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Akira et le désir de destruction Gabriel T orreta
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"Akira et le désir de destruction." Pierre d'angle 17 (2011): 147-172.

Apr 28, 2023

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Akira et le désir de destruction

Gabriel T orreta

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AKIRA ET LE DÉSIR DE LA DESTRUCTION

« Sans le Christ, vous détruisez » 1

E e désir de transcendance est un aspect universel de la nature humaine. Le plus grand souhait de l'homme est de se dépasser, de communiquer avec quelque chose de complètement différent qui unifiera son être et lui donnera un sens

permanent lorsqu'il traverse le chaos de la vie humaine. Cependant la société contemporaine se détourne des expressions religieuses traditionnelles de ce besoin, assurée que l'homme puisse vivre du seul pain du matérialisme scientifique. La prédominance du matérialisme n'a pas éteint la soif de transcendance, cependant elle en a limité la portée au domaine matériel. Or, les résultats ne sont pas satisfaisants. L'homme matérialiste recherche quelque chose au-delà du monde, mais à l'intérieur et dans les limites du monde; il se retrouve frustré par ce qu'il découvre.

Ce rêve ardent de transcendance, une fois sublimé dans l'optique matérialiste, génère un besoin frénétique de nouveauté, de différence, de changement par rapport au présent tel que nous le connaissons. La quête perpétuelle de nouvelles technologies, de besoins nouveaux de consommation et même de nouvelles modes dans le comportement sexuel, n'arrive pas à satisfaire le besoin de transcendance de l'homme.

Frustrée par l'absurdité de ses réussites matérialistes, cette quête de transcendance peut même obliger l'homme à chercher ce qui est au-delà en détruisant ce qu'il voit. Si aucun être immatériel n'existe, la seule façon de transcender la matière est de la « déchirer » pour voir ce qui se cache derrière.

Si le manga de Ôtomo Katsuhiro intitulé Akira révèle à quel point le besoin de transcendance devient une soif de détruire, c'est parce que le principe de lecture matérialiste recherche ce qui se trouve au-delà de la matière en détruisant d'abord le monde extérieur, puis les autres humains et enfin, quand tout s'avère vain, son propre corps.

1 Luigi GIUSSANI, Is ft Possible to Live This Way ? An Unusual Approach to Christian Existence. Vol. 3, Charity, Montreal, McGill-Queen's University Press, 2009, p. 124. (Il n'y a pas de traduction française).

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Avant de plonger dans l'intrigue et les thèmes abordés par Akira, il est nécessaire de consacrer quelques lignes sur la nature des bandes dessinées japonaises appelées Manga afin de comprendre toute la signification de cette œuvre en tant que baromètre de culture contemporaine. La popularité des bandes dessinées en Amérique et en Belgique n'offre qu'une piètre analogie avec le rôle joué par les Mangas dans la société japonaise. Bien que s'adressant sous des formes variées à un large public, les bandes dessinées américaines ou européennes sont loin d'offrir la diversité et l'ubiquité des mangas japonais. En 2004, les mangas constituent 22,5% des ventes de la presse écrite et représentent 37,2% de tous les volumes vendus. En 2006, la vente de mangas, au Japon uniquement, atteint la somme de 481 milliards de yen, soit approximativement 4,2 milliards d'euros2 •

Au cours des années 90, les mangas rapportent trois fois plus que l'industrie cinématographique japonaise3. Au Japon, les mangas envahissent tout. Le moindre magasin d'alimentation, le moindre kiosque à journaux, la moindre librairie, en vendent à profusion. Chaque métro, chaque train transporte de nombreux passagers qui font le trajet un manga à la main. Des exemplaires abandonnés, détrempés jonchent le coin des rues et les caniveaux.

Les mangas constituent un phénomène datant de la fin du XXe

siècle bien qu'ils aient de lointains antécédents dans certaines anciennes publications culturelles. Quelques œuvres illustrées de bandes dessinées apparaissent ponctuellement dans l'histoire littéraire japonaise mais sans lien précis entre elles. Les premières œuvres annonciatrices du genre remontent à la période Edo (1600-1868)4 .

Des progrès significatifs dans les techniques d'impression sur bois permirent aux éditeurs de publier en masse des œuvres bon marché, ce qui provoqua une explosion de nouveaux genres littéraires. Parce que l'impression de l'art visuel nommé« ukiyo-o » était déjà elle aussi produite grâce à la gravure sur bois sculpté qui pouvait être réimprimée à l'infini, des éditeurs et des auteurs audacieux entreprirent d'insérer un nouveau créneau dans l'énorme industrie littéraire du Japon en associant textes et images en un seul bloc.

2 Mark MACWILLIAMS and Frederik SCHODT, éditeurs, ]apanese Visua! Cu/ure: Explorations in the World of Manga and Anime, Armonk, Nex York, M. E. Sharpe, !ne., 2008, p. 13.

3 Sharon KINSELLA, Adu!t Manga: Culture and Power in Contemporary ]apanese Society, Richmond, Surrey, C urzon, 2000, p. 4 1. 4 Une excellent analyse de la culture littéraire japonaise de cerre époque est proposées par Mary Elizabeth BERRY, ]apan in Print: Information and Nation in the Early Modern Period, Berkeley, CA, Universiry of California Press, 2006 et par Haruo SHIRANE, Ear!y Modern ]apanese Literature: An Anthology, 1600-1900, New York, Columbia Universiry Press, 2008.

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Le genre qui en résulta, nommé « kibyôshi », - romans illustrés à dos jaune, ces livres furent en vogue pendant près de trente ans à partir de 1775 - comprenait des illustrations en pleine page, un texte narratif et des dialogues imprimés dans les espaces vides. Cette technique connut un grand succès, elle fut copiée et modifiée selon des genres différents jusqu'à la fin du XIXe siècle.

Cependant le lien entre le kibyôshi et le manga relève plus d'une atmosphère que d'une influence directe. Le kibyôshi n'a pas survécu au XIXe siècle et le manga n'est pas devenu culturellement significatif avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Au début du XXe siècle, les bandes dessinées pour enfants, particulièrement influencées par les modèles américains, devinrent populaires, coexistant avec des œuvres pour adultes, idéologiquement orientées, proches du mouvement des artistes prolétariens5. Les bandes dessinées servirent presque exclu­sivement de tracts de propagande entre 1930-1945, période durant laquelle la plupart des associations d'artistes mangas furent dissoutes 6.

Le manga en tant que genre indépendant de conte naquit vraiment en 1947 avec le succès étourdissant de Shin-takarashima (La nouvelle île au trésor) de Osamu Tezuka: 400 000 copies furent vendues pendant l'époque de la reconstruction du Japon qui était alors en ruines 7. L'art d'Osamu ne ressemble pas beaucoup à celui de la période Edo et à sa postérité comme art visuel : Osamu est influencé par Walt Disney, il dessine des personnages aux traits caricaturaux, aux visages ronds avec de grands yeux, personnages accolés à des bulles dans lesquelles il insère les dialogues.

Mais son utilisation intelligente des techniques cinématiques et d'intrigues complexes bien construites permirent de positionner le manga comme un genre de conte sérieux pour adultes aussi bien que pour enfants 8.

En 1959, le manga commença à être publié dans des hebdomadaires, ce qui provoqua l'explosion de sa popularité. L'hebdomadaire reste la forme de base pour lire des mangas, avec des volumes de plusieurs centaines de pages relatant de nouveaux épisodes, provenant de différentes bandes dessinées, toutes publiées sur du papier bon marché et à des prix planchers. On se mit alors à rassembler les ouvrages individuels et à les vendre dans des éditions de collection contenant l'histoire complète, ce qui permit aux fans de se

5 K:!NSELLA, Adult Manga, 21.

6 Ibidem, p. 22.

7 MACWILLIAMS and SCHODT,japanese Visual Culture, p. 35. 8 Ibidem, p. 36. Pour une analyse exhaustive de l'influence d'Osamu sur les mangas, voir Natsu Onoda POWER, Osamu Tezuka: God of Comics, Jackson, MS, University Press of Mississippi, 2009.

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constituer une bibliothèque de leurs œuvres préférées. Le style et la qualité de l'art manga varient d'une publication à l'autre mais sont généralement d'une piètre qualité. Les lecteurs ne passent que quelques secondes à regarder chaque page, ils n'ont pas envie de dépenser de l'argent pour une expression artistique de très bas de gamme ; il en est de même pour les intrigues, souvent stéréotypées à l'extrême et qui souffrent des contraintes de temps imposées par le feuilleton hebdomadaire. Mais de remarquables exceptions existent, riches d'un art graphique superbe et d'un récit soigneusement élaboré : Akira en est un des meilleurs exemples.

La société contemporaine japonaise regarde les mangas d'un œil critique. Une importante sous-catégorie de mangas pornographiques cause une vive inquiétude concernant son impact sur la société, car ce genre associe souvent violence, torture et sexe, et fait appel graphiquement à des actes homosexuels, au viol, à des formes monstrueuses de bestialité et à la pédophilie. L'horrible tuerie en série en 1988-1999 de quatre petites filles par un homme de 26 ans, Miazaki Tsutomu, dont l'appartement débordait de mangas de filles, notamment de mangas appelés Lolicon9 provoqua une explosion de débats sur le mal généré par la culture manga, comparables aux débats sur la violence des jeux vidéos au début des années 1990 aux États­Unis, après le massacre au lycée de Colombinelü. Le fait que la lecture des mangas ait remplacé tout autre forme de lecture affole les traditionalistes japonais. Même dans les écoles, les élèves lisent souvent des adaptations mangas de classiques littéraires japonais 1 A 1 • • ~~~ p utot que e texte ongma .

9 << Lolita Complex >> est abrégé en lolicon plutôt que lolicom à cause de la prononciation du japonais. En son sens japonais originel, lolicon n'est pas directement lié aux productions artistiques. Loli caractérise toute représentation de jeunes filles ou de fillettes, aussi bien photographique que dessinée ou filmée. Lolicon peut aussi en japonais renvoyer aux personnes attirées par les fillettes, pré-adolescentes ou adolescentes (réelles ou fictionnelles) et est en ce sens synonyme de pédophile. Lolicon désigne plus spécialement ailleurs qu'au Japon des productions artistiques (mangas, dessins animés, jeux vidéo, etc.), érotiques ou pornographiques, mettant en scène des personnes de sexe féminin âgées de 7 à 17 ans (ndlr, à partir de renseignements pris sur Wikipedia).

!0 Analyse de cet événement et de ses conséquences dans KINSELLA, Adu!t Manga, p. 126-128. 11 Le plus grand chef-d'œuvre littéraire du Japon du Xl' siècle, Le Dit du Genji, a connu plusieurs adaptations en manga (plus de mille pages). L'une vise le public des jeunes filles et féminise de façon radicale les traits et les caractères du récit, soulignant les éléments romantiques de l'histoire. Une autre version vise le public des garçons qui fréquentent les lycées et souligne davantage les traits masculins du récit, notamment en le ponctuant assez fréquemment de scènes pornographiques.

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Akira

Dans l'univers des mangas, les œuvres à prétention artistique ou littéraire sont rares et celles qui atteignent réellement ce but constituent un échantillon précieux de cette denrée. Akira, d'Ôtomo Katsuhiro, est l'un des succès les plus mémorables en cette matière. Publié en série dans le Young Magazine de décembre 1982 à juin 1990, et édité maintenant aux États-Unis en six volumes et en France en quatorze volumes, cette œuvre se déploie selon un scénario complexe et sinueux de science-fiction, tout au long de 2181 pages d'une violence ahurissante et extravagante, centrées sur l'anéantissement de la civilisation. Impossible ici de raconter l'histoire en détail : nous nous contenterons de donner les éléments essentiels du récit.

Akira est, de part en part, une étude sur le désastre. La page d'ouverture représente la destruction du Japon et, trois pages plus tard, nous voyons celle du reste du monde. La première ligne, située dans un espace noir surmontant une vue orbitale de nuages terrestres tourbillonnant vers un gouffre noir et menaçant en forme de dôme, donne le ton : « Le 6 décembre 1982, à 14h 17, un nouveau modèle de bombe a été lancé dans la région de Kantô 12. L'explosion qui élimine cette partie du Japon où se trouve Tokyo, déclenche la Troisième Guerre mondiale et rapidement, toutes les plus grandes villes du monde sont happées, les unes après les autres, dans des nuages en forme de champignons atomiques.

Le récit fait ensuite un saut direct de trente-huit ans après cette guerre: à cette date, les habitants du Nouveau Tokyo réussissent à restaurer quelques héritages de la gloire architecturale et technologique du passé, mais dénués de toute humanité. Sur des kilomètres de long, s'entassent des gratte-ciel défiant les lois de la gravité, éclipsant le soleil, assombrissant des rues débordantes de détritus, et envahies de lycéens délinquants rassemblés en bandes de motards. La société est brutale, le gouvernement corrompu, et la violence sévit dans les écoles, alimentée par un stimulant : « la drogue » ou « les capsules ».

L'histoire se concentre sur les relations chaotiques de quelques groupes : Kaneda, le chef d'une bande de motards; son ami qui le suit depuis longtemps, T etsuo, un responsable militaire mystérieux appelé le Colonel ; une organisation secrète menée par un homme nommé Ryu et une femme nommée Key. Les buts de cette organisation ne sont pas

12 Ôtomo KATSUHIRO, Akira, vol. 1, Tokyo, Kodansha, 1984, p. 3.

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très clairs, s1 ce n'est qu'elle essaie de percer le mystère du plus important secret du gouvernement connu sous le nom de Akira 13

(prénom masculin assez commun au Japon). Le Colonel est responsable de ce secret et essaie de mettre fin à l'organisation. Les jeunes motards n'ont aucun centre d'intérêt si ce n'est le sexe, la moto, et la drogue.

Tandis qu'ils déambulent en moto à travers les ruines interdites du vieux Tokyo durant la nuit, ils rencontrent un petit garçon au visage ridé de vieillard, debout au milieu de la route, le chiffre 26 tatoué sur une paume de la main ; Tetsuo fait une embardée pour l'éviter et tombe de moto. Alors que Kaneda s'élance sur le petit garçon afin de venger Tetsuo, l'enfant disparaît. C'est à ce moment là que surgit l'armée conduite par le Colonel qui emmène Testsuo. Numéro 26 est l'un des trois senes pueri (enfants séniles) possédant des compétences télékinésiques et télépathiques appelées Pouvoir, et vivant dans un laboratoire secret dirigé par le Colonel. Au cours des tests effectués sur Tetsuo après l'accident, le Colonel découvre que Tetsuo possède les mêmes pouvoirs, réactivés par la rencontre avec Numéro 26. Une grande partie de cette histoire dramatique repose sur l'horizon sans fin de violence qui s'ouvre devant T etsuo alors que Le Pouvoir s'empare de lui et le contrôle de plus en plus.

Ces capacités mentales du Pouvoir épuisent rapidement les ressources du cerveau: c'est pourquoi tous les détenteurs du Pouvoir prennent d'énormes doses de "capsules" afin de survivre. Alors que ses talents se réveillent, Tetsuo s'échappe de l'enceinte militaire et se sert du Pouvoir pour mettre sous sa coupe toutes les bandes de motards qu'il utilise pour se procurer de la drogue et compenser l'épuisement de son cerveau humain. Avec l'aide de Kei et de Ryu, Kaneda prend la tête d'une coalition de motards afin d'arrêter Tetsuo avant qu'il ne perde complètement le contrôle de lui-même. Mais le stratagème échoue. Tetsuo massacre la plupart de ses anciens amis, même Yamagata, le second aux commandes de l'organisation.

Le Colonel persuade alors T etsuo de revenir au laboratoire, afin d'apprendre comment utiliser le Pouvoir. Mais trois autres médiums essaient de tuer Tetsuo dès son arrivée, de peur de lui voir perdre le contrôle de ses pouvoirs, s'ils parviennent à maturité. En même temps, Kaneda tente aussi d'éliminer son vieil ami d'une part pour son propre bien, d'autre part pour venger la mort de leurs camarades. Toutes ces tentatives sont vouées à l'échec, mais durant le chaos qui s'ensuit, la puissance de Tetsuo continue à croître et il découvre le secret Akira: la bombe "nouveau modèle" qui a détruit Tokyo et donné naissance à la Troisième Guerre mondiale, s'avère ne pas être une bombe, mais une décharge irrépressible d'énergie psychique

!3 Akira est un prénom de garçon assez commun au Japon.

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paranormale d'Akira, le plus puissant d'un groupe d'enfants qui avaient été soumis à des expériences neurochimiques par le gouvernement japonais dans les années 1970. Terrifié par le pouvoir d'Akira et cependant incapable de le tuer, le gouvernement l'emprisonna dans une installation souterraine bien en dessous du cratère qu'il avait provoqué, et l'y conserva dans une sorte de congélateur, à une température juste au-dessus du zéro absolu, état dans lequel il se trouve depuis la guerre.

Les seuls autres enfants à avoir survécu aux expenences et à l'explosion sont les trois "enfants séniles" (senes pueri) ainsi que Miyako, prophétesse d'une pseudo-religion dont les membres mettent en œuvre leurs propres pouvoirs paranormaux. On a fait l'expérience de congeler ces trois survivants mais l'épuisement mental causé par leurs pouvoirs les ont laissés rétrécis et ridés.

Tetsuo parvient à "éviscérer" les protections mécaniques et humaines défendant l'accès à l'installation où est gardé Akira, et à le réveiller soit pour s'en faire un allié, soit par besoin de maîtriser les pouvoirs d'Akira. Ce dernier s'avère être un petit garçon aux traits ordinaires, la congélation lui ayant conservé sa jeunesse; mais il reste totalement inerte et muet, uniquement capable de bouger et d'obéir. Sa première explosion d'énergie a détruit comme dans un souffle son humanité, le laissant à peine plus puissant que le Pouvoir incarné. Le Colonel, comprenant qu'il a perdu tout contrôle sur Tetsuo, et redoutant que le réveil d'Akira ne précipite une autre catastrophe mondiale, met en orbite un laser satellite dont les rayons tirent sur T etsuo et Akira, mais aucun des deux n'est tué : seule une explosion sectionne le bras droit de T etsuo.

Le réveil d'Akira déclenche un coup d'état dans lequel différentes factions politiques se manipulent, cherchent à dominer les autres et s'entre-tuent pour s'emparer d'Akira et le maîtriser. Kaneda et Key attrapent Akira, ignorant qui il est, et le protègent du chaos. Les trois enfants paranormaux mènent le Colonel auprès d'Akira, ravi de retrouver son vieux compagnon de jeu, mais le chef d'une faction vaincue, tue Numéro 26 en essayant de tirer sur Akira. L'horreur de ce qu'il voit accable l'esprit enfantin d'Akira qui libère une autre pulsion d'énergie, tout comme il l'avait fait trente-huit ans plus tôt. Le Nouveau Tokyo est absorbé dans un maelstrom et la population est anéantie.

La deuxième partie de l'histoire est plus excitante du point de vue dramatique, mais peut être rapidement résumée. Ayant survécu à l'explosion, T etsuo nomme Akira le dieu-roi du nouveau Tokyo en ruines qu'il a renommé Le Grand Empire de Tokyo. Il manipule et subjugue les survivants en recourant à des "miracles" paranormaux et

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en les alimentant en capsules. Sa grande rivale est Lady Miyako, une vieille aveugle qui a rassemblé autour d'elle une communauté religieuse qu'elle nourrit et dont elle fait soigner les blessés, à l'abri de la violence permanente et de la cruauté de Tetsuo et de ses suppôts. Le second de ce dernier, dénué de scrupules, envahit le temple de Miyako dans une tentative ratée d'évincer cette rivale: il tue un grand nombre des survivants de la ville. Tetsuo à son tour rend visite à Miyako qui lui livre le secret sur la façon d'aborder Akira et son Pouvoir: il s'agit de renoncer à l'usage des drogues et de contrôler le Pouvoir par la seule force de la volonté, ce que Tetsuo fait, parvenant enfin à dominer ses propres pouvoirs.

Mais la paix est éphémère. Tetsuo devient si puissant que le Pouvoir lui-même l'emporte sur son humanité. Dans une tentative de pacifier les citoyens indisciplinés du Grand Empire, il a recours à toute sa puissance et ce faisant, détruit un quart de la lune. Mais cet effort réveille plus d'énergie que son corps ne peut le supporter : son enveloppe charnelle commence à se désintégrer et se déverse littéralement au-delà de ses limites, transformant étrangement au cours de l'explosion tous les objets physiques autour de lui en extensions de son propre corps, devenant ainsi un monceau amorphe de chair et de muscles.

L'apogée de ce récit est une aguichante danse macabre au cours de laquelle toutes les forces possibles et imaginables essaient de tuer Tetsuo et échouent avant que son pouvoir ne dépasse toutes les limites, ne s'échappe et ne consume le monde. Dans un effort insensé qui les entraîne dans un bain de sang, les Américains détruisent une grande partie de la ville. Kaneda et ses amis survivants tentent un assaut frontal qui s'achève quand le corps de Tetsuo, toujours en extension fusionnelle, se les incorpore. Miyako et les enfants séniles encore vie font une tentative de guerre paranormale, se servant de Key comme représentant, jusqu'à ce que Tetsuo, avec son corps hideux et mutilé ayant acquis la taille d'un immeuble, tue Miyako.

Finalement, le Pouvoir de Tetsuo échappe à tous ses liens charnels et dégage une sphère massive d'énergie. Dans le ciel au-dessus de lui, Akira subit une transformation similaire et commence à absorber Tetsuo. Kaneda, toujours en vie à l'intérieur de la grande boule d'énergie cosmique, rencontre les consciences dénudées d'Akira et de T etsuo et découvre avec elles la joie et la souffrance qui sont à l'origine de leur Pouvoir. Après toutes ces découvertes, la boule d'énergie disparaît, il ne reste que la cité en ruine et ses rares survivants.

Mais quelque chose a changé à jamais. Quand une force de secours de l'armée américaine atterrit pour leur venir en aide, Kaneda, Kei et leurs amis la chassent en la menaçant de mort, tout en dépliant

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avec fierté d'immenses bannières sur lesquelles on lit ces mots : « Le Grand Empire de Tokyo - Akira ». Alors que Kaneda et Kei s'éloignent dans une scène triomphale, Kaneda crie aux troupes en train de se retirer: « Akira vit toujours en nous ! ». Puis, lorsque lui et ses compagnons traversent à toute allure les rues détruites de la ville, le fantôme de Y agam a ta disparu depuis longtemps et celui de T etsuo surgissent dans un rugissement de motos et les précèdent à l'horizon. Lors de leur passage, les immeubles délabrés du Néo-Tokyo se redressent et sont restaurés dans leur gloire passée ; le sort de leurs habitants n'est pas précisé.

La vision matérialiste d'Akira

Akira dépeint une v1s1on choquante et complètement matérialiste du futur . Cela ne veut pas dire qu'il s'agit d'une œuvre parfaite. Le monde n'y est que partiellement achevé, les personnages ne sont au mieux qu'en deux dimensions, mais cette œuvre porte en elle toutes les caractéristiques du matérialisme. Un matérialisme incomplet omet toute référence au surnaturel ; un matérialisme total traite le surnaturel comme une réalité naturelle et l'immatériel comme une réalité matérielle.

Le mythe central qui alimente l'action dans Akira est la création imaginaire d'une entité matérielle qui donne aux hommes le pouvoir de faire ce qu'ils ne pouvaient faire autrefois qu'avec le recours d'êtres immatériels. Le Pouvoir qui anime les actes surhumains d'Akira, de Tetsuo et des autres, relève précisément de ce mode matériel de l'être. La nature du Pouvoir des personnages ne s'éclaire que graduellement au fil de l'histoire, les révélations définitives ne se découvrant que dans les dernières pages du volume final. La première fois où l'identification du Pouvoir est directement abordée, Miyako parle à l'un de ses associés d'un danger inévitable qu'elle a vu en rêve. «Est-ce Akira? » lui demande son associé ? - Sa volonté, lui répond Miyako, Akira n'est que sa chair » 14.

Bien que cette volonté transcende l'individualité d'Akira et de Tetsuo jusqu'à un certain degré seulement, elle ne reste qu'un aspect du monde matériel et non principe immatériel proto-bouddhiste de l'être. Par la suite, Miyako précise que l'accès au Pouvoir d' Akira et des autres enfants n'est dû qu'aux altérations neurologiques de leur

14 Ôtomo KATSUHIRO, Akira, vol. 2, Tokyo, Kodansha, 1985, p. 27

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cerveau, lors d'expériences médicales 15. En effet, grâce à une mutation génétique, leur cerveau acquiert de nouvelles compétences pour transmettre des ordres, ce que les autres cerveaux n'ont pas. Même les enfants aux pouvoirs prétendument surnaturels sont déterminés par leurs structures neurologiques. Ceux qui, comme Tetsuo, manifestent le Pouvoir au cours de plusieurs générations, semblent être des mutants génétiques matériellement enclins à avoir le même état cérébral que celui provoqué chez Akira et les siens.

Après avoir offert une explication déterministe neurologique de ce Pouvoir, Miyako le décrit comme étant un «grand flux dans lequel nous vivons » présentant apparemment un langage spirituel pour réfuter l'idée d'un royaume spirituel. Elle poursuit en disant: «C'est une énergie que nous ne pouvons même pas imaginer, du nom de celui qui l'a découverte. Mais ce flux est sous nos yeux» 16. Des termes tels que "flux" ou "énergie" font tout de suite penser aux notions traditionnelles bouddhistes ou hindoues de réincarnations et de cycles de la vie. Mais ces visions spiritualistes s'effondrent face à la dure réalité matérielle de la science : ce "flux" est purement physique, c'est une énergie susceptible d'être mesurée à l'aide d'instruments, comme le magnétisme ou la gravitation.

Tetsuo découvre plus tard un signe cryptique désignant la vraie nature du Pouvoir qu'il exerce. Quand il se libère de son addiction aux capsules, l'accident au cours duquel il avait perdu son bras lui revient à l'esprit d'une manière traumatisante. La conjonction de plusieurs stress psychologiques lui fait revivre des souvenirs réprimés, réveille en lui des connaissances enregistrées dans son cerveau, mais jusqu'alors inaccessibles et inconscientes. Il revit la première vision que ses parents ont de lui dans son berceau d'hôpital, puis sa naissance même. Ensuite, il se voit flottant dans l'espace, faisant face à une grande figure qu'Akira avait souvent dessiné sous ses yeux : une double hélice. Cette double hélice est alors consumée par une explo­sion solaire avec des rayons qui s'écoulent d'elle et dans laquelle il voit Akira. Comprenant qu'Akira est d'une manière ou d'une autre lié à son Pouvoir, il le dévisage faisant par anticipation un geste qui le ter­rifie: il s'agenouille devant lui, humble serviteur devant son seigneur.

La double hélice fait allusion à la révélation finale du Pouvoir. Lorsque à la fin du récit, l'Énergie-Akira absorbe l'Énergie-Tetsuo, Kaneda apprend l'histoire complète du Pouvoir qui a transformé la terre : le "flux" dans lequel toute chose existe est l'énergie du Big Bang". Cette énergie est à l'origine de tout objet physique et reste la substance même de tout être. L'énergie de l'univers est donc la

15 Ôtomo KATSUHIRO,Akira, vol. 4, Tokyo, Kodansha, 1987, p. 184. 16 Ibidem, p. 189.

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mémoire cosmique du big-bang, encodé dans chaque atome. Le mystérieux Pouvoir est la capacité de guider cette énergie, de guider le progrès de l'humanité par son libre choix. Le vrai drame de l'existence réside alors dans la relation entre le cerveau humain et le reste du cosmos. Dans l'harmonisation de ces deux entités se trouve le mystère de la liberté, tel que l'imagine Akira. C'est donc une intelligence, l'intelligence libre des humains doués du Pouvoir qui guide le cours de l'évolution tout au long de l'histoire.

Tous les personnages et toute l'imagerie religieuse de l'œuvre ne se comprennent qu'en fonction de cette cosmologie purement matérialiste. Miyako explique tous les personnages religieux comme des réalisations matérielles du Pouvoir. « Les humains sont incapables de voir ce qu'ils ont sous les yeux. Ils s'accrochent uniquement à la surface de la terre et ne voient que ce qui est à leurs pieds. Une fois de temps en temps, la terre tremble, et alors, grande indignation, un dieu ou un bouddha nous souhaite bonne chance» 17. Il est souvent fait référence à Miyako en des termes religieux, la nommant même une fois « le dieu fondateur et vivant de l'Église de Miyako » 18 mais elle admet que les "fioriture" rituelles qu'elle encourage n'ont rien à voir avec le véritable but de la vie qu'elle et ses disciples recherchent : contrôler le Pouvoir.

Les autres références ouvertement religieuses sont également d'ordre matérialiste, depuis le rôle cynique de T etsuo en tant que prétendu disciple d'Akira, l'Illuminé du Grand Empire de Tokyo, jusqu'au moine tibétain, qui fait quelques brèves apparitions aux côtés de l'équipe de chercheurs américains étudiant le phénomène Akira, mais dont la seule fonction dans le récit est de jouer le rôle du canari dans la mine, dans la mesure où le Pouvoir avertit les scientifiques d'un malheur imminent19. Même l'apparition des esprits de la mort en fin de récit, indique l'endurance de la mémoire cosmique et non la véritable survie personnelle de l'âme.

Ôtomo ne laisse pas subsister "pierre sur pierre" en suivant son raisonnement rigoureux en faveur d'un monde matérialiste. Tout au long des deux mille pages de cette œuvre, il explore les limites à la fois de la science et de la religion, montrant comment elles se fourvoient quand elles ne croient pas en la consistance du monde matériel. Avec sa théorie de la mémoire cosmique et de l'énergie du Big Bang, Ôtomo réalise l'utopie d'un physicien cherchant une théorie unitaire : une seule explication matérielle de tout ce qui est.

17 Ibidem, p. 188. 18 Ôtomo KATSUH1RO, Akira, vol. 5, Tokyo, Kodansha, 1990, p. 44.

19 Voir par exemple p. 173.

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Seulement, cette explication "unitaire" n'arrive pas à apporter la paix, que ce soit entre les personnages ou dans l'esprit des lecteurs. Les critiques insistent souvent sur le plaisir évident avec lequel Akira peint les épisodes de destruction, jouissant du chaos pour l'amour du chaos20. Le récit ne présente aucun héros, aucun modèle, aucun personnage vertueux ; même si le sympathique Kaneda est courageux et loyal, il s'avère dépourvu d'esprit critique, de jugement, et de maîtrise de soi. Les autorités sont souvent corrompues, les familles n'existent pas, le monde physique est oppressant et inhumain.

Cependant, la vision du monde d'Ôtomo est audacieuse, pleine d'espoir. Elle promet un monde susceptible de passer complètement sous le contrôle de l'homme, un monde qui pourrait être changé, amélioré par la seule force de la volonté. Ôtomo lui même dit : « elle reflète l'essence de mes vues sur la vie et la mort, le monde qui nous entoure » 21 . Alors pourquoi de cette notion optimiste de l'existence résulte-t-il une cavalcade sans fin de massacres et de destruction ?

Répondre à cette question nous impose de répondre à une autre plus vaste encore. Pourquoi la lecture d' Akira est elle divertissante ? Pourquoi le lecteur prend-il plaisir à s'asseoir pour parcourir deux mille pages qui lui montrent des immeubles en train de s'effondrer, des villes en ruine, des membres et des corps éclaboussés de sang ? Personne ne peut nier le plaisir que procure cette lecture comme nous pouvons le constater en jetant un bref coup d'œil à la popularité durable que la bande dessinée et le dessin animé connaissent depuis plus de vingt-cinq ans. Le dessin animé est le film qui a rapporté le plus de bénéfices l'année de sa sortie au Japon et, à partir de là, la bande dessinée et le film ont connu un succès fulgurant dans le monde entier 22• Le manga est en perpétuelle réimpression au Japon et aux États-Unis et le dessin animé reste un des films japonais les plus célèbres en Amérique. La culture qui nous entoure influence la façon dont nous désirons nous divertir et nos souhaits influencent cette culture. Alors qu'y a-t-il dans notre culture contemporaine qui nous pousse à vouloir la voir réduite en miettes ?

Susan Sontag soutient que si les films catastrophes de science­fiction témoignent d'une obsession pour la destruction, c'est à cause du

20 Par exemple, Susan NAPlER, The Fantastic in Modern ]apanese Literature: Subversions of Modernity, New York, Routledge, 1996, p. 219 ; Kawamoto SABURO, "Toshi hôkai o yume miru shônentachi: Ôtomo Katsuhiro Akira o megutte," dans Takeuchi ÜSAMU and Murakami TOMOHlKO, éditeurs, Manga hihyô taikei dai ni kan : Akira, Bakabon, Reddosei, Tokyo, Heibonsha, 1989, p. 256-257. 21 Voir la préface de la version anglaise : Ôtomo KATSUHIRO, Akira, vol. 1, traduit par Yoko UMEZAWA, Linda M. YORK, et Jo DUFFY, New York, Kodansha USA, 2009, p. VII. 22 Susan NAPIER, "Panic Sites : The Japanese Imagination of Disaster from Godzi!la ro Akira", journal of]apanese Studies, Vol. 19, n° 2, p. 336.

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caractère oppressant des gouvernements capitalistes associé à la menace constante de la fin de notre civilisation dans un conflit nucléaire 23. Elle explique que la vie moderne est prisonnière de deux destinées : celle de la banalité consumériste et celle, inconcevable, de la terreur nucléaire. La science-fiction permet de manifester la beauté de ce monde par une fuite dans un happy end ou de neutraliser ce monde en nous endurcissant face à ce qui est insupportable d'un point de vue psychologique : les films catastrophes et les films de destruction choisissent cette dernière option. Frédéric Jameson a suggéré la théorie suivante : les films de science fiction traitent des problèmes socio­économiques contemporains en les situant dans le futur afin d'en diminuer l'impact brutal, car les hommes sont incapables de les regarder en face. Les films de science-fiction mettent l'accent sur la destruction, car la conscience culturelle, une fois libérée, méprise les structures du capitalisme et veut les voir anéanties 24.

Ces deux autorités de la critique, dont les commentaires univer­sitaires sur Akira et les œuvres du même genre sont les plus célèbres, ne voient que l'arbre qui cache la forêt ! Ils identifient, à juste titre, une insatisfaction culturelle profonde pour le matérialisme en dépit de sa prépondérance croissante, mais ils se trompent quand ils la lient essentiellement au capitalisme. Le problème qui incite les auteurs et réalisateurs de films à créer des œuvres du style d'Akira et leur public à s'en nourrir n'est pas de nature économique, l'économie étant la branche non la racine. Même l'existence d'armes nucléaires est un problème secondaire. Pourquoi sommes-nous devenus des consom­mateurs ? Pourquoi possédons-nous des armes nucléaires ? Sontag et Jameson ne peuvent pas trouver de réponses à ces questions d'ordre supérieur, sans les ramener au problème secondaire de l'économie.

La racine du mal est d'ordre moral. Nous pouvons aussi ajouter qu'elle est également d'ordre philosophique ou théologique. De nombreuses cultures orientales et occidentales sont devenues si matérialistes qu'il nous est difficile de pouvoir imaginer qu'on peut croire à l'existence d'un monde immatériel. Beaucoup de chrétiens, quand ils sont mis au pied du mur, sont incapables de distinguer la foi qu'ils prétendent professer de la Force matérialiste qu'imagine le pseudo New-Age des séries Star Wars de Georges Lucas. Pire encore, les critiques structurelles de Sontag et Jameson sur le mode de vie capitaliste sont révélatrices en ce qu'elles répondent à un ensemble de problèmes matérialistes par une autre ensemble de problèmes du même ordre.

23 Susan SüNTAG, "Imagination ofDisaster", Commentary (Octobre 1965), pp. 42-48. 24 Frederic }AMESON, "Progress Versus Utopia; Or, Can We Imagine the Future?" dans Science-Fiction Studies Vol. 9, n° 2 Ouiller 1982), p. 147-158.

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Une culture matérialiste "croit", soit d'une manière fonction­nelle, soit par conviction, qu'aucune réalité transcendante n'existe, que le monde n'est, selon les termes de Démocrite, qu'atomes tombant dans le vide, tout simplement. Cependant, même à l'intérieur d'un système matérialiste, le désir humain inné de transcendance ne peut être ignoré. Nous voyons plutôt que ce désir frustré de transcendance est sublimé dans le désir de destruction et de violence. Si des corps matériels existent, la seule façon de transcender ces corps, de les dépasser, c'est de les briser, de les ouvrir et de les déchirer pour voir si le monde est différent sans eux. Dans Akira, la sublimation du désir de transcendance passe par deux phases. Nous constatons d'abord le désir de déchirer et détruire le monde extérieur, en particulier les ouvrages les plus grandioses du savoir-faire technique de l'homme. Quand cette démarche s'avère insatisfaisante, nous découvrons l'horizon final de la transcendance matérialiste : la mise en lambeaux du corps humain.

Transcender le monde

Akira est un poème de la destruction qui utilise comme un refrain le thème de l'anéantissement des villes. Les pages du début nous montrent le chamboulement de toutes les grandes cités de la planète, créant un environnement désolé, privé de tous les endroits préférés de l'homme. Réduire en miettes la ville, ce grand temple moderne bâti en l'honneur de l'homme, est la condition préalable du drame d'Akira.

Cet ouvrage présente la ville dans une lumière ambivalente 25 .

Les villes qui constituent pour leurs citoyens un monde fermé sur lui­même, sont l'objet de loyautés féroces, voire même violentes. Il y a une dimension d'esprit de clocher vertueux que G. K. Chesterton avait décrite dans Le Napoléon de Notting Hill, c'est le fait qu'aucune autre ville si ce n'est Néo-Tokyo n'existe dans l'esprit des personnages. En dehors de la litanie initiale des citées ruinées, aucune autre ville n'est mentionnée, si ce n'est par une équipe de scientifiques et de soldats américains. Mais même Néo-Tokyo, la bien-aimée, est une rude maîtresse : ses rangées interminables de gratte-ciel froids à la rigidité anguleuse se bousculent au milieu de zones de décharge et créent un environnement mécanique d'une misère et d'un gigantisme sordides et inhumains. La nature n'a pratiquement aucune place et après les trois

25 Cf. KAWAMOTO, "Toshi hôkai," p. 257 et 262.

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premiers volumes, elle est pratiquement inexistante 26 . Néo-Tokyo est une ville pour les machines et non une ville pour les hommes et pourtant, les hommes l'aiment et considèrent qu'elle leur appartient. Ce paradoxe alimente le désir de transcender cette cité bien-aimée et imparfaite en la détruisant 27 .

Car tout n'est pas parfait dans ce monde de machines. Des images en arrière-plan d'immeubles s'étirant au soleil les montrent d'une propreté et d'une pureté virginales, mais au premier plan, les images de rez-de-chaussée où vivent les résidents, révèlent des murs sordides, gribouillés de graffiti minables et de menaces de violence. Les hautes tours qui pénètrent les cieux écrasent aussi les habitants, créant un monde artificiel inflexible dans lequel la liberté de l'homme s'érode lentement, les gratte-ciel formant des barreaux de prison gigantesques. Les citoyens impuissants de Néo-Tokyo griffonnent des graffiti d'une laideur oppressante et dénués de sens sur la moindre surface, tout comme un prisonnier dessine des motifs sur les murs de sa cellule, ayant perdu tout espoir d'une éventuelle libération.

Donc l'amour autant que la haine imposent la destruction de Néo-Tokyo: amour en vertu de sa promesse de monter jusqu'au ciel et haine en vertu de la condition terrestre qui empêche de la réaliser. Au début du livre, il ne nous est pas donné de voir les conséquences de la première explosion d'Akira, mais nous assistons aux explorations complexes des effets secondaires liés à la décharge énergétique d'Akira, lors de la mort de Numéro 26. Le livre ne nous épargne aucune des incalculables pertes de vies humaines. L'explosion elle-même est dépeinte en un mouvement lent, elle s'étend sur une douzaine de vignettes représentant des gens ordinaires savourant le bonheur d'une vie dont lecteur sait que la fin approche, référence évidente aux bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki.

26 Cf. Ibidem, p. 262, qui prétend que les artefacts humains de la ville prennent la place de la nature : les buildings remplacent les arbres, les rues remplacent les rivières ... 27 La passion de détruire n'est pas une caractéristique exclusive d'Akira. La très célèbre nouvelle de Mishima YUKIO, Kinkaku-ji, publiée en 1956 (tr. fr. : Le Pavillon d'or) est la transposition sur le mode de la fiction d 'une histoire véritable dans laquelle un moine vivant dans un temple bouddhiste recouvert d'or s'attache de façon folle à ce bâtiment jusqu'à le détruire complètement en y mettant le feu.

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Figure 1

Mais l'histoire ne s'attarde pas pour autant sur la démesure horrible de la mort. Pendant un assez long temps après l'anéantissement de la ville, le scénario ne tient pas compte des corps flétris et déformés, mais s'attarde amoureusement sur les immeubles délabrés, les gratte-ciel effondrés, les routes en train de se déformer (figure 1). Ce qui choque le lecteur, c'est la vision d'une architecture en train de se détruire et non la mort humaine, c'est la peur viscérale, apocalyptique de la fin du monde, puisque l'œuvre magnifique de l'homme est bouleversée avec autant de désinvolture.

Mais à quelque chose malheur est bon, et on notera un aspect curieux dans la destruction de Néo-Tokyo. L'effondrement des immeubles de la ville a entraîné l'effondrement de ses règles de vie en société ainsi que de son atmosphère oppressante: ainsi se créent des zones d'extrême liberté dans lesquelles les simples voyous des rues se transforment en nobles serviteurs du Grand Empire de Tokyo, et la force ou l'intelligence deviennent directement synonymes de pouvoir. C'est une liberté purement négative, les structures de la civilisation ne

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canalisent plus la puissance de l'homme, et seule la volonté individuelle guide la vie de chacun. La destruction libère les habitants de la société et leur donne d'exister de façon totalement indéterminée.

Telle est la transcendance que fait apparaître la destruction du monde. Les personnes échappent aux limites du quotidien et se retrouvent dans un monde terrifiant de différence et de liberté. Fight Club (1999) et V for Vendetta (2006) idéalisent naturellement cette vision de la transcendance. L'autonomie de ce monde réduit à la matière devient finalement si accablante que les habitants ne peuvent imaginer le futur autrement que comme la destruction du présent. Peu importent les modes de cette destruction : bombardement de sociétés de cartes de crédit (Fight Club), destruction du Parlement (V for Vendetta), destruction de Tokyo (Akira) 28. Comme le dit Yeats dans son poème Meru, «l'homme n'en finit jamais» :

Ravisseur, qui fait rage, et le déracinement qu 'il vienne Dans la désolation de la réalité: l'Égypte et la Grèce, adieu, et adieu Rome! 29

Aussi horrifiés que nous puissions l'être par la mort que génère la catastrophe, ces ouvrages montrent la satisfaction profonde que le matérialiste ne peut éprouver qu'en déchirant et en dévastant le monde matériel. Ce monde n'est pas parfait, il est donc de notre devoir de le détruire dans l'espoir de découvrir un nouveau monde, parfait au-delà ...

Mais cette destruction n'arrive pas à satisfaire le besoin de transcendance du cœur humain car le monde glacé de la volonté et du pouvoir s'avère être encore moins parfait que les limites de l'ordre social. Cependant une fois libéré, ce désir de guérir la société en la mettant en pièces, est difficilement maîtrisable. Akira donne libre cours à ce besoin, dépeignant avec force détails la destruction de la lune par Tetsuo, l'incinération aveugle de vastes étendues de L'Empire du Grand Tokyo par les Américains, une autre explosion énorme de la ville avant que l'énergie d'Akira n'aspire celle de Tetsuo à la fin du livre. Les zones de liberté que crée cette désintégration sont fausses et illusoires. Au-delà des limites matérielles du présent, nous trouvons seulement les limites concrètes du futur.

28 Voir la figure 2 : un coucher de soleil, symbole d'espérance, se déploie sur un site urbain morbide et désolé. 29 Ravening, raging, and uprooting that he may come

Into the desolation of reality: Egypt and Greece, good-bye, and good-bye, Rome. (W.B. YEATS, "Meru", 1935).

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Figure 2

Ayant exploré toutes les possibilités de mettre fin au monde extérieur, une nouvelle peur, encore plus horrible peut s'insinuer dans l'histoire : ce n'est pas le monde qui est à l'origine du malheur de l'homme, mais l'homme lui-même. Épuisés par les orgies de violence engendrées par notre civilisation, nous nous tournons vers nous­mêmes. Nous y trouvons cette douleur glacée que Constantine Cavaf)r décrit dans son poème « La Ville». Peu importe le nombre de fois où l'homme change le monde environnant, peu importe le nombre de fois où il détruit les villes dans lesquelles il vit, l'homme ne peut pas échapper à lui-même et cela lui fait peur :

Tu ne trouveras point d'autre pays, tu ne trouveras point d'autre rivage. Cette ville te poursuivra toujours. Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes les quartiers, et grisonneras dans les mêmes maisons. Toujours tu termineras ta course dans cette ville.

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N'espère point autre chose; il n y a aucun bateau pour toi, il n y a aucune route. Maintenant que tu as dévasté ta vie ici, dans ce petit coin perdu, tu l'as détruite partout dans le monde. Peut-être le problème est en Moi. 30

Transcender le corps

Akira détruit systématiquement tout espoir d'une transcen­dance d'ordre immatériel et explore donc les limites horrifiantes de toute tentative pour aller au delà du monde extérieur, ne laissant qu'une possibilité de dépassement : le corps de l'homme. Mais comme le cœur de l'ouvrage réside dans la destruction, le seul moyen d'accéder à une compréhension fourvoyée de la transcendance, c'est de déchirer, déchiqueter, dénaturer la chair jusqu'à ce qu'une certaine lumière filtre à travers un tel carnage.

À proprement parler, il n'y a pas de progression temporelle qui irait de la destruction du monde extérieur à celle du monde intérieur, car la mutilation corporelle et la décimation de la ville se produisent simultanément tout au long du récit. Il existe cependant une évolution distincte dans la façon dont les corps sont traités du début à la fin de l'histoire. Au commencement, les hommes se servent de la violence et du pouvoir pour déchirer le corps des autres, mais à la fin, le pouvoir déchiquette de part en part le corps même de celui qui exerce ce pouvoir, en le déformant complètement.

Les premières représentations de violence sont étranges et ambiguës, particulièrement lorsque T etsuo est l'agresseur. Leur brutalité nous horrifie ; bizarrement cependant, T etsuo nous séduit et nous semble même sympathique. Ses premiers meurtres se produisent peu après son admission par le Colonel dans l'enceinte militaire pour y stimuler la croissance de ses pouvoirs. Seul face à une batterie de tests, nous voyons T etsuo torturé par la souffrance alors que son cerveau s'adapte à ses nouveaux talents. Rendu incohérent par la douleur, il s'échappe de sa chambre pour se plaindre au garde d'une épouvantable migraine. Comme le garde ne lui témoigne aucune compassion, Tetsuo lui fend le corps de haut en bas, éclaboussant les murs de sang 31 . À partir de cet instant-là, Tetsuo réagira de même dès qu'il sera confronté à la moindre résistance.

30 Constantin CAVAFY, "La Ville", (1910).

31 Voir la figure 3.

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Figure 3

Ces actes sont d'une grande sauvagerie, mais aussi d'une logique irrésistible. Tetsuo découpe au sens propre du terme des fenêtres dans le corps de ses victimes, scrutant au-delà de leur chair béante la seule transcendance qu'il connaisse : lui-même et son pouvoir. Cette déchirure du corps humain est le moyen de dépasser sa propre agonie et de pouvoir penser avec clarté en toute liberté 32. Mais cette liberté est éphémère. La souffrance reprend ses droits presque immédiatement et le livre, prisonnier, à ses pouvoirs jusqu'au moment où, une fois de plus, il ne pourra contempler la liberté qu'à travers un trou sanglant déchirant le réel.

Après la destruction de Néo-Tokyo cependant, les tentatives de déchirement de la chair menées par Tetsuo pour découvrir le royaume d'une liberté transcendantale s'effilochent complètement. S'étant libéré de son addiction à la drogue et de la souffrance, il a enfin obtenu tout ce qu'il recherchait: la maîtrise du Grand Empire de Tokyo, le contrôle du Pouvoir, une autonomie sans restriction. Il est son propre dieu. Cependant sa première grande action dans ce nouvel état provoque une chaîne d'événements qui consume son humanité.

32 Voir par exemple, ÔTOMO, Akira, vol. 1, p. 184.

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Figure 4

Après avoir déchiré une partie de la lune, le Pouvoir qui habite Tetsuo se met à déborder et s'écoule de son corps, à la recherche d'un autre corps qui lui convienne: ainsi tout ce que touche Tetsuo se transforme en un appendice monstrueux. Il se fond dans les immeubles, les bateaux, les sols, qui deviennent à leur tour des masses bulbeuses à la chair ondulante, dont il ne parvient à s'arracher qu'au prix d'une grande souffrance 33 . Privé pratiquement de tout contrôle sur la masse contorsionnée de muscles qui lui tient lieu de corps. Tetsuo est réduit à n'être qu'un vêtement mal ajusté pour le Pouvoir qui le manipule. Le Tetsuo qui autrefois déambulait en moto aux côtés de Kaneda n'existe pour ainsi dire plus.

33 Voir les figures 4 and 5.

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Figure 5

Cette métamorphose radicale est le point d'orgue d'Akira dans sa quête d'une transcendance d'ordre matériel. Après les autres corps et le monde extérieur, le dernier lieu potentiel de sens et le dernier objet à être détruit, c'est notre propre corps. Pour cette raison, l'apogée dramatique du livre se concentre sur Tetsuo alors que le Pouvoir déchire son corps de part en part, manifestant d'une manière visuelle la désintégration de son être. Cette transcendance d'ordre matériel apparaît finalement sous sa forme définitive quand le Pouvoir de T etsuo transcende son corps, au sens littéral du terme.

Cependant une telle transcendance est nécessairement destruc­trice car elle ne peut s'accomplir qu'en détruisant le corps de Tetsuo.

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Quand le Pouvoir se glisse hors de ses liens et transforme Tetsuo en boule d'énergie, quelques fibres de l'essence humaine de Tetsuo subsistent, mais disparaissent une fois absorbées par l'énergie d'Akira. Quand la boule d'énergie aux dimensions d'une ville disparaît, Tetsuo et Akira ne s'envolent pas vers une sphère plus haute de l'existence mais cessent d'exister tout simplement.

Les dernier moments d'Akira-Tetsuo révèlent que tous les êtres sont fondamentalement unis car tout provient de l'énergie du Big Bang et partage ainsi la mémoire physique de l'origine du monde. Cette ultime unité est la transcendance recherchée dans cet ouvrage. Le "moi" (l'essence humaine) n'est pas isolé de façon radicale, mais il fait partie d'un principe physique unique qui englobe et transcende tous les êtres. La matière en général est la seule chose qui transcende l'être matériel en particulier. Seule la matière transcende la matière.

Akira présente la découverte de ce principe comme le chemin de la vraie liberté. Kaneda, Kei, et les autres citoyens du Grand Empire de Tokyo se sont donc auto réalisés par la découverte de l'ul­time unité de la matière qui leur donne le pouvoir de décider de leur propre futur. Le cri triomphal de Kaneda, « Akira vit toujours en nous »

signifie que Kaneda et ses amis ont pris le contrôle de leur propre destinée. Connaissant la véritable nature du monde, ils peuvent accomplir ce que Akira et T etsuo n'ont jamais pu faire : ils peuvent guider les progrès de l'homme par leur libre choix. Ils renvoient l'armée américaine de secours car ils ne peuvent être assujettis à personne : les hommes qui sont à eux-mêmes leur propre source de lumière ne peuvent servir ceux dont ce n'est pas le cas. La scène finale, dans laquelle les ruines de Néo-Tokyo retrouvent leur splendeur oubliée, prouvent qu'il ne s'agit pas simplement d'une rhétorique dénuée de sens : le pouvoir de s'auto réaliser confère à Kaneda et à ses compagnons, une sorte de Pouvoir pour changer la réalité et améliorer le futur 34 .

Cette idylle optimiste s'avère cependant profondément décevante. Le déchaînement croissant de violence et de destruction est né du besoin de découvrir autre chose au-delà de la matière, dans la volonté de mettre en pièces le monde, les autres, et soi-même afin de voir ce qui se trouvait "sous" la matière. La découverte qu'après le massacre d'un nombre incalculable d'innocents il n'existe rien sous la matière, si ce n'est davantage de matière, pourrait probablement donner naissance à un désespoir apocalyptique plutôt qu'à un espoir enivrant. Savoir que les hommes sont unis parce qu'ils sont de simples répliques du Big Bang ne dispose pas à faire preuve de plus de

34 Voir figure 6.

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solidarité que celle qui découle de la reconnaissance du fait d'être des hommes. Si cette dernière vérité ne suffit pas à empêcher les hommes de s'entre-tuer, pourquoi la première y suffirait elle ? L'ombre de la violence n'est même pas absente du monde auto réalisé du Grand Empire de Tokyo restauré, car Kaneda et ses amis sont obligés d'utiliser la violence et les menaces de mort pour expulser la force américaine de secours. Le matérialisme d'Akira ne peut imaginer qu'une transcendance ultime : la mort.

Figure 6

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Conclusion

Le matérialisme contemporain promet le bonheur dans une attitude qui veut se libérer des obligations et des jugements provenant d'une religion fondée sur un Dieu transcendant. Mais il en résulte une soif plus grande, inaltérable et brûlante pour les réalités matérielles, soif qui laisse le cœur profondément vide. Si I'Ipad 2 ne m'apporte pas un bonheur durable, alors l' Ipod 4 ne me l'apportera proba­blement pas davantage. Si recouvrir mon corps de tatouages et de piercings ne me suffit pas, recourir à une intervention chirurgicale pour transformer mon corps et ressembler à l'autre sexe, ne me satis­fera pas davantage. Notre culture contemporaine essaie de nous convaincre que le poison qui est en train de nous tuer sera vraiment notre salut !

Certaines personnes peuvent plus ou moins faire l'expérience de ce profond malaise culturel selon leurs personnalités ou les circon­stances de leur vie, mais globalement, le dégoût croissant pour le matérialisme en tant que culture est évident. De plus en plus d'ouvrages populaires permettent au consommateur de contempler avec un certain voyeurisme sa propre destruction, d'entrevoir un monde qui transcende ses pouvoirs de connaissance, en le mettant en pièces. Akira est un parfait exemple du genre, mais chaque été, de nouveaux ouvrages attirent l'attention sur le même thème. C'est ainsi que nous viennent tout de suite à l'esprit La Route, Avatar, District 9, parus récemment.

Ces ouvrages existent parce que nous ne sommes pas heureux et que nous sommes incapables de mettre le doigt sur la cause de notre malheur. Nous avons fermé nos esprits à un monde "trans-matériel", et c'est pourquoi nous sommes guidés par la quête perpétuelle de visions nouvelles erronées de la transcendance, se cachant telles des fantômes dans notre monde de machines. L'esprit humain n'aspire qu'à briser les liens artificiels dans lesquels le matérialisme l'a emprisonné. En tant qu'hommes modernes nous avons les choix entre deux options : soit nous découvrons de nouveaux moyens de parler de Dieu qui transcende notre imaginaire, soit nous apprenons à maîtriser nos angoisses et à aimer la bombe atomique ...

(Traduit de l'anglais par Dominique Denoix)

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