérience qu’on en a. Une telle inclination naturelle et très primitive permet de comprendre comment se représenter la manière dont un principe peut être inné en notre esprit30.

De la sorte, ce qui peut paraître mystérieux, voire mystique ou religieux, dans la notion d’idées innées semble disparaître ; on n’y conserve que ce qui correspond à l’expérience effective et objective que nous faisons de la connaissance : lors même qu’elle est sensible, elle repose sur des principes qui l’orientent et ne sont pas des connaissances acquises par l’expérience sensible ; mais ces principes ne sont pas nécessairement des connaissances, c’est-à-dire des connaissances actuelles ; ce sont des principes actifs d’orientation et de régulation de la connaissance avant même d’être consciemment aperçus ; on peut, de la sorte, rendre compte également du fait psychologique qui correspond à la genèse de ces principes dans la conscience lors même qu’ils déterminent (non pas mécaniquement mais comme une tendance forte allant de l’implicite et du virtuel, à l’explicite et à l’actuel) cette même conscience. La doctrine des idées innées rend compte de trois faits fondamentaux qui correspondent à une description objective de la connaissance : 1) pas de possibilité pour l’esprit d’atteindre le vrai, même dans le cas de la connaissance par expérience, sans mise en œuvre de principes ; 2) ces principes ne nous sont pas donnés à connaître tout simplement, comme s’ils étaient révélés ou comme s’ils étaient écrits en nous et qu’il n’y ait qu’à les lire ; ils doivent être découverts par un effort d’attention, de réflexion, de raisonnement ; 3) il y a une genèse psychologique de l’esprit de l’individu et de sa capacité à connaître objectivement. Mais, si la doctrine des idées innées rend compte des faits empiriques que l’étude psychologique fait apparaître, on peut se demander pourquoi les empiristes lui ont opposé une résistance constante.

[III-3.3 : L’importance de l’enjeu moral et politique de la thèse des « idées innées » : l’inquiétude sur l’autoritarisme voire le des-potisme intellectuel, moral et politique, qui pourrait profiter de cette thèse]

Or, ce qui fait que l’on est hostile à la thèse des idées innées, c’est souvent le sentiment qu’elle conduit à supposer l’action d’une puissance supérieure (Dieu créateur) pour expliquer comment ces idées peuvent être mises dans l’esprit. Ce qui est craint, alors, est que l’on cherche à faire passer ainsi subrepticement l’idée de Dieu comme allant de soi pour expliquer la « présence » des idées innées en nous (c’est lui qui les aurait mises en nous) ; d’autant plus qu’au nombre des idées innées on pourra ensuite placer l’idée même de Dieu (ce qui se trouve, de fait, chez Leibniz) ; mais surtout, même quand on n’est pas hostile à l’idée de Dieu (comme c’est le cas de Locke, par exemple), et en dehors du domaine de la religion, on peut craindre que les idées innées soient une facilité donnée à ceux qui sont en situation de pouvoir et aux esprits tyranniques pour affirmer certaines opinions particulières ou certains préjugés en leur donnant le statut de principe, c’est-à-dire en les mettant hors de toute discussion. La doctrine des idées innées pourrait ainsi favoriser la paresse et l’autoritarisme intellectuel ou social et politique31. Cela est si vrai que, dès le second chapitre des Nouveaux essais, long ouvrage de près de 500 pages portant sur la doctrine des idées innées, Leibniz examine ce qu’il en est du rôle de la sensibilité et des idées innées dans le domaine pratique et moral. C’est que, comme nous l’avons vu, avec l’analyse de la manière dont les hommes cherchent à être heureux, on a une bonne pédagogie, peut-être, du statut et de l’influence en nous de l’idée innée. Mais surtout Leibniz dit clairement, dès le début de l’ouvrage, qu’il ne souhaite pas que l’on s’imagine qu’avec la doctrine des idées innées il cherche à justifier l’autoritarisme intellectuel et moral des despotes intellectuels et des despotes politiques qu’ils servent parfois : il n’est pas question de pouvoir imposer aucun principe en morale ou en politique sous le prétexte que l’on pourrait affirmer qu’il est inné ; tout doit être démontré en morale32.

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Or, à l’opposé, l’effort d’explication empiriste peut sembler être, en revanche, une tentative qui, en cherchant à expliquer les idées les plus élaborées à partir de la supposition d’un esprit réduit à la plus extrême simplicité (celle d’une simple capacité à la réceptivité sensible - la « table rase » -, celle d’un esprit qui tire tout de ce qui n’est pas lui et est donné hors de lui), évite de faire des suppositions inutiles33. Mais l’empirisme semble ne pas rendre compte suffisamment de l’activité et de la spontanéité de l’esprit, qui correspondent à ses fonctions dites intellectuelles ou rationnelles, et l’on peut remarquer que, de façon paradoxale par rapport à ses prétentions, il ne manifeste pas le souci de suivre l’expérience sans préjugé, dès lors qu’il s’agit du domaine de l’esprit et de la psychologie : il a tendance à négliger cette partie du réel qu’est l’esprit lui-même, à ne le tenir pour presque rien, pour une réalité aux qualités quasi inexistantes ou négligeables34 ; or l’esprit humain est loin d’être une réalité simple seulement réceptive (une « table rase », seulement déterminée par l’influence et l’empreinte de ce qui n’est pas elle), et son fonctionnement correspond à une activité complexe et bien particulière (il n’y a, pour s’en convaincre, si besoin est, qu’à le comparer avec l’esprit des divers animaux ou avec les simulations artificielles qu’on essaie d’en construire aujourd’hui), qui ne peut, en tout cas, se réduire à un instrument d’enregistrement. D’autre part, la manière dont Leibniz caractérise les idées innées n’ajoute rien de superflu ou d’arbitraire à la description que l’on peut faire du fonctionnement observable de l’esprit, tenant compte du fait de son activité propre indépendante de la sensibilité, de la liaison de l’activité rationnelle et de la fonction de sensibilité dans la connaissance effective des réalités données, de l’existence d’une genèse dans la prise de conscience des principes de l’activité rationnelle : les « idées innées » étant ainsi conçues, il n’est pas nécessaire de se demander qui a pu les mettre dans l’esprit, ni où, ni comment (que ce soit Dieu ou non peut avoir une importance religieuse très grande, évidemment, mais cela ne change rien au fait que nous observons que l’esprit humain fonctionne de telle et telle manière quand il connaît) ; dire que les « idées innées » naissent avec l’esprit dans lequel une puissance mystérieuse et toute puissante les aurait introduites, ce n’est que manière de parler ; on peut dire qu’elles sont l’esprit même, dans ce qu’il a de déterminé, dans sa structure, dans ses potentialités et virtualités, dans son activité et son fonctionnement. C’est l’esprit lui-même tout entier, pourrait-on dire, qui est inné, au sens que donne Leibniz à ce terme : né avec nous même (connatus), comme une disposition non indéterminée et cependant non actualisée, préparant à certaines attitudes et activités spontanées (pourvu qu’une genèse et l’occasion les actualisent) et à une certaine passivité et réceptivité,

33. Cf. ce que Leibniz fait dire à Philalèthe, le représentant de l’empirisme : « Et pour réfuter l’erreur de ceux qui en admettent [des principes innés], il suffirait de montrer, comme il paraîtra par la suite, qu’on n’en a point besoin, et que les hommes peuvent acquérir toutes leurs connaissances sans le secours d’aucune impression innée » (Nouveaux essais, p. 59). La force de l’argumen-tation empiriste n’est pas de prétendre faire une description de l’esprit qui apprend qui soit fidèle à l’expérience en le réduisant à l’expérience des sens, mais de montrer que l’on n’aurait pas besoin de supposer autre chose que les sens pour rendre compte de ce qu’il apprend (telle est du moins l’interprétation généreuse de Leibniz). Mais cette méthode conduit paradoxalement l’empiriste à nier presque entièrement la réalité de l’esprit, qui est tout sauf une « table rase », une feuille d’enregistrement, un dispositif de réception passive du monde extérieur ; car ce que l’expérience nous apprend avec le plus d’évidence, c’est qu’aucun esprit n’est passif et neutre devant la réalité, même du point de vue de sa réception : les informations reçues du monde extérieur par un esprit ne le sont jamais de manière neutre et purement passive, elles sont « informées » (c’est-à-dire mises en forme) par le système de réception (le système perceptif pour la réception sensible) ; il n’y a pas de système de réception qui soit neutre et passif, pas de dispositif matériel de réception, qui ne réagisse pas de telle ou telle manière au contact avec un objet matériel. La supposition empiriste de la « table rase » neutre et purement réceptive est une aberration technologique, qui ne correspond à aucune expérience possible. Même la matière la plus neutre et la plus inerte apparemment réagit en fait au contact avec une autre matière, et, comme elle comprend en elle des différences, même si elles sont fort subtiles et quasiment insensibles (que la matière soit dure comme du marbre ou molle comme de la cire, dureté et mollesse sont variables, à vrai dire, selon les zones et les points de la matière, même si c’est insensiblement), sa réaction n’est pas celle d’une simple réception toute passive de formes : l’empreinte (dans le cas d’une matière molle comme de la cire où on écrirait, comme sur les tablettes de l’Antiquité) ou la forme sculptée (sur une matière dure comme le marbre) sont dans tous les cas le résultat de l’information venant de l’action extérieure et de celle venant des spécificités de la matière qui reçoit. La réaction d’une matière inerte est déjà un système différencié de réactions ; alors, quand il s’agit d’un vrai système organique complexe, comme l’est à l’évidence un esprit, il est encore bien plus irréaliste de ne pas concevoir sa réaction comme étant toujours une véritable activité spontanée différenciée. Cf. les analyses de Leibniz (Nouveaux essais, notamment préface) sur l’idée de tablettes à écrire et sur la manière dont une figure peut sortir du ciseau du sculpteur, certes, mais aussi de la résistance différenciée d’un bloc de marbre qui possède des veines.

34. Locke ne tient compte de la réalité propre de l’esprit comme capable de réaliser des « opérations » telles que « apercevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir », seulement pour reconnaître qu’il s’agit de réalités, d’une zone de la réalité, dont on ne peut faire l’expérience par les sens externes mais seulement par ce sens interne qui correspond à la réflexion : il s’agit pour lui de faire apparaître que même la pensée et tout ce qui est le plus intellectuel dans l’esprit, on y a accès par une sorte d’expérience ; mais, que la conscience que l’on a de penser soit à la fois une pensée et quelque chose comme une expérience interne, ne démontre pas que toute pensée soit une expérience ; dans ces conditions, l’expérience intérieure que, par la réflexion, l’on fait des opéra-tions de l’esprit, devrait conduire à tenir compte de leur existence comme précédant ce que l’expérience sensible en général peut apprendre et faire acquérir. L’esprit avec ses opérations précède et l’expérience externe à laquelle il peut participer et l’expérience interne qu’il peut en faire. Leibniz fait remarquer (dès la préface) que Locke « reconnaît deux sources de nos connaissances : les sens et la réflexion », et que, dans ces conditions, il ne peut être très loin d’accorder ce qui est l’argument principal leibnizien : il y a quelque chose qui ne peut venir de l’expérience et des sens, et qui est au moins l’esprit lui-même.

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susceptibles elles aussi de participer à la genèse de l’esprit et de l’être. C’est que, comme Leibniz avoue aimer à le répéter (p. 83), « nous sommes innés, pour ainsi dire, à nous-mêmes » : les idées innées ne sont rien d’autre que la réalité objective de l’esprit, tel qu’il fonctionne et est capable de fonctionner, de même que l’esprit n’est, d’une certaine manière, rien d’autre que notre être lui-même en tant que nous sommes susceptibles de nous actualiser, c’est-à-dire d’être constamment davantage que ce que nous avons été fait et qui nous a été donné (ce à quoi, en revanche, tendent à nous égaliser notre passivité et notre réceptivité). On n’est conduit à dire qu’il y a dans l’esprit des idées innées, pour caractériser de façon réaliste la nature et le fonctionnement de l’esprit en acte, que dans la mesure où l’on commence par se représenter l’esprit comme une réalité inerte et dépourvue de tout autre pouvoir et qualité que la passivité et la réceptivité, ce par quoi on le rapproche le plus d’une chose plus encore que d’un animal35. C’est pourquoi, au principe de la doctrine empiriste qui soutient qu’il n’y a rien (pas de connaissance, pas d’idée, pas de principe) dans l’intellect qui ne vienne des sens, Leibniz peut répondre : « il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait été d’abord dans les sens, si ce n’est l’intelligence elle-même » (p. 92). Il souligne de la sorte, de façon elliptique et élégante, qu’il n’ajoute rien, avec les « idées innées », à ce que l’on appelle « l’esprit » ou « l’intellect », (et d’une certaine manière, à l’être de l’homme) pourvu qu’on en donne une description conforme à l’expérience la plus partagée, c’est-à-dire, notamment, qu’on prenne acte du fait qu’il a une structure et un fonctionnement propres. La réponse est si profonde, qu’elle semble presque dissoudre le problème, car nier l’existence des idées innées en ce sens, reviendrait quasiment à nier l’existence de l’intellect lui-même et de l’esprit humain dans sa spécificité.

[III-3.4 Conciliation entre le point de vue du droit (analyse transcendantale de la connaissance du vrai) et celui des faits (la genèse psychologique de l’esprit qui connaît)]

Une psychologie physiologique et généalogique de l’esprit et des idées36 (ce qu’on peut appeler de façon plus moderne une « psychologie génétique »), qui est une étude qui s’occupe et est soucieuse des faits, se trouve conciliée ici avec une étude des principes de la connaissance qui sont indépendants et antérieurs en droit (non pas en fait, ce serait un autre problème) par rapport à l’expérience (étude qu’on peut appeler « transcendantale », au sens de Kant, c’est-à-dire étude des principes qu’on doit supposer être ceux de la connaissance pour que l’on puisse comprendre sa capacité à atteindre vérité, universalité, nécessité). Grâce à sa conception des idées innées et à sa manière de ramener tout ce qu’on pouvait appeler avant lui « idées innées », pourvu que ce soit indiscutable, à l’esprit lui-même et à son fonctionnement propre, quel qu’il soit, Leibniz fait apercevoir de façon saisissante, qu’il n’y a pas de raison véritable d’opposer psychologie empirique de l’esprit et métaphysique de l’esprit, en tout cas pas de motif lié à une vraie psychologie ou à la métaphysique voire à la religion : une psychologie empirique de l’esprit n’a pas besoin de faire appel, pour « l’introduire » dans l’esprit, au rôle d’aucun principe particulier (qui pourrait paraître étranger, incontrôlable, douteux), autre que l’esprit lui-même ; et une métaphysique (ou plus exactement, une analyse transcendantale) de l’esprit n’a pas à craindre la critique de la psychologie empirique, pourvu qu’elle admette qu’elle ne décrit pas le fonctionnement effectif et factuel de l’esprit, mais qu’elle analyse les conditions (de droit) du fonctionnement de l’esprit susceptibles de faire comprendre comment il peut atteindre le vrai, le nécessaire, l’universel. De fait, après Leibniz, la question des « idées innées » a eu tendance à ne plus apparaître comme un vrai problème parmi ceux qui ont attiré la réflexion des plus grands philosophes (alors que de Descartes à Leibniz, le problème était dominant chez tous), et l’utilisation de l’expression tend à tomber en désuétude. Kant, peu de temps après Leibniz, ne parle plus d’idée ou de principes « innés » mais « a priori » (c’est-à-dire indépendants de l’expérience plutôt qu’antérieurs à elle), d’un point de vue qui se veut « transcendantal » et résolument pas psychologique et physiologique. C’est qu’il n’y a plus de rivalité entre les deux points de vue ; il y a une différence assumée ; et ce qui peut susciter la recherche philosophique n’est plus le point de vue psychologique, mais transcendantal.

35. Car, à l’évidence la plus commune, et comme la psychologie animale le sait bien, l’animal lui-même est tout sauf « passif »(exclusivement passif) : tout dans ce qui est caractéristique de son comportement propre correspond au contraire à une attente exclusive orientée par quelques thèmes ou objets, qui dessinent et forment activement son « monde propre environnant » (Umwelt), qui seul existe pour lui, découpé sur la « contrée environnante » (Umgebung), monde spatial, physique et objectif, qui n’existe qu’incidemment comme tel pour lui (cf. les travaux de J. von Uexküll, grand éthologue animal allemand de la première moitié du XXe siècle).

36. C’est la manière dont Kant (Critique de la raison pure, Déduction transcendantale des concepts purs de l’entendement, § 13) caractérise l’entreprise d’un empiriste tel que Locke : Locke cherche à rendre compte de la connaissance comme de la fonction d’un organisme naturel (« physiologie ») dont on décrit la formation et le développement (« genèse », « généalogie ») ; les idées les plus générales sont « dérivées » à partir des expériences les plus simples : de la sorte on décrit peut-être de façon correcte la formation des idées comme une succession de faits psychologiques et naturels, mais on ne se demande pas comment il peut se faire qu’à un tel processus naturel puisse correspondre l’établissement de quelque chose qui, comme vérité, objectivité, nécessité, universalité, soit de l’ordre non des faits mais de la valeur, non du donné naturel mais du droit. Examiner la connaissance non du point de vue des faits naturels et de la psychologie, mais du point de vue de ce qu’il faut lui supposer « en droit », comme principes a priori, pour qu’elle puisse être connaissance véritable, universelle et nécessaire, ou du moins pour que l’on puisse comprendre comment elle peut atteindre vérité, universalité, nécessité, c’est ce qu’on peut appeler, avec Kant, un point de vue « transcendantal » sur la connaissance.

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[Conclusion] Les sens ne peuvent suffire à nous procurer toutes nos connaissances. En même temps qu’ils montrent ce à quoi ils donnent accès, ils font apercevoir eux-mêmes que plein de choses se cachent derrière ce qui apparaît. Il ne s’agit pas de dire qu’il suffira de prendre son temps pour aller voir : on ne peut tout voir à la fois ; on ne verra jamais tout à la fois. Le monde lui-même, qui est pourtant l’ensemble de tous les objets qui peuvent être vus et dont on peut faire l’expérience, ne peut être vu lui-même ; il ne peut faire, comme tel, l’objet d’une expérience fondée sur les sens. Mais ce n’est pas seulement du côté des objets, que la puissance de connaître des sens rencontre des limites, c’est aussi du côté des principes de la connaissance : les mathématiques sont la preuve exemplaire que certains objets de connaissance scientifique ne peuvent, par principe, faire l’objet d’une connaissance fondée sur l’expérience sensible ; et cependant, les mathématiques peuvent être appliquées à la connaissance du monde sensible. C’est que les mathématiques reposent avant tout sur la nécessité rationnelle pure, qu’aucune expérience sensible ne peut prendre pour objet, mais que, d’autre part, toute connaissance scientifique, même expérimentale, repose sur ces principes qui, comme la nécessité et l’universalité, ne peuvent être tirés expérimentalement de l’expérience ; cette expérience qui, sans eux, cependant, ne serait pas comprise scientifiquement (c’est-à-dire selon sa nécessité et son universalité). Que répondre aux empiristes qui demandent d’où viennent alors ces principes rationnels de toute connaissance même expérimentale, dans la mesure où ils ne peuvent venir de l’expérience ? De rien d’autre que de l’esprit lui-même. Ils ne sont qu’une manière de décrire son fonctionnement même, son activité spontanée : l’esprit humain connaît selon l’universel et la nécessité toutes choses y compris les choses sensibles ; ce sont les principes de son fonctionnement comme esprit, les conditions de sa connaissance ; il ne peut les trouver dans les choses sensibles dont il fait l’expérience, comme un objet d’expérience, mais il les découvre à propos de l’expérience qu’il fait de toute chose en faisant réflexion sur la manière dont il connaît. Dans ces conditions, il peut bien y avoir un développement génétique de l’esprit et une survenue progressive de ces principes rationnels de toute connaissance, comme principes spontanés du fonctionnement de l’esprit qui a atteint sa « maturité », cela n’implique pas que ce soit comme objets d’expériences qu’ils adviennent et soient acquis, même si cela peut se faire à leur occasion (occasion d’apercevoir ces principes voire de les fortifier par la réflexion). En somme, pour le dire simplement, à la manière de Leibniz : tout ce qui est dans notre esprit nous vient des sens et de l’expérience, mais non pas notre esprit lui-même ; « nous sommes innés, pour ainsi dire, à nous-mêmes » ; toutes nos connaissances nous viennent des sens, sauf ce qui, dans nos connaissances, tient à la nature et la forme de notre esprit lui-même, et que nous pouvons apercevoir par la réflexion. Il est important philosophiquement de distinguer et de séparer l’étude psychologique et génétique du développement de l’esprit (étude de faits empiriques) et l’étude des conditions de possibilité de la connaissance (étude de droit et que Kant appelle « transcendantale »).

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nnexes

� Est-il possible d’envisager une connaissance de soi-même par soi-même (ce que l’on peut appeler « introspection ») ?

Sans doute, est-il possible d’envisager une connaissance de soi-même par soi-même (ce qu’on peut appeler « introspection »), dans une certaine mesure ; mais elle est très problématique, reconnaît-on d’habitude, de nos jours, en psychologie, précisément parce qu’il est très difficile de prendre une attitude de distance par rapport à soi-même et de séparer, en soi-même, la part qui observe et la part qui est observée, ce qui est sujet et ce qui devrait être objet. Cela reviendrait à pouvoir se traiter soi-même comme un autre, comme un objet extérieur à soi-même. C’est très difficile précisément sans l’aide d’un autre (le psychologue, par exemple). La sagesse la plus partagée considère qu’on ne peut guère tenir pour fiables et objectives les observations que l’on fait directement sur soi-même (où il est difficile, au moins de distinguer entre ce que l’on est, ce que l’on pense être, ce que l’on voudrait être). On ne peut donc guère avoir une connaissance objective de soi, de son esprit et de ses opérations (comme, apercevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir, etc.), par l’expérience intérieure qu’on en a (contrairement à ce que peut espérer en produire la psychologie moderne qui cherche à les étudier en les objectivant, comme font les sciences expérimen-tales en général) ; mais si l’on peut douter que ces opérations soient effectuées par nous véritablement de la manière dont nous en avons conscience, nous ne pouvons douter du fait que nous les effectuons, car ces opérations, qui sont les diverses formes de la pensée, impliquent qu’on en ait conscience : quand on pense que l’on pense, on pense nécessairement (même si cela ne se fait pas en nous comme nous le croyons). Locke appelle « réflexion » cette conscience des opérations de l’esprit par lui-même, et il dit que cela constitue une expérience aussi distincte que l’expérience des objets extérieurs par nos sens externes. C’est la raison pour laquelle on peut considérer cette réflexion comme un « sens interne » et considérer que c’est cette réflexion qui nous fournit les seules connaissances qui ne viendraient pas des sens. Mais on voit ici que, lorsque l’empiriste reconnaît qu’il y a des connaissances qui ne viennent pas des sens, cela ne veut cependant pas dire que toutes ne viennent pas de l’expérience, ni d’une expérience des sens (moyen de réception passif de l’existence d’un objet) mais qu’il reconnaît que l’expérience où l’objet perçu (la pensée) semble confondu avec ce qui perçoit (la pensée), cette expérience est tout de même un peu différente. C’est ce dont nous avons pris acte en notant, avec Leibniz et Kant, qu’il vaut mieux distinguer, quand on a le souci de la connaissance objective (c’est-à-dire où le sujet et l’objet de la connaissance sont clairement distincts et extérieurs l’un à l’autre), la connaissance et la pensée. Lorsque Locke parle de « connaissance » pour qualifier ce qui vient de la réflexion, c’est-à-dire de la pensée, il emploie seulement « connaissance » au sens large de toute représentation que nous avons dans l’esprit à propos d’un objet (indépen-damment de sa vérité objective), comme nous avons nous-mêmes commencé par l’envisager au début de notre réflexion. Nous vérifions à nouveau ici que, sans une définition précise des termes que nous employons, non pas fixée une fois pour toute, mais que nous précisons à chaque moment de notre développement selon la forme que nous donnons au problème, les réponses que nous apportons à la question initiale n’ont pas de sens, à la limite, ne peuvent être qu’équivoques et sujettes à contresens.

� Les connaissances morales et pratiques viennent-elles des sens ou de la raison ?

[Introduction] La distinction que nous avons faite entre le possible et le réel pour fonder celle entre ce qui est objet de pensée purement rationnelle et ce qui est objet de connaissance objective, ne rend-elle pas problématique le statut d’une discipline comme la morale : est-ce une connaissance ou une pensée ?

Les mathématiques semblent, dans une certaine mesure, brouiller cette distinction. Les mathématiques sont pensée pure qui procède par raisonnement, sans se référer à l’expérience sensible, et dont l’objet est non pas le réel sensible et objectif mais le possible - d’une manière qui semble donc la rapprocher de la métaphysique. Pourtant les mathématiques sont une science rigoureuse dont l’application au réel sensible ne pose pas de problème de principe. C’est que les constructions purement intel-lectuelles des mathématiques, qui sont données dans leurs définitions, à partir desquelles sont déduits les théorèmes, explorent certes le possible (et non le réel de l’expérience), mais le possible des relations fondamentales et les plus générales qui constituent le temps et l’espace, et que ce possible est donc celui de toutes les réalités soumises au temps et à l’espace. Autrement dit les mathématiques peuvent être pure pensée qui raisonne et cependant s’appliquer au réel, dans la mesure où en raisonnant elles construisent des relations et des objets idéaux, qui correspondent à l’ensemble des relations et des modèles possibles pour les relations et les objets réels.De ce point de vue, il serait instructif de comparer la situation de la morale avec celle de la métaphysique et des mathématiques. La morale s’occupant de déterminer le devoir-être, qui est une espèce du possible, on peut supposer que ce soit un discours

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purement rationnel (Leibniz dit que c’est une science et une science démonstrative). Mais à la différence de la métaphysique, la morale ne peut se contenter d’être pensée et discours : parler et penser ne suffisent pas, il faut agir ; et, à la différence de la mathématique, le discours moral ne construit pas à lui seul, en lui-même et par lui-même, ce qu’il y a à faire. L’action morale est extérieure à la réflexion morale ; elle se déroule dans le monde objectif. Dans ces conditions, la morale peut-elle n’être qu’un discours purement rationnel ? Elle doit tenir compte du réel. Mais peut-elle être une connaissance objective ? De quoi pourrait-elle être connaissance objective en étant morale ? Dans quelle mesure l’expérience sensible peut-elle nous instruire d’un point de vue proprement moral ?Une des modalités de ce qui n’est que possible, c’est de n’être pas (encore) réalisé mais de devoir l’être : c’est l’objet de la morale ou de la « pratique »37. De ce point de vue, on devrait parler de « pensée » ou de « réflexion » morale. Mais, dans la mesure où l’on se soucie de déterminer rigoureusement cet objet (ce qui est le meilleur à faire parce que cela est susceptible de rendre heureux, ou bien ce qu’il faut faire comme son devoir), on peut être tenté de parler de « connaissance morale » : si nous avons des devoirs moraux, il faut bien les connaître pour les réaliser ; si quelque chose peut nous rendre heureux, on peut supposer (le bonheur est si fragile !) que cela vaille la peine de le connaître de façon déterminée. Il pourrait paraître décevant de ne pas pouvoir parler de « connaissance » en ce qui concerne quelque chose d’aussi sérieux que la morale. Leibniz, par exemple, en parle comme d’une science et d’une « science démonstrative » (p. 72) ; mais cela veut-il dire qu’il faille en faire un discours purement rationnel, à classer plutôt dans ce que nous avons appelé « pensée », réflexion qui raisonne purement, ou bien une connaissance objective, c’est-à-dire dont l’objet est extérieur au discours sur lui ? Or les actions morales et les situations humaines où elles sont souhaitables ou requises, sont bien d’une autre nature que le discours moral et extérieures à lui (parler ce n’est pas agir et les bonnes paroles ne sont pas de bonnes actions). Cela vaut alors la peine d’examiner dans quelle mesure la morale peut être une connaissance qui a quelque chose d’objectif en l’examinant du point de vue de notre question : les sens peuvent-ils être la source de nos connaissances morales et pratiques ? Il ne semble pas, dans la mesure où ce que détermine la réflexion morale et pratique, en général, n’est pas ce qui est mais ce qui doit être, et qui, comme tel, ne peut pas être (en tout cas pas toujours) l’objet d’une expérience actuelle.

[I- Nous pouvons apprendre par l’expérience de la vie en société ou par l’éducation quelles sont les règles légales et morales et les valeurs d’une société, mais cela ne suffit pas à nous apprendre en quoi et pourquoi ce sont des valeurs et des règles respectables]Il est vrai, cependant, que l’existence sociale nous fait vivre dans un monde où la définition d’un certain nombre de devoirs semble leur assurer une existence positive, connaissable avant que nous ne soyons en état de les réaliser : en dehors des lois politiques, dont l’édifice du droit constitue une connaissance admirable, mais précisément fondée non pas sur l’expérience mais sur leur mise en relation rationnelle, déductive à partir de principes et de décisions du pouvoir législatif38, les règles de la vie en société nous sont données à connaître en même temps qu’à suivre, en somme à recevoir de façon aussi passive sinon respectueuse que possible, et cela d’autant plus que ces règles de conduite ont souvent quelque chose de conventionnel et d’arbitraire ; l’expérience sensible seule, dans ces conditions, peut paraître susceptible de nous les faire connaître. Mais dans ce cas, la connaissance relève de cette réception langagière, culturelle et éducative de la tradition, que nous avons étudiée précédemment : le rôle des sens n’y est pas celui qui fait problème ici ; ils ne sont pas un fondement de la valeur de ces devoirs, qui ne sont que des conventions sociales ; ils nous permettent d’en apprendre l’existence et, le cas échéant, de connaître les sanctions qui y sont associées, mais ils ne les justifient

37. Est « pratique » la disposition à déterminer des fins pour soi-même et pour les autres, c’est-à-dire des buts ultimes qui donnent sens à tous nos objectifs particuliers en tant qu’ils dépendent de notre libre choix. On peut ainsi comprendre traditionnellement dans la pratique, selon qu’elle est pensée plutôt à partir de l’individu ou plutôt à partir de la communauté organisée des citoyens, la « morale » et la « politique ». « Morale » (encore appelée « éthique ») et « politique » peuvent désigner aussi bien une activité (c’est le sens le plus courant, actuellement, de « pratique ») qu’une réflexion théorique sur cette activité. La réflexion pratique (réflexion théorique sur la pratique) est celle qui porte sur ce qui est commun à la morale et à la politique, c’est-à-dire ce qui fait que l’homme est capable d’agir librement (ou en se représentant qu’il est libre), c’est-à-dire en déterminant, pour lui-même voire les autres, des fins, termes ultimes et radicaux susceptibles de donner du sens à tous les buts particuliers qu’il se donne et à toutes les actions particulières qu’il se résout à réaliser volontairement (c’est-à-dire en ayant le sentiment qu’il aurait pu ne pas le vouloir). Le problème général de la pratique est donc de savoir « que faire ? », « que vaut-il mieux faire ? », « que faut-il que je fasse ? ». Ces questions (qui ne sont pas tout à fait les mêmes) n’ont de sens que dans la mesure où je suis libre, dans la mesure où je ne suis pas entièrement soumis à un déterminisme qui ne me laisserait aucune marge de manœuvre. Elles se posent donc dès que j’ai, si peu que ce soit, le sentiment d’être libre, d’être libre au moins de vouloir sinon de réaliser mes volontés. La réponse à ces questions dépend de celle que l’on peut légitimement apporter à la question radicale : « sur quelle fin faut-il que je fonde mon action et ma vie, dans la mesure où je suis libre et capable de vouloir ? ». Votre programme comportant la notion du bonheur, qui paraît un prétendant naturel et incontournable à la conduite de la vie de chacun, que l’on suit spontanément (car qui voudrait être malheureux en quelque circonstance que ce soit, en quelque projet ou entreprise que ce soit ?), il est légitime de se poser la question : « le bonheur est-il un guide suffisant de notre vie et de notre action ? ».

38. Leibniz cite avec admiration la science des juristes (depuis les jurisconsultes romains) comme un art de raisonner, qui se rap-proche de la démonstration des mathématiciens ou des logiciens (Nouveaux essais, IV, 2). C’est une discipline qui est de l’ordre de la morale (comme détermination de ce doit être), et où, comme dans la morale aussi bien que dans la métaphysique et la théologie, la « preuve ne peut venir que de principes internes » (et non pas des sens), comme c’est le cas exemplairement dans les mathématiques (préface).

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pas comme tels, ils ne nous font pas apparaître en quoi ils correspondent à des devoirs respectables (même s’ils le sont en général, comme beaucoup de conventions et de traditions sociales et les lois politiques dans leur principe). Ces règles, ainsi envisagées, sont considérées comme des faits sociaux, qui relèvent, comme tels, de l’étude sociologique et non pas de la morale.

[2- Seul l’exercice de la raison nous apprend quel est notre devoir, au sens où lui seul peut nous le faire reconnaître]En revanche, les devoirs, en tant qu’ils peuvent nous apparaître respectables, sont ceux que nous sommes susceptibles de reconnaître comme des devoirs, c’est-à-dire ceux dont nous reconnaissons la nécessité par le simple usage de notre raison, en toute liberté39.Par différence avec les contraintes que mon environnement (familial, social, scolaire) prétend m’imposer ou avec les modèles qu’il me propose parfois de façon séduisante, n’est un devoir véritable que ce dont la nécessité est absolue40 et ne pourrait donc qu’être reconnue par n’importe quel autre être usant de sa seule raison dans la même situation. N’est un devoir absolu que celui qui pourrait s’imposer à tous comme une loi universelle. C’est que la raison est ce qui est le plus propre à chacun (le fondement dernier de sa liberté) et ce qui est le plus commun à tous les hommes. On ne peut que conclure que les vrais devoirs sont ceux dont la nécessité peut être démontrée41 et qui ne sont donc connus comme tels que par la seule raison, même si (comme dit Kant) c’est la vie au milieu des hommes et la fréquentation des lieux où ils souffrent le plus, qui peuvent nous donner l’occasion d’y penser.

[3- N’y a-t-il pas une sorte d’instinct moral en nous, qui ferait de notre sensibilité une connaissance des principes moraux ? - Mais cet instinct est au mieux une inclination, insuffisante pour nous servir de guide dans notre vie morale]

[3.1 - L’idée de connaissance sensible des principes moraux]Mais, sans nier que, « pour voir la nécessité des devoirs d’une manière invincible, il faut en envisager la démonstration », et que les vrais devoirs ne peuvent être connus comme tels (dans leur nécessité) que par la raison, ne peut-on penser que ce sur quoi repose la morale soit toutefois accessible par les sens, c’est-à-dire que la sensibilité nous en instruit la première, quand bien même la raison seule pourrait leur conférer la forme de la pensée et le poids irrésistible de la démonstration ? Car ce que l’analyse et la démonstration de la raison révèlent, éclaircissent et hiérarchisent, n’est-ce pas quelque chose qui relève d’abord d’une sorte d’instinct, c’est-à-dire de penchant inné, de tendance naturelle, par exemple, « qui porte l’homme à aimer l’homme » (p. 73), « instinct général de société qui peut s’appeler philanthropie » (p. 76), qui pousse les hommes à respecter ce qui est nécessaire de justice pour sauvegarder leur société (p. 73), et qui semble correspondre, pour dire les choses de la manière la plus générale, au principe « qu’il faut suivre la joie et éviter la tristesse » (p. 72) et au fait que « la nature a mis dans tous les hommes l’envie d’être heureux et une forte aversion pour la misère » (p. 73) ? On pourrait se dire que ce sont ces « instincts qui portent d’abord et sans raisonnement à quelque chose que la raison ordonne » (p. 73), comme si elle n’était que la traduction langagière de ce que l’instinct fait sentir qu’il faut faire. On pourrait soutenir, dans ces conditions, que la sensibilité constitue par elle-même, avant tout raisonnement, une indication fondamentale sur ce qu’il faut faire, et fournit ainsi une connaissance ou un principe de connaissance pratique (comme notre irrésistible inclination au bonheur, par exemple).

39. Non pas, loin de là, qu’il faille confondre la liberté et le bon plaisir, dont l’idée n’a évidemment rien à voir avec celle de devoir et d’obligation. Ce qui me plaît et où je trouve mon intérêt peut très bien, si cela se trouve, n’avoir rien de reprochable, mais il n’y a pas de raison de l’appeler « devoir » et il n’y a aucun mérite à le réaliser. Mais, même lorsque j’agis mû par des sentiments, qui ont pourtant la réputation d’être nobles et moraux, comme la pitié ou le désir d’imiter un homme de bien, dans la mesure où, en soulageant par pitié la souffrance d’autrui, je peux soulager aussi la souffrance que j’éprouve moi-même à ce spectacle, et où je peux tirer un plaisir de ressembler à l’homme que tout le monde admire à juste titre, je ne fais certes rien de mal, loin de là, mais mon intérêt se trouve engagé, je ne suis pas libre de tout égoïsme, et mon mérite en est d’autant diminué. Quand nous cherchons quel est notre devoir, la raison doit nous permettre de nous libérer des séductions de l’intérêt personnel et de l’égoïsme autant que de la soumission au conformisme social. Mais il ne faut pas non plus confondre le devoir ou l’obligation avec la contrainte. La contrainte est une nécessité physique et relève d’un rapport de force et donc de fait ; le devoir ou l’obligation sont une nécessité morale, qui nécessite d’être reconnue, relève du droit et de la raison : se sentir obligé suppose que l’on ne se sente pas menacé ou forcé : on ne dit pas « je suis votre obligé » à quelqu’un qui vous menacerait ou vous forcerait à quelque chose que vous ne voulez pas faire (comme vous extorquer de l’argent au moyen d’une arme), mais à celui à l’égard de qui on se sent une dette (mot de même étymologie que « devoir »), par exemple, à celui qui me prête de l’argent, qui me laisse un délai pour le lui rendre. Voir là dessus le Contrat social de J.-J. Rousseau, livre I, chapitre III, sur « Le droit du plus fort ».

40. Nécessité absolue ou catégorique (comme dit Kant), par opposition à une nécessité hypothétique : lorsque je reconnais que je dois faire ceci ou cela dans tel but (dans l’hypothèse où je veux atteindre tel but), la nécessité est hypothétique et relative ; elle indique une recette (un procédé technique) pour atteindre un but, et ce qu’il m’en coûte trouve sa récompense dans ce but. En revanche, quand je fais ce qu’il faut « parce qu’il le faut » (parce que je reconnais qu’il le faut), indépendamment de tout but personnel, la nécessité que je reconnais à mon devoir est catégorique, absolue (relative à aucun but particulier sinon faire ce qu’il faut), et c’est alors seulement qu’il peut y avoir un vrai mérite moral à réaliser son devoir.

41. Cf. Leibniz, Nouveaux essais : « pour voir la nécessité des devoirs d’une manière invincible, il faut en envisager la démonstration ».

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[3.2 - Il y a au mieux une inclination en nous, mais qui ne suffit pas pour guider notre vie morale de manière fiable]«Mais ces instincts ne portent pas à l’action d’une manière invincible » (p. 75). Ces instincts poussent à l’action morale, pourrait-on dire, mais pas tous les hommes (l’expérience la plus commune montre qu’un bon nombre s’en moque), pas toujours (même ceux qui ont de la bonne volonté ne sont pas constants et égaux à eux-mêmes d’un moment à l’autre) et surtout pas de manière déterminée : l’intention de bien faire ne suffit pas à savoir ce qu’il faut faire, car cela n’est pas écrit comme dans un livre de décrets qu’il suffirait de lire et d’appliquer (p. 35 et 73). L’expérience morale fondamentale, pour l’homme, est toujours celle d’un problème et d’un effort de réflexion où rien ne va de soi. Même si l’on suppose des instincts qui poussent à l’action, il faut bien reconnaître qu’ils ne semblent pas avoir une orientation déterminée et certaine : « on y résiste par les passions, on les obscurcit par des préjugés et on les altère par des coutumes contraires » (p. 75). Autrement dit, sans l’intervention de la lumière de la raison, la nécessité des devoirs et, d’abord, leur détermination ne paraissent pas invincibles. Ces « instincts de la conscience » (p. 75), ces penchants, qui constituent la disposition naturelle à la morale, sont à concevoir comme un motif d’inquiétude, qui pousse peut-être à ne pas se contenter de l’état actuel, mais qui a besoin du travail de réflexion de la raison pour se déterminer de manière fiable et pour ne pas errer ; et c’est précisément parce que cette disposition naturelle n’est pas de même nature qu’une véritable expérience des sens, même si elle y ressemble un peu, qu’elle n’est pas suffisante pour déterminer rien de fiable sans la réflexion de la raison qui la transforme en précepte et en vérité pratique (p. 73).

[3.3 - La joie est certes un principe pratique naturel de la sensibilité, mais ce n’est pas un guide moral suffisant]En effet, cet « instinct » correspond au principe qu’il faut suivre la joie et éviter la tristesse ; mais c’est la raison qui le transforme en quelque chose comme : « tous les hommes ont l’envie d’être heureux et fuient la misère ». Or, la joie, c’est-à-dire le plaisir de la jouissance, n’est pas une sensation, une expérience qui instruit de la présence et des qualités d’une réalité objective, extérieure et indépendante du sujet (« on ne sent pas ce que c’est que la joie », dit Leibniz, p. 72, d’une manière elliptique qui peut paraître énigmatique) ; c’est plutôt un sentiment, le sentiment de la bonté de l’état présent, qui, comme sentiment (à la différence d’une sensation), renseigne davantage sur l’état intérieur de celui qui l’éprouve que sur l’objet extérieur à l’occasion duquel il est senti, ou plutôt, comme on dit précisément, ressenti (ce qui traduit le fait que cet objet extérieur est la cause ou l’occasion du sentiment mais non pas vraiment son objet, si ce n’est confusément : il donne de la joie, mais il ne se donne pas, il ne se révèle pas, si ce n’est confusément, dans la joie qu’il donne42. La joie, comme sentiment, n’est pas une forme d’expérience sensible qui permette de recevoir un enseignement fiable et non confus de la réalité extérieure (c’est une expérience interne, de l’état subjectif intérieur) ; mais, indépendamment de cela, ce n’est pas non plus vraiment un principe susceptible de guider la vie. En effet, il est le sentiment de la bonté de l’état présent : il attache à l’instant présent, en fait regretter la fuite et désirer qu’il ne cesse pas43 ; dans ces conditions, il retient la vie plutôt qu’il ne la guide (même d’une vie de jouissances, c’est-à-dire qui se représenterait le bonheur comme la recherche de jouissances renouvelées sans fin, il ne serait pas bon guide et conseiller, puisque, par lui-même, il attache et retient à l’instant présent dont il jouit et il ne veut pas, pour ainsi dire, d’autre avenir que le présent).

[3.4 - Le bonheur est certes un guide plus consistant que la simple joie, mais 1) c’est un principe pratique tiré de la raison et pas seulement de la sensibilité ; 2) ce n’est pas un guide moral suffisant]Ce qui peut servir de guide et de principe de vie, mieux que la joie, la jouissance éprouvée qui attache à l’instant présent, c’est l’idée du bonheur (ou de la félicité, Leibniz emploie les deux termes comme équivalents, p. 73), qui est l’idée d’une joie durable (idée contradictoire prise au pied de la lettre, qui dénature radicalement l’idée de joie), d’une joie qui se tourne vers l’avenir pour durer sans fin, c’est-à-dire qui se tourne vers le passage du temps et le détachement de l’instant présent attachant, comme condition reconnue d’un possible retour : or « c’est la raison qui porte à l’avenir et à la durée » (p. 73), c’est une réflexion sur la joie et la possibilité de son retour sans fin, ce n’est pas le sentiment de la joie lui-même, qui produit l’idée de bonheur, et ce n’est pas ce sentiment de joie mais seulement l’idée du bonheur, qui, dans ces conditions, serait susceptible de constituer un principe et un guide dans la vie, dans la mesure où elle seule correspond à la dimension temporelle de la vie, qui est le sentiment de sa durée et d’une durée indéfinie.Au demeurant, si le désir d’être heureux est un meilleur guide dans la vie que l’attachement de la jouissance à l’état présent, ce n’est pas encore un guide très déterminé ni fiable. Car ce qui est le bonheur pour l’un ne l’est pas pour l’autre, ce qui est bonheur à un moment donné de sa vie ne l’est plus à un autre moment, au point que l’on peut soupçonner parfois le bonheur d’être toujours ce dont on est privé et jamais précisément ce dont on a la chance de jouir : dans l’idée du bonheur, la raison étend à la dimension de la vie tout entière l’attachement de la joie à l’instant présent, par la supposition de la possibilité de son retour sans fin, mais cela ne suffit pas, en général, à apporter une détermination plus précise et plus fiable à l’objet qui correspond au sentiment de

42. Par exemple, le rouge, l’arrondi ou le froid se donnent dans la sensation : je ne suis pas et je ne me sens pas rouge, arrondi ou froid, quand je perçois un objet rouge, arrondi et froid ; on voit la différence entre sentir la rougeur de l’objet (percevoir le rouge comme une qualité de l’objet) et se sentir rouge (sentiment de honte), ou bien sentir que l’objet est froid (rapporter le froid à l’objet) et avoir froid soi-même, c’est-à-dire avoir un sentiment de froid, ressentir le froid, se sentir froid, sentir le froid vous envahir, etc. (je peux ne pas avoir froid et sentir le froid d’un glaçon que je tiens à la main).

43. En s’exprimant de façon poétique, on pourrait dire que la joie dit à l’instant présent : « demeure seulement, tu es si beau ! » (« Verweile nur, du bist so schön ! »), selon la formule du pacte diabolique du Faust de Goethe, qui veut que lorsque Faust ren-contrera un instant qui lui fera prononcer une telle phrase, en échange, il donnera son âme au diable, il aura perdu son âme.

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50 Introduction-PH00

la joie ressentie (expérience intérieure, qui ne nous donne que des impressions confuses sur ce qui est sa cause et non pas son objet), ni donc à déterminer plus précisément ce qui serait susceptible de rendre heureux.Si, donc, l’on cherche du côté de la sensibilité ce sur quoi peut reposer la morale, on ne trouve qu’une tendance (penchant, inclination) très indéterminée, mais il n’y a rien d’objectif, de déterminé, d’instructif sur ce qu’il y aurait à faire de bien ou à choisir comme vie, qui soit donné à sentir comme dans une sensation, expérience de la présence objective d’une réalité extérieure et indépendante du sujet : la joie est un sentiment qui renseigne davantage sur l’état intérieur de celui qui l’éprouve que sur l’objet extérieur à l’occasion duquel elle est ressentie ; si l’idée du bonheur, qui est encore un motif sensible (comme la joie, mais moins qu’elle), semble un guide un peu plus déterminé et instructif, c’est dans la mesure où elle rapporte l’expérience de la joie de l’instant présent au sentiment de la durée indéfinie de la vie ; mais cela, c’est déjà l’œuvre de la réflexion de la raison et, d’autre part, il faudra un travail beaucoup plus élaboré encore de la raison (d’analyse et de démonstration) pour passer du simple penchant à la joie et même de l’orientation au bonheur pas beaucoup plus indicative, au précepte véritable, énoncé qui dit de façon précise, à la fois, ce qu’il faut faire et qu’il faut le faire vraiment, et constitue ainsi effectivement une « vérité de pratique ».

[Conclusion] Ainsi, nous ne trouvons pas de connaissance morale qui nous soit fournie par les sens. Ce que la nature fournit comme support à l’action et à la réflexion morales, ne sont pas des connaissances déterminées et objectives, mais au mieux des tendances très indéterminées et pas du tout irrésistibles. Quant aux formes de vie morale que nous pouvons observer dans notre environnement, si admirables qu’elles puissent être, comme faits observables, elles ne sont pas des valeurs tant qu’elles n’ont pas été reconnues comme telles. La valeur morale dépend de la reconnaissance opérée par la raison ; elle seule est susceptible de reconnaître un vrai devoir ; et la plus simple idée d’organisation de la vie par la recherche du bonheur, dépend déjà de l’intervention de la pure raison (pour penser la vie comme une totalité infinie).Quel que soit le rôle de la nature et des sens dans la vie morale, tout ce qui est proprement moral relève de la raison. La raison est la faculté de déterminer le possible - et, notamment, ce qui peut être réalisé - et le nécessaire -et notamment ce qu’on se doit de réaliser. L’objet de la morale (et de la pratique, en général) n’est pas ce qui est mais ce qui peut être et plus précisément ce qui doit être, mérite d’être, vaut la peine d’être. On peut, certes, parler de cela comme de l’objet de la « connaissance morale et pratique », mais si l’on veut, dans un souci de clarté, conserver à la seule connaissance objective (de type scientifique) le terme de « connaissance », on réservera à la morale et à la pratique le terme de réflexion ou de pensée, dans la mesure où « leur preuve ne peut venir que de principes internes » et où ce dont elle traite concerne non ce qui existe actuellement dans la réalité extérieure, mais du possible et du nécessaire. Pour que la morale soit une réflexion rigoureuse (ce que Leibniz appelle une « science démonstrative »), il n’y a pas à la traiter comme une science objective mais comme une réflexion rationnelle.Ce que, dans le domaine pratique et moral, nous recevons de l’expérience, ce sont les problèmes (la misère, la souffrance, l’injustice), l’ensemble des solutions plus ou moins éprouvées et fiables techniquement ou simplement imaginables, et le poids des nécessités du conformisme social, de l’attachement de chacun à ce qu’il considère comme ses intérêts plus ou moins importants voire vitaux ; mais l’action morale n’est pas nécessairement celle qui est conforme à ce qui se fait d’ha-bitude, ni toujours celle qui est efficace : quelquefois les moyens efficaces sont inacceptables et contredisent la valeur du but poursuivi (comme on dit dans ce cas, « la fin ne justifie pas les moyens »), et quelquefois ce qu’il y a à faire comme un devoir est inefficace et peut même conduire à la perte et à la mort (dévouement et sacrifice suprêmes). Ce qui fait, selon Kant, que telle ou telle action est morale n’est pas sa détermination objective (faire ceci ou cela) mais la manière dont elle peut être pensée du point de vue de la nécessité (sa « modalité ») : la nécessité absolue et inconditionnelle que le sujet lui reconnaît en toute liberté et en toute conscience, indépendamment des nécessités du conformisme social et de la technicité, et quelquefois en dépit de celles-ci : « je ne peux pas ne pas faire ceci », « en aucun cas je ne peux éviter de faire cela », « qui serais-je, si je faisais ceci ou si je ne faisais pas cela ? » ou encore « je me dois de faire ceci », sont des exemples de formules qui expriment, de diverses manières, comment peut être reconnue une nécessité absolue et inconditionnelle, que le sujet moral reconnaît en prenant sa liberté par rapport aux nécessités relatives et hypothétiques de tout genre qui commencent par le tenter. Seul l’exercice de la raison est susceptible de libérer de toute considération de nécessité relative pour reconnaître une nécessité absolue, et seule donc la raison « fait » la moralité de l’action (peut la fonder), lors même que celle-ci est inscrite dans le monde objectif de l’expérience et tient compte de tout ce que l’expérience peut en apprendre1.

1. Sur ce point, voir l’annexe �, page suivante.

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� Comment la reconnaissance d’une nécessité inconditionnelle peut-elle s’effectuer ?

C’est bien sûr un problème à soi seul que de savoir comment peut s’effectuer la reconnaissance d’une telle nécessité incondi-tionnelle. Il faut un terme de référence qui permette de se donner la mesure de l’absolu et de l’inconditionnel (ce qui ne dépend d’aucune condition), c’est-à-dire une totalité infinie et absolue (hors de quoi il n’y ait rien, d’un certain point de vue). On peut notamment prendre pour cette référence absolue (de quoi l’on puisse considérer que tout doive dépendre, en un sens) soit la totalité du monde considéré comme nature, soit la totalité de l’humanité, soit la totalité de la vie de l’individu. Dans le premier cas, c’est devant la nature et le cosmos que j’ai des devoirs (dont la formule générale est de « suivre la nature », la loi de la nature est la plus haute nécessité). Dans le second cas, c’est devant l’humanité, dont chaque homme n’est qu’une part, qu’une actualisation passagère, que j’ai des devoirs (dont la formule générique est alors : « comme homme, je ne peux pas faire ceci ou ne pas faire cela »). Dans le troisième cas, c’est devant la représentation de ma vie comme un tout (que je veux heureuse, et donc harmonieuse, cohérente, conséquente, en somme : une vie « digne de ce nom »), que j’ai des devoirs (dont la formule générique est : « je me dois à moi-même de faire ceci ou de ne pas faire cela, je ne serais pas moi-même, je ne me reconnaîtrais pas, ce ne serait pas moi, si je faisais ceci ou si je ne faisais pas cela »). Le premier type de morale correspond à ce qu’on peut appeler un « naturalisme moral » (comme par exemple la morale stoïcienne, la morale épicurienne) ; le second type correspond à ce qu’on peut appeler un « humanisme » (comme par exemple Pic de la Mirandole, Érasme, Budé, mais aussi bien, d’une certaine manière, Socrate ou Sartre) ; le troisième type correspond à ce que l’on peut appeler « eudémonisme » (du grec eudaimôn, qui veut dire « heureux », et dont un exemple est la morale d’Aristote). Naturalisme, humanisme, eudémonisme ne sont pas trois morales, mais correspondent à trois manières de représenter le fondement de la morale (selon l’idée qu’on se fait de la nature - et de ses exigences-, de l’homme, du bonheur et de la réussite, le contenu des morales correspondant à ces trois types variera à l’intérieur de ces trois types). Il n’est pas impossible, au demeurant, de composer la référence à ces trois représentations de totalité absolue : un homme pourrait se sentir obligé à la fois par le respect de la nature, par celui de l’humanité et par celui de la réussite d’une vie heureuse ; mais cela peut évidemment conduire parfois à des conflits entre les devoirs, puisque, dans ce cas, aucune de ces références n’est une totalité vraiment absolue - nous vérifions de la sorte l’importance décisive de la reconnaissance d’une totalité absolue pour fonder un devoir inconditionnel. Au demeurant, la « modalité » du devoir, c’est-à-dire son caractère de nécessité impérieuse, varie selon les morales : quand le but qu’indique la morale est la recherche du bonheur ou même de suivre la nature, il ne se pense pas nécessairement comme un « devoir », ou du moins pas comme un devoir impérieux (mais comme un devoir relatif, « hypothétique », comme dit Kant, soumis au principe de l’égoïsme et de l’intérêt personnel, et plutôt que le « devoir », il faudra l’appeler le bon, le meilleur, l’utile).

Mais il est possible aussi (quatrième cas), dans la mesure où c’est la raison seule qui est la faculté de se représenter, dans tous les cas, totalité et nécessité, de la considérer elle-même comme cet absolu inconditionné : elle n’est pas seulement ce par quoi seulement tout devoir peut être reconnu, mais aussi ce devant quoi il peut l’être. La Raison elle-même devient alors l’objet de ce respect absolu qui est au fondement de la possibilité de reconnaître une nécessité absolue pour l’action, c’est-à-dire un devoir moral véritable. C’est ce qu’on peut appeler un « rationalisme moral ». Ce rationalisme moral n’est pas incompatible avec les autres types de fondement de la morale que nous avons évoqués : pour le stoïcisme, suivre la nature, c’est suivre la raison. Pour Aristote, la vie heureuse et réussie est celle où le désir est devenu raisonnable et correspond à ce que la raison elle-même désire. Mais c’est avec la philosophie de la morale de Kant, que l’on peut voir comment la raison est reconnue comme fondement du devoir, tout en représentant, d’une certaine manière, les trois autres totalités absolues que nous avons citées : pour que le devoir soit bien une nécessité absolue, il faut que ce qu’il impose puisse avoir la forme d’une « loi universelle », mais pour expliciter ce qu’il faut entendre par là, Kant précise, « une loi universelle de la nature » ; ensuite, pour que le devoir puisse être comme une loi universelle de la nature appliquée à l’homme, il faut, doit-on préciser, qu’il considère l’humanité en chaque homme comme une fin (une valeur absolue) et pas seulement comme un moyen ; enfin, si le devoir est, d’abord, à l’évidence, ce qui entre en conflit avec le bonheur, c’est cependant la manière la plus sûre dont l’homme peut accéder au bonheur : non pas chercher à se rendre heureux, mais à se rendre digne de l’être. L’homme n’a pas à renoncer à être heureux, car ce n’est pas la vertu seule (le fait de faire son devoir) qui peut être le souverain bien, c’est l’union de la vertu et du bonheur. Sans doute, cette union est-elle incertaine et sa réussite ne peut au mieux qu’être objet d’espérance ou de foi (confiance). Mais aucun (autre) moyen n’est jamais certain pour atteindre le bonheur ; et si, me considérant comme un être rationnel, je veux que mon existence soit un tout et une totalité réussie, une totalité aussi heureuse que possible, même après ma mort (dans les conséquences de ma vie sur celle de mes enfants, par exemple, comme l’évoque Aristote), il est au moins impossible que cela puisse advenir si je ne m’efforce pas de suivre la nécessité que m’indique ma raison, qui est la faculté par laquelle je peux penser toute totalité et former l’idée même de bonheur.

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Cours-PH00 53

La recherche de la véritén’a-t-elle de sens que dans le domaine de la connaissance théorique ?

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Qu’est-ce que la vérité ?On peut entendre par là, selon les cas, la conformité de la pensée avec la réalité (« connaître la vérité »), la conformité de nos paroles avec nos pensées (« dire la vérité »), ou encore la conformité d’une chose à l’apparence qu’elle nous donne (« de l’or véritable »). Dans tous les cas, la vérité ne doit pas être confondue avec la réalité. Elle n’est pas une chose, mais une relation : relation de conformité ou d’accord entre nos pensées, nos paroles et la réalité. On peut, si l’on veut, parler plutôt de « véracité », pour désigner l’accord de nos paroles avec nos pensées (le contraire du mensonge), et réserver le terme de « vérité » à l’accord de nos pensées avec la réalité (le contraire de l’erreur). Dans ce dernier cas, la « vérité » est essentiellement une propriété de nos jugements (ou des énoncés qui les formulent), et non une qualité des choses elles-mêmes (le cas de l’or « véritable » n’est qu’une exception apparente : la fausseté n’est pas dans la chose, mais dans le jugement que nous portons sur elle).

Il est possible de s’accorder sur cette « définition nominale »1 de la vérité, sans pour autant avoir réellement répondu à la question. Lorsque l’on demande, en effet, « Qu’est-ce que la vérité ? », on veut plutôt savoir ce qui permet de la reconnaître ou de l’identifier comme telle : on cherche alors un « critère » de la vérité. Mais comment ne pas tomber alors dans un cercle vicieux ? Comment reconnaître la vérité d’un critère de vérité, si l’on ne dispose pas déjà de lui ?2 Et comment pourrait-il y avoir un critère universel de vérité, abstraction faite de son objet, si la vérité consiste justement dans l’accord d’une connaissance avec son objet, et ne doit donc pas en faire abstraction ?3 Le seul critère universel, purement formel, est la non-contradiction, mais ce n’est qu’une condition nécessaire, et non suffisante, de la vérité4. De là au scepticisme, le pas est vite franchi, et d’autant plus aisément que la prétention à détenir la vérité peut sembler une marque d’intolérance. La question « Qu’est-ce que la vérité ? » peut alors prendre un tour ironique, comme lorsque Pilate la formule face à la prétention de Jésus à être la voix de la vérité…5

1. On distingue la définition nominale, qui ne donne que le sens du mot, de la « définition réelle », qui indique la nature de la réalité que le mot désigne. La définition nominale de l’atome se trouve dans un dictionnaire, sa définition réelle dans un traité de physique.

2. C’est ce que remarque Descartes à propos d’un livre d’Édouard Herbert intitulé De la vérité : « Il examine ce que c’est que la vérité ; et pour moi, je n’en ai jamais douté, me semblant que c’est une notion si transcendantalement claire, qu’il est impossible de l’ignorer : en effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s’en servir, mais on n’en aurait point pour apprendre ce que c’est que la vérité, si on ne la connaissait de nature. Car quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous l’apprendrait, si nous ne savions qu’il fût vrai, c’est-à-dire, si nous ne connaissions la vérité. » Lettre à Mersenne, 16 octobre 1639. Le même cercle vicieux (ou « diallèle ») est souligné par Kant : « La vieille et célèbre question, par laquelle on se figurait pousser dans leurs retranchements les logiciens et on cherchait à les amener, ou à devoir se laisser surprendre dans un pitoyable diallèle, ou bien à devoir avouer leur ignorance, et par suite la vanité de tout leur art, est celle-ci : Qu’est-ce que la vérité ? La définition nominale de la vérité, qui en fait la conformité de la connaissance avec son objet, est ici accordée et supposée ; mais on veut savoir quel est le critère universel et sûr de la vérité de toute connaissance ». (Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Introduction, III).

3. « Si la vérité consiste dans l’accord d’une connaissance avec son objet, cet objet doit être par là distingué des autres ; car une connaissance est fausse, si elle ne s’accorde pas avec l’objet auquel elle est rapportée, alors même qu’elle contient quelque chose qui pourrait bien valoir pour d’autres objets. Or, un critère universel de la vérité serait celui qui vaudrait pour toutes les connaissan-ces, sans distinction de leurs objets. Mais il est clair, puisqu’on y fait abstraction de tout contenu de la connaissance (du rapport à son objet), et que la vérité a trait justement à ce contenu, qu’il est tout à fait impossible et absurde de demander une marque de la vérité de ce contenu des connaissances, et qu’on ne peut donc proposer une caractéristique suffisante et en même temps universelle de la vérité » (Kant, Ibid.)

4. « En ce qui concerne la connaissance considérée seulement selon la forme (abstraction faite de tout contenu), il est également clair qu’une logique en tant qu’elle expose les règles universelles et nécessaires de l’entendement, doit présenter dans ces règles mêmes des critères de la vérité. Car ce qui les contredit est faux, puisque l’entendement s’y met en contradiction avec les règles universelles de sa pensée, c’est-à-dire avec lui-même. Mais ces critères ne concernent que la forme de la vérité, c’est-à-dire de la pensée en général ; et s’ils sont, à ce titre, tout à fait justes, ils ne sont pas suffisants. En effet, une connaissance a beau être tout à fait conforme à la forme logique, c’est-à-dire ne pas se contredire elle-même, elle peut cependant toujours contredire l’objet » (Kant, Ibid.).

5. Évangile selon St Jean, 18, 38.

a recherche de la vérité n’a-t-elle de sensque dans le domaine de la connaissancethéorique ?

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Cours-PH0056

Mais peut-on si facilement renoncer à la vérité, et se contenter d’être sceptique ou relativiste ?

Si croire détenir la vérité peut être l’expression d’une attitude dogmatique, fermée au dialogue, et pouvant conduire au fanatisme, la vérité est aussi un idéal qui anime la recherche philosophique ou scientifique et possède une vertu critique indéniable6. Mais la vérité n’est pas seulement un idéal de philosophe ou de savant : elle se manifeste à nous, parfois, lors d’expériences, comme celle de la désil-lusion, qui nous font prendre conscience d’un mensonge ou d’une imposture, ou qui nous révèlent des aspects de nous-mêmes qui nous étaient inconnus. Quel sens et quelle valeur faut-il accorder à ces expériences de la vérité ? Faut-il en faire des figures de la vérité moins « vraies » que celle à laquelle la science prétend nous faire accéder ?7 Faut-il au contraire distinguer plusieurs formes irréductibles de « vérité », correspondant aux différentes modalités de notre rapport au réel ?

Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, distingue cinq manières d’accéder à la vérité : « Les états par lesquels l’âme énonce ce qui est vrai sous une forme affirmative ou négative sont au nombre de cinq : ce sont l’art, la science, la prudence, la sagesse et la raison intuitive, car par le jugement et l’opinion, il peut arriver que nous soyons induits en erreur »8. Remarquons tout d’abord que l’opinion est exclue du domaine de la vérité proprement dite : elle peut sans doute être parfois vraie, mais peut aussi nous tromper. Or, je ne peux me dire en possession d’une vérité, tant que l’erreur est possible. On peut, sans doute, « dire vrai » sans le savoir, mais on ne peut dire alors que l’on « sait la vérité ». Mais, et c’est ce qu’il faut remarquer ensuite, le savoir ne se réduit pas à la science, et c’est ce qui permet de comprendre que la science ne soit, pour Aristote, que l’une des cinq formes de manifestation de la vérité qu’il distin-gue. Enfin, ces cinq formes de vérités peuvent se réduire à trois types de savoir9 : le savoir théorique, qui vise la connaissance désintéressée de vérités qui échappent au temps et à la contingence10 (qui inclut la « science » proprement dite11, mais aussi la « raison intuitive »12 et la « sagesse »13), le savoir-faire de celui qui est capable de produire une œuvre de manière réglée (le savoir que possède celui qui maîtrise un art ou une technique), et le « savoir », enfin, susceptible d’orienter notre action dans le domaine éthique et politique en vue d’une vie humainement accomplie (en vue du « bonheur »). À ces trois types

6. Comment pourrait-on en effet prétendre savoir la vérité sans avoir préalablement soumis à un examen critique ce qui se donne pour tel ? Cela ne va pas sans un effort de lucidité (qu’Alain définit comme le « courage du vrai »), et sans un effort de libération à l’égard des préjugés. C’est ainsi que Kant associe, dans sa définition des « Lumières » (par quoi il faut entendre un processus : celui par lequel on devient « éclairé »), le savoir et la liberté : « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » (Qu’est-ce que les Lumières ?). La formule d’Horace (« sapere aude » : ose savoir) est présentée par Kant comme équivalant à une exigence de majorité intellectuelle (avoir le courage de penser par soi-même), comme s’il n’était pas possible de disposer d’un vrai savoir sans se servir de sa propre raison. Comment en effet savoir vraiment quelque chose sans être en état d’en juger, et comment en juger, sinon par soi-même ? Il faut pour cela du courage (cela demande un effort et comporte des risques). La recherche de la vérité et l’exercice de la liberté sont ainsi inséparables.

7. « La vraie figure de la vérité se trouve posée dans la scientificité. » Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), « Folio », Gallimard, 1993, t. I, p. 23.

8. Éthique à Nicomaque, VI, 3.9. Aristote, Métaphysique, E, 1.10. Est « contingent » ce qui peut, ou aurait pu ne pas exister, ou être différent. Cela s’oppose au « nécessaire », qui ne peut pas être

autrement, et ne peut pas ne pas être.11. La science, au sens le plus strict du mot, est une connaissance par démonstration.12. Comme il est impossible de tout démontrer (démontrer, c’est toujours aller d’un principe à une conséquence, de sorte qu’il faudrait,

si l’on voulait tout démontrer, démontrer aussi le principe, et le principe du principe, et ainsi de suite à l’infini…), il faut bien que les premiers principes des démonstrations scientifiques soient connus sans démonstration (en tout cas sans démonstration proprement scientifique), mais cependant rationnellement. C’est ce que suggère l’expression de « raison intuitive » utilisée pour désigner le type de savoir qui nous donne accès à ces principes.

13. Il faut entendre ici par « sagesse » la capacité d’associer l’intelligence des principes à la démonstration des conséquences, ou encore la capacité de progresser dans la connaissance sans être ignorant des fondements sur lesquels cette progression se fonde, ce qui ne nous donnerait qu’une « science sans tête », progressant à l’aveugle : « La sagesse sera ainsi à la fois raison intuitive et science, science munie en quelque sorte d’une tête » (Éthique à Nicomaque, VI, 7). Mais cette « sagesse », qui élève l’homme au-dessus de lui-même en le faisant accéder aux connaissances les plus détachées des contingences de l’existence humaine, n’est pas la « sagesse pratique » de celui qu’on appelle ordinairement un « sage » en raison de son art de vivre. Il faut donc distinguer sagesse théorique et sagesse pratique (la « prudence »).

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de savoir et aux formes de « vérités » qui leur sont associées, correspondent trois types de « réalités » spécifiquement différentes (la réalité de nos rapports à nous-mêmes et à autrui dans la vie éthique et politique ; la réalité du monde des œuvres que nous sommes capables de produire par l’art et la technique ; la réalité de ce que nous sommes capables de connaître par la science), trois formes de rationalité qu’il ne faut pas confondre (rationalité de l’action, de la production et de la connaissance), et ainsi trois modalités du rapport de la raison et du réel. Nous prendrons cette distinction comme fil conducteur, pour interroger, dans chacun de ces trois rapports, le sens et les limites des prétentions à la vérité qu’ils impliquent.

� La vérité scientifique

Lorsque l’on parle de « vérité scientifique », on entend généralement par là une vérité possédant un caractère de permanence, d’universalité et de nécessité (qui distingue un théorème de géométrie ou une loi de physique d’un énoncé comme : « il pleut »). Comme seul ce qui est démontrable semble pouvoir présenter ces caractères, on dira qu’une vérité scientifique est une vérité démontrée. C’est la définition qu’Aristote donne de la science : avoir la science de quelque chose, c’est être capable de le démontrer, et la science est la « disposition de celui qui est capable de démontrer »14. C’est de là que résulte la nécessité des vérités qu’elle nous fait connaître (ce dont la vérité est démontrée ne peut pas, par définition, être faux), ainsi que leur permanence (résultant de leur nécessité15).

Mais qu’est-ce qu’une démonstration ? Au sens strict, une démonstration est un enchaînement de propositions (un « syllogisme », en grec) permettant de savoir quelque chose (« Par démonstration, j’entends le syllogisme scientifique, et j’appelle syllogisme scientifique un syllogisme dont la possession même constitue pour nous la science », Aristote, Seconds Analytiques, I, 2). Elle n’est pas la simple confirmation extérieure d’une croyance, mais le processus par lequel une vérité se manifeste, qui n’a pas lui-même besoin de confirmation supplémentaire (la preuve de la vérité d’une démonstration, c’est cette démonstration même). La démonstration, de ce point de vue, est indissociable de l’évidence16. Démontrer, c’est, indirectement, montrer, faire voir (« Les yeux de l’esprit, par le moyen desquels il voit les choses et les observe, ce sont les démonstrations elles-mêmes », Spinoza, Éthique, V, 23, scolie17). La démonstration, loin de s’opposer à l’intuition, la présuppose au contraire : « Seule une preuve apo-dictique18, en tant qu’elle est intuitive, peut s’appeler démonstration » (Kant, Critique de la raison pure, méthodologie, 1re section19). Y a-t-il cependant de telles démonstrations dans les sciences ? Sont-elles réellement capables de nous procurer des vérités authentiquement démontrées ? Et si ce n’est pas le cas, peut-on encore parler de « vérités scientifiques » ? Et en quel sens ?

Si on laisse de côté le cas particulier des mathématiques20, et si l’on prend en considération les sciences qui visent à produire des connaissances dans un domaine d’objets déterminés, comme l’astronomie, la physique ou la biologie, c’est au moins autant l’épreuve de l’expérience que la rigueur de leurs démonstrations qui constitue la condition de leur scientificité. L’histoire des sciences nous montre, de ce point de vue, que la constitution des connaissances scientifiques n’est pas l’effet de raisonnements intemporels, mais d’un dialogue ininterrompu entre la raison et l’expérience, conduisant à penser toute

14. Éthique à Nicomaque, VI, 3. Voir aussi (et surtout) les Seconds Analytiques, où Aristote expose sa théorie de la science, et en particulier, sur le rapport entre science et démonstration, le chapitre 2 du Livre I.

15. Éthique à Nicomaque, VI, 3.16. « Je pense avoir trouvé comment on peut démontrer les vérités métaphysiques d’une façon qui est plus évidente que les démons-

trations de la géométrie », Descartes, Lettre à Mersenne du 15 avril 1630 ; « La preuve est une raison qui donne un certain degré de certitude ; et la démonstration porte avec elle l’évidence », Condillac.

17. L’Éthique de Spinoza est, rappelons-le, composée, à la manière d’un traité de géométrie, d’un enchaînement de propositions suivies de leurs « démonstrations ».

18. Nécessairement vraie. Le terme est dérivé du grec apodeixis, « démonstration »…19. « Discipline de la raison pure ». Les dernières pages de cette section sont consacrées à la démonstration.20. Seules les mathématiques, note Kant dans la Critique de la raison pure (méthodologie, 1re section), sont susceptibles de démons-

tration proprement dite, car elles sont seules capables de faire voir a priori, en le « construisant », ce qu’elles conçoivent. Mais encore faut-il, pour cela, en concevoir les principes comme immuables. La découverte des géométries non-euclidiennes a contribué à remettre en question l’idée de démonstration absolue, et à faire concevoir les théories mathématiques comme de simples systèmes « hypothético-déductifs » dont, au demeurant, la systématisation définitive ne pourra jamais être achevée (théorème de Gödel).

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théorie scientifique comme essentiellement provisoire et le vrai comme objet d’infinie approximation. Si donc la raison est à l’œuvre dans les sciences, c’est pour guider l’expérimentation et non pour établir, par voie démonstrative, des vérités échappant au temps. Mais cela, l’expérience ne le peut pas non plus. Comment en effet fonder sur l’expérience, toujours particulière, si répétés que soient les cas qu’elle nous présente, l’universalité d’une loi ? Hume a bien montré l’impossibilité d’une telle justification. Ainsi, une théorie scientifique, loin d’être une théorie démontrée ou vérifiée, se définit plutôt par sa capacité de rendre possible et de guider des expériences susceptibles de la remettre en question, par son caractère « falsifiable »21, par conséquent, plutôt que vérifiable. C’est ce qui en fait le caractère essentiellement provisoire.

Mais si l’on admet cette définition de la scientificité par la falsifiabilité, et si l’on dissocie radicalement, par conséquent, comme le fait Karl Popper, les critères de la scientificité des critères de vérité22, en quel sens peut-on encore parler de « vérité scientifique » ? Tout au plus est-il permis de croire que nos théories scientifiques peuvent être vraies23 (car dire qu’elles sont « falsifiables n’est pas dire qu’elles seront nécessairement « falsifiées »). Mais énoncer quelque chose qui peut seulement être vrai n’est pas connaître la vérité : une telle connaissance peut tout au plus, par conséquent, être à l’horizon de la science, horizon qui recule au fur et à mesure que la science progresse, simple idée régulatrice inatteignable.

Mais n’est-ce pas là présupposer une conception de la vérité qu’une réflexion sur la nature de la connaissance scientifique pourrait contribuer à remettre en question ? L’héliocentrisme24, on le sait, n’a été réellement démontré ni par Copernic (qui ne se fondait que sur la plus grande simplicité mathéma-tique de sa description), ni même par Galilée (dont aucune expérience n’a réellement réussi à confirmer l’hypothèse copernicienne). Cela ne doit pas nous empêcher de dire que Galilée, en un sens, « était dans le vrai »25. Il était dans le vrai au sens où l’héliocentrisme était l’hypothèse qu’il convenait d’adopter dans le contexte de la physique mathématique qu’il venait de fonder (et il ne faut pas entendre par là la simple fondation d’une nouvelle théorie physique, mais la fondation de la physique comme science, au sens moderne du terme, c’est-à-dire d’une connaissance de nature progressive, fondée sur le constant dialogue des mathématiques et de l’expérimentation). « Être dans le vrai », en ce sens, c’est s’exposer au risque de l’erreur, risque qui est aussi la condition de la rectification du vrai, et ainsi de son progrès. En ce sens, être dans le vrai, c’est tout simplement être dans la science, dans le travail et dans le risque de la science26, de sorte qu’il redevient possible de dire, mais en un sens nouveau, qu’il y a bien de la vérité dans les sciences, mais une vérité qui n’est ni évidente, ni démontrée, ni par conséquent définitive, mais qui s’inscrit toujours dans un processus d’infinie rectification.

� La vérité des œuvres

En quel sens peut-on dire de la production d’une œuvre qu’elle manifeste une « vérité » ? Si l’on conçoit la production d’une œuvre comme la réalisation d’une idée, on dira que l’idée était « vraie » si elle permet effectivement de réaliser ce qu’elle vise, et que la vérité d’une pensée technique se mesure à sa réalisation27. Il ne s’agit plus, ici, de connaître des structures ou des formes que la réalité posséderait en

21. Ce néologisme, dont l’usage s’est imposé à partir des œuvres de Karl Popper, qui fait de la falsifiabilité le critère même de la scientificité, désigne, ce que ne fait pas la notion de « réfutation », la possibilité d’être réfuté par une expérience.

22. K. Popper, Conjectures et réfutations, chapitre I.23. Cf. K. Popper, La Connaissance objective, « Champs », Flammarion, p. 116 : les connaissances scientifiques effectives ne peuvent

prétendre qu’à la « vérisimilitude ».24. Théorie astronomique selon laquelle c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse.25. « Et pourtant, dirons-nous avec Alexandre Koyré, c’est Galilée qui est dans le vrai. Être dans le vrai, cela ne signifie pas dire

toujours vrai » G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1975, p. 46.26. Cf. E. Balibar, Lieux et noms de la vérité, Éditions de l’aube, 1994, p. 196.27. Ou du moins à son caractère réalisable, que cette réalisation existe ou non : « Si quelque ouvrier, par exemple, a conçu un ouvrage

bien ordonné, encore que cet ouvrage n’ait jamais existé et ne doive jamais exister, la pensée n’en laisse pas moins d’être vraie, et cette pensée reste la même que cet ouvrage existe ou non. » Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, § 69 (GF, Œuvres, I, p. 203-204).

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elle-même, et qui préexisteraient à la connaissance que nous en prenons, mais d’inventer et de réaliser des formes nouvelles. La vérité n’est plus dans l’accord entre notre pensée et une réalité qui existe indépendamment d’elle, mais dans l’accord entre notre pensée et la possibilité effective de produire une réalité qui lui soit conforme. Il y a donc bien une « vérité » de la pensée technique, irréductible à celle que vise la pensée scientifique.

Mais peut-on réduire la production d’une œuvre à la simple réalisation d’une idée, et ne concevoir la vérité qu’elle peut comporter que comme une simple conformité entre l’œuvre et l’idée qui en dirige l’exécution ? Dans le Système des Beaux-Arts, Alain distingue l’artiste de l’artisan en ce que l’idée, chez l’artiste, ne précède pas l’exécution, mais la suit : « Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. »28 : c’est ce qu’une machine bien réglée pourrait faire à mille exemplaires…

Le propre de l’artiste29, par contre, si la création n’est pas un vain mot et ne se confond pas avec la simple application mécanique d’une règle, est de découvrir son œuvre en la faisant : « Pensons main-tenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. »30 C’est ce qui distingue le génie du talent : le génie a la grâce de la nature et « s’étonne lui-même » (Alain), il est « la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne la règle à l’art » (Kant, Critique de la faculté de juger, § 46). De même que le jugement esthétique ne consiste pas à identifier un objet à l’aide d’un concept (jugement de connaissance31), ni à comparer le but visé par l’artiste au résultat obtenu, afin de mesurer l’écart qui pourrait les séparer (jugement de perfection32), de même la création artistique n’est pas la réalisation d’un projet préalablement conçu par l’esprit : « Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur, à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau »33. Et si le génie « donne la règle à l’art » (Kant), cette « règle » ne précède pas l’œuvre et en est inséparable. C’est le génie lui-même, ou mieux, son œuvre, qui sont la règle de l’art, la seule règle dans l’art : « Le génie ne se connaît que dans l’œuvre peinte, écrite ou chantée. Ainsi la règle du beau n’apparaît que dans l’œuvre, et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre œuvre. »34.

En quel sens peut-on, dans ces conditions, parler de la « vérité » d’une œuvre ? Comment parler de vérité là où il n’y a plus de distinction et, par conséquent de comparaison possible, de conformité ou de non-conformité, entre un concept et son objet ? L’Idée esthétique ne peut jamais être saisie abstrai-tement, ou séparément de l’œuvre singulière qui la manifeste35, et l’on ne peut donc pas confronter l’œuvre et l’idée pour en déterminer l’adéquation et décider par là de la « vérité » de l’œuvre. Mais la vérité ne peut-elle être définie qu’en termes d’adéquation entre un concept et son objet ? Dans la pensée grecque antique, la « vérité » ne s’oppose pas primitivement à l’erreur, mais à l’oubli : le terme grec que nous traduisons par « vérité », alètheia, signifie d’abord ce qui est arraché à l’oubli (lèthè), ce qui devient ou redevient présent. Or, chaque œuvre d’art singulière nous met en présence d’un monde,

28. Alain, Système des Beaux-Arts, « Tel », Gallimard, p. 38.29. Et de l’artisan lui-même lorsqu’il ne se contente pas de réaliser mécaniquement une idée, c’est-à-dire lorsqu’il est aussi (et il

l’est souvent), en un sens, « artiste » : « Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. » Alain, Système des Beaux-Arts, p. 38. Il faut ajouter que l’art en général (et pas seulement les beaux-arts) n’est jamais réductible à un savoir qu’il ne s’agirait que d’appliquer : « Ce que l’on peut, dès que l’on sait seulement ce qui doit être fait, et que l’on connaît suffisamment l’effet recherché, ne s’appelle pas de l’art. Seul ce que l’on ne possède pas l’habileté de faire, même si on le connaît de la manière la plus parfaite, relève de l’art » (Kant, Critique de la faculté de juger, § 43). Il ne suffit jamais, pour posséder un « art » (art de gouverner, art de la dissertation, art de plaire…), de savoir ce qu’il faut faire pour savoir le faire.

30. Alain, Ibid.31. Kant, Critique de la faculté de juger, § 1.32. Kant, Critique de la faculté de juger, § 15.33. Alain, Système des Beaux-Arts, p. 38.34. Alain, Ibid., p. 39.35. Une Idée esthétique ne peut être, en ce sens qu’une « intuition de l’imagination pour laquelle on ne peut jamais trouver de concept

adéquat » (Kant, Critique de la faculté de juger, § 57, Remarque I).

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sans que cela dépende de la contingence de nos réactions personnelles (comme c’est le cas pour ce qui nous est simplement agréable36), mais par la mobilisation de toutes nos facultés dans un « libre jeu »37 dont nous sommes fondés à croire que chacun doit pouvoir en être capable38. Une telle communicabilité universelle est sans doute différente de celle que la connaissance scientifique permet, et l’on peut, si l’on veut, dire qu’il ne s’agit pas d’une « connaissance », en ce sens (au sens ou toute connaissance devrait avoir un caractère « objectif »). Mais si l’on admet que tout ce qui nous est rendu présent de telle sorte que chacun doit pouvoir s’y accorder constitue une réelle expérience de la vérité, il faut alors conclure que l’expérience esthétique est bien une expérience de la vérité39, et que le domaine de la vérité ne se réduit pas à celui de la connaissance scientifique.

� La vérité pratique

De même que l’on oppose parfois l’objectivité des faits à la subjectivité et à la relativité des inter-prétations40 que l’on en donne, de même et à plus forte raison les jugements de valeur peuvent-ils sembler dénués de toute vérité objective, par rapport aux jugements que nous portons sur des faits. C’est ainsi que Hume montre l’impossibilité de fonder les distinctions morales (entre le bien et le mal) sur la raison, et, par là, l’impossibilité d’en considérer l’objet comme vrai ou faux41. Il est impossible, en effet, de fonder le devoir sur la réalité (et donc de lui accorder une valeur de « vérité », si l’on admet que la vérité ne peut être conçue que comme un accord avec la réalité), et Hume dénonce la confusion sur laquelle repose un tel projet de fondation rationnelle de la morale : « Dans chacun des systèmes de moralité que j’ai jusqu’ici rencontrés, j’ai toujours remarqué que l’auteur procède pen-dant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l’existence de Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand tout à coup j’ai la surprise de constater qu’au lieu des copules habituelles, est ou n’est pas, je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un doit ou ne doit pas. C’est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car puisque ce doit ou ce ne doit pas expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu’elle soit soulignée ou expliquée, et qu’en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d’autres relations qui en diffèrent du tout au tout. Mais comme les auteurs ne prennent habituellement pas cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis convaincu que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de moralité et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu n’est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu’elle n’est pas perçue par la raison »42. Cette impossibilité de fonder ce qui doit être sur ce qui est, et de parler de « vérités » morales, ne signifie pas pour autant que toute morale est relative et qu’il n’y a aucun principe moral universel. Cela signifie seulement que la morale ne peut se fonder que sur un sentiment, mais il peut

36. Kant, Critique de la faculté de juger, §§ 1-5.37. Ibid., § 9.38. Ibid., §§ 6-9.39. Que l’expérience de l’art puisse être pensée comme une expérience de la vérité, c’est ce dont témoigne, par exemple, un projet

comme celui de Proust, d’« éclaircir la vie » par la littérature : « Elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre ! » (Proust, À la recherche du temps perdu, Pléiade, T. III, p. 1032).

40. Il n’y a sans doute pas plus de purs faits que de simples interprétations arbitraires et subjectives : l’effort pour comprendre, constitutif de l’interprétation d’un document historique, d’une œuvre d’art ou d’un comportement humain, par exemple, peut, non moins que les démarches méthodiques des sciences expérimentales, viser l’universel. L’absence de certitude absolue n’implique pas nécessairement l’arbitraire…

41. « La raison est la découverte du vrai et du faux. Le vrai ou le faux consistent en un accord ou un désaccord, soit avec les relations réelles entre les idées, soit avec l’existence et le fait réels. Par conséquent, ce qui n’est pas susceptible de cet accord ou de ce désaccord ne peut être non plus vrai ou faux, et ne peut jamais être un objet de notre raison. Or, il est évident que nos passions, volitions et actions ne sont pas susceptibles d’un tel accord ou désaccord : elles sont des réalités ou des faits originels, complets en eux-mêmes, n’impliquant aucune référence à d’autres passions, volitions et actions. Il est donc impossible qu’elles puissent être déclarées vraies ou fausses et qu’elles soient contraires ou conformes à la raison » Hume, Traité de la nature humaine, III, 1, 1, Garnier-Flammarion, p. 32.

42. Hume, Traité de la nature humaine, III, 1, 1, Garnier-Flammarion, p. 65.

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bien y avoir des sentiments désintéressés qui unissent tous les hommes plus qu’ils ne les opposent, et ce sont ces sentiments qui peuvent avoir un caractère moral : « La notion de morale implique un sentiment, commun à tous les hommes, qui recommande le même objet à l’approbation générale et fait que tous les hommes, ou la plupart d’entre eux, se rejoignent dans la même opinion ou dans la même décision à ce sujet »43.

Mais on peut se demander si cette exclusion de toute « vérité » en matière morale ne repose pas sur une conception trop étroite de la raison et de la vérité. Faut-il, tout d’abord, limiter l’usage de la raison au domaine de la connaissance ? Si l’exigence de rationalité est d’abord une exigence de cohérence et de non contradiction44, elle peut s’appliquer à nos actions aussi bien qu’à nos jugements : nous pouvons être incohérents dans notre conduite, comme nous pouvons l’être dans nos croyances. Lorsque par exemple nous nous permettons de faire à autrui ce que nous n’accepterions pas qu’autrui nous fasse, on peut à juste titre nous accuser d’incohérence : cette contradiction est toujours présente, comme le note Kant, lorsque nous agissons immoralement : « Si maintenant nous faisons attention à nous-mêmes dans tous les cas où nous violons un devoir, nous trouvons que nous ne voulons pas réellement que notre maxime45 devienne une loi universelle, car cela nous est impossible ; c’est bien plutôt la maxime opposée qui doit rester universellement une loi ; seulement nous prenons la liberté d’y faire une exception pour nous, ou (seulement pour cette fois) en faveur de notre inclination. En conséquence, si nous considérions tout d’un seul et même point de vue, à savoir du point de vue de la raison, nous trouverions une contradiction dans notre volonté propre en ce sens que nous voulons qu’un certain principe soit nécessaire objecti-vement comme loi universelle, et que néanmoins il n’ait pas une valeur universelle subjectivement, et qu’il souffre des exceptions. »46.

Faut-il ensuite exclure la vérité du domaine des sentiments ? À supposer même, en effet, que Hume ait raison de vouloir fonder la morale sur le sentiment plutôt que sur la raison, il n’en résulterait pas qu’il n’y aurait aucune vérité possible en matière morale. Dans sa correspondance avec la princesse Elisabeth, Descartes distingue « trois genres d’idées ou de notions primitives47 qui se connaissent chacune de façon particulière »48 : nous ne pouvons pas en effet nous connaître nous-mêmes, en tant qu’êtres pensants, de la même manière que nous connaissons les corps extérieurs (dotés d’une extension spatiale), ni de la même manière que nous nous connaissons comme unis à notre corps, corps dont nous avons le sentiment qu’il ne fait qu’un avec nous. Cette dernière connaissance ne nous est procurée ni par

43. Hume, Enquête sur les principes de la morale, IX, Garnier-Flammarion, p. 187.44. Le principe de non-contradiction (selon lequel deux propositions contradictoires, c’est-à-dire deux propositions dont l’une affirme

ce que l’autre nie, ne peuvent pas être vraies ensemble) est le principe de toute démonstration (la démonstration établit un lien nécessaire entre des prémisses et une conclusion, et il n’est possible d’affirmer la nécessité d’une conclusion qu’en excluant sa négation, ce qui n’est possible que si l’on tient pour acquis le principe de non-contradiction), et est par conséquent indémontrable (on se servirait nécessairement de lui si on voulait le démontrer, ce qui constituerait un cercle vicieux). Aristote en a cependant tenté une « démonstration » indirecte dans le livre IV de la Métaphysique, en montrant qu’il est la condition non seulement de la logique, mais aussi de toute communication, de sorte qu’il est impossible de parler (sauf à parler pour ne rien dire) sans le présupposer.

45. Règle de conduite.46. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième section, Delagrave, p. 142-143. Agir immoralement, c’est toujours,

selon Kant, vouloir pour soi ce dont on ne voudrait pas que cela devienne une règle pour tous. C’est vouloir faire exception. Obéir à la loi morale (car il n’y en a qu’une, même si elle peut se formuler de diverses façons), c’est agir d’après une maxime telle que l’on puisse vouloir qu’elle devienne une loi universelle. Une loi morale qui ne serait pas universelle, ou qui serait relative à une condition, quelle qu’elle soit, ne s’imposerait pas comme une obligation absolue et n’aurait aucun caractère proprement « moral ».

47. qui ne sont donc pas dérivables d’un principe plus élevé qui leur serait commun.48. Lettres à Élisabeth du 21 mai et du 28 juin 1643. Voici le passage de la lettre du 28 juin que nous commentons plus particu-

lièrement : « Premièrement donc, je remarque une grande différence entre ces trois sortes de notions, en ce que l’âme ne se conçoit que par l’entendement pur ; le corps, c’est-à-dire l’extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l’entendement seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ; et enfin les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps, ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire ils conçoivent leur union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous rendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques, qui exerce principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c’est usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps. ».

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la science, ni par la méditation, mais par la « vie » : et le sentiment vécu de ne faire qu’un avec notre corps a autant de vérité que la connaissance intellectuelle que nous prenons de notre âme comme « réellement distincte » de notre corps, quand nous méditons49. Or, ce domaine de « l’union de l’âme et du corps » est aussi bien celui de la morale que celui des passions : « Pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons que [la notion primitive] de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme en causant ses sentiments et ses passions. »50.

Si donc il est permis de parler de vérités morales aussi bien que de vérités scientifiques, quelle est la nature de ces vérités d’ordre pratique ? Lorsque Aristote distingue, dans le livre E de la Métaphysique, le savoir théorique du savoir pratique, il ne faut pas entendre par « savoir pratique » un savoir au sujet de la pratique (un savoir théorique ayant la pratique pour objet), mais un savoir qui oriente et guide l’action51 tout en étant inséparable d’elle. Le vrai courage, par exemple, à la différence d’une témérité irréfléchie et aveugle, est inséparable d’une intelligence des situations qui permet de savoir quand il convient d’agir et quand il faut s’en abstenir. Mais ce courage et la forme d’intelligence qui lui correspond ne peuvent s’acquérir que par la pratique même du courage et l’expérience. De sorte que le savoir moral n’est pas non plus un savoir séparable de l’être qui le possède, mais au contraire un savoir déterminé à partir de lui et déterminant pour lui : déterminant pour lui dans la mesure où il est impliqué par ce qu’il connaît (c’est quelque chose qu’il a à faire) ; déterminé à partir de lui parce que pour être en état de le comprendre intellectuellement, il faut déjà avoir développé en soi-même, par l’exercice et l’éducation, une attitude qu’il faut constamment maintenir et confirmer par un comporte-ment juste dans les situations concrètes de la vie. Les vérités d’ordre pratique sont ainsi inséparables du sujet connaissant et des transformations de soi qu’il est capable d’opérer pour pouvoir y accéder, et ne peuvent faire l’objet, à la différence des connaissances scientifiques, d’une démonstration ou d’une communication purement théoriques. ■

49. Descartes, Méditations I et II.50. Lettre à Élisabeth du 21 mai 1643.

Lectures complémentaires sur la morale de Descartes : la troisième partie du Discours de la méthode (qui présente trois « maximes » dont le caractère « provisionnel » n’exclut pas la certitude : « Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent d’aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables. »), et les articles 144 à 161 du Traité des passions, en particulier les articles sur la générosité, qui est à la fois une passion (art. 160) et la condition suffisante « pour suivre parfaitement la vertu » (art. 153).

51. Cf. Éthique à Nicomaque, II, 2, 1103b26 : « …le présent travail n’a pas pour but la spéculation pure comme nos autres ouvrages (car ce n’est pas pour savoir ce qu’est la vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c’est afin de devenir vertueux, puisque autrement cette étude ne servirait à rien). ».

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Notre rapport au monde peut-il n’être que technique ?

>

N. Simondon

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N.B. Ce cours se développe selon les mêmes exigences qu’une dissertation. Bien sûr, pour une dissertation, on devrait retirer tous les titres (qui apparaissent en caractères gras) car on ne doit jamais les faire figurer dans un devoir.

Introduction > Position du problème

Examen du problème

Première partie > La technique n’est qu’une des diverses « formes de rap-port au monde »

L’idée de « rapport au monde » Il y a différentes manières de se rapporter au monde : la science, la religion, l’art,

la morale

Dire que tout est technique, ce serait appauvrir le rapport de l’homme au monde

Ce serait réduire le monde à un ensemble de moyens

L’homme n’est pas seulement un technicien, il agit, il est acteur de lui-même

Deuxième partie > Pourtant il y a nécessairement de la technicité dans tou-tes ces formes de rapport au monde

La science est méthodique et instrumentée

La pensée religieuse est une pensée de l’efficacité parfaite

L’art consiste dans la maîtrise des procédés de production du beau

La morale cherche les moyens du bonheur

Bilan : Il y a une dimension technique dans toutes ces formes de rapport au monde, et le domaine propre de la technique est celui de l’invention des moyens

Troisième partie > Approfondissement du problème - Chaque forme de rap-port au monde s’articule d’une manière spécifique avec sa propre technicité

La science se heurte à la nostalgie de la connaissance immédiate et absolue

La pensée religieuse est refus de la médiation technique

L’art esquisse l’appropriation du monde comme moyen de nos fins

La morale se hisse au-dessus des conditions de l’existence et de la considération des moyens

Conclusion > La nécessité de la technique entre grandeur et misère

lan du cours

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Introduction : position du problème

Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il agit techniquement, ou avec technicité, on veut dire qu’il agit de manière réglée, selon un procédé qui assure la réussite de ce qu’il entreprend1. En effet, on dira d’un pianiste qui bute sur un passage difficile qu’il « manque de technique », et d’une construction fragile qu’elle n’a pas été réussie « du point de vue technique ». Or les œuvres de la culture, au cours des siècles, manifestent une évidente habileté des hommes et une efficacité souvent étonnante, dans de très nombreux domaines. On a même le sentiment que le progrès de l’humanité se mesure au progrès de ses performances et réalisations techniques. Pour autant, il ne semble pas que toutes les activités humaines puissent être dites techniques, et que les hommes, quoi qu’ils fassent, se comportent toujours en techniciens de ou dans leur propre activité : il semble en effet qu’il soit possible de distinguer un domaine propre de la technique (domaine que l’on pourrait caractériser par le recours à des moyens efficaces assurant la maîtrise des choses, dont l’évolution semble marquée par un progrès de ces moyens : machines de plus en plus perfectionnées, etc.), et que ce domaine ne se confonde pas avec l’ensemble des activités humaines. On est tenté de distinguer l’activité technique de tout ce qui ne semble pas asservi à un projet immédiat, bien déterminé. Nous nous rapportons au monde de multiples manières, et pas seulement en agissant sur lui : nous le percevons, nous le pensons, nous l’admirons, nous en cherchons le sens, nous l’habitons. Tout n’est pas intervention sur le réel, le monde ne se réduit pas à la matérialité des choses : il y a de multiples manières de se rapporter à la totalité des choses au gré de notre affectivité, de notre imagination, de notre pensée. Nos rapports au monde, aux choses, aux autres semblent aussi variés et riches que l’est l’existence elle-même. L’art, la religion, la science, le langage, l’ensemble des rapports aux autres ne sont pas, semble-t-il, réductibles à des techniques et le monde, dans tout ce qu’il a d’humain ou d’humanisé, ne semble pas entièrement recouvert des produits de la technique, ni entièrement transformé par elle.

Cependant, dans toutes ces manières de penser et d’agir, est-il possible d’échapper à l’exigence d’ef-ficacité et de réussite, c’est-à-dire l’exigence technique ? N’est-ce pas dans l’essence même de l’agir2 que de chercher l’efficace, en se donnant les moyens d’atteindre sa fin (son but) ? N’y a-t-il pas des méthodes, des règles, des objectifs à atteindre dans tous les domaines ? Si exister n’est pas laisser pas-ser le temps, mais au contraire faire des projets, ne serait-ce d’ailleurs que pour organiser les moyens de la survie, alors tout ce que l’on fait dans l’existence semble devoir relever d’un savoir-faire, d’un bien-faire. Ce que l’on appelle une sagesse, n’est-ce pas l’ensemble des règles pour réussir sa vie ? N’y a-t-il pas même des règles pour bien penser, pour bien parler3 ? Le monde, vécu, pensé, rêvé, n’est-il pas fondamentalement le substrat dans et sur lequel toutes les pratiques humaines s’essaient, se développent, se perfectionnent en vue de fins ?

Il s’agit ainsi de savoir si, malgré l’apparente diversité des pratiques et des rapports au monde, l’agir humain peut échapper à une visée technique dans lequel le monde, les choses, les autres ne seraient que des moyens, objets asservis à l’usage d’un sujet impérieux, fermé à ce qui ne lui est pas immédia-tement ou médiatement utile.

otre rapport au mondepeut-il n’être que technique ?

1. Manquer de technique, c’est mal faire ce que l’on fait. Aristote distingue l’art (la technè, c’est-à-dire la technique) et le défaut d’art (le manque de technè) comme deux dispositions opposées selon le vrai et le faux, le correct et l’incorrect : « l’art est une disposition accompagnée de règle vraie, capable de produire ; le défaut d’art, au contraire, est une disposition à produire accompagnée de règle fausse » Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140 a 20, trad. Tricot.

2. agir, agere en latin : « pousser devant ». Toute action au sens fort du terme implique ainsi au moins, dans son principe, une certaine visée.

3. Ces règles composent ce que l’on appelle la logique, la rhétorique, la grammaire.

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Examen du problème

Première partie :La technique n’est qu’une des diverses « formes de rapport au monde »

L’idée de « rapport au monde »

Se rapporter à quelque chose ou à quelqu’un, c’est établir une relation, soit en pensant cette chose, soit en agissant sur elle, et bien souvent en mêlant tout ce par quoi on est en relation avec ce qui n’est pas soi : perception, affectivité (le désir), pensée (le jugement). Une action technique consiste à se rapporter à un élément du réel pour le transformer et en faire un moyen (construire un pont, c’est modifier par ajout un endroit pour permettre le passage). Or dans le cas du rapport au monde même, qui consiste en la totalité des choses, on pourrait penser que le monde étant ce dans quoi nous sommes immergés, ce rapport est fondamentalement passif, et que ce n’est jamais le monde comme totalité que l’on vise dans l’existence, mais seulement des éléments du monde, ceux qui se détachent de l’ensemble au fur et à mesure des rencontres et des besoins dans le milieu immédiat et donc partiel qui fait l’horizon limité de notre existence. Dans ces conditions, une action technique ne semble pas constituer pleinement un rapport au monde même, mais seulement à un de ses éléments. Au contraire, à l’évidence, lorsque la mythologie propose un récit des origines4, de la création du monde, une cosmogonie, il s’agit bien d’un discours sur les choses prises dans leur totalité, dans un espace qui dépasse l’espace vécu et dans un temps qui dépasse le temps vécu, discours qui vise à dépasser la sphère humaine en l’articulant avec la totalité. Le mythe fondateur est donc par excellence l’expression d’un certain rapport au monde lui-même.

Il y a différentes manières de se rapporter au monde :la science, la religion, l’art, la morale

Mais, en fait, toute visée, tout rapport à quelque chose que l’on considère comme extérieur ou autre que soi constitue aussi un rapport au monde puisqu’il s’agit alors d’un rapport à quelque chose du monde. Que le monde soit ce à quoi on se rapporte comme totalité ou dans un ou plusieurs de ses éléments, il est toujours le terme dernier de toute relation avec ce qui n’est pas soi5 et dans quoi on se sent exister soi-même comme élément.

Or on peut distinguer plusieurs grandes formes de rapport au monde qui semblent avoir chacune une certaine spécificité. Ainsi, lorsque la connaissance scientifique élabore une théorie, prétendant établir la réalité, quand elle cherche à dire ce qui est, sans le modifier, elle est un rapport au monde, quand

4. Voir par exemple La Théogonie d’Hésiode, fin du VIIIe siècle avant J.-C. (à partir du vers 108 : « Dites comment, tout d’abord, naquirent les dieux et la terre,/ les rivières, les flots infinis boursouflés par les vagues,/ les lumineuses étoiles, le ciel, là-haut, immense/ » ; vers 115 et suivants : « dites-le moi, ô Muses des olympiennes demeures/ dès le commencement : dites-moi la première naissance./ Le premier qui naquit fut le Vide, suivi par la Terre/ à la vaste poitrine, séjour à jamais infrangible/ de tous les dieux, qu’ils occupent les monts neigeux de l’Olympe/ ou le Tartare brumeux dans le sol aux routes profondes ;/ puis l’Amour, le plus beau des dieux qui sont et qui furent,/ briseur de membres, qui de tous les dieux et les hommes/ dompte le cœur et la sage pensée au fond des poi-trines./ Puis, du Vide naquirent l’Érèbe et la Nuit noiraude/ De la Nuit naquirent l’Éther et le Jour, deux frères/ qu’elle avait conçus en s’unissant à l’Érèbe/ (…) » trad. P. Brunet).

5. Dans la Philosophie des Formes symboliques, Cassirer analyse les diverses formes culturelles comme des réseaux de significations qui sont autant de manières de saisir le « tout de la réalité », chacune ayant son principe propre de constitution imprimant « en quelque sorte son sceau à tous ses produits particuliers » (p. 40). Du point de vue de la conscience, « il ne peut pas y avoir « quel-que chose » dans la conscience sans que soient eo ipso posées, sans autre médiation, une « autre chose » et une série d’autres choses. Car tout être singulier de la conscience ne reçoit ses déterminations que dans la mesure où le tout de la conscience est en même temps posé et représenté en lui sous une forme, quelle qu’elle soit. Ce n’est que par et dans cette représentation que devient possible ce que nous appelons le donné et la présence du contenu » (Introduction, p. 41, trad. O. Hansen-Love et J. Lacoste).

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bien même les exigences de la science la conduisent à procéder par l’analyse des éléments du réel6. De même, lorsque la pensée religieuse7 vise à donner un sens à l’existence et une place à l’homme dans le monde par référence à un absolu divin, elle constitue un rapport au monde dans lequel le monde est pensé, dans sa globalité, comme produit d’une volonté divine et selon l’opposition entre ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. De même encore, on peut considérer le rapport esthétique8 au monde comme spécifique : le monde est alors le lieu, dans certains de ses éléments du moins, naturels ou artistiques, d’une satisfaction qui semble ne pouvoir se confondre avec aucune autre. Mais le monde est encore l’objet (ou terme) d’un autre rapport : la morale9 relève d’une attitude spécifique devant ce qui est, puisqu’elle consiste à juger ce qui est en fonction d’un idéal qui n’est pas (ce qui doit être) et qu’il faut réaliser. Enfin, lorsqu’on se rapporte aux choses pour les modifier, pour les plier à ses propres fins, lorsque le réel est pris comme moyen qu’il faut compléter ou corriger en fonction de ses besoins, parce qu’il fait obstacle, on établit un rapport technique au monde, quand bien même il s’agit toujours de résoudre des problèmes partiels, immédiats, localisés.

Dire que tout est technique, ce serait appauvrir le rapport de l’homme au monde

Or, ces différents rapports au monde qui se sont constitués comme des formes culturelles collecti-ves spécialisées plus ou moins aisées à distinguer (ce qui nous autorise à parler de « la » science, de « la » religion, de « l’» art, de « la » morale, de « la » technique), se trouvent mêlés en chaque homme. L’homme de la science, de la religion, de l’esthétique, de la morale et de la technique ne fait qu’un. Vivre, c’est à la fois et dans des proportions variables, percevoir, désirer, juger, et de ce fait être conduit à connaître, chercher un sens, contempler, réprouver, modifier le réel. Il semble donc qu’il y ait une multiplicité de rapports au monde, et que notre rapport au monde ne puisse pas être seulement technique. C’est ce qui fait qu’on peut parler d’une pluralité des valeurs10 : on peut juger selon la vérité, selon la sainteté ou le sacré, selon la beauté, selon le bien, selon l’utile ou l’efficace. Il peut y avoir conflit entre ces valeurs (ce qui est efficace n’est pas bon, ce qui est beau n’est pas utile, etc.) ou entre les pratiques qu’elles norment (modifier le réel c’est parfois le profaner, c’est l’enlaidir) et le développement de certaines des formes culturelles comme la science et la technique peut être critiqué du point de vue de certaines autres, comme la morale ou la religion11. On comprend alors pourquoi, si malgré les apparences, notre rapport au monde n’est que technique, on est fondé à s’inquiéter d’un tel appauvrissement.

6. la science : Il s’agit en effet, telle est la leçon que nous donne la progression de la science, non pas, pour la connaissance scientifique, d’accumuler des connaissances partielles, séparées, limitées, mais de mettre en relation selon des lois universelles, les phénomènes dans leur ensemble. Simplement, la démarche scientifique ne peut se contenter d’imaginer les lois de la nature. Elle les découvre, les élabore, en rectifie la formulation par la confrontation avec les faits. C’est ce qui fait qu’on peut dire à la fois que l’objet de la science est la nature toute entière, bien que le scientifique procède par l’examen, l’analyse de phénomènes partiels. Analyser, c’est décomposer ce qu’on examine. Toute science, parce qu’elle étudie des faits complexes, doit passer par l’analyse de ce qu’elle étudie (exemple de l’analyse chimique), sinon elle se condamne à une connaissance seulement approximative. Mais elle recompose la complexité des faits dans son travail d’élaboration de théories générales. Voir la deuxième et la troisième règle de la méthode « pour bien conduire ses pensées et chercher la vérité dans les sciences », qui sont la règle de l’analyse et la règle de la synthèse, dans le Discours de la Méthode, de Descartes, IIe partie.

7. La pensée religieuse est ici prise en général, comme pensée à l’œuvre dans les textes sacrés, dans les dogmes et aussi dans les pratiques religieuses.

8. Ce rapport esthétique est celui qui est vécu quand on fait l’expérience de la beauté, qu’il s’agisse de beauté naturelle ou artisti-que.

9. Rapport moral au monde : très généralement, rapport dans lequel on juge ce qui est, soit en l’approuvant (parce que c’est bon, il est bien que cela soit), soit en le désapprouvant (parce que c’est mauvais, son existence est un mal).

10. Une « valeur » est ce à quoi on attache un prix, ou même, qui est au-dessus de tout prix. C’est ce qui mérite qu’on se mette en peine de l’atteindre, et qui est donc au principe des jugements (dits « jugements de valeur ») portés sur les choses ou les actes.

11. Max Weber appelle « désenchantement du monde » (en reprenant une expression de Schiller) le passage à un état de la culture où on n’attribue plus aux choses un pouvoir magique (en raison du progrès de ce qu’on pourrait appeler l’esprit rationnel, contraire à la superstition). Il s’agit de rejeter « tous les moyens magiques d’atteindre au salut comme autant de superstitions et de sacri-lèges » (Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, p. 117). Cela correspondrait à un changement dans le rapport au monde corrélatif d’un changement de conception du monde : le monde auquel on se rapporte dans la pensée magique n’est en effet pas le même, pour ainsi dire, puisqu’il n’a pas la même signification, que le monde « désenchanté ».

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Ce serait réduire le monde à un ensemble de moyens

En effet, un rapport seulement technique au monde, ce serait un rapport dans lequel le monde ne serait qu’un pourvoyeur de moyens au service de fins élémentaires et particulières. Procéder techni-quement, c’est trouver une solution pour résoudre un problème. La technique est donc appelée par un problème qui la précède et qui en détermine sa valeur. L’action technique n’est jamais qu’un moyen, une solution. Il faut se nourrir, on élaborera donc les techniques de chasse, d’agriculture ou d’élevage pour assurer la subsistance. Il faut se protéger des intempéries, on trouvera des solutions techniques pour assurer un habitat sécurisé. Le domaine de la technique est donc un domaine toujours par prin-cipe intermédiaire, qui trouve sa raison d’être dans des besoins qui le précèdent, dans des fins qui l’achèvent. Procéder techniquement c’est procéder selon une méthode qui assure la réussite. De même qu’un outil n’a pas de valeur indépendamment de son utilisation (ou s’il a une valeur autre, esthétique par exemple, ce n’est qu’accidentellement), de même un procédé n’a de valeur que relativement à ce qu’il permet d’accomplir : la technique n’a de valeur que conditionnelle, relative. Ce que nous appelons l’utilité ne peut d’ailleurs être pensé que de manière relative : une chose ne peut être utile qu’à autre chose, pas en soi.

L’homme n’est pas seulement un technicien, il agit, il est acteur de lui-même

On comprend alors en quoi notre rapport au monde ne peut être seulement technique : cela n’aurait pas de sens, sauf à penser l’homme lui-même comme un instrument, incapable de se donner des fins, de choisir, de juger de la valeur des choses, lui-même moyen pour trouver des moyens. Lorsqu’Aristote analyse l’action12, il oppose la production (poiesis) à l’action proprement dite (praxis). Il faut distinguer « faire quelque chose » et « agir » : dans la production (technique), l’agent (celui qui « fait quelque chose ») vise une fin qui lui est en quelque sorte étrangère, qui est déterminée, comme par exemple la fabrication d’un vase, et qui trouve un terme lorsque le vase est produit. Ce n’est pas sur lui, en lui qu’il a agi ou transformé quelque chose. Mais cela n’épuise pas tout l’agir humain : au contraire, l’action véritable, celle qui compte vraiment, consiste à agir sur soi de manière continue en vue de la réussite de l’ensemble de l’existence (la « vie vertueuse »), et cela ne saurait se réduire à une règle technique, ni être normé seulement par les valeurs d’utilité et d’efficacité, qui présupposent d’autres valeurs plus fondamentales, comme le Bien ou la détermination du bonheur. C’est la réussite de la vie toute entière qui constitue son problème. Aristote fait de la prudence la condition d’une vie réussie, et cette vertu est irréductible à la simple habileté technique13. L’action technique apparaît donc comme essentiellement partielle, médiate, insuffisante par elle-même, subordonnée à des fins qu’il faut chercher ailleurs. Ce n’est pas un hasard si la culture, que l’on peut définir comme Kant l’effort des hommes pour être aptes à « se proposer soi-même des fins en général », ne peut se réduire à la culture de l’habileté (technique) puisqu’il ne s’agit pas seulement d’atteindre des fins mais surtout de les choisir, de les déterminer soi-même selon la liberté (Critique de la faculté de Juger, § 83). Or dans cette perspective, la science, la morale, la religion, l’art semblent se rapporter à des valeurs plus essentielles et primitives que la technique14. L’homme, dans la plénitude de son existence, ne saurait être seulement un technicien, ni du monde, ni de lui-même. Il est un acteur à la recherche de sa propre réalisation. Il a à se faire lui-même, et à bien se faire.

12. « (…) dans la production (la poiesis) l’artiste agit toujours en vue d’une fin ; la production n’est pas une fin au sens absolu, mais est quelque chose de relatif et production d’une chose déterminée. Au contraire, dans l’action (la praxis) ce qu’on fait est une fin au sens absolu, car la vie vertueuse est une fin, et le désir a cette fin pour objet » (Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139 b 2, trad. Tricot).

13. Dans Éthique à Nicomaque, VI, 4 et 5, Aristote distingue soigneusement la technique (technè) et la prudence (phronesis) ; seule la prudence est en elle-même une vertu.

14. Sinon ce serait vivre pour vivre, ce serait aller « sans fin », sans fin ultime : vie semblant absurde, désorientée.

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Deuxième partie : Pourtant il y a nécessairement de la technicité dans toutes ces formes de rapport au monde

Pourtant, la distinction que l’on croit pouvoir faire entre les grandes formes de la culture ne résiste peut-être pas tant que cela à une analyse plus exigeante. En effet, le statut complexe de la technicité, qui en fait un domaine second, intermédiaire, le domaine spécialisé dans la médiation elle-même, dans la « méthode » (du grec methodos, le chemin, le passage d’un point à un autre), en fait en même temps l’élément indispensable en tout autre domaine : que serait une science inefficace, non rigoureuse, que serait une morale, ou une religion indifférente aux moyens, que serait un art sans art ? Quel sens pourrait avoir le moindre effort humain qui ne s’efforcerait pas de réussir ? Il faut reconnaître que toute activité, toute science, toute pratique, pour peu qu’elle poursuive une fin, ne trouve de valeur qu’en se donnant les moyens d’atteindre cette fin. Or c’est précisément ce qui caractérise, comme le souligne Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, livre I, l’ensemble des activités humaines : agir, cela consiste à agir en vue de quelque chose15. Dès lors que l’on a une fin, il faut bien trouver les moyens : rien n’échappe à la nécessité de procéder techniquement. Et on peut soupçonner que les grandes formes de la culture sont devenues des formes collectives justement en raison de leur efficacité, c’est-à-dire de leur aptitude à atteindre leur fin, c’est-à-dire encore de leur technicité.

La science est méthodique et instrumentée

Certes, la science, qui s’efforce de dire ce que sont les choses, n’intervient pas sur le réel pour le modi-fier. Mais elle est sortie de son état primitif, balbutiant par l’élaboration d’une méthode (la méthode scientifique), de règles, et même d’une langue. Il y a des règles pour expérimenter, des règles pour mesurer, et même des règles (la logique) pour penser. La science est scientifique à proportion qu’elle est technique, non seulement parce qu’elle suit une méthode mais encore parce qu’elle construit ses objets (les faits scientifiques) par des procédés eux-mêmes techniques. Cela conduit Bachelard à souligner le caractère phénoménotechnique de la science contemporaine : la science est devenue une véritable technique de production des phénomènes, une science des effets. Ce qui caractérise un énoncé scien-tifique ce n’est pas qu’il dise vrai, c’est qu’on puisse produire les moyens d’en montrer la scientificité. L’objet de la science, c’est certes le monde, mais seulement en tant qu’il est saisi par l’entendement et qu’il passe par la conceptualisation scientifique, c’est-à-dire en tant qu’il est objectivé. La science s’est donc bien constituée en technique d’élaboration d’un discours rationnel et vérifiable sur les choses. La vérité est vérifiée.

La pensée religieuse est une pensée de l’efficacité parfaite

La pensée religieuse n’échappe pas non plus à la technicité : se vivant comme un absolu, se repré-sentant le monde comme le fruit de la volonté divine et l’homme comme la créature de Dieu, si elle détourne de préoccupations techniques ordinaires, elle ne le fait que par l’attrait d’une relation directe à la toute-puissance divine. Ainsi, les prières peuvent être considérées comme des demandes qui, s’adressant à Dieu, trouvent le chemin de l’efficacité véritable, de la seule vraie efficacité. Les rites, par le pouvoir qu’ils ont de rendre les hommes agréables à Dieu, ou aux dieux, sont le moyen de s’assurer un bonheur qui, s’il n’est pas réalisé dans le monde des mortels, est le seul véritable bonheur puisqu’il est éternel. En un sens la religion peut être analysée comme la recherche d’une technicité, d’une efficacité supérieures à toutes les autres, puisque sa fin est d’emblée la fin de toutes les fins (le bonheur) et que ses moyens sont tellement efficaces qu’ils se laissent à peine reconnaître comme moyens.

15. « Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble » (Éthique à Nicomaque, I, première phrase, trad. Tricot).

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La religion peut regarder les sagesses et les morales non religieuses, ainsi que les activités techniques et scientifiques comme étant de pauvres moyens, limités, partiels, asservis à des fins relatives, manquant d’universalité. Elle n’est pas technique au sens ordinaire puisqu’elle s’émancipe des limites du pouvoir humain – mais elle correspond à ce qui permet de se passer de toute technique et peut être dite, en ce sens, la plus technique, dans l’idée, de toutes les formes de rapport au monde, et celle qui se rapporte vraiment au monde lui-même. Ainsi le rapport religieux au monde est peut-être plus technique qu’il ne semble, dans un sens fondamental, au moins dans une part de sa forme collective.

L’art consiste dans la maîtrise des procédés de production du beau

Quant au rapport esthétique au monde, qui s’est constitué comme forme culturelle dans l’art16, le caractère technique est premier : les beaux-arts, ce sont les arts du beau, ou encore les techniques de production de la beauté17. Les œuvres d’art sont des productions de l’homme réussies, maîtrisées, dans lesquelles l’effet visé est magistralement obtenu, même si précisément pour cela les règles techniques doivent rester cachées. L’artiste dispose d’un savoir-faire : il sait à la fois obtenir ce qu’il veut et cacher le moyen par lequel il l’obtient, il trouve le moyen d’exprimer l’ineffable, ce que les autres ne peuvent exprimer, il est capable de produire une belle représentation. La pratique artistique est donc, comme activité fondamentalement productrice, comme recours à un ensemble de procédés maîtrisés, un rapport technique au monde : celui qui a pour fin la production de la beauté et comme moyen les procédés permettant de la faire apparaître comme naturelle, non produite.

La morale cherche les moyens du bonheur

Dans le rapport moral au monde, où il s’agit de juger de la valeur des choses et où la norme des pra-tiques est le bien, il s’agit encore de penser la pratique comme l’effort pour atteindre, non pas une fin particulière, mais la fin de toutes les fins que l’homme est susceptible de se donner : si comme le souligne Aristote, toute activité humaine est accomplie en vue de quelque chose, et si chaque fin particulière est un moyen pour une autre fin (on coupe du bois pour avoir des planches, on prend des planches pour faire un bateau, on fait un bateau pour développer la flotte athénienne, pour assurer la sécurité, etc.), alors il faut bien poser qu’il existe une fin ultime, marquant un terme à cet enchaînement des fins, faute de quoi, « le désir serait vain », ce qui n’est autre chose que le bonheur18. Ce que tous les hommes désirent, c’est le bonheur. La sagesse consiste à vivre selon les règles d’une vie bonne et conforme à ce qui convient à l’homme. Or comme les hommes ont à s’accorder entre eux, le problème moral est en même temps politique et social, ce qui explique l’identification possible entre le bien et le juste, et la proximité entre la morale et la religion. Mais pourquoi a-t-on le sentiment que le jugement moral n’est pas technique ? S’il semble échapper à la technique, c’est en fait parce qu’on fait disparaître la condition de chaque règle morale et qu’on érige en règle absolue (comme un impératif sans condition) ce qui est en fait une règle en vue du bonheur et qui correspond donc bien à un moyen en vue d’une fin générale, le bonheur. Mais en fait, en toute sagesse comme en toute pensée politique le sens de l’ensemble n’existe que relativement au bonheur comme fin. Les règles de la sagesse pratique sont donc bien des règles techniques, qui sont malaisées à reconnaître en raison de la généralité de la fin visée (le bonheur). Contrairement à l’art qui masque les règles (moyens) pour mieux faire apparaître la beauté (fin), la morale érige ses règles en règles absolues (alors qu’elles ne sont que des moyens) et ne les rapporte pas toujours explicitement à la fin (le bonheur) puisque, ou alors que celle-ci est universellement visée.

16. Ce n’est d’ailleurs que récemment que l’on a distingué l’« art » au sens des Beaux-Arts « des arts » au sens des techniques. Ars en latin, correspond à technè en grec.

17. De la beauté ou de n’importe quelle visée que l’on croit devoir attribuer à l’art : cela reste vrai. Pour qu’une œuvre littéraire « purge les passions », par exemple, il faut que l’auteur les connaisse et sache en jouer ; les thaumaturges antiques devaient maîtriser un certain nombre de procédés pour faire des prodiges lumineux, etc.

18. « Si donc il y a, de nos activités, quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres seulement à cause d’elle, et si nous ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d’une autre (car on procèderait ainsi à l’infini, de sorte que le désir serait futile et vain), il est clair que cette fin-là ne saurait être que le bien, le Souverain Bien ». « Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur (…).Tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux » (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094 a 19 et I, 2, 1095 a 17).

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Bilan provisoire :il y a une dimension technique dans toute forme de rapport au monde

Dans tous ces cas de rapport au monde, on voit ainsi que l’effort humain est organisé, semble-t-il, selon la forme générale de l’action technique : il s’agit bien de réussir à atteindre la fin visée, qu’il s’agisse du vrai, du sacré, du bonheur, du beau, du bien.

La technique n’est donc pas seulement un domaine de l’activité humaine, compris comme celui de la production des réalités matérielles ayant une utilité, qui serait caractérisé par des objets et des opé-rations particulières, mais elle est une dimension de toute activité, en tant que celle-ci est soucieuse de son effectivité, dimension qu’on pourra appeler la « technicité » pour ne pas la confondre avec la technique en général. Tout rapport au monde est inévitablement technique, bien qu’il soit aussi autre chose. Il est inévitablement, en même temps, technique.

Le domaine propre de la technique est celui de l’invention des moyens

Peut-on dire alors que la technique n’a pas d’identité propre et tend à se dissoudre dans les autres formes de rapports au monde évoqués depuis le début ? N’existe-t-elle que comme une sous-activité, subordonnée à d’autres plus hautes, simple moyen pour les autres ?

Cela serait le cas si la technique dans son ensemble pouvait être considérée comme le domaine des moyens, comme la « boîte à outils » de toute activité, comme un ensemble de recettes asservi à un usage plus élevé. À vrai dire, la technique doit être considérée comme un domaine propre de recherche et d’inventivité. La part de l’imprévisible et de la découverte n’y est pas moins grande que dans les autres domaines, dans la mesure où, plus qu’un ensemble de moyens, la technique est le domaine de l’invention des moyens. Inventer un moyen, inventer une solution, c’est composer avec le réel selon des exigences (l’efficacité) qui imposent une attitude d’esprit spécifique dans laquelle on doit, pour trouver une solution, supposer le problème résolu. La technique est le domaine de l’habileté et de l’invention, et ne peut donc être réduite à un ensemble de procédés, d’objets, de recettes. La technique, c’est ce par quoi le réel est complété, modifié effectivement, tissé de pensée, elle est le domaine par lequel l’esprit transite, traverse le réel, se réalise.

Ainsi, notre rapport au monde, et ce quelle que soit la fin qu’il se donne, et quand bien même il est déterminé par des fins générales voire universelles, manifeste un désir de technicité qui fait de l’habileté et de l’inventivité (la technicité) des qualités essentielles que la culture ne peut renoncer à développer. Nous cherchons, quoi que nous fassions, à nous y prendre techniquement, ou alors c’est que nous ne le voulons pas vraiment, c’est que nous nous contentons de rêver19. Et même si la culture de l’habileté « n’est pas suffisante à promouvoir la volonté dans la détermination et le choix de ses fins », il n’en reste pas moins, note Kant, qu’elle est « la plus noble condition subjective de l’aptitude à promouvoir des fins en général » (Critique de la faculté de juger, § 83).

19. Vouloir n’est pas seulement souhaiter : quand nous voulons vraiment, nous faisons « appel à tous les moyens qui sont en notre pouvoir » (Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, I, 3).

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Troisième partie : approfondissement du problèmeChaque forme de rapport au monde s’articule d’une manière spécifique avec sa propre technicité

Chaque forme de rapport au monde s’articule d’une manière spécifiqueavec sa propre technicité

Le problème du caractère technique de l’ensemble des rapports de l’homme au monde semble donc résider dans l’équilibre que chaque forme peut maintenir entre la valeur qu’elle cherche à atteindre et sa recherche d’efficacité. Si la part technique de chacune des formes semble être dévalorisée, voire niée, n’est-ce pas parce que l’on craint toujours que la recherche des moyens finisse par imposer ses règles à la détermination des fins elles-mêmes ? Ne risquons-nous pas de ne vouloir que ce qu’il est possible d’atteindre ?

Cette question est d’autant plus complexe que la familiarité avec l’approche technique des choses est telle qu’on ne l’aperçoit pas vraiment. Savoir, c’est savoir-faire, et bien que la pensée, dans toutes ses dimensions, répugne à se comprendre comme technique, il semblerait qu’on ne puisse bien penser que ce que l’on peut construire, que ce qui répond à un modèle mécaniste. Le langage peut sembler souffrir de cette pauvreté résultant d’un rapport technique et utilitaire au monde, selon l’analyse de Bergson20, et cela le rendrait impuissant à dire ce qui ne relève pas de ce rapport. Mais plus encore, l’idée de monde, comme l’idée de Dieu, sont elles-mêmes des idées que forme la raison lorsqu’elle cherche, suivant une économie de principes, et conformément aux concepts dont l’emploi est légitime dans l’expérience, qui est le cadre de notre savoir et de notre pratique, à expliquer la totalité de ce qui est par une cause unique réunissant à la fois la puissance créatrice et la bonté, c’est-à-dire capable de réunir en un seul principe ce qui peut réguler à la fois le savoir et la pratique : cela constitue la théolo-gie naturelle21, dont Kant souligne à la fois le caractère spontané et la faiblesse théorique. Le monde, ce serait ce qu’a créé un super-technicien, calculateur, mécanicien, juste et sage. Notre langage, notre pensée, nos représentations semblent imprégnées de modèles techniques.

Cela nous permet ainsi de mieux comprendre ce qui, dans les valeurs telles qu’on les reconnaît dans les formes culturelles, se distingue de la recherche d’efficacité (de la technicité), voire s’y oppose. Il faut examiner comment chacune de ces valeurs se rapporte aux moyens de sa réalisation (à la technicité de son domaine), et pourquoi, d’une manière générale, la technicité de chaque domaine est ressentie comme un obstacle. En quoi le vrai, le sacré, le beau, le bien sont-ils en conflit avec toute technicité, toute recherche des moyens, ou tout emploi de moyens ? Comment, dans chaque forme de rapport au monde, s’arrange-t-on de la nécessité d’une part technique ?

La science se heurte à la nostalgie de la connaissance immédiate et absolue

Lorsque la science se constitue comme phénoménotechnique, c’est par impuissance à atteindre et à dire le vrai immédiatement, sans passer par une objectivation du réel qui l’oblige à procéder à une analyse élémentaire de la nature comme ensemble de phénomènes. Certes, la vérité scientifique est construite, elle est appareillée méthodiquement, elle est technicisée, mais c’est sur le fond d’une impuissance et d’une nostalgie d’un rapport au vrai immédiat et intuitif. Le scientifique est un travailleur de la preuve

20. Notamment dans La Pensée et le Mouvant, Le Rire.21. « Car, certes, si nous rencontrons dans la nature tant de produits, qui sont pour nous les indices d’une cause intelligente, pourquoi

ne penserions-nous pas, plutôt que plusieurs causes, une cause unique en lui attribuant non seulement une grande intelligence, une grande puissance, etc., mais bien plutôt l’omniscience et l’omnipotence, en la pensant en un mot comme une cause qui comprend en soi le fondement suffisant de telles propriétés pour toutes les choses possibles ? Et pourquoi ne pourrions-nous pas attribuer à cet être originaire, tout-puissant, non seulement un entendement pour les lois et produits de la nature, mais aussi, en tant que cause morale du monde, la suprême raison pratique morale, puisqu’en achevant ce concept nous énonçons un principe suffisant à la fois pour la compréhension de la nature et pour la sagesse morale, et qu’aucune objection tant soit peu fondée ne peut être faite à la possibilité d’une telle Idée ? » (Kant, Critique de la faculté de juger, § 90, trad. Vaysse)

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et un producteur de faits, les faits scientifiques, mais la science se voulait pure contemplation, pure théorie. La nécessité du recours à une méthode est la manifestation d’une impuissance à connaître immédiatement, d’une impuissance à se rapporter à la totalité d’un seul coup. Une science parfaite, ce serait la connaissance de la totalité et du rapport de chaque élément du réel à la totalité, une connais-sance absolue de l’absolu22. Un discours parfait, ce serait celui qui pourrait dire la totalité, sans recourir à la discursivité essentielle du langage : il ne serait plus discours. Les hommes vivent comme un défaut, une impuissance, cette nécessité de recourir aux mots, ce besoin de médiation entre eux et les choses. Il y a une exigence d’immédiateté, d’universalité, d’éternité dans le désir de vérité.

La pensée religieuse est refus de la médiation technique

Dans la pensée religieuse, on trouve encore le même refus de la médiation. Si la religion peut être considérée comme plus technique que toutes les techniques humaines, c’est uniquement au prix d’un passage à une condition supra-humaine, supra-naturelle, métaphysique faut-il dire. La toute-puissance divine est précisément divine, c’est-à-dire hors d’atteinte de l’homme ; elle est pensée par abstraction de toutes les conditions de la vie et de l’expérience humaine. Penser une volonté délivrée de la finitude humaine, et donc de ce qui rend nécessaire l’effort, le travail, l’attente, la médiation technique, c’est former l’idée de Dieu. Dieu c’est l’absolu, c’est l’Auteur du monde à la fois dans l’instant et éternellement, produit d’une volonté qui n’a qu’à se dire (le Verbe) et qui ne peut connaître aucune relativité et de ce fait aucune variation. Le bonheur éternel, c’est l’état de délivrance de la nécessité de la technique. Il ne s’agit pas dans la prière de plier la volonté divine à la sienne propre, ni de commercer avec les dieux pour améliorer son sort : il s’agit d’approuver le monde, de trouver le sens de l’existence dans ce qui est, puisque ce qui est a été, est et sera voulu d’une unique volonté qui condense en elle la fin des fins et les moyens. C’est avoir à dire « amen », et avoir à s’arranger de cela, avoir à s’arranger avec ses désirs et sa volonté propre. Le sacré, c’est ce qu’on ne doit pas toucher, c’est ce sur quoi il n’y a pas à intervenir. La religion est donc rapport à la totalité par refus de la médiation technique, par refus de la détermination de fins particulières, et de moyens particuliers.

L’art esquisse l’appropriation du monde comme moyen de nos fins

Dans le rapport esthétique au monde, si l’art, dans sa progression, semble être l’ensemble des techni-ques de production de la beauté, si aucun chef-d’œuvre ne semble se passer d’un savoir-faire d’autant plus remarquable qu’il sait ne pas se faire remarquer, il faut pourtant noter que la beauté, comme le vrai, comme le sacré, est un refus de la médiation technique ou plus exactement de la condition de l’homme qui le soumet à la nécessité technique. Devant la beauté naturelle, la satisfaction éprouvée a ceci de spécifique qu’elle est entièrement libre au sens où elle s’éprouve dans l’absence même du désir : le beau, ce n’est pas l’agréable. Elle s’éprouve aussi dans l’absence de la volonté : le beau, ce n’est pas le bien23. La beauté plaît selon une libre faveur, autrement dit dans la mise entre parenthèses de ce qui contraint l’homme à structurer son existence dans la recherche de moyens en vue de fins. Elle correspond à la rencontre d’une certaine finalité (puisque la belle nature semble faite pour nous plaire) mais sans la représentation possible d’une fin (c’est la nature qui est belle d’elle-même, semble-t-il, aucun artiste caché n’a projeté cette beauté-là). La beauté du monde, c’est ce qui fait du monde, en quelque sorte, mon allié inattendu bien qu’espéré dans ma condition humaine. Dans cette nature inintelligente et rétive à la réalisation de mes fins, il y a quelque chose qui, sans aucune nécessité, dans une parfaite gratuité, me convient déjà. Le rapport esthétique au monde, la contemplation de la beauté naturelle, c’est donc la prise de conscience d’une convenance possible entre le monde et moi :

22. Mais, comme le souligne Kant, une telle connaissance, qui serait le fait d’un « entendement divin », ne serait plus vraiment une connaissance, puisque cela impliquerait un entendement créant ce qu’il connaît au fur et à mesure qu’il le connaît.

23. Voir l’analyse que Kant donne du jugement de goût. Dans les premiers paragraphes de la Critique de la faculté de juger, le juge-ment par lequel nous déclarons belle une chose (jugement esthétique pur) correspond à une satisfaction qui est soigneusement distinguée des deux autres formes de satisfaction, l’agréable et le bon. Ces deux dernières sont toutes deux liées à un intérêt pour l’existence de l’objet, contrairement à la satisfaction de la beauté. Dans la beauté, ce n’est pas l’objet (ni donc son existence) qui nous intéresse, mais sa simple représentation. On éprouve une satisfaction, alors même que la belle chose n’est objet ni de désir (comme dans l’agréable) ni de volonté (comme dans le jugement -moral- sur ce qui est bon).

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le monde, en lui-même, est autre chose qu’un pur obstacle à mes fins. Le beau n’est pas le bien, certes mais il est le « symbole du bien ». Or cette prise de conscience se fait devant une belle chose : dans l’expérience esthétique, le rapport à la totalité se fait en présence d’un élément particulier de la nature, la convenance du monde à mes fins se montre dans un rapport particulier et limité : la belle chose, c’est ce qui n’est pas pensable par concept, c’est ce que la pensée conceptuelle ne peut épuiser. Elle est un monde dans le monde. La belle chose renvoie à la pensée de la totalité dans sa possibilité de convenir à mes fins. La satisfaction devant la beauté n’est pas une satisfaction devant l’efficacité technique : elle n’en est pas moins l’espoir de tout effort.

L’art, comme activité humaine ayant pour fin la beauté, ne peut donc pour les mêmes raisons se consti-tuer que dans un rapport complexe à la nécessité de la médiation technique : il n’y aurait pas de satis-faction vraiment libre devant une production dont les règles apparaîtraient, dont la fin serait visible.

De même qu’une beauté naturelle n’est vraiment belle que si elle semble faite par l’art (bien qu’il n’y ait pas d’artiste), une beauté artistique ne peut être belle que si elle semble faite par la nature (bien qu’il y ait un artiste). C’est ce qui fait qu’on ne peut penser l’œuvre d’art que comme étant non pas la production réglée et méthodique d’un homme pourvu d’une fin déterminée, mais la libre création de la nature elle-même à travers l’homme. C’est le sens de l’idée de génie : le génie ne cherche pas des moyens en vue d’une fin déterminée (la beauté déborde toute règle, tout concept), mais il a le pouvoir de donner aux idées, indicibles, une présentation esthétique.

Le rapport esthétique au monde est donc un rapport dans lequel la distance entre le monde et l’homme est abolie : la beauté naturelle, c’est l’idée à même le monde ; la beauté artistique, c’est l’idée tissée harmonieusement dans l’élément du monde. Mais l’idée n’est que l’idée : elle attend et prépare la réalisation véritable. L’art ne dispense pas de la médiation technique, il répond au désespoir lié à sa nécessité : il encourage l’action, le beau n’est que le symbole du bien.

La morale se hisse au-dessus des conditions de l’existenceet de la considération des moyens

Mais c’est sans doute dans le rapport moral au monde que l’ambiguïté du rapport à l’exigence tech-nique peut trouver le plus d’éclaircissement. Être moral, c’est bien agir. Mais qu’est-ce que bien agir ? En aucun cas, la simple réussite de ce que l’on entreprend (être efficace) ne peut être dite absolument bonne, bonne en elle-même : car on peut entreprendre n’importe quoi. La recherche des moyens, c’est-à-dire la part technique de l’action, ne peut être, dans le meilleur des cas, que neutre. La médecine permet de soigner mais aussi d’empoisonner. Le problème moral, c’est donc celui de la détermination des fins, et non des moyens. Il y a une opposition radicale entre la technique et la morale de ce point de vue. Quelles sont les fins qui s’imposent à l’homme ? Comment reconnaître ce que l’on doit faire ? Comment juger de la bonté d’une fin ? Agir, c’est poursuivre une fin, c’est donc, du même coup, chercher des moyens. Tout ce que fait l’homme est fait en vue d’une fin, souligne Aristote. Mais cette analyse de l’action (qui nous conduit à l’idée de bonheur comme fin ultime) convient-elle vraiment pour penser la moralité ? Ne nous conduit-elle pas à une impasse, à l’impossibilité de penser le rapport moral au monde autrement que comme technique ? En effet, si l’on commence par se donner une fin, pour juger de la valeur de cette fin, il faut encore juger en vue de quoi elle-même est visée, ce qui conduit à une régression sans fin, sauf à poser comme fin de toutes nos fins le bonheur (comme le fait Aristote24), et alors à se condamner à l’impossibilité d’une morale pensée sur le modèle d’une recherche de moyens pour quelque chose qu’on ne peut déterminer assez objectivement : l’idée de bonheur est inconnaissable, sa recherche ne peut trouver de règle sûre. Commencer, dans l’analyse de la moralité, par poser la fin (le bonheur), c’est exiger une morale technique qui ne peut par principe répondre à cette exigence de technicité et qui en même temps échoue à déterminer ce qui vaut absolument : ce qui est absolument bon. C’est, d’autre part, dans la pensée politique et sociale, dans la pensée du rapport à l’autre, se condamner à insérer autrui toujours au moins, et peut-être seulement, à titre de moyen. Comment en effet chercher à réaliser le bonheur de tous sans prendre les hommes comme les moyens de ce bonheur ? La morale doit donc, si elle veut répondre à sa propre exigence (parvenir à penser une action absolument bonne), rompre avec toute forme technique de l’action, celle-ci ne conduisant qu’à une valeur relative (l’utile). C’est

24. Voir note 18.

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pour cette raison que Kant analyse la moralité d’une action à partir de sa forme même : il ne saurait y avoir de véritable valeur morale (c’est-à-dire une valeur absolue) dans une action correspondant à un impératif hypothétique (je dois faire ceci pour atteindre cela ; si tu veux atteindre cette fin, fais ceci). Seule l’action faite seulement parce qu’il le faut, qui s’impose comme un devoir absolu (et non une nécessité relative) peut être dite bonne. La moralité, c’est le refus d’accorder une valeur absolue à ce qui n’est que technique, relatif, médiat. C’est la reconnaissance de l’impuissance de l’utilité et de l’efficacité à valoir absolument, alors même que l’homme est pris dans un monde d’obstacles, de conditions, de limites qui rendent indispensable que l’on recherche la technicité. La moralité, dont l’expression est le commandement du devoir (« tu dois »), est la manifestation de la liberté suprême de la volonté humaine, liberté comme indépendance à l’égard des conditions limitées de l’existence : ce que je dois faire, je le détermine sans tenir compte d’aucune condition, ni dans le monde, ni en moi.

La moralité est le refus de l’asservissement non pas à la nécessité technique elle-même, mais à la ten-dance irrépressible à lui reconnaître une valeur absolue. Il est quasiment impossible de penser le Bien sans le penser comme l’Utile à partir du moment où on s’occupe de l’évaluation d’une action accomplie. C’est ainsi que la moralité ne peut être pensée que comme volonté pure, et qu’on en perd la trace dès que la volonté se réalise et compose avec les conditions.

Le rapport moral au monde, c’est donc le refus de faire de la finitude humaine, de l’impuissance rela-tive qui contraint à recourir à la médiation technique, la loi de l’action. C’est le refus de soumettre la volonté à autre chose qu’elle-même. C’est la liberté infinie qui s’impose au caractère fini des possibilités humaines, qui apprend, pour ainsi dire, à s’en libérer, et qui dit : « tu dois, donc tu peux ».

Conclusion :La nécessité de la technique entre grandeur et misère

Le rapport de l’homme au monde apparaît donc à la fois comme un rapport qui ne saurait dépasser les conditions de l’existence humaine (qui reste donc toujours soumis à une approche technique) et qui ne peut se satisfaire de ces conditions. L’homme est dans le monde toujours dans un « ici » et un « maintenant », il ne peut rien réaliser qui ne soit partiel et limité, mais il ne peut non plus renoncer à une visée de totalité. Se rapporter techniquement au monde, c’est se concentrer sur un obstacle pré-cis, déterminé, c’est élaborer une solution qui n’est peut-être pas transposable à d’autres situations, encore moins universalisable (une méthode universelle ne l’est qu’à condition de rester abstraite, de rester ainsi dans l’antichambre de l’action), c’est accepter de se limiter et de réduire ses ambitions. La nécessité de la technicité est ainsi toujours corrélative d’une ambition déçue et le signe d’un manque de toute-puissance. C’est en ce sens que la technique démérite, ou plutôt qu’à travers le besoin qu’on a d’elle l’homme sent ses limites. Accepter d’en passer, par exemple, par le lent combat pour le droit à défaut d’une justice universelle immédiate, accepter le lent développement de la culture, c’est réduire ses ambitions. Le rapport au monde lui-même exige, dans sa dimension métaphysique, un « partout et toujours » immédiatement donné, et c’est en ce sens qu’il ne saurait être seulement technique. En même temps, ces exigences qui sont par principe inattingibles ne peuvent trouver une approximation que dans le recours à la médiation technique, qui n’est autre que la prise en compte des conditions de leur réalisation. En aucun cas, certes, nous ne sommes des dieux, sinon, comme le souligne Descartes, par notre volonté infinie. Vouloir n’est pas pouvoir, mais c’est « mettre en œuvre tous les moyens qui sont en notre pouvoir ». Mais on peut songer, avec Jules Lagneau25, qu’en même temps, cette « éternelle impuissance d’atteindre les bornes de notre puissance » est, pour nous les hommes, qui ne sommes pas des dieux, « la marque de notre grandeur, non de notre misère ». ■

25. Jules Lagneau, Célèbres Leçons et Fragments, Discours de Sens, PUF, 1950, p. 14.

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L’expérience est-elle un guide suffisant ?

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J.-P. Guillot

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Un guide est ce qui nous permet de nous orienter pour nous conduire quelque part à travers un itiné-raire adapté à ce terme que l’on souhaite atteindre. C’est à la fois ce qui m’accompagne, me montre le chemin (le guide de montagne, par exemple) et ce qui peut me renseigner (le guide touristique). Ces deux aspects sont d’ailleurs intimement liés.L’expérience peut-elle suffire à la fois à me donner des renseignements et à me montrer le chemin ? La question préalable, inévitable ici, va consister à se demander quel est le but visé vers lequel l’expérience pourrait, à elle seule, me conduire.Le guide est ce qui me conduit et me dit comment parvenir à un but en me renseignant sur l’itinéraire. Or, je dois d’abord conduire ma vie et si possible bien la conduire, ne pas seulement vivre, mais bien vivre, puisque je ne suis pas uniquement un animal (1), mais avant tout un homme. Cette idée de bien renvoie à la valeur. La valeur est un devoir-être, quelque chose qui est à réaliser et à atteindre, justement. Notre rapport au monde, notre expérience, peut être un rapport de connaissance, un rapport d’action, un rapport de contemplation esthétique, c’est-à-dire une source de plaisir d’un type particulier.Se demander si l’expérience peut être un guide suffisant, revient donc à se demander si elle peut me renseigner sur le vrai, le bien, le beau, et m’y conduire sans l’aide d’autre chose.

En un sens, l’expérience est bien ce qui m’accompagne à chaque instant de mon existence, comme un guide doit accompagner. S’il s’agit de conduire sa vie dans ce monde, alors l’expérience, en tant que ce qui résulte de mon contact avec lui, semble suffisante pour m’y orienter.Mais alors, ne suffirait-il pas de se laisser vivre, de se laisser aller et ballotter au gré des rencontres, des événements ? On a du mal à penser qu’il soit si aisé de bien vivre. De plus, il s’agit d’atteindre des valeurs, ce n’est pas de l’être, ce ne sont pas des faits donnés dans l’expérience que je cherche, mais du devoir être, quelque chose qui est à réaliser.L’expérience, en tant que contact immédiat avec le monde dans lequel je vis, ne saurait constituer un guide suffisant sans la pensée pour l’éclairer et la réfléchir. De plus, l’expérience est toujours particulière, ponctuelle, contingente. La valeur, si elle est une vraie valeur, est universelle et nécessaire. Comment le particulier contingent pourrait-il me guider vers l’universel et le nécessaire ? Comment à partir de l’a posteriori obtenir de l’a priori ? Mais alors, sur quoi peut se fonder cette pensée nécessaire à la réflexion de l’expérience, si ce n’est pas sur l’expérience elle-même ? Quel rôle reste alors dévolu à l’expérience ?

On a généralement coutume de valoriser l’expérience. C’est un lieu commun du bon sens proverbial et populaire que d’opposer la connaissance acquise par une longue pratique à celle puisée dans les livres et d’insister sur la plus grande valeur de la première. La pratique longuement réitérée d’une tâche ou un long vécu conférerait une valeur à l’exécution de cette tâche (« c’est en forgeant qu’on devient for-geron ») et au jugement. Les livres n’apprendraient alors que l’abstraction ; le savoir qu’ils transmettent n’est pas nécessairement expérimenté par le lecteur, il est reçu de l’extérieur, il est abstrait. Le savoir livresque n’aurait ainsi pas de chair, de vraie épaisseur, d’utilité, il serait stérile. La connaissance par expérience, elle, par contre, serait concrète, ancrée dans la réalité et en cela bien supérieure.Le langage courant atteste de l’idée commune selon laquelle l’expérience constitue un guide suffisant pour connaître le réel ou pour conduire sa vie ou pour juger de la beauté des choses. Il suffit de dire d’un individu : « c’est un homme d’expérience », cela sous-entend qu’il s’y connaît mieux que quiconque, que son avis est fiable, qu’on peut l’écouter et se fier à son jugement. Être un homme d’expérience le rend exemplaire. Le prendre comme guide, c’est prendre l’expérience dont il est porteur comme guide. De même combien de fois n’entend-on pas le précepte suivant résonner comme un impératif indiscutable : « fais-en l’expérience et tu comprendras » ?

expérience est-elle un guide suffisant ?

1. Cf. Aristote, Les Politiques, Livre I, chapitre 2, 1252-b, 28-30.

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Mais tout le problème est de savoir ce que signifie la notion d’expérience. Dans ces jugements valorisants du sens commun, l’expérience désigne le vécu pur et simple. De plus, ce qui est supposé, c’est qu’il suffit de vivre une chose pour la comprendre, il suffit d’éprouver tel ou tel événement pour pouvoir en tirer des leçons pour sa conduite, pour apprendre à éviter nos erreurs et nos fautes.Le présupposé de cette thèse, c’est une sorte de réalisme naïf qui a une foi aveugle en l’immédiat : mon vécu est transparent à lui-même, il consiste en un contact neutre et brut avec les choses, en un accueil du réel dans sa richesse que ne vient parasiter aucune réflexion oiseuse et abstraite. C’est le bon sens (pas celui de Descartes), la « jugeote », qui se manifeste là et qui s’auto-proclame (avec toute sa suffi-sance) en proclamant l’expérience comme guide suffisant de l’esprit dans sa recherche de la vérité ou dans la recherche et la poursuite du bien vivre. Cela ne va pas d’ailleurs sans une certaine misologie, une haine et un mépris de l’intelligence et de la raison.Qu’en est-il en effet de cette foi naïve en l’expérience ? A-t-elle quelque valeur ? Pour qu’elle en ait une, il faut que la conception de l’expérience sur laquelle elle se fonde en ait une, il faut donc que l’expérience soit un contact neutre et objectif avec l’extérieur. C’est cela qu’il nous faut examiner maintenant.

Il n’y a d’expérience et de connaissance que pour et par un sujet. Se demander si l’expérience peut être un guide suffisant pour atteindre la vérité, c’est se demander si elle peut être absolument objective. Or, n’y a-t-il pas des conditions subjectives de possibilité de l’expérience elle-même ? Mais alors, quelle est la nature de ces conditions subjectives ?Si elles sont particulières à tel ou tel sujet, elles demeurent relatives à l’individu et ne peuvent entrer dans la constitution d’une vérité qui réclame de l’universalité.Si elles sont universelles, au contraire, elles peuvent devenir le fondement de l’objectivité de nos connais-sances. Elles peuvent alors constituer, par leur universalité et leur nécessité, des conditions a priori de l’expérience elle-même. Mais alors, c’est la notion d’expérience elle-même qui se voit approfondie et rectifiée ici : l’expérience, ce n’est pas uniquement, ni même essentiellement le résultat de l’action du monde extérieur sur nous, ce n’est pas un ensemble de données reçues purement et simplement et passivement. Il y a des conditions subjectives de la réceptivité, conditions qui sont en même temps objectives, au sens où elles règlent l’expérience en y introduisant de l’universalité et de la nécessité. Alors on peut affirmer que l’expérience, entendue en ce sens constitue un guide suffisant pour attein-dre des énoncés universels et nécessaires en quoi consiste la connaissance. C’est au cœur même de l’expérience entendue en ce sens, et parce qu’elle est informée par des données a priori (universelles et nécessaires) qui précèdent toute expérience particulière et la rendent possible comme expérience que se découvre la connaissance universelle et nécessaire. (2)

L’homme n’est pas uniquement un sujet connaissant, la faculté de connaître n’est pas sa seule faculté et son rapport au monde ne se limite pas à un rapport de connaissance, de compréhension. Tout homme a aussi des désirs, une faculté de désirer qui ne l’ancre pas moins dans le monde que sa faculté de connaître. Il cherche en effet à se construire un monde correspondant à ses désirs. Le désir est fon-damentalement manque : on désire ce qui n’est pas. Ceci nous met directement en face d’une autre dimension de la condition humaine : l’action. Agir, c’est modifier le monde pour le faire correspondre à nos désirs. Cependant, parmi la multitude de nos désirs, lesquels dois-je retenir comme légitimes ? L’expérience peut-elle nous aider à distinguer de bons et de mauvais désirs et ainsi nous guider dans le choix des actions que nous pouvons légitimement vouloir ? Peut-elle le faire seule ?

S’il s’agit pour moi de réussir telle ou telle action, de mener à bien telle ou telle entreprise, il semble évident que l’expérience peut me guider utilement. N’apprend-on pas d’ailleurs tous les jours de l’expé-rience ? Ne tire-t-on pas des leçons de la vie ? Nos échecs et nos erreurs semblent nous instruire et on confie plus volontiers son corps à un chirurgien expérimenté qu’à un débutant. L’expérience constitue ici un guide incontestable. Qu’elle soit suffisante est une autre affaire : il faut qu’elle ne reste pas routine pure et simple, mais se transforme en art, en savoir faire, comme le remarque Aristote (3).

Mais, c’est la même compétence technique qui permet de sauver un malade et d’empoisonner un rival. Et là une autre expérience se manifeste à nous : dans les deux cas il y a réussite, si c’était là mon objectif, mais ces deux cas ne sont pas équivalents. Je fais là l’expérience de la valeur, une expérience de l’obligation, mais d’une obligation qui n’est pas purement et simplement technique, qui est morale.

2. Pour approfondir, on pourra lire : Kant Critique de la raison pure, Préface à la seconde édition, ainsi que l’Introduction, I et II.3. Cf. Aristote, Métaphysique, A, 1. On pourra lire avec profit tout ce chapitre.

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Elle ne signifie pas seulement que si je veux atteindre telle fin, il me faudra tels moyens. Elle n’est pas hypothétique, elle est catégorique : elle se manifeste à moi sous la forme d’un « Tu dois ». Elle m’ordonne de vouloir de manière inconditionnée. La conscience morale de chacun fait l’expérience de cet impératif catégorique, nul besoin d’être savant, sage ou expérimenté, d’être un « technicien ». Il y a là une expérience morale spécifique et fiable : elle est le sentiment de la certitude de mon devoir. Je me sens obligé. Ce devoir n’est réductible ni à un désir particulier ni à une tendance. L’expérience morale n’est pas le résultat de ce type de facteur. Ce qui est au fond de l’expérience morale, ce n’est pas l’amour ou le désir, c’est le respect, comme l’a analysé Kant (4).On peut parler ici d’expérience morale parce qu’il y a un élément de passivité : la conscience subit et se soumet, elle est obligée. La loi morale, l’impératif catégorique est un fait, mais un fait de la raison (et le seul d’ailleurs). L’expérience morale n’est pas cependant l’expérience d’un fait, c’est elle-même qui constitue un fait de la raison. Me guider sur ce fait pour agir, c’est me garantir d’accomplir mon devoir et d’accéder à l’autonomie de ma volonté, à ma liberté car ce n’est finalement qu’obéir à la loi que je me prescris moi-même en tant qu’être rationnel, et non à une quelconque injonction extérieure.L’expérience en tant qu’expérience morale, et donc fait de la raison, est ici un guide suffisant qui me rend, de plus, digne du bonheur. Cette expérience, qui suffit à me dire ce que je dois faire, n’est pas celle, purement sensible et affective, des désirs et des tendances dont l’observation ne peut me conduire qu’à l’hétéronomie et à la servitude.

Ce qui est apparu jusqu’ici, c’est que l’expérience ne peut être un guide suffisant que s’il y a en elle de l’universel et du nécessaire, donc que si elle n’est pas purement et simplement réception passive. Qu’en est-il alors de l’expérience esthétique qui sollicite ma faculté de plaisir ? Si une chose relève bien du particulier et semble pouvoir se passer de toute universalité et nécessité, c’est bien le plaisir, du moins semble-t-il !

L’expérience peut-elle constituer un guide suffisant pour notre jugement esthétique, c’est-à-dire pour l’appréciation de la beauté ? Il est apparu que l’expérience pouvait constituer un guide suffisant à condition de receler de l’universalité et de la nécessité. Il faut donc que l’objet du jugement de goût, c’est-à-dire de la faculté d’apprécier le beau, soit susceptible d’être universel et nécessaire. Est-ce le cas du beau ? Il semblerait que le beau soit relatif, que les jugements de goût soient variables et que donc, dans ce cas, tous les goûts se valent. S’il en est ainsi, l’expérience vécue par l’individu (au sens de son conditionnement culturel et social) déterminera son jugement de goût, sa conception du beau, et sera de fait un guide suffisant. Mais en est-il vraiment ainsi ? Peut-on vraiment tenir le beau pour relatif ? C’est l’expérience esthétique elle-même qu’il faut interroger ici : le plaisir esthétique est-il assimilable à un plaisir quelconque purement sensuel ? Est-ce que je jouis de la même façon d’une œuvre d’art que je contemple et d’un plat dont je me délecte ?Tout d’abord, il apparaît que j’accepte sans difficulté qu’une autre personne n’aime pas le plat que j’apprécie (5). Par contre, pour le jugement esthétique les choses sont plus complexes. Je ne dis pas de l’objet que je juge beau : « cet objet est beau pour moi. » Je dis : « cette chose est belle ». J’attribue donc le beau à l’objet, comme s’il s’agissait d’une de ses propriétés objectives constatables par autrui. Je fais comme si les autres, face au même objet, ne pouvaient qu’éprouver la même satisfaction que moi. J’exige des autres qu’ils jugent comme moi. Cette exigence indique que mon jugement ne se fait pas suivant des principes purement personnels. Il ne se fait pas non plus cependant en fonction de concepts car je ne saurais rendre raison de mon jugement, le démontrer.En ce qui concerne le goût des sens, l’expérience me montre que mon jugement n’a pas de valeur universelle, que je rencontrerai toujours des personnes qui n’aimeront pas les mêmes plats que moi. Elle me montre aussi que je n’exige pas dans ce cas l’assentiment d’autrui (6).En ce qui concerne l’appréciation du beau, même s’il peut arriver que je rencontre des personnes qui ne jugent pas comme moi, de fait, j’exige un assentiment universel. En formulant un tel jugement de goût, je suppose qu’une telle prétention à l’universel est possible. Cette universalité est subjective, elle est esthétique, elle ne repose pas sur un concept, puisque le jugement ne porte pas sur l’objet, mais sur mon sentiment face à l’objet. Là encore, si l’expérience constitue un guide suffisant, il s’agit de l’expérience en tant qu’elle est informée par une universalité. Dans la mesure où le beau se distingue

4. Sur tout cela, on ne manquera pas de lire les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant.5. Sur tout cela, on lira Kant, Critique de la faculté de juger, § 7.6. Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, § 8.

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de l’agréable, où je sais distinguer le plaisir esthétique du plaisir purement sensuel, l’expérience (ici ce que j’éprouve face à l’objet) est un guide suffisant pour juger de la beauté. C’est en analysant l’ex-périence esthétique elle-même que je me rends compte de sa spécificité et de la distinction entre le plaisir esthétique pris à la contemplation du beau et le plaisir purement sensuel. Cela s’explique par le fait que le beau n’est pas une propriété de l’objet, mais renvoie à une expérience que le sujet fait de lui-même face à l’objet. Il s’agit d’une émotion désintéressée. Dans l’expérience esthétique je renonce à ce qu’il y a de spécifique dans l’expérience commune et banale de l’objet. L’objet n’est pas considéré comme un objet pur et simple, comme une chose, mais comme une image. La statue n’est pas un bloc de marbre plus ou moins lourd à porter : elle est autre chose, elle est image. Ce n’est qu’à partir du moment où je déréalise l’objet que le beau peut apparaître. Je dois d’abord faire de l’objet un spectacle. Je ne m’intéresse plus alors à lui en tant qu’il pourrait satisfaire une tendance vitale ou m’être utile à quelque chose, je n’ai l’intention ni de l’utiliser, ni de le consommer, mais uniquement de le contempler. Mais cette contemplation n’est pas de même nature que celle qui a pour fin la connaissance de l’objet. Elle me procure un plaisir qui est produit par l’éveil en moi d’une activité intellectuelle spécifique qui me ramène sans cesse à la contemplation de l’objet et par laquelle s’éveillent en moi des idées, des images, des rêveries. C’est cela l’expérience esthétique et elle suffit à me conduire au beau, à me le révéler, elle est elle-même révélation du beau.

Il résulte de cet examen que l’expérience se diversifie dans sa nature en fonction du type de relation que le sujet entretient avec l’objet. Quand je cherche à connaître l’objet, l’expérience que je fais de lui n’est pas la même que lorsque je le contemple et que cette contemplation me procure un plaisir esthé-tique. De même l’expérience morale ne saurait être réduite à l’une des deux expériences précédentes. Mais dans tous les cas, l’expérience peut être un guide suffisant dans son ordre propre, à condition de bien comprendre que l’expérience authentique ne se limite pas à l’immédiateté, au contact spontané avec les choses. Elle ne se réduit pas au sensible, qui ne saurait être en mesure de nous procurer de l’universel et du nécessaire, qui nous ancre au contraire dans le particulier, le subjectif et le relatif et nous coupe de toute valeur, qu’il s’agisse du vrai, du bien ou du beau. L’expérience authentique, au contraire, suppose toujours une intervention du sujet, elle est informée par des conditions a priori qui ne relèvent pas de l’expérience, qui la précèdent, mais par lesquelles toute expérience est possible et grâce auxquelles elle constitue un guide suffisant.

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L’art et le beau>

H. Élie

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> Accompagnement 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89

Leçon 1 > Qu’est-ce que l’art ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92

� L’art au sens de la « technè »

� La technè et les « règles de l’art »

� Liberté et vérité de la technè

� Technique et beaux-arts

Leçon 2 > Qu’est-ce que le beau ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

� Beauté et objectivité

� Beauté et subjectivité

1. La question de la spécificité du jugement esthétique

2. La question de la nature du plaisir esthétique : - du point de vue de la qualité - du point de vue de la quantité

3. Que peuvent être l’objet et le sujet du jugement esthétique ? - l’objet - le sujet

Conclusion sur : qu’est-ce que le beau ?

Leçon 3 > Quel éclairage le beau apporte-t-il

à une réflexion sur l’art ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

Leçon 4 > Quel éclairage l’œuvre d’art apporte-t-elle

à une réflexion sur la beauté ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126

> Conclusion générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130

> Accompagnement 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132

lan du cours

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Accompagnement 1 : l’art et le beau

Présentation ou petit guide indiquant l’ordre des raisons qui dirige et articule les leçons :

Nous nous proposons de réfléchir sur la ou les relations qui peuvent unir l’art et le beau. Pareilles relations semblent tout d’abord aller de soi, se présenter à nous comme un fait : ne savons-nous pas en effet, en quelque sorte d’expérience ou par pur constat, qu’il existe des arts qui, comme leur nom l’indique, visent expressément la production d’œuvres belles (architecture, sculpture, peinture, musi-que, chorégraphie, poésie) ? Par ailleurs le terme d’art n’est-il pas devenu le plus souvent pour nous aujourd’hui, synonyme de beaux-arts ? Pourtant il suffit qu’on se demande : Qu’est-ce que le beau ? et Qu’est-ce que l’art ? pour qu’aussitôt notre belle assurance s’enfuie, et qu’apparaissent à l’esprit de nombreuses difficultés liées à la simple tentative de définir ces notions, avant même de pouvoir en interroger les possibles relations.

Notre tout premier problème portera donc tout d’abord sur la définition même de l’art. La première leçon aura donc comme question directrice la question :

Leçon 1 : Qu’est-ce que l’art ?

Le mot art possède en effet de multiples sens, comme l’a très clairement rappelé M. Patrice Henriot dans son texte sur l’Art dans le manuel Dicobac 11. Le mot français renvoie en effet au latin : ars, qui désigne moins la présentation de la beauté sous forme d’œuvres qui lui seraient consacrées, que le sens beaucoup plus général d’habileté : habileté acquise pour la distinguer de natura, habileté naturelle. Par voie d’extension, l’art ainsi entendu peut désigner le métier, voire l’artifice (notamment lorsque la distinction de ars et de natura va jusqu’à prendre la valeur d’une opposition). Mais l’art peut renvoyer également, et avec une signification déjà plus précise, au terme grec : technè, par quoi nous entendons généralement le domaine des techniques, des savoir-faire, ou même des arts et métiers. Deux sens principaux peuvent alors être dégagés de l’emploi usuel du mot art :

- l’art peut désigner un savoir-faire appliqué à la réalisation de quelque chose : nous verrons que ce savoir-faire apparaîtra comme une véritable intelligence pratique mise au service de nos capacités de production bien plus que comme une simple pratique aveugle et spontanée, sans s’assimiler cependant à une connaissance ou à une science théorique, ni même à son application.

- l’art peut désigner, d’une manière plus générale encore, l’adresse ou le talent avec lequel une réali-sation conforme à une fin est opérée, un objectif atteint (comme par exemple dans des expressions comme « l’art de plaire », « l’art militaire »…) .

On s’aperçoit ainsi que les significations les plus générales que nous conférons au terme d’art ne recoupent pas l’assimilation, devenue courante de nos jours, de l’art aux « beaux-arts », ni ne mettent même, de quelque manière que ce soit, en évidence une relation privilégiée du terme « art » avec l’expression ou la présentation du beau.

Cependant, ne pourrions-nous contourner aisément cette première difficulté – qui s’avèrerait alors n’être qu’une simple question de mots plutôt que le signe d’un réel problème philosophique – en concevant les significations générales du mot art précédemment dégagées comme constituant la définition générale de l’art, définition d’un genre au sein duquel on pourrait alors ranger les beaux- arts eux-mêmes comme l’une de ses espèces, voire comme son espèce la plus haute ou la plus noble ? Pour rendre compte du caractère spécifique des beaux-arts au sein de l’art en général, il suffirait alors, semble-t-il, d’ajouter à la définition générale de l’art comme savoir-faire ingénieux celle de la finalité visée par les beaux-arts : à savoir la beauté précisément !

1. Patrice Henriot, Philo Dicobac 1.

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L’artiste, ce serait alors, comme tout artisan ou technicien, un praticien ingénieux ou talentueux, mais qui viserait spécifiquement à réaliser non seulement des œuvres, mais des œuvres belles.

Cependant, loin d’être une solution, cette détermination des beaux-arts par la beauté comme leur fin spécifique ne fait que reculer le problème : car savons-nous bien ce que nous disons, ou plus précisé-ment, de quoi nous jugeons, quand nous affirmons d’une chose, qu’elle soit d’ailleurs un produit de la nature ou de l’art des hommes, qu’elle est belle ? Ainsi l’éclairage de ce que peut être un art du beau exige une analyse préalable de ce que nous entendons par la beauté.

Une deuxième leçon aura donc comme problème directeur la question :

Leçon 2 : Qu’est-ce que le beau ?

Nous sommes naturellement portés à croire que le beau renvoie à l’existence de choses belles qui se livreraient immédiatement à nous comme des évidences. Or une lecture rapide d’un dialogue de Platon : l’Hippias majeur, nous obligera à tenir compte du fait que, bien souvent, ce que nous prenons en la matière pour des évidences ne sont bien plutôt que de simples préjugés, des jugements hasardeux et précipités par lesquels nous usons de certaines idées que nous nous faisons de la beauté comme des normes qui se prétendent universelles alors même que nous ne sommes pas même en mesure de définir ce qu’est le beau. Pour éviter ce danger, il faudra donc bien en venir à se demander si le beau se livre à nous comme un fait, comme une qualité ou une propriété objective d’un certain type d’objets (dont il nous suffirait de constater l’existence dans la nature ou dans le monde humain), ou s’il n’est pas bien plutôt toujours lié à l’activité d’un jugement par lequel un sujet apprécie et exprime la manière dont l’affectent certaines des réalités qui lui apparaissent. Le sujet d’un tel jugement devra alors nécessairement se demander de quelle nature est ce jugement par lequel il est amené à qualifier de belle telle ou telle réalité qui se présente à lui. La toute première question portant sur la beauté pourra donc s’énoncer ainsi :

Le beau est-il une propriété objective de la chose jugée belle, ou l’objet d’un jugement purement esthétique ? Qu’est-ce donc, à proprement parler, qu’un jugement esthétique ?

On se demandera donc en premier lieu si le jugement de beau est un jugement logique, capable de constituer un savoir objectif de ce que serait la beauté en général. Autrement dit, lorsque nous jugeons une chose ou une œuvre belle, appliquons-nous à la réalité qui nous apparaît une opération logique consistant à déterminer ce qu’est l’objet, ou tout au moins la propriété objective qui le rend beau, à l’aide d’un concept ou d’une idée générale de la beauté dont nous possèderions tous une semblable définition, et qui nous permettrait alors de déterminer la chose jugée belle comme un cas particulier du beau en général ? Ou bien, plutôt qu’un jugement logique, capable de déterminer une fois pour toutes ce que serait ou devrait être la chose jugée belle, le beau ne renverrait-il pas à un jugement purement esthétique, c’est-à-dire un jugement par lequel le juge lui-même, le sujet du jugement, produirait bien moins une connaissance de son objet qu’il n’exprimerait un certain plaisir lié à l’« état d’esprit » que suscite en lui la chose ou l’œuvre jugée belle ? Le jugement esthétique serait donc un jugement purement subjectif, par lequel le sujet du jugement exprime la satisfaction que procure, tant à ses sens qu’à son esprit, la manière même dont la chose lui apparaît, s’expose ou se présente à lui.

Mais alors, n’est-ce pas réduire le jugement de beau à l’agréable ? Et dès lors ce jugement subjectif et purement privé ne se résume-t-il pas à une simple affaire de « goût » au sens usuel du terme, relatif à la constitution psychophysique particulière de chaque individu, mais aussi à son appartenance à un milieu et à une époque déterminés ? L’adage populaire qui énonce que « des goûts et des couleurs on ne discute pas » serait alors en droit d’exiger de tout sujet qui juge de la beauté qu’il renonce à toute prétention de conférer à son jugement une valeur universelle, c’est-à-dire valable pour tout homme (et non seulement pour lui et le milieu social susceptible de partager avec lui les mêmes « goûts » et de le reconnaître ainsi comme l’un des siens). En assimilant ainsi le jugement esthétique à l’expression d’un plaisir, ne risque t-on pas d’emmurer définitivement chaque sujet dans le domaine clos et strictement incommunicable de ses affects, de ce qu’on appelle ordinairement ses plaisirs et ses peines ? D’où la nécessité de se poser cette nouvelle question :

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De quelle nature est le plaisir en jeu dans le jugement de beau ?

S’agit-il d’un plaisir de simple sensation, un plaisir seulement physique ou psychophysique qui attacherait alors la chose à mon désir de la posséder, du fait qu’elle produit en moi une agréable sensation, ou bien plutôt un plaisir de réflexion, immédiatement lié à la satisfaction que me procure la simple perception de la chose jugée belle (et non le désir de sa possession) ? Le pur jugement esthétique renverrait alors à un plaisir qui plairait en moi tant à mon esprit qu’à mes sens, de sorte qu’un tel plaisir ne me conduirait pas tant à désirer attacher mon existence à l’existence de cette chose qu’à me satisfaire de sa pure contemplation.

L’analyse du jugement esthétique nous conduira alors tout naturellement à une ultime question : avec ce plaisir purement contemplatif dont le jugement de beau est l’expression, à quelle libre réflexion sur lui-même comme sur le monde auquel il se rapporte le jugement de beau invite-t-il le sujet lui-même ? Le plaisir lié à cette libre réflexion ne conduit-il pas le sujet à désirer maintenir en lui la relation qui l’unit à l’objet jugé beau, en sorte que ce rapport prenne le sens d’un libre entretien, à la fois sensible et réfléchi, « silencieux et amical », du sujet avec lui-même et avec l’objet qui suscite en lui cette libre réflexion ? Cette dernière question pourra donc se formuler ainsi :

Que doivent être finalement le sujet et l’objet du jugement esthétique pour que le sujet puisse ressentir le beau à la fois comme un plaisir sensible et comme une invitation à penser ?

L’ensemble de ces questions éclairées, il nous faudra revenir alors à l’examen du problème soulevé par les relations de l’art et du beau. Notre troisième leçon aura donc comme objet le problème suivant :

À quelles conditions un art du beau est-il possible ?

Si le jugement de beau en effet est libre de tout concept, une technique visant à produire des œuvres belles est-elle seulement possible ? Car toute technique, même si elle met en jeu (comme nous le verrons dans la leçon I), une certaine liberté dans l’usage qu’elle fait des règles du métier, vise la production d’un résultat qui doit correspondre à un usage déterminé, de sorte que son objet doit correspondre au concept de la fin à laquelle nous le destinons. Comment donc concilier cette nécessaire détermination de tout objet technique avec le caractère, libre de tout concept déterminant, de la beauté ? Produire une œuvre exige, nous le verrons, plus qu’un savoir théorique. Mais produire une œuvre belle ne défie-t-il pas, non seulement tout savoir, mais même tout savoir-faire ?

Mais si le beau interroge ainsi les possibilités de l’art des hommes et ses limites, inversement, l’art à son tour, l’art cette fois au sens des beaux-arts, n’interroge-t-il pas notre rapport à la beauté ? Pourquoi en effet ne nous contenterions-nous pas des libres beautés par lesquelles la nature suscite déjà en nous le jugement esthétique ? L’analyse du jugement de beau en effet, en le révélant indépendant de tout concept prédéterminé de la beauté, nous montre que ce jugement peut porter, non seulement sur des œuvres qui sont le produit de l’art des hommes, mais aussi sur des réalités de la Nature. Or si le plaisir esthétique peut être éprouvé à l’occasion d’autres choses que les productions des beaux-arts, pourquoi l’homme cherche-t-il à produire par lui-même des œuvres belles ? La création artistique serait-elle donc en l’homme une volonté purement arbitraire et, en un sens, superflue ? Ou bien au contraire, l’analyse du jugement de beau ne doit-il pas conduire à un éclairage des raisons qui poussent l’homme à désirer produire des œuvres belles ? Notamment on se demandera si ce n’est pas encore la pure liberté du jugement esthétique, ainsi que le libre plaisir qu’il suscite, qui explique que le seul mode d’expression possible pour les hommes de la beauté soit la tentative pratique de créer une œuvre belle, plutôt que de chercher à l’enfermer dans une formule théorique qui nous en livrerait définitivement la clé (comme si alors l’homme cherchait à se délivrer de la beauté comme d’un problème inquiétant ou douloureux, plutôt qu’à maintenir en lui et à communiquer aux autres hommes le plaisir qu’elle lui fait éprouver). Notre dernière leçon aura donc comme problème directeur :

En quel sens le beau peut-il éclairer en l’homme le désir de la création artistique ? Comment alors le beau est-il à l’œuvre dans l’œuvre d’art ?

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art et le beau

Leçon 1 : Qu’est-ce que l’art ?

� L’art au sens de la technè

Nous chercherons tout d’abord à comprendre le sens de la notion d’art à partir de l’éclairage du sens du terme grec de « technè ». Pour en atteindre la définition, nous nous aiderons d’un premier texte philosophique : le chapitre 4 du Livre VI de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.

Au terme de ce chapitre, Aristote propose de la technè la définition suivante : « l’art (technè) est une certaine disposition, accompagnée de règle vraie, capable de produire » ; puis il adjoint aussitôt à sa définition deux précisions : « le défaut d’art, au contraire, est une disposition à produire, accompagnée de règle fausse ; dans un cas comme dans l’autre, on se meut dans le domaine du contingent. »

Le terme « technè » semble donc tout d’abord nous livrer une définition simple de l’art : l’art désignerait notre capacité à produire un certain nombre d’objets, utiles à nos besoins ou destinés à satisfaire nos désirs. La technè exprimerait ainsi cette puissance proprement humaine à ajouter aux produits de la Nature (« phusis », elle-même alors conçue comme une puissance de production) tout un monde d’ob-jets dont nous serions le principe. L’art au sens de la technè imiterait en ce sens la nature, en tant qu’il serait la cause ou la puissance causale de l’existence ou de la venue à l’être de ses produits, comme la nature elle-même l’est pour l’ensemble des réalités naturelles dont elle est le principe.

Mais pour comprendre cette définition de l’art comme une puissance de production, il faut rappeler ce que signifie pour Aristote le fait d’être pleinement la cause de quelque chose. La conception qui est la nôtre aujourd’hui de la cause ne nous permet nullement en effet de faire de ce que nous déter-minons comme la cause d’un phénomène le principe même de son essence, ni même de sa venue à l’existence : lorsque nous disons par exemple de la chaleur du soleil qui échauffe la pierre qu’elle est cause de l’échauffement de la pierre, nous n’attribuons pas par là au soleil, et pas même à l’une de ses propriétés, la puissance d’être au principe de l’existence même de la pierre. Que la cause n’ait pas ici valeur de principe est attesté encore par le fait suivant : la chaleur du soleil, envisagée ici comme cause relativement à l’échauffement de la pierre, pourra se révéler à son tour comme l’effet d’un autre phénomène, qui vaudra comme sa cause, entraînant ainsi notre esprit dans un enchaînement nécessaire et infini des causes et des effets. Par cause nous entendons donc aujourd’hui la puissance de produire des effets, non celle d’être au principe de l’existence comme de l’essence (des caractères spécifiques et constitutifs) de la chose même modifiée par ses effets : c’est pourquoi nous appelons une telle cause une « cause efficiente ». Si donc nous continuons aujourd’hui à accorder à l’art ou à la technique humaine le pouvoir de se tenir bel et bien au principe de ses productions, nous entendons plutôt par « nature » le pouvoir de produire des effets. Ainsi E. Kant, dès le début de ses analyses consacrées à l’art dans sa Critique de la faculté de juger, commence par cette distinction des puissances de la nature et de l’art : « L’art se distingue de la nature comme le faire (facere) se distingue de l’agir ou de l’effectuer en général (agere), et le produit ou la conséquence de l’art se distingue en tant qu’œuvre (opus) du produit de la nature (effectus). »

Lorsque Aristote au contraire confère à la nature comme à l’art la puissance d’être la cause de leurs productions respectives, il entend leur attribuer le sens et l’excellence d’un véritable principe. C’est qu’une telle puissance n’est pas seulement cause efficiente ou « motrice » de ce qu’elle produit, mais également « cause matérielle », « cause formelle », enfin « cause finale » de la chose produite. Il n’y a d’ailleurs pas là quatre causes différentes, mais quatre modalités d’une seule et même puissance produc-trice. Prenons l’exemple de la puissance productrice de la technè pour le comprendre : le « technicien »

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ou l’artisan ne peut produire d’abord un objet propre à son art qu’en visant une fin à laquelle l’objet à produire doit correspondre. L’artisan doit donc posséder le pouvoir de se représenter idéalement l’objet en vue de le faire venir à l’existence : ce que doit être l’objet, pour qu’il puisse être conforme à la fin visée à travers lui et qu’il est censé satisfaire du mieux possible, doit donc précéder l’existence même de l’objet et en être le principe, au sens ici de la cause finale.

Mais cela ne suffit pas : il ne suffit pas en effet de se représenter idéalement ce que doit être l’objet pour être en mesure de le produire effectivement. Encore faut-il être capable, c’est-à-dire posséder la puissance de produire les moyens, tant formels que matériels, nécessaires à la réalisation effective de la fin. De simple idée qu’elle était dans l’esprit de l’artisan, la fin alors s’accomplira comme œuvre réelle et réellement existante en notre monde (une chaise, une table ou un lit réels par exemple, et non seulement l’idée ou le modèle idéal d’une chaise, d’un lit ou d’une table). L’art de l’artisan est donc cause de son objet, à titre également de sa cause matérielle et de sa cause formelle, qu’il faut d’ailleurs savoir faire tenir ensemble tout en les distinguant : en fonction de la fin visée, notre menuisier par exemple doit être en mesure de déterminer quelle forme, appropriée à cette fin, il doit et il peut conférer à la table qu’il veut produire ; il se fait donc ainsi cause formelle de son ouvrage. Mais il doit du même coup se demander quels matériaux lui paraissent les mieux à même de remplir la fonction ou de répondre à l’usage à laquelle sa table est destinée – de répondre donc au mieux à la fin. Du même coup, il doit aussi veiller à ce que les matériaux choisis soient ceux qui semblent le plus adaptés à la forme qu’il cherche à conférer à son objet. Son œuvre consistera donc non seulement à choisir les matériaux adaptés à la fin, mais à informer les matériaux à la forme, elle-même définie en fonction de la fin qu’il s’est proposée. Même si ainsi il emprunte à la nature la matière dont sera fait son objet (le bois par exemple dont sera faite sa table), il n’en sera pas moins la cause matérielle de son objet, en tant que cette matière n’entre plus dans la constitution de l’objet produit à titre de simple matière brute et indéterminée, mais en tant que matériau travaillé de telle façon que la matière est rendue appropriée à la forme qui l’informe (le bois de cette table n’est pas alors le bois de l’arbre dont pourtant on l’a extrait, et vit en quelque sorte d’une existence désormais différente de celle que lui conférait la nature, qui pourtant déjà en faisait autre chose qu’une simple matière indifférenciée).

L’artisan n’est donc cause motrice de son objet que s’il est capable de s’en faire être la cause, à la fois finale, formelle et matérielle. Or tout cela relève d’un art, qui consiste précisément à se rendre capable :

- de se représenter une fin, répondant à une fonction ou un usage- de choisir, en fonction de cette fin, les moyens nécessaires à sa réalisation effective- de sélectionner la matière et la forme qu’on instituera comme les moyens les mieux adaptés à la fin- d’harmoniser, d’adapter ou d’ajuster :

a. les matériaux entre euxb. la matière à la formec. la matière et la forme retenues et ainsi préparées, travaillées ou façonnées, à la fin visée.

Ainsi, et ainsi seulement, on pourra parler d’un réel artisan ou technicien, possesseur d’un authentique savoir-faire qui fait de lui le véritable principe de son ouvrage. Il y a savoir, parce qu’il y a nécessité pour l’artisan d’avoir en vue, et en vue suffisamment précise, ce que doit être l’objet de sa visée. Mais ce savoir n’est rien s’il ne s’accompagne de la possibilité de savoir déterminer ce qu’il faut mettre en œuvre pour réaliser cette fin visée, et pour lui donner par là même la forme et la matière d’une œuvre. Ce savoir n’est donc pas un simple savoir théorique de la chose, mais le savoir qui nous rend capable de la faire, de la réaliser ou de la produire, savoir-faire qui nous renvoie alors au domaine de ce que Aristote nomme le domaine de la « poiesis » (en grec, poiesis renvoie à ce domaine de la puissance pratique humaine qui s’exprime par notre aptitude à produire des objets dont nous sommes le principe, mais qui finissent par acquérir une forme d’existence relativement indépendante de leur auteur, en se détachant finalement de l’acte et de l’agent qui les ont produits).

On peut alors, à la lumière de ce détour, revenir à la définition même de l’art - technè - proposée par Aristote : nous disions d’elle qu’elle nous donnait l’apparence de la simplicité. En réalité – et c’est là le sens de la première précision – elle suppose, pour être réellement comprise, l’éclairage d’une distinction que l’analyse du savoir-faire nous rend désormais capable de comprendre, entre une simple capacité et une véritable disposition : la disposition propre à l’art consistera alors, non en une simple capacité générale à produire, une simple puissance naturelle en tout homme, mais en l’aptitude à orienter cette

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puissance naturelle en vue de la production d’une chose déterminée, et en vue de la produire correcte-ment, ce qui suppose qu’on détermine correctement tant la fin que les moyens de production de l’objet qu’on a en vue. Cette « disposition » (par quoi est ici traduit le terme exis) est donc plus et autre chose qu’une simple « capacité » naturelle (en grec : dunamis) : elle relève en tous ces points d’un art, qui doit sans cesse, nous dit Aristote, « s’accompagner de règles vraies ». Le « défaut d’art » par conséquent – telle nous semble être la leçon de la première précision – ne se définira donc pas par une incapacité à produire, mais par « une disposition à produire accompagnée de règle fausse », autrement dit une disposition qu’on pourrait qualifier de mal réglée ou de déréglée.

� La technè et les « règles de l’art »

L’art, s’il n’est donc pas une simple capacité naturelle, n’est pourtant pas même encore un simple ensem-ble de procédés ou de dispositifs à produire : plus qu’un dispositif, il est ce savoir-faire qui constitue l’excellence ou la vertu d’une véritable disposition. Cette excellence ou cette vertu consiste en l’aptitude qu’elle confère à celui qui l’a acquise à savoir bien disposer des dispositifs techniques eux-mêmes : l’art n’est donc ni une capacité naturelle, ni même une simple disposition, mais cette « vertu », cette excel-lence ou cette « bonne disposition », qui consiste, pour ce qui concerne la technè, en l’aptitude à nous disposer correctement nous-mêmes en regard de notre propre puissance de production, en vue d’en faire à chaque fois, en fonction d’une fin déterminée, le meilleur usage possible. On pourra ainsi mesurer à la perfection objective de l’œuvre ainsi produite la valeur technique du savoir-faire possédé par son auteur. C’est ainsi que Socrate déjà distinguait entre un véritable cuisinier, qui sait découper la volaille en suivant ses articulations naturelles, et un piètre tâcheron dépourvu d’art, qui, bien que possédant en puissance le pouvoir naturel, et même outillé, de découper, déchirerait n’importe comment les chairs, transformant l’art de la préparation culinaire en une lamentable… boucherie !

Loin donc de se définir seulement comme un ensemble d’objets qui auraient comme unique caracté-ristique d’être produits artificiellement par les hommes, ou même comme l’acquisition théorique d’un ensemble de procédés dits « techniques » (à commencer par la fabrication d’« outils ») qui formerait pour chaque art les « règles du métier », l’art nous apparaît bien plus essentiellement maintenant comme cette aptitude qu’a l’agent de réfléchir en acte sa propre puissance de production, de réguler son outillage théorique et pratique, bref de régler ainsi en lui-même et par lui-même les règles de son art.

Si l’art est un authentique savoir-faire, et non pas une simple application pratique d’un savoir théori-que préalable, c’est donc bien justement parce qu’il ne suffit pas au technicien de connaître, ni ce que doit être en idée le résultat à produire, ni même l’ensemble des procédés pratiques décrivant le mode d’emploi à mettre en œuvre pour l’obtenir. La réalisation effectivement réussie du résultat escompté exige donc, outre ce savoir théorique pur ou appliqué, la mise en œuvre d’un art ou savoir-faire que seule la pratique ou l’exercice même du métier rend capable d’apprendre et de perfectionner. C’est sur cette irréductibilité du savoir-faire « technique » à toute forme de savoir purement théorique - qui chez Aristote, distingue la technique de la science, (« technè » de « sophia ») - ou même d’une simple application pratique d’un savoir « scientifique », qu’insiste également Emmanuel Kant, dès le début de ses analyses consacrées à l’art dans sa Critique de la faculté de juger :

« 2. L’art, en tant qu’habileté de l’être humain, se distingue aussi de la science (comme le pouvoir du savoir), à la manière dont le pouvoir pratique se distingue du pouvoir théorique, ou la technique de la théorie (comme l’arpentage se distingue de la géométrie). Et, dans cette mesure, on ne désigne pas non plus comme constituant de l’art ce qu’on a le pouvoir de faire dès lors que l’on sait simplement ce qui doit être fait, et que l’on se borne donc simplement à connaître l’effet recherché. Seul ce que l’on n’a pas aussitôt l’habileté de faire du simple fait qu’on le connaît de la manière la plus parfaite relève de l’art. » Et Kant de nous donner aussitôt un exemple de cette définition volontairement surprenante pour nous qui avons souvent l’habitude de réduire l’art ou la technique à une simple application d’un savoir théorique : « Camper décrit très exactement les propriétés que devrait avoir la meilleure chaussure, il ne pouvait cependant assurément en faire aucune. »

Dégageons donc les leçons de cette définition première de l’art, et profitons-en pour corriger des erreurs cou-rantes que nous pouvons commettre concernant son concept, tant en compréhension qu’en extension :

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en compréhension tout d’abord : il ne suffit donc pas, pour définir l’art, de l’envisager comme une simple puissance naturelle de production, fût-elle propre à l’homme, ni même comme la connaissance d’un ensemble de moyens et de procédés nécessaires à la réalisation d’une fin ou d’un résultat déterminé. L’art s’est révélé bien plutôt être essentiellement une aptitude productrice liée avant tout à la faculté qu’a l’agent de réfléchir les règles de son métier en vue de les régler, de les ajuster à l’œuvre visée, et ce tout le long du processus qu’il met en œuvre pour la produire. On peut dire en ce sens que c’est sa propre puissance productrice qu’il régule ainsi, ainsi que les règles déjà admises du métier, qu’il ne se contente donc pas d’appliquer mécaniquement, mais qu’il adapte et éventuellement, perfectionne dans et par la pratique même de son métier. Le métier en ce sens s’élève à l’art, de par précisément cette manière qu’a l’artisan ou le technicien de le pratiquer en vue de l’ajuster toujours mieux au résultat escompté. Parmi ce qu’on pourrait appeler en général le domaine des arts et métiers, cette exigence de libre régulation de l’art à l’égard de ce qui peut être purement mécanique dans un métier peut connaître des degrés variables. Et c’est pourquoi une distinction traditionnelle a longtemps divisé les arts en arts mécaniques et arts libéraux, selon le degré de liberté laissé à l’agent face au travail et aux contraintes mécaniques de son activité. Cette distinction traditionnelle ne doit pas toutefois nous égarer : elle soulève en effet autant de difficultés qu’elle n’apporte de lumière à la définition de l’art. Si toutefois nous la mentionnons, c’est parce qu’elle a le mérite pourtant de mettre en évidence la double présence et la double exigence en tout art de la contrainte et de la liberté, double présence et double exigence qu’unit en elle la notion même de règle. Ce qu’il faut par contre éviter, c’est de penser une telle distinction comme une distinction radicale : une distinction de nature, et non de simple degré, entre arts dits mécaniques et arts dits libéraux. Aussi bien est-ce de cette manière prudente, et en l’accom-pagnant de multiples corrections, que Kant use de cette distinction traditionnelle pour dégager, après la distinction du pouvoir de l’art humain avec celui de la nature, puis avec le savoir scientifique pur ou appliqué, un dernier trait distinctif de l’art, à savoir qu’un esprit, capable de se régler lui-même, doit être capable d’introduire un certain jeu – au sens d’un libre usage – dans ce que comportent de mécanique les contraintes présentes en tout art : « Quant à déterminer si, même entre ce qu’on appelle les sept arts libéraux, il n’en est pas quelques-uns qui auraient dû être mis au nombre des sciences et d’autres comparés à des métiers, je ne veux pas en débattre ici. En revanche, que dans tous les arts libéraux soit en tout cas requise une certaine dimension de contrainte ou, comme on dit, un mécanisme, sans quoi l’esprit, qui dans l’art doit être libre et, seul, anime l’œuvre, n’aurait aucun corps et s’évaporerait entiè-rement…, cela, il n’est pas inutile de le rappeler, dans la mesure où beaucoup de nouveaux éducateurs croient apporter la meilleure éducation possible à un art libéral en y supprimant toute contrainte et en le transformant, de travail qu’il était, en un simple jeu. » Ainsi dans tout art mécanique, une certaine liberté dans l’usage réglé des règles du métier doit pouvoir s’exercer, si l’on veut bien encore parler d’art à leur propos. Mais inversement, la liberté de l’esprit qui anime l’œuvre dans les arts libéraux ne saurait s’exercer et être capable de produire son œuvre si elle ne se confrontait pas aux contraintes inhérentes à la production de l’objet visé, et à la nature même des moyens nécessaires à sa réalisation. Ce à quoi Kant nous invite ici, c’est donc bien, par-delà la distinction traditionnelle entre arts mécani-ques et libéraux, à saisir en tout art la double exigence du savoir des contraintes inhérentes au métier et du pouvoir régulateur d’en ajuster par soi-même les règles à sa propre puissance productrice. Cette double exigence d’un authentique savoir-faire unit ainsi dans l’art le travail et le jeu, et réussit à faire de tout art tout à la fois plus qu’un travail et plus qu’un « simple jeu » (au sens d’une simple activité ludique et sans effort, d’une libre fantaisie).

en extension, par voie de conséquence : si en effet, le sens le plus essentiel de ce savoir-faire qu’est l’art en tant que « technè » réside avant tout dans ce pouvoir de l’agent à auto-réguler sa propre pratique dans la production même du résultat visé, alors l’art ne saurait se définir par la simple présence, au sein de l’ensemble des réalités dont nous pouvons faire l’expérience, d’une certaine catégorie d’objets qui se donneraient immédiatement et par eux-mêmes comme des objets techniques aisément reconnaissables comme tels. Le domaine de l’art se réduirait alors aux objets fabriqués de main humaine.

Ce qui peut favoriser cette illusion (l’existence d’objets qui seraient par eux-mêmes techniques, comme d’autres au contraire seraient naturels), c’est bien d’abord la croyance que la distinction entre nature et artifice, entre produits de la nature et objets artificiellement fabriqués par l’art des hommes serait suffisante à définir la technicité de l’objet. Or des analyses précédentes, nous pouvons dégager main-tenant deux raisons permettant de corriger cette illusion :

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- S’il n’y a pas d’objet directement qualifiable de technique avant l’examen de l’art qui peut lui conférer un tel sens, alors cette puissance réglée qu’est l’art peut s’étendre au-delà de la production d’objets dits « artificiels » et s’appliquer aussi à des réalités de la nature : ainsi de l’exemple signalé plus haut du bon cuisinier cité par Socrate. Ce cuisinier possède un savoir-faire technique, non parce qu’il produirait – au sens de la fabrication – un objet artificiel qui viendrait s’ajouter aux produits de la nature, mais parce qu’il est capable d’opérer une série d’actions réglées en vue d’atteindre correcte-ment une fin visée (découper la volaille proprement en réglant sa propre puissance de trancher sur les articulations naturelles de son objet). Il n’y a donc pas de raison suffisante pour réduire l’extension du domaine de l’art à la fabrication d’objets artificiels. Aussi bien le mot latin : ars, ne désignera pas seulement ni même surtout une puissance de production d’objets artificiels, mais l’adresse, ou pour reprendre le terme utilisé par Kant dans le texte déjà cité, l’habileté (à condition toutefois qu’elle soit élaborable en règles) avec laquelle l’homme se confère le pouvoir d’obtenir un certain résultat : ainsi pourra-t-on parler en ce sens, d’art culinaire, d’art militaire, ou même d’un art de plaire. On ne dira donc pas de l’art du bon cuisinier qu’il consiste à fabriquer un objet artificiel ; on dira plutôt que l’art réside ici dans l’aptitude à bien découper une volaille ; par là s’exprime le savoir-faire réglé dont fait preuve l’agent tout au long des opérations par lesquelles il prépare son objet à répondre le mieux possible à l’usage (culinaire en l’occurrence) auquel il le destine. L’art réside donc bien ici dans « l’art et la manière », ou encore le talent avec lequel l’agent parvient à régler une puissance pratique dont il s’est rendu maître.

- Enfin, qu’il ne suffise pas qu’un objet soit fabriqué de main humaine pour pouvoir être immédiate-ment qualifié de technique, c’est encore ce que nous enseignait la définition par Aristote du « défaut d’art » : celui-ci en effet ne consiste pas, comme on l’a vu, en un défaut qui nous rendrait absolument incapable de produire quelque chose, mais en ce qui fait que « notre disposition à produire » ne sera pas « accompagnée de droites règles » et donc sera utilisée de manière non conforme aux exigences de l’art et de son objet. Il faut donc en se sens distinguer l’homme de l’art de l’homme défini seule-ment comme « homo faber », c’est-à-dire comme possédant simplement la puissance naturelle de fabriquer des objets, ou même, avant les objets eux-mêmes, de fabriquer les outils nécessaires à leur production. Certes il est déjà important de remarquer, pour dissiper l’illusion d’une définition de la technique par la présence d’objets immédiatement techniques en eux-mêmes, que tout objet n’est qualifiable de technique que s’il est précédé par toute une série de gestes réglés et d’opérations qui président à sa réalisation, procédés parmi lesquels on peut compter la technique nécessaire à la fabri-cation d’outils et à leur perfectionnement. Mais l’essentiel de la puissance technique – et de l’art qui en est l’excellence – nous est apparu encore ailleurs : il réside dans l’aptitude à inventer tout d’abord les règles qui permettent à l’agent d’agencer au mieux en lui-même et par lui-même l’ensemble des moyens nécessaires à la réalisation du but qu’on s’est fixé. La fabrication technique n’est donc elle-même possible que si elle est supportée par cet art de l’ingéniosité des règles qui introduit, dans la réflexion instrumentée de l’artisan ou du technicien, la liberté et l’intelligence de règles ingénieuses dans les contraintes du métier. Pas plus que l’objet, l’outil n’est donné comme technique une bonne fois pour toutes : il est lié et sans cesse supporté par une genèse qui l’élabore et le fait évoluer, en fonction certes des fins visées, mais aussi en fonction des problèmes internes – et proprement techniques en ce sens – que les matériaux et les formes mises en œuvre dans l’élaboration même de l’outil peuvent seuls faire apparaître. Ce qui nous semble là encore essentiel et spécifique à la définition même de la technique, c’est donc cette intelligence pratique à l’œuvre dans l’élaboration et le maniement tant des moyens que des fins propres à chaque art. En ce sens, il paraît nécessaire de préférer la notion d’instrument à celle d’outil : l’outil, c’est, comme son nom l’indique, l’ustensile déjà là, en quelque sorte figé une fois pour toutes dans sa définition, qui semble déjà prêt à l’emploi, se tenant entière-ment et presque sans besoin d’apprentissage préalable à notre disposition en vue d’une utilisation déterminée d’une manière relativement univoque. Or même nos outillages les plus simples, ou les plus anciens, qui semblent à première vue n’être destinés qu’à une fonction de prolongement de la force physique de notre propre corps, se révèlent à l’analyse des objets complexes, qui exigent, tant pour les produire que pour les manier correctement, toute une technique d’élaboration et d’usage qui vise d’ailleurs sans cesse leur perfectionnement. Cette intelligence technique concrétisée dans la plupart de nos « outils » et de nos machines leur donne donc bien plutôt le sens et la fonction d’instruments : l’instrument ne renvoie pas seulement à un objet construit ou fabriqué, mais il a également le pouvoir d’instruire celui qui en use sur ses propres potentialités, de sorte que loin d’épuiser ses possibilités d’usage dans la fonction qui a présidé à sa conception, il possède en lui-même une puissance évolutive qui instruit, dans celui qui l’utilise, son propre pouvoir d’invention : ainsi ne parlera-t-on guère par exemple, en musique ou en médecine, d’outils, mais bien d’instruments. L’instrument renvoie donc,

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mieux que l’outil, à cette capacité d’invention de l’intelligence technique, produisant ses règles à fleur même des résistances et des potentialités des matériaux et des moyens qu’elle met en œuvre, et qui tire d’eux une compréhension toujours plus précise de son propre pouvoir producteur. On dira donc : si l’outil est à disposition, l’instrument est ce qui sert à la bonne disposition nommée par Aristote technè : disposition proprement technique de se disposer et de disposer correctement le pouvoir de produire. Si l’outil n’exige qu’un emploi, l’instrument suppose une technique de « maniement » : cette intelligence de la main qui est intelligence à l’œuvre et s’affûte à son expérience.

� Liberté et vérité de la technè : sa distinction avecla science et avec le jugement moral

On peut comprendre à partir de là une dernière leçon signifiée par Aristote à l’aide de la seconde précision par laquelle il ajuste sa définition de la technè : l’art « se meut dans le domaine du contin-gent ». Le contingent qualifie quelque chose qui est ou existe, mais qui pourrait ne pas être, ou être autrement qu’elle nous apparaît actuellement. Contrairement à la science, dont les principes visent à rendre compte de la nécessité de l’existence des objets qu’elle examine et des caractères essentiels qui nous permettent de les définir à partir de la manière même dont ils se manifestent à notre esprit, la technique, nous dit Aristote, entretient avec la contingence un rapport essentiel. Mais quelle est la signification de ce rapport ?

� Premier sens : la technique tout d’abord est un domaine de règles, là où la science nous fait pénétrer dans le domaine des lois.

Une règle technique en effet n’est pas une loi scientifique. Toute loi en effet vise à exprimer l’idée d’une relation nécessaire : elle est une structure d’un ensemble que nous concevons grâce à elle comme uni-versellement et nécessairement ordonné. Quand nous analysons par exemple le contenu de notre idée de Nature, nous trouvons que par Nature, nous entendons non seulement la somme des phénomènes ou des réalités naturelles dont nous pouvons faire l’expérience, mais aussi et surtout l’ensemble de ces phénomènes tels qu’ils sont réunis et ordonnés par un ensemble de lois universelles et nécessaires qui les relient sans exception les uns aux autres et nous permet de les penser comme éléments inter-dépendants d’un seul et même système du monde. La science visera alors à se conférer à elle-même la même systématicité et la même nécessité que celle qu’elle rencontre dans son objet. La vérité de la science est donc manifestation de la présence d’un ordre nécessaire. La technique quant à elle, si elle vise bien elle aussi à imposer un ordre et une finalité à sa production comme à ses objets, ne vise pas pour autant un ordre nécessaire, mais le meilleur ordre possible, en fonction de l’usage que notre propre liberté veut en faire. Son ordre ne repose donc pas tant sur des lois que sur des règles : est-ce à dire que cet ordre vaut moins que celui de la nécessité révélée par la science, et que ses objets sont de moindre valeur que les « objets éternels et nécessaires » qui sont les objets de l’activité théorique ou spéculative de la science ?

� Deuxième sens de la contingence technique : la vérité de l’intelligence technique comme liberté réglée à l’oeuvre dans l’activité de production humaine :

La liberté inhérente à l’art, que nous avons vu en jeu dans la manière qu’a l’artisan ingénieux ou le technicien-ingénieur de mettre en œuvre les éléments nécessaires à la réalisation de « sa » fin, implique en réalité, pour préserver cette inscription de la liberté dans les contraintes du métier, que les règles dont il se dote pour orienter sa propre pratique ne soient pas des lois nécessaires, mais des règles contingentes qu’il s’agira à chaque fois d’ajuster tant aux moyens employés qu’à la fin visée. La contingence dont parle Aristote à propos de la technique ne renvoie donc pas ici à l’idée que les produits de l’art des hommes constitue un milieu ou un monde moins solide et moins parfait que celui des « réalités éternelles et nécessaires » sur lesquels la science s’appuie pour produire ses définitions et ses démonstrations. Elle n’exprime pas non plus un caractère spécifique des objets techniques, qualifiés de contingents simplement parce que étant artificiels, ils pourraient ne pas être, ou être autrement qu’ils ne sont. La vérité de la contingence des règles techniques, différente en ce sens de la nécessité des lois scientifiques, exprime bien plutôt la puissance libre et inventive de l’intelligence humaine à l’œuvre dans les oeuvres qu’il produit, quand elle les produit avec art.

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� Différence maintenant avec la « phronesis », ou le jugement moral dans le domaine de l’action, et non de la production :

Le pouvoir régulateur de la technique semble alors rapprocher la technique d’une autre puissance pratique essentielle à l’homme, qu’est sa capacité, non à produire (en grec : poiesis), mais à librement agir (praxis). Et de même qu’à la puissance productrice correspond une excellence dans son usage : la technè, de même à la puissance de l’action libre correspondra une vertu ou excellence : la phronesis, vertu pratique qui permet de régler l’action en l’éclairant tant sur les fins qu’elle peut et doit se proposer d’atteindre que sur les moyens à mettre en œuvre à cette fin.

Technique productrice et prudence pratique ont donc bien des points communs : outre que toutes deux sont des vertus qui renvoient au pouvoir pratique de l’homme par lequel il tente, non seulement de satisfaire aux besoins de la vie biologique, mais de bâtir un monde dans lequel il peut exprimer sa liberté, toutes deux se laissent définir comme cette excellence ou cette vertu qui consiste à pouvoir régler leur puissance respective. Enfin ces deux pouvoirs régulateurs se meuvent également l’un et l’autre « dans le domaine du contingent » : ils ne visent pas à supprimer la contingence qui est condition de leur liberté, mais ils visent à rendre la liberté humaine capable de s’orienter par des règles dans un milieu où tout ce que nous rencontrons pourrait être différent de ce qu’il est – ne pas être tout aussi bien qu’être, ou être autrement que la manière dont il nous apparaît actuellement. Cette contingence s’explique justement par le fait que, contrairement aux objets étudiés par la science, c’est ici, dans le domaine pratique de l’action et de la production, pour une grande part notre propre liberté qui se trouve au principe même de l’existence de ces objets. Paradoxalement donc, les pouvoirs pratiques qui ont besoin de la contingence pour être libres visent à fixer la contingence, à lui imposer un ordre, un ordre cependant qui n’est pas celui de la nécessité mais de la liberté. Grâce à un tel ordre, l’homme se rend capable de transformer le milieu de vie qui est le sien : de simple milieu naturel encore indéterminé et indifférent à nos fins, l’homme en fait un monde ordonné par ses productions et au sein duquel il peut se manifester comme agent libre.

Mais si les points communs sont nombreux, il existe néanmoins une différence de nature entre poiesis et praxis, production et action, et leurs vertus correspondantes : technè et phronesis, technique et prudence pratique éclairant l’action libre. Aussi Aristote définira la technè en la distinguant non seulement de la science, mais également de la prudence. C’est que, si la possession de la technè nous rend capable de juger de la valeur technique de nos opérations de production, la phronesis vise quant à elle à nous rendre capable de produire un jugement réellement éclairé sur la valeur morale de nos actions (la valeur morale que nous pouvons attribuer à l’usage que nous faisons de notre liberté quand nous l’appliquons à nos propres conduites). Autrement dit, il n’est plus question, avec la phronesis, de l’art avec lequel un homme se rend capable de produire un objet conforme à un certain usage, mais de l’instance intelligente et délibératrice avec laquelle un homme se rend capable de se produire lui-même comme un agent volontaire, libre et réfléchi ; bref, de s’accomplir pleinement comme homme.

On peut alors, pour finir, présenter la définition aristotélicienne de l’art entendu comme technique par le tableau distinctif suivant :

Puissances2 Définitions Vertus

Science (dianoia) disposition à démontrer sophia

Poiesis disposition à produire technè

Praxis disposition à délibérer en vue d’agir phronesis

Science, technique et jugement moral, bien que distincts, ne sont donc pas pour autant des domaines radicalement étanches et étrangers. Tous trois, bien que chacun en fonction de la spécificité de leurs pouvoirs respectifs, manifestent l’intelligence humaine, et sa volonté d’entretenir et de comprendre

2. Il s’agit des puissances propres à la nature de l’homme.

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toujours mieux, du point de vue tant théorique que pratique de sa raison, le rapport qu’elle entretient avec la vérité. La vérité : c’est-à-dire la compréhension scientifique de la réalité, mais aussi le sens et la valeur que notre liberté, dans ses actions comme dans ses productions, confère à l’homme et au monde. Aussi Aristote pourra les caractériser tous trois comme « des états par lesquels l’âme est dans le vrai ». Ce rapport de l’homme à la vérité s’exprimera donc lui aussi selon des modalités spécifiques, correspondant à chaque fois à un certain genre de règles, tel qu’on peut le voir en ce tableau, complé-mentaire du premier :

Vertus Genre de règles Rapport au vrai

Science :disposition à démontrer à l’aide de principes vrais : modalité théorique

Technè :disposition à produire accompagnée de règles vraies : modalité technique

Prudence :disposition à délibérer correctement en vue de se régler soi-même : modalité pratique ou morale

Reprise du problème directeur : L’art au sens des beaux-arts pourrait-il être une technique appliquée au beau ?

Au terme des analyses consacrées à l’art comme technique, il pourrait sembler que, pour répondre main-tenant directement au problème fondamental qui anime l’ensemble de nos questions, soit le problème des relations que peuvent entretenir l’art et le beau, il ne nous resterait plus qu’à appliquer à la beauté visée comme une fin la définition de l’art tentée plus haut. À l’intérieur du concept général d’art, défini comme pouvoir capable de se régler lui-même pour produire un objet ou un résultat conforme à la fin visée, on pourrait ranger, au titre d’une espèce particulière de l’art, des arts qui visent spécifiquement la beauté, et qu’on désignerait pour cette raison du nom de « beaux-arts ».

Or pareille définition des beaux-arts repose sur un certain nombre de présupposés, qu’il nous faut donc d’abord dégager en tant que tels, pour ensuite les soumettre à l’examen critique de la pensée.

� Technique et beaux-arts

➠ Premierprésupposé :

si les beaux-arts ne diffèrent de l’art en général que par la représentation de la fin visée : par exemple, le beau pour l’artiste, la préservation ou le rétablissement de la santé pour le médecin, l’usage social auquel est destiné l’objet de l’artisan, alors, tout en concevant une différence entre ces fins, on présuppose que, malgré ces différences, toutes sont au même sens et au même titre des fins, et que, par conséquent, la relation que l’agent entretient à chaque fois avec sa représentation de la fin est également identique en tous les arts. On présuppose donc que, si les fins poursuivies sont différentes, l’art et la manière avec lesquels on se donnerait les moyens et les règles de leur réalisation seraient suffisamment communs pour que l’on puisse les ranger sous le genre ou le chapitre de l’art en général.

➠ Secondprésupposé :

serait donc finalement en général un produit de l’art quelque chose que nous pouvons reconnaître comme adéquate ou conforme à l’idée ou à la représentation de la fin qui a présidé à son élaboration, ainsi qu’aux moyens et aux règles que nous pouvons juger les plus appropriés à cette fin. Or cette idée en implique nécessairement une autre : que, lorsque nous qualifions de technique, et maintenant d’ar-tistique (au sens donc d’un produit des beaux-arts, d’une œuvre d’art), un objet de l’art des hommes, ce jugement renverrait à la présence, dans l’objet lui-même, d’une qualité ou d’une propriété objective qui nous permet de la qualifier comme telle, de la reconnaître comme adéquate à sa fin, à la raison

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d’être pour laquelle nous l’avons produite. C’est comme si la fin, de simple idée dans l’esprit du sujet qui l’a produite, s’était en quelque sorte, grâce à l’art, matérialisée, incarnée dans la chose même, au point que désormais c’est dans la chose même, comme une propriété objective de la chose, que nous la rencontrerions.

Examen critique de ces deux présupposés

1. Pour pouvoir ranger les beaux-arts comme une espèce de l’art en général (entendu au sens de la technique), il faudrait donc pouvoir les considérer comme ne différant de la production technique que par la fin qui leur est propre, à savoir la « production » de la beauté. Mais justement la question qui immédiatement se lève – et qui nous oblige déjà à mettre des guillemets au terme de production quand il s’agit du beau – est la suivante : pouvons-nous concevoir la beauté comme une fin, du moins au sens que nous avons accordé jusqu’ici à cette notion ? Précisons le sens de notre question : que l’artiste désire produire une œuvre que l’on peut qualifier de belle, cela ici n’est pas en cause : le beau en ce sens est bien la fin visée par celui qui se désigne du nom d’artiste. Mais l’art de l’artiste consiste-t-il, conformément au schéma proposé plus haut de la technè, à se doter d’une représentation déterminée de la beauté à partir de laquelle il va pouvoir mettre en œuvre les différents moyens néces-saires à la réalisation d’un objet en tous points conforme à la fin visée ? Le processus à l’œuvre dans l’élaboration d’une œuvre d’art irait donc d’un concept déterminé de la beauté à la détermination des moyens permettant à ce concept de s’incarner, de se matérialiser, pour prendre finalement la forme d’un objet, conforme au concept dont il est une expression sensible et matérielle. Certes, dans la production technique déjà, nous avons vu que ce processus devait être affiné : l’art dont fait preuve le technicien ne se réduit jamais à une simple application mécanique d’une fin préconçue à une matière neutre et indifférente. Reste que la production technique parvient à déterminer (même si cette détermination reste évolutive) par l’objet lui-même ou le résultat obtenu la fin ou l’idée finale qui présidait à sa réa-lisation. Il y a donc relation de détermination réciproque de la fin et de l’objet censé lui correspondre : en un sens, l’homme capable de l’idée la mieux déterminée de ce qu’est une chaussure n’est ni celui qui en conçoit seulement la fin (l’usage en l’occurrence, que nous en attendons), ni même, l’objet une fois produit, l’usager (qui pourtant pourra déjà juger de la plus ou moins grande conformité de l’objet avec la fin qu’il en attendait), mais bien le producteur lui-même, capable d’ajuster la détermination de la fin par la prise en compte des contraintes et des potentialités des matériaux et des moyens qui entrent en jeu dans la réalisation de l’objet réel. Le savoir-faire technique est donc un art capable de déterminer la fin par les moyens, en même temps et dans le même geste par lequel les moyens sont déterminés en fonction de la fin.

Mais avec la beauté, le problème se complique : peut-on dire en effet que la beauté correspond à une idée, même d’abord seulement générale et encore seulement relativement déterminée, que l’artiste parviendrait ensuite à déterminer de manière de plus en plus précise en produisant justement l’objet qui lui correspondrait ? Pour donner simplement une première idée du problème spécifique que le beau adresse à l’art, il nous suffit de remarquer que, pour déterminer quelque peu la fin à l’œuvre dans la production technique, nous avons employé le terme d’usage : et de fait, c’est bien toujours en fonction d’un certain usage que le technicien cherche à produire son objet. Mais justement à quel usage peut bien correspondre ce que nous appelons la beauté ? Est-ce bien encore d’usage qu’il s’agit ? Quand nous qualifions une œuvre de belle, voulons-nous dire qu’elle a bien rempli la fonction que l’artiste et nous-mêmes attendions d’elle ? Une œuvre des beaux-arts peut bien avoir une fonction décorative par exemple, une fonction d’ornementation agréable pour nous-mêmes, ou notre demeure : mais est-ce cela qui fait que nous la jugeons belle (et non pas seulement jolie, agréable à voir ou à entendre, plaisante) ? On remarquera enfin que cette autonomie de la beauté à l’égard de l’usage explique que nous jugeons souvent belles des choses qui ne relèvent pas de l’art des hommes : nous pouvons juger de la beauté d’une fleur, d’un coquillage, d’un paysage ou d’un visage, toutes réalités naturelles qui peuvent faire de notre part l’objet d’un jugement de beau indépendamment de la question de savoir si et à quel usage ils peuvent bien satisfaire. On le voit bien, la question s’impose : y a-t-il un concept déterminé de la beauté, qui permettrait à l’artiste de savoir faire des œuvres belles ?

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2. La possibilité de déterminer, par l’usage, le concept auquel peut et doit correspondre l’objet produit est ce qui nous rend possible finalement de déterminer la valeur technique de l’objet. On dira par consé-quent qu’il est d’autant mieux fait qu’il correspond davantage qu’un autre à la fin (l’usage) auquel il est destiné. La valeur que nous attribuons ainsi à l’objet est celle d’une perfection technique, perfection que le technicien a réussi, grâce à son art, à incorporer à l’objet lui-même. Le degré de technicité par lequel nous l’apprécions, nous le concevons donc comme une propriété objective de la chose même. Mais si le beau s’avère être tout autre chose qu’un tel concept déterminé et déterminant de la beauté (que celui-ci d’ailleurs nous soit donné avant l’acte de production, ou que nous ne l’obtenions qu’au terme du processus de réalisation), pouvons-nous le penser encore comme une propriété objective de la chose (qu’elle soit un produit de la nature ou de l’art des hommes) jugée belle ? Là encore, une question s’impose : le beau est-il une propriété objective par laquelle l’art ou la nature rend belles certaines choses ?

On le voit, c’est notamment de la réponse à ces deux questions que dépend une réponse possible à la question de savoir si les beaux-arts peuvent être définis comme une simple technique appliquée à la beauté. Or ces deux questions à leur tour n’ont de solution possible que si, après nous être demandé : Qu’est-ce que l’art ? et d’en avoir atteint une définition seulement provisoire (car elle laisse pour l’instant éminemment problématique la question des beaux-arts), nous nous demandons maintenant ce qu’est le beau. La question : Qu’est-ce que le beau ? dirigera donc les leçons suivantes.

Leçon 2 : Qu’est-ce que le beau ?

� Beauté et objectivité

La beauté est-elle définissable comme une propriété objective des choses jugées belles ?

Nous partirons, pour instruire cette question, d’un dialogue de Platon : le Grand Hippias ou l’Hippias majeur, qui enquête directement sur la définition de la beauté. L’interlocuteur de Socrate est donc ici Hippias, un Sophiste réputé, riche et célèbre, qui prétend, comme le nom même de Sophiste le laisse entendre, posséder un savoir encyclopédique qui le rend compétent en tout domaine. Dans le Petit Hippias ou Hippias mineur, notre « expert », entre autres sciences, se faisait fort d’enseigner notamment les beautés comparées de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère : on comprend alors que Socrate le choisisse pour engager avec lui une recherche portant sur l’essence même de la beauté.

Or il suffit à Socrate de poser la question : qu’est-ce que le beau ? pour que les prétentions de savoir d’Hippias vacillent, et qu’apparaissent, à l’aide de l’examen critique opéré par Socrate des diverses tentatives du Sophiste pour saisir l’essence de la beauté, les nombreux présupposés qui en altèrent la définition.

1. La première réponse proposée par Hippias à la question : Qu’est-ce que le beau ? va révéler déjàdeux erreurs fondamentales : une confusion générale portant sur le sens même de l’enquête proposée par le philosophe ; un premier présupposé irréfléchi, mis inconsciemment en jeu par Hippias dans sa réponse.

Confusion générale : à la question : qu’est-ce que le beau ? Hippias répond : le beau, c’est « une belle jeune fille ». Or pareille réponse n’est pas une tentative de définition de l’essence de la beauté, mais, au mieux, un simple exemple d’une réalité jugée belle. Hippias se trompe donc ici sur le sens même de la question posée : ce qui fait l’objet de la recherche, c’est la définition même de la beauté, non la présentation d’un exemple. Pour qu’Hippias puisse prendre conscience de son erreur, Socrate doit progressivement amener son interlocuteur à saisir le sens d’une distinction essentielle : celle que nous concevons entre « ce qui est beau », et qui seul peut faire l’objet d’une véritable définition, et simple-ment « ce qu’il y a de beau » et qui, au mieux, ne peut fournir que des images ou des exemples de la

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beauté. Ce que nous recherchons, c’est donc une véritable définition de « ce qui est beau », ou encore du « beau qui n’est rien que le beau ». La définition recherchée doit nous permettre en effet de dégager et d’exposer les caractères universels et nécessaires qui constituent l’essence de la beauté, caractères qui tout à la fois doivent permettre de reconnaître la présence d’une essence une et identique de la beauté au sein pourtant des choses multiples et diverses que nous jugeons belles, et d’en exclure toute autre considération, étrangère à la pure détermination du beau qui n’est rien d’autre que le beau. Ainsi de « ce qui est beau », nous ne pourrons ni dire ni concevoir qu’en même temps il n’est pas beau : il est en effet contradictoire, c’est-à-dire absolument impossible logiquement, que ce qui nous permet de définir ou de déterminer ce qu’est essentiellement quelque chose nous permette en même temps de la définir comme son contraire. Par contre, ce qui peut nous apparaître comme un simple exemple de beauté – ce que Socrate range ici sous le genre de « ce qu’il y a de beau » ou qui nous paraît tel – peut se révéler « tout aussi bien laid que beau », parce que cet exemple, loin de nous fournir et de s’appuyer sur une véritable connaissance de l’essence de la beauté, va s’avérer ne reposer que sur un point de vue comparatif qui admet tacitement un premier présupposé sur la beauté, présupposé que l’analyse critique opérée par Socrate va maintenant dégager.

Premier présupposé tacitement admis : le jugement : « le beau, c’est une belle jeune fille » présup-pose que la beauté de la jeune fille peut jouer le rôle d’un modèle ou d’une norme absolue du beau en général. Si tel est le cas, alors toutes les formes de beauté dont nous pouvons faire l’expérience devraient nécessairement se conformer à ce modèle. Or Socrate va montrer que c’est loin d’être le cas : le philosophe à cette fin va donc confronter ce prétendu modèle absolu et unique de beauté à l’ensemble des jugements par lesquels nous qualifions de belles un certain nombre de réalités. On va notamment mettre en évidence que nos jugements de beau, loin de porter exclusivement sur le corps humain, portent également sur des êtres divins, mais tout aussi bien sur d’autres êtres vivants, ou même des objets inanimés d’usage courant, comme une humble marmite par exemple. La première réponse de Hippias mettait donc en jeu en effet un présupposé anthropomorphique naïf et normatif concernant la beauté : le modèle de toute beauté serait alors la beauté humaine, et notamment le corps féminin saisi, qui plus est, dans la fleur de sa jeunesse. Mais que devient ce prétendu modèle universel si on le confronte maintenant à tout le champ de nos jugements de beau, qui s’étendent de la plus humble chose jusqu’à la divinité ? La beauté d’une belle jeune fille ne nous apparaîtra-t-elle pas laide par exemple, au regard de celle d’une déesse ? Et, plus grave encore pour la prétention de Hippias à avoir par là défini la beauté (car le Sophiste, pour sauvegarder sa définition, pouvait encore penser que la beauté d’une déesse n’est qu’une divinisation imaginaire de la beauté humaine) : ne nous arrive-t-il pas d’évoquer également la beauté à propos d’une « belle jument », et même d’être sensible à la beauté d’une marmite ? Pour prévenir la colère que ne manquera de susciter la réfutation progressive des prétentions du Sophiste, assuré de détenir d’ores et déjà le parfait savoir de l’essence de la beauté et se posant, avec son modèle de jeune fille, en arbitre absolu du bon goût et des valeurs de la bonne société, Socrate feint de prendre les habits d’un autre : le discours qu’il tiendra sera, non le sien, mais celui d’un homme particulièrement rude dans la discussion, n’ayant d’égard pour rien d’autre dans les dialogues que la vérité, dût-il pour cela apparaître aux Sophistes et autres maîtres d’élégance comme un rustre sans culture ni raffinement (on voit bien pourtant que la définition même de cet homme, notamment décrit par son souci exclusif de la recherche de la vérité, quoiqu’il en coûte à celui qui s’y livre, et quelle que soit l’apparence qu’on donne alors de soi aux yeux des ignorants, fait en réalité de cet autre imaginaire le double même de Socrate saisi en sa vérité : la figure même de celui qui cherche à porter le nom du véritable philosophe). Mettons-nous donc à l’école - critique - de ce discours :

« Comme tu es galant, Socrate ! me dira-t-il. Mais une belle jument n’est-elle pas une belle chose, louée dans un oracle par le Dieu lui-même ? Que lui répondrons-nous, Hippias ? Pourrons-nous faire autrement que de dire d’une jument au moins quand elle est belle, que c’est une belle chose ? Comment en effet oserions-nous nier la beauté de ce qui est beau ? – HIPPIAS : C’est vrai ce que tu dis, Socrate ! D’autant que le Dieu a sûrement raison de parler de la sorte : chez nous, en effet, il y a des juments de toute beauté ! – SOCRATE : Eh quoi, dira-t-il alors, qu’est-ce, d’autre part, qu’une belle lyre ? N’est-ce pas une belle chose ? Nous faut-il le reconnaître, Hippias ? — HIPP : Oui. – SOCR : Alors le gaillard fera suivre notre réponse d’une question nouvelle : Mon excellent ami, dira-t-il, qu’est-ce qu’une belle marmite ? N’est-ce pas, finalement, une belle chose ? »

Le premier présupposé ici remis en question porte donc sur une assimilation de la beauté à une certaine forme, érigée en norme, ou encore en modèle universel. Cette forme serait La forme belle par excel-lence, la « forme formissime » pour emprunter cette expression quelque peu ironique à V. Jankelevitch,

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à laquelle toute autre forme de beauté devrait se conformer pour pouvoir être jugée belle. Il serait alors facile tout à la fois de savoir ce qu’est la beauté, et de savoir la produire (au sens technique du terme) : il suffirait d’imposer à la matière dont on se sert pour la fabrication d’un objet cette forme, de l’informer à son image. Sans pouvoir tout à fait rivaliser avec son modèle, la chose produite serait belle, du fait de la ressemblance qu’elle entretiendrait avec son modèle. Pour reprendre le tableau des différents sens de la cause tels que Aristote les a dégagés, on dira alors que la forme-norme jouerait ici le rôle de la cause formelle de la beauté. C’est cette cause formelle que Hippias présupposait et concevait inconsciemment comme une propriété objective de la chose jugée belle : elle devait être présente en elle, et c’est à cette présence objective de la beauté formelle que nous devions la possibilité de dire d’une chose qu’elle est belle. Or la réfutation socratique de ce premier présupposé révèle le caractère totalement illusoire d’une semblable définition de la beauté. Hippias va alors chercher à tourner son esprit en direction des autres « causes » possibles de la beauté : la cause matérielle, puis la cause finale, en continuant tout d’abord à les concevoir comme des propriétés objectives de la chose jugée belle. C’est là le sens de ses deux nouvelles « réponses » à la question : qu’est-ce que le beau ?

2. Examen de la deuxième réponse de Hippias

Ce que nous recherchons, c’est donc la définition du « beau qui n’est rien que le beau », et qui peut donc être commun à la beauté d’une belle jeune fille, d’une jument ou d’une lyre. Le beau, c’est donc ce qui fait qu’à la pure apparition de la chose, nous la jugeons belle. Ce qui rend belle la chose, ne serait-ce pas alors « la parure » grâce à laquelle une chose ou un être apparaît dans toute sa splendeur, sa manifestation en pleine gloire ? Mais alors, de quelle nature serait cette parure dont se revêtiraient les choses pour apparaître belles ? Hippias, toujours aussi sûr de son savoir, estime que rien n’est plus facile que de répondre à cette question :

« Mais à coup sûr, Socrate, si vraiment c’est cela qu’il cherche, rien n’est plus facile que de lui répondre ce qu’est la beauté, grâce à laquelle tout le reste reçoit sa parure et par l’adjonction de quoi tout se révèle beau… Si en effet tu lui réponds que ce beau qui fait l’objet de sa question n’est rien d’autre que l’or, il sera dans l’embarras et il n’entreprendra pas de te réfuter ; car nous savons bien tous, je suppose, que partout où l’or vient s’ajouter, quelle que puisse être auparavant la laideur de la chose, on la verra belle, quand elle sera parée d’or ! »

La seconde réponse du Sophiste met en évidence un second présupposé : ce qui rendrait la chose belle, c’est la matière dont elle est faite, de sorte que plus la matière est précieuse, plus la chose qui en est parée serait belle. L’or étant supposé être reconnu par tous comme la matière précieuse par excellence, c’est donc lui qui jouerait le rôle de cette essence commune de la beauté. Rien par conséquent ne serait plus facile que de savoir et de savoir produire le beau : il suffirait pour cela de plaquer une pellicule d’or sur les choses, même les plus « laides », pour les faire apparaître belles.

Hippias continue donc à présupposer que la beauté est une propriété objective de la chose jugée belle : c’est à la matière dont est revêtue la chose qu’on reconnaîtrait sa beauté ; la matière jouerait donc le rôle de cause matérielle de la beauté des choses.

Or il ne sera guère difficile à Socrate de mettre en évidence la faiblesse de ce second présupposé : endossant toujours l’habit d’un rude gaillard imaginaire qui n’a d’égard, dans les discussions, que pour la recherche de la vérité, et non pour les valeurs sociales et le prétendu « bon goût » d’un Hippias littéralement fasciné par l’aspect clinquant de la richesse, le philosophe procède à la réfutation de la seconde réponse du Sophiste :

« Quelle fumée d’orgueil te brouille les idées ! Prends-tu Phidias pour un mauvais artiste ? » Forcé de reconnaître la valeur artistique de Phidias, Hippias est obligé alors d’assister à sa propre réfutation par la suite du discours rude et tranchant du philosophe imaginé par Socrate : « Après tout, crois-tu que cette beauté dont tu parles, Phidias la méconnût ? – Eh bien ! que veux-tu dire au juste ? – C’est, répondra-t-il, qu’il n’a point fait en or les yeux de son Athéna, le reste de son visage non plus, pas davantage ses pieds et ses mains afin, si c’était vrai, qu’étant en or ils eussent la plus belle apparence ; mais c’est d’ivoire qu’il les a faits. » Le Sophiste pour autant ne désarme pas : « Point de difficulté ! Phidias, dirons-nous, a eu en effet raison de la faire, car c’est une belle chose aussi, que l’ivoire ! »

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C’est Socrate en personne cette fois qui doit alors porter le coup de grâce à la prétention du Sophiste : « Mais alors, répliquera-t-il, pourquoi Phidias n’a-t-il pas exécuté aussi en ivoire le milieu des yeux, mais les a réalisés au moyen de pierres ?… Est-ce que la pierre aussi, celle qui est belle, n’est pas une belle chose ?…-- HIPP : Oui, certes, au moins quand c’est celle qui sied. »

Examinons la progression de la réfutation : il s’agit d’abord de faire prendre conscience au Sophiste que sa prétendue cause matérielle universelle de la beauté, à savoir l’or, est loin d’être le seul matériau effectivement utilisé par les artistes dans la réalisation de leurs œuvres : s’il suffisait, pour connaître la cause qui rend beau un objet de l’art des hommes, de savoir de quelle matière elle est faite, alors l’ivoire, présente au même titre que l’or dans la statue de Phidias, pourrait prétendre à être tout autant que l’or la cause matérielle de sa beauté. Mais le nerf de la réfutation reste encore à venir : il n’apparaît qu’au moment où le philosophe attire l’attention du Sophiste sur la présence dans la statue de matières ordinairement jugées comme non nobles, de matières ordinaires et non précieuses, comme la pierre. Certes, le sculpteur a recherché des pierres ressemblant à de l’ivoire : mais s’il les a préférées à l’ivoire, c’est qu’il les a jugées plus adaptées que l’ivoire à la fonction à laquelle il les destinait, à savoir la représentation des pupilles de la déesse. Hippias est obligé d’en convenir : ce n’est pas tant la matière dont est faite la statue qui la rend belle que l’art et la manière avec lesquels l’artiste choisit et organise ses matériaux en vue de les intégrer à son œuvre. Pas plus donc qu’il n’y avait une forme- norme, belle en soi, qui pouvait s’imposer à notre jugement, pas plus il n’existe une matière-norme, belle en soi, devant s’imposer comme critère objectif universel du jugement de beau.

En procédant à cette réfutation, Socrate fait encore apparaître une autre erreur commune sur la beauté, conséquence forcée du second présupposé. Si en effet une chose n’est belle que par le fait qu’on lui ajoute littéralement un vernis doré qui en rend la surface brillante et flatte en nous nos goûts de luxe (de ce que nous croyons être tel) alors la beauté ne serait qu’une apparence trompeuse : il n’y aurait d’autre beauté que la beauté d’un mensonge ! On le voit, à force de vouloir penser la beauté comme une propriété objective des choses, on finit par la réduire à une pure apparence superficielle et subjective, qui ne flatte en nous que nos préjugés.

3. Examen critique de la troisième réponse de Hippiaset de la première hypothèse de Socrate

La troisième réponse de Hippias marque d’abord le total désappointement du Sophiste devant l’effon-drement de ses tentatives successives pour définir la beauté. C’est qu’il lui est désormais impossible de recourir pour cela à quelque forme ou quelque matière appartenant à la nature même des choses. Or une chose, c’est précisément ce que nous concevons ordinairement comme le composé d’une matière et d’une forme. Le Sophiste est ainsi confronté à l’absence de toute Chose qui pourrait servir de norme à la beauté ; aussi va-t-il, dans une ultime tentative pour définir la beauté, se retourner, en désespoir de cause, non plus vers les choses, mais vers les conduites et les actions humaines :

« Eh bien ! je dis que ce qui, toujours, pour tout le monde, partout, est le plus beau pour un homme, c’est d’être riche et bien portant, d’être honoré par les Grecs, de parvenir à la vieillesse, d’ensevelir dignement ses propres parents, d’être soi-même enterré, dignement et magnifiquement par ses enfants. »

Cette dernière tentative de définition, on le voit bien désormais, ne fait cependant que réunir tous les défauts déjà révélés dans les tentatives précédentes :

- elle est, au mieux, un exemple (parmi une foule d’autres possibles) d’une conduite honorable, mais elle n’est nullement par là une définition du « beau qui n’est rien que le beau » ;

- elle confond le beau et le bien : cet exemple est-il un exemple d’une « belle action » ou d’une « bonne conduite » ? La confusion du Sophiste contraste singulièrement ici avec la précision des analyses d’Aristote, qui distinguait, on s’en souvient, le jugement technique à l’œuvre dans notre aptitude à produire des objets et le jugement moral par lequel nous cherchons à nous produire nous-mêmes en nous accomplissant le mieux possible dans notre vie d’homme ;

- admettons qu’elle soit « bien belle » cette vie dépeinte par Hippias ; reste qu’elle fait à nouveau reposer le critère de la beauté sur une évaluation seulement anthropocentrique, qui réduit considérablement l’extension réelle de nos jugements esthétiques ;

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- l’exemple lui-même est confus : il mêle des considérations d’ordres différents : la richesse (véritable obsession du Sophiste), qui est une valeur économique et sociale ; la santé et la possibilité de la conserver jusqu’à la vieillesse : valeurs qui ne dépendent que pour une part de notre art (médical en l’occurrence), mais pour une bonne part aussi de la fortune ou du hasard (la fortune, cette richesse qui ne nous appartient pas) ; le culte des morts, valeur rituelle, mais qui peut varier, comme tout rite par définition, d’une société à une autre. Bref, ce jugement, dont on doutait déjà qu’il n’était pas un jugement esthétique, ne nous apparaît même plus comme un jugement moral : il n’est que le tableau sociologique que pouvait se faire un Grec cultivé du bonheur ou de l’honneur.

Devant les redoutables difficultés que lui posait la définition de la beauté, il semble donc bien que le Sophiste ait définitivement pris la fuite !

Il y avait pourtant – et c’est alors Socrate lui-même qui va lui tendre la perche – possibilité pour Hippias de défendre sa dernière réponse en la concevant comme une tentative de définir la beauté par une dernière forme de causalité objective : celle de la cause finale. On pourrait en effet rapprocher – comme le suggère Socrate – et même si ça peut paraître paradoxal, cette dernière réponse des exemples précédemment examinés de la belle marmite et de la statue de Phidias. Quelque chose de commun semble en effet pouvoir les réunir : dans tous ces cas, ce que nous jugeons beau, c’est l’harmonie qui préside à l’ensemble de la composition, et qui fait que chaque élément qui entre dans la constitution de l’œuvre produite (qu’il s’agisse d’un objet technique ou d’une conduite pratique) semble être très précisément celui qui « sied » ou qui convient. Le beau ne serait-il pas alors cette parfaite et rigoureuse convenance (de sorte d’ailleurs qu’il conviendrait à chacun de s’y tenir, en fonction de l’ordre auquel on appartient) ?

On le voit, ce qui rendrait belle une chose, c’est sa conformité, son adéquation parfaite à la fin à laquelle elle est destinée : ainsi de la cuiller en bois – et non en or ! — de la belle marmite :

« Laquelle de ces deux cuillers sied à la purée et à la marmite ? N’est-il pas clair que c’est celle qui est en bois de figuier ? Elle donne en effet, je pense, un meilleur fumet à la purée, et en même temps, mon camarade, elle ne risque pas, en nous cassant notre marmite, de laisser couler la purée, d’éteindre le feu, de frustrer d’un ragoût tout à fait fameux ceux qui allaient s’en régaler ! Or c’est bien ce que ferait l’autre cuiller, celle en or, si bien que, selon moi, nous devons dire que la cuiller en bois de figuier sied mieux que celle en or… »

Après la cause matérielle et la cause formelle, c’est donc au tour de la cause finale de chercher à ren-dre raison de la beauté des choses, des êtres ou de leurs conduites. Si, dans la progression des causes, un gain est acquis dans le fait qu’on s’aperçoit désormais que la beauté semble bien moins liée à la matière ou à la forme dont elle est faite qu’à la manière même qu’elle a d’apparaître au sujet qui la juge, il n’en reste pas moins que cette manière d’apparaître est présupposée « belle » parce qu ‘elle est supposée conforme à la fonction ou à la fin qui correspondrait adéquatement à sa nature. La chose serait donc belle lorsque sa manière de nous apparaître correspond en tous points à sa manière d’être : sa beauté signifierait le dévoilement de sa vérité, de sorte que ce troisième présupposé continue à poser la beauté comme une propriété objective de la chose : le beau, ce serait la propriété qui permet le dévoilement ontologique de l’être même de la chose.

Hippias est donc mis par Socrate devant un carrefour décisif, une alternative cruciale : ou bien la beauté est une propriété objective qui s’ajoute comme un vernis à la surface des choses pour leur conférer une fin et une réalité seulement apparentes : et dès lors cette apparence de beauté ferait de la beauté un mensonge (en n’accordant à la chose qu’une vérité apparente) : ou bien la beauté est une propriété objective qui dévoile l’être véritable de la chose : mais alors, loin d’atteindre par là la définition « du beau qui n’est rien que le beau », ne risque-t-on pas de confondre le beau, le bien et le vrai, au point même de subordonner le bien et le vrai au beau, puisque la beauté serait la cause ou le principe sans lequel ni le bien ni le vrai ne sauraient apparaître ? Dans les deux cas, que le beau soit conçu comme le pouvoir de faire apparaître en leur vérité les choses, ou le pouvoir de donner aux choses une apparence flatteuse qui ne correspond pas à ce qu’elles sont vraiment, on voit que le beau est assimilé au pouvoir, quel qu’il soit, et à tout ce qui est utile à la possession d’un pouvoir, quel que soit l’usage (fût-il mauvais) qu’on en fait. Hippias, qui se croit le représentant d’une élite sociale et dont on a déjà vu la véritable fascination pour la richesse, ne peut que se précipiter dans ce qu’il croit être un éloge du pouvoir :

« SOCR : Donc le pouvoir est une belle chose, tandis que l’impuissance en est une laide ? – HIPP :

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Incontestablement ! L’expérience, Socrate, témoigne d’une façon générale qu’il en est bien ainsi, mais en fait, spécialement la politique : dans la politique en effet, et spécialement dans celle de notre pays, ce qu’il y a absolument de plus beau, c’est la possession du pouvoir, ce qu’il y a de plus laid, c’est l’absence de pouvoir ! »

On le voit, les nouvelles définitions proposées de la beauté n’ont fait qu’obscurcir la recherche, en assimilant désormais :

• le beau au convenable

• le convenable à l’utile, défini comme ce qui confère à toute réalité (chose naturelle, être vivant, produit de l’art, circonstances qui entourent l’action humaine) le pouvoir d’être utilisé conformément à la fin à laquelle on la destine

• l’utile au pouvoir

Le résultat est catastrophique : si tout à l’heure, le Sophiste désorienté fuyait devant la recherche du beau qui n’est rien que le beau, c’est désormais le beau lui-même qui semble avoir pris définitivement la fuite :

« SOCR : Misère de nous ! Voilà que détale, Hippias, la connaissance de ce que peut bien être la nature du beau et qu’elle nous a échappé par la fuite, puisque le convenable s’est révélé autre chose que le beau ! – HIPP : Oui par Zeus ! Socrate, et cela d’une façon pour moi totalement déroutante ! »

4. Examen critique de la dernière tentative de définition : seconde hypothèse de Socrate

Un des sauts de la danse classique se nomme : l’échappée. Mais ici c’est le beau lui-même qui nous échappe ! Et nous ne pouvons dire, devant une situation critique, que nous « l’avons échappé belle » que lorsque nous nous sommes mis en mesure de pouvoir espérer en réchapper. Or telle n’est pas la situation des compagnons de misère de l’Hippias majeur. Confrontées à la recherche de ce qu’est véritablement le beau, toutes les tentatives de réponse ont échoué devant le même écueil : présupposant que le beau est un objet, ou une propriété objective de la chose jugée belle, le philosophe comme le Sophiste ont vu leurs prétendues définitions objectives de la beauté se dissoudre en une série d’amalgames et de confusions : tantôt le beau était une forme standard, tantôt une matière dite précieuse, tantôt une bonne conduite, tantôt le pouvoir de rendre une chose vraie, c’est-à-dire conforme à sa nature, tantôt le pouvoir de rendre une chose utilisable en la conformant à l’usage qu’on veut en faire. Le beau était ainsi tantôt la chose – matérielle ou formelle – tantôt le bien, tantôt le vrai, tantôt l’utile… Dans tous les cas, la beauté était conçue comme quelque propriété se déposant dans les choses pour les rendre ou les faire apparaître belles. Or, si tel est le présupposé fondamental qui jusqu’ici a entraîné l’échec de toutes les tentatives de définition, ne faut-il pas radicalement abandonner une telle idée, et chercher à envisager ce qu’est la beauté, non plus du tout en direction de l’objet, mais du sujet qui énonce le jugement esthétique ? Tel est bien, en tout cas, le sens de la dernière hypothèse proposée par Socrate dans l’Hippias majeur.

L’hypothèse sera alors la suivante : « Le beau, mon brave, c’est l’agrément qui nous vient de l’ouïe et de la vue ». Cette dernière hypothèse a pour elle, semble-t-il, le mérite de la simplicité : le beau, ce serait tout simplement l’agréable, ce qui produit un sentiment de plaisir sensoriel au sujet. Mais alors il faudrait que tout jugement de beau puisse se réduire à l’expression d’une telle sensation liée aux sens de la vue et de l’ouïe : or, là encore, c’est loin d’être le cas. D’une part en effet, que ferons-nous de « la beauté des pratiques et des lois », qu’Hippias pourtant avait lui-même suggérée dans sa troisième réponse ? D’autre part et surtout, est-ce que ce qui nous plaît par l’entremise de la vue et de l’ouïe – et que nous nommerions beau pour cette raison – est ce qui plaît au sens de la vue, de l’ouïe, ou des deux à la fois ? Car si c’était le cas, alors cela signifierait que ce qui plaît à la vue, dépendant du sens de la vue en tant que tel, ne saurait plaire à l’ouïe pour la même raison ; qu’inversement ce qui plaît à l’ouïe, puisque ce plaisir dépendrait spécifiquement du sens de l’ouïe, ne saurait plaire à la vue pour cette raison ; enfin que ce qui plaît à la fois au sens de la vue et de l’ouïe – ce que supposait la définition proposée – devrait nécessairement plaire aussi à chaque sens, envisagé isolément. La mise en évidence de la faiblesse de chacune de ces hypothèses va révéler alors que non seulement pareille définition réduirait la beauté à la présence en nous d’un sentiment de plaisir lié exclusivement aux sensations sonores et visuelles, mais que ce plaisir sensoriel lui-même ne parvient nullement à nous

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rendre intelligible le plaisir sensible que nous ressentons lié à la beauté. Ce n’est donc pas aux seuls sens que la beauté plaît, mais bel et bien au sujet, à l’être tout entier (sens et esprit compris) à qui elle apparaît : liée au plaisir sensible d’un sujet, le beau se révèle pourtant irréductible aux seules sensations (visuelles ou auditives) que le sujet peut en éprouver.

Bilan général et leçon à dégager de l’examen de l’Hippias majeur

Tant qu’on cherche à définir la beauté, soit en direction exclusive d’un objet, soit en direction exclusive du sujet à qui le beau apparaît et qui semble en ressentir du plaisir, mais sans autre examen des raisons qui peuvent susciter un tel plaisir en lui, la beauté nous échappe, et nous échappe absolument. Et de fait la fin de l’Hippias nous laisse dans ce qu’on appelle une totale et véritable aporie. Est-ce à dire pour autant que cette aporie est une impasse tout à fait inféconde ? En réalité, deux leçons essentielles, et qui peuvent nous permettre de nous mettre sur la voie d’une meilleure compréhension du problème réel que nous pose la beauté – ce qui est la condition d’une solution possible – peuvent être dégagées :

➠ nous ne pourrons faire un pas vers la définition réelle de la beauté que si nous commençons par sou-mettre au pouvoir critique de la réflexion personnelle nos propres jugements de beau : sinon nous nous ferons le complice, comme Hippias, de préjugés sociaux et d’idées préconçues qui voudront s’imposer aux autres comme les seules normes du bon goût, alors même que nous ne saurons pas nous-mêmes répondre à la question : qu’est-ce que le beau ? Nous ferons ainsi preuve de dogmatisme ignorant et, plus ou moins consciemment, d’égoïsme esthétique. Il faut donc que le sujet qui juge de la beauté produise une véritable catharsis de ses jugements.

➠ si le beau n’est ni dans l’objet ni dans le sujet envisagés séparément l’un de l’autre, ne pourrait-il se tenir entre les deux ? Autrement dit, plus qu’une chose, le beau n’est-il pas à penser comme une relation qu’entretient à chaque fois un sujet avec quelque chose qui lui apparaît et qui, de par cette apparition même, suscite en lui une certaine forme de plaisir qu’il exprime en l’estimant belle ? Si le beau est un tel entretien, n’appartient-il pas alors au sujet de l’entretenir à son tour, de désirer l’entretenir en s’entretenant tout d’abord avec lui-même, afin d’éclairer en lui-même et par lui-même la nature même de cette relation qui l’unit à la chose jugée belle ? C’est donc cette relation du sujet à l’« objet » jugé beau qu’il faut maintenant examiner.

� Beauté et subjectivité

La beauté n’est-elle pas plutôt l’objet d’un jugement subjectif :le jugement « esthétique » ?

1. Qu’est-ce qui distingue un jugement esthétique d’un jugement logique ?

Si la beauté ne se laisse, comme on l’a vu, nullement appréhender comme une propriété objective qui existerait en et pour soi, absolument indépendamment du sujet qui l’estime ou l’évalue, alors il devient nécessaire d’examiner tout d’abord à quel type de jugement renvoie cette estimation de la beauté par un sujet. Dès le début de son Analytique du beau, Kant, dans la Critique de la faculté de juger, commence par distinguer le jugement de beau — ou plutôt de « goût »3 — qu’il va qualifier d’« esthétique », de nos jugements de connaissance qui sont des jugements « logiques » :

« Pour distinguer si quelque chose est beau ou non, nous ne rapportons pas la représentation à l’objet par l’intermédiaire de l’entendement en vue d’une connaissance, mais nous la rapportons par l’intermédiaire

3. Ce que Kant nomme ici le « goût » est, non pas l’organe sensoriel du goût, aux côtés de l’ouïe, de la vue, de l’odorat et du toucher, mais « le pouvoir de porter des jugements d’appréciation sur le beau ».

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de l’imagination (peut-être aidée de l’entendement) au sujet et au sentiment de plaisir ou de peine que celui-ci éprouve. Le jugement de goût n’est donc pas un jugement de connaissance ; par conséquent, ce n’est pas un jugement logique, mais esthétique – ce par quoi l’on entend que son principe déterminant ne peut être que subjectif. » (Analytique du Beau : § 1) Plusieurs points sont à considérer ici :

a) la beauté n’est pas une chose en soi, mais la résultante ou l’expression d’un rapport, établi par un sujet, entre la représentation qu’il a d’un « objet » et le pur « sentiment de plaisir » que cette repré-sentation lui fait éprouver. On comprend alors pourquoi le jugement par lequel un sujet apprécie ou goûte une telle représentation, et qu’il exprime en la qualifiant de belle, peut être nommé un jugement esthétique : esthétique renvoie en effet au terme grec « aisthesis », qui signifie sensibilité. Le jugement de goût est donc un jugement esthétique par lequel nous n’exprimons rien d’autre que notre manière d’être sensible à quelque chose qui apparaît tant à nos sens qu’à notre esprit.

b) la beauté n’exprime pas un rapport objectif, mais purement subjectif. En effet, un rapport objectif signifie que le sujet qui possède la représentation sensible d’un objet rapporte sa représentation à l’objet lui-même, en vue de déterminer ce qu’il est, d’en faire par là-même un objet de connaissance. Or un tel rapport suppose, outre une volonté ou une intention de connaître, une activité logique de l’intelligence ou de l’entendement, qui confère au sujet un concept général de l’objet sous lequel il lui devient possible de ranger (cet acte logique se nomme une subsomption) la (ou les) représentation(s) sensible(s) particulière(s) qu‘il en a.

Tout rapport objectif détermine donc la représentation sensible à partir d’un concept fourni par l’enten-dement : ce rapport par conséquent est le résultat d’un jugement logique visant, à partir de nos repré-sentations, la connaissance d’un objet, et non un jugement esthétique exprimant la valeur subjective d’une représentation. Le jugement esthétique au contraire, loin de s’intéresser, dans la représentation, à ce qui nous permet d’en faire un moyen pour parvenir à une connaissance déterminée de son objet, rend en quelque sorte sensible le sujet à la représentation en tant que pure représentation, c’est-à- dire en tant que pur mode de présence à l’esprit de quelque chose, qui ainsi nous apparaît librement.

c) ce rapport purement subjectif qu’est le jugement esthétique trouve dans l’imagination, bien plutôt, comme c’est le cas pour tout jugement logique, dans l’entendement son principe moteur déterminant. Dans le jugement logique, c’est l’entendement en effet qui parvient, en s’aidant de l’imagination, à déterminer la sensibilité en vue de produire la connaissance de l’objet. Mais dans le jugement esthéti-que, c’est l’imagination au contraire qui, tout en pouvant parfois s’aider de l’entendement, parvient à déterminer la valeur esthétique d’une représentation, en la rapportant non à l’objet, mais au sentiment subjectif qu’elle provoque dans le sujet. Du coup, c’est à un véritable renversement des rapports, dans le sujet lui-même, entre les divers pouvoirs de son esprit, que conduit le jugement esthétique : alors que dans la connaissance, l’imagination travaille, sous la direction de l’entendement, à déterminer par un concept objectif la représentation fournie par la sensibilité, ici c’est l’imagination qui anime librement nos facultés, y compris intellectuelles, pour conserver et cultiver en nous le pur plaisir pris à la représentation sensible, jugée belle pour cette raison. À la suite d’Aristote, Kant pourra parler à ce propos d’un « libre jeu de l’imagination ».

Le jugement esthétique exprime donc un pur état d’esprit subjectif, accompagnant le plaisir que suscite en nous la représentation d’une chose (produit de la nature ou œuvre de l’art) jugée belle. Mais n’est-ce pas alors confondre le beau et l’agréable, ou encore le beau et le bon ? Car dans tous ces cas, le sujet semble bien exprimer le plaisir que lui procure la représentation d’un objet, soit parce qu’elle l’affecte de sensations plaisantes (la chose sera qualifiée alors par le sujet d’agréable), soit parce qu’elle appa-raît conforme à un concept de l’utile ou du bien moral fourni par la raison du sujet (la chose sera alors qualifiée de bonne). Pour déterminer précisément ce qu’est le pur jugement esthétique, il faut donc clarifier ces distinctions entre le pur plaisir esthétique et les jugements par lesquels nous qualifions les choses, en fonction de l’intérêt que nous leur prêtons, d’agréables, d’utiles ou de bonnes. D’où :

2. De quelle nature est le plaisir en jeu dans le jugement esthétique pur ?

❏ 1er moment de la détermination du beau : quelle qualité spécifique revêt le plaisir esthétique pur ? Est-il possible à l’homme de ressentir quelque chose comme un libre plaisir ?

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Distinction du beau et de l’agréable

• L’agréable

« Est agréable ce qui plaît aux sens dans la sensation ». La définition de l’agréable rappelée ici par Kant permet de distinguer l’agréable du sentiment de plaisir procuré par le beau essentiellement à l’aide du dernier élément de la définition : « est agréable ce qui plaît aux sens dans la sensation ». Quel sens doit-on donner, dans la partie soulignée de l’énoncé, à la notion de « sensation » ? Cette notion peut en effet signifier deux choses : ou bien par sensation, j’entends le pur sentiment qu’un sujet ressent quand il considère, à travers la représentation qu’il s’en fait, un objet qui l’affecte (de douleur ou de plaisir) : dans ce cas, la sensation est une sensation subjective, qui exprime une modification de l’état d’un sujet par un objet qui l’affecte. Ou bien la sensation désigne « une représentation objective des sens » : ainsi « la couleur verte des prairies relève de la sensation objective en tant que perception d’un objet des sens ». Appliquons alors cet éclairage du double sens de la sensation à la définition de l’agréable cité plus haut : quand je dis tout d’abord de l’agréable que c’est « quelque chose qui plaît aux sens », je dis donc de lui qu’il est une sensation subjective, l’expression dans le sujet d’un sentiment de plaisir, et nullement une quelconque connaissance de la chose. Dire d’une chose sensible qu’elle me plaît, c’est donc ne rien dire de l’objet, mais exprimer la manière dont elle produit en moi une sensation de plaisir ou de satisfaction. Pourtant l’agréable, ce n’est pas seulement « ce qui plaît aux sens », mais ce qui plaît aux sens « dans la sensation » : autrement dit, dans l’agréable, la sensation subjective de plaisir semble se mêler à une sensation objective perçue dans la chose, et qui joue pour le sujet le rôle d’un « attrait », ou encore d’une « émotion ». Autrement dit encore, dans l’agréable, ce n’est pas la pure représentation de la chose, la pure et simple manière qu’elle a de se présenter comme une forme apparaissant tant à mes sens qu’à mon esprit qui suscite dans le sujet un plaisir ; c’est quelque qualité qu’on croit percevoir dans la chose même, un contenu matériel de la représentation de la chose sensible (une couleur par exemple, un parfum ou un son) qui émeut le sujet et l’affecte de plaisir. Aussi Kant nous fera remarquer que nous ne disons pas de la chose agréable simplement qu’elle plaît, mais qu’« elle nous fait plaisir », et que par là, nous sommes attachés à elle, nous attachons par un désir notre existence à l’existence de l’objet. Un passage célèbre de la Seconde Méditation métaphysique de Descartes peut nous livrer d’ailleurs un exemple de cet attachement, non seulement sensible, mais sensuel, à la chose agréable : nous croyons ordinairement connaître ce qu’est un objet sensible à l’aide des sens. Or, dans sa célèbre analyse du morceau de cire, Descartes va montrer qu’en réalité, le rapport sensible qui nous attache tout d’abord à l’objet n’est pas du tout un jugement de connaissance, mais un rapport affectif par lequel nous exprimons bien moins ce qu’est la chose, que la manière dont qualités sensibles et sensations subjectives s’enchevêtrent, comme si notre esprit se mêlait encore ici confusément à la chose au point de ne faire qu’un avec elle, comme par enchantement :

« Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son ». Descartes, on le voit, en recueillant la cire, recueille toutes les sensations qui forment le contenu matériel de sa représentation sensible de l’objet : aucune connaissance de l’objet n’est cependant livrée par là, mais sensations objectives et sensations subjectives se mêlent, liant les qualités sensibles des choses aux sensations du sujet qui en est affecté.

L’agréable est donc un jugement subjectif (de plaisir), mais un jugement subjectif d’inclination : le sujet qui déclare agréable un objet exprime par là son désir de l’objet, ou d’objets semblables à celui-ci. Par là même, le sujet ne fait pas qu’apprécier ou qu’applaudir à la représentation de l’objet, sa faculté de désirer l’attache à l’existence de l’objet. Le jugement par lequel je qualifie un objet d’agréable est donc bien un jugement esthétique (au sens où il exprime un état sensible ou affectif du sujet, une sensation subjective de plaisir), mais un jugement esthétique intéressé (j’exprime par là le désir qui me lie à l’existence de l’objet) et empiriquement déterminé (j’attache mon sentiment de plaisir à tel ou tel contenu matériel de la représentation de l’objet). Cette manière d’être ainsi littéralement attachée à l’objet et d’être affectée ou « pathologiquement » déterminée par lui peut même conduire finalement à se demander si le sentiment d’agréable relève encore à la limite d’un véritable jugement (car tout jugement suppose la possibilité de préserver une certaine distance avec l’objet sur lequel il porte). À la fin du § 3 consacré à l’examen de la satisfaction prise à l’agréable, la récapitulation finale de l’examen de l’agréable conduit bel et bien à une telle question :

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« Que mon jugement sur un objet, par lequel je le déclare agréable, exprime un intérêt pris à celui-ci, c’est clair d’ores et déjà par le simple fait qu’à travers la sensation il éveille le désir de semblables objets : par conséquent, la satisfaction ne suppose pas ici le simple jugement sur l’objet, mais le rapport de son existence à mon état, dans la mesure où ce dernier est affecté par un tel objet. De là vient que l’on dit de l’agréable, non seulement qu’il plaît, mais encore qu’il fait plaisir. Ce n’est pas simplement que j’y applaudis, mais il s’engendre par là une inclination ; et pour ce qui est agréable de la manière la plus vive, on n’a pas même à juger la nature de l’objet, tant et si bien que ceux qui ne se soucient jamais que de jouissance… se dispensent volontiers de tout jugement. »

• Le beau

Le jugement de beau, au contraire, a comme caractère spécifique d’être un jugement esthétique pur – plutôt qu’empirique – et d’exprimer un plaisir ou une satisfaction désintéressée – plutôt qu’un intérêt ou une inclination pour l’objet. Deux éléments des analyses précédentes, dont nous pouvons mieux saisir maintenant l’importance, nous le suggéraient déjà : le premier, c’est le lien du plaisir esthétique mis en jeu par le jugement de goût avec la pure représentation de la chose jugée belle ; le second, c’est le lien de ce pur plaisir esthétique avec, en nous, non la faculté de désirer, mais le « libre jeu » de l’imagination, et, à partir d’elle, avec la libre animation de nos différentes facultés, tant sensibles qu’intellectuelles.

Premier point : dans le pur jugement de beau, le sujet n’exprime absolument rien d’autre que le plaisir que suscite en lui la pure aperception de la représentation de quelque chose. Cette représentation plaît au sujet, sans que ce plaisir mette de quelque manière en jeu un désir ou un intérêt de sensation qui nous attacherait à l’existence de l’objet de cette représentation : il s’agit donc d’un pur jugement de goût, opéré par l’intermédiaire de la représentation, et non d’un jugement d’agrément, portant alors sur l’existence empirique de l’objet qui fait plaisir. Un tel jugement pourra alors être qualifié de purement « contemplatif », pour le distinguer des jugements par lesquels je qualifie d’agréable, d’utile ou de bon un objet, qui tous expriment un intérêt pratique qui m’attache à son existence. Le plan de conscience où se situe le jugement de goût est donc celui de la « contemplation », ou encore de la « perception réfléchie » : – perception, en ce sens que c’est la pure manière qu’a une chose de manifester sa présence à l’esprit et aux sens du sujet qui plaît ici, indépendamment de tout jugement logique ou pratique concernant ce qu’elle peut être, ou ce que je désirerais qu’elle soit – réfléchie, en ce sens que cette pure et simple perception plaît parce qu’elle a le pouvoir de susciter immédiatement en nous une libre animation de nos différentes facultés, ce qui nous conduit au second point.

Second point : La représentation de la chose jugée belle va en effet se présenter librement à ce qui est en nous la faculté de présentation à la conscience de toute représentation sensible : l’imagination. Celle-ci à son tour va librement présenter, tant à la sensibilité qu’à l’entendement et à la raison cette représentation, et chacune de nos facultés va s’accorder à lui reconnaître le pouvoir de susciter un sentiment de libre plaisir. Ce qui plaît donc ici de par sa seule présence, c’est donc la pure forme de la représentation sensible, c’est-à- dire non un dessin ou un contour déterminé, mais la manière qu’a cette présence d’apparaître tant à nos sens qu’à notre esprit comme un exemple tout à la fois remarquable et singulier d’unifier librement en elle la diversité des éléments dont elle est composée (c’est en ce sens qu’il faut comprendre ici la notion de forme : comme l’unité d’une diversité sensible, indépendante cependant de toute idée de norme préconçue, cette forme étant justement purement sensible, et non, comme dans un jugement logique, une forme devant correspondre à un quelconque concept). Mais si je juge belle une telle présence formelle, c’est aussi par son aptitude à éveiller en moi sensiblement, par le libre jeu de l’imagination qu’elle suscite, de nombreuses idées, sans pour autant que je vise par leur truchement à déterminer la représentation en objet de connaissance. On dira donc que la repré-sentation jugée belle est tout à la fois une présence sensible et quelque chose qui me donne à penser (à penser ici, plutôt qu’à connaître).

Distinction du beau et du bon

Ce qui caractérise spécifiquement le plaisir qu’exprime le jugement purement esthétique est donc son caractère désintéressé. C’est par lui qu’un tel jugement se distingue de l’agréable : il nous faut montrer maintenant que c’est également par ce même caractère que le jugement esthétique se distingue du

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jugement par lequel nous qualifions de bon un objet, que par bon nous entendions le bien, ou seulement ce qui nous est utile. Dans le premier cas, nous accorderons à l’objet jugé bon une valeur que l’objet possèderait en lui-même et par lui-même (l’objet sera dit alors bon en soi) ; dans le second cas, l’objet sera dit bon pour nous, c’est-à-dire relativement à une fin dont nous sommes l’auteur, et à quoi nous rattachons l’objet comme un moyen (l’objet sera alors dit « bon à quelque chose », autrement dit, utile). Mais dans les deux cas, on remarque que l’objet jugé bon est ainsi nécessairement évalué :

- en fonction d’un concept (du bien ou de l’utile) auquel l’objet se doit de satisfaire.

- en fonction d’un intérêt (moral ou utilitaire, pratique ou pragmatique) qui fait apparaître l’objet comme un moyen, pour le sujet, de satisfaire son intérêt, et qui lie par conséquent le sujet à l’existence même de l’objet.

Le début du § 4 de la Critique de la faculté de juger synthétise tous ces points : « Bon est ce qui, par l’intermédiaire de la raison, plaît par le simple concept ; nous nommons bon à quelque chose (l’utile) ce qui plaît seulement comme moyen ; mais quelque chose d’autre qui plaît par soi-même, nous l’ap-pelons bon en soi. Dans les deux cas, se trouve toujours contenu le concept d’une fin, par conséquent un rapport (du moins possible) de la raison au vouloir, par suite une satisfaction prise à l’existence d’un objet ou d’une action, c’est-à-dire un intérêt quelconque. »

L’estimation par laquelle je juge bon un objet suppose donc toujours une connaissance de l’objet : je dois savoir à quelle espèce d’objet j’ai affaire, et pouvoir déterminer ce qu’il doit être en fonction de la fin – objective ou subjective – par laquelle je l’appréhende et à laquelle il me paraît correspondre. Or la satisfaction, désintéressée au contraire, du jugement esthétique, et libérant la représentation de l’objet de tout concept auquel elle devrait correspondre, n’a nul besoin d’un tel savoir : « Pour découvrir de la beauté en une chose, cela [un tel savoir] ne m’est pas nécessaire. Des fleurs, des dessins libres, des traits entrelacés sans intention les uns dans les autres, ce qu’on appelle des rinceaux, ne signifient rien, ne dépendant d’aucun concept déterminé et plaisent pourtant. » Le jugement de beauté doit donc être délivré de toute considération intellectuelle qui viserait à déterminer l’objet en fonction de la valeur morale ou utilitaire que je pourrais lui reconnaître. Au § 2, Kant nous en livre un exemple demeuré justement célèbre :

« Quand quelqu’un me demande si je trouve beau le palais que j’ai devant moi, je peux certes répon-dre : « Je n’aime pas les choses de ce genre, qui sont faites uniquement pour les badauds » ; ou bien, comme ce sachem iroquois qui n’appréciait rien davantage dans Paris que les rôtisseries ; je peux encore déclamer, tout à fait dans la manière de Rousseau, contre la vanité des grands qui emploient la sueur du peuple pour des choses aussi superflues ; je peux enfin très facilement me persuader que, si je me trouvais dans une île inhabitée sans espoir de jamais revenir chez les hommes et si, par mon simple désir, je pouvais y transporter par un coup de baguette magique un tel palais, je ne m’en donnerais même pas la peine pourvu seulement que je possède déjà une cabane assez confortable pour moi. On peut m’accorder toutes ces considérations et les approuver ; seulement ce n’est pas là, pour l’instant, la question. On veut seulement savoir si la simple représentation de l’objet est accompagnée en moi de satisfaction, si indifférent que je puisse être à l’existence de l’objet de cette représentation. »

On le voit, le jugement esthétique – qui porte sur la pure représentation d’un objet, et non sur l’intérêt que je porte ou non à l’objet lui-même et à son existence — se doit d’être ou de se rendre parfaite-ment autonome à l’égard des considérations qui le jugent bon ou utile, comme nous avions vu qu’il devait également se distinguer de l’agréable. Le texte nous donne l’exemple de ces trois confusions du jugement esthétique avec, dans l’ordre, l’agréable, le bon et l’utile :

1. Le « sachem iroquois » qui ne trouve d’intérêt à Paris que pour ses rôtisseries juge en effet sans agrément l’existence même d’un objet comme un palais, parce qu’il fournit ici l’exemple d’un jugement qui réduirait le plaisir que les hommes pourraient prendre à la représentation des choses au seul plaisir sensoriel. Le « goût » pour la beauté se réduirait ainsi à ce qui fait plaisir aux sensations du goût comme organe sensoriel : il y aurait ainsi réduction du beau (et même de l’utile ou de l’intéressant en général) à l’agréable, au point que la représentation d’un palais ne saurait être jugée du point de vue du beau pour quiconque n’attacherait de valeur qu’aux plaisirs consommés de la langue… et du palais ! Bref le plaisir du beau serait confondu avec la jouissance que nous procurent les objets de consommation.

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2. Quant au « moraliste » à la Rousseau, son estimation de la valeur esthétique du palais confond jugement de beau et considération morale (et politique) sur l’existence même d’un tel objet : si le palais déplaît ici, c’est que le jugement moral y voit le signe ou le symbole de la « vanité des grands », érigé sur la misère et l’exploitation « de la sueur du peuple ». Le jugement moral (qui peut être par ailleurs tout à fait légitime en son domaine propre) ne juge donc pas ici du point de vue de la beauté : il ne regarde pas la représentation d’un monument comme l’objet possible ou l’occasion à lui offerte d’un jugement esthétique (qui juge alors la représentation non par ce qu’elle signifie, mais par la pure présence qu’elle expose) ; l’entendement ou la raison ne s’attardent pas ici à la pure contemplation de la chose, mais « voient » dans cet objet – c’est-à-dire lisent ou interprètent l’objet plutôt qu’ils ne le perçoivent – le monument ou le symbole scandaleux de l’inégalité entre les hommes.

3. Enfin, même si on imagine que fatigué de la vanité et du mauvais « goût » pour le luxe et la richesse, la haute idée morale que se fait notre homme de l’humanité le conduisait, en « misanthrope sublime », à se faire le seul habitant d’une île déserte, et que le palais puisse y être transporté, la représentation d’un tel palais ne saurait toujours pas trouver grâce à ses yeux : car alors un tel palais serait encore rejeté, non plus cette fois d’un point de vue moral comme mauvais, mais tout simplement comme inutile : à quoi en effet pourrait bien servir à notre Robinson sur son île un palais, lorsqu’on est suffisamment habile de ses mains pour se construire une « cabane suffisamment confortable » ? Mais on voit bien que par là, c’est la question de la valeur objective de l’objet (son utilité), non la valeur esthétique de sa pure représentation, qui serait ainsi évaluée.

Bilan du premier moment

Le jugement esthétique suppose que le sujet d’un tel jugement ne le confonde plus avec un jugement logique ou moral, qui attribuerait la beauté à l’objet comme s’il s’agissait là d’une propriété objective de la chose même. Le jugement esthétique est donc un jugement purement subjectif. Pour autant ce jugement ne doit pas être confondu avec l’agréable, qui lui aussi est un jugement esthétique et sub-jectif. C’est que le jugement d’agrément, bien que subjectif, exprime un plaisir de sensation pris à une qualité que nous attachons encore, et qui nous attache, à un contenu objectif de la chose. Le beau au contraire exprime, indépendamment de tout intérêt pris à l’existence de la chose jugée belle, le plaisir qui accompagne la pure perception de la chose, la pure représentation que nous en avons, c’est-à-dire la pure manière qu’elle a de se présenter tant à notre sensibilité qu’à notre esprit, et de les inviter au plaisir de la réfléchir librement en nous. Le beau exprime donc un pur « état d’esprit » du sujet, et non une propriété ou une valeur objective de la chose. On commencera donc par définir la beauté par cette qualité subjective de libre plaisir qu’elle est capable de susciter dans le sujet qui l’éprouve : du point de vue de la qualité, le beau se laissera donc définir non comme la propriété ou la qualité d’un objet, mais comme l’objet d’une satisfaction ou d’un plaisir, cependant délivré de tout intérêt déterminé. On peut ainsi mettre en évidence la leçon essentielle de ce premier moment de l’analyse de la beauté : la découverte en nous de la possibilité d’une forme supérieure de plaisir : celle d’une libre satisfaction ou d’un pur sentiment d’accord immédiat de soi à soi et de soi au monde, suscitée par une présence s’accordant librement à la nôtre. Avant d’examiner ce lien essentiel du jugement de beau au sens esthétique de la liberté, déterminons, en un tableau récapitulatif, la place du jugement esthétique au sein de nos jugements en général :

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Jugements logiques objectifs Jugements esthétiques subjectifs

Théoriques : déterminent l’objet comme objet de connaissance

(le vrai)

Empiriques : expriment la manière qu’a la matière d’une représentation d’affecter mes sens

(l’agréable)

Pratiques : déterminent l’objet comme moyens ou comme fins

(l’utile) (le bien)

Purs : expriment la manière qu’a une pure forme perçue de plaire aux pou-voirs représentatifs et réflexifs du sujet (le beau)

Quant aux différentes formes de plaisir ou de satisfaction que peuvent susciter en l’homme les repré-sentations d’objets auxquelles il attribue une valeur positive, on peut également les présenter à l’aide du tableau suivant, en suivant les indications du § 5 de la Critique de la faculté de juger :

DénominationsTypes de plaisir

Valeur attribuée à la représentation

Nature du jugement

L’agréable ce qui me « fait plaisir » valeur subjective jugement esthétique empirique

Le beau ce qui « plaît » valeur subjective jugement esthétique pur

Le bon ce que l’on « estime » valeur objective jugement logique d’ordre pratique

❏ Second moment de la détermination du beau : du point de vue cette fois de la quantité, le juge-ment qui exprime le pur plaisir esthétique est-il un jugement singulier (qui ne concerne que moi seul), ou universel (qui vaut, en droit, pour tous les hommes) ? ce libre plaisir est-il communicable ?

Puisque le plaisir esthétique pur est un plaisir désintéressé, par lequel je ne juge pas l’objet beau en raison d’un désir particulier que je projetterais d’atteindre en le possédant, alors le jugement par lequel j’exprime un tel plaisir est un jugement en droit universel, ou encore possiblement universel. L’universalité du jugement esthétique peut donc être directement « déduite » du caractère désintéressé de la satis-faction esthétique. Si on réfléchit sur les conditions de possibilité d’un tel jugement, on n’y trouve en effet que des conditions qui ne valent pas seulement pour le moi individuel empirique et privé, mais pour tout homme. Rappelons quelles étaient ces conditions : une relation entre la pure forme d’une représentation – une pure forme perçue – et, en moi, la pure forme de mes pouvoirs de connaître (la sensibilité et l’intelligence), relation que met librement en forme et en rapport l’imagination, sans autre souci par conséquent que de maintenir librement ce rapport, de le prolonger en soi le plus longtemps possible. La libération, tant de l’objet que du sujet à l’égard de la sphère des désirs privés, opérée par le pur jugement de beau oblige donc le sujet d’un tel jugement à reconnaître que la valeur esthétique qu’il accorde à l’objet (à sa seule représentation) ne saurait alors valoir seulement pour lui, mais bien pour tout homme, c’est-à-dire pour tout être possédant les mêmes pouvoirs de présentation et de réflexion des représentations que ceux que je me reconnais à moi-même. Chaque sujet juge donc en son nom personnel de la beauté d’une représentation, et cependant postule en même temps la valeur universelle de son jugement propre.

Ce lien, proprement déductif, qui unit le caractère désintéressé du plaisir esthétique à la possibilité de l’universalité du jugement de beau, ne doit cependant pas nous faire croire que nous serions en présence ici, non plus d’un jugement esthétique, mais d’un jugement logique : cette universalité du

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jugement esthétique reste en effet une universalité purement subjective, et qui n’est nullement le produit ou le résultat de l’application d’un concept à la représentation de l’objet jugé beau. Qu’est-ce donc exactement qu’une universalité subjective ? C’est l’expression, en nous, d’une exigence, et d’une exigence qui n’est pas tant conçue que ressentie, d’une exigence esthétique donc, plutôt que logique : lorsqu’en effet nous estimons belle une chose, nous ressentons l’exigence de voir la validité de notre jugement reconnue par tous. Autrement dit, ce n’est pas seulement pour moi que je l’estime ainsi, mais pour tout homme. Et c’est pourquoi Kant nous fait remarquer combien là encore, non plus du point de vue de la qualité, mais de la quantité, c’est-à-dire ici du nombre de sujets impliqués par le jugement purement esthétique, le plaisir qu’un tel jugement exprime diffère essentiellement de l’agréable : « En ce qui concerne l’agréable, chacun se résout à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et à travers lequel il dit qu’un objet lui plaît, se limite en outre à sa seule personne. Par conséquent, il admet volontiers que, quand il dit : « Le vin des Canaries est agréable », quelqu’un d’autre rectifie l’expression et lui rappelle qu’il devrait dire : « Il m’est agréable » ; et ainsi en va-t-il pour le goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux et aux oreilles de chacun. »

On le voit bien encore ici : on ne doit pas confondre le beau avec l’agréable, ni le simple « goût de sensation » avec le « goût de réflexion » qu’est le jugement esthétique pur, si l’on veut comprendre pourquoi, ce qui est vrai de l’agréable, à savoir, comme le dit l’opinion commune, que « des goûts et des couleurs, on ne discute pas », n’est pas du tout vrai pour le jugement de beau, qui, lui au contraire, aspire à l’universalité. C’est qu’en effet, poursuit Kant, « avec le beau, il en va tout autrement. Il serait (précisément à l’inverse) ridicule que quelqu’un qui imaginerait quelque chose à son goût songeât à s’en justifier en disant : cet objet (l’édifice que nous voyons, le vêtement que celui-ci porte, le concert que nous entendons, le poème qui est soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il ne doit pas l’appeler beau s’il ne plaît qu’à lui. Bien des choses peuvent avoir pour lui du charme et de l’agrément, mais personne ne s’en soucie ; en revanche, quand il dit d’une chose qu’elle est belle, il attribue aux autres le même plaisir : il ne juge pas seulement pour lui, mais pour chacun, et il parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. Il dit donc : la chose est belle, et pour son jugement par lequel il exprime son plaisir, il ne compte pas sur l’adhésion des autres parce qu’il a constaté à diverses reprises que leur jugement s’accordait avec le sien, mais il exige d’eux une telle adhésion. »

Dégageons donc de ce texte les leçons suivantes

➠ Premier point : bien que subjectif comme nous l’avons vu, le jugement de beau a ceci de spécifique par rapport à l’agréable, qu’il porte, non sur une sensation privée et incommunicable, mais sur une représentation partageable d’une chose perceptible par tous. L’objet jugé beau en effet est un objet, contrairement à la sensation agréable, dont on peut faire l’expérience en commun ; en atteste, dans le texte cité, l’élévation au pluriel du pronom personnel : alors que l’agréable, c’est ce qui m’est agréable d’une manière purement privée, le vêtement, le monument ou le concert perçus, c’est nous qui le voyons ou l’entendons. Ne nous y trompons pas cependant : cela ne signifie pas que le jugement de beau serait un jugement collectif, impersonnel ou conformiste, mais que le sujet personnel du jugement esthétique juge d’un objet qui, en droit comme souvent d’ailleurs en fait, se prête à une expérience sensible partageable par tous, à propos duquel donc chacun est invité à faire valoir son propre jugement de goût.

➠ Second point : le jugement esthétique pur a beau être subjectif, c’est bien cependant vers la représentation de la chose même que nous nous tournons quand nous l’évaluons esthétiquement, alors que dans l’agréa-ble, chacun est rejeté à l’intérieur de ses propres sensations. Dans le cas du jugement de beau, c’est autour de la représentation de la chose que nous faisons cercle. Le jugement esthétique est donc un jugement purement subjectif, et cependant entièrement orienté vers la contemplation de l’objet ! D’où un risque majeur d’illusion ici : cette manière de tourner notre regard comme notre esprit vers la chose qui suscite en moi la satisfaction purement esthétique nous rend en effet très difficile de ne pas confondre le jugement esthétique avec un jugement logique. On confondra alors le jugement subjectif du beau tourné vers l’objet avec l’attribution de la beauté à un objet, comme s’il s’agissait là d’une de ses propriétés objectives. Or c’est précisément à éviter pareille illusion que se consacre la dernière phrase du texte cité : ce que le jugement de beau exprime, c’est le pur plaisir qui accompagne l’état d’esprit qu’une représentation d’un objet est capable d’éveiller en nous ; en ce sens donc, le jugement de beau a beau s’attarder à l’objet, il demeure bien un jugement purement esthétique : il ne dit rien

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de l’objet, ne discourt pas d’abord sur lui ou à son propos, le détermine encore moins en fonction d’un quelconque concept, comme le ferait un jugement logique. Parce que la pure présence de l’objet plaît au sujet à qui elle s’offre librement, le sujet s’attarde à sa pure contemplation, le perçoit vraiment et ne cesse d’y revenir, ne se contentant pas d’un simple coup d’œil ou d’une oreille distraite, comme dans le train de la vie quotidienne.

Tel est donc le beau paradoxe du jugement esthétique : nous n’exprimons, en jugeant belle la chose, que la satisfaction, tant sensible qu’intellectuelle, que sa simple présence nous procure ; et cependant c’est bel et bien vers l’objet (ou sa représentation), vers ce que sa présence nous donne à percevoir et à penser que nous sommes entièrement tournés. Dans la réflexion esthétique – le jugement esthétique est, en ce sens fort, un jugement purement réfléchissant – intériorité et extériorité s’interpénètrent et se réfléchissent mutuellement : d’un côté en effet, l’objet se fait occasion et miroir d’une réflexion du sujet sur sa propre liberté (son pouvoir de goûter grâce à lui un libre plaisir) ; mais de l’autre, cette réflexion se nourrit, s’alimente sans cesse d’une contemplation de l’objet, de la manière qu’a la chose d’apparaître en ses riches virtualités, richesse qui anime sans cesse, au delà de ce que je peux savoir déjà de la chose, le libre jeu de l’imagination. On comprend par là que pour pouvoir juger esthétiquement de la beauté d’une chose : — je ne dois compter que sur mon propre jugement personnel, et non « sur l ‘adhésion des autres », ce jugement ne pouvant se fonder que sur la présence et la contemplation de la chose même, et non sur les opinions ou les discours qu’on pourrait tenir à son propos — que pourtant, puisque le jugement esthétique exprime un libre plaisir, « j’exige d’eux cette adhésion » comme une adhésion en droit universelle, puisque cette adhésion ne doit reposer que sur la perception réfléchie d’un objet accessible à tous par des sujets dotés des mêmes facultés.

Bilan du second moment

La leçon philosophique essentielle du premier moment de l’analyse du jugement de beau nous est apparue comme la mise en évidence de la possibilité pour l’homme de ressentir un libre plaisir, un plaisir pris à la pure contemplation de la chose jugée belle, nous libérant ainsi de la sphère de nos seuls intérêts, qu’ils soient d’ordre pratique ou théorique. La leçon philosophique essentielle que l’on peut dégager de ce second moment est désormais le suivant : la possibilité, pour tout homme, de rendre ce libre plaisir partageable, comme si la chose jugée belle nous invitait à faire cercle, ou mieux peut-être, à faire monde autour d’elle. Mais l’expérience d’un monde commun que la chose jugée belle nous invite à penser reste, de part en part, une expérience esthétique dont chacun doit faire l’expérience personnelle et par laquelle il doit mettre pour lui-même à l’épreuve la validité de son propre jugement de beau. L’universalité du jugement esthétique demeure donc une universalité subjectivement ressentie, de sorte que chacun ne peut que postuler cette expérience partageable : postuler, c’est-à-dire exiger de soi comme de chacun qu’il soumette librement son jugement à cette idée de l’universalité de son jugement esthétique, et qu’il s’en serve par conséquent comme d’une règle (une règle, on a vu que ce n’est pas une loi ou une norme objective) pour toute prétention à évaluer esthétiquement une chose ou sa représentation. Ainsi postuler n’est pas soumettre : exiger de chacun (parce qu’on l’exige d’abord de soi) que l’on soumette son jugement à la validité d’une règle universelle (le plaisir exprimé peut-il valoir pour tous ou pour moi seul ?) signifie non un ordre ou un commandement : « tu dois impérativement soumettre ton jugement au mien », mais une recommandation : « réfléchis pour savoir si le plaisir que te procure la chose est suffisamment délivré en toi de tout intérêt qui t’attacherait davantage à l’existence de la chose qu’à sa seule représentation ; auquel cas la chose jugée belle par toi doit pouvoir apparaître ainsi aux yeux et à l’esprit de tous ». L’analyse du jugement esthétique vient ainsi confirmer une idée essentielle à toute réflexion sur la liberté humaine : la liberté personnelle, loin d’être celle d’un individu isolé et en quelque sorte retranché sur lui-même, postule la liberté de tous ; sur ce plan esthétique, la liberté ne commande pas, mais se recommande à chacun, ne serait-ce déjà que pour nous rendre capable de goûter à une valeur aussi libre que ne l’est la beauté.

3. Mais que peuvent être alors l’objet et le sujet du jugement esthétique ?

❏ Troisième moment de la détermination du jugement esthétique : comment attribuer de la beauté à l’objet sans en faire une propriété objective de la chose ?

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Repartons toujours de ce point essentiel : le jugement de beau ne détermine pas dans l’objet une pro-priété objective, ni, dans le sujet le plaisir lié à la satisfaction d’un intérêt pris à l’existence de l’objet. Le beau ne renvoie donc en rien à quelque chose, localisable dans l’objet ou dans le sujet : il exprime par conséquent une pure relation qui s’établit entre la pure représentation d’un objet et la libre satisfaction qu’elle procure au sujet. Mais de quelle relation s’agit-il exactement ? C’est ce que va analyser désormais Kant dans le troisième moment de l’analyse du jugement esthétique, moment par lequel, non pas à proprement parler le jugement de beau, mais la beauté elle-même va pouvoir être définie, non comme une propriété dans l’objet ou dans le sujet, mais comme la forme d’une pure relation, relation d’une nature particulière et spécifique qui est celle d’une finalité sans fin.

Pour comprendre ce que cela signifie, il nous faut rappeler d’abord ce qu’on entend ordinairement par l’idée de finalité. Nous usons le plus souvent de l’idée de causalité pour chercher à comprendre le type de relations que peuvent entretenir entre eux plusieurs phénomènes. La finalité nous apparaît alors comme une espèce particulière de causalité, mais qui complexifie les rapports logiques que nous pensons nécessairement entre la cause et l’effet. Lorsque par exemple, dans le cadre de la causalité physique, nous disons de la chaleur du soleil qu’elle cause un échauffement de la pierre, nous pensons la cause (la chaleur du soleil) comme logiquement antérieure à son effet : l’effet d’échauffement doit nécessairement être précédé par une source de chaleur qui en est la cause. Ici les choses sont relativement simples : l’un des deux phénomènes est cause, l’autre est l’effet, et le premier (la cause) doit nécessairement précéder le second, puisque logiquement, le second (l’effet) en procède. Mais lorsque nous pensons maintenant un rapport de finalité entre deux phénomènes qui mettent en jeu une intention intelligente, comme par exemple celui qui unit l’existence d’une maison à celle de l’architecte qui l’a construite, les rapports entre la cause et l’effet se complexifient. L’architecte est bien cause efficiente de la maison qu’il a construite : mais on peut dire tout aussi bien que la maison est la cause finale qui a eu comme effet sur l’architecte de le déterminer à construire cette maison. La représentation de la maison comme fin (à construire) a en effet cette fois nécessairement précédé, dans l’esprit comme dans la volonté de l’architecte, la réalisation effective de cette maison dont il s’est fait alors la cause efficiente. La forme de causalité qu’exprime ici la finalité est donc celle d’une causalité à effet rétroactif de l’effet sur sa cause.

En quel sens maintenant cette forme finale de causalité peut-elle être mise en jeu par le jugement esthé-tique ? L’objet jugé beau, comme on l’a vu, a été posé comme la cause d’un effet purement subjectif : le plaisir que me procure sa simple perception réfléchie. Or ce plaisir purement esthétique, puis-je dire maintenant qu’il est à son tour la cause ou la raison d’être de l’objet jugé beau, ce qui reviendrait à dire que l’objet beau a été conçu, antérieurement même à son existence effective, comme devant exister en vue de produire intentionnellement dans le sujet le sentiment de plaisir esthétique ? Cela supposerait à nouveau que je possède un concept préalable de l’objet pour pouvoir le juger beau : auquel cas je ne ferais pas qu’applaudir à la représentation d’un tel objet, je le désirerais, je m’attacherais à son existence. Ce serait donc confondre jugement esthétique et jugement logique, puisque le jugement de beau doit exprimer, comme nous le savons, un plaisir délivré de tout désir d’objet, et indépendant de tout concept. On ne peut donc faire ici de l’attente de l’effet subjectif que produit en nous l’objet jugé beau (le pur plaisir que me procure sa contemplation) la cause en retour de cet objet. Le beau en ce sens est moins projeté que rencontré, il peut nous surprendre et plaire, même contre toute attente. La finalité, si elle est présente dans le jugement esthétique, ne peut donc l’être que si elle est délivrée de toute fin préalablement conçue par le sujet et à laquelle l’objet aurait la propriété objective de satisfaire. Si cette finalité esthétique existe, elle ne saurait donc être qu’une « finalité sans fin ».

Mais alors que peut être une telle finalité, délivrée de tout contenu final déterminé, sinon la pure forme de la relation de finalité, indépendamment de toute anticipation d’une fin déterminée ? Appliquons alors cette idée à la relation entre la chose jugée belle et le sujet à qui elle apparaît telle : le plaisir esthétique ne saurait être conçu comme la fin qui explique l’existence de l’objet ; il n’en reste pas moins qu’il est bien le principe (subjectif) qui détermine le jugement esthétique, la raison pour laquelle je déclare beau l’objet qui le suscite en moi.

On a alors le schéma formel suivant : c’est bien la pure forme d’un objet (sa pure « représentation », sa simple présence) qui est cause en moi du plaisir esthétique ; mais à son tour, cet effet subjectif est la cause, non de l’existence de cette pure forme, mais du jugement par lequel je juge cet objet beau.

Ce qu’on retrouve ici, c’est donc bien la pure forme de la relation de finalité, sans que j’attribue par là à l’objet une quelconque propriété objective déterminée qui émanerait de sa conformité à une fin,

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attendue ou anticipée par le sujet. Plus que visé, le beau est la grâce d’une rencontre : la « finalité sans fin » n’exprime que la forme de cette coexistence, de cette co-présence du sujet et de l’objet.

Cette finalité sans fin appelle une dernière remarque, qui nous permettra de dégager la leçon philoso-phique de ce troisième moment : l’expression « sans fin » appliquée à la relation de finalité purement esthétique signifie, comme on vient de le voir, l’autonomie de cette relation à l’égard de tout concept d’une fin déterminée. Mais on peut aussi lui conférer une signification temporelle : le jugement esthétique exprime alors un plaisir, et même un plaisir durable et qui vise à « s’attarder à la pure contemplation » de l’objet, précisément parce que cette contemplation s’accompagne d’un sentiment de plaisir. Le libre plaisir esthétique a ainsi la faculté de nous faire réfléchir à la finalité propre au plaisir, quand celui-ci, en tant que pur plaisir, n’a d’autre fin que lui-même, c’est-à-dire le maintien du sujet dans un état positif ou affirmatif de lui-même. Le plaisir est donc, par définition, lié à la conscience de la qualité qu’a une représentation présente de maintenir le sujet qui la possède dans un état d’esprit qui est celui d’un contentement à la présence et au présent, tant de lui-même que de la chose qui ainsi se présente à lui, et pour laquelle il n’a alors d’autre désir que de la maintenir en lui le plus longtemps possible. Il y a donc une finalité propre au plaisir, qui consiste à viser le maintien de sa propre présence, là où la douleur vise au contraire sa propre disparition à l’aide d’un changement d’état du sujet (de la manière même dont il s’apparaît à lui-même). Remarquons donc bien ici la différence essentielle entre le pur plaisir et le désir : là où le désir nous projette dans les dimensions non présentes du temps – le passé et l’avenir – le plaisir, quand justement il est indépendant de toute fin autre que lui-même, est pure affirmation de la valeur présente, manière de goûter sans fin, parce qu’ainsi délivrée de tout autre souci, à la pure présence, à soi-même et au monde. Quand donc nous disons d’un objet qu’il est beau, nous signifions par là qu’il a le pouvoir de produire en nous cette finalité subjective et formelle du pur plaisir, et qu’ainsi, à notre tour, nous allons chercher à la maintenir à l’esprit et à l’entretenir intérieurement, notamment à l’aide de cette faculté de présentation qu’est l’imagination, ainsi à faire durer ce maintenant de la libre et belle présence.

Bilan : Nous pouvons à partir de là dégager la leçon philosophique essentielle de ce troisième moment : le plaisir exprimé par le jugement de beau est un plaisir lié à la pure présence : présence qui est présence à l’esprit tout à la fois de l’objet qui suscite le plaisir esthétique et de l’état d’âme que cette représentation suscite et par laquelle le sujet s’apparaît libre et librement à lui-même. Indépendamment de tout autre fin ou intérêt, le sujet qui éprouve un tel plaisir ne peut donc qu’affirmer la valeur subjective de cette présence (à soi et à l’objet qui l’invite à cette réflexion) au point de vouloir que cette présence demeure l’objet, « non seulement d’une admiration, mais même d’une admiration qui ne cesse pas ». Si donc le premier moment dégageait la liberté du plaisir esthétique pur, le second moment son caractère universellement partageable, on peut dire du troisième moment qu’il met désormais en évidence la finalité inhérente au plaisir pur, et la temporalité infinie qui lui est liée. La beauté est ainsi une présence qui plaît et ne cesse de plaire, parce qu’elle est aussi présence affirmative de soi : elle invite au maintien de cette présence, et à l’entretien de cette relation réfléchissante par laquelle :

- l’objet invite le sujet à une réflexion sur l’accord (au sens musical du terme) ou l’harmonie ressentie entre la chose et lui ;

- le sujet ne vise ou ne désire rien d’autre que le maintien, à l’aide du « libre jeu de l’imagination », d’une telle présence, en vue de se conserver dans cet état d’esprit pleinement positif, qui est en lui comme une « intensification » du sentiment vital, lié à l’activité à la fois libre et harmonisée de ses facultés de percevoir et de penser.

Le beau est donc ici non pas l’objet d’une intention (qui renvoie toujours en nous à la présence d’un intérêt ou d’une fin prédéterminée), mais l’objet de toute notre attention : et c’est en ce sens encore que le plaisir qu’il désigne n’est pas un plaisir lié à un intérêt théorique ou pratique déterminé, mais un plaisir purement contemplatif. Mais attention ! N.B. : la contemplation n’est pas une distraction, une rêverie paresseuse, mais une réflexion : elle est cet acte de l’esprit par lequel le sujet prend soin de l’objet qui a le pouvoir de l’inciter à le réfléchir en lui et par là, à se réfléchir lui-même.

❏ Quatrième et dernier moment de la détermination du jugement esthétique : mais qui est alors finalement le sujet du jugement esthétique ?

Le jugement esthétique exprime un libre plaisir (leçon du premier moment), à tel point que nous pre-nons plaisir à l’entretenir sans cesse en nous, indépendamment de tout autre fin (leçon du troisième

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moment). Mais cette liberté est en même temps, comme toute vraie liberté, ressentie à la fois comme un plaisir et comme une exigence : cette exigence, nous avons vu déjà qu’elle s’exprimait en nous par le fait que, lorsque nous jugeons belle une chose, nous postulons que ce jugement n’est pas valable seulement pour moi, mais pour tout homme, qu’il possède donc une valeur subjective universelle (leçon du second moment). Cette universalité exigeait donc déjà de tout sujet du jugement esthétique qu’il soit capable de cette liberté qui permet de n’attacher du prix à une chose qu’en raison de sa pure présence. L’universalité du jugement de beau exprimait donc cette exigence de liberté du sujet du jugement esthétique, du point de vue de la quantité, : la nécessité, mais là encore comme on va le voir seulement subjective et sans concept, du jugement esthétique exprime maintenant cette même exigence, du point de vue cette fois de la modalité.

Tout jugement en effet, qu’il énonce par exemple dans le discours l’existence d’un objet (qu’il l’exprime donc comme sujet logique d’une proposition), ou qu’il attribue déjà à ce sujet, en plus de son existence, une première détermination (on parlera alors en logique d’un prédicat attribué au sujet par l’inter-médiaire du verbe être, ici réduit à sa fonction logique de pur lien du sujet à son (ou ses) prédicat(s), pense nécessairement son objet selon l’une des trois modalités suivantes : ou bien notre jugement pose l’objet (ou son prédicat) comme seulement possible ; ou bien il le pose comme réel ; ou bien enfin comme nécessaire. Mais le jugement esthétique, nous le savons, est un jugement purement subjectif : il n’attribue donc rien à l’objet. Les modalités logiques du jugement ne porteront donc pas ici sur un objet, mais sur le plaisir esthétique subjectivement ressenti à l’occasion de la perception réfléchie d’un objet. La question est donc de savoir si ce plaisir doit être considéré comme seulement réellement res-senti par moi seul (au moment où j’en fais l’épreuve), ou comme seulement possiblement ressenti par tous les autres (dans le cas où ils viendraient à en faire la même expérience que moi), cette possibilité restant cependant alors possiblement arbitraire et comme l’effet d’un heureux hasard, ou bien si, au moment même où nous faisons l’expérience du pur plaisir esthétique, nous ne devons pas nécessaire-ment postuler, en fonction de la nature spécifique du plaisir esthétique, que tout sujet quel qu’il soit, faisant la même expérience que moi, devrait nécessairement ressentir ce plaisir. Or, puisque ce plaisir est précisément un « libre » plaisir, c’est-à-dire un plaisir qui s’est rendu autonome à l’égard de tout intérêt particulier et empirique qui ne pourrait concerner que moi seul, je dois nécessairement juger ce pouvoir de l’objet (ou de sa représentation) à susciter un tel plaisir comme devant être nécessairement ressenti par tout sujet doté, comme moi, des mêmes pouvoirs de représentation et de réflexion.

Quand donc je ressens le plaisir pris à la seule contemplation de la représentation jugée belle, je ne dis donc pas seulement : il est possible, ou même réel que d’autres que moi puissent ressentir le même plaisir, mais je postule à nouveau, comme je l’avais fait pour l’universalité d’un tel jugement, la nécessité d’un tel accord.

Notons bien cependant que cette nécessité du jugement esthétique n’exprime pour autant — qu’une nécessité subjective : je ne peux pas prouver objectivement la valeur de mon jugement esthétique, comme si je connaissais ce qui fait que l’objet est beau ; je ne peux donc nullement l’imposer aux autres hommes, quand bien même je ressentirais la nécessité d’accorder librement nos jugements de goût, et au contraire le désaccord de nos libertés, la « dissonance des voix », comme une peine.

Le jugement esthétique renvoie ainsi en nous à une liberté qui, loin de nous être donnée comme un fait, est la condition qu’il nous faut nous rendre capables de remplir si nous voulons pouvoir goûter à la libre beauté. La nécessité subjective du jugement esthétique pur n’est donc rien d’autre que l’expression en nous de cette exigence, et elle soumet du même coup la possibilité de cet accord sub-jectivement nécessaire de nos jugements de goût à une condition : celle de postuler en tout homme la possibilité d’une telle liberté dans ses jugements, possibilité qui chez Kant renvoie au postulat d’un « sens commun ».

Par « sens commun » on n’entendra donc évidemment pas ici une sorte de mystérieux sixième sens, qui s’ajouterait aux cinq autres pour nous donner magiquement le sens de la beauté. Le sens commun renvoie en réalité seulement à la nécessité faite à chacun d’exercer suffisamment son jugement pour pouvoir lui conférer cette liberté seule capable de lui conférer la valeur d’un authentique jugement personnel, c’est-à-dire une valeur qui, bien que subjective, puisse être cependant être reconnue comme universellement et nécessairement valable.

Cette aptitude à juger librement suppose donc un exercice du jugement capable de se donner à lui-même ses propres règles ou maximes. Le beau postule donc en chaque sujet un authentique art du jugement

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dont les règles, qui en rendent la liberté partageable, seront au nombre de trois : « 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Penser toujours en accord avec soi-même ». Et Kant lui-même de les commenter : « La première est la maxime du mode de pensée qui est libre de tout préjugé… En ce qui concerne la deuxième maxime de cette manière de penser, nous sommes bien accoutumés à appeler par ailleurs « étroit d’esprit » (borné, au sens du contraire d’élargi) celui dont les talents ne suffisent pas à un usage d’une certaine ampleur. [Cette règle témoigne ainsi] que l’on a affaire à un être dont la pensée est élargie – savoir sa capacité à s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement, à l’intérieur desquelles tant d’autres sont comme enfermés, et à réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer que dans la mesure où il se place du point de vue d’autrui). La troisième maxime, celle de la pensée conséquente, est celle à laquelle il est le plus difficile d’accéder, et on ne peut même y parvenir qu’en associant les deux premières maximes et après les avoir suivies assez souvent pour que leur pratique soit devenue une habitude. »

Bilan : il y a donc un lien de nécessité entre la capacité à se faire le véritable sujet, libre et exercé, de nos jugements, et la liberté requise par le pur jugement esthétique. L’effort à faire pour libérer nos jugements de la sphère des préjugés est donc la condition nécessaire de l’institution en tout homme d’un sens commun de la beauté, qui elle-même exige le maintien et l’entretien en nous de la libre pré-sence. On comprend par là pourquoi la pure présence de la chose belle a décidément pour tout homme, valeur de monde, loin de ne valoir que pour soi seul. En ce sens, loin de ne valoir que comme objet de jouissance ou de consommation (valeur qui ne vaut que pour le consommateur solitaire et qui dissout la réelle présence de l’objet), la valeur esthétique d’un objet, postulée en droit pour tout homme, est bien plutôt du côté, au-delà même des valeurs d’usage et d’échange, des conditions de possibilité du vivre ensemble des hommes, du séjour humain en un monde commun. C’est que, comme l’écrit Bruno-Nassim Aboudrar dans La recherche du Beau : « le consommateur n’est pas un sujet, mais un individu. Il n’a pas la subjectivité qui rapporte à lui-même son sentiment du beau, entend qu’autrui rapporte également à soi son propre sentiment, et en conçoit la curiosité éminemment sociable, urbaine, civile ou civilisée, policée ou polie, de comparer. À plus forte raison n’a-t-il pas la subjectivité capable de l’universalité dans le moment le plus intime de son appréhension. Individualiste, comme on se plaît à le répéter, le consommateur ne comprend – au sens propre d’une capacité4 – pas l’autre. »

4. Il ne « comprend » pas le jugement de l’autre tout d’abord au sens de la compréhension, parce que son propre jugement ne vaut que pour lui ; mais par là même son jugement ne « comprend » pas l’autre, au sens cette fois où il ne contient pas, au moins en droit et en pensée, le jugement possible de tous les autres. Ce qui manque à l’individu consommateur, c’est donc cette « mentalité élargie », cette seconde règle du sens commun dont nous parlait Kant.

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Conclusion sur : Qu’est-ce que le beau ?

Les quatre moments de l’analyse du jugement esthétique nous conduisent donc à affirmer

➠ Premièrement : que le beau, loin de renvoyer à un concept, une norme ou un usage déterminé auquel devrait corres-pondre l’objet estimé beau, exprime une relation, non pas logique, mais purement esthétique entre un objet tel qu’il apparaît – sa simple représentation – et le sujet à qui il apparaît. Le beau n’est donc, ni dans l’objet, à titre de propriété objective déterminée, ni dans le sujet, comme si la valeur esthétique de l’objet ne dépendait que de la fin ou de l’intérêt que le sujet en attendrait, et qu’il projetterait en quelque sorte sur l’objet.

➠ Deuxièmement : cette relation est une relation purement esthétique ; le sujet, en estimant belle une chose (qu’elle soit un produit de l’art ou de la nature), exprime la manière même dont la chose a le pouvoir de produire en lui une mobilisation à la fois libre et réglée de ses sens et de son esprit, un libre accord entre la chose et lui et, en lui, entre ses facultés sensibles et intellectuelles. C’est cette mobilisation et cette harmonie non préétablie, mais suscitée par la chose jugée belle, de ses facultés animées par le « libre jeu de l’imagination » qui constitue le pur « plaisir esthétique » dont le jugement de beau est l’expression.

➠ Troisièmement : que faut-il alors que l’objet soit pour pouvoir être l’objet d’un jugement purement esthétique ? À cette question on ne peut justement pas répondre en terme de connaissance : si en effet je pouvais déterminer à l’avance quelle propriété objective doit posséder un objet pour pouvoir être jugé beau, cela signifierait que je possède un concept général et prédéterminé de la beauté, et dès lors mon jugement ne serait plus un jugement esthétique, mais un jugement logique. Je ne peux donc répondre à cette question qu’en indiquant les conditions de possibilité de ce jugement purement subjectif qu’est le jugement esthétique : une chose fait l’objet d’un jugement esthétique si et seulement si le sujet ne tient compte en lui que de sa représentation, c’est-à-dire de la pure et simple manière qu’a l’objet d’apparaître tant à ses sens qu’à son esprit. Par là le sujet fait l’expérience de la pure et pleine présence de l’objet, tel qu’il se manifeste, et sans que le sujet cherche à s’en saisir pour en faire un usage quelconque. Dire donc du sujet qu’il juge esthétiquement l’objet, ce n’est pas dire qu’il lui confère une valeur en fonction de ses fins subjectives ; ce n’est donc pas relativiser la valeur de la chose jugée belle, mais soutenir au contraire que le sujet ici laisse la chose être pleinement ce qu’elle apparaît, de sorte qu’en l’estimant belle, il ne fait qu’exprimer la valeur positive, c’est-à-dire la pleine satisfaction que lui procure sa simple, mais riche présence. L’objet beau est donc l’objet qui se donne et nous donne toujours plus à percevoir et à penser que ce que notre perception usuelle, utilitaire, ou encore que ce que notre connaissance par concepts est en mesure d’en saisir.

➠ Quatrièmement : mais que doit être alors le sujet du jugement esthétique pour pouvoir ainsi laisser être librement la chose ? Ce sujet doit justement pouvoir se faire lui-même et s’apparaître à lui-même, non comme un simple individu dont les jugements sont déterminés par des sensations, des émotions, des opinions ou des préjugés dont il n’est pas le maître, qu’il reçoit passivement en son esprit et qu’il va ensuite projeter mécaniquement sur les choses dont il peut faire l’expérience, mais comme le sujet libre et autonome de son jugement. Insistons pour finir sur cette distinction entre le sujet (que nous avons à nous faire être par l’exercice libre et personnel du jugement) et l’individu que nous sommes (l’être naturel et social qu’il nous a été donné d’être empiriquement), car il en va de la compréhension même du sens et de la valeur de la subjectivité mise en jeu par le jugement esthétique et l’épreuve de la beauté. Comme le dit encore Bruno-Nassim Aboudrar : « La subjectivité requise par le jugement kantien de goût est donc une subjectivité profonde et presque silencieuse, qui ne s’entend sur aucune règle prédétermi-née, et se contente de dire : « c’est beau » lorsqu’elle est satisfaite. » Le goût (ou le pouvoir de juger esthétiquement) dont il est question ici ne doit donc pas être confondu avec les normes sociales ou historiques déterminées de ce qu’on appelle ordinairement le « bon » ou le « mauvais goût » (cf. déjà sur ce point la critique des préjugés apparemment cultivés et réellement idéologiques de Hippias par Socrate). Cette subjectivité profonde, silencieuse au sens où elle doit d’abord faire taire en nous nos opinions préconçues sur ce que serait ou devrait être la beauté, suffisamment libre enfin pour se faire

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pur accueil de la pleine présence de la chose, est donc une subjectivité capable d’universalité ; en ce sens, loin d’être un produit social, elle est bien plutôt condition de possibilité de toute socialité entre les hommes : « L’universalité à laquelle s’élève ce jugement… est quant à elle, vraiment universelle : non pas limitée à la société policée, mais étendue au genre humain. » Paradoxalement donc, cette subjectivité vraiment personnelle est, dans le même geste où elle s’institue, institution d’une réelle intersubjectivité entre les hommes ; l’élévation de chacun à la figure réfléchie de soi (à notre dimension authentiquement personnelle), est en même temps ouverture à autrui. C’est parce que j’éprouve libre-ment mon sentiment du beau que, dans le moment où je l’éprouve, je l’universalise : « L’hypothèse de l’autre comme moi surgit dans le moment du saisissement esthétique5 où je suis le plus intimement – et le plus silencieusement – moi-même. La sociabilité trouve donc là une condition subjective, en deçà de la règle ou du concept, et sans doute antérieure à eux. »

À partir de l’éclairage qui vient d’être tenté du sens même des notions d’art (jusqu’ici pris dans sa signi-fication technique) et de beauté, nous pouvons reprendre la question des relations, nécessaires ou non, qu’elles peuvent entretenir, et donc se demander à la fois ce que l’analyse du jugement de beau peut apporter à la compréhension de l’art (cette fois y compris au sens des beaux-arts), et, réciproquement, ce que l’examen des beaux-arts – et notamment de la notion même d’œuvre d’art – peut apporter à la compréhension de notre rapport à la beauté. Les deux dernières leçons seront donc consacrées à l’examen de ces deux questions.

Leçon 3 : Quel éclairage le beau apporte-t-il à l’art ? ou que doit-être l’art pour pouvoir prendre le sens spécifique des « beaux arts » ?

� Le problème

L’analyse du jugement esthétique pose tout d’abord à l’art, du moins tel que nous l’avons défini jusqu’ici, (cf. première question : qu’est-ce que l’art ?) le problème suivant : la représentation de l’objet capable de susciter en nous le plaisir esthétique est une représentation qui doit plaire par sa pure présence ; elle doit donc nous apparaître nécessairement comme inintentionnelle, c’est-à-dire ici comme indépendante de tout concept d’une fin par lequel nous pourrions déterminer objectivement ce qu’est l’objet et sa valeur pour nous. Or l’art lui, en tant que mode de production propre aux hommes, renvoie nécessairement à une activité intentionnelle et finalisée, qui place au fondement de ses productions un agent capable de choix réfléchi, faisant usage à la fois de sa liberté et de sa raison : « En droit, on ne devrait appeler art que la production par liberté, c’est-à-dire par un arbitre qui place la raison au fondement de ses actions. » Et Kant, dans ce même § 43 de la Critique de la faculté de juger, de nous en livrer aussitôt un exemple : « Car, bien qu’on se plaise à désigner comme une œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire édifiés avec régularité), cela ne s’entend toutefois que par analogie avec l’art [des hommes] ; dès que l’on songe en effet que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion rationnelle qui leur serait propre, on convient aussitôt qu’il s’agit là d’un produit de leur nature (de l’instinct)… ». Spinoza nous avait déjà appris à nous méfier de ces conceptions anthropocentriques par lesquelles nous projetons sur la nature des fins qui relèvent de l’art des hommes. En réalité, nous ne connaissons les produits de la nature que comme les effets d’une causalité mécanique et inintentionnelle, et non comme les œuvres d’une « production finalisée par liberté ». Mais le paradoxe du jugement esthétique découvert par Kant est que précisément, cette ignorance des fins déterminées de la nature est la condition de possibilité du jugement esthétique réfléchissant : pour reprendre l’exemple donné par Kant, nous n’avons nullement besoin de connaître les raisons ou les fins objectives auxquelles correspond la structure des gâteaux de cire pour pouvoir la juger belle ; ce qui en effet provoque le plaisir purement esthétique, c’est la

5. « saisissement » qui est bien plutôt un dessaisissement, une délivrance de mon sentiment de plaisir à l’égard de tout désir et de tout intérêt.

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pure forme de la cire, sa pure « représentation », autrement dit encore la pure manière qu’a cet objet de nous apparaître indépendamment de toute connaissance que je pourrais en avoir. L’objet est dit beau parce que sa forme, c’est-à-dire l’harmonie perçue de sa présence, ou encore sa libre manière d’unifier la diversité dont il est composé, plaît tant à mes sens qu’à mon esprit, et harmonise ainsi du même coup librement dans le sujet ses propres facultés : sens, imagination, intelligence. Cette pure forme se réfléchit ainsi dans le sujet, qui la maintient le plus longtemps à l’esprit, sans chercher à s’en servir pour connaître l’objet. On atteint donc le paradoxe suivant : mon jugement esthétique sera d’autant plus pur et libre que la représentation s’offrira à moi indépendamment de tout concept de fin. D’où deux conséquences : — les formes naturelles, dont les fins ne me sont pas connues, pour-ront être nommées pour cette raison de « libres beautés naturelles » : elles expriment, comme nous l’avons vu, une finalité purement formelle, sans fin déterminable. Il faut ici revenir sur la distinction entre beauté et perfection : la perfection en effet renvoie au concept de la fin (l’usage par exemple, l’agrément, l’utilité ou la bonté) auquel la chose est alors censée correspondre plus ou moins bien. La perfection renvoie donc à un jugement logique qui, loin d’être condition du jugement esthétique, est plutôt une gêne pour lui, comme Kant le signale par la distinction qu’il opère entre « beauté libre » (indépendante de tout concept) et « beauté adhérente » (qui mêle le pur plaisir pris à la perception d’une libre forme à la satisfaction prise à un concept ou à une norme à laquelle nous pensons que la chose doit se conformer. Ainsi, « des fleurs sont de libres beautés de la nature. Ce que doit être une fleur [pour être jugée parfaite plutôt que simplement belle], le botaniste est à peu près le seul à le savoir et même celui-ci, qui sait y voir l’organe de la fécondation de la plante, ne tient aucun compte de cette fin naturelle quand il porte sur elle un jugement de goût. Au principe de ce jugement, il n’y a donc nulle perfection d’aucune sorte, aucune finalité interne à laquelle se rapporterait la composition du divers. De nombreux oiseaux…, une foule de crustacés de la mer, sont en eux-mêmes des beautés qui ne se rapportent à aucun objet déterminé quant à sa fin d’après des concepts, mais qui plaisent librement et par eux-mêmes. Ainsi les dessins à la grecque, les rinceaux pour des encadrements, ou sur des papiers peints, etc., ne signifient-ils rien en eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé, et ce sont des beautés libres. On peut aussi mettre au nombre du même genre de beauté ce qu’on appelle en musique des fantaisies (sans thème), et même toute la musique sans texte. » Mais quand il s’agit « de la beauté d’un être humain…, d’un cheval, d’un édifice », alors il nous est plus difficile de ne pas faire adhérer, à la beauté libre de leur pure forme, « un concept de la fin qui détermine ce que la chose doit être, par conséquent un concept de sa perfection » : nous ne sommes donc plus devant une pure « beauté libre », mais devant des exemples de « beauté adhérente ». Le plaisir esthétique est donc lié à ce « sans objet » déterminé, ce « rien » qui ne désire s’attarder à rien d’autre qu’à la pure présence formelle de la chose telle qu’elle s’offre à ma perception et se réfléchit en moi, me donnant alors non à connaître, mais à penser.

D’où le problème de l’art humain, quand il se veut producteur de beautés, quand il se veut « beaux-arts » : car alors il ne peut éviter de lier l’acte de production à une certaine conception de l’œuvre à produire, introduisant ainsi, dans la réflexion sur le beau artistique, ce que l’examen du jugement esthétique portant sur les libres beautés naturelles en avait écarté : une intention, et même une certaine idée de perfection de l’objet visé. « L’art a toujours l’intention de produire quelque chose » : comment donc l’intention de produire le beau peut-il ne pas détruire la grâce inintentionnelle du beau ? Et cette manière de désirer intentionnellement produire la beauté, donc de se la proposer comme une fin, ne conduit-elle pas nécessairement à réintégrer, dans la définition du beau artistique, l’idée de perfection ? « Afin de juger une beauté naturelle comme telle, il n’est pas nécessaire que je possède au préalable un concept de ce que l’objet doit être en tant que chose… ; Mais quand l’objet est donné comme produit de l’art et doit être déclaré beau comme tel, il faut, puisque l’art suppose toujours une fin dans la cause, qu’un concept de ce que la chose doit être soit préalablement mis au fondement… »

� Vers une voie de résolution du problèmeEn toute œuvre d’art, et notamment lorsque cette œuvre prend comme « modèle » des représentations d’êtres humains, d’animaux ou de monuments, mon entendement semble donc me fournir un concept préalable et mon imagination, quasi inconsciemment, une sorte de schéma moyen ou standard. Dès lors ne sommes-nous pas inévitablement conduits à confondre le jugement de beau avec cette idée que nous nous faisons de la perfection à laquelle la chose à produire devrait correspondre en tous points ? Or si tel était le cas, alors le jugement porté sur l’œuvre d’art serait un jugement purement

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technique, et non pas un jugement esthétique. Pourtant une œuvre d’art peut nous apparaître comme techniquement parfaite, et cependant ne susciter en nous nulle émotion esthétique. Nous en connaissons depuis longtemps la raison : c’est que le jugement de perfection technique est un jugement objectif et déterminant, là où le jugement esthétique pur doit rester un jugement subjectif réfléchissant, et cela même lorsqu’il porte sur une œuvre d’art. Qu’est-ce qui peut donc permettre à l’artiste de dépasser, dans le processus même de sa production, son savoir-faire purement technique pour pouvoir conférer à son œuvre – qui ainsi sera plus et autre chose qu’un objet d’usage même parfaitement exécuté – cette valeur de la beauté, libérée de toute fin ?

Pour le comprendre, il faut se souvenir tout d’abord de ce que nous avions pu établir, dans la première partie consacrée à l’art au sens de la technique, concernant le pouvoir régulateur présent dans tout art, et notamment la distinction entre une règle et une loi. Tout métier, disions-nous, possède ses règles, par lesquelles il définit ou délimite son domaine de production spécifique. Bien que ces règles aient valeur de lois pour les objets à produire, parce qu’ils déterminent l’objet et les moyens mis en œuvre en fonction de l’usage qu’on en attend, elles n’ont précisément valeur que de règles, et non de lois, pour le sujet, qui n’use avec art des règles du métier que s’il sait en faire un usage à la fois libre et réfléchi.

En quoi maintenant ce rappel du pouvoir régulateur propre à tout art permet-il d’éclairer la possibilité de relever le défi que l’inintentionnalité du beau lance à l’art des hommes, ce qui revient à dégager la condition de possibilité de quelque chose comme les « beaux-arts » ?

On dira : dans les arts du beau, l’objet à produire, n’étant plus déterminable par un usage, est libéré de toute loi ; par conséquent le pouvoir régulateur présent en tout art doit être ici porté à son degré maximal de liberté et de réflexivité. Ce qui ne signifie pas que l’artiste n’usera pas de règles spécifiques à son art ; mais, puisque le beau visé est libre de tout concept, ces règles vont être mises en œuvre par l’artiste en vue de la production d’une forme dont la liberté, y compris par rapport aux règles qui ont été mises en jeu pour la produire, doit apparaître comme animée d’une vie qui lui est propre, vie qui déborde la simple perfection technique liée à l’application mécanique – ou même habile – des règles.

D’où deux conséquences essentielles

➠ Premièrement : l’œuvre d’art, même si elle répond toujours à une intention de l’artiste, doit pouvoir apparaître comme une forme et une présence qui possèdent la liberté et, en quelque sorte, la gratuité propres à la « libre beauté naturelle ». Art et nature en ce sens s’harmonisent dans l’œuvre d’art : les règles de l’art sont nécessaires à la composition de l’œuvre, mais l’artiste doit en faire un usage à ce point libre et inventif qu’il parvient à conférer à son œuvre l’aisance et le « naturel » d’une réalité qui s’offre librement à nous : « En présence d’un produit des beaux-arts on doit prendre conscience qu’il s’agit d’art, et non pas de nature ; mais dans la forme de ce produit la finalité doit sembler aussi libre de toute contrainte par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature. » Ainsi « l’art ne peut être appelé beau que si nous sommes conscients qu’il s’agit d’art et que celui-ci prend cependant pour nous l’apparence6 de la nature ». L’art et ses règles, indispensables à la production de l’œuvre d’art, doivent donc cependant savoir se faire oublier pour que la pure présence de l’œuvre nous apparaisse comme le produit, non d’une lourde besogne, d’une laborieuse production, mais d’une libre création.

➠ Deuxièmement : ce qui rend possible à l’artiste une telle liberté créatrice n’est donc d’abord rien d’autre que l’exercice du goût appliqué aux règles de l’art, ainsi qu’aux matériaux, tant matériels que spirituels, mis en œuvre par l’artiste pour précisément produire ce que nous appelons une oeuvre : le « goût », ou le pouvoir de juger esthétiquement, n’est donc pas une affaire réservée au « spectateur » de l’œuvre d’art. Le « créa-teur » lui-même ne peut en effet parvenir à sauvegarder la liberté du beau que si, à chaque moment du processus de la composition, il ne cesse de soumettre à son jugement esthétique réfléchissant les moyens mêmes qu’il utilise. L’artiste ne peut donc être réellement créateur que s’il se fait, à chaque instant, le premier spectateur de son œuvre, ou plutôt de l’œuvre à venir : il ne compose donc pas son objet en lui appliquant directement des concepts, des moyens et des fins d’ores et déjà déterminés de sorte qu’on ne retrouverait dans l’objet ainsi produit rien d’autre, et rien de plus que le concept préa-

6. L’« apparence » dont il est ici question n’a pas un sens négatif ou trompeur : il s’agit, là encore, de la pure présence de la chose, de la manière qu’elle a de nous apparaître librement.

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lable qu’on s’en était fait. On peut bien appeler si l’on veut cet art de l’ajustement un art de la libre composition : mais alors non au sens d’un simple savoir-faire consistant à disposer parfaitement chaque élément de la totalité à produire en fonction du concept que l’on se donne de l’objet, mais au sens où l’artiste, tout en s’appuyant sur les potentialités déjà connues des matières, des formes, des procédés et des techniques propres à son art, va s’efforcer de laisser librement se révéler leurs potentialités formelles et expressives demeurées encore inexprimées ou inouïes. Aussi bien les règles des arts du beau ne sont jamais définitivement arrêtées : c’est à l’artiste à chaque fois que revient le pouvoir et le devoir de réinventer, de réanimer les règles de son art pour les mettre au service de la libre création. De l’art même dont il hérite, l’artiste se fait ainsi l’éternel inventeur, ce qui est le sens de la véritable originalité artistique : originalité qui ne consiste pas à battre des records, à être par exemple le premier à transgresser ou imposer une règle préétablie, ou encore à obtenir le premier prix dans une catégorie ou une école attitrée d’artistes (ou prétendus tels) ; mais originalité qui, tout en laissant une large part à l’imprévisible et même à l’accident dans le processus de création de l’œuvre, signifie la manière avec laquelle un artiste se rend capable d’en user comme de règles, à la fois suffisamment personnelles pour qu’elles n’apparaissent pas comme une simple application mécanique et suffisamment exemplaires pour qu’elles puissent s’exposer désormais au jugement esthétique de chacun. On peut comprendre ainsi que, sans chercher à imiter de manière mécanique les œuvres du passé, chaque artiste puisse trouver dans la contemplation des œuvres matière à nourrir sa propre réflexion esthétique et sa propre création.

Est-ce à dire pour autant que, puisque la création artistique met en œuvre le goût, et puisque ce goût est postulé comme un sens commun, tout un chacun pourrait alors se faire être artiste, simplement en exerçant son goût ? En réalité, Kant nous en avertit encore : si « pour juger d’objets beaux comme tels, il faut du goût, il faut du génie pour les beaux-arts eux-mêmes, c’est-à-dire pour la production de tels objets. »

Pourquoi donc le goût ne suffit-il pas à la production des œuvres belles ? Pourquoi cette nécessité du « génie », et que doit-on d’abord entendre par ce terme ? Le « génie » en effet est une notion qui possède d’abord une signification mystique : elle présente donc un grand danger pour un examen philosophique ou rationnel de la beauté, si on cherche à s’en servir comme un principe d’explication de ce qui précisément dépasse ce que nous sommes en mesure d’expliquer dans l’acte propre de la création artistique. Le moyen d’éviter ce danger consistera donc d’abord dans un usage du mot génie qui ne vise qu’à en faire le nom (et non l’explication) de ce qui, même aux yeux de l’artiste créateur, demeure inexplicable dans le processus de création : « Si l’originalité exemplaire du talent est dési-gnée par ce nom mystique, c’est que celui qui le possède ne peut pas s’en expliquer les irruptions ou comprendre comment il est venu à créer sans aucun apprentissage. »7 Le « génie » n’est donc qu’un autre nom de ce « talent naturel » que doit posséder l’artiste pour parvenir à conférer à sa production le pouvoir d’être une authentique création, capable de doter son œuvre d’une réelle nouveauté, d’une « originalité exemplaire ». S’il faut donc du génie pour pouvoir créer, c’est que, tout, dans les arts du beau, ne s’apprend pas : on peut apprendre en effet un certain nombre de règles de l’art ; on peut même jusqu’à un certain point apprendre à cultiver et exercer son goût, notamment par la fréquentation des œuvres et l’élargissement de notre expérience esthétique à la riche diversité des formes belles (y com-pris naturelles) ; on peut apprendre tout cela et cependant manquer encore la dimension proprement vivante et animée de l’œuvre, sa manière de nous donner le sentiment de mener une vie propre et pleine d’« esprit », et qui seule fait d’elle une libre beauté. Cette libre et vivante expressivité de l’œuvre suppose ainsi plus que le goût : elle implique en l’artiste lui-même une vitalité créatrice, une inspiration dynamique et une puissance d’imagination mise au service de l’invention des formes qui dépassent la seule perfection technique d’un savoir-faire.

Le choix par Kant du terme de génie pour désigner ce talent artistique qui ne s’apprend pas peut s’expliquer alors par l’étymologie :

➠ génie renvoie à « ingenium », soit à « la disposition innée de l’esprit par l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses règles ». Les règles des beaux-arts ne sont en effet, comme on l’a vu, déter-minés par aucun concept de l’entendement : c’est donc de la seule ingéniosité de l’artiste que dépend entièrement ici le pouvoir de régler, de la manière à la fois la plus libre et la plus harmonieuse, tout ce qu’il va mettre en œuvre (perceptions, souvenirs, sentiments, idées) pour créer. L’artiste doit ainsi trouver en lui-même les ressources nécessaires à l’autorégulation de sa propre démarche créatrice.

7. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 57.

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Ainsi Chagall aimait à dire qu’un peintre ne cherche pas à nourrir son œuvre en copiant ce qu’il voit, mais en usant de tout ce qui est en sa possession, et qui constitue en quelque sorte l’être même qu’il est devenu : « quand je dessine, je ne vois pas ce que je dessine. Ce sont les mains qui voient, les yeux tournés vers l’intérieur. » De manière similaire, Kant remarque que « celui qui peint la nature avec le pinceau ou avec la plume (et pour ce dernier, que ce soit en prose ou en vers) n’a pas en lui un principe spirituel de la beauté, car il ne fait alors qu’imiter ; seul le peintre des Idées est maître dans le domaine de l’art. » Kant, toujours soucieux qu’on ne prenne ce mot de génie pour une sorte de puissance sur-naturelle, propose donc qu’on traduise le mot « génie » par « esprit » (ingenium) ou encore « principe spirituel » : sans cet « esprit » de liberté qui donne à l’œuvre son âme, l’œuvre d’art manquerait de vie, de « souffle » en quelque sorte, et se contenterait d’imiter8. Le principe spirituel est donc ce qui confère à toute œuvre d’art, qu’elle use des mots ou qu’elle soit musique ou plastique, sa dimension réellement créatrice, c’est-à- dire proprement « poétique ». Ainsi donc, dans l’œuvre d’art réellement vivante et inspirée, matière et esprit s’animent réciproquement : c’est cette énergie spirituelle qui pousse l’artiste à mettre en jeu des idées et à les exposer sensiblement, à tel point qu’on peut dire que l’artiste fait de ses idées la matière même de son œuvre ; mais tout aussi bien c’est cette même inspiration qui pousse l’artiste à laisser chanter et à s’enchanter des potentialités spirituelles de la matière elle-même, comme si elles naissaient là, en quelque sorte sous ses doigts.

➠ mais génie a également le sens de genius : en latin, genius désigne « l’esprit donné en propre à un homme à sa naissance, chargé de le protéger et de le diriger, et qui fournit l’inspiration dont émanent ses idées originales ». En effet, puisque la beauté de l’œuvre d’art suppose, au-delà même de la perfection technique, une présence vivante qui s’impose par elle-même et déborde tout concept, tout se passe alors comme si le principe qui rend possible la création artistique hantait ou habitait l’artiste, se déployait en quelque sorte naturellement tout au long de la régulation de son travail créateur. Notons enfin que l’on retrouve par là un dernier trait de la figure mythologique du genius : le caractère invisible de l’es-prit, du « génie » qui accompagne et inspire un homme. La signification rationnelle qu’on peut donner alors de cette image, ou de cette figure du génie invisible renvoie à la nature de la cause productrice ou du principe de la création artistique : ce principe en effet, nous avons vu qu’il est nécessairement invisible aux yeux-mêmes de l’artiste qui le met en œuvre, l’artiste ne pouvant se rendre entièrement intelligible à lui-même la manière dont il a réussi à transcender son savoir et son geste technique en acte d’authentique création ; aussi ne cherche-t-il pas tant d’ailleurs à connaître ce principe créateur qu’à l’exprimer précisément en des œuvres.

Le génie ne renvoie donc pas à une figure surhumaine et surnaturelle qui emporterait l’artiste par-delà la nature humaine : c’est au contraire à tout homme que s’adresse spécifiquement l’art au sens des beaux-arts. La création artistique suppose en effet tout à la fois le goût et le génie. Concluons donc sur ce point : sans le génie, nous serions confrontés à ces œuvres dont on dit qu’« elles manquent d’âme » ; comme le fait remarquer Baudelaire, alors que bien des œuvres d’art restées inachevées sont cependant susceptibles de susciter en nous le pur plaisir esthétique, qu’en ce sens donc, bien qu’inachevées, on peut dire « qu’elles sont faites », inversement « bien des œuvres d’art finies », achevées, « n’ont jamais été faites » : entendons par là qu’elles n’ont pas réussi à satisfaire aux conditions de la libre beauté. Sans le génie en effet, l’œuvre d’art laisserait trop apparaître la seule technique de l’atelier. Mais sans le goût, l’inspiration spirituelle ne saurait d’elle-même se régler, et ainsi harmoniser, dans l’œuvre comme dans l’artiste, les différents matériaux et les diverses facultés qu’elle mobilise : « Principe spirituel et goût : le premier pour produire des idées, le second pour en ajuster la forme aux lois de l’imagination productrice, et ainsi les façonner d’une manière originale (sans imitation) ». Sans cet art de régler et, en quelque sorte, de polir par le sens commun du goût les idées du génie, on ne saurait comprendre ce trait spécifique à l’œuvre d’art d’être à la fois une expression absolument singulière du génie personnel et une création proprement humaine qui s’adresse au jugement esthétique de chacun, et vient ainsi cultiver en tout homme un plaisir d’autant plus intense qu’il est ainsi, par le goût, rendu universellement communicable. Ainsi la création artistique vise-t-elle à conférer à l’art des hommes, par-delà les valeurs d’usage et d’échange de ses produits techniques qui leur permettent déjà de faire société, le pouvoir de produire des œuvres nous rendant capables de cultiver notre appartenance à un monde commun. Mais alors ne tiendrions-nous pas là, dans cette culture capable d’intégrer la nature, l’une des raisons, sinon la raison essentielle du désir de la création artistique ?

8. On trouve chez Platon, notamment dans l’Ion, la même exigence d’une « inspiration » pour penser une poésie capable de vie et d’expression, par delà le seul savoir technique du rythme et de la versification.

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Leçon 4 : Quel éclairage l’art apporte-t-il au beau ?Pourquoi en l’homme le désir de la création artistique ?

� Le problèmeSi la question : pourquoi, en l’homme, le désir de produire des œuvres belles se pose, c’est que faire l’épreuve de la beauté ne se réduit pas, comme nous l’avons vu, au domaine des beaux-arts, mais que la Nature elle-même, du moins certaines de ses productions, manifestent une liberté et une harmonie formelles telles que leur simple présence est capable de susciter en tout homme le plaisir esthétique. Pourquoi alors désirer produire l’œuvre d’art ? Ne pourrions-nous pas nous contenter, pour goûter la beauté, des occasions que nous offre la nature ?

� Voies de résolution

À cette question, trois réponses principales nous semblent pouvoir être apportées :

➠ Premièrement : le jugement esthétique est tout d’abord l’expression d’un plaisir. Comme nous l’avions remarqué à propos de la détermination de l’objet du jugement esthétique comme présentant une « finalité sans fin », un tel plaisir ne vise pas, comme le désir, sa fin au sens de sa suppression, mais au contraire vise à se prolonger le plus longtemps possible et à multiplier les occasions susceptibles de le produire. On peut dire en ce sens que la création artistique se tient tout naturellement dans le prolongement même de l’expérience esthétique liée à la rencontre des « libres beautés naturelles » et que, même si comme nous allons le voir, cette création ne saurait en aucun cas être assimilée à une pure et simple « imitation » de la nature, elle se fait l’écho, prolonge et amplifie cette expérience par où la chose qui se présente à nous s’offre au plus près de ce qu’elle est, plutôt qu’elle ne se prête à nos concepts, nos intérêts ou nos fins. Plutôt donc qu’en terme d’opposition, c’est à une dialectique de l’art et de la nature, dans l’approfondissement de l’expérience humaine du beau, que nous invite l’œuvre d’art. La création artistique vise donc d’abord à prolonger le pur plaisir esthétique, à en fixer également les occasions dans des œuvres dont chacun peut faire l’expérience.

➠ Deuxièmement : dire cependant que la création artistique se tient dans le prolongement de l’expérience esthétique de la nature ne signifie pas pour autant que les arts du beau ne font qu’augmenter quantitativement le nombre d’occasions permettant à l’homme de goûter la beauté. Le plaisir en jeu dans le jugement esthétique n’est en effet pas n’importe quel plaisir, mais le plaisir lié au sentiment de la liberté : or cette liberté qui se réfléchit au contact même de l’être de la chose perçue, de sa pure présence, s’entretient et se cultive par là même à l’intérieur de nous, en même temps qu’elle enrichit sans cesse notre perception et notre considération de la libre forme qui se présente à nous. L’art en ce sens cultive, en nous comme hors de nous, ce sentiment de la liberté en même temps qu’il enrichit notre concept même de la Nature : il nous invite ainsi, par un renouvellement permanent des formes, à penser ou méditer leur signification de libres natures : la liberté est ainsi ressentie comme une libre présence, plutôt que, logiquement, comme un concept ou une Idée de la raison qui se donnerait à nous comme un devoir à accomplir. Le beau et le bien, le jugement esthétique et le jugement moral, tout en restant distincts, peuvent ainsi être harmonieusement réfléchis : en apprenant à reconnaître et à cultiver en lui-même ce goût de et pour la liberté, l’homme peut apprendre à voir dans l’autonomie de la volonté qu’exige de nous l’action pure-ment morale, non un pénible devoir, mais la libre réalisation de soi, puisque le jugement esthétique nous aura déjà révélé la présence en nous d’une nature sensible capable de goûter un libre plaisir. Les arts du beau, en exerçant et en cultivant le libre plaisir esthétique, tout en n’inféodant le jugement esthétique à aucune norme morale, ne prédisposent-ils pas esthétiquement l’homme à la moralité, en cultivant tout simplement en lui son goût de la liberté ? Quant à la nature elle-même, le beau naturel permettait déjà

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d’en enrichir l’idée par delà le concept par lequel nous nous la donnons comme un objet de connaissance : le jugement qui apprécie esthétiquement et se rend sensible à la diversité et à l’harmonie manifestée par certaines de ses formes nous invite en effet à réfléchir un mode de présence de la nature à la fois plus riche et plus libre que celui par lequel les réalités naturelles nous sont connues uniquement comme de simples phénomènes soumis aux lois d’une causalité strictement mécanique. Les beaux-arts alors, sans jamais imiter mécaniquement telle ou telle forme naturelle, peuvent à leur tour s’inspirer de cette richesse créatrice à l’œuvre dans cette Idée esthétique de la Nature pour étendre l’expérience esthéti-que bien au delà des formes naturelles : ainsi non seulement l’œuvre d’art peut n’emprunter son motif à aucun modèle naturel, mais elle peut également, même lorsqu’elle emprunte à la nature son motif, traiter et représenter artistiquement des choses qui, sans elle, seraient rejetées comme esthétiquement indifférentes, ou même laides. Ainsi « les beaux-arts montrent leur supériorité précisément en ceci qu’ils procurent une belle description des choses qui dans la nature seraient laides ou déplaisantes. Les furies, les maladies, les dévastations de la guerre, etc., peuvent, en tant que réalités nuisibles, être de très belle manière décrites et même représentées par des peintures ». L’art ainsi cultive en nous le goût, élargit le jugement esthétique, le libère de toute norme restrictive, mais aussi de tout réflexe immédiat ou réactif de rejet. Ainsi non seulement le jugement esthétique cultivé par l’art exprime sous le qualificatif du « beau » des productions et des représentations du réel que nous aurions spontanément tendance à rejeter, mais il peut également cultiver et approfondir le plaisir esthétique lié à d’autres catégories que le beau, plus complexes et même plus paradoxales que lui, comme par exemple celle du sublime. Si le beau en effet renvoie à l’intuition d’une forme de l’objet en accord avec l’harmonie formelle de nos propres facultés représentatives (sens, imagination, entendement), le sublime renvoie bien plutôt à l’intuition d’une réalité excédant toute forme : le sublime en ce sens est lié à la représentation de la grandeur par excellence, de la grandeur qui excède toute mesure ou toute norme, littéralement donc de l’im-mense (ce qui excède le mesurable) ou de l’é-norme (ce qui excède toute norme). Le sublime en tant que représentation d’une grandeur ou d’une force qui dépasse toute mesure (exprimable mathéma-tiquement pour la première ou physiquement pour la seconde), a donc lui aussi un fondement naturel : de fait, il privilégie notamment le spectacle du déferlement des forces de la nature brute. Si le jugement du sublime apparaît plus complexe que le beau, c’est qu’un tel spectacle de la grandeur absolue devrait susciter spontanément et mécaniquement en nous une réaction de peine (une sensation de crainte ou d’effroi) plutôt que de plaisir, rappelant à l’homme sa faiblesse et sa finitude mortelle face au spectacle de la toute puissance de « l’absolument grand », ou encore « de ce qui est grand au-delà de toute comparaison ». Et cependant, ce qui va permettre de rendre compte du sublime non comme une peine, mais comme l’expression d’un plaisir esthétique, c’est que le jugement esthétique se situe une fois de plus, non sur le plan de la réalité, de l’existence effective, mais sur celui de la perception réfléchie et du libre jeu de l’imagination. Ainsi, non certes la réalité effectivement vécue de la mort comme une menace, mais sa représentation, son évocation par la représentation de puissances sensibles auxquelles pourtant nous faisons face peut devenir l’objet du plaisir esthétique exprimé par le sublime, par son pouvoir d’évoquer en nous la grandeur de la personne libre, de nous exposer en quelque sorte subrepticement nous-mêmes tout à la fois dans notre vulnérabilité et notre puissance de liberté :

« Des rochers audacieusement suspendus au-dessus de nous et faisant peser comme une menace, des nuages orageux s’accumulant dans le ciel et s’avançant dans les éclairs et les coups de tonnerre, des volcans dans toute leur puissance destructrice, des ouragans auxquels succède la dévastation, l’océan immense soulevé de fureur, la cascade gigantesque d’un fleuve puissant, etc., réduisent notre pouvoir de résister à une petitesse insignifiante en comparaison de la force dont ces phénomènes font preuve. Mais plus leur spectacle est effrayant, plus il ne fait qu’attirer davantage, pourvu que nous nous trouvions en sécurité [ce qu’on retrouve ici, c’est donc le libre jeu de l’imagination] ; et nous nommons volontiers sublimes ces objets, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de leur moyenne habituelle et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’une tout autre sorte, qui nous donne le courage de nous mesurer avec l’apparente toute puissance de la nature ». La représentation de la toute puissance des forces naturelles permet donc paradoxalement de présenter subrepticement, mais aussi sensiblement, à l’esprit des hommes l’Idée d’un tout autre ordre de puissance ou de grandeur : celle, proprement métaphysique 9 (puisqu’elle est d’un tout autre ordre que la force naturelle, qu’elle est bien plutôt, comme le courage par exemple, une force spirituelle), de la Liberté humaine. Le sublime permet ainsi de conférer une présence sensible même à des Idées purement intelligibles, ou suprasensibles, comme celle de la Liberté.

9. Est physique ce qui renvoie à la nature (en grec : phusis) ; est donc proprement métaphysique ce qui met en jeu des idées qui relèvent d’un autre ordre qu’elle.

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Or, comme il l’avait fait pour le beau, l’art va pouvoir cultiver également le sentiment du sublime en vue d’exercer ce goût pour la liberté quand celle-ci est évoquée par la représentation de sa grandeur absolue. Ainsi par exemple Michel-Ange, en liant, dans ses fresques de la Chapelle Sixtine, les idées de la toute puissance de la nature et de la liberté humaine, peut évoquer par là le sublime de la création divine, en entrelaçant ainsi, dans une beauté « à couper le souffle » qui ne recule devant aucune audace formelle, les ordres du naturel, de l’humain et du divin. Ainsi encore Beethoven peut célébrer la liberté soit sous l’égide de la beauté, en animant l’harmonie sonore de sa dernière symphonie en donnant à entendre la liberté dans l’unité sereine d’un « Hymne à la Joie » qui semble embrasser l’humanité tout entière ; mais il peut aussi, cette fois d’une manière plus sublime que belle, faire craquer tous les cadres et toutes les conventions codifiées de l’art lyrique pour exprimer et nous faire ressentir, dans son unique opéra Fidélio, le combat de la liberté face à toutes les formes de contrainte et de tyrannie qui visent à l’aliéner ; et cela, non pas en se servant de la musique comme simple illustration d’un « thème » ou d’une idée, mais en libérant les potentialités expressives de la musique elle-même, en nous faisant ainsi littéralement entendre la montée en puissance de la liberté à l’œuvre dans l’œuvre elle-même, dans l’impressionnant effet libérateur de son crescendo. La libre nature de l’acte créateur se rend ainsi capable de lier beauté et sublimité, en évoquant par exemple tout aussi bien l’admiration sereine que nous procure la beauté d’un « ciel étoilé » que le saisissement sourd de menace que nous ressentons au spectacle de « nuages orageux s’accumulant dans le ciel » ; il peut aussi célébrer les noces de la liberté et de la nature dans un « chant de la terre » ou un « catalogue d’oiseaux » qui les transforment en musique pure, unissant en leur harmonie (fût-elle tourmentée) la technique la plus complexe et l’aisance apparente, comme en peinture un ciel inspiré de Corot, de Turner ou de Nicolas de Staël.

Bilan donc sur cette seconde raison : la création artistique n’est donc pas simple prolongement du plaisir esthétique, elle répond aussi en l’homme à son désir de l’exercer librement et de l’approfondir : elle participe en ce sens à la culture du jugement esthétique, culture qui en respecte la libre nature.

➠ Troisièmement : mais si le beau a besoin de l’art, à la fois pour se prolonger et se cultiver en nous, n’est-ce pas aussi, et peut-être surtout, parce qu’il ne saurait s’exprimer autrement que par la création artistique, c’est-à-dire la production d’œuvres belles ? La dernière raison du désir de la création artistique pourrait alors s’énoncer ainsi : la tentative pour produire une œuvre d’art n’est-elle pas la seule réponse possible au désir d’expression proprement esthétique de la beauté ? Si en effet le jugement de beau (ou de sublime) est bien un jugement esthétique et non pas logique, alors l’expression d’un tel plaisir, tant pour soi que pour les autres hommes, ne saurait privilégier le champ logique du discours (qu’il soit moral, politique, scientifique, technique, historique, psychologique ou sociologique). On se souvient en effet de cette formule de Kant, apparemment paradoxale, selon laquelle « le beau ne signifie rien », formule qui cependant ne fait rien d’autre que répéter la définition du jugement esthétique comme un jugement purement subjectif et réfléchissant : par un tel jugement, nous ne disons rien de la chose, mais nous exprimons la manière dont cette chose nous affecte librement. C’est la pure présence à l’esprit de la chose, sa pure représentation qui est jugée belle, et non ce qu’elle représente ou est censée représentée : elle doit donc d’abord faire taire tout discours sur ou autour d’elle pour permettre à la subjectivité qui l’accueille librement d’accéder au recueillement silencieux de son pur sentiment du beau, et à cette sorte d’entretien silencieux et amical dont le jugement esthétique se nourrit entre la chose et moi.

Mais comment exprimer alors ce silence qui, loin d’être un défaut de parole, nous ouvre à la rencontre avec une présence qui nous donne infiniment à voir et à penser ? Puisque le mode de cette expression ne saurait être logique ou discursif, seule une forme pratique, plus précisément poétique (ou poïétique), celle de la production d’une œuvre, peut se rendre capable d’accueillir et en quelque sorte de recueillir le libre plaisir suscité par une telle présence. Encore faut-il que l’intention de l’artiste accueille dans l’acte créateur la liberté et l’inintentionnalité de la beauté : l’artiste ne cherchera donc pas à simple-ment traduire en mots ou concepts adéquats l’idée qu’il se fait d’un objet à produire, mais à évoquer, à partir de la riche présence de l’œuvre qu’il cherche à créer, tout un monde s’offrant infiniment, dans ses virtualités de formes et de sens, tant à la perception qu’à la pensée de ceux qui en feront l’expé-rience. En ce sens donc, il faut se méfier d’assimiler trop vite et sans précaution l’œuvre d’art à un langage : l’œuvre d’art, fût-elle, comme on dit, « engagée », ne saurait se réduire à un usage ou un moyen, dont la fonction consisterait, selon l’expression à la mode, à « délivrer un message » au contenu univoque à quoi l’œuvre tout entière se réduirait : auquel cas, qu’est-ce qui, par exemple, distinguerait radicalement Guernica de Picasso ou Le Massacre des Innocents de Nicolas Poussin d’un simple tract antimilitariste ou du discours d’un moraliste ? Plus généralement encore, la pure représentation qu’est

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l’œuvre, qui vaut esthétiquement par elle-même et non par ce qu’elle représente, n’a pas valeur de signe, notamment linguistique. Le signe vaut en effet par sa fonction de renvoi : le signe, c’est alors ce dont je me sers habituellement pour signifier quelque chose d’autre que lui-même et avec laquelle il ne se confond pas. Si l’œuvre d’art n’avait que cette valeur significative de renvoi (à un « référent » qui lui serait extérieur), alors l’œuvre ne vaudrait jamais par et pour elle-même, et cette valeur une fois de plus ne serait plus esthétique, mais logique : l’œuvre serait alors un mode de signification et de communication, au demeurant confus et alambiqué, qu’on pourrait alors avantageusement remplacer, voire traduire, en mots et en concepts clairement définis.

Pour éviter ces clichés réducteurs, il faut donc remarquer au contraire que, dans l’œuvre d’art, même lorsqu’elle utilise des mots (comme c’est le cas en poésie ou en littérature), la richesse de sens et d’idées évoquée (plutôt que signifiée) par l’œuvre demeure inhérente à elle-même, qu’elle est insé-parable de l’étoffe formelle et matérielle dont elle est faite. Maurice Merleau-Ponty par exemple, à propos de Cézanne, nous fait approcher cette manière qu’a la création artistique d’évoquer tout un monde de sentiments et d’idées, et même notre propre rapport à la fois sensible et expressif, spirituel et incarné, au monde et à nous-mêmes, non en lui donnant la forme d’un discours, mais bel et bien d’une œuvre, en l’imprimant et en l’exprimant en quelque sorte dans le « grain » même de l’œuvre. Quand « le peintre veut exprimer le monde, il faut que l’arrangement des couleurs porte en lui ce Tout indivisible [présent en chacun de ses fragments détachés sur la toile et qui jouent pour elle, à chaque fois, le rôle du « motif »] ; autrement sa peinture sera une allusion aux choses et ne les donnera pas dans l’unité impérieuse, dans la présence, dans la plénitude insurpassable qui est pour nous tous la définition du réel ». Ce qu’il s’agit ici de « rendre » – au sens du « rendu » artistique – ce n’est donc pas seulement un signe conventionnel, dont nous nous contentons ordinai-rement pour nous entendre sur l’objet dont nous parlons, mais bel et bien une réelle présence, que non seulement le dessin des contours, mais la densité et l’harmonie des couleurs, la lumière qui les baigne en leurs infinies vibrations, bref tout l’art du peintre est seul en mesure d’évoquer, par delà le concept de l’objet. C’est pourquoi lorsque Cézanne veut rendre toute la présence d’une simple pomme, non seulement son dessin idéal, mais sa voluminosité voluptueuse comme la manière même dont elle habite l’espace (d’un compotier par exemple), il ne se contentera pas d’une ligne idéale, mais « suivra dans une modulation colorée le renflement de l’objet et marquera en traits bleus plusieurs contours. Le regard renvoyé de l’un à l’autre » saisira alors « un contour naissant entre eux tous comme il le fait dans la perception ». Le génie artistique consiste précisément dans cette aptitude à trouver et à fixer, dans le traitement et l’arrangement formel même des matières qui forment le tissu même de l’œuvre, l’équivalent expressif de notre rapport sensible, autrement indicible, au monde et aux idées qu’une telle expérience fait naître à l’esprit. Merleau-Ponty nous en livre un dernier exemple en nous rappelant cette méditation, pinceaux à la main, du peintre Cézanne à propos d’une description de l’écrivain Balzac, tirée de La peau de chagrin : Balzac y décrit « une nappe blanche comme une couche de neige fraîchement tombée et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds ». Notons tout d’abord comment l’écrivain use de son art pour nous rendre sensible à l’évocation de l’idée de fraîcheur intimement unie à la perception de la blancheur immaculée de la nappe, comme à celle, appétissante, liée à la blondeur des petits pains. Dans le premier cas, l’écrivain (qui donc déjà ici se fait poète et peintre) use d’une comparaison : « une nappe blanche comme une couche de neige fraîchement tombée… » ; cette comparaison possède la puissance évocatrice non d’un simple signe usuel, mais d’un véritable symbole qui ne cherche pas tant à exposer directement un concept qu’à animer le libre jeu de l’imagination et à évoquer ainsi toute une série de liens entre les choses en les unifiant autour d’une image sensible qui joue comme un véritable foyer générateur d’idées (comme la « chevelure » capable d’évoquer « tout un monde défunt » chez Baudelaire). Dans le second cas, Balzac use d’une métaphore : « les couverts couronnés de petits pains blonds » ; là encore, la description littéraire ne se contente par d’une transcription littérale de la réalité à partir des signes usuels du langage. Il s’agit bien plutôt, en ayant recours à une analogie, d’évoquer esthétiquement des idées (celle du couronnement en l’occurrence, de ce qui confère le plus grand achèvement à une réalité, en jouant notamment sur l’analogie entre la rondeur des couverts et la couleur blonde des petits pains d’une part, et la forme circulaire ainsi que l’or de la couronne de l’autre). Ainsi parvient-on à exprimer sensiblement des idées en animant du même coup de spiritualité les objets les plus humbles.

Cézanne sait tout cela et se demande cependant comment le peindre, c’est-à-dire comment en rendre la réelle présence, et l’esprit qui l’anime, avec les moyens propres à la peinture et sans chercher à imiter : « Toute ma jeunesse, j’ai voulu peindre cela, cette nappe de neige fraîche… Je sais maintenant qu’il ne faut vouloir peindre que : s’élevaient symétriquement les couverts, et : de petits pains blonds ;

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Si je peins « couronnés », je suis foutu, comprenez-vous ? Et si vraiment j’équilibre et je nuance mes couverts et mes pains comme sur nature, soyez sûrs que les couronnes, la neige et tout le tremblement y seront ». L’intérêt de cette citation est qu’elle nous instruit de la manière par laquelle un artiste réflé-chit sur les conditions de possibilité d’une authentique création : jeune, Cézanne aurait voulu trouver en peinture un strict équivalent des procédés littéraires mis en œuvre par Balzac dans sa description ; on aurait pu alors parler du tableau comme d’une adaptation littérale, d’une simple imitation ; mais l’artiste mûri par sa propre expérience comprend désormais que, s’il veut vraiment rejoindre l’esprit de la description balzacienne, c’est-à-dire ici la plénitude riche de sens d’une « nappe de neige fraîche » (on notera que Cézanne substitue ici au procédé d’écriture de la comparaison la vision picturale d’un étalement d’une couche colorée, dont l’équilibre n’est rendue que par l’harmonisation de toutes les nuances de la toile), il ne doit pas chercher à copier des procédés stylistiques littéraires (la comparai-son, et plus encore la métaphore : « si je peins : « couronnés », je suis foutu, comprenez-vous ? »), et les idées qu’ils désignent symboliquement. Cézanne comprend que le peintre qu’il cherche à être doit savoir limiter sa volonté de dire et de tout dire s’il veut paradoxalement conférer à sa toile une vie et une expressivité comparables à celle du grand écrivain. Mais pour cela il ne devra donc pas chercher à tout peindre - ou plutôt à dépeindre -, mais il ne s’attachera qu’à l’exploration du seul visible : rien donc qu’une nappe, « s’élevaient symétriquement des couverts », et « de petits pains blonds ». Le pari en quelque sorte du peintre, c’est qu’à condition de parvenir à rendre dans ses mille nuances la véritable présence du visible, comme si on les peignait « sur nature » note Cézanne, alors tous les sentiments et les idées qu’il suscite en nous, « tout le tremblement » qui donne à une œuvre qui sait capter un moment de pure présence sa vie intime, seront exprimés dans le corps même de la toile, bien mieux que si nous avions voulu directement décrire cet indicible. Nous avons donc là un vivant témoignage de la manière dont un artiste s’efforce, pour véritablement créer, à dépasser la conception initiale qu’il pouvait se faire de l’œuvre à produire. Si la description littéraire est plus et autre chose qu’une simple transcription littérale, la peinture à son tour, qui n’use pas de mots, cherche à se faire « voix du silence » en exprimant esthétiquement ce monde de valeurs et de significations naissantes du monde sensible. Loin donc que les arts du beau se réduisent au langage, c’est plutôt le langage qui trouve, avec les beaux-arts, la possibilité d’enrichir sa puissance d’expression. S’il n’y a pas d’ineffable, il y a donc bien, grâce à l’art, des modes d’expression – mais purement esthétiques – de l’indicible : telle nous semble être la troisième grande raison du désir de la création artistique en l’homme.

Conclusion générale

Au terme de ces analyses, l’existence de relations nécessaires entre l’art et le beau nous apparaît désormais justifiée.

Sans la recherche du beau, l’art en effet ne perdrait-il pas son socle fondamental : l’expérience ressentie et réfléchie d’un rapport de l’homme au monde qui unit librement en lui ses facultés sensibles et intel-lectuelles ? On objectera peut-être – car c’est une opinion aujourd’hui fréquemment exprimée – que l’art (et notamment l’art contemporain) aurait depuis longtemps abandonné cette visée de la beauté et tout rapport essentiel au jugement esthétique. Mais en philosophie nous ne sommes jamais autorisés à admettre comme allant de soi une opinion sous le seul prétexte qu’elle drainerait vers elle le plus grand nombre de suffrages, ou même l’accord de ceux qui aujourd’hui – comme Hippias en d’autres temps – se prétendent des « experts » en la matière. Pour vérifier la validité de cette opinion, il suffit de se poser cette simple question : s’il était vrai que les beaux-arts (qu’il faudrait alors débaptiser) ne visent plus la production et l’expression d’œuvres qui s’adressent au jugement esthétique, alors que seraient pour nous leurs produits ? L’exposition de vérités, de valeurs morales, des témoignages sociologiques ou historiques, ou encore des objets destinés à la consommation ou au seul divertissement ? On voit bien que dans tous les cas, cela reviendrait à confondre le jugement proprement esthétique avec d’autres types de jugements : l’art y perdrait sa spécificité, ne se concevrait plus comme, aux côtés de la tech-nique, de la science, de la religion, de la pratique morale et politique, tout en restant distinct d’eux, l’une de ces dimensions essentielles de l’expérience humaine dont le propre consiste à exprimer et à approfondir le rapport sensible ou esthétique qui nous unit au monde. Ce qui a pu conduire à de telles confusions, c’est qu’on a pris pour un art animé par la recherche du beau une production qui ne viserait qu’à construire des objets se conformant à des normes préconçues de la beauté : or la véritable création artistique nous est apparue comme l’exact contraire d’une telle production standard ou conformiste :

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il n’y a de beaux-arts possibles que là où l’esprit de liberté – et de liberté capable d’inventer librement ses propres règles – anime et inspire la recherche du beau.

Inversement, que serait notre expérience de la beauté sans l’œuvre d’art ? L’élargissement du jugement esthétique, le renouvellement des formes et des occasions d’éprouver la beauté, l’approfondissement de la réflexion humaine suscitée par le libre plaisir esthétique et qu’il nous appartient de cultiver, la possibilité d’enrichir l’expressivité jusque dans le langage et par delà lui, au point de rendre exprimable l’indicible, le désir de fixer dans des œuvres l’expérience esthétique et de former ainsi un trésor commun et une source inépuisable pour une création se mettant ainsi à l’école des œuvres comme de la nature, tout cela implique l’enrichissement par l’art du libre plaisir esthétique qu’on peut déjà ressentir au contact des libres beautés naturelles.

L’art et le beau apparaissent ainsi unis finalement dans une commune aperception et un sens com-mun de la libre présence, présence enfin réconciliée à soi-même et au monde, et cela même lorsque l’œuvre nous l’évoque sur le mode mineur, voire tragique, de son absence, de sa disparition dans un monde divisé. Il suffit en effet à l’œuvre d’être « faite » comme disait Baudelaire, pour qu’elle se fasse pour nous le témoin de la possibilité de la plénitude d’une telle présence, et ce même dans les pério-des les plus tragiques de l’existence, au point que c’est souvent dans ces périodes de division d’avec soi-même et de fracture d’avec le monde que le besoin d’art et de beauté se fait le plus « criant ». Le libre plaisir esthétique n’interdit donc pas, loin s’en faut, à l’œuvre belle l’expression de la douleur et du tragique : mais en parvenant à conférer, comme l’avait déjà vu Aristote dans le Poétique, même au tragique, la présence de la « belle représentation », l’œuvre nous plaît en ce qu’elle permet à l’homme, par la seule force de sa présence, de donner une forme même à l’absence. Aussi bien l’œuvre d’art n’a jamais cessé de célébrer les formes et les forces de la vie, mais aussi, comme l’a remarqué Emmanuel Levinas, de chercher à conférer une forme et une présence même à la mort, autrement « sans visage ». Aussi laisserons-nous au poète contemporain Yves Bonnefoy le soin de conclure, par cet hommage que l’expression poétique de la beauté rend à la libre présence que, dans le même geste, la même écoute ou le même regard, on laisse être hors de soi et qu’on rapporte à soi, la gardant ainsi au cœur et à l’esprit : « La poésie est notre rencontre de ce qui est non comme une idée, une représentation mentale éloignée de nous par nos concepts-mêmes, mais comme pleinement, immédiatement, présence. Or vivre ainsi la présence autour de soi, c’est aussi l’éprouver dans les personnes. Au lieu de leur substituer une idée de ce qu’elles sont, de les soumettre à des lois, voire à une idéologie, les voici présentes, elles ont retrouvé leur droit à être. »

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Cours-PH00132

Accompagnement 2

A Distinctions et Relations que l’art et le beau entretiennent avec d’autres notions du programme

Art/Nature : causalité/finalité ; capacité (naturelle)/ disposition (technique) ; beauté naturelle/ artistiqueArt/Nature dans les beaux-arts : goût/génie ; beau/sublime

Art/Liberté : Technique et liberté, capacité/disposition ; contraintes du métier/règles de l’art ; art/travail/je ; produc-tion/fabrication ; art/artifice ; outil/instrument ; contingence/nécessitéBeauté et Liberté, beau/utile ; valeur technique/esthétique ; beau/pouvoir/politique ; beau/agréable (dis-tinction plaisir/désir ; sentiment/affection) ;Beauté/Liberté/Jugement : beauté/norme ; technique/perfection ; beauté/perfection (distinction beauté libre/adhérente) ; jugement esthétique/logique ; beauté et art de jugerBeaux-arts et Liberté

Art/Beauté/Moralité :

production technique/action morale ; beau/bon (la citation de Bonnefoy peut en effet être liée à l’idée d’une disposition esthétique à la moralité)

Art/Nature/Culture :

Art/Nature/Société/Monde : milieu naturel/monde humain ; beauté/socialitéArt/Langage ; expression/signification ; signe/symbole

Art/Vérité : savoir/savoir-faire ; savoir/pouvoir, théorique/pratique ; vérité théorique/technique/moraleTechnique/Science ; règle/loi ; technique, raison et expérienceBeauté/Vérité : beauté/apparence ; beauté/conformité, convenance ; jugement esthétique/logique : conformité à un concept ; beauté/présence ; expression/signification ; beauté et vérité du « rendu » artistiqueTechnique/Beaux-arts ; production/création

Beauté/Temporalité :

Art/Perception/Imagination :

technique/imagination ; jugement esthétique/imagination ; imagination/perception/représentation/réflexion (distinction intention/attention ; contemplation/rêverie) ; création artistique (distinction créa-tion/imitation ; peindre/dépeindre)

Notions liées à l’ensemble du cours, tant sur la technique que sur le jugement esthétique et la création artistique : matière/forme (distincte du seul dessin ou contour extérieur d’un objet)/esprit (imagination/entendement/idées de la raison)

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Apprendre à distinguer des notions, c’est aussi apprendre à en saisir les relations vivantes, sans les confondre. Ainsi réfléchir à l’art, au beau et à leurs relations, c’est donc aussi pouvoir ouvrir (ou appro-fondir) à partir d’elles d’autres grandes notions du programme, de sorte qu’un cours (comme ici sur l’art et le beau) doit pouvoir vous permettre de mobiliser certains de ses éléments pour réfléchir au questionnement philosophique portant sur d’autres notions : les distinctions et les relations ici présentées n’ont d’autre fin que de vous en présenter des exemples.

B Sujets de dissertation

Le pouvoir technique se réduit-il à l’application d’un savoir ?

Y a-t-il une vertu libératrice de la technique ?

N’y a-t-il de technique que de l’artificiel ?

L’art relève-t-il d’un travail ou d’un jeu ?

Peut-on savoir ce qu’est le beau ?

Est-il vrai que « rien de ce qui existe n’est beau » ?

N’y a-t-il de beauté qu’artistique ?

Sans liberté, peut-on apprécier la beauté ?

Le jugement esthétique nous enferme-t-il en nous-mêmes ?

N’y a-t-il de beauté que des apparences ?

Est-on fondé à dire que du beau, on ne discute pas ?

Peut-on reprocher à quelqu’un une faute de goût ?

Le beau est-il en nous l’expression d’un plaisir sans fin ?

Le beau ne s’adresse-t-il qu’à nos sens ?

La beauté se fabrique-t-elle ?

À quoi sert l’œuvre d’art ?

Doit-on opposer produire et créer ?

Peut-on reprocher à l’art d’être inutile ?

Devient-on artiste au contact des œuvres ?

À quoi l’art nous rend-il sensible ?

Peut-on concevoir une société sans art ?

L’art exprime-t-il ce que nous ne saurions dire ?

En quel sens peut-on dire que le monde ne serait pas visible sans l’art ?

Que nous révèle l’œuvre d’art ?

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C Questions préparatoires (qu’on peut se donner à titre d’exercices

de réflexion) liées aux différents sujets

Suffit-il de savoir pour savoir faire ?

La compétence technique n’est-elle :

que l’application d’un savoir théorique ?que l’application mécanique des règles du métier ?

La technique peut-elle se passer d’invention ?

La technique peut-elle se passer d’expérience ?

Qu’est-ce qu’un homme d’expérience ?

Peut-on assimiler art et artifice ?

Peut-on parler d’une technique de la nature ?

En quoi la technique est-elle une expression de la liberté humaine ?

Quelle différence doit-on penser entre : produire et agir ?

pouvoir technique/ sagesse morale (produire/ se produire) ?

Le beau, est-ce ce qui ne sert à rien ?

Peut-on apprendre à devenir artiste ?

Suffit-il, pour être artiste, de connaître : les œuvres d’art ?

les règles de l’art ?

Créer, est-ce imiter ?

Peut-on parler de perfection en art ?

Peut-on expliquer une œuvre d’art ?

Peut-on imaginer une Nature artiste ?

En quel sens peut-on dire d’une « chose » qu’elle est belle ?

Peut-on dire que rien n’est plus beau que ce qui sert à nos pouvoirs ?

Peut-on convaincre quelqu’un de la beauté d’une œuvre d’art ?

Le beau peut-il être l’objet d’un plaisir partageable ?

Le beau est-il l’objet d’un désir ?

L’art nous apprend-il à percevoir ?

Le beau nous donne-t-il à connaître, ou à penser ?

En quoi l’art favorise-t-il la liberté ?

En quoi l’œuvre d’art a-t-elle, pour l’artiste, valeur d’exemple ?

L’œuvre d’art nous éloigne-t-elle ou nous rapproche-t-elle du réel ?

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N.B. L’ordre de présentation des questions suit celui du cours et des leçons, ce qui ne signifie pas que d’autres éléments du cours ne puissent également servir à les examiner. C’est encore plus vrai pour les sujets de dissertation : les pages indiquées signalent simplement l’analyse un peu plus détaillée d’éléments pouvant directement servir à leur réflexion.

On peut ajouter à cela deux sujets plus généraux, mais qui trouveraient dans une réflexion sur l’art et la liberté du jugement esthétique matière à les instruire :

L’imagination peut-elle être créatrice ?

Peut-on apprendre à être libre ? ■

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> La foi religieuseest-elle sans raison ?

Y. Mazoué

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ntroduction

La réflexion philosophique sur la religion peut emprunter différents chemins. Elle peut s’interroger sur l’existence d’une origine commune ou d’une structure universelle valant pour toutes les religions et permettant de ramener la diversité historique des religions à une unité : peut-on parler de la religion ou y a-t-il autant de religions que de cultures ? D’autre part, la religion suscite un questionnement portant sur sa nécessité morale dans la mesure où les devoirs d’origine religieuse (dont le fondement est divin) entrent en concurrence avec les devoirs civiques nés de la seule volonté des hommes : une société peut-elle se passer de religion ? Enfin, la religion se prête à une expertise philosophique si nous prenons en considération les discours théologiques, les textes sacrés ou encore l’art religieux qui présupposent tous une certaine conception de la vérité : la religion n’est-elle qu’une affaire d’interprétation ? Ces cheminements philosophiques soumettent tous la religion à une enquête qui consiste au fond à se demander si les hommes ont des raisons de croire.

Mais ces trois grands chemins ne sont-ils pas très éloignés d’un chemin plus carrossable et plus direct, qui ne nécessite aucune culture ou enquête philosophique ? Loin des débats sur la religion qui peuvent paraître abstraits, voire vains, n’y a-t-il pas une attitude religieuse qui tient en un mot, en un Credo (« je crois » en latin) ? À l’homme de raison s’interrogeant sur l’origine des religions, sur leurs formes et leurs contenus, s’oppose l’homme de foi, le fidèle (le mot latin fides se traduit par « foi », et les mots « fidélité » ou « confiance » en dérivent) qui entretient un lien personnel, intérieur et vivant avec son Dieu. Pour cet homme la religion se ramène au fait d’être pieux, d’aimer son Dieu, d’être fidèle à sa parole, d’avoir foi en sa promesse de salut dans l’au-delà.

Mais ce chemin de la foi est-il totalement soustrait au regard et à l’investigation philosophique ? La philosophie n’a-t-elle rien à dire sur la foi ? Si la foi est bien au cœur de la religion et si la raison du philosophe ne peut que rester aveugle et muette, alors c’est toute la religion qui bascule dans l’irra-tionalité. Non seulement cette chute est théoriquement contestable (n’y a-t-il rien de rationnel dans la foi religieuse ?) mais elle est pratiquement désastreuse (la foi religieuse, sans raison, ne devient-elle pas déraisonnable ?). Si la foi est sans raison, cela ne signifie-t-il pas que l’expérience religieuse ne se règle sur aucun principe et ne reconnaît aucune norme communément reçue par les êtres de raison ? Nous voyons donc qu’à la question posée un double enjeu est attaché, à la fois théorique et pratique. Peut-on rendre raison de la foi ? La foi peut-elle avoir un sens et une fin raisonnable ?

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lan du cours

Cours-PH00

> Une foi sans conformité avec les principes de la raison ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

� Le libre examen

� Les preuves

� Le désintéressement

Transition : une foi indifférente à la critique rationnelle ?

> Une foi autonome,supérieure à toute enquête rationnelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

� La révélation

� Les miracles

� Le salut

Transition : une foi en quête de raisons ?

> Une foi raisonnable, compatible avec les principes de la raison ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148

� L’harmonie

� L’espérance

� La tolérance

> Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151

> Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151

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a loi religieuse est-elle sans raison ?

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a foi religieuse est-elle sans raison ?

Une foi sans conformitéavec les principes de la raison ?

Du point de vue de la raison, la foi n’est-elle pas sans raison c’est-à-dire sans rationalité, sans conformité avec des principes nécessaires et universels? En jugeant de l’extérieur -objectivement et sans passion- la foi, la raison n’est-elle pas conduite à dénoncer l’absence de fondements rationnels de toute affirmation dérivant d’un « Credo », d’un acte de foi ? Mais quels sont ces principes au nom desquels la raison juge la foi, et à partir desquels elle est en mesure de tracer une limite infranchissable entre elle-même et la foi, comme si la foi était autre que la raison ?

Trois principes fondamentaux règlent l’activité de la raison et paraissent absents de l’expérience religieuse ou du sentiment religieux : le libre examen, la preuve, le désintéressement. Ces trois prin-cipes directeurs s’articulent à partir d’une conception de la vérité ou de la certitude rationnelle : est vrai ce qui a été examiné avec soin et sans préjugé, ce qui bénéficie du soutien de preuves solides (logiques ou empiriques), et enfin ce qui, après avoir été communiqué à d’autres êtres de raison et amendé à l’issue d’un échange critique, peut être tenu pour universellement valable. Ces trois principes sont étroitement solidaires et constituent le socle sur lequel repose l’activité rationnelle. Àpartir d’eux pouvons-nous montrer que la foi manque de raison ? La raison peut-elle elle-même fonder, justifier son point de vue négatif sur la foi religieuse ?

� Le libre examen

Se servir de sa raison, n’est-ce pas s’imposer ce principe de ne rien affirmer ou nier avant d’avoir sérieusement et scrupuleusement examiné, pesé, passé au crible une opinion lue ou entendue ? Nous ne devons jamais donner notre assentiment spontanément, en nous laissant emporter par le désir ou l’émotion. Le désir de plaire à notre interlocuteur ou une émotion telle que la colère peuvent susciter un jugement faux, un préjugé : nous posons quelque chose comme vrai ou faux avant même d’avoir véritablement jugé. Nous disposons de la liberté de douter, de suspendre tout jugement afin de cher-cher le vrai et de le reconnaître quand il se présentera à nous, afin de ne pas tomber sous l’influence de notre affectivité.

Cette prudence, la raison ne la retrouve pas dans la foi. Au contraire, elle voit dans celle-ci ce que précisément elle cherche à fuir, ce dont elle veut nous prémunir. La foi est un sentiment : le fidèle éprouve le sentiment de la présence de Dieu, de l’existence certaine d’un monde transcendant le nôtre et libéré de la souffrance et de la mort. Dans un texte célèbre, le poète Paul Claudel revient sur l’événement que constitua pour lui sa conversion au catholicisme en 1886, le jour de Noël, à Notre-Dame de Paris : « En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’ad-hésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher ». Contacts et Circonstances (Gallimard, 1946). Adhésion immédiate, passivité du sujet saisi et bouleversé, absence de doute, sont les marques de cette foi sur laquelle la raison n’a aucune prise. Et pourtant cette foi sans raison n’est pas, de son point de vue, sans vérité : « C’est vrai ! Dieu existe, il est là. C’est quelqu’un, c’est un être aussi personnel que moi ! Il m’aime, il m’appelle. ». Mais cette vérité n’anullement été obtenue à l’issue d’un libre examen et n’a fait l’objet, selon l’intéressé lui-même,d’aucun questionnement ultérieur. Or, cette foi subjectivement suffisante n’est-elle pas objec-tivement illusoire ? Que cet homme ait été profondément troublé c’est un fait, mais qu’un êtretranscendant, un Dieu, ait été cause de cette transformation intérieure, rien n’est moins évident.

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La raison peut enquêter à ce sujet afin de montrer que si l’illumination de la foi ne comporte pas en elle-même de rationalité, elle n’est pas pour autant inexplicable, elle n’est pas sans cause : en amont des passages cités, l’auteur ne décrit-il pas son état psychologique de l’époque comme celui d’un adolescent désoeuvré, « un pauvre enfant désespéré », à la recherche d’« un excitant approprié ». La foi qui pose l’existence réelle d’un Dieu n’est-elle pas une illusion ? L’homme projette en dehors de lui l’image d’un être désiré parce que rassurant, protecteur, aimant. Mais la seule réalité ici c’est celle de la solitude du désir, celle d’un grand vide intérieur, celle encore d’une existence qui n’a pas pris conscience de sa propre liberté et qui cherche un maître ou un Père tout-puissant.

� Les preuves

Si la foi est à ce point incroyable pour la raison, n’est-ce pas parce qu’il lui manque les preuves néces-saires et suffisantes ? Raisonner, c’est rendre raison, justifier ou fonder une affirmation et non croire de tout son cœur. L’intensité d’une impression ou d’un sentiment n’est pas un critère de vérité au plein sens de ce mot, c’est-à-dire objectivement et universellement. Par contre, être rationnel, c’est chercher des raisons valables pour tous, des preuves convaincantes. Être en possession de ces preuves, c’est pouvoir affirmer ou nier avec raison. L’homme de foi est-il en possession de ces preuves ?

Dans L’Avenir d’une illusion (PUF, 1971), Freud juge légitime de soumettre la foi à l’épreuve de vérité. Cette foi porte sur un certain nombre d’« articles ». Les « articles de foi » sont des points de doctrine qui caractérisent une religion et qui doivent être crus par les fidèles : il y a un seul Dieu, il est le Créateur de toutes choses, le Christ est le fils de Dieu, il est mort et ressuscité, il y aura un jugement dernier etc. Selon Freud, ces affirmations, ces dogmes (thèses qui font autorité et qui ne doivent pas être remises en question) ne peuvent être prouvés, ne bénéficient d’aucune certi-tude logique ou expérimentale. D’un point de vue logique, le discours de la foi n’est pas exempt de contradictions. Ainsi, les croyants (des trois religions monothéistes : le judaïsme, le christianisme etl’islam) prétendent que la foi en l’existence de Dieu se fonde sur la révélation de Dieu aux hommes dont il est fait état dans les Écritures saintes (on parle des religions du Livre :

- la Torah juive-constituée des cinq premiers livres de l’Ancien Testament,

- la Bible chrétienne-comprenant en particulier les Évangiles,

- et le Coran pour l’islam).

Mais il s’agit d’une pétition de principe : la justification (de la valeur objective de la foi) s’effectue à l’aide de ce qui est précisément à prouver (l’existence de Dieu). Quant au point de vue expérimental, il réclame des marques de vérité que la foi ne peut fournir car si celle-ci est subjectivement suffisante (en lui-même le croyant est fermement persuadé), elle est objectivement insuffisante (le croyant ne peut prouver à quiconque qu’une réalité extérieure-un Dieu, un autre monde etc. correspond bien à son discours). Pourtant, l’homme de foi ne peut-il prendre appui sur les miracles c’est-à-dire sur des phénomènes extraordinaires (guérisons, apparitions) qui, brisant le cours régulier des lois de la nature, sont des signes de la présence du surnaturel ? Ne s’agit-il pas de manifestations objectives de l’exis-tence et de la toute-puissance de Dieu ? Dans l’Évangile de Jean, le texte mentionne la présence de plusieurs disciples qui furent témoins du retour du Christ à la vie trois jours après sa mise au tombeau : « Jésus vint et se tint au milieu d’eux et il leur dit : Paix à vous » (La Bible de Jérusalem, Éd. Desclée de Brouwer, 1975). Quel crédit la raison peut-elle accorder à ces récits ? L’enquête rationnelle révèle que l’évangéliste n’était pas contemporain des faits rapportés, que les autres Évangiles offrent des versions différentes. Qui croire ? Freud indique que le dogmatisme de l’Église interdit de « poser la question de l’authenticité des textes ». Or, la raison doit refuser l’argument d’autorité et doit chercher à établir la vérité. Mais surtout la connaissance des lois de la nature (de la régularité de la relation entre telle cause et tel effet) nous contraint à nier la possibilité même de la résurrection : un corps privé de vie ne revient pas à la vie. Le désir de le voir revivre et une imagination littéraire féconde ne peuvent produire qu’une illusion. Nous retrouvons ici la distinction entre ce qui est irrationnel et ce qui est inexplicable : la foi est irrationnelle car il n’y a aucune raison de croire en la résurrection (celle-ci est contraire à la raison, au bon sens) mais elle n’est pas inexplicable. On peut l’expliquer, la rattacher à une cause au moins : l’angoisse de la mort. La foi exprimerait, sans en avoir conscience (et c’est bien pourquoi il y a illusion), le désir d’échapper à une mort définitive.

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Une « singulière conclusion » s’impose selon Freud : la foi porte sur ce qui est le plus essentiel dans la religion, à savoir l’adhésion personnelle à des vérités qui engagent le sens de toute l’existence, et pourtant c’est là « ce qui est fondé sur les preuves les moins solides ».

� Le désintéressement

L’homme de raison ne cherche donc pas des preuves pour défendre un intérêt autre que celui de la vérité. On peut nommer principe de désintéressement ce qui commande d’user de notre raison en vue de cette fin universelle. La raison de chacun, et en tout domaine (les sciences, la morale, le droit) exige que chaque affirmation soit offerte à l’appréciation d’autrui, discutée, réfutée, amendée pour être l’objet d’un accord entre les hommes. Notre raison est ainsi corrigée, rectifiée, instruite par celle d’autrui.

La foi ne présente pas un tel désintéressement. La relation entre les fidèles est commandée par une double nécessité : d’une part, il s’agit de transmettre la bonne doctrine (les dogmes) et d’autre part la foi de chacun doit être entretenue dans un climat de ferveur collective grâce à la prière, aux pro-cessions et pèlerinages, aux chants en commun. Les rites et les cérémonies propres à chaque religion nourrissent en chacun la certitude d’appartenir à l’assemblée (c’est le sens du mot « église ») des fidèles sollicitant ensemble la providence de Dieu c’est-à-dire son secours, sa sollicitude pour alléger le poids de la misère et de l’injustice des hommes. Le spectacle de la piété populaire suscite une interrogation relativement à son caractère déraisonnable : cette communion dans la foi, privée de tout recul critique et de confiance dans l’autonomie du jugement humain, ne risque-t-elle pas de dégénérer en supersti-tion ? Celle-ci consiste à croire qu’un objet « sacré » (une relique, une médaille, une statue) ou un acte de foi (une prière, un sacrifice, un pèlerinage), peuvent apporter un bienfait (guérison, réussite sociale, naissance, etc.), une amélioration de son sort, l’exaucement de ses espoirs et l’évanouissement de ses craintes. Croire, ici, consiste à renoncer à sa raison, à sa liberté pour faire dépendre l’amélioration de son existence de la volonté d’un Dieu lequel, séduit ou ému par tant d’efforts déployés vers lui, accor-derait mystérieusement sa grâce. Au contraire, faire bon usage de sa raison c’est analyser les causes de la souffrance humaine et y porter remède : quand on est malade, il faut voir un médecin (et non faire brûler un cierge) et quand on est victime d’une injustice il faut porter plainte (et non faire sa prière). En d’autres termes, il faut faire preuve de bon sens, faire confiance à la raison de ses semblables (le médecin, le juge) pour affronter le réel.

Transition

L’usage de ces principes affecte-t-il la foi ? L’efficacité d’une critique rationnelle exige que la partie adverse reconnaisse et adopte les mêmes principes. Or, la foi n’a nul besoin de se conformer à ces principes et le fidèle ne vit pas cette absence comme un manque préjudiciable à son existence, comme un défaut portant atteinte à la pureté et à l’intégrité de sa foi. La voix de la raison résonne comme une voix lointaine, étrangère et elle ne possède aucune force suffisante. Elle ne trouve aucun écho dans le cœur du fidèle dont la foi inaccessible pour la raison demeure intacte, inébranlable.

Une foi autonome, supérieureà toute enquête rationnelle ?

La foi n’est-elle pas étrangère à la raison ? Le langage de la foi, la parole proférée par le fidèle n’invitent-ils pas à un retrait de la raison (de la logique, de la preuve, du débat) dans la mesure où celle-ci, loin de pouvoir comprendre la foi, plaque sur elle de manière illégitime ses propres catégories ? Il faudrait donc prêter attention à cette parole qui s’organise essentiellement autour de trois grands articles de foi : la révélation, le miracle, le salut. Le Credo du fidèle est déconcertant pour la raison car il pose comme vrai ce qui est indépendant des principes de la raison : Dieu existe car il s’est lui même révélé aux hommes (il n’est donc pas un simple produit de l’esprit humain) ; Dieu témoigne sa bonté par des

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miracles (et on ne peut les juger à partir de la connaissance limitée et faillible des lois de la nature) ; Dieu sauvera ou châtiera les hommes en fonction de leurs mérites ou de leurs fautes, c’est-à-dire de leur fidélité à sa parole, de leur foi (la raison ne peut rien proposer de supérieur).

La foi ne peut-elle se suffire à elle-même et se passer de la raison ? Pourtant, la raison n’entre-t-elle pas en concurrence avec la foi au sens où elle peut chercher la vérité sur Dieu (la théologie rationnelle n’est-elle pas une « science de Dieu » ?) Mais s’agit-il bien du même Dieu et l’acte de raison qui prouve Dieu a-t-il le même sens que l’acte de foi qui éprouve sa Présence, la présence d’une puissance trans-cendante qui dépasse la raison elle-même et qui ne peut être attestée que par la foi ?

� La révélation

La foi, dans les religions monothéistes, est d’abord foi en l’existence d’un Dieu unique qui s’est révélé à des hommes d’exception (les prophètes ou « messagers de Dieu » comme Abraham, Moïse, Mahomet) ou qui, comme dans le christianisme, a choisi de s’incarner en Jésus-Christ pour porter la « bonne nou-velle », celle du futur pardon des péchés : « Si vous croyez en moi, vous serez sauvés ». C’est donc Dieu lui-même qui rend la foi possible et sensée en s’adressant aux hommes, en leur dévoilant leur nature (des créatures), leur fin suprême (le salut, la béatitude éternelle) et en fixant la condition (garder la foi malgré tout ou, comme dans l’ancienne formule de foi et d’hommage adressée par le vassal à son seigneur pour jurer de le servir, « envers et contre tous »). De tout ceci, les Écritures témoignent.

Mais suffit-il de lire ou d’entendre des hommes de foi pour « avoir la foi » ? Nous ne sommes plus dans le registre de la raison : entendre les raisons d’autrui peut suffire à nous convaincre. La foi n’est pas communicable d’homme à homme ; elle n’est pas à hauteur d’homme. La foi est une grâce divine : les prophètes l’ont reçue et tel homme peut être éclairé à son tour. Cette élection par la grâce, don de Dieu, reste mystérieuse et opaque pour la raison : pourquoi lui ? Qu’a-t-il fait ? La mérite-t-il ? L’homme de foi y voit une marque de l’amour de Dieu et se refuse à chercher des raisons. Les fondements du choix de Dieu, le Très-Haut, sont inaccessibles pour nous, transcendent notre raison. Nous voudrions qu’ils soient identiques aux nôtres, que Dieu se serve des mêmes « poids et mesures » que nous pour juger ; mais nous ne devons pas considérer Dieu à l’aune de l’homme et de sa raison. La foi est un désaveu de la raison : il faut « rabattre la superbe », l’orgueil de la raison. La foi est humble et obéissante : elle reconnaît l’absolue transcendance de Dieu et s’incline devant Lui.

� Les miracles

« Credo quia absurdum est » : « J’y crois parce que c’est absurde ». Cette phrase d’un chrétien, Tertullien, porte sur la résurrection du Christ. Ce miracle, après bien d’autres rapportés par les Évangiles (la transformation de l’eau en vin à Cana, la multiplication des pains et des poissons, la pêche mira-culeuse, etc.) est absurde. Mais ce mot peut être pris en deux sens différents. Il signifie d’abord « contraire à la raison », violant la connaissance objective, celle des lois de la nature : un mort ne renaît pas mais se décompose, l’eau peut passer de l’état liquide à l’état solide mais elle ne peut chimiquement se métamorphoser en vin, etc. Le mot « absurde » signifie aussi - du point de vue de la foi - « incom-préhensible pour la raison », ce qui ne veut pas dire impossible ou illusoire, au contraire.

C’est justement, pour Tertullien, parce que la résurrection est incompréhensible pour la raison qu’elle a un sens pour l’homme de foi : le miracle est l’irruption du divin au cœur des habitudes humaines (en particulier celle de tout juger selon les critères de la raison) et il est la manifestation de l’existence d’un autre monde où règnent d’autres règles. La résurrection du Christ accomplit la promesse faite durant sa prédication : « Si vous croyez en moi, vous ne mourrez jamais ». Sa résurrection annonce la nôtre. Il faut y croire. Dans l’Évangile de Jean, le Christ, s’adressant à l’apôtre Thomas (cet incrédule qui doutait de la réalité de la résurrection et qui « demandait à voir »), souligne bien que la foi devrait pouvoir balayer le doute le plus raisonnable : « Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ». Il faudrait croire aux miracles sans signes ni preuves. Dans deux passages au moins des Évangiles, le Christ montre un certain agacement devant l’attente de miracles : « Mais pourquoi ces

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gens-là demandent-ils un prodige ? » (Marc, 8, 12) ; et, s’adressant à la foule : « Si vous ne voyez pas de miracles, vous ne croyez pas » (Jean, 4, 48). Pourtant, les Évangiles ne sont pas avares d’exemples de miracles accomplis par le Christ, comme si celui-ci s’était résigné à répondre à la demande populaire. Et l’histoire de la diffusion du christianisme est inséparable de cette foi dans les miracles. Parlant de ses coreligionnaires (les adeptes d’une même religion), Pascal peut écrire dans les Pensées : « Donc, toute la créance (la croyance) est sur les miracles » (Pocket Agora, p. 467). Les miracles nourrissent la foi et persuadent celle-ci que ce qu’elle vénère n’est pas un mirage mais une puissance réelle, efficace : la puissance de l’Esprit sur la matière. À ceux qui nient cela (les athées) ou qui doutent (les sceptiques), Pascal concède qu’il y a eu dans l’histoire chrétienne beaucoup de faux miracles (des artifices mis en scène par des faux prophètes et des vrais magiciens). Mais, ajoute-t-il aussitôt, cela ne prouve pas qu’il n’y a pas eu de vrais miracles, au contraire : « Il ne serait pas possible qu’il y eût tant de faux miracles s’il n’y en avait de vrais » (p. 407). D’ailleurs, Pascal aurait lui-même été témoin de la guérison miraculeuse de sa nièce, délivrée d’une fistule lacrymale (un canal de l’œil d’où s’écoule du pus) grâce à l’imposition sur l’œil d’une épine provenant de la couronne portée par le Christ durant sa passion. Bouleversé par l’événement, « le miracle de la Sainte Épine », Pascal y aurait vu, selon sa sœur, un signe l’appelant à consacrer ses forces à la défense (à l’apologie) de la religion chrétienne.

� Le salut

Enfin, la foi est espérance d’un salut : les justes connaîtront la béatitude d’une existence libérée de tous les maux et de tous les péchés. La foi religieuse ne s’interroge pas sur la nature de Dieu, sur ses attributs, sur ses raisons d’agir (pourquoi Dieu a-t-il créé le monde ? De quel modèle s’est-il servi ? Dieu est-il d’abord un mathématicien ?). Au « Dieu des philosophes et des savants », Pascal oppose le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Pensées, Pocket coll. Agora, Édition Sellier, p. 492), le Dieu de la révélation originaire. Dans ce texte, Le Mémorial, retrouvé après sa mort, cousu dans son vêtement, Pascal retranscrit son expérience mystique (un contact direct où l’homme en extase croit être uni à Dieu) lors de la nuit du 23 novembre 1654. La foi est portée à son extrême limite, celle où le discours ne peut plus prendre une forme argumentée, démonstrative, mais une forme fragmentée, discontinue, comme si la raison était submergée par la vague de la foi et ne conservait sur le rivage que quelques vestiges, quelques mots épars. Un mot est placé en exergue : « Feu ». Pour la raison, le sens n’affleure pas immédiatement : il faut interpréter. Ce mot a deux sens : la foi est comme un feu intérieur, un brasier qui d’abord détruit et purifie : « Oubli du monde et de tout », « Renonciation totale et douce » aux illusoires divertissements et à la corruption morale d’un monde qui ignore Dieu. La foi est aussi comme un feu qui éclaire et réchauffe, auprès duquel on cherche refuge. Le texte du Mémorial utilise le langage de l’amour humain et fait état d’un désir de demeurer auprès de Dieu, fidèle à sa parole, confiant en sa promesse de vie éternelle : « Que je n’en sois jamais séparé ». L’amour mystique comble les attentes du cœur et préfigure la béatitude dans un au-delà. Quel gain équivalent la raison peut-elle proposer ? Aucun : « La raison ne met pas le prix aux choses ». Ce qui signifie qu’elle ne peut pas donner à l’existence d’élan vers des valeurs absolues ou infinies capables de conjurer le doute, la misère et surtout l’angoisse de la mort. La raison est une faculté de calculer (ratio en latin) des quantités ou des intérêts finis, que ce soit en mathématiques ou en politique. Pourtant, elle devine la présence d’un infini (en arithmétique, en astronomie) ; elle prend conscience que ses calculs, ses mesures sur des quantités finies s’anéantissent devant l’infini. La raison prend conscience de ses limites car cet infini est pour elle insondable et incompréhensible. Elle ne connaît que le fini et l’infini est autre que le fini, d’une autre nature : « La raison n’y peut rien déterminer », Pensées, p. 81. Par conséquent, un Dieu infini ne peut être connu par la raison : « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison : voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. », Pensées, p. 85.

Transition

La foi serait donc sans raison ? Si la foi était telle, elle serait donc injustifiable, incapable de rendre raison d’elle-même. Mais surtout, elle pourrait (en n’étant ni réfléchie, ni mesurée) se transformer en superstition et en fanatisme. Si la religion est sans raison, alors l’homme de raison a tout à craindre des passions religieuses capables de ruiner son ouvrage en s’attaquant aux principes-mêmes de la raison :

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le libre examen, la recherche de preuves, le désintéressement. Pascal a eu parfaitement conscience de ce risque : « Si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule » Pensées, p. 92. Il est ici question de la religion chrétienne, mais cette exigence nettement formulée d’un accord entre la foi et la raison n’a-t-elle pas une portée universelle ?

Une foi raisonnable, compatibleavec les principes de la raison ?

À quelles conditions un accord mutuel est-il possible ? Comme dans tout accord, chacun apporte sa contribution : la raison a ses principes et la foi a ses articles. Mais nous avons relevé de telles différences entre eux qu’on ne voit pas comment une entente pourrait se réaliser. Un accord, sans abolir toutes les différences, exige des concessions réciproques, de manière à neutraliser les causes de conflit. D’un côté, la raison doit pouvoir montrer que ses principes ne sont pas absolument contraires à la foi religieuse : le philosophe ou le savant peuvent tenter d’établir rationnellement l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme sans que cela porte atteinte à leur foi. D’un autre côté, il faut veiller à ce que les « articles de foi »ne choquent pas la raison : l’autorité religieuse doit les rédiger et les enseigner de telle sorte qu’ils n’incitent jamais les fidèles à haïr la raison, c’est-à-dire la liberté de juger de tout homme.

Nous pouvons énoncer trois motifs, c’est-à-dire ici trois raisons de penser que la raison et la foi sont en mesure de réaliser cet accord : l’harmonie de la nature, l’espérance, la tolérance.

� L’harmonie

La raison ne peut-elle disposer à la foi ? Et la foi ne peut-elle être renforcée, justifiée par la raison ? Ce soutien mutuel entre la raison et la foi est possible grâce à un argument : celui de l’ordre et de la beauté de la nature. La raison peut donner des raisons de croire en prêtant attention à l’organisation harmonieuse de la nature en général ou de chaque être en particulier : partout, semble-t-il, existe une articulation rigoureuse et efficace entre les moyens et les fins (entre les organes et les fonctions par exemple). La raison se reconnaît dans cet ordre et tend à poser l’existence d’un auteur, d’une intelli-gence suprême qui a conçu, planifié cette œuvre. Au XVIIIe siècle, cette « religion naturelle » comptait de nombreux partisans, les déistes : l’existence de Dieu se conclut simplement à partir de l’observation et de l’intelligence de la nature et non à partir de la révélation consignée dans les textes sacrés (on nomme fidéisme cette doctrine selon laquelle toutes les vérités religieuses sont obtenues à partir de la seule foi en la révélation) ou des dogmes de l’Église. Avec le déisme, nous avons donc affaire à ce « Dieu des philosophes et des savants » dont parlait Pascal dans le Mémorial : Dieu est prouvé à partir de l’observation des phénomènes, à partir des résultats obtenus par la rationalité scientifique. Dieu est lui-même un être rationnel qui a élaboré un plan, calculé les moyens à mettre en œuvre, finalisé une action. Dans ses Dialogues sur la religion naturelle, (Éd. Vrin 1997), Hume confie à l’un des personna-ges, Cléanthe, le soin d’exposer cet argument qui a le mérite d’établir l’existence d’un Dieu qui n’est ni lointain ni incompréhensible pour la raison humaine, d’un Dieu dont la raison est analogue à la nôtre : « Jetez les yeux autour du monde, regardez-le dans son ensemble et dans ses parties (…). La manière curieuse dont les moyens s’adaptent aux fins, dans toute l’étendue de la nature, ressemble exactement, quoiqu’elle les surpasse de beaucoup, aux ouvrages sortis de la main des hommes, aux résultats de leurs desseins, de leur pensée, de leur sagesse et de leur intelligence. Puisque les effets se ressemblent, nous avons droit d’inférer, par les lois de l’analogie, que les causes se ressemblent aussi, et que l’auteur de la nature est en quelque façon semblable à l’homme (…). Par cet argument a posteriori (c’est-à-dire qui dérive de l’expérience) et par cet argument seul, nous prouvons en même temps l’existence de Dieu et sa ressemblance avec l’esprit de l’homme » (Dialogues, p. 94-5). Dieu serait donc établi par un raisonnement susceptible d’être compris de tous et qui aurait le mérite d’abattre la superstition. Celle-ci repose sur une ignorance des lois de la nature alors que le déisme fonde l’existence de Dieu sur la connaissance des lois régulières et universelles de la nature. Mais ces raisonnements sont-ils

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capables de faire naître une foi, un sentiment d’amour à l’égard de l’auteur de toutes les créatures ? Peut-on greffer la foi sur cette rationalité dont elle serait en quelque sorte l’expression sous la forme du sentiment ?

Deux critiques peuvent être avancées. Tout d’abord, ce Dieu auquel la raison conduit ne peut être objectivement prouvé. La nature ne manifeste pas partout l’ordre et l’harmonie et nous pouvons être frappés par les nombreux désordres, aberrations, irrégularités qui règnent au milieu des phénomènes. Donc, cette première critique sape l’idée que la raison pourrait fonder et justifier la foi. D’autre part, même si nous supposons vraie cette thèse de l’existence d’un sage créateur du monde, elle ne fait pas croire. N’y a-t-il pas un abîme entre la conviction rationnelle d’un Cléanthe (avec sa certitude d’avoir raison, d’avoir rendu raison de l’ordre de la nature) et la foi d’un Pascal qui ne nécessite nullement l’infrastructure de preuves soi-disant objectives. Un homme ignorant et indifférent au spectacle de la nature peut parfaitement avoir la foi. La foi ne se conclut pas à partir d’un raisonnement, si brillant soit-il. Elle est d’un autre ordre. Allons plus loin : un homme qui fait, dans sa chair, l’expérience des désordres de la nature (handicap et souffrance physique) n’est pas nécessairement porté à nier l’existence d’un Dieu créateur ; il peut très bien donner sens à son malheur en y voyant l’occasion de manifester à Dieu sa soumission et sa capacité à endurer cette épreuve sans perdre la foi.

Nous n’avons donc pas encore trouvé une intersection commune pour la foi et la raison. La raison a dessiné les contours d’une religion rationnelle mais qui laisse en dehors d’elle la foi.

� L’espérance

« Parlons maintenant selon les lumières naturelles » (Pensées, p. 80) écrit Pascal. Autrement dit, adop-tons le langage de la raison pour justifier la foi, pour donner sens à celle-ci. Il ne s’agit pas pour Pascal de démontrer l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme ; nous savons que pour lui, la raison est incapable de parvenir à des certitudes sur ces sujets, de comprendre (c’est-à-dire d’enfermer dans ses concepts et ses définitions) l’infini ou l’absolu. Par contre, un usage probabiliste de la raison est possible et légitime : un calcul des probabilités révèle que nous avons intérêt à miser sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme.

L’homme de foi qu’est Pascal n’a donc pas « perdu la raison » et est capable de s’adresser à tous ceux qui n’ont pas la foi et qui n’entendent que le langage de la raison : les athées ou les libertins (c’est-à-dire ceux qui se pensent comme des êtres libres à l’égard de toute religion, des libres penseurs) et les agnostiques (c’est-à- dire ceux qui, faute de certitude rationnelle, préfèrent ne rien affirmer concernant l’existence ou l’inexistence de Dieu). Revenons sur ce passage que la tradition a consacré sous le nom de « pari pasca-lien » (p. 81-84). Il consiste à mettre en place la structure d’un jeu de hasard, le jeu de « pile ou face ». Chaque côté de la pièce (pile, Dieu n’existe pas et face, il existe) dispose de la même probabilité d’appa-rition (1/2) et chaque joueur devra mettre en jeu une même quantité finie : ses biens terrestres. Ce jeu est très sérieux - et non « divertissant »- puisqu’il consiste en un choix de vie : faute de savoir avec certitude le résultat du jet de la pièce, le joueur doit choisir ce qui lui paraît être la vie préférable, celle qui présente le plus d’intérêt (on reconnaît là un « style » de la raison, le calcul d’intérêt) ou de sens. Or, si un joueur mise sur l’inexistence de Dieu (autrement dit, s’il choisit de vivre sans Dieu, sous un ciel vide) et qu’il gagne, le gain est négligeable car il ne consiste qu’en ce qu’il possède déjà (une existence en quête d’un bonheur illusoire fuyant l’angoisse de la mort et du néant dans le divertissement), augmenté de quelques années de vie. Au contraire, si un autre joueur mise sur l’existence de Dieu et qu’il gagne, le gain sera infini(« une éternité de vie et de bonheur » offerte par Dieu en échange de la confiance que cet homme lui aura témoignée) et la perte négligeable (le sacrifice d’une vie vouée à des satisfactions terrestres, donc finies ou éphémères). Et Pascal peut conclure : « Et ainsi notre proposition est d’une force infinie, quand il y a le fini à hasarder, à un jeu où il y a pareils hasards de gain et de perte, et l’infini à gagner » (p. 83).

Il ne faut pas sous-estimer cet effort de l’homme de foi pour convaincre l’homme de raison. Nous n’avons pas affaire ici à une foi hautaine, méprisant une raison impuissante et incapable de « mettre le prix aux choses ». La foi sollicite la raison afin de ne pas paraître déraisonnable et la raison dispose à la foi, donne un motif de croire. Tout se passe comme si la raison donnait un sens à la foi : nourrir l’espoir d’une vie après la mort. Cette espérance n’est pas fondée sur des preuves certaines (elles ne

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peuvent être données) mais elle n’est pas pour autant insensée : « Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance (foi) … ? C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens » (p. 80-1).

Que faut-il penser de cet accord entre la raison et la foi ? À supposer même que la raison de l’incrédule soit convaincue, grâce à l’argument du pari, qu’il est préférable pratiquement de croire en Dieu et de vivre chrétiennement, cela ne donne pas la foi. On peut affirmer que nous avons des raisons « inté-ressantes » de croire et d’espérer (la vie éternelle, la béatitude), sans croire effectivement. Car la foi est d’un autre ordre : avoir foi en Dieu, ce n’est pas miser, placer un investissement dans l’espoir de le récupérer avec intérêt. La démarche de la foi est tout autre : avoir foi en Dieu, c’est abandonner tout calcul intéressé, c’est l’aimer pour lui-même et lui demeurer fidèle. Nous ne sommes pas dans la logique d’un calcul d’intérêt mais dans un mouvement de renoncement à l’amour-propre, de don de soi à Dieu. Ici, un saut est donc nécessaire pour passer de la raison à la foi, et ce saut ne peut être garanti par la raison : il reste donc indéductible, imprévisible et mystérieux.

Nous n’avons donc toujours pas découvert ce motif qui permettrait à la raison et à la foi de s’accorder. Un motif est « ce qui met en mouvement ». Quel motif peut avoir une force suffisante pour unir dans un même mouvement, pour faire aller dans le même sens, la foi et la raison ?

� La tolérance

L’homme de foi n’est pas nécessairement un dévot ou un fanatique considérant sa religion comme dépositaire de toute vérité sacrée, comme la « vraie religion » vouée à devenir la religion universelle (on appelle « prosélytisme » cette attitude visant à répandre sa foi en tirant parti de la vulnérabilité d’autrui, en particulier de son manque de jugement critique). L’histoire nous instruit assez des conséquences sociales de ce dogmatisme et de cette intolérance : suppression de toute liberté de conscience (c’est-à-dire de la liberté d’adopter et de pratiquer la religion de son choix), contrôle dans la vie publique et la vie privée de la conformité des paroles et des actes aux dogmes en vigueur (afin de traquer l’hérésie qui est l’expression d’une idée contraire à la doctrine officielle, et les actes sacrilèges qui portent atteinte au caractère sacré d’un objet, d’un lieu ou d’une personne), confusion des lois civiles avec des décrets d’une autorité religieuse qui se pose en gardienne et en interprète de la volonté de Dieu.

L’homme de foi peut - et doit - refuser de se reconnaître dans cette religion profondément déraisonna-ble, en rupture complète avec les vraies valeurs religieuses. Celles-ci ne recommandent-elles pas plutôt l’amour de son semblable, la sollicitude pour ses peines et la compassion pour ses fautes ? On trouvera sans peine dans l’histoire des grandes religions l’exemple d’hommes de foi soucieux de retrouver l’esprit de leur religion, c’est-à-dire son caractère raisonnable. Les humanistes de la Renaissance européenne (au XVIe siècle), par exemple, ont voulu restaurer ce sens originel de la foi et rendre celle-ci compatible avec les exigences raisonnables de la vie en société : respect de la liberté d’autrui, de la diversité des opinions, des pratiques religieuses, à condition que cette tolérance, loin de nuire au bien commun, le favorise. La traduction de manuscrits grecs de la Bible dans les langues nationales afin d’offrir à tous une nourriture spirituelle mais surtout afin de permettre à chaque fidèle (sans être lié par une stricte doctrine) un libre travail d’interprétation du sens moral de tel symbole ou de telle parabole, répondait à cet objectif. Chacun peut comprendre que le texte est obscur, qu’il autorise diverses interprétations, qu’il invite à l’échange avec autrui, qu’il contient une spiritualité inépuisable. Au lieu d’une foi aveugle, on cherche ici à susciter une foi éclairée par la raison : pour un chrétien, réfléchir sur la vie exemplaire du Christ, sur le sens de ses paroles et de ses actes, ce n’est pas partir en quête d’une vérité absolue (qui ferait partie ensuite d’une doctrine figée) mais chercher des motifs pour sa conduite. Cette foi raisonnable a essentiellement une finalité pratique. Celle-ci est bien résumée par John Locke dans un ouvrage de 1695 intitulé The reasonableness of christianity (Le caractère raisonnable du christianisme) : « Vivre en paix et pratiquer les communs devoirs d’humanité et d’amitié ». Dans son esprit, cette foi morale est destinée à lutter contre « les extravagances du fanatisme » dont il a pu lui-même faire l’expérience dans une Angleterre livrée à la guerre civile entre protestants et catholiques. Mais il a pu connaître aussi, dans le duché de Clèves, un climat de tolérance mutuelle entre luthériens, calvinistes et catholiques : en dépit des différences doctrinales, ces familles ont su vivre ensemble conformément aux vertus évangéliques et dans le commun respect des lois civiles en vigueur (ces dernières, est-il besoin de le préciser, s’imposent à tous, croyants et non-croyants). Ces derniers n’auraient donc pas raison

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de considérer que la foi est fatalement déraisonnable et qu’elle doit être déracinée étant donné son caractère socialement nuisible. Une foi raisonnable, c’est-à dire modérée ou tempérée moralement, peut même être, du point de vue d’un incroyant, socialement souhaitable. Car, dans l’esprit de ce dernier, ce qui importe c’est l’existence d’un lien social solide noué grâce à des valeurs de solidarité, de justice et de respect d’autrui. Or, les valeurs de la foi (amour, charité, compassion) peuvent coïncider avec ces dernières. Toujours aux yeux de cet incroyant, la foi peut demeurer irrationnelle quant à son origine (la révélation), mais elle peut avoir un sens quant à sa finalité sociale.

Le siècle des Lumières s’est montré extrêmement attentif à cette dimension sociale de la foi. Dans son Dictionnaire philosophique (GF), à l’article Credo, Voltaire écrit : « Je crois en un seul Dieu et je l’aime (…). Je crois en Dieu le Père tout-puissant, Père commun de la nature et de tous les hommes qui sont également ses enfants (…), qui leur a donné les mêmes principes de morale, aperçus par eux dès qu’ils réfléchissent ». Il s’agit pour Voltaire d’énoncer le contenu d’une foi raisonnable, ordinaire, dérivant de la lecture des Évangiles, et suffisante pour donner un sens à son existence parmi ses semblables. Cette foi personnelle se veut étrangère au dogmatisme, au sectarisme manifestés par les Églises, et nous savons que Voltaire s’est engagé aux côtés des victimes de cette intolérance (Calas, La Barre) qui dénature la vraie foi et scandalise la raison. La foi et la raison peuvent s’entendre sur ce qui se présente en même temps comme un article de foi et comme un principe raisonnable : « Je crois que Dieu étant notre Père commun, nous sommes tenus de regarder tous les hommes comme nos semblables ».

Conclusion

Au terme de cette réflexion, il apparaît que la foi peut être comprise et vécue de manière raisonnable. Même si tout en elle n’est pas conforme à la stricte rationalité, elle peut offrir un caractère raisonna-ble, c’est-à-dire un sens de la mesure, à l’intérieur des sociétés. L’absence ou la perte de ce sens de la mesure non seulement lui fait rompre toute attache avec ses sources spirituelles et morales, mais la rend responsable des dommages infligés aux liens sociaux.

Bibliographie

Pour accompagner la lecture de cette leçon ou pour approfondir la réflexion, plusieurs œuvres peuvent être consultées avec profit.

La Bible : dans l’Ancien Testament, lire le Livre de Job ; et dans le Nouveau Testament, consulter un des

Évangiles.

Pascal : Pensées, Pocket Agora n° 241. Quelques extraits à lire : Lettre (p. 67-8), sur l’« infini » (p. 79-86),

sur le « pari » (p. 81-4), sur la « disproportion » (p. 173-181), Conclusion (p. 318-319).

Hume : Dialogues sur la religion naturelle, Vrin, 1997.

Locke : Lettre sur la tolérance, Mille et une nuits n° 206.

Freud : L’Avenir d’une illusion, PUF. Lire les ch. V et VI. ■

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Notre pensée est-elle prisonnière de la langueque nous parlons ?

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otre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ?

Chercher le mot juste, ce n’est pas tant chercher le mot qui exprimerait notre pensée que chercher à former, en la formulant, une pensée qui ne serait, sans cela, qu’un sentiment confus, de sorte qu’on peut dire, avec Hegel, que « c’est dans le mot que nous pensons1 ». Mais si la pensée est, ainsi, insé-parable du langage, est-ce à dire qu’elle est également inséparable de la langue que nous parlons ? Si nous pensons le monde à travers la langue que nous parlons, la pluralité des langues n’implique-t-elle pas une pluralité des mondes, et l’impossibilité, pour l’humanité, de partager un monde réellement commun ? Notre pensée est-elle donc prisonnière de la langue que nous parlons ?

Que notre pensée ne soit pas séparable de la langue que nous parlons et fasse corps en quelque sorte avec elle, c’est ce dont témoigne, par exemple, l’expérience de l’apprentissage d’une langue étrangère. On ne possède véritablement une autre langue, en effet, que lorsqu’on est capable de penser directe-ment en cette langue, au lieu d’y devoir traduire nos pensées. C’est alors que l’on prend conscience de la complexité et des limites, voire de l’impossibilité, d’une véritable traduction. Chaque mot, en effet, ne prend sens que dans le contexte où il s’insère, prenant des valeurs linguistiques différentes dans des phrases et des discours différents, et aussi par les rapports qu’il entretient avec des termes voisins dont il se distingue et qui déterminent en le limitant son champ sémantique2. Il faut ajouter à cela ce que le mot suggère sans le dire, en raisons des multiples connotations et associations qui résultent de l’histoire de la langue, de la littérature et de la société. Comprendre un mot, dans le contexte de son énonciation, c’est au fond comprendre un monde, le monde auquel appartient le locuteur d’une langue, et on entrevoit alors la multiplicité des rapports qu’il faudrait saisir pour pouvoir formuler une traduction qui prétendrait être exacte. De sorte qu’on pourrait être tenté de conclure que c’est impossible et que notre pensée, faisant corps avec notre langue, et ne pouvant en être séparée, en est du même coup prisonnière, la pluralité des langues correspondant à une pluralité de visions du monde peut-être incommensurables3.

On pourrait objecter, bien sûr, que cela ne vaut que si l’on se limite à ce que nous pensons spontanément et sans réfléchir, sans véritable travail de la pensée, et nous laissant passivement guider par ce que nous suggère l’usage des mots. Mais les limites de la langue ne s’imposent-elles pas aussi aux formes les plus élaborées et les plus critiques de la pensée ? Ainsi, lorsque Aristote fait l’inventaire des « catégories »4, c’est-à-dire des différentes façons de dire d’une chose qu’elle « est » quelque chose (que telle ou telle propriété peut lui être attribuée), ou encore des différentes significations de « l’être », énonçant par là une des thèses maîtresses de sa philosophie (la polysémie de l’Être), n’est-il pas prisonnier des catégories linguistiques de la langue grecque ? La distinction opérée entre la catégorie de « substance » et celle de « qualité », par exemple, serait inspirée à Aristote par la distinction que connaît la langue grecque entre des substantifs et des adjectifs, ou encore, la distinction entre la catégorie d’« action » et celle de « passion » ne serait que la transposition de la distinction entre la voie passive et la voie active des verbes. Aristote, en dressant sa liste de catégories, ne ferait ainsi qu’expliciter la philosophie spontanée de la langue grecque et érigerait les particularités de cette langue en conditions universelles et néces-saires de la pensée5. La langue constitue-t-elle donc le cadre indépassable qui délimite et organise tout ce que l’on peut penser ? Notre pensée est-elle, sous toutes ses formes, et quels que soient ses efforts,

1. Hegel, Encyclopédie, § 462 Add.2. On pourrait souligner ici le fait que les signes d’une langue forment système, le sens d’un mot étant déterminé par l’écart qui le dif-

férencie des autres : « dans la langue, il n’y a que des différences » (F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, p. 166).3. Cf. les travaux de linguistes comme E. Sapir et B. L. Whorf, qui ont donné leur nom à l’hypothèse dite de « Sapir-Whorf », selon

laquelle, d’une part, notre vision du monde est déterminée par la langue que nous parlons et, d’autre part, la pluralité des langues implique une pluralité irréductible des visions du monde.

4. Ou des « attributions » (c’est le sens du mot categoria, en grec, que l’on traduit ordinairement par « catégorie »).5. Cette interprétation « linguistique » des catégories d’Aristote se trouve, par exemple, dans l’étude d’Émile Benveniste, « Catégories

de pensée et catégories de langue », reproduite dans les Problèmes de linguistique générale, coll. « Tel », Gallimard, tome I : « Pour autant que les catégories d’Aristote sont reconnues valables pour la pensée, elles se révèlent comme la transposition des catégories de langue. C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l’esprit aux choses. (…) Il s’ensuit que ce qu’Aristote donne pour un tableau des conditions générales et permanentes n’est que la projection conceptuelle d’un état linguistique donné » (p. 70).

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prisonnière de la langue que nous parlons ? Mais prendre conscience de cette limite, n’est-ce pas déjà, en un sens, la dépasser et s’en libérer ?

Pour que notre pensée soit condamnée à rester prisonnière de sa langue, il faudrait que, capables de parler notre langue, nous soyons incapables de parler sur elle. De ce point de vue, loin d’être une transposition inconsciente des catégories de la langue grecque à des catégories de pensée tenues pour universelles, l’analyse d’Aristote se donne explicitement pour un inventaire de la pluralité des sens du verbe « être », et la conceptualisation aristotélicienne de la « substance » (permettant de penser le paradoxe du changement, qui suppose que ce qui devient autre est précisément ce qui, étant sujet du changement, ne change pas), est justement ce qui a permis de penser la distinction linguistique du substantif et de l’adjectif comme telle. Bien plus : il n’est pas nécessaire de changer de langue pour met-tre en question les présuppositions de la langue qu’on parle et l’illusion par laquelle nous prenons nos manières de penser ou de parler pour des manières d’être. Ainsi, lorsque Hume, dans le Traité de la nature humaine, montre qu’à ce que nous appelons notre « moi » ne correspond aucune impression constante et qu’ainsi nous n’en avons réellement aucune idée, il conclut que le « moi » n’est qu’une fiction et que les difficultés auxquelles donne lieu, par conséquent, le problème de l’identité personnelle, sont des « difficultés grammaticales plutôt que philosophiques »6. De même, Nietzsche dénonce la croyance en la nécessité d’un « sujet » de la pensée en montrant qu’elle relève d’une « croyance en la grammaire »7, et consiste à prendre des distinctions purement grammaticales pour des réalités. La possibilité même de telles critiques, formulées dans le langage même dont elles dénoncent le caractère trompeur, montre bien qu’il est possible à notre pensée, sans cesser d’être séparable de la langue que nous parlons, de ne pas en être prisonnière et de sortir des limites de ce que la langue elle-même nous suggère.

Mais pouvons-nous réellement penser ce que nous sommes ainsi capables de soupçonner ou de supposer ? La prise de conscience de la possibilité d’illusions nées du langage nous fait-elle pour autant cesser d’en être les victimes ? La compréhension du mécanisme d’une illusion ne la dissipe pas nécessairement, de sorte que nous pourrions bien continuer de rester prisonniers de la langue que nous parlons, tout en sachant que nous le sommes. Mais peut-être faut-il, pour se libérer de ces illusions, aller au-delà d’un simple travail de réflexion ou d’analyse mené sur la langue que nous parlons, et s’engager dans une activité d’un autre ordre. C’est ce que montre Gaston Bachelard lorsqu’il examine, dans La Formation de l’esprit scientifique, les conditions qui permettent à la pensée scientifique de surmonter les obstacles, en partie « verbaux », qui l’entravent dans son progrès. L’un de ces « obstacles épistémologiques », comme les appelle Bachelard, est l’obstacle « substantialiste », qui nous fait concevoir les phénomènes physiques comme l’expression de propriétés qui seraient inhérentes aux corps qui les possèdent à la manière dont un adjectif est attribuable à un substantif8 et nous empêche ainsi de reconnaître que la plupart des propriétés ne sont pas des qualités absolues, mais des relations.

À cet obstacle contribue, au moins pour une part, la structure de la langue que nous parlons. Mais l’existence même d’une pensée scientifique, dont l’histoire montre qu’elle est effectivement capable de rompre avec une pensée spontanée étroitement dépendante des langues naturelles que nous parlons, déplace le problème : il ne s’agit plus tant de savoir si notre pensée est capable de s’affranchir des limites que lui impose la langue (la science montre par le fait qu’elle en est capable), que de savoir comment elle en est capable. Un élément d’explication pourrait être le fait que la connaissance objective que vise à produire la pensée scientifique n’est pas, comme le souligne Bachelard, objective au sens où elle viserait à mieux connaître un objet préalablement donné dans l’expérience sensible (expérience dont on peut penser qu’elle n’est jamais pure, mais est, en tant que perception d’objets, inséparable de la langue que nous parlons), mais bien au sens où elle construit son objet, et se constitue en opérant une rupture avec la connaissance ordinaire9.

6. Traité, I, IV, 6 (Garnier-Flammarion, t. I, p. 355).7. « Autrefois, on croyait à l’âme comme on croyait à la grammaire et au sujet grammatical ; on disait « je » déterminant, « pense »

verbe, déterminé ; penser est une activité, elle suppose nécessairement un sujet qui en soit la cause. », Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 54.

8. Le caractère « verbal » de cette illusion et le lien qui unit l’idée de substance à la catégorie grammaticale de substantif sont bien relevés par Bachelard dès le début du chapitre qu’il consacre à « l’obstacle substantialiste » (La Formation de l’esprit scientifique, p. 98). Il n’en conclut cependant pas que c’est la langue qui est responsable de la séduction de l’idée de substance : celle-ci trouve plutôt selon lui son principe dans un une préférence inconsciente qui doit être combattue par une « psychanalyse spéciale » (p. 131).

9. L’objet de la science « ne saurait être désigné comme un « objectif » immédiat ; autrement dit, une marche vers l’objet n’est pas initia-lement objective. Il faut donc accepter une véritable rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique. » Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, p. 239. Cf. p. 61 : « La science réalise ses objets, sans jamais les trouver tout faits ».

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Il faut donc conclure, semble-t-il, que seule est prisonnière de la langue que nous parlons cette pensée irréfléchie et préscientifique qu’est une opinion, c’est-à-dire une « pensée » constamment rectifiée par la science, pensée qui pense mal, par conséquent, et qui pense mal parce qu’au fond elle ne pense pas10, au sens actif et fort du verbe penser, au sens ou penser est un travail et une action. Seuls nos préjugés (ces jugements qui précèdent toute réflexion, jugements que nous ne formons pas, par conséquent, et qui ne sont ainsi pas proprement des jugements, si l’on entend par là l’acte de juger) seraient alors prisonniers de la langue, et non nos véritables pensées. Est-ce à dire qu’il faut, pour penser vraiment, rompre, autant que possible, avec l’usage des langues naturelles, comme il faut rompre avec l’opinion et les préjugés ? Faut-il substituer à cet usage celui de langages techniques que construirait notre pensée comme elle construit son objet ?

Mais est-ce possible ? Il faudrait pour cela soit renoncer à parler de la science pour en laisser la pensée se manifester dans sa pureté, à travers le formalisme mathématique qui lui est propre (mais ce serait renon-cer à enseigner la science, et par conséquent à la comprendre, s’il est vrai qu’on ne comprend bien que ce qu’on est capable d’enseigner11), soit réaliser le vieux rêve d’une langue universelle qui nous ferait échap-per à la confusion des langues naturelles, mais comment réaliser un tel rêve, puisque, comme le fait remar-quer Descartes, une telle langue universelle, supposant pour être constituée, l’achèvement de la science, ne pourrait servir au progrès de la science vers ce même achèvement, de sorte qu’il ne faut pas espérer « la voir jamais en usage12 », et qu’une telle langue ne pourrait pas, à plus forte raison, être l’instru-ment d’une pensée scientifique qui se définit comme une pensée qui ne cesse de se rectifier dans sa démarche expérimentale.

D’autre part, à supposer qu’une rupture avec les langues naturelles soit possible, serait-elle souhaita-ble ? Devons-nous renoncer à habiter notre langue et tenter de dissoudre le lien qui nous unit à elle et, à travers elle, au monde de notre expérience quotidienne ? N’est-il pas nécessaire au contraire de préserver un tel lien, à la fois parce que notre rapport au monde ne saurait se réduire au type de rapport que le savoir scientifique institue avec son objet (nos rapports à autrui et la vie éthique, par exemple, ne sauraient se penser sur un tel modèle), et parce que ce savoir lui-même perdrait sans doute toute signification à nos yeux si le lien qui l’unit au sol d’expériences vécues associées à la formation et à l’histoire des langues naturelles était complètement défait.

Enfin, une rupture avec les langues naturelles est-elle nécessaire à la rupture avec l’opinion et les préjugés ? On peut en douter. D’abord parce que la science n’est pas la seule alternative au règne de l’opinion. Parler en effet, si du moins on ne parle pas pour ne rien dire, c’est toujours s’adresser à quelqu’un et s’exposer à une réponse, de sorte que parler, c’est toujours dialoguer, sortir du monologue de l’opinion pour soumettre sa propre pensée à un examen critique, ou au travail infini de l’interpré-tation. De ce point de vue, l’appartenant nécessaire de tout énoncé à une langue, c’est-à-dire au fond à un monde, loin de faire obstacle à cet infini de l’interprétation, en est au contraire la condition de possibilité13. C’est la finitude même de la langue qui en fait l’ouverture infinie et l’empêche d’être une prison pour la pensée. D’autre part, et pour en revenir à la pensée scientifique, non seulement elle ne peut, comme nous l’avons vu, entièrement se passer de l’usage d’une langue naturelle, mais sa vérité ne s’éprouvant que dans le processus infini de rectification des préjugés et des erreurs premières, ses obstacles deviennent, finalement, ses conditions de possibilité14.

10. « La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances », Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, p. 14.

11. Cf. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, chapitre II (« Le rationalisme enseignant et le rationalisme enseigné »).12. Cf. Descartes, Lettre à Mersenne du 20 novembre 1629.13. Cf. Gadamer, Vérité et Méthode, Seuil, 1996, p. 483 : « Toute parole fait écho à la totalité de la langue à laquelle elle appartient

et manifeste l’ensemble de la vision du monde qu’elle implique. C’est pourquoi toute parole, comme advenir de l’instant qui est le sien, donne aussi présence au non-dit auquel elle se rapporte, en répondant et en faisant signe. Le caractère occasionnel du discours humain n’est pas une imperfection accidentelle qui affecterait sa puissance d’énonciation, il est au contraire l’expression logique de la virtualité vivante du discours qui met en jeu une totalité de sens, sans être capable de la dire entièrement. Tout parler humain est fini, au sens où il porte en lui un infini de sens à développer et à interpréter ».

14. Cf. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, p. 15.

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Ainsi la langue, loin d’être une prison pour la pensée, est au contraire ce qui la rend capable d’échapper à la clôture de l’opinion et du préjugé, que ce soit dans l’usage ordinaire que nous en faisons lorsque nous dialoguons véritablement, ou dans le processus infini de rectification qu’elle rend possible dans la science. Mais c’est que la langue doit être conçue, non pas tant en elle-même, comme simple système de signes, mais comme ce qui ouvre la possibilité d’une pratique et qui, dans sa finitude même, rend possible l’infini de la parole et du discours. ■

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La conscience de soi permet-elle une connaissance de soi ?

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La conscience que nous avons de nous-mêmes est loin d’être toujours transparente et infaillible. Les conduites de mauvaise foi en témoignent, ainsi que l’expérience que nous faisons parfois d’une désillusion, qui nous fait réaliser en même temps rétrospectivement à quel point notre conscience peut nous tromper. Mais comment nous connaître nous-mêmes, sinon à partir de ce même témoignage de la conscience ? Si la conscience n’est pas par elle-même une connaissance, peut-elle la rendre possible ? Et si elle est source d’illusions, peut-elle du moins ne pas constituer un obstacle insurmontable et « permettre », en ce sens au moins négatif, une connaissance de soi ?

Que la conscience de soi ne soit pas nécessairement une connaissance de soi, et que nous ne soyons pas toujours ce que nous avons conscience d’être, c’est ce dont témoignent, paradoxalement, les moments où il nous arrive de prendre ou de reprendre conscience de nous-mêmes, à l’occasion d’un événement ou d’une intervention d’autrui qui nous fait réfléchir et nous amène à nous remettre en question, ce qui suppose que nous avons pu, soit nous oublier (en faisant une action que nous ne ferions pas en toute lucidité, compte tenu de ce que nous sommes et voulons être, à nos yeux comme à ceux des autres), soit nous méconnaître (en refusant, par mauvaise foi, de nous voir tels que nous sommes), et ainsi avoir une conscience imparfaite ou fausse de nous-mêmes. Mais la conscience de soi permet-elle une connaissance de soi ou faut-il qu’un événement extérieur vienne nous sortir de notre rêve ou de notre illusion ? La conscience n’est-elle pas plutôt ce qui nous induit naturellement en erreur ou en illusion sur nous-mêmes ?

Ce qui pourrait introduire ce dernier soupçon, c’est que la conscience, comme le note Spinoza dans l’Appendice du Livre I de l’Ethique, est toujours associée au désir (comment vivre sans désirer et comment dissocier la conscience de la vie ?) et à l’ignorance (connaître une chose, ce n’est pas seulement savoir qu’elle existe, c’est aussi et surtout pouvoir en rendre raison et en connaître par conséquent la cause, et c’est cette connaissance qui précisément nous manque ordinairement), ce qui nous fait croire que nous agissons par libre volonté (conscients que nous sommes de nos actions et ignorants des causes qui les déterminent) et nous fait prendre les effets de nos actions (les buts que nous poursuivons) pour leurs causes. C’est là l’illusion première (qui nous fait voir, en quelque sorte le monde à l’envers, et faire de l’imaginaire, objet du désir, la source du réel), qui est à la racine de toutes les autres. La conscience que nous avons de nous-mêmes ne fait pas exception, et ne peut manquer, si nous nous fions à ce qu’elle nous suggère, de nous faire prendre nos désirs pour des réalités, et notre moi idéal pour notre moi réel.

Mais qu’est-ce que le moi ? Comment définir l’identité personnelle qui nous constitue et qui serait, comme nous l’avons supposé jusqu’à présent, l’objet de la connaissance de soi ? Si c’est la conscience qui fait l’identité personnelle, comme le veut Locke1, et si je ne suis donc, proprement, que ce que j’ai conscience d’être, le moi n’est rien de plus que la conscience que j’en prends, et la conscience de soi est par définition connaissance de soi. Mais peut-on confier l’identité personnelle à ce fragile sentiment de soi qu’est la conscience sans donner à un seul et même individu, dans une même vie, plusieurs identités successives2 ? Ne faudrait-il pas plutôt définir le moi comme ce qui assure la continuité des différents moments de notre existence, comme ce que nous sommes toujours, quels que soient les changements

Introduction

1ère partie

a conscience de soi permet-elle une connaissance de soi ?

1. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Livre II, chapitre 27. Une édition séparée de ce chapitre a été publiée sous le titre Identité et différence (« Point », Seuil, 1998), avec une préface d’E. Balibar visant à montrer que Locke a joué un rôle essentiel dans la formation du concept moderne de conscience.

2. Voir la critique que fait Leibniz (Nouveaux Essais, II, 27) de la thèse de Locke. Leibniz ne récuse pas le témoignage de la conscience, mais n’en fait pas le seul témoignage de l’identité personnelle. Sans quoi on pourrait, par exemple, punir une personne qui se sent coupable, même si elle n’a pas commis le crime dont elle s’accuse. La question de la responsabilité est un des enjeux du sujet, que l’on pourrait développer à partir de là.

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qui nous affectent ? Mais le moi risque fort alors de paraître inconnaissable et insaisissable, s’il faut, pour le définir dans sa singularité, faire abstraction, justement, de ce qui le qualifie et le distingue à chaque moment, et qui est périssable3. Ne faut-il pas plutôt, si l’on veut éviter ces impasses auxquelles conduit tout effort de définition du moi, que ce soit en partant de la conscience ou en refusant d’y réduire l’identité personnelle, s’interroger sur le présupposé sur lequel repose toute cette recherche ? Nous avons en effet présupposé que nous sommes effectivement conscients, à chaque instant, de ce que nous appelons notre « moi » et notre identité personnelle, et que la seule question est de savoir si cette conscience constitue ou permet une véritable connaissance. Mais avons-nous une telle conscience et une telle expérience ? On peut en douter. Le moi ou la personne, remarque Hume à ce sujet, « ce n’est pas une impression particulière, mais ce à quoi nos diverses idées ou impressions sont censées se rapporter4 », et notre seule expérience de « nous-mêmes » est celle d’un « faisceau ou une collection de perceptions différentes5 » et toujours variables, de sorte que ce que nous appelons « moi » n’est finalement qu’une fiction, l’esprit n’étant que le « théâtre » de la diversité infinie de nos perceptions, ou plutôt, l’image du théâtre pouvant nous faire croire en l’existence d’un « lieu » distinct de ce qui s’y manifeste, n’étant rien d’autre que la succession infinie des perceptions qui le constituent.

Il semble donc, au terme de ces analyses, que la connaissance de soi n’a pas véritablement d’objet, et que, si elle en avait un, ce ne serait assurément pas la conscience de soi qui pourrait fournir le fonde-ment de sa connaissance.

Mais la connaissance de soi peut aussi viser, non l’individualité, sans doute insaisissable, mais notre nature d’être pensant en général. Quant à la conscience de soi, elle ne se réduit pas à la conscience que chaque individu peut avoir de ce qui le distingue des autres, elle peut aussi, comme conscience intellectuelle de soi, viser ce que nous avons de commun avec tout être pensant.

De ce point de vue, les Méditations de Descartes constituent une expérience de pensée qui, nous faisant passer d’une conscience naturelle de nous-mêmes et du monde à une conscience réduite par l’exercice du doute à l’expérience pure qu’elle a d’elle-même et de son vécu, montre de quelle manière et en quel sens la conscience de soi peut constituer une authentique connaissance de soi. Cette connaissance n’est pas l’effet de la conscience que nous avons naturellement de nous-mêmes et qui accompagne, tacitement et sans que nous y pensions, toutes nos représentations, mais elle n’est pas non plus l’effet d’une simple introspection, ou d’un retour de l’esprit sur lui-même afin de s’observer. Elle est l’effet d’une résolution, la résolution de douter selon un cheminement méthodique. Cette résolution, métho-diquement dirigée, conduit, on le sait, à découvrir une limite au doute à l’intérieur même du doute le plus hyperbolique : je ne peux douter de mon existence, en tant que pure existence pensante, dans la mesure où elle est la condition même du doute. Je parviens ainsi à une connaissance de moi-même et de ma nature d’être pensant qui s’identifie bien à une conscience de moi-même, mais une conscience qui, loin d’être naturelle, n’accède à elle-même que par l’ascèse d’une méditation « métaphysique ». Ce n’est donc pas la conscience que nous avons spontanément de nous-mêmes qui nous permet de nous connaître, mais une conscience à laquelle nous parvenons par le processus même qui nous conduit à la connaissance.

S’agit-il bien là, cependant, d’une véritable « connaissance » de soi ? Peut-on encore parler de connais-sance là où aucun objet n’est constitué ni constituable ? Comment penser le sujet de toute connaissance comme objet de connaissance sans méconnaître sa nature ? On peut en douter et reconnaître, avec Kant, que la conscience de soi conçue comme conscience d’un sujet pensant en général6 est, finalement, inconnaissable et constitue la condition, impossible à objectiver, de toute connaissance objective et de toute expérience en général. La conscience de soi doit sans doute pouvoir accompagner toutes nos représentations, mais ne peut s’en détacher et ne peut se saisir séparément et devenir à elle-même son propre objet. Ainsi, nous ne nous connaissons pas plus dans notre nature générale d’être pensant que dans ce que l’expérience nous apprend de notre individualité, de sorte qu’il faudrait conclure, là encore, que la conscience de soi ne saurait permettre une connaissance de soi.

2e partie

3. Cf. Pascal, Pensées, fr. 688 (éd. Lafuma).4. Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, 6 (éd. Garnier-Flammarion, t. I, p. 343).5. Ibid., p. 344.6. Conscience que Kant appelle aperception (= conscience de soi) transcendantale (terme qui désigne une condition de l’expérience

qui ne peut faire elle-même partie de l’expérience qu’elle fonde), pour la distinguer de l’aperception empirique, qui est la conscience, toujours changeante, que nous avons de « nous-mêmes » à travers nos représentations successives.

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Mais cette conception de la connaissance n’est-elle pas réductrice ? Toute connaissance doit-elle être pensée sur le modèle de la connaissance objective que fournissent les sciences de la nature ? Est-ce ainsi qu’il faut penser la connaissance de soi ? Dans le cas contraire, cela ne devrait-il pas nous conduire à penser autrement le rapport de la conscience de soi à la connaissance de soi ?

Remarquons tout d’abord que la connaissance de nous-mêmes à laquelle nous fait accéder la seconde des Méditations de Descartes n’est pas, malgré le langage utilisé par Descartes pour la décrire (« Je ne suis, précisément parlant, qu’une chose qui pense »), du même ordre que la connaissance des choses (si nous opposons par là les choses aux personnes, et pensons la « chose » sur le modèle de l’objet des scien-ces de la nature). En effet, la notion ou connaissance que j’ai de moi-même ne peut être claire et distincte que si j’exclus de moi tout ce l’imagination me représente7, alors que l’imagination est au contraire ce qui nous accoutume à former des notions distinctes des corps, et ce, non dans la représentation (confuse, justement) que nous en donne la représentation ordinaire, mais bien dans la connaissance que nous en procure la physique mathématique8, de sorte que la connaissance que j’ai de moi-même, à la différence de la connaissance que je peux avoir des corps, et une connaissance qui, sans être plus difficile ou moins certaine (« l’âme est plus aisée à connaître que le corps »), n’est pas une connaissance proprement « objective », est une connaissance que je ne peux pas détacher de moi-même et de l’expérience de pensée qui m’y fait accéder, et ne se distingue pas de l’acte par lequel je l’atteins. Rien n’empêche alors de considérer, bien au contraire, la conscience que je peux prendre de moi-même par le travail du doute comme une authentique connaissance.

Mais, dans ces conditions, ne faut-il pas revenir sur ce que nous avons dit précédemment, quand nous avons fait de la connaissance de soi, telle que Descartes la conçoit, une connaissance de notre nature pensante en général, opposée à la connaissance personnelle de soi, réputée impossible par nos pre-mières analyses ? Quoi de plus personnel, en effet, qu’une connaissance de soi inséparable de celui qui y accède et que chacun doit réeffectuer en première personne ? Ce que je découvre, en effet, par l’expérience du doute, avec mon existence et inséparablement d’elle, c’est mon libre-arbitre, effet et condition de mon pouvoir de suspendre mon jugement, libre-arbitre dont je ne peux prouver l’existence que par l’expérience même qui me le fait connaître, en même temps qu’elle me fait connaître mon existence et ma nature d’être pensant. Or, ce libre-arbitre est, justement, la seule chose qui nous appar-tienne véritablement, et sur quoi puisse se fonder, par l’usage que nous en faisons, l’estime de soi et la « vraie générosité9 », qui est la vertu achevée, de sorte que l’on peut dire que la connaissance que nous en avons n’est pas seulement intellectuelle mais permet de de donner à notre existence une dimension éthique excluant, par conséquent, son caractère « impersonnel ».

La conscience de soi, finalement, bien entendue, c’est-à-dire comme prise de conscience de soi par un travail de la pensée (prise de conscience qui, nous mettant à distance de ce que nous étions, nous transforme par cela même, mais nous transforme de façon paradoxale, en nous rendant en quelque sorte à nous-mêmes et à notre liberté, en nous faisant « devenir ce que nous sommes »10), est bien une connaissance de soi, mais une connaissance qui ne fait qu’un avec son « objet », connaissance à la fois personnelle et indubitable, résultat d’une résolution de la volonté et non d’une introspection à l’objet insaisissable, et que personne ne peut posséder à ma place.

3e partie

Conclusion

7. « Je reconnais certainement que rien de tout ce que je puis comprendre par le moyen de l’imagination, n’appartient à cette connaissance que j’ai de moi-même, et qu’il est besoin de rappeler et détourner son esprit de cette façon de concevoir, afin qu’il puisse lui-même reconnaître bien distinctement sa nature » Méditations, II.

8. Cf. la lettre de Descartes à Elisabeth du 28 juin 1643 : « Les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous rendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques, qui exerce principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps ».

9. « Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien véritablement qui lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. » Descartes, Les passions de l’âme, art. 153.

10. Cf. Pindare, Deuxième Pythique, v. 131.

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> Le temps n’est-il qu’une dimension de l’existence ?

B. Benoit

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Nous mesurons ou évaluons le temps qui passe à partir de notre univers le plus familier, qu’il s’agisse du mouvement des aiguilles d’une montre, de l’alternance du jour et de la nuit ou du rythme des saisons, voire de l’évolution du visage ou de la silhouette d’une personne, perçue à partir de la comparaison de divers clichés photographiques pris à des époques différentes. En ce sens, le temps est saisi à partir de l’existence en général. Mais ce mode d’identification est-il pour l’homme un moyen commode, quoique détourné, de se rapprocher de la bonne intelligence du temps, ou la révélation de l’essence du temps comme tel ? Autrement dit, n’est-ce par principe qu’à partir de l’existence, comme donnée première, que le temps se déploie, ou excède-t-il le champ de l’existence ? Par conséquent, se demander si le temps n’est qu’une dimension de l’existence, c’est bien questionner la nature du temps lui-même, pour dépasser l’approche descriptive première selon laquelle le temps consiste dans l’articulation du passé, du présent et de l’avenir, caractérisée par la continuité, la succession, et l’irréversibilité. Ainsi, il est d’emblée possible d’affirmer que toute existence se situe dans le temps, et même que le temps excède l’existence ; or, après examen, un renversement s’impose : le temps est une dimension de l’existence et n’est qu’une dimension de l’existence ; pour autant, cette restriction est-elle la marque d’un appauvrissement de la nature du temps ou, au contraire, l’expression paradoxale d’une forme de plénitude ?

À première vue, il est manifestement impossible d’affirmer à bon droit que le temps n’est qu’une dimen-sion de l’existence. Tel est effectivement le verdict auquel nous conduit la critique d’une éventuelle réponse affirmative à la question initiale.

Ainsi, tenir pour vraie l’assertion selon laquelle le temps n’est qu’une dimension de l’existence, c’est poser explicitement la primauté de celle-ci sur celui-là. L’existence désignerait donc la réalité fondamentale, alors que le temps se verrait attribuer une réalité simplement dérivée. Ce lien de dépendance est la marque d’une hiérarchie assez brutalement formulable : sans existence, point de temps. Et ce dernier n’aurait de consistance qu’à titre de « dimension » de l’existence, c’est-à-dire que le temps ne serait conçu que comme facette, aspect, ou point de vue nécessairement incomplet sur quelque chose de plus complexe. Évoquer « une dimension », c’est en effet se résoudre au caractère partiel de l’approche entreprise, dans la mesure où une dimension en appelle nécessairement à d’autres dimensions, afin de bien circonscrire l’objet d’étude. De là, tout comme le plan a deux dimensions (longueur et largeur), car la largeur de ce qui n’a pas de longueur, ou l’inverse, est inintelligible, l’existence aurait au moins deux dimensions, le temps et l’espace, chaque phénomène étant approché à partir de la double ques-tion « quand ? » et « où ? ». Par conséquent, selon la logique qui conduit à affirmer que le temps n’est qu’une dimension de l’existence, le temps ne serait qu’une perspective sur l’existence comme réalité à éclairer par des feux croisés complémentaires.

À cette conception s’oppose une objection de bon sens : tout ce qui existe n’existe-t-il pas dans le temps ? Alors que la réponse affirmative à la question initiale part du principe que le temps présuppose l’existence, l’inverse paraît s’imposer avec une grande netteté. L’existence présuppose le temps, quelle que soit la forme d’existence envisagée. À titre d’exemples, la roche et l’homme existent, certes selon des modalités spécifiques, mais ces deux existants relèvent cependant de la catégorie de la « réalité empirique » au sens où, comme corps (inerte pour la première, animé pour le second), ils apparaissent dans le champ de l’expérience la plus familière dans la mesure où, étendus en longueur, largeur, et profondeur, ils occupent un certain espace, mais évoluent également dans le temps (la roche subit une certaine érosion, et des rides apparaissent progressivement sur le visage). À ce stade de l’analyse, on pourrait objecter que la réalité empirique n’épuise pas la catégorie d’existence. Ne puis-je pas en effet tirer mon existence de la pure pensée, sans du tout faire référence à la présence de mon corps ? Tel est le cheminement de Descartes qui, dans les Méditations métaphysiques, tente d’« établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (première méditation métaphysique, 1er alinéa) en doutant méthodiquement de ce qui a pu nous tromper au moins une fois, à l’instar du témoignage des sens, dans le but de trouver une idée indubitable qui puisse servir de véritable fondement à l’entreprise scientifique. Précisément, au moment même où le corps reste objet de doute, il faut « tenir pour constant que cette proposition, je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit » (deuxième méditation métaphysique, 4e alinéa). Autrement dit, alors que l’existence comme réalité empirique est momentanément neutralisée, s’affirme l’existence de la

e temps n’est-il qu’une dimension de l’existence ?

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seule pensée qui, comme le souligne Descartes, est bien une existence située dans le temps : « Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? À savoir, autant de temps que je pense » (deuxième méditation métaphysique, 7e alinéa)1. Dès lors, il semble bien que ce qui existe, qu’il s’agisse de la réalité empirique ou de ce que Descartes appelle la « chose qui pense », existe dans le temps.

C’est pourquoi, loin d’être réductible à une simple dimension de l’existence, le temps excède celle-ci, dans la mesure où le temps reste le temps, quand bien même il n’y aurait pas d’existants. Une nouvelle objection survient pourtant : n’est-ce pas, par exemple, à partir de la trajectoire des planètes que l’on compte les jours ou les années qui passent ? Par conséquent : le temps est-il perceptible sans mouvement d’existants effectifs, de la progression de l’ombre d’un cadran solaire à l’alternance des saisons ? À cela, on peut rétorquer qu’il ne faut pas confondre le temps lui-même et ses mesures sensibles, relatives et imparfaites, caractéristiques de l’approche humaine du temps2. C’est dans cette optique que Newton distingue le « temps relatif » - saisi grossièrement à partir du jour, du mois ou de l’année – du « temps absolu [qui], vrai et mathématique, en lui-même et de sa propre nature, coule uniformément sans relation à rien d’extérieur » (Principes mathématiques de la philosophie naturelle 3). Par là même, c’est la science qui tente de s’élever à une conception du temps épurée des approximations humaines. En rester à une représentation du temps comme simple dimension de l’existence, c’est au contraire refuser d’approfondir ce qui n’est qu’un premier contact tâtonnant avec le temps comme tel. Perçu à partir de l’existence, strictement restreint à l’une de ses dimensions, le temps est indûment appauvri : l’existence se déroule dans le temps, qui peut se passer d’elle sans que sa nature en pâtisse.

Pour autant, cette investigation initiale s’expose à une double objection : l’analyse proposée ne relève-t-elle pas paradoxalement d’une spatialisation du temps ainsi que d’une simplification de l’existence ? Si tel était le cas, le temps pourrait se manifester comme dimension de l’existence, et même s’y restreindre, de telle sorte que la nature du temps serait radicalement reconsidérée.

Contre toute attente, la thèse selon laquelle il est impossible d’affirmer à bon droit que le temps n’est qu’une dimension de l’existence procède d’une réduction du temps à l’espace, alors qu’elle est censée être déduite de la nature propre du temps. Effectivement, poser que toute existence se situe dans le temps, c’est présupposer que ce dernier est un milieu homogène qui accueille des formes d’existence. L’image implicite est donc celle d’un réceptacle : dans la mesure où, par définition, des objets divers viennent se loger en lui, ce terme est en liaison essentielle avec la notion d’espace4. Et lorsque l’on

1. Pour approfondir : selon Descartes, c’est Dieu qui décide de conserver ou non telle ou telle existence. Sur ce point, consulter : Descartes, Principes de la philosophie, 1re partie, § 21, notamment : « de ce que nous sommes maintenant, il ne s’ensuit pas nécessairement que nous soyons un moment après, si quelque cause, à savoir la même qui nous a produits, ne continue à nous produire, c’est-à-dire ne nous conserve. »

2. Pour approfondir : ce passage est comme l’écho affaibli de débats suscités par la définition d’Aristote proposée en Physique IV, 11, 219 b 1-2 (in : Traité du temps, Paris, Kimé, 1994, trad. fr. C. Collobert, p. 25) : « voici ce qu’est le temps : le nombre du mouvement selon l’avant et l’après. » Une lecture rapide de cette approche pourrait permettre d’avancer qu’Aristote confond ici le temps lui-même et la mesure humaine du temps, récapitulée par la notion de nombre. Mais qu’est-ce qu’un nombre ? S’il s’agit simplement d’une somme proposée par l’esprit humain, alors l’objection est recevable. On doit cependant à Rémi Brague une belle analyse de la notion d’arithmos (nombre, en grec) : « Un arithmos est avant tout une structure, un assemblage. (…) C’est ainsi que le mot arithmos peut être mis en parallèle avec celui d’harmonia, et qu’il désigne de toute évidence une structure ordonnée par des nombres » (Rémi Brague, Du temps chez Platon et Aristote, Paris, P.U.F, Épiméthée, 1982, p. 137). En ce sens, la notion de « nombre » utilisée par Aristote dans sa définition du temps désigne non pas ce qui permet d’additionner (c’est-à-dire : le nombre nombrant comme abstraction), mais l’objet de la numération, à savoir ce qui est nombré (le nombre nombré). Aristote écrit effectivement : « le temps est le nombré, non ce par quoi nous sombrons » (Physique, IV, 11, 219 b 6-7, in Traité du temps, op. cit., p. 25) de telle sorte que, dans la mesure où elle repose sur une confusion concernant la notion de nombre, l’objection initialement évoquée perd sa pertinence.

3. Volume un, Paris, 1759, trad. fr. de la Marquise du Châtelet, p. 7-8 ; cité par Alexandre Koyré dans : Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, trad. fr. Raissa Tarr, p. 196-197. La « philosophie naturelle » désigne la physique.

4. Pour approfondir : c’est à Henri Bergson que l’on doit la critique de la réduction du temps à l’espace. Dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, il analyse cette « quatrième dimension de l’espace » (Paris, 1889, PUF, 120e éd., 1967, p. 81) pour montrer qu’elle n’accède pas au temps pur, qu’il appelle la durée. Il reconnaît néanmoins la difficulté : « nous éprouvons une incroyable difficulté à nous représenter la durée dans sa pureté originelle ; et cela tient, sans doute, à ce que nous ne durons pas seuls : les choses extérieures, semble-t-il, durent comme nous, et le temps, envisagé de ce dernier point de vue, a tout l’air d’un milieu homogène » (Ibid., p. 79-80). Mais il convient de lutter contre cette difficulté, car le temps comme réceptacle constitué accueillant ensuite des existants d’emblée inertes est une représentation simpliste : « Il y a des changements, mais il n’y a pas, sous le changement, de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas d’objet inerte, invariable, qui se meuve : le mouvement n’implique pas un mobile » (Bergson, La Pensée et le Mouvant, « La perception du changement », Paris, 1934, PUF, 63e éd., 1965, p. 163).

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tente de fonder l’assertion selon laquelle même si rien n’existe, le temps absolu reste lui-même, le vocabulaire utilisé reste paradoxalement prisonnier de la référence au mouvement dans l’espace, à l’instar de Newton affirmant qu’il « coule uniformément » (au sens propre, seul un liquide s’écoule dans un certain espace). De plus, la thèse initiale restreint l’existence à la réalité empirique et à la « chose qui pense » ; or, certains existants sont inclassables, et présentent un rapport problématique au temps. Ainsi, le nombre est bien une réalité psychique (s’il y a effectivement « quatre chaises » dans cette cuisine, « quatre », en soi, est introuvable ailleurs que dans la pensée), c’est-à-dire un repère conçu par la raison, mais est-il une invention strictement humaine, ayant donc une origine temporelle, ou la découverte de rapports logiques atemporels, c’est-à-dire soustraits à la progression tâtonnante des hommes vers la vérité ? Enfin, si l’on souscrit à la proposition selon laquelle « Dieu existe », le Divin n’est-il pas une existence inclassable, irréductible notamment aux dualismes corps/esprit (réalité empi-rique/« chose qui pense ») ou réalité empirique/réalité psychique, notamment du fait de son éternité ? Il s’avère donc que la thèse initiale n’est fondée qu’en apparence ; dès lors, il est légitime de l’inverser, en deux phases complémentaires.

Tout d’abord, on peut montrer que le temps est bien une dimension de l’existence. En effet, alors que l’espace désigne l’ordre des coexistences (dans la mesure où un même lieu peut abriter différents objets), le temps se définit comme l’ordre des successions5 (au sens où l’avenir et le présent ne peu-vent être simultanés) qui n’a de sens qu’à partir des variations de ce qui existe effectivement. C’est pourquoi Augustin peut écrire : « je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent » (Confessions, livre onze, chapitre XIV, Paris, GF, 1964, trad. fr. Joseph Trabucco, p. 264). De là, contre la prétendue primauté du temps, c’est l’existence qui est première, mais dans une profusion de formes délicate à circonscrire. Le temps est alors une dimension de l’existence, au sens où « dimension » désigne un principe structurant ou, faute de mieux, une façon d’éclairer nécessairement incomplète, la réalité que l’on souhaitait rendre pleinement intelligible dépassant de beaucoup ce qui était censé en prendre la mesure. Ainsi, à ceux qui demandent : « Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre ? » (Confessions, livre onze, chapitres X, XII et XXX, op. cit., pp. 260, 262, et 280), Augustin répond qu’il ne peut exister de temps en l’absence des créatures6, de telle sorte qu’un temps coéternel à Dieu est une contradiction dans les termes, précisément parce que « dans l’éternité, rien n’est successif, tout est présent » (Confessions, livre onze, chapitre XI, op. cit., p. 261). Dans cette perspective, si le temps est un principe structurant l’existence créée, il est une image imparfaite de l’éternité du créateur7. En ce sens, tout comme l’exemple de la nature problématique du nombre le suggérait déjà, le temps est une dimension parmi d’autres de l’existence, qui peut déborder le cadre étroit de l’existence temporelle. Il apparaît donc que l’assertion selon laquelle « le temps est une dimension de l’existence » s’oriente d’elle-même vers la restriction qui est au cœur de la question initiale (le temps n’est qu’une dimension de l’existence).

Plus radicalement, cette restriction peut être entendue à bon droit de la manière suivante : le temps n’est qu’une dimension de l’existence de l’homme. En effet, s’il est légitime d’affirmer que le temps se déduit à la fois de l’érosion de la roche et de l’évolution d’un visage humain, dans la mesure où le temps est principe du devenir en général, l’intervention proprement humaine de la conscience dans la constitution du temps est la marque d’une spécificité à considérer pleinement. Dans cette optique, la conscience est une instance psychique de relation de soi à soi (conscience de soi), de soi à autrui (conscience d’autrui), de soi au monde extérieur (conscience du monde extérieur, dans sa matérialité tridimensionnelle) ; par-delà les inévitables changements ponctuels, elle tisse des liens entre états distincts d’un même objet, ce qui procure au sujet, à autrui et au monde, une unité et une permanence dans le temps. Ainsi, dans les phrases suivantes : « J’ai changé en profondeur », « Tu es désormais un étranger à mes yeux », « Cette maison est devenue une ruine », « je [soi] », « tu [autrui] », et « cette maison [corps dans l’espace, caractéristique du monde extérieur] », sont toujours légitimement utili-sés, malgré les variations spectaculaires qui les ont affectés. Par conséquent, la conscience relie des aspects disparates et d’emblée séparés du monde intérieur et du monde extérieur (qui, en un sens,

5. Pour approfondir, consulter : Leibniz : réponse à la seconde réplique de M. Clarke (25 février 1716), in Œuvres, Paris, Aubier-Montaigne, 1972, p. 416 : « j’ai marqué plus d’une fois que je tenais l’espace (…) pour un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre de successions. »

6. Pour approfondir, consulter également : Leibniz, Œuvres, réponse à la quatrième réplique de M. Clarke (mi-août 1716), op. cit., p. 452 : « S’il n’y avait point de créatures, il n’y aurait ni temps, ni lieux ».

7. Pour approfondir, consulter également : Platon, Timée, 37 d : le temps y est considéré comme « une sorte d’image mobile de l’éternité » (Œuvres complètes, tome deux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, trad. fr. Léon Robin, p. 452).

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inclut autrui, même si autrui est difficilement réductible à un simple corps dans l’espace8) ; elle donne du sens au monde en articulant le présent au passé et à l’avenir. À cet égard, même s’il utilise le vocabulaire de l’âme ou de l’esprit, Augustin montre avec force que les relations entre présent, passé et avenir relèvent d’actes de la pensée, pour autant qu’elle coordonne l’immédiate dispersion de nos représentations mentales : « l’esprit attend, il est attentif, et il se souvient » (Confessions, livre onze, chapitre XXVIII, op. cit., p. 278). D’après cette formule, le temps coïncide avec l’articulation de facultés psychiques bien identifiées : l’imagination, qui permet l’attente, sur le mode de l’anticipation ; l’attention, par laquelle on peut « faire corps » avec l’instant présent ; la mémoire, comme faculté de tisser des liens entre différents souvenirs. Loin d’être tenu pour un milieu homogène accueillant tous les corps, le temps est donc légitimement concevable comme « une distension de l’âme » (Confessions, livre onze, chapitre XXVI, op. cit., p. 275). À ce stade de l’analyse, l’« évidence » selon laquelle il serait impossible d’affirmer à bon droit que le temps n’est qu’une dimension de l’existence est irrémédiablement ruinée. Mais la validation de la restriction (dans la question initiale : « n’… qu’… ») n’implique-t-elle pas un appauvrissement de notre représentation de la nature du temps ?

Au contraire, un renversement s’impose : cette restriction est paradoxalement l’expression non d’un appauvrissement, mais bien d’une plénitude, au sens où la liaison essentielle entre le temps et l’existence est la marque du temps authentique.

Il convient pourtant d’expliciter la distinction sous-jacente entre temps « vulgaire » et temps « authenti-que » : celui-ci désignerait le temps perçu par et pour la conscience tandis que, avec celui-là, on viserait le temps spatialisé, réduit notamment par la science à un simple milieu homogène. Une objection sur-vient cependant : « authentique » peut-il être un épithète légitime, alors que le risque d’arbitraire est maximal ? Un enfant dans l’attente de ses cadeaux trouve la veillée de Noël interminable tandis que, la veille de la rentrée scolaire, les grandes vacances lui paraissent rétrospectivement désespérément courtes ; ainsi, selon ses centres d’intérêt, telle conscience individuelle peut éprouver que quelques heures « s’écoulent » plus lentement que plusieurs semaines. Autrement dit, le temps « authentique » s’expose au relativisme, et dépend en ce sens de la psychologie de chacun. Pour autant, il ne s’agit pas de nier la façon singulière dont les individus investissent affectivement les événements, mais d’affirmer que la structuration du temps par la conscience est irréductible à tel ou tel profil psychologique : que je m’ennuie ou que je vibre lors d’un opéra, la conscience articule toujours le présent au passé et à l’avenir en reliant attention, mémoire et imagination. Cela dit, si l’on peut en définitive admettre l’expression temps « authentique », en réaction à sa vulgarisation - comme simplification abusive - sous forme de réceptacle, en quoi peut-on parler d’une liaison essentielle entre le temps et l’existence ?

La réponse ne peut être fournie que si l’on prolonge les approches déjà effectuées du terme « existence » qui, à ce stade, peine à surmonter la dispersion entre « chose qui pense », réalité empirique et réalité psychique. Dans cette optique, l’étymologie est précieuse : l’existence « se tient à partir d’ » (sistere ex, dit le latin) une essence préalable, qu’elle manifeste ou déploie9. À titre d’exemple, la création est selon Leibniz l’acte par lequel Dieu fait accéder certaines essences, initialement « situées » dans l’entendement divin, à l’existence, afin de faire advenir le meilleur des mondes possibles10. On peut toutefois se centrer sur l’existence comme telle, notamment pour affirmer qu’elle est plus qu’une simple possibilité, au sens où elle consiste dans la « position absolue d’une chose » : un triangle possible peut

8. Pour approfondir, consulter par exemple le chapitre intitulé « Le regard » dans l’ouvrage de Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, rééd. coll. « TEL », p. 298-349.

9. Pour approfondir : selon les problématiques, les rapports entre l’essence et l’existence ne sont pas toujours aussi fluides. Sur ce point, consulter : Étienne Gilson, L’Être et l’Essence, Paris, Vrin, 3e tirage, 1981, et plus particulièrement le chapitre quatre : « L’essence contre l’existence » (pp. 124-143 et notamment les pp. 137-139 qui envisagent le primat de l’essence et le caractère « accidentel » de l’existence chez certains auteurs médiévaux).

10. Pour approfondir : contre les simplifications suggérées dans le Candide de Voltaire, Leibniz n’est pas un doux rêveur ignorant du mal. Il a écrit sa célèbre Théodicée (littéralement : justice de Dieu) pour justifier la création, précisément parce qu’elle en a besoin, au vu des heurts et même des atrocités qu’elle abrite. Leibniz ne dit donc pas que notre monde est parfait : ce monde n’est pas le meilleur des mondes, mais le meilleur des mondes possibles, or tous les possibles ne sont pas compossibles (possibles ensemble), de telle sorte que le meilleur des mondes possibles comporte nécessairement un mal inéliminable. Dans De l’origine radicale des choses (§ 13), après avoir insisté sur la valeur des dissonances en musique, Leibniz invite alors son lecteur à méditer le point suivant : « il est insipide de ne se nourrir que de douceurs ; il faut y mêler de l’âcre, de l’acide, et même de l’amer pour y exciter le goût » (op. cit., p. 343).

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être défini rigoureusement par la pensée mais, s’il existe, toutes ses déterminations sont posées dans le plan (Kant : L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, in : Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, trad. fr. Sylvain Zac, p. 327-330). Pour autant, l’existence en général ne peut purement et simplement se confondre avec la réalité empirique brute ou indifférenciée. Dans la mesure où ce qui est éternel est soustrait au temps, et relève ainsi de l’être (de Dieu comme être éternel au nombre comme être de raison) plutôt que de l’existence, ce qui existe devient, autrement dit se modifie selon des rythmes extrêmement variables. Ce qui existe devient autre, c’est-à-dire se nie, sans se supprimer totalement, à l’instar du bourgeon qui, devenant fleur, ne fait que s’accomplir11 Par conséquent, par-delà la question de savoir quelle est celle de ces deux notions qui est une dimension de l’autre, temps et existence sont corrélatifs, ou désignent plutôt deux modalités inséparables d’un même processus fondamentalement caractérisé par la négativité. De là, à l’initiale restriction (« n’… qu’… ») se substitue un rapport de coappartenance : sous peine de se confondre avec l’être conçu comme soustrait au temps (de l’être éternel à l’être de raison), l’existence est temporelle, c’est-à-dire se manifeste comme devenir animé par la négativité ; réciproquement, sous peine de se réduire à un réceptacle purement formel ou à une simple projection de la conscience, le temps ne se déploie qu’au cœur de l’existence, comme négativité s’effectuant. C’est donc sous l’angle de ce que Hegel nomme « travail du négatif » (La phénoménologie de l’esprit, Préface, tome un, Paris, Aubier, trad. fr. Jean Hyppolite, p. 18) que les rapports essentiels entre temps et existence doivent être conçus.

La portée ontologique de la question initiale s’en trouve éclaircie. Par « ontologie », on peut enten-dre la considération attentive de la polysémie du verbe « être », au sens où ce verbe est équivoque : « la montagne est », « le rêve est », et « une théorie scientifique est » renvoient par exemple à des façons d’être distinctes, parfois fort problématiques. Précisément, se demander si le temps n’est qu’une dimension de l’existence, c’est s’interroger sur le mode d’être du temps ; or, au terme de cette inves-tigation, le temps apparaît non pas comme englobant toute existence, mais comme structuré par la conscience sans pour autant être restreint à la simple intériorité du sujet, au vu de l’interdépendance que temps et existence manifestent en permanence. Plus radicalement, la question initiale permet de penser l’identité du temps et de l’existence de façon dynamique, de telle sorte que l’existence comme fait brut cède la place au verbe « exister », qu’il faut concevoir comme un verbe transitif12, dans un horizon toujours temporel. Ainsi, au risque de l’emploi de tournures d’emblée déconcertantes, « j’existe la joie de vivre » en éprouvant le temps comme plénitude et créativité, c’est-à-dire foisonnement de possibilités présentes et à venir ; de même, « j’existe la mort » sans bien entendu être déjà décédé, mais en anticipant la mort par telle conduite prudente ou au contraire débridée, voire en « l’existant » dans l’agonie comme lutte, conformément au grec agôn. Exister, c’est donc être soi en étant paradoxalement hors de soi ; exister, c’est donc se devancer, dans l’ordre de la considération de l’avenir, autrement dit : transcender, au sens de pouvoir dépasser l’enfermement dans le présent. Par conséquent si, parce qu’elle est effective, l’existence désigne plus que le simple possible, elle est néanmoins par principe toujours en train d’anticiper son avenir comme possibilité ouverte. Dès lors, précisément parce que l’existence est irréductible à une simple juxtaposition de faits bruts au vu de son sens toujours temporel, le temps, lui non plus, n’est pas une réalité statique, mais un processus de temporalisation. Par cette expression, il faut comprendre la façon propre à la conscience non de subir le temps mais de l’articuler, certes de manière personnelle, à la manière de l’enfant impatient lors de la veillée de Noël mais, plus profondé-ment, en fonction de la perspective de la mort, afin d’organiser l’existence. Comme réduction au néant, la mort est l’impossibilité de la possibilité : elle est la cessation absolue de toute forme d’acte et de pensée. Mais cette impossibilité de la possibilité est « à exister », c’est-à-dire : à devancer, au présent, dans l’existence même pour autant qu’elle est soucieuse de l’avenir. À titre d’exemple, « Vieillir, c’est remplacer ce que l’on fut parce que l’on est, en renonçant à ce que l’on fut » (Jankélévitch : La mort, Paris, Champs-Flammarion, 1977, p. 299). En ce sens, la mort est « à exister » comme « possibilité de

11. Pour approfondir le sens hégélien de « dialectique », consulter : La phénoménologie de l’esprit, Préface, tome un, Paris, Aubier, trad. fr. Jean Hyppolite, p. 13 (l’exemple pris par Hegel y est celui de la relation entre le chêne et le gland). Cependant, pour approcher la difficile pensée de Hegel, il est possible de commencer par l’ouvrage de François Châtelet, Hegel, Paris, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours ».

12. Pour approfondir, consulter sur ce point l’ouvrage d’Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 3e tirage, 1982, p. 100-101 : « Sur le plan des catégories, la nouveauté de la philosophie de l’existence nous apparaît dans la découverte du caractère transitif du verbe exister. On ne pense pas seulement quelque chose, on existe quelque chose. L’existence est une transcendance non pas en vertu d’une propriété dont elle serait douée ou revêtue ; son exister consiste à transcender. Cet usage du verbe exister caractérise tout ce qui dans les écrits se rattache à la philosophie de l’existence ».

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l’impossibilité de l’existence en général » (Heidegger : Être et Temps, § 52, éd. Authentica, 1985, trad. fr. Emmanuel Martineau, p. 192) 13, autrement dit : la perspective de l’arrêt définitif, son éventualité toujours présente, guide l’orchestration de nos existences singulières14. Le temps, pour autant qu’il est un processus de temporalisation par principe soucieux de la mort est la dimension plénière de l’exis-tence, ou plutôt d’« exister » comme verbe transitif, dans la mesure où « dimension » désigne dans ce contexte l’ouverture d’un horizon de possibilités.

Se demander si le temps n’est qu’une dimension de l’existence a tout d’abord conduit à affirmer la primauté du temps physique ou cosmologique sur l’existence en général, dans l’ordre d’une conception scientifique du temps comme milieu homogène. Un examen plus approfondi du temps comme tel - irré-ductible à l’espace - et aux modalités distinctes de l’existence a ensuite permis d’opérer un passage du temps physique ou cosmologique à la temporalité, c’est-à-dire au temps saisi par et pour la conscience, de telle sorte que la restriction initiale (« n’…qu’… ») a pu être légitimée. Ce renversement n’implique pas un appauvrissement de notre représentation de la nature du temps, bien au contraire, car la liaison essentielle entre le temps et l’existence est la marque du temps authentique, au sens où le temps est l’existence authentique, dans une perspective ontologique. Ainsi conçus, temps et existence relèvent d’une conception de l’être comme négativité s’effectuant, ce qui ouvre sur une méditation non morbide de la mort. La restriction initiale est donc paradoxalement réhabilitée par ce cheminement dans la mesure où c’est précisément parce que le temps n’est qu’une dimension de l’existence humaine qu’il est l’existence même. ■

13. Pour approfondir la conception heideggerienne du temps, consulter : Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome trois, I, 3 : « Temporalité, historialité, intra-temporalité : Heidegger et le concept « vulgaire » de temps », Paris, Le Seuil, 1985, p. 110-178 ; Françoise Dastur, Heidegger et la question du temps, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1990.

14. Pour approfondir : comparer Épicure, Sentence Vaticane n° 14 : « Nous sommes nés une fois, mais deux fois cela n’est pas possible, et il faut pour l’éternité ne plus être ; toi, qui n’es pas de demain, tu diffères la joie : mais la vie périt par le délai, et chacun de nous meurt, à se priver de loisir » (in Épicure, Lettres, maximes, sentences, Paris, Librairie Générale Française, 1994, trad. fr. Jean-François Balaudé, p. 210-211) avec l’approche pascalienne du divertissement (Pensées n° 168 (Brunschvicg) n° 134 (Lafuma) : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser » ; en cela, le divertissement est une conduite de fuite, un déni de l’humaine finitude).

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