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177 CHINE Acteurs, texte et représentation de l’opéra kunqu Shih-lung Lo 羅仕龍 Historique Le kunqu 崑曲, ou kunju 崑劇, est une ancienne forme théâtrale chinoise qui, à ses débuts, se développait sur la base de la mélodie kunshanqiang 崑山腔 créée par le compositeur Gu Jian 顧堅 au XIVe siècle, pour les chanteurs- comédiens de la région de Kunshan, au sud-est de la Chine. Cette mélodie faisait partie des quatre mélodies principales (kunshanqiang, yiyangqiang 弋陽 , yuyaoqiang 餘姚腔 et haiyanqiang 鹽腔) utilisées dans les représentations de théâtre de l’époque. Au milieu du XVIe siècle, le compositeur Wei Liangfu 魏良輔 (1489-1566) intègre au kunshanqiang des airs extraits des trois autres mélodies et le remanie en s’inspirant des airs du théâtre du nord. La mélodie kunshanqiang ainsi enrichie est désormais baptisée shuimodiao 水磨調, « mélodie façonnée par l’eau », et se caractérise par son air élégant et raffiné au rythme doux. Les pièces de théâtre chantées sur la base de cette nouvelle mélodie sont quant à elles appelées kunqu. Au XVIIe siècle, l’opéra kunqu acquiert une popularité nationale. Chaque année, le 15 août, des milliers d’amateurs de kunqu se réunissent sur les buttes du Tigre (Huqiu quhui 虎丘曲會), à Suzhou, pour boire et chanter des airs de kunqu. Ce genre théâtral atteint son apogée à l’époque des empereurs Qianlong (1736-1795) et Jiaqing (1796-1820) de la dynastie Qing, puis connaît un déclin au milieu du XIXe siècle suite à la concurrence du jingju, l’« opéra de Pékin ». Malgré la fondation, en 1921, du Centre d’étude du Kunqu 蘇州崑劇傳習所, destiné à la formation des jeunes acteurs, cet art jadis unanimement apprécié tend alors à disparaître. À la fin des années 1940, il n’existe plus qu’une seule troupe professionnelle sur l’ensemble du territoire chinois. Mais en 1951, Fig. 1 : Quinze ligatures de sapèques, troupe de Zheijang, 1956.
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Acteurs, texte et représentation de l'opéra kunqu (崑曲的演員、文本與演出)

Mar 08, 2023

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177

CHINE

Acteurs, texte et représentation de l’opéra kunqu

Shih-lung Lo 羅仕龍

Historique Le kunqu 崑曲, ou kunju 崑劇, est une ancienne forme théâtrale chinoise

qui, à ses débuts, se développait sur la base de la mélodie kunshanqiang 崑山腔 créée par le compositeur Gu Jian 顧堅 au XIVe siècle, pour les chanteurs-comédiens de la région de Kunshan, au sud-est de la Chine. Cette mélodie faisait partie des quatre mélodies principales (kunshanqiang, yiyangqiang 弋陽

腔, yuyaoqiang 餘姚腔 et haiyanqiang 海鹽腔) utilisées dans les représentations de théâtre de l’époque. Au milieu du XVIe siècle, le compositeur Wei Liangfu 魏良輔 (1489-1566) intègre au kunshanqiang des airs extraits des trois autres mélodies et le remanie en s’inspirant des airs du théâtre du nord. La mélodie kunshanqiang ainsi enrichie est désormais baptisée shuimodiao 水磨調, « mélodie façonnée par l’eau », et se caractérise par son air élégant et raffiné au rythme doux. Les pièces de théâtre chantées sur la base de cette nouvelle mélodie sont quant à elles appelées kunqu.

Au XVIIe siècle, l’opéra kunqu acquiert une popularité nationale. Chaque année, le 15 août, des milliers d’amateurs de kunqu se réunissent sur les buttes du Tigre (Huqiu quhui 虎丘曲會), à Suzhou, pour boire et chanter des airs de kunqu. Ce genre théâtral atteint son apogée à l’époque des empereurs Qianlong (1736-1795) et Jiaqing (1796-1820) de la dynastie Qing, puis connaît un déclin au milieu du XIXe siècle suite à la concurrence du jingju, l’« opéra de Pékin ». Malgré la fondation, en 1921, du Centre d’étude du Kunqu 蘇州崑劇傳習所, destiné à la formation des jeunes acteurs, cet art jadis unanimement apprécié tend alors à disparaître. À la fin des années 1940, il n’existe plus qu’une seule troupe professionnelle sur l’ensemble du territoire chinois. Mais en 1951, Fig. 1 : Quinze ligatures de sapèques,

troupe de Zheijang, 1956.

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une représentation intitulée Quinze ligatures de sapèques (Shiwu guan 十五貫) (Fig. 1), dont le sujet antibureaucratique est opportunément conforme à la propagande politique de l’époque, permet à cet art ancien de revenir sur le devant de la scène théâtrale. Avec l’aide de financements de l’État, six troupes publiques de kunqu sont créées, chacune ayant son propre théâtre. En 2001, le kunqu est inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. En 2004, une version dite « jeunesse » du Pavillon aux pivoines, produite par l’écrivain taïwanais Bai Xianyong 白先勇 (1937-), remporte un grand succès. Le public du kunqu s’élargit, et cet art ancien touche désormais non seulement les connaisseurs de l’opéra chinois mais aussi de plus en plus les jeunes spectateurs.

I. L’acteur du kunqu

1. Qui est l’acteur du kunqu ? Le théâtre classique chinois est un art total. Wang Guowei 王國維 (1877-

1927), dans son ouvrage pionnier consacré à l’étude du théâtre chinois (Song Yuan xiqu shi 宋元戲曲史, L’Histoire du théâtre des dynasties Song et Yuan, publié en 1915), le définit en une phrase : « un mélange de chant et de danse interprétant une histoire ». En effet, un acteur chinois est à la fois chanteur, danseur et même acrobate. L’acteur du kunqu ne fait pas exception.

Dans la plupart des représentations de kunqu, les personnages masculins sont interprétés par des acteurs et les personnages féminins par des actrices. Présentes sur scène jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les femmes sont interdites

dans les représentations à partir de 1762, et, par un décret, l’empereur bannit même une troupe de kunqu composée de femmes. Pendant une centaine d’années, les rôles féminins sont donc assurés par des hommes. Il faut attendre les années 1870 pour voir réapparaître des actrices sur les scènes de théâtre, pourtant alors dominé par l’opéra de Pékin. Mais peu d’actrices de l’époque s’engagent dans l’art du kunqu. En 1921, lors de la fondation du Centre d’étude du Kunqu à Suzhou, tous les personnages sont joués par des hommes. Aujourd’hui, le travestissement d’hommes en femmes ou inversement n’est en principe plus pratiqué. Notons quand même que quelques actrices comme

Fig. 2 : Le Pavillon aux pivoines, version cinématographique interprété par Yu Zhenfei (rôle de Liu Mengmei) et Mei Lanfang (rôle de Du Liniang), 1960.

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Yue Meiti 岳美緹 (1941-) et Shi Xiaomei 石小梅 (1949-) sont célèbres pour leur interprétation de rôles masculins. En outre, plusieurs grands acteurs d’opéra de Pékin comme Mei Lanfang 梅蘭芳 (1894-1961) sont eux aussi connaisseurs du kunqu (Fig. 2).

2. Du corps de l’acteur au corps en mouvement Pour comprendre l’utilisation du corps de l’acteur dans le kunqu, il faut

connaître une notion importante du théâtre classique chinois : les hangdang 行當, « catégories de rôle ». Des gestes aux mouvements, en passant par les costumes et les maquillages, chaque détail du jeu d’un acteur est défini par le hangdang auquel il appartient. Le maître attribue un hangdang à son disciple en fonction de son apparence, son talent et son comportement. Au cours de son apprentissage, un disciple ne cherche pas à imiter et reproduire la vie réelle sur scène mais à respecter au mieux la formule de langage corporel créée par les anciens maîtres de son hangdang.

Le kunqu du XVIe siècle dispose de sept catégories de rôles, à savoir sheng 生 (personnage masculin principal), dan 旦 (personnage féminin principal), jing 淨 (visage peint), mo 末 (personnage masculin secondaire), chou 丑 (clown), wai 外 (personnage masculin âgé) et tie 貼 (personnage féminin secondaire). Avec le développement du kunqu, ces sept catégories évoluent jusqu’à se diviser en douze (dites jianghu shier jiaose 江湖十二腳色) à la fin du XVIIIe siècle. Au milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire à l’apogée de l’opéra kunqu, les douze catégories deviennent vingt catégories dites les « vingt lignées soigneusement classées » (ershi lu xi jiamen 二十路細家門). Le tableau ci-dessous présente les dénominations et fonctions de chacune de ces catégories dans une représentation de kunqu.

Catégorie de rôle Traduction du terme Fonction

Sheng 生

Daguansheng 大官生

Homme à grand bonnet

Lettré, officier (relativement âgé)

Xiaoguansheng 小官生

Homme à petit bonnet Lettré, officier (relativement jeune)

Jinsheng 巾生 Homme à foulard Lettré, jeune étudiant Xiepisheng 鞋皮生

Homme portant des chaussures abîmées

Lettré modeste et pauvre

Zhiweisheng 雉尾生

Homme portant un chapeau décoré d’une queue de faisan

Homme beau et talentueux, souvent habile en arts martiaux

Lao Dan 老旦

Laodan 老旦

Femme âgée Cette catégorie peut être employée pour les rôles d’eunuques.

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Dan 旦

Zhengdan 正旦 Femme sérieuse Femme mariée

Zuodan 作旦, ou wawasheng 娃娃生

Fille qui feint

Fille mineure. Les petits garçons mignons sont aussi assurés par les zuo dan.

Sidan 四旦, ou cishadan 刺殺旦

Quatrième personnage féminin ; femme qui « pénètre et tue »

Tueuse, mais pas forcément guerrière

Wudan 五旦, ou guimendan 閨門旦

Cinquième personnage féminin ; femme de l’antichambre

Jeune fille non mariée

Liudan 六旦, ou tiedan 貼旦

Sixième personnage féminin ; femme auxiliaire

Jeune fille (plus jeune que les wudan) d’un statut relativement modeste

Jing 淨

Damian 大面, ou da hualian 大花臉

Grand visage ; grand visage peint

Principalement des personnages honnêtes et loyaux

Baimian 白面 Visage blanc Officier vilain et fourbe

Lata baimian 邋遢白面

Visage blanc malpropre

D’origine modeste mais assez sérieux ; son visage est sale

Mo 末

Laosheng 老生, ou zhengsheng 正生

Vieil homme ; homme correct

Lettré honnête âgé

Fumo 副末 Homme secondaire Homme âgé, assurant souvent le rôle du vieux domestique

Laowai 老外

Vieil homme complémentaire

Homme âgé respectable

Chou 丑

Xiaochou 小丑, ou xiaohualian 小花臉, ou sanhualian 三花臉

Clown ; petit visage peint

Burlesque ; caricature

Fuchou 副丑, ou ermian 二面

Clown secondaire Grotesque, rusé mais ridicule

Za 雜

Za 雜

Variétés Figurants

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Chaque hangdang est caractérisé par ses formules de (non-)maquillages, costumes, décorations, coiffures et accessoires. Les acteurs appartenant au même hangdang partagent des caractéristiques de base, ce qui les rend facilement identifiables. Les détails de leurs costumes et maquillages varient cependant d’un personnage à un autre selon les besoins de l’intrigue. Prenons pour exemple la catégorie « visage peint ». Dans le répertoire du kunqu, il y a sept personnages célèbres pour leur maquillage de couleur rouge, mais ils se différencient les uns des autres par certaines nuances. Par exemple, Guan Yu 關羽, guerrier brave de l’époque des Trois Royaumes (220-280), a un visage peint en rouge vif pour exprimer la grande honnêteté du personnage, tandis que sur le visage rouge de Zhao Kuangyin 趙匡胤, empereur fondateur de la dynastie Song (960-1279), sont dessinés deux dragons symbolisant son pouvoir impérial.

Le hangdang détermine aussi la façon dont l’acteur va utiliser son corps dans ses déplacements, ses expressions physiques et ses techniques de jeu. Il détermine également sa manière de chanter. Les catégories de laosheng et laodan utilisent leurs voix originales, avec la technique naturelle dite bensang 本嗓 : la voix sort directement des cordes vocales et crée une résonance dans la gorge. Au contraire, un acteur de la catégorie dan chante souvent à l’aide d’une technique dite xiaosang 小嗓, « petite gorge », afin de créer une voix relativement nasale, aiguë et élevée. Un acteur de la catégorie de (da- et xiao-) guanheng, quant à lui, utilise à la fois les techniques bensang et xiaosang et doit savoir passer librement d’une voix à une autre.

Dans la plupart des cas, un acteur de kunqu se consacre à une seule catégorie de rôle. Tout au long de sa carrière, il travaille à raffiner la maîtrise de son art au sein d’une catégorie donnée. Cependant, pour des raisons financières, toutes les troupes ne disposent pas de vingt catégories d’acteurs. En pratique, il suffit qu’une troupe professionnelle ait dix-huit acteurs issus de dix catégories différentes pour assurer la plupart des pièces du répertoire du kunqu. Parmi ces dix catégories, ce sont les damian, laosheng, guansheng et zhengdan qui comptent le plus. Elles sont ainsi surnommées les « quatre colonnes » d’une troupe de kunqu.

3. La formation de l’acteur Avant le XXe siècle, la formation de l’acteur de kunqu est assurée au sein de

troupes privées et les élèves sont issus de familles modestes. Le système, dit keban 科班 (littéralement « classe où l’on forme au jeu d’acteur »), est similaire à celui du pensionnat : les jeunes acteurs, « vendus » par leurs parents, signent un contrat avec le maître de troupe. Le logement, la restauration et l’apprentissage sont gratuits, mais les acteurs doivent, dès qu’ils commencent leur carrière professionnelle, partager leurs revenus avec la troupe. Le maître de troupe est souvent lui-même un ancien acteur. Les cours sont assurés soit par lui-même soit par ses disciples les plus avancés. Les jeunes élèves se

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perfectionnent grâce aux cours et à l’observation du jeu des disciples plus âgés. L’ordre de la troupe s’établit sur une hiérarchie quasi-familiale. Un jeune élève, lors de son entrée dans la troupe, adopte un nouveau prénom donné par le maître. La première partie de ce nouveau prénom se réfère à l’année de sa promotion, tandis que la deuxième partie désigne souvent sa catégorie de rôle.

Le système du keban est modernisé au XXe siècle. Le Centre d’étude du Kunqu, fondé en 1921 dans le but de sauvegarder le kunqu, lance un système ressemblant à une école d’arts dramatiques. En 1954, un cursus de kunqu est créé à l’École du théâtre traditionnel de la ville de Shanghai 上海市戲曲學校. À la sortie de sept ans et demi de formation, 54 acteurs, hommes et femmes, deviennent les « stars » du kunqu. Certains sont toujours connus des spectateurs d’aujourd’hui, comme Ji Zhenhua 計鎮華 (1943-), Cai Zhengren 蔡正仁 (1941-) ou encore Hua Wenyi 華文漪 (1941-). Actuellement, la formation de l’acteur se réalise principalement au sein des troupes de kunqu publiques. Les conservatoires comme la National Academy of Chinese Theatre Arts 中國戲曲

學院 (Pékin, Chine) ou le National Taïwan College of Performing Arts 國立臺

灣戲曲學院 (Taipei, Taïwan) n’offrent pas de diplôme de kunqu. Notons un cas exceptionnel dans l’enseignement supérieur, au Département d’études chinoises de l’Université de Suzhou, où les bacheliers ont eu la possibilité de suivre, de 1989 à 1994, un cursus de kunqu destiné aux étudiants désirant devenir acteurs professionnels.

En 2005, le gouvernement chinois lance le « Projet national pour sauver, protéger et soutenir l’art du kunqu » 國家崑曲藝術搶救、保護和扶持工程, sous l’égide du ministère de la Culture et du ministère des Finances. Dans le cadre du projet, les autorités créent respectivement à Hangzhou (province de Zhejiang) et à Shanghai le Centre pour la formation des artistes du kunqu 崑曲

創作人才培訓中心 et le Centre pour la formation des acteurs du kunqu 崑曲表

演藝術人才培訓中心. Durant le premier quinquennat de ce projet, plus de 170 artistes (dramaturges, metteurs en scène, scénographes, musiciens et compositeurs) et 200 jeunes acteurs ont suivi des cours intensifs. II. Texte et musique

1. Fonction et présentation du texte Les textes du kunqu viennent principalement du répertoire d’un genre

dramatique nommé chuanqi 傳奇 (littéralement « transmettre l’extraordinaire »), né aux XIVe-XVe siècles et héritier des éléments du nanxi 南戲 (littéralement « théâtre du sud ») des XIIe-XIVe siècles. À partir du XVIe siècle, la plupart de créations du chuanqi sont chantées sur la base de la mélodie kunshanqiang, mélodie populaire de l’époque qui constitue le corpus de l’opéra kunqu. Hormis le chuanqi, il existe d’autres genres dramatiques qui peuvent être chantés sur la mélodie kunshanqiang et qui entrent dans le répertoire du kunqu. Mais leur quantité reste restreinte.

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La composition d’une pièce de chuanqi s’établit sur trois parties : les chants (versifiés), les paroles (en prose) et les didascalies. Pour la syntaxe, les dramaturges du chuanqi utilisent un chinois littéraire différent du chinois parlé adopté dès le début du XXe siècle pour la rédaction du théâtre moderne. Quant à la prononciation, les acteurs du chuanqi-kunqu utilisent la langue dite zhongzhouyun 中州韻 pour chanter et lire les répliques. La seule exception est le rôle du clown, qui lit ses répliques en employant le dialecte de Suzhou (dit subai 蘇白). Qu’il s’agisse du zhongzhouyun ou du dialecte de Suzhou, la langue du chuanqi-kunqu est différente du mandarin qu’on utilise aujourd’hui, qui est en fait la langue manchoue sinisée.

En ce qui concerne la durée du spectacle, une pièce de chuanqi comporte entre une trentaine et une cinquantaine, voire une centaine de chu 齣 (actes). La durée d’une représentation est donc assez longue s’il s’agit d’une représentation intégrale. C’est toujours le rôle fumo (homme secondaire, voir le tableau plus haut) qui annonce l’ouverture d’une pièce de chuanqi. Véritable porte-parole du dramaturge, il raconte le parcours de la création et expose l’idée principale de la pièce ainsi qu’un aperçu de l’histoire. Avant de quitter la scène, il résume l’histoire de la pièce par un poème de quatre lignes. Ensuite, le premier et le deuxième actes sont respectivement attribués au rôle principal masculin et au rôle principal féminin. Les lecteurs/spectateurs peuvent ainsi découvrir leurs personnalités avant que l’histoire ne se déroule. Dans les actes suivants, les intrigues principales et secondaires se développent et s’entremêlent. Globalement, une pièce de chuanqi peut être divisée en deux grandes parties. Le dernier acte de la première moitié s’appelle xiaoshousha 小收煞 (petit dénouement), alors que le dernier acte de la seconde moitié se nomme dashousha 大收煞 (grand dénouement).

La structure fleuve du chuanqi correspond à sa dénomination : « transmettre l’extraordinaire ». Mais les intrigues ne sont pas vraiment faites pour surprendre les spectateurs, puisque la quasi-totalité des pièces de chuanqi ont souvent recourt à des formules d’intrigues passe-partout que même les dramaturges médiocres arrivent sans difficulté à imiter. On retrouve ainsi presque toujours des thèmes tels que la promenade au printemps, la fête d’anniversaire, le festin familial, l’adieu aux parents avant le départ pour les études à la capitale, l’épreuve du concours impérial, l’adoration de la lune d’automne ou la nostalgie du pays natal. Parfois s’ajoutent à ces thèmes des intrigues secondaires comme l’attaque des brigands, la guerre et la famille réfugiée, le triomphe, etc. La pièce s’achève souvent sur les retrouvailles conjugales, la montée en grade du protagoniste, l’anéantissement des méchants ou encore la transformation en divinité et le gain de la longévité. Ces formules sont bien connues des spectateurs et donc accessibles au grand public. Bien que certains passages soient joliment arrangés, ils ont peu de rapport avec l’intrigue principale. Un dramaturge de premier rang doit savoir développer son idée et son histoire malgré les limites de structure et d’intrigues du chuanqi.

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Les créations de chuanqi sont prolifiques durant la dynastie Ming (1368-1644) : plus de 950 titres ont à notre connaissance été écrits à cette période, même si beaucoup d’entre eux ont disparu. Vers la fin du règne des Ming, Mao Jin 毛晉 (1599-1659) publie un recueil intitulé Liushi zhong qu 六十種曲, « soixante pièces de théâtre », comprenant 59 pièces de chuanqi et nanxi. Ce recueil reste très populaire pendant plus de trois cents ans. En ce qui concerne les créations de chuanqi sous la dynastie Qing (1644-1911), leur nombre atteint probablement les 1 600 titres.

Le dramaturge de chuanqi le plus apprécié aujourd’hui est Tang Xianzu 湯顯祖 (1550-1616), auteur du Pavillon aux pivoines (Mudan ting 牡丹亭, 1598). La pièce se développe autour de l’histoire d’une jeune fille, Du Liniang 杜麗娘, « belle fille », qui, lors d’une promenade dans son jardin au printemps, fait un rêve érotique dans lequel elle rencontre un jeune lettré, Liu Mengmei 柳夢梅 (nom qui signifie « rêver d’un prunier sous l’arbre du saule »). Bien qu’elle ne l’ait vu qu’en rêve, elle tombe amoureuse de ce jeune homme et son adoration pour lui ne cesse d’augmenter, jusqu’à la rendre malade et qu’elle en meure. Trois ans plus tard, un jeune lettré, qui se rend à la capitale pour passer un concours, loge dans l’ancienne demeure de Du Liniang. Il y découvre un portrait de la jeune fille, qu’elle avait fait faire avant de mourir. Cette nuit-là, le jeune lettré fait un rêve dans lequel la belle lui confie l’histoire de leur rencontre. Elle lui demande d’ouvrir sa tombe et son cercueil, pour qu’elle puisse revivre et s’unir à lui. Le jeune lettré accepte, bravant les règles de la bienséance, et la pièce se termine par le mariage de Du Liniang et Liu Mengmei. Si cette histoire d’amour semble fantastique, l’idée merveilleuse est, selon Jacques Pimpaneau, que « le rêve peut seul nous amener à nous transformer, à dépasser la réalité qui nous emprisonne, et que le sentiment est capable de nous faire sentir une autre réalité que celle de la raison1 ». Et si les personnages de Tang Xianzu cherchent à échapper au carcan des bonnes mœurs contemporaines, l’auteur lui-même ne se borne pas non plus aux normes établies. Pour lui, une œuvre dramatique idéale est celle qui traduit parfaitement l’idée et le talent littéraire de l’auteur, et non celle qui s’adapte aux règles rigoureuses de la composition poétique.

Un autre dramaturge de la même époque, Shen Jing 沈璟 (1553-1610), souligne au contraire l’importance des règles en poésie. Mais tout en se conformant le plus possible à ces règles en ce qui concerne les rimes et la versification, il s’attache à employer une langue populaire et accessible au public. Plusieurs dramaturges et théoriciens partagent les idées de Shen Jing et son influence est grande. En ce qui concerne le contenu des histoires, les créations de Shen Jing s’intéressent à la morale et parfois au fatalisme. Son

1 Jacques Pimpaneau, [1989] 2004, Chine, histoire de la littérature, Paris, Philippe Picquier, p. 388-390.

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œuvre la plus connue est Yixia ji 義俠記 (Histoire des héros honnêtes, 1607), adaptée du roman Shui hu zhuang水滸傳 (Au bord de l’eau, 1589). L’histoire de Yixia ji est celle d’une belle jeune fille, Pan Jinlian 潘金蓮, mariée contre son gré à un nain pauvre. Elle rencontre un homme riche et voluptueux nommé Ximen Qing 西門慶 par l’intermédiaire d’une vieille voisine. À l’aide de Ximen Qing, Pan Jinlian empoisonne son mari. Le frère de ce dernier, Wu Song 武松, habile en arts martiaux, découvre le meurtre et tue le couple pour venger son frère.

Sous la dynastie Qing, les dramaturges les plus célèbres sont Hong Sheng 洪昇 (1645-1704) et Kong Shangren 孔尚任 (1648-1718). Leurs créations les plus représentatives sont respectivement Changsheng dian 長生殿 (Le Palais de longévité, 1688) et Taohua shan 桃花扇 (L’Éventail aux fleurs de pêcher, 1689). Ces pièces, toutes deux à sujet historique, sont considérées comme marquant l’apogée du chuanqi. L’auteur de Changsheng dian intègre dans l’histoire d’un pays envahi la romance de l’empereur Tang Minghuang 唐明皇

et sa concubine Yang Guifei 楊貴妃. La qualité de la pièce repose sur la vivacité des personnages, sur les rimes et la musicalité du texte qui servent parfaitement la représentation. L’Éventail aux fleurs de pêcher, quant à lui, se développe à partir de l’histoire d’amour entre un jeune bachelier, Hou Fangyu 侯方域, et une courtisane patriote, Li Xiangjun 李香君. Leur rencontre a lieu à la veille de la chute de la dynastie Ming. D’après le prologue de la pièce, l’auteur a voulu « décrire le déclin d’un pays à travers la réunion et la séparation d’un couple dans une époque de tumulte ». Un autre dramaturge qui mérite notre attention est Li Yu 李漁 (ou Li Liweng 李笠翁, 1611-1679). Lettré polyvalent, Li Yu est célèbre pour la diversité de ses sujets et son talent à créer la surprise dans ses intrigues en y faisant surgir des éléments imprévus.

Ces quelques exemples montrent que les sources du chuanqi sont assez variées : les textes peuvent aussi bien être adaptés d’autres types de créations littéraires (nouvelle, roman, récit) qu’inspirés d’évènements historiques ou encore inventés de toutes pièces par les dramaturges. Dans tous les cas, écrire des chuanqi nécessite à la fois une bonne connaissance de l’héritage littéraire et une maîtrise des règles et techniques de la dramaturgie. Le chuanqi n’est donc pas du tout un genre improvisé.

Comme tous les autres genres théâtraux du monde, la réception de telle ou telle pièce de chuanqi évolue avec le goût du public et l’influence du pouvoir politique. Si Le Pavillon aux pivoines et Le Palais de la longévité sont censés être des œuvres prestigieuses du fait du raffinement de leur art, précisons que tous deux ont été censurés à l’époque de Qianglong (règne : 1735-1796) parce que les scènes amoureuses furent alors jugées obscènes et nuisibles aux bonnes mœurs de la société. Et si les lecteurs ont pu s’identifier aux critiques des personnages de L’Éventail aux fleurs de pêcher contre la corruption des officiers et la décadence du pays, la pièce fut censurée au lendemain de sa

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création parce que les autorités ont considéré être la cible du dramaturge. Au XXe siècle, la tonalité patriotique de L’Éventail aux fleurs de pêcher attire les dramaturges du théâtre moderne. Ainsi naît la pièce du même titre d’Ouyang Yuqian 歐陽予倩 (1889-1962), dans laquelle ce dernier porte en dérision les collaborateurs pendant la guerre sino-japonaise (1937-1945). Néanmoins, la pièce de Kong Shangren est à nouveau censurée au moment de la Révolution culturelle (1966-1976), les autorités la prenant pour un éloge nostalgique de l’ancien régime.

Par ailleurs, outre le chuanqi, à partir des années 1980, les dramaturges du kunqu s’inspirent des œuvres modernes et étrangères. Un exemple est L’Histoire de la main tâchée de sang (Xie shou ji 血手記), adaptée de Macbeth de Shakespeare et représentée en 1986 par l’Opéra du kunqu de Shanghai.

2. La musique Un auteur de chuanqi n’est pas seulement un dramaturge mais aussi un

connaisseur des airs joués lors des représentations de kunqu. En fait, la musique du kunqu doit respecter une formule très rigoureuse consistant en une suite d’airs (ou timbres) déterminés, dits qupai 曲牌. La plupart des qupai sont issus des mélodies de la poésie ci 詞 et des airs populaires. Plus de 800 titres de qupai ont été recensés dans un recueil publié au début du XVIIIe siècle, mais seulement 319 d’entre eux sont systématiquement utilisés par les musiciens de kunqu.

On peut classer les qupai en fonction du style défini par leur tonalité. Les qupai de style similaire appartiennent à une même catégorie dite gongdiao 宮調. Le mot « gong » signifie le mode ionien (gamme majeure), alors que « diao » signifie les six autres modes (dorien, phrygien, lydien, myxolydien, éolien, locrien). Un auteur de kunqu doit connaître par cœur le registre de chaque qupai et le gongdiao auquel il appartient. Il existe d’ailleurs en musique chinoise un système dit shier lu 十二律, qui correspond approximativement aux douze demi-tons de la musique occidentale. Selon la théorie de la musique classique chinoise, on peut créer pour la musique du kunqu 84 séries d’échelles de différentes tonalités, c’est-à-dire 84 gongdiao. Mais en pratique, seuls six gong et douze diao sont le plus souvent utilisés : les liu gong shier diao 六宮十

二調. En tous cas, le système de la musique du kunqu, dit qupai liantao ti, « séquence d’airs-types ou timbres », est la caractéristique qui distingue la musique du kunqu de celle de l’opéra de Pékin qui a recours à la variation de rythmes et où les airs peuvent être raccourcis ou rallongés à loisir. Pour le public, les chants de l’opéra de Pékin sont ainsi beaucoup plus faciles à suivre et apprendre. Malgré cela, certains qupai du kunqu ont été intégrés dans l’opéra de Pékin : les plus connus sont Xinshuiling 新水令, Bubujiao 步步嬌, Zheguiling 折桂令et Jiangershui 江兒水.

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Dans une pièce de chuanqi publiée ne figure que le titre du qupai. Pour connaître la mélodie de tel ou tel qupai, il faut consulter un qupu 曲譜, « recueil de partitions ». Les huit qupu les plus consultés sont Nashuying qupu 納書楹曲

譜 (publié en 1792), Eyunge qupu 遏雲閣曲譜 (1870), Liuye qupu 六也曲譜 (1908), Jicheng qupu 集成曲譜 (1925), Huitu jingxuan kunqu daquan 繪圖精

選崑曲大全 (1925), Yuzhong qupu 與眾曲譜 (1940), Sulu qupu 粟廬曲譜 (1953) et Zhenfei qupu 振飛曲譜 (1981). Le dernier est préparé et présenté par le grand acteur Yu Zhenfei 俞振飛 (1902-1993) (Fig. 2), sur la base du recueil de Sulu qupu rédigé par son père chanteur du kunqu.

Lors d’une représentation de kunqu, la musique est exécutée par des musiciens professionnels rattachés à la troupe. Les musiciens doivent observer les mouvements des acteurs sur scène et adapter la vitesse du rythme au jeu des acteurs. La flûte traversière (di 笛, ou kundi 崑笛) est l’instrument musical principal qui accompagne la représentation. Il y a aussi des instruments à vent (« xiao » 簫, flûte droite à encoche ; « sheng » 笙, orgue à bouche), des percussions (« gu » 鼓, tambour ; « paiban » 拍板, cliquettes de bois ; « luo » 鑼, gongs en série ; « bo » 鈸, la cymbale). Les instruments à cordes comme les luths et les cithares sont auxiliaires dans le kunqu.

3. Le rapport entre musique et texte Le chinois est une langue tonale, ce qui signifie qu’à chaque mot est associée

la prononciation d’un ton précis. Un changement de ton évoque un autre mot de sens différent. Le dialecte de Suzhou, d’où est originaire le kunqu, est doté de sept tons. Pour rédiger une pièce de kunqu, le principe essentiel est le yi zi xing qiang 倚字行腔, « moduler la mélodie selon le ton ». C’est-à-dire que lorsqu’un mot se prononce avec un ton élevé, il faut que la mélodie s’envole aussi pour que les spectateurs puissent suivre aisément le sens du texte. Au contraire, la mélodie devra tomber lorsqu’il s’agira d’un mot au ton tombant. Un dramaturge qui réussit à coordonner la musicalité de la langue et de la mélodie peut sans doute rendre sa création inoubliable. La scène Tanci 彈詞du Palais de Longévité, interprétée par le rôle de l’ancien musicien de la cour royale, en est un bel exemple. Même si le texte de cette scène n’est pas vraiment le meilleur du dramaturge, l’accord harmonieux du texte et de la mélodie l’a rendue célèbre, au point qu’elle est encore interprétée aujourd’hui.

Pour chanter une pièce de kunqu, il faut connaître la notion dite banyan 板眼, « ban » désignant un temps accentué (fort) alors que « yan » désigne un temps faible. Un yi ban yi yan 一板一眼, « un ban et un yan », est une mesure à deux temps qui contient un temps fort suivi d’un temps faible. Le terme yi ban san yan 一板三眼, « un ban et trois yan », désigne quant à lui une mesure à quatre temps qui contient un temps fort suivi de trois temps faibles.

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Chaque phrase du chant peut être divisée en plusieurs unités en fonction du sens du texte. En général, le temps fort tombe sur les mots qui riment, ou le premier mot de chaque unité. Prenons pour exemple un extrait du Récit de l’épingle de jade (Yu zan ji 玉簪記, de Gao Lian 高濂, 1573-1620). Dans une scène de séparation, le dramaturge décrit le paysage au bord de la rivière par la phrase « Tian-kong Yun-dan Liao-feng Han » 天空 / 雲淡 / 蓼風 / 寒 (Ciel-vide / Nuage-clair / Automne-vent / Froid). La phrase est coupée en quatre par la formule de la poésie chinoise de 2 mots/syllabes - 2 mots/syllabes - 2 mots/syllabes - 1 mot/syllabe. Les temps forts tombent sur les mots tian « ciel », yun « nuage », liao « automne » et han « froid ». Le mot « han » est par ailleurs le mot qui rime. La phrase suivante est toujours composée de sept mots : « Tou Yi-dan, Jian-sheng Qi-can » 透 / 衣單,江聲 / 悽慘 (Pénétrer / Vêtement-peu épais, / Rivière-bruit / Triste-mélancolique). Au niveau du sens, cette phrase ne respecte pas la formule classique des 2 mots/syllabes - 2 mots/syllabes - 2 mots/syllabes - 1 mot/syllabe. Les temps forts doivent donc tomber sur les mots qui riment, c’est-à-dire dan « peu-épais » et can « mélancolique ». Les mots jiang « rivière » et sheng « bruit » forment quant à eux une syncope.

Ces deux exemples montrent l’interdépendance de la poésie et de la musique dans le kunqu. III. Les représentations d’hier et d’aujourd’hui

1. L’identité d’une représentation de kunqu a. Le lieu Les représentations de kunqu étaient jadis principalement données dans trois

types de lieux : le foyer privé, la salle permanente (théâtre, maison de thé, scène couverte construite dans la cour intérieure du temple, etc. Fig. 3, 4) et la scène temporaire (plateau monté pour une fête, troupe itinérante, etc.). Dans les espaces privés, les représentations de kunqu pouvaient être données à l’intérieur (salon intime) ou à l’extérieur (jardin, pavillon). Lorsque les kunqu étaient joués dans un espace public comme la cour d’un temple, il s’agissait souvent de spectacles destinés aux anniversaires des divinités ou à la fête de la fin de l’année, sans aucune fonction liée au chamanisme comme ce qu’on peut observer dans certaines formes théâtrales anciennes. Au XVIIIe siècle, le kunqu entre dans la cour de l’empereur mandchou. Plus de six théâtres d’une hauteur de deux étages ou plus furent construits au sein de la Cité interdite, et près de 1 400 personnes vivaient alors du kunqu (acteurs, musiciens, etc.).

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Fig. 3 (ci-contre) Théâtre de kunqu à l’intérieur de la Maison Canton à Tianjin, époque de Guangxu (1875-1908). Fig. 4 (ci-dessous) Théâtre destiné aux représentations de kunqu, cour de la Maison Shanxi à Suzhou, époque de Guangxu (1875-1908).

b. La durée Les représentations pouvaient à l’origine durer une dizaine de jours

consécutifs lors des grands évènements. Toutefois, ce type de longues représentations passa de mode dans la seconde moitié du XIXe siècle. En fait, à partir du XVIIIe siècle, les acteurs de kunqu prirent pour habitude de ne pas jouer l’intégralité d’une pièce mais d’en sélectionner les scènes les plus intéressantes. Puisque les histoires du répertoire du kunqu sont bien connues, voir jouer durant une même soirée des extraits de différentes pièces n’empêche pas les spectateurs d’apprécier le spectacle. Au contraire, les acteurs peuvent ainsi se concentrer sur des épisodes sélectionnés qui mettent en valeur leurs aptitudes et compétences. Appelé zhezi 折子 ou zhezixi 折子戲 (littéralement « coupure »), ces épisodes sélectionnés sont la crème de la crème du répertoire du kunqu. En 1774, un recueil de 446 zhezixi compilé par Qian Decang 錢德蒼 est publié sous le titre Zhui bai qiu 綴白裘, « Rassemblant la fourrure blanche ».

Les textes des zhezixi, destinés aux acteurs, ne correspondent pas toujours aux textes originaux des dramaturges. Un zhezi correspond à vingt ou trente minutes de représentation. Une soirée de représentation de zhezixi dure environ trois heures.

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Aujourd’hui, on monte parfois la « version intégrale » d’une seule pièce. Il ne s’agit pas toujours d’une représentation acte par acte du texte du dramaturge, mais plutôt d’une composition des actes importants. Différentes représentations d’une même pièce peuvent donc avoir des longueurs très diverses. Prenons pour exemple deux versions du Pavillon aux pivoines. En 1999, Chen Shizheng 陳士

爭 (1963-) met en scène, au Lincoln Centre for the Performing Arts de New York, 55 actes du Pavillon aux pivoines. Malgré la suppression de certains passages, il faudra vingt heures – trois heures par soirée – pour achever la représentation. En 2004, la version « jeunesse » de la même pièce de Tang Xianzu est donnée au National Theatre de Taipei. La représentation, constituée de 27 actes, dure quant à elle cinq heures.

c. La préparation de l’acteur En théorie, les acteurs de kunqu ne sont pas obligés de pratiquer des rites tels

que jeûne ou abstinence avant la représentation. Mais en pratique, beaucoup de conseils sont dispensés aux acteurs afin d’optimiser la qualité de leur jeu. Une maxime dit ainsi : « Pour bien jouer [des instruments musicaux à vent], il faut bien manger ; au contraire, il vaut mieux de ne pas manger avant de chanter [l’opéra] ».

Certaines conventions doivent être respectées pendant la préparation. Par exemple, ce sont les acteurs jouant les rôles de clown qui se maquillent les premiers. Les autres ne sont autorisés à commencer leur maquillage qu’après. Ce n’est pas le seul privilège dont bénéficient les clowns. Traditionnellement, seuls les clowns ont le droit de s’asseoir sur la garde-robe lors de la préparation de leur maquillage. Les autres sont obligés de se maquiller en se tenant debout s’il n’y a pas assez de sièges. Dans tous les cas, la préparation du maquillage se réalise derrière la scène. Le moment où un acteur apparaît sur scène s’appelle liangxiang 亮相, ce qui signifie « la démonstration de l’apparence bien préparée ». Au cours de la représentation, les acteurs ne se changent que suivant les besoins de l’intrigue.

La représentation d’une pièce de kunqu, même si elle implique un jeu d’acteur très codifié, peut laisser la place à certains éléments d’improvisation. Ceux-ci sont l’apanage du rôle du clown, qui peut en effet intégrer dans ses répliques des plaisanteries inspirées de l’actualité. Ces plaisanteries, qui s’adressent au public, créent sans doute un moment de complicité entre les acteurs et les spectateurs. Il existe par ailleurs des assistants de scènes appelés jianchang 檢場, littéralement « ramasseurs de scène », qui sont souvent vêtus de tuniques traditionnelles. Ils n’échangent ni avec les acteurs ni avec les spectateurs, mais sont autorisés à passer sur la scène pendant la représentation pour préparer certains éléments du décor comme la table, ou disposer les accessoires nécessaires aux acteurs.

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d. La scénographie, le son et l’éclairage La scénographie du kunqu, tout comme le jeu des acteurs, est un art chargé

de symboles. Une table et deux chaises suffisent à représenter tous les lieux tels que la tribune, la chambre, ou même la chaumière. L’espace scénique peut même être entièrement vide lorsqu’il s’agit d’un champ de bataille ou de la campagne. Le lieu où est censée se dérouler la scène est indiqué dans les répliques, et matérialisé à la fois par le jeu des acteurs et l’imagination des spectateurs.

Au fond de la scène rectangulaire sont accrochés deux rideaux à deux pans qui servent à l’entrée et la sortie. Les acteurs entrent côté jardin et sortent côté cour. Les musiciens s’installent sur scène du côté cour pour observer et s’adapter au rythme du jeu des acteurs. Entre les deux rideaux au fond se trouve un tissu brodé qui sert de décor. Le thème de la broderie – oiseaux, fleurs, papillons, poissons, etc. – n’a pas de rapport avec l’intrigue. Toujours identique, ce décor s’appelle shoujiu 守舊, « respecter les anciennes conventions ». Pour une représentation intime donnée dans un foyer, le décor peut être minimalisé jusqu’à un seul tapis étalé au sol. Ce tapis, rouge, est appelé quyu 氍毹, ce qui est synonyme de décor dans la terminologie du kunqu.

Sur cette scène minimaliste, les effets acoustiques sont assurés par les artistes eux-mêmes. En ce qui concerne l’éclairage, la lumière électrique est introduite dans les théâtres chinois au début des années 1910, c’est-à-dire à l’époque où le kunqu est en déclin.

e. La mise en scène Si la renaissance du kunqu dans les années 1950 permet à cet art menacé de

profiter de l’aspect pratique de la lumière électrique, il faut attendre la charnière des XXe et XXIe siècles pour qu’on intègre dans le kunqu des notions et des techniques de mise en scène contemporaines occidentales. Les spectateurs peuvent désormais voir des changements dans les décors et les effets de lumière. Dans Le Pavillon aux pivoines mis en scène par Chen Shizheng, un pavillon érigé sur scène est entouré de vrais canaux sur lesquels naviguent des canards vivants.

De plus en plus de metteurs en scène sont invités à participer à la production des pièces de kunqu. Toutefois, la notion de mise en scène n’est pas une invention contemporaine. Parmi les publications du XIXe siècle, on peut trouver des indications de « mise en scène » dans un recueil d’extraits de 9 pièces intitulé Shen yin jian gu lu審音鑒古錄, « Recueil des études sur la musique et l’apprentissage des pièces classiques ». L’intérêt de ce recueil repose sur ses descriptions détaillées des costumes, du maquillage, des gestes, des mines, des mouvements et même de la psychologie de chaque personnage

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dans les différents passages. Récemment redécouvert et réédité2, cet ouvrage est considéré comme le premier traité de mise en scène du kunqu.

2. Les variantes/variables possibles Même si le kunqu a survécu à son déclin dans les années 1950 grâce à la

représentation des Quinze ligatures de sapèques, cet art est demeuré quasiment inconnu du grand public jusqu’aux années 1990. L’« impopularité » du kunqu (et surtout l’indifférence des dirigeants politiques à l’égard de cet art) a toutefois eu un avantage, celui de lui permettre d’échapper à une reformulation à la manière du yangbanxi 樣板戲, « opéra de modèle au service de la propagande », dans les années 1970, pendant la Révolution culturelle.

Mais s’il tend à disparaître en Chine continentale, à partir des années 1950 le kunqu commence à être joué à Taïwan. En effet, le parti politique Kuomintang (KMT) dirigé par Tchang Kaï-shek se réfugie sur l’île de Taïwan en 1949 suite à sa défaite lors de la guerre civile chinoise, et avec lui plusieurs artistes chinois arrivent sur l’île. Un seul acteur professionnel de kunqu, Gu Chuanjie 顧傳玠 (1910-1965), ancien élève du Centre d’étude du Kunqu de Suzhou, débarque à Taïwan avec les autorités du Kuomintang, mais il décide alors de ne plus exercer son métier. Toutefois, des pièces de kunqu sont quand même jouées à Taïwan grâce aux efforts de deux artistes amateurs, Xu Yanzhi 徐炎之 (1898-1989) et Xia Huanxin 夏煥新 (1905-1988). Ceux-ci organisent des réunions pour les passionnés et promeuvent l’apprentissage du kunqu dans les universités. Les sociétés d’amateurs de Pengying Quji 蓬瀛曲集 et Shuimo Quji 水磨曲集, fondées respectivement en 1951 et 1987, jouent des rôles importants dans la conservation du kunqu. En 1991, le professeur Hong Weizhu 洪惟助 (1943-) de l’Université centrale de Taïwan, pilote le « Projet de l’héritage et de l’apprentissage du kunqu » 崑曲傳習計畫, financé par le Haut Conseil des Affaires culturelles (actuel ministère de la Culture) du gouvernement de Taïwan. De 1995 à 2001, le National Taiwan College for Performing Arts, né de la fusion de deux écoles d’opéra chinois, héberge ce projet. Grâce aux échanges entre Taïwan et la Chine, chaque année, une dizaine à une vingtaine d’artistes (acteurs et musiciens) chinois sont invités dans la capitale taïwanaise pour donner des cours de kunqu aux passionnés. Le cursus comporte des cours de chant, de jeu, d’instruments de musique ainsi que des cours formant à l’enseignement du kunqu. En 2001, le projet est arrêté à cause du changement de politique culturelle des autorités.

En Chine continentale, le kunqu commence à regagner ses lettres de noblesse au début du XXIe siècle. En mars 2000, la première édition du Festival de l’art

2 La première édition de cet ouvrage qui date probablement de la fin du XVIIIe siècle est introuvable. L’édition que l’on peut consulter aujourd’hui est une édition révisée et publiée en 1834, et qui a été récemment découverte en 2011.

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du kunqu se tient à Kunshan et à Suzhou, avec le soutien du « Comité pour redresser le kunqu » 振興崑劇指導委員會 issu du ministère de la Culture. Le festival se tient tous les trois ans, et la cinquième édition est organisée en 2012.

Grâce à cette atmosphère, de plus en plus de jeunes artistes s’attachent dans leur travail à rajeunir cet art classique. Des éléments du kunqu sont intégrés dans les chansons populaires : Zhang Jun 張軍 (1974-), surnommé le « prince du kunqu », publie des albums de reprises dans lesquels il chante des airs du kunqu en s’accompagnant de musique contemporaine (pop, rock, rap, etc.). Mais si le répertoire classique touche un nouveau public, l’innovation la plus importante du XXIe siècle dans ce domaine est le « kunqu expérimental ». En 2003, l’Opéra du Kunqu de Shanghai présente une pièce adaptée d’une nouvelle de Lu Xun 魯迅 (1881-1936) sous le titre Regret pour le passé (Shang Shi 傷逝, publiée en 1925). Cette histoire d’amour se focalise sur les atermoiements d’un jeune couple qui, en dépit d’une relation conjugale stable, cherchent à réanimer la passion des premiers jours. L’originalité de cette adaptation d’une pièce de kunqu ne repose pas seulement sur les costumes inspirés de la mode du Shanghai des années 1930, mais aussi sur le jeu des acteurs. En effet, les acteurs se sont efforcés de réinventer les anciennes formules de jeu afin de mieux saisir et dépeindre les sentiments des personnages modernes.

À Taïwan, la troupe « 1/2 Q Theatre » 二分之一Q劇場, dès sa fondation en 2006, se spécialise dans les expérimentations autour du kunqu. Les artistes de la troupe, issus de parcours différents (opéra taïwanais gezixi 歌仔戲, théâtre parlé à l’occidentale, etc.), décomposent et recomposent des extraits des pièces classiques, mélangent les décors et les accessoires classiques et modernes, et ajoutent parfois des personnages contemporains ou des airs de l’opéra taïwanais. La Lettre d’amour (Qing Shu 情書) (Fig. 5), créée en 2005 et présentée au Festival de l’imaginaire de Paris en 2010, est une pièce adaptée du Récit du Pavillon de l’ouest (Xi lou ji 西樓記) de Yuan Yuling袁于令 (1599-1674). Elle raconte une histoire de marivaudage qui se développe autour de malentendus et de rencontres fortuites entre un jeune lettré et une courtisane, tous deux perturbés par un amour contrarié. Le principal décor consiste en un camion installé sur scène, qui a une fonction polyvalente. Servant tour à tour de pavillon, de bateau, de studio ou de plateau de théâtre, il fonctionne comme la table et les chaises utilisées traditionnellement dans les représentations de kunqu. Les rêves du jeune lettré sont matérialisés par des jeux de marionnettes, exagérés et parodiques, qui renforce le suspense et l’inquiétude du spectateur sur la santé mentale du personnage.

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Fig. 5 : Lettre d’amour, 1/2 Q Theatre, 2005.

Un autre spectacle a permis de rendre le kunqu plus populaire auprès d’un public jeune. Il s’agit de la version « jeunesse » du Pavillon aux pivoines créée en 2004 (Fig. 6), à Taïwan, sous l’égide de l’écrivain Bai Xianyong. Dans cette histoire d’amour, les deux personnages principaux sont interprétés par deux jeunes acteurs de moins de 30 ans issus de l’Opéra du Kunqu de Suzhou, à savoir Yu Jiulin 俞玖林 (1978-) et Shen Fengying 沈豐英 (1979-). Cette idée innovante a réussi à attirer des spectateurs jeunes qui ne connaissaient pas le kunqu et qui ont pu s’identifier facilement aux personnages-acteurs de leur âge. Dans le monde sinophone aussi bien que dans les pays étrangers, cette version « jeunesse » du Pavillon aux pivoines continue à intéresser les spectateurs.

3. Exportations En 2001, le kunqu a été inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel

de l’humanité de l’UNESCO. Cette reconnaissance peut sembler un peu tardive, sachant que cet art s’est exporté à l’étranger depuis les années 1980. Sous la direction de l’actrice Zhang Jiqing 張繼青 (1939-), l’Opéra du Kunqu de Suzhou a présenté aux spectateurs italiens, berlinois et parisiens des pièces classiques comme Le Pavillon aux pivoines. À la même époque, des traductions (partielles) de cette pièce voient le jour. Les extraits traduits par Jacques Dars (1937-2010) en 1986, pour le Festival d’automne, en sont un exemple. En 1994, Hua Wenyi, en collaboration avec la troupe taïwanaise Lanting, assure le rôle de Du Liniang sur la scène du Rond-Point à Paris. Le metteur en scène américain Peter Sellars (1957-) crée quant à lui en 1998, sur la scène de Bobigny, un opéra

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inspiré du Pavillon aux pivoines. L’année suivante, la version de Chen Shizheng est montée à la Villette à Paris. Jusqu’à la fin du XXe siècle, Le Pavillon aux pivoines est la seule œuvre de kunqu connue du public français.

Fig. 6 : Le Pavillon aux pivoines, version « jeunesse », 2004.

Au XXIe siècle, le public français peut, grâce au Festival des opéras chinois organisé par le Centre culturel de la Chine à Paris, découvrir d’autres pièces de kunqu, telles que Le Serpent blanc (Baishe zhuan 白蛇傳, 2007,), l’histoire d’un général brillant mais jaloux dans Gongsun Zidu 公孫子都 (2009) (Fig. 7), et Trois Rêve de la vie flottante (Fusheng san meng 浮生三夢, 2009). Le Pavillon aux pivoines demeure populaire. La troupe de l’Opéra de Pékin et du Kunqu de Hong Kong, ainsi que l’Opéra du Kunqu de Shanghai, ont donné des représentations de cette pièce respectivement en 2009 et 2011. En outre, un film adapté du Rêve du Pavillon rouge (Honglou meng 紅樓夢) a été projeté à la Salle Wagram de Paris à l’occasion d’une exposition sur le kunqu. En 2013, le

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Théâtre du Châtelet présente une co-production sino-japonaise du Pavillons aux pivoines. Le rôle principal est assuré par l’acteur de kabuki Bando Tamasaburo 坂東玉三郎 (1950-).

Fig. 7 : Gongsun Zidu, tournée à Paris en 2009 4. Sous-titres La langue littéraire utilisée dans le kunqu est différente, tant dans la structure

que dans la prononciation, de la langue parlée de la vie quotidienne. Même pour les spectateurs sinophones d’aujourd’hui, les sous-titres sont indispensables. Lors des représentations, sont sous et surtitrées non seulement la partie du chant mais aussi celle des dialogues.

Mais les sous-titres ou surtitres destinés à la représentation ne correspondent pas toujours aux traductions publiées. Si la traduction publiée s’attache à rester fidèle au texte original, le sous ou surtitre a pour contrainte de rendre la pièce compréhensible et accessible en un temps donné. Par exemple, les sous-titres traduits par Sylvie Durastanti pour Le Pavillon aux pivoines (Châtelet, 2013) ne sont pas directement tirés de la traduction d’André Lévy, qui est la version la plus connue des lecteurs français. Quelques chercheurs se sont penchés sur cette problématique de la traduction des textes du kunqu pour les sous-titres3.

3 Jessica Yeung, « The Cultural Politics of Translating Kunqu, the National Heritage », in Luo Xuanmin, He Yuanjian (dir.), Translating China, Bristole (Royaume-Uni), Multilingual Matters Publishings, 2009, p. 95-109.

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IV. Les conditions de la représentation 1. Le public : la redécouverte d’un trésor par les jeunes Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes spectateurs ont déjà entendu parler du

kunqu. La plupart d’entre eux sont étudiants à l’université. Des conférences et séminaires sur le kunqu se tiennent sur les campus de Taïwan, de Hong Kong (« Projet de recherches et de promotion du kunqu », Chinese University of Hong Kong, 2012- ) et de Chine (séminaires et ateliers dans le cadre du « Projet de l’héritage et de la diffusion du kunqu », Institut de recherche sur l’industrie culturelle de l’Université de Pékin, 2009- ). Les intervenants sont des professeurs d’université, des artistes, des écrivains et des chercheurs.

Prenons pour exemple les 17 séances du cours de vulgarisation intitulé « Nouvelle esthétique du kunqu », donné à la National Taiwan University de février à juin 2011 : (1) Le kunqu rajeuni : la création de la version de « jeunesse » du Pavillon aux pivoines et du Récit de l’épingle de jade ; (2) Aperçu de l’histoire du kunqu ; (3) Tang Xianzu et Le Pavillon aux pivoines ; (4) Le remaniement du texte du Pavillon aux pivoines et du Récit de l’épingle de jade ; (5) Le kunqu et la littérature chinoise ; (6) Les pensées confucéenne, bouddhiste et taoïste dans Le Pavillon aux pivoines et Le Récit de l’épingle de jade ; (7) La formation de l’acteur et les catégories de personnage ; (8) Les costumes du kunqu ; (9) La chorégraphie du kunqu ; (10) La scénographie du kunqu ; (11) La musique et la pratique du chant ; (12) L’art de la calligraphie chinoise dans le kunqu ; (13) Comment les maîtres forment les jeunes acteurs ; (14) Comment les maîtres forment les jeunes actrices ; (15) L’artisanat du kunqu ; (16) La mise en scène du kunqu d’aujourd’hui ; (17) Nouvelle esthétique du kunqu : de la théorie à la pratique.

Les sujets des cours sont très variés et permettent non seulement aux jeunes étudiants mais aussi à un public plus large de connaître le kunqu. En effet, toutes les séances du séminaire ont été diffusées en direct sur le site internet de l’université et peuvent être regardées en différé sur des sites accessibles à tous comme YouTube. Ainsi, la collaboration multilatérale dans l’enseignement supérieur, les efforts des artistes et la diffusion par les médias numériques contribuent à la redécouverte de cet art ancien.

2. Fonction de la représentation : vers une industrie culturelle ? La qualité du kunqu en fait un art « haut de gamme » au XXIe siècle.

Certaines productions et représentations mettent en valeur la finesse du kunqu, en espérant rétablir chez le public un goût classique et raffiné quelque peu perdu dans la Chine contemporaine. Par exemple, des représentations de kunqu sont régulièrement données au Huangjia liangcang 皇家糧倉 de Pékin, ancienne halle aux riz de l’empereur datant de 1409 et rénovée en 2007. Dans cet espace multifonction, une salle intime – de 58 places seulement – aménagée en bois de laurier précieux, accueille des spectateurs qui peuvent assister à une représentation de kunqu et déguster dans la même soirée un repas chinois. Le

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dîner appelé « festin des pivoines » commence à 18 h et se termine à 19 h 30 ; il est suivi de la représentation du Pavillon aux pivoines, de 19 h 30 à 21 h. Le prix relativement élevé des places, de 380 à 1980 RMB (de 45 à 235 euros) ne l’empêche pas d’être un des endroits de divertissement les plus populaires de la capitale chinoise. Jusqu’à présent, plus de 400 représentations de kunqu ont été données dans cette salle. La version dite de la « halle aux riz » du Pavillon aux pivoines est synonyme de luxe.

3. Les troupes professionnelles : les bases de l’avenir du kunqu La nouvelle popularité du kunqu en ce début du XXIe siècle pourrait se

révéler éphémère. L’avenir du kunqu repose sur les troupes et artistes professionnels. Actuellement, sept troupes professionnelles se trouvent en Chine : l’Opéra du Kunqu du Nord 北方崑劇劇院 (Pékin), la Troupe du Kunqu de Shanghai 上海崑劇團 (Shanghai), l’Opéra du Kunqu de la province de Jiangsu 江蘇省演藝集團崑劇院 (Nankin), l’Opéra du Kunqu de la ville de Suzhou 江蘇省蘇州崑劇院 (Suzhou), la Troupe du Kunqu de Zhejiang 浙江崑

劇團 (Hangzhou), la Troupe du Kunqu de Yongjia 永嘉崑劇團 (Wenzhou), l’Opéra du Kunqu de la province de Hunan 湖南省崑劇團 (Chenzhou). Parmi ces troupes publiques, celle de Zhejiang, fondée en 1955, est la première troupe chinoise de kunqu financée par l’État. C’est elle qui a créé Les Quinze sapèques la même année.

En ce qui concerne l’organisation des troupes, environ une centaine d’artistes sont employés par chaque troupe. Les acteurs sont classés en fonction de leur niveau artistique. Le grade de l’acteur, qualifié par l’État, définit son statut et sa rémunération. Prenons pour exemple la troupe de Shanghai. 124 personnes (artistes et administration) y sont employées, dont 12 artistes de premier rang, 30 de deuxième rang et 54 de troisième rang.

De nouvelles troupes apparaissent qui se consacrent partiellement au kunqu. La troupe de Jeunesse de l’Opéra de Pékin et du Kunqu de Shanghai 上海青年

京崑劇團, fondée en 2006 et attachée à l’Académie de Théâtre de Shanghai 上海戲劇學院, est composé d’acteurs de 22 ans en moyenne.

À la différence des troupes de la Chine continentale, les troupes de kunqu à Hong Kong et à Taïwan ne sont pas des organismes publics. Financées seulement en partie par les gouvernements, la majorité de leurs revenus viennent de la vente des places et du mécénat. Le Théâtre de l’Opéra de Pékin et du Kunqu 京崑劇場 de Hong Kong, seule troupe professionnelle de kunqu, est fondé en 1986. À Taïwan, cinq troupes de kunqu sont installées à Taipei. Il s’agit de la Société de musique de Shuimo 水磨曲集, de la troupe Sizhu de l’Opéra de Pékin et du Kunqu 絲竹京崑劇團, de la troupe du Kunqu de Lanting 蘭亭崑劇團, de la troupe du Kunqu de Taipei 臺北崑劇團et de la troupe du Kunqu de Taïwan 臺灣崑劇團 (dit Taikun).

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De plus en plus d’échanges et de collaborations se produisent entre les artistes des deux côtés du détroit de Formose. En 2013, les troupes Taikun et de Zhejiang coproduisent une nouvelle pièce intitulée Fanli et Xishi 范蠡與西施. Cette histoire d’amour dont l’héroïne est envoyée en territoire ennemi par son officier bien-aimé a inspiré la création de En lavant la gaze (Huan shau ji 浣紗

記), première pièce d’opéra jouée sous forme de kunqu. Après six cents ans d’existence, le kunqu continue à nourrir l’opéra chinois de notre époque.

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Références bibliographiques

Traductions françaises de textes de kunqu : KONG Shangren, 2004, Taohua Shan 桃花扇 (extrait), traduit par Jacques

Pimpaneau, sous le titre L’Éventail aux fleurs de pêcher, in Anthologie de la littérature chinoise classique, Paris, éd. Philippe Picquier, p. 911-918.

TANG Xianzu, 1999, Mudan ting 牡丹亭, traduit par André Lévy, sous le titre Le Pavillon aux pivoines, Paris, éd. MF et Festival d’automne de Paris.

TANG Xianzu, 2007, Handan ji 邯鄲記, traduit par André Lévy, sous le titre L’Oreiller magique, Paris, éd. MF, collection « Frictions ».

Études consacrées au kunqu (en français et en anglais) :

FÉGLY Jean-Marie, 1986, Théâtre chinois : survivance, développement et activités du Kunju au XXe siècle, thèse de doctorat, Université Paris VII.

FÉGLY Jean-Marie, 2010, « Le Centre d’étude du kunqu à Suzhou en 1921 », in Françoise Quillet (dir.), Les écritures textuelles des théâtres d’Asie : Inde, Chine, Japon, Besançon, P.U. de Franche-Comté, p. 187-197.

HUNG Wei-Chu, 2010, « Brève histoire du Kunqu », in Françoise Quillet (dir.), Les écritures textuelles des théâtres d’Asie : Inde, Chine, Japon, Besançon, P.U. de Franche-Comté, p. 179-186. LI Xiao, 2005, Chinese Kunqu Opera, San Francisco, Long River Press.

LIU Marjory Bang-Ray, 1976, Tradition and Change in Kunqu Opera, Los Angeles, University of California, thèse de doctorat.

PICARD François, 2010, « La musicalité du kunju », in Françoise Quillet (dir.), Les écritures textuelles des théâtres d’Asie : Inde, Chine, Japon, Besançon, P.U. de Franche-Comté, p. 199-218.

PIMPANEAU, Jacques, 1983, Promenade au jardin des poiriers, l’opéra chinois classique, Paris, Musée Kwok On, p. 55-58, 106-100.

QUILLET Françoise, 2010, « Scène de séduction et discours amoureux dans La Fleur bénéfique, pièce de Kathakali, et Le Pavillon aux pivoines, pièce de Kunqu », in Françoise Quillet (dir.), Les écritures textuelles des théâtres d’Asie : Inde, Chine, Japon, P.U. de Franche-Comté, 2010, p. 219-236.

TSIANG Un-Kai, 1932, K’ouen K’iu, Paris, E. Leroux.

Crédits photographiques Fig. 1 : © Troupe du Kunqu de Zhejiang [Zhejiang Kunju Tuan] Fig. 2 : © Studio de Cinéma de Pékin [Beijing Dianying Zhipianchang] Fig. 3 : © Musée du Kunqu de la Chine, à Suzhou [Suzhou Kunqu Bowuguan] Fig. 4 : © Musée du Théâtre de la ville de Tianjin [Tianjin Xiju Bowuguan] Fig. 5 : © 1/2 Q Theatre [Erfenzhiyi Kunju Tuan] Fig. 6 : © Opéra du Kunqu de la ville de Suzhou [Suzhou Kunju Yuan] Fig. 7 : © Troupe du Kunqu de Zhejiang [Zhejiang Kunju Tuan]