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Slim ABOU (1928-) anthropologue, recteur mrite, Universit
Saint-Joseph, Beyrouth, Liban,
titulaire de la Chaire Louis D. - Institut de France
d'anthropologie interculturelle.
(2003)
LES LIBERTS. Discours annuels du Recteur de lUniversit
Saint-Joseph
de 1996 2003.
Un document produit en version numrique par Rjeanne Toussaint,
ouvrire bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 2
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SOCIALES.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 3
Cette dition lectronique a t ralise par Rjeanne Toussaint,
bnvole, Courriel: [email protected], partir de :
Slim ABOU, s.j. (1928-) LES LIBERTS. Discours annuels du Recteur
de lUniversit Saint-Joseph de 1996 2003. Beyrouth : Les Presses de
lUniversit Saint-Joseph, 2003, 202 pp. Collec-
tion : Anthropologie politique. [Autorisation formelle accorde
par lauteur le 12 avril 2011 de diffuser le
texte de cette confrence ainsi que plusieurs livres dans Les
Classiques des scien-ces sociales.]
Courriel : [email protected]
Polices de caractres utilise : Times New Roman, 12 points.
dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft
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US, 8.5 x 11. dition numrique ralise le 15 mars 2012 Chicoutimi,
Ville de Saguenay, Qubec.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 4
Sous la direction de
Slim ABOU et Joseph Mala
LES LIBERTS. Discours annuels du Recteur
de lUniversit Saint-Joseph de 1996 2003.
Beyrouth : Les Presses de lUniversit Saint-Joseph, 2003, 202 pp.
Collec-tion : Anthropologie politique.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 5
Du mme auteur Enqutes sur les langues en usage au Liban.
Beyrouth, collection Recherches , Institut des Lettres Orientales
1961,
T. XXI, 138 p. Le Bilinguisme arabe-franais au Liban. (Essai
d'anthropologie culturelle). Paris, Presses Universitaires de
France 1962, 502 p. Liban dracin. Immigrs dans l'autre Amrique.
Paris, collection Terre Humaine . Plon 1978, 664 p. Bchir Gemayel
ou l'esprit d'un peuple. Paris, ditions Anthropos 1984, 461 p.
Retour au Paran. Chronique de deux villages guaranis. Paris,
Pluriel-Intervention , Hachette 1993, 379 p. La Rpublique jsuite
des Guaranis. Paris, Perrin/ditions Unesco 1995, 160 p. L'identit
culturelle suivi des Cultures et droits de l'homme. Beyrouth,
Perrin/Presses de l'Universit Saint-Joseph, 2002, 410 p.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 6
[2] Selim Abou est n en 1928. En 1946, il
entre chez les Jsuites. Docteur s-lettres en 1961, Doyen de la
Facult des lettres et des sciences humaines de l'Universit
Saint-Joseph de Beyrouth de 1977 1992, Recteur de l'Universit
Saint-Joseph de 1995 2003. Slim Abou est philosophe et
anthropolo-gue. Il est directeur des Presses de l'Univer-sit
Saint-Joseph et titulaire de la Chaire Louis D. - Institut de
France d'anthropo-logie interculturelle.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 7
[202]
Table des matires Avertissement 1. Les paradoxes de l'Universit,
19 mars 1996. [7] II. Les dfis de l'Universit, 19 mars 1997. [31]
III. Les tches de l'Universit, 19 mars 1998. [51] IV. Les apports
de l'Universit, 19 mars 1999. [75] V. L'USJ 125 ans aprs : les dfis
et l'espoir, 24 juin 2000. [101] VI. Les veilles de l'Universit, 19
mars 2001. [125] VII. Les colres de l'Universit, 19 mars 2002.
[153] VIII. Les rsistances de l'Universit, 19 mars 2003. [177]
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 8
[5]
LES LIBERTS.
Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996
2003.
AVERTISSEMENT
Retour la table des matires
Les allocutions rassembles dans ce livre ont t publies sparment,
chacu-ne en son temps, sous la forme de fascicules bilingues. les
regrouper par ordre chronologique dans un mme recueil, on saisit
mieux l'volution du discours et les mandres de la ralit sociale,
culturelle et politique dont il essaie de rendre compte dans une
perspective critique.
Toutes ces allocutions ont t prononces le 19 mars l'occasion de
la fte pa-tronale de l'Universit Saint-Joseph, hormis celle de l'an
2000, prononce le 24 juin lors de la clture du 125e anniversaire de
l'Universit. Une constante les par-court toutes : la dfense des
liberts, aux plans acadmique, socioculturel et poli-tique.
S.A.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 9
[7]
LES LIBERTS.
Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996
2003.
I
Les paradoxes de lUniversit
19 mars 1996
Allocution du Recteur de l'Universit Saint-Joseph l'occasion de
la fte patronale, en pr-sence des enseignants et de reprsentants du
per-sonnel, des tudiants et des Anciens
Retour la table des matires
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 10
[9]
Le 30 avril 1950, dans un article intitul Au service du Liban :
les 75 ans de l'Universit Saint-Joseph , l'ditorialiste du
quotidien LOrient crivait : Ce serait sans doute une stupidit de
dire qu'il n'y aurait pas eu un Liban sans l'Uni-versit
Saint-Joseph ; mais il nous serait peu prs impossible d'imaginer
quelle aurait pu tre l'autre figure de notre destin, si une dizaine
de prtres franais, il y a soixante-quinze ans, n'avaient dbarqu sur
ce littoral de la Turquie d'Asie (...) Pouvaient-ils pressentir ici
l'extraordinaire aventure ? Et quand ils obtenaient d'un vali
ottoman l'autorisation de fonder le collge de Beyrouth,
voyaient-ils dj le droulement prcipit qui devait faire de ce petit
rocher libanais l'un des centres spirituels - et politiques - du
monde ? C'est eux que devait choir l'honneur de forger l'lment de
cet extraordinaire destin. Ce fut d'abord une trs petite maison,
mais qu'habitait une trs grande ide. Puis la maison, avec l'ide, a
grandi. Et c'est finalement toute l'histoire de notre renaissance
intellectuelle et nationale, que celle du dveloppement de ce collge
qui, en moins de cinquante ans, devait avoir comme dpendances trois
facults, leurs instituts, leurs laboratoires et leurs bi-bliothques
.
Depuis 1950, la petite maison n'a cess de grandir, puisque
l'Universit Saint-Joseph - d'abord dtache du collge, puis devenue
une universit libanaise prive - [10] compte aujourd'hui neuf
Facults et dix-sept Instituts, avec leurs laboratoires, leurs
centres et leurs bibliothques ; puisque ses enseignements se sont
considrablement diversifis et qu'elle en assure un certain nombre
dans les rgions priphriques du Nord, du Sud et de la Bkaa ;
puisqu'enfin, aussi bien dans le domaine de l'enseignement que dans
celui de la recherche, elle a dvelop-p un important rseau de
coopration internationale avec les universits franco-phones et les
universits arabes. Quant la grande ide qui animait nagure la petite
maison , elle est reste la mme. En effet, aujourd'hui comme par le
pas-
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 11
s, l'Universit Saint-Joseph s'efforce d'atteindre le triple
objectif qui dfinit sa mission : assurer ses tudiants une formation
intellectuelle, scientifique et tech-nique qui leur permette de se
distinguer sur le march du travail ; les prparer assumer les
composantes culturelles de leur identit nationale complexe, une
dans sa diversit ; les initier au discernement des valeurs et leur
valuation constante en fonction de l'minente dignit de la personne
humaine. Je viens de nommer les trois fonctions - pdagogique,
politique, thique - de toute universit qui mrite ce nom.
Mais face aux mutations multiformes qui affectent les socits
industrielles avances et se rpercutent sur le reste du monde, ces
trois fonctions doivent au-jourd'hui tre redfinies. Elles se
prsentent sous la forme d'un triple paradoxe que l'universit est
appele rsoudre par des valuations permanentes et des ajuste-ments
rpts, jamais achevs. Au plan pdagogique, elle est tenue de trouver
un juste milieu entre l'adaptation aux besoins de la socit, que ses
diplms sont censs satisfaire, et une marginalit essentielle qui lui
permette de sauvegarder son autonomie acadmique pour assurer ses
tudiants une formation intgrale ; au plan politique, elle est
constamment tiraille entre la ncessit d'un enracine-ment dans la
[11] ralit culturelle de la nation qu'elle dessert et celle d'une
dis-tanciation qui prpare ses tudiants dpasser les limites troites
de leur identit nationale pour construire leur identit humaine ; au
plan thique, elle est sans cesse tendue entre le devoir d'enseigner
le respect des valeurs particulires, pro-pres aux groupes qui
composent la nation, et celui d'en proposer l'valuation criti-que
en fonction des valeurs universelles issues de l'humanit de
l'homme. Tels sont les paradoxes de l'universit , dont je voudrais
vous entretenir aujourd'hui.
Adaptation et marginalit
Le premier paradoxe a trait au degr d'adaptation de l'universit
aux demandes de la socit. Nul ne doute que le souci le plus immdiat
d'une universit, quelle qu'elle soit, est de se mettre l'coute de
la socit dans laquelle elle est implan-te, d'adapter ses
enseignements aux besoins des diverses entreprises qui structu-rent
cette socit et d'assurer ainsi ses diplms des dbouchs
professionnels sur le march du travail. Dans la mme perspective,
elle se proccupe de mettre
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 12
jour les connaissances de ses anciens tudiants et des autres
professionnels qui le dsirent, en organisant leur intention des
sessions de formation continue ; elle demeure en contact avec
nombre d'entreprises, en signant avec elles des contrats de
recherche ou de dveloppement ; elle aiguise sa comptitivit en
veillant la qualit de ses enseignements et de ses recherches et en
tendant le rseau de ses relations internationales. C'est ces
conditions qu'elle acquiert la considration et l'estime de la socit
qui la reconnat au titre de son utilit.
Mais si les statistiques du march de l'emploi constituent un
critre dtermi-nant pour mesurer l'utilit d'une [12] universit,
elles ne le sont gure pour valuer sa politique pdagogique. Le but
immdiat des tudes est sans doute de procurer un mtier, mais il
n'puise pas la finalit de l'universit. Celle-ci recoupe en partie
la finalit de la socit, mais elle ne concide pas avec elle, elle la
dborde de tou-tes parts. La finalit de la socit est essentiellement
techno-conomique. Or, comme le constate un penseur contemporain,
l'insertion techno-conomique de l'individu requiert l'actualisation
de certaines de ses potentialits, mais demeure indiffrente son
dveloppement gnral. Lide de limiter les connaissances celles qui
seront effectivement mises en pratique est, dit-il, criminelle
(...). Crimi-nelle parce qu'elle signifie pour l'individu l'arrt de
son dveloppement potentiel, la rduction dlibre de son tre la
condition de rouage du dispositif techno-conomique 1.
Luniversit n'entend pas prparer ses tudiants devenir de simples
rouages du systme social, mais des lments moteurs susceptibles de
le transformer. Elle ne se contente donc pas de placer chacun dans
la condition de remplir une fonc-tion dans la socit et ainsi de se
pourvoir d'un mtier , elle vise lui permettre de mettre en uvre
l'ensemble de ses dons et capacits de faon raliser son individualit
propre 2. C'est dire que, au-del de sa comptence, elle cherche
promouvoir sa crativit. Or notre monde complexe requiert une
nouvelle sorte de crativit intellectuelle. cet gard nombre
d'observateurs ont constat que la vieille opposition entre
formation scientifique et formation littraire tend aujour-d'hui
perdre de sa pertinence. Dans les secteurs de pointe des socits
moder-nes, crit l'un d'eux, on ressent le besoin d'hommes qualifis
professionnellement
1 Michel HENRY, La barbarie, Paris, Bernard Grasset, p. 212. 2
Ibid., p. 213.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 13
et ayant une culture humaniste, capables d'une approche
pluridisciplinaire int-grant [13] des connaissances scientifiques,
littraires et philosophiques, des hom-mes hautement estims pour des
tches de dcision, de travail en groupe, capables d'une valuation
d'ensemble des problmes et de crativit 3.
Cela ne signifie certes pas qu'il faille doter l'tudiant d'un
savoir encyclopdi-que, mais l'aider dvelopper une capacit
personnelle de synthse pour savoir se situer professionnellement et
personnellement dans un monde marqu par l'explo-sion scientifique
et technologique, la fragmentation des sciences et des
discipli-nes, la mondialisation de l'information. Dans cette
perspective, l'universit doit s'efforcer d'ouvrir l'tudiant
d'autres domaines du savoir que le sien propre afin qu'il sache
relativiser la porte sociale et humaine de sa spcialit ; elle doit
l'exercer la comparaison diffrentielle des diverses branches du
savoir, la comprhension de leurs vises respectives et l'valuation
de leurs contributions, partielles et complmentaires, la
connaissance de la condition humaine. Elle doit enfin le conduire
cette vidence que les sciences, dans leur diversit et leur tota-lit
- mathmatique, informatique, sciences physiques, sciences
biologiques, sciences mdicales, sciences de l'ingnieur, sciences
humaines, sciences sociales - convergent sans doute vers une
connaissance toujours croissante des conditions de la vie humaine,
mais ne disent et ne diront jamais rien ni du sens de la vie ni du
destin de l'homme. Il n'y a qu'un problme, disait Saint-Exupry, un
seul de par le monde, rendre aux hommes une signification
spirituelle 4.
[14]
Conduire l'tudiant jusqu' cette vidence, c'est l'veiller la
ncessit de donner un sens sa vie personnelle et professionnelle et
d'orienter toutes ses acti-vits en fonction de ce sens. C'est dire
qu'en ultime instance la tche de l'universi-t est de rvler
l'tudiant les dimensions de sa libert, l'tendue de sa
responsa-bilit, les champs d'application de sa volont. C'est dans
cette tche que consiste, proprement parler, l'ducation humaniste.
Or cette tche, l'universit ne peut s'en acquitter correctement que
si elle dispose d'une importante marge de manuvre
3 Herv CARRIER, Modles culturels de l'universit , in ducation
sj, 1995, n 2, p. 13.
[Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales.
JMT.] 4 Cit par Justin THORENS, in Association Internationale des
Universits, Universalit,
diversit, interdpendance : la mission de l'universit, Rapport de
la neuvime confrence gnrale, Helsinki, 5-11 aot 1990, p. 13.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 14
par rapport aux sollicitations de la socit. Cette marginalit
essentielle est l'ori-gine mme de l'universit. En effet celle-ci a
t cre en Europe, au Moyen-ge, pour accomplir une tche spcifique -
l'ducation humaniste prcisment - qu'au-cune autre institution
sociale ne peut mener bien : aussi convenait-il qu'elle pt jouir
d'une vritable libert par rapport la socit, et mme par rapport
l'tat qui l'avait fonde. Ce qui tait vrai au Moyen-ge, le demeure
en principe au-jourd'hui, mme si, de nos jours, la libert acadmique
doit tre redfinie dans le contexte d'une intgration plus troite de
l'universit avec les forces conomiques, le march du travail et les
programmes de dveloppement 5 et la politique du-cative de l'tat.
Luniversit n'est universit - universitas, foyer d'humanisme - que
si elle demeure le lieu de l'autonomie acadmique, de la recherche
dsintres-se, de la rflexion critique, du dveloppement des esprits,
bref un espace de li-bert cratrice et d'mancipation sociale. Aussi
est-il vital pour elle de rester vigi-lante pour rsister, d'une
part aux tentatives de mainmise de l'tat, d'autre part aux
pressions croissantes du march.
LUniversit Saint-Joseph est consciente de toutes ces
implications. Il n'est pas une Facult, un Institut, une cole, [15]
qui n'ait le souci de fournir ses tu-diants et tudiantes cette
formation professionnelle et personnelle dont je viens d'noncer les
principes. Mais les intentions sont parfois mises en chec par une
conception trop rigide et de la hirarchie acadmique et des
programmes d'tudes.
Lvaluation externe de certaines de nos Facults a mis en vidence
la nces-sit d'adopter, cet gard, un certain nombre de mesures, dj
appliques dans les grandes universits d'Europe. Au point de vue de
la hirarchie acadmique, il im-porte, d'une part que les enseignants
et le personnel administratif constituent une communaut pdagogique
pntre du sens et de la porte de sa mission, d'autre part qu'ils
intensifient leurs contacts avec les tudiants, qu'ils se mettent
davantage leur coute, en tenant compte de la diffrence de
sensibilit qui caractrise leur gnration, qu'ils les associent
enfin, sinon la dcision, du moins une consulta-tion largie.
Au point de vue des programmes, les conseils sont diversifis,
mais conver-gent tous vers un mme but : le dcloisonnement des
disciplines et l'allgement des cursus. Un colloque sur les missions
de l'universit , organis par l'Asso-
5 Herv CARRIER, op. cit., p. 13.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 15
ciation Internationale des Universits, reconnaissait, dj en
1990, la ncessit : d'une raction nergique contre les excs de la
spcialisation ; d'un dialogue entre les disciplines et
sous-disciplines, voire du rtablissement de l'unit de cer-taines
disciplines ; de l'allgement des cursus, c'est--dire d'une
concentration sur l'essentiel qui donnerait loisir l'tudiant de
goter, au gr de ses intrts, quel-que tude de porte gnrale ; d'un
effort de recherche innovateur, voire ds-tabilisant, la rupture
(pouvant) devenir un fait de culture 6. C'est ce prix, ajou-tait le
rapporteur, que les tches propres toute universit [16] auront une
signifi-cation culturelle, c'est--dire contribueront, dans le pays
concern, tout la fois la critique et la promotion de la culture
locale.
Enracinement et distanciation
Le deuxime paradoxe concerne prcisment le rapport de l'universit
avec la culture du pays o elle est situe. Luniversit n'est pas une
entit abstraite, indif-frente au contexte socio-culturel dans
lequel elle se situe. Elle est enracine dans une socit donne et en
partage la culture. La culture, au sens anthropologique du mot, est
coextensive la socit, bien qu'elle s'en distingue. En termes
simples, on peut dire que si la socit est la totalit des individus
qui vivent ensemble, la culture est la manire dont ils vivent. En
termes plus prcis, elle est l'ensemble des modles de comportement,
de pense et de sensibilit qui structurent les acti-vits de l'homme
dans ses rapports avec la nature, la socit et l'absolu. Au-del de
la transmission du savoir, l'universit a une responsabilit
culturelle vidente. Tout comme elle aide l'tudiant acqurir et
dvelopper son identit profession-nelle, elle est appele lui
faciliter l'apprentissage de son identit culturelle ; ce qui
suppose qu'elle a une vision consciente et lucide de la culture du
pays qui, collectivement, est vcue par les usagers de manire
inconsciente l'instar d'un ensemble d'habitudes acquises.
La culture nationale est partout aujourd'hui un phnomne social
et politique minemment complexe. Elle l'est, par dfinition, dans
les deux Amriques et l'Australie, dont la population est issue
d'immigrants venus des quatre coins du
6 Augustin MACHERET, in Association Internationale des
Universits, op. cit., p. 93.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 16
monde et de leurs descendants ; elle l'est dans les pays
d'Afrique et d'Asie et ceux de l'Europe orientale, originairement
constitus de divers groupes ethniques ; elle l'est enfin dans les
pays d'Europe occidentale qui, sous l'effet [17] d'une immigra-tion
massive d'lments allognes, se voient dpouills de l'homognit
culturel-le relative qui leur servait de rfrence identitaire.
Partout, au sein de la mme collectivit nationale, les modles de
comportement, de pense et de sensibilit sont diversifis. Lidentit
culturelle globale de la nation ne peut tre conue que comme le
processus dynamique d'opposition, de rencontre et d'interaction
d'iden-tits particulires, dont certaines dominantes, qu'il convient
de dfinir et de situer.
Vue de l'extrieur, l'identit culturelle d'un pays donn apparat
comme un phnomne collectif qui se laisse lire trois niveaux
diffrents, dfinis par autant d'entits culturelles distinctes : elle
est allgeance au patrimoine culturel d'un groupe ethnique insr dans
la nation, l'hritage culturel de la nation en tant que telle, aux
traits culturels communs un ensemble supranational, et chacune de
ces entits est productrice de modles de comportement, de pense et
de sensibilit spcifiques. Mais si la conscience collective
conditionne les consciences indivi-duelles, elle n'existe
concrtement qu'intriorise et reconditionne par elles. Or l'identit
culturelle globale de l'individu se prsente comme une constellation
mo-bile d'identits particulires, qui sont autant d'identifications
aux instances cultu-relles auxquelles il est li. Ainsi, par
exemple, un Canadien franais peut conju-guer trois niveaux
d'identification : il est qubcois ou acadien, canadien,
nord-amricain. Le Franais peut se prvaloir de deux ou trois
identits : il est franais et europen, ou breton, franais et europen
; et, dans un cas comme dans l'autre, chacune de ces
identifications est porteuse de modles culturels spcifiques, en
constante interaction les uns avec les autres.
Le cas du Liban est plus complexe. Il ne suffit pas de dire que
l'identit cultu-relle du Liban n'est pas celle de lgypte, de la
Jordanie ou de la Syrie, ce qui est une vidence. Il faut pouvoir
l'analyser telle qu'elle est vcue par le [18] Libanais. Or celui-ci
se rfre ncessairement quatre niveaux d'identification. Il est et se
veut libanais, partageant les traits culturels communs tous ses
concitoyens. Mais il n'est libanais qu'en tant que chrtien ou
musulman, car la religion est ici un fac-teur d'ethnicit producteur
de modles culturels, comme la langue l'est ailleurs, que l'individu
concern soit croyant ou non. Ce n'est pas tout : il ne s'identifie
aux traditions chrtiennes ou islamiques qu' travers sa communaut
rituelle qui
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 17
fonctionne comme un groupe ethno-culturel restreint : le chrtien
est maronite, grec orthodoxe, melkite, armnien, syriaque, latin,
etc. Le musulman est sunnite, chiite ou druze. l'autre extrme,
suivant qu'il est musulman ou chrtien, il mani-feste une prfrence
pour le monde culturel arabe ou le monde culturel occidental. Dans
la vie de tous les jours, le Libanais s'identifie spontanment par
l'une ou l'autre de ces quatre appartenances et les modles qu'elle
mobilise, suivant la si-tuation laquelle il doit faire face ici et
maintenant. Cela ne signifie pas que ces appartenances ont, de soi,
la mme densit ou la mme signification culturelle, mais simplement
que l'individu les ngocie, consciemment ou inconsciemment, en
fonction de leurs rentabilit relative dans une situation donne.
Ce qu'il importe de noter enfin, c'est que ces composantes de
l'identit libanai-se sont, depuis des sicles, en interaction
constante et n'ont cess de scrter des modles culturels communs
tous, si bien que la culture libanaise est lire au confluent des
apports diffrencis des diverses communauts. Il n'est pas besoin de
beaucoup de perspicacit pour constater que le chrtien libanais le
plus occi-dentalis demeure diffrent du chrtien occidental et que le
musulman libanais le plus arabe se distingue, qu'il le veuille ou
non, de ses coreligionnaires des autres pays arabes. Cette
diffrence spcifique du Libanais se laisse percevoir prcis-ment au
niveau des modles de comportement, [19] de pense et de sensibilit
communs tous les citoyens, parce qu'issus du brassage interculturel
et du pro-cessus d'acculturation rciproque que ce brassage
signifie.
* * *
Que la complexit de la culture libanaise et de la difficile
identit nationale qu'elle gnre ait quelque chose de dstabilisateur
ou d'angoissant, voil qui est certain. Pour l'luder, le discours
officiel tend se rfugier dans le mythe scuri-sant de
l'indiffrenciation originaire : il cherche occulter les diffrences
en exal-tant l'ide d'une identit culturellement homogne ou
monochrome, qui n'existe nulle part au Liban et gure ailleurs. Ce
discours peut tre de bonne foi mais pas-siste, se rfrant l'idologie
nationaliste du XIXe sicle europen, qui dfinis-sait la, nation par
l'unicit du peuple, de la langue et de la religion. Il peut tre
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 18
pervers, s'il appelle la rpression des diffrences culturelles
propres aux diverses communauts qui composent la nation. Un exemple
suffira en illustrer l'ambi-gut.
Le document de l'entente nationale dclare que le Liban est
d'identit et d'appartenance arabes . Il l'est assurment dans ce
sens o il est parti intgrante d'une aire go-politique arabe. Il est
arabe, comme la France, l'Angleterre, l'Alle-magne ou les Pays-Bas
sont des pays europens, et l'on peut, dans ces limites, parler de
l'identit arabe du Liban comme on parle de l'identit europenne des
pays de la Communaut. Il existe nanmoins une diffrence, que l'on
peut juger capitale : c'est que Liban partage avec les pays arabes
l'usage officiel d'une langue commune, ce qui n'est pas le cas des
pays europens. Mais c'est bien le cas, en revanche, de pays
africains comme la Cte d'Ivoire, le Sngal ou le Bnin, qui ont en
commun l'usage officiel du franais et qui, dans ces limites, se
prvalent d'une identit francophone.
[20]
Que ces identits supra-nationales impliquent des solidarits
politiques, voire conomiques, ne fait pas de doute. Qu'elles
supposent galement des traits cultu-rels communs, c'est l une
vidence. Mais ce qui, tous points de vue, demeure premier, c'est
l'identit culturelle de chaque pays en particulier. Dans un article
intitul Pour une identit europenne , et paru dans un ouvrage
collectif en Allemagne, on peut lire l'affirmation suivante :
LEurope ne peut scrter une identit supranationale accepte de tous,
que moyennant le respect des identits nationales des peuples
qu'elle rassemble et l'amnagement de relations intercultu-relles
quilibres dans lesquelles les diverses collectivits se
reconnaissent 7. Il en va du monde arabe comme de l'Europe ou de
l'Afrique francophone.
l'ide d'une culture nationale homogne et d'une identit
culturelle dpour-vue de toute diffrenciation, le discours officiel
joint celle d'une seule langue de culture - l'arabe littral -
l'usage invitable des langues occidentales ne pouvant tre, en
droit, qu'instrumental et, en principe, provisoire. la culture
monochro-me correspond donc un monolinguisme fondamental, agrment,
par ncessit, de
7 Slim ABou, Pour une identit europenne , in Le franais
aujourd'hui (Franzsiscb
heute), Mlanges offerts Jrgen Olbert, Frankfurt am Mein, Verlag
Moritz Diesterweg 1992, p. 248-255.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 19
l'usage utilitaire des langues trangres. La ralit est videmment
toute autre sur ce territoire o, depuis la plus haute Antiquit sans
solution de continuit, les ha-bitants ont toujours pratiqu une
forme de bilinguisme, voire de trilinguisme ou une autre ; o neuf
sicles de bilinguisme aramo-grec permirent la population de
participer aux diverses manifestations de la culture humaniste en
gestation dans le bassin mditerranen, et o la priode suivante,
marque par le bilinguis-me arabe-italien mais surtout
arabe-franais, la mirent en rapport continu [21] avec les
principaux centres de rayonnement de cette culture : Rome,
Florence, Venise, Paris 8.
La ralit, dans ce pays, est que, depuis plus d'un sicle et demi,
la langue franaise est enseigne et pratique comme langue de
formation et de culture, au point d'tre devenue une composante
essentielle de l'identit culturelle libanaise. Selon une enqute
dont les rsultats seront publis cette anne, la tendance,
ac-tuellement perceptible, au trilinguisme, semble assigner chacune
des trois lan-gues un statut prfrentiel : l'arabe, langue
officielle et langue de culture ; le fran-ais, langue de
communication, de formation et de culture ; l'anglais, langue
d'in-formation et de communication internationale. En fait, il
existe actuellement au Liban trois catgories de francophones,
suivant que ceux-ci ont le franais comme langue maternelle, comme
langue seconde ou comme langue trangre. Ce qui est requis, c'est
l'expansion de la langue seconde, qui ne peut cependant s'effectuer
que moyennant (...) l'laboration d'une politique linguistique et
culturelle rpon-dant la vocation spcifique de ce pays, telle
qu'elle est inscrite dans ses donnes historiques et sociologiques .
9
LUniversit n'est pas au service du discours officiel, mais au
service de l'homme. Elle se doit d'aider l'tudiant analyser les
donnes historiques et socio-logiques de sa culture, si complexes
soient-elles ; elle se doit de l'aider assumer toutes les
composantes de son identit culturelle nationale ; elle doit, cet
effet, lui montrer que la conception qui sous-tend le discours
officiel, marqu par une allergie profonde la diversit culturelle et
au pluralisme [22] linguistique, est en porte--faux par rapport la
ralit en cours dans le monde. En effet hormis les
8 Voir, ce sujet, Slim ABOU, Les enjeux de la francophonie au
Liban , in Slim Abou
et Katia Haddad (dir.), Une francophonie diffrentielle, Paris,
LHarmattan 1994, p. 413-417.
9 Slim ABOU, Les enjeux de la francophonie au Liban , op. cit.,
p. 422.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 20
pays soumis un rgime totalitaire, tous les tats du monde
cherchent les moyens les plus adquats pour grer la diversit
culturelle de la nation qu'ils gouvernent, avec le double souci de
respecter les diffrences propres aux communauts qui composent la
population et de prserver la cohsion ou l'unit de la nation. Pour
ne retenir, comme exemple, que des tats occidentaux, les mthodes
appliques en Suisse ou en Belgique, au Canada ou aux tats-Unis
accusent des diffrences notoires, mais aucune n'entend sacrifier la
diversit culturelle, comprise comme une richesse verser au
patrimoine de la nation.
En ce qui concerne la diversit linguistique, le cas de l'Europe
occidentale est le plus significatif. Des tats comme la France ou
l'Allemagne qui, il y a peine un sicle, voyaient dans l'unicit de
la langue un corollaire de l'unit de la nation, sont aujourd'hui la
recherche de formules bilingues ou trilingues qui facilitent
l'mergence d'une identit europenne. Tel linguiste propose, pour les
jeunes Eu-ropens, l'apprentissage de trois langues : la langue
maternelle, une langue se-conde appartenant une autre famille que
la langue maternelle, une langue de communication, qui peut tre
l'anglais, apprise comme langue trangre 10. Tel autre, qui ne doute
pas que les polyglottes soient les piliers de l'Europe unie
prconise, pour les jeunes Europens, un trilinguisme compos de la
langue maternelle, de la langue du pays voisin le plus influent, et
d'une langue fdratri-ce, qui peut tre le franais, l'allemand ou
l'anglais 11. Devant ces faits et l'vi-dence [23] qu'ils
manifestent, une question se pose, laquelle je vous laisse le soin
de rpondre : Pourquoi faut-il donc que, par rapport aux politiques
linguis-tiques et culturelles en cours dans le monde, le discours
officiel libanais accuse un retard d'au moins un sicle ?
* * *
10 Harald WEINRICH, d'aprs Nicole Gueunier, Harald Weinrich :
langue, texte, Europe ,
in Le franais aujourdhui, mars 1993, p. 110-114. 11 Claude
HAGGE, Le souffle de la langue - Voies et destins des parlers
d'Europe, Paris, d.
Odile Jacob 1992, p. 53-83.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 21
Il importait de dnoncer l'incohrence du discours officiel et ses
implications, avant de dfinir le rle de l'universit dans le domaine
de la culture. Faciliter l'tudiant l'apprentissage conscient et
rationnel de son identit culturelle suppose, de la part de
l'universit, tout un jeu de distanciations par rapport la ralit de
la culture nationale telle qu'elle est spontanment vcue par la
population. La pre-mire distanciation, que l'Universit Saint-Joseph
pratique d'instinct et sans faille, s'exprime en quelque sorte
ngativement. Elle consiste ne tenir aucun compte de l'origine
communautaire de l'tudiant, ni de son allgeance supranationale.
Elle lui fait comprendre ainsi, tacitement, d'une part que seule
importe son identit cultu-relle nationale, d'autre part que ses
allgeances communautaire et supranationale sont implicitement
respectes, mais que, surinvesties, elles seraient, un degr ou un
autre, signe de pathologie sociale et culturelle, hautement
nuisible l'unit nationale.
La deuxime distanciation s'exprime positivement. LUniversit la
pratique dans la mesure mme o elle stimule la crativit, cette
crativit dont nous avons vu qu'elle surgissait au confluent de la
formation professionnelle, du dialogue pluridisciplinaire et de
l'panouissement de la personnalit. En effet, cette crati-vit est de
nature se traduire par l'invention de nouveaux modles de
comporte-ment, de pense et de sensibilit. Dans quelque domaine -
familial, professionnel, relationnel - qu'ils exercent leurs
effets, les [24] nouveaux modles se diffusent de proche en proche
dans toute la socit, arrachent la culture la sclrose qui la menace
et l'acheminent vers un changement salutaire. Le changement est
sans doute lent, d'autant plus lent que les modles de comportement
voluent plus vite que les modles de pense et de sensibilit, mais il
est une condition essentielle de la modernisation et du
dveloppement de la socit.
Une troisime distanciation consiste critiquer les aspects les
plus retardatai-res de notre culture nationale et les dnoncer dans
notre tche ducative, afin de stimuler les tudiants exercer leur
crativit dans les domaines correspondants. Ces aspects sont lgion.
Je n'en retiens qu'un, titre d'exemple : celui du statut et du rle
de la femme. Il est clair que la femme libanaise est loin de jouir
des droits que la femme occidentale a conquis au cours de sa lutte
pour l'galit des sexes. Mais ce retard peut tre bnfique s'il permet
nos tudiantes de s'interroger sur le type d'galit, quantitatif ou
qualitatif, auquel elles aspirent, autrement dit de se demander
s'il faut rechercher une galit selon un schme unique ou uniforme
en
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 22
copiant les modles masculins, ou s'il convient davantage
d'inventer des solutions originales, proprement fminines, aux
problmes de notre temps. cet gard, un bel exemple nous est donn par
les femmes algriennes qui inventent, au fur et mesure des vnements
tragiques qui les affectent, leurs propres modles de com-portement
politique, en marge des hommes qui les voient ainsi se soustraire,
au moins dans un domaine dtermin, leur pesante tutelle.
Une dernire distanciation est inhrente la tche spcifiquement
humaniste de l'universit. Elle consiste aider l'tudiant dpasser, en
l'assumant, son iden-tit culturelle, pour dvelopper son identit
humaine, c'est--dire s'ouvrir l'uni-versel. Lindividu ne peut,
comme le pensent les nationalistes de tout acabit, tre rduit l'me
ou [25] l'esprit de son peuple, autrement dit son tre
so-cioculturel. Absolutise, son identit culturelle ne laisse pas de
place son identi-t humaine, qui pourtant la dpasse et l'englobe.
Lidentit humaine, il est vrai, se pose comme une abstraction - la
commune humanit de l'homme - mais c'est une abstraction
essentielle, puisqu'elle est la condition de possibilit, au plan
thori-que, de toute connaissance et, au plan pratique, de toute
communication entre les hommes. C'est dire qu'elle indique une
ralit d'ordre transcendantal, qui ne se pose plus en termes de
culture, mais en termes soit d'ontologie, soit d'thique.
Particulier et universel
Le troisime paradoxe est relatif la fonction thique de
l'universit. Celle-ci est coextensive sa fonction culturelle. Un
systme culturel est en effet vcu par les gens comme un systme de
valeurs. Les modles de comportement, de pense et de sensibilit,
dont l'ensemble constitue la culture vivante, actualisent des
tradi-tions et des conceptions qui, aux yeux de leurs usagers, sont
dotes d'une signifi-cation thique. Ainsi par exemple, les modles de
comportement et de sensibilit faonns par l'ide chrtienne du pardon
ou l'ide musulmane de la misricorde sont porteuses de valeurs
morales indiscutables. Il en va de mme des modles informs par les
ides de justice, de courage, d'intgrit, de solidarit, d'hospitalit
et d'autres ides similaires, telles qu'elles sont vcues dans la
tradition culturelle de telle ou telle communaut. Or dans ce
domaine, on peut affirmer sans risque d'erreur qu'au Liban il n'est
pas une communaut qui n'ait quelque chose ap-
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 23
prendre des autres. Il appartient l'universit de dissiper les
prjugs ventuels qui occultent cette vrit, d'enseigner le respect
des valeurs particulires propres aux diverses [26] communauts et de
stimuler leur interaction au bnfice de tous.
Mais c'est au niveau de certains modle de pense majeurs
qu'apparaissent des diffrences significatives. Ainsi, par exemple,
les chrtiens et les musulmans liba-nais n'ont pas tout fait la mme
conception des relations de l'individu avec Dieu, des rapports
entre la religion et l'tat, de la libert religieuse, du statut
personnel, du sens de l'histoire, etc. La tche primordiale de
l'universit est de promouvoir la connaissance et le respect de ces
diffrences, sans ignorer pour autant les points de convergence. Un
exemple nous est fourni par l'exprience, encore timide il est vrai,
de l'Institut d'tudes islamo-chrtiennes. Les animateurs de
l'Institut, chr-tiens et musulmans, ont pour principe premier la
reconnaissance lucide des diff-rences et le rejet de tout
concordisme dmagogique. Leur but est de promouvoir la connaissance
mutuelle des diffrences et des convergences. Leur mthode consis-te
choisir, pour chaque session de cours, un thme dtermin, un problme
thi-que ou humain, que deux confrenciers, l'un chrtien, l'autre
musulman, dvelop-pent chacun selon les normes de sa tradition
religieuse. Exprience modeste sans doute, mais plus honnte qu'un
dialogue thologique, dont les conditions minima-les n'existent pas
encore et qui, de ce fait, ne peut que verser soit dans la
dmago-gie, soit dans l'affrontement. Exprience indispensable
toutefois, dans la mesure o le respect des diffrences ne signifie
pas l'indiffrence leur gard, mais leur connaissance et leur
comprhension.
Une fois initi objectivement aux diffrences entre les traditions
culturelles is-sues de deux religions en prsence, l'tudiant est
ncessairement port les com-parer et exercer sur elles son jugement
critique. Or c'est la comparaison elle-mme qui va le librer des
limites troites de sa culture communautaire telle qu'il la vit, et
ouvrir celle-ci aux dimensions de l'universel, inscrit dans la
conscience [27] rationnelle comme son exigence la plus formelle. Il
importe d'expliciter cette affirmation. Par dfinition, aucune
culture ne peut prtendre incarner elle seule l'universel.
Luniversel, en tant qu'horizon naturel de la conscience
rationnelle, n'est que le principe rgulateur qui prside la
comparaison diffrentielle des cultures. sa lumire, les sujets
engags dans une conjoncture interculturelle sont conduits
distinguer ce qui, dans chacune des cultures en prsence, est
morale-ment bon ou mauvais, meilleur ou pire , et discerner, parmi
les modles
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 24
culturels, ceux qui sont les plus aptes fournir un surcrot de
libert et de respon-sabilit 12. En un mot ils sont ports reconnatre
ce qui, dans chaque tradition culturelle, est plus proche ou plus
loign des exigences de ce qu'on appelle le droit naturel.
Il revient l'Universit de faire accder les tudiants cette notion
de droit na-turel et aux valeurs universelles qu'elle implique. En
dpit de son nom, le droit naturel ne relve pas de la science
juridique, mais de la philosophie morale. Il se laisse dfinir par
le principe de l'galit des tres raisonnables et libres 13, principe
primitif inscrit dans la conscience rationnelle, cette conscience
de soi qui, selon les termes de Kant, est une et identique dans
chaque conscience . Ce principe est celui-l mme que, bien avant
Rousseau, Samuel Pufendorf, historien, juriste et philosophe
allemand du XVIIe sicle, appelait la volont gnrale et dfinissait
ainsi : Que la volont gnrale soit dans chaque individu un acte pur
de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce
que l'homme peut exiger de son semblable et sur ce que son
semblable est en [28] droit d'exiger de lui, nul n'en disconviendra
14. Ce principe est aussi celui que Kant, au XVIIIe sicle,
dfinissait par l'impratif catgorique : Agis toujours comme si ta
volont tait lgislatrice universelle . Que le principe de l'galit
des tres rai-sonnables et libres ait trouv sa formulation la plus
adquate une poque don-ne et dans une aire de civilisation dtermine,
ne le relativise pas pour autant, car cette formulation ne fait que
justifier spculativement une aspiration fondamenta-le qui, elle,
est aussi vieille que l'homme, comme l'ont manifest nombre
d'v-nements au cours de l'histoire.
Mais ce principe primitif qu'est le droit naturel demeure
abstrait et indtermi-n. Il n'a d'effet sur la ralit sociale et
culturelle, que parce qu'il dveloppe un contenu concret et dtermin,
sous la forme d'un ensemble de principes drivs, servant de cadre de
rfrence pour toute valuation des murs d'une nation et des lois
positives qui les rgissent. Ces principes drivs constituent ce que
nous ap-pelons les Droits de l'homme. Universels mais perfectibles,
les Droits de l'homme
12 Slim ABOU, Lidentit culturelle , in Encyclopdie Clarts,
Supplment, Juin 1992,
4891/12. 13 Eric WEIL, Philosophie politique, Paris, Vrin 1971,
p. 35. 14 Cit par Alexandre PHILONENKO, Rousseau , in Dictionnaire
des uvres philosophi-
ques, Paris, PUF 1986, p. 698.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 25
expriment la conscience historique que nous avons aujourd'hui du
droit naturel qui, lui, transcende l'histoire. Ils sont le moyen
terme entre le droit naturel, uni-versel et immuable, et les droits
positifs, particuliers et changeants. C'est dans la mesure o le
droit positif qui rgit une nation s'ouvre aux exigences du droit
natu-rel, telles qu'elles s'expriment dans les Droits de l'homme,
que l'identit culturelle du citoyen s'ouvre l'universalit de
l'identit humaine. C'est dans cette mesure aussi que sa culture
particulire tend raliser l'universel qu'elle porte potentiel-lement
en elle, c'est--dire scrter, au sein d'une synthse originale, des
valeurs conformes au principe de l'galit des tres raisonnables et
libres .
[29]
Il reste dire que le droit naturel et les Droits de l'homme qui
en dcoulent constituent le seul terrain sur lequel peut et doit
s'engager le dialogue des cultures, aussi bien au sein d'une nation
particulire qu'entre les nations du monde. Le droit naturel, tel
qu'il s'exprime dans les Droits de l'homme, prsente un double
avanta-ge. Le premier est qu'il oblige tout homme, la seule
condition qu'il veuille se comporter en homme, tandis que le code
moral d'une religion, si sublime soit-il, n'oblige, strictement
parler, que les adeptes de cette religion. Le deuxime avan-tage,
c'est qu'il met les religions en garde contre cette forme de
dogmatisme, voire de fanatisme, qui consiste ne considrer comme
hommes part entire que leurs fidles respectifs et, soit perscuter
les autres, comme c'tait autrefois le cas, soit les tolrer , comme
c'est souvent le cas aujourd'hui. Il constitue donc un minimum
exigible de la religion qui, pourtant, est appele le parachever par
une dimension proprement spirituelle ou mystique. La tche humaniste
de l'universit en gnral et de notre Universit en particulier,
suppose la comprhension de tou-tes ces implications et leur prise
en compte. Il n'tait peut-tre pas inutile de les rappeler.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 26
Conclusion
Il est temps de conclure. Dans un ouvrage rcent intitul Sidon,
cit autonome de l'empire perse 15, l'auteur crit : Lhistoire de
Sidon est des autres cits-tats phniciennes a sans cesse oscill
entre libert et sujtion, dans le cadre des Empi-res qui se sont
succd au Proche-Orient (...). Cet ouvrage analyse les rapports
complexes et volutifs entre dominants et domins pendant la priode
la mieux connue [30] de l'histoire de Sidon (...). Il montre
comment et jusqu' quel point cette cit a russi a prserver son
autonomie politique et sa spcificit culturelle en dpit des
contraintes et de la lourdeur de l'occupation trangre . Sur des
mo-des diffrents, l'histoire se rpte, parce que l'homme est
l'homme. Aujourd'hui, l'enjeu le plus grave pour le Liban est de
prserver son identit culturelle. Cet en-jeu concerne l'Universit
plus que toute autre institution sociale, dans la mesure o sa tche
consiste former des citoyens qui, au-del de leur comptence
profes-sionnelle, sont conscients de la spcificit culturelle de
leur pays ; dans la mesure o ces citoyens sauront dfendre leur
identit culturelle nationale et garantir ainsi l'avenir politique
de leur patrie ; dans la mesure enfin o ils seront toujours
dispo-ss valuer leurs identits particulires - religieuse,
communautaire, nationale, supra-nationale - l'aune de leur identit
humaine et o chacun d'eux voudra prendre son compte la clbre
dclaration de Montesquieu : Si je savais quel-que chose qui me ft
utile et qui ft prjudiciable ma famille, je la rejetterais de mon
esprit. Si je savais quelque chose qui ft utile ma famille et ne le
ft pas ma patrie, je chercherais l'oublier. Si je savais quelque
chose qui ft utile ma patrie et qui ft prjudiciable () au Genre
humain, je la regarderais comme un crime (), parce que je suis
homme avant d'tre Franais (ou bien) parce que je suis ncessairement
homme et que je ne suis Franais que par hasard 16.
15 J. ELAYI, Paris, ditions Idaphane 1989. 16 MONTESQUIEU,
Cahiers 1716-1765, Paris, Grasset 1941, p. 10.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 27
[31]
LES LIBERTS.
Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996
2003.
II
Les dfis de lUniversit
19 mars 1997
Allocution du Recteur de l'Universit Saint-Joseph l'occasion de
la fte patronale, en pr-sence des enseignants et de reprsentants du
per-sonnel, des tudiants et des Anciens
Retour la table des matires
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 28
[33]
Les paradoxes de l'Universit , dont je vous ai entretenus l'an
dernier, nonaient les principes rgulateurs censs rgir l'action de
l'Universit dans la cit : ncessit, pour l'institution
universitaire, d'adapter sans cesse ses program-mes d'enseignement
et de recherche aux besoins changeants de la socit, mais en mme
temps de s'assurer une marginalit suffisante pour sauvegarder sa
libert acadmique et ses objectifs spcifiques ; obligation de
s'enraciner dans la ralit culturelle de la nation qu'elle dessert,
mais aussi de garder la distance requise pour en abattre les
cloisonnements et en rsorber la diversit dans une synthse
diffrencie ; devoir d'enseigner le respect des valeurs particulires
propres aux divers groupes qui composent la nation, tout en les
soumettant constamment une valuation critique en fonction des
valeurs universelles issues de l'humanit de l'homme . Les dfis de
l'Universit , que je me propose d'voquer aujourd'hui, concernent
les conditions d'application de ces principes rgulateurs et
consistent, au premier chef, dans la critique des idologies,
explicites ou diffuses, qui cher-chent entraver leur mise en uvre
ou neutraliser leurs effets.
Des milliers de pages ont t crites sur l'idologie, sa nature et
sa fonction. Il serait fastidieux de dnoncer ici les dfinitions
abusives ou les contradictions qui les maillent. Il suffit pour
notre propos de retenir les quatre [34] caractristiques suivantes :
- l'idologie est au service du pouvoir, d'un pouvoir quel qu'il
soit, et vise le lgitimer ; - l'idologie peut se manifester travers
des institutions, des pratiques, des rites et des symboles, mais
c'est essentiellement par et travers le langage qu'elle s'exprime
directement et exerce sa fonction spcifique ; - le dis-cours
idologique n'a pas pour autant une existence autonome l'instar des
dis-cours scientifique, philosophique, juridique, thique ou
thologique, il s'insinue
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 29
dans ces discours, pouse leur forme rationnelle et pervertit
leur contenu ; - cet effet, il mle des concepts univoques des
images percutantes, afin de mobiliser l'affectivit autour de
certaines ides - forces et de paralyser l'intelligence critique
susceptible de les dmystifier.
Quant son fonctionnement, le discours idologique se veut
rationnel et il l'est formellement dans la mesure o il parvient
occulter ce qu'un politologue appelle le caractre sacr du pouvoir,
c'est--dire, quelque profane ou lac que soit ce pouvoir, le fait
qu'il reste sacr pour ceux qui l'exercent, qu'il doit l'tre pour
ceux qui le subissent et qu'il comporte une menace pour ceux qui le
refusent 17. Le sacr se dissimule globalement sous une expression
ou un mot, dont le dis-cours idologique n'explicite jamais le sens,
mais qu'il affecte d'une charge mo-tionnelle redoutable. Le mot
sacralis - l'ordre, la nation, le peuple, l'indpendan-ce, la
dmocratie, la libert, le droit, la morale, etc. - appelle au
sacrifice de soi pour la cause qu'il suggre, mais ne se prte pas
l'interprtation. Seul le pou-voir est cens en connatre le sens. Il
est une sorte de prsuppos magique, partir duquel se dploie la
logique du discours. Le mettre en question, c'est se rendre
coupable de violence. Au Liban, le sacr a pour signifiant global le
[35] mot arabe et ses drivs : arabisme, arabit, arabisation. Tout
se passe comme s'il existait une essence arabe la lumire de
laquelle nous sommes tenus de re-dcouvrir notre vrit historique, de
rinterprter notre ralit sociologique, de rviser notre destin
politique. Pour nous universitaires, qui n'avons pas d'autre arme
que le langage, critiquer les perversions smantiques d'un tel
discours est un devoir primordial.
La lecture de l'hritage historique
Parmi les disciplines scientifiques, l'histoire est peut-tre
celle qui se prte le plus facilement aux manipulations idologiques,
du fait qu'elle est moins la resti-tution du pass que sa
reconstruction. Il reste qu'un abme spare la tendance privilgier
certaines donnes par rapport d'autres, du dsir, conscient ou
incons-cient, d'occulter des pans entiers de la ralit. Dans le
discours idologique, tel
17 Olivier REBOUL, Langage et idologie, Paris, PUF 1980, p.
30.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 30
qu'il s'exerce dans l'enseignement et l'information, l'histoire
du Liban ne commen-ce vraiment qu'avec la conqute arabe, en somme
la pointe de l'iceberg. Que le territoire soit parsem des vestiges
du pass phnicien, aramen, grec ou romain et qu'il en rvle de
nouveaux aujourd'hui demeure, pour l'idologie dominante, un fait
extrieur l'essence . Celle-ci minimise, discrdite ou exclut tout ce
qui n'est pas elle. Dans nos manuels scolaires, le pass lointain du
pays est rduit la portion congrue. Dans les changes
intercommunautaires, qui ose s'y rfrer est accus de renier ses
vraies origines et se trouve insidieusement culpabilis.
Le Liban n'est pas le seul pays du monde arabe souffrir de
l'amputation ido-logique de son histoire. Pour s'en persuader, il
suffit d'couter cette protestation indigne d'une journaliste
algrienne, Khalida Messaoudi, qui [36] risque tous les jours sa vie
pour lutter contre l'obscurantisme dont son pays est victime : Pour
les manuels, dit-elle, l'histoire de l'Algrie commenait avec
l'arrive des Arabes et de l'Islam. Avant, rien. Comme si les
Berbres, les Phniciens, les Romains et les autres n'avaient pas
exist. Quant aux Turcs et l'Empire ottoman, ce n'taient pas des
occupants, mais une 'prsence musulmane'. Un prof d'histoire, un
seul, une femme, en seconde, nous a dit que cette matire telle
qu'elle tait oblige de nous l'enseigner tait une escroquerie, et
elle nous donnait des rfrences de bou-quins qu'on ne trouvait pas
chez nous, mais en France. Elle nous disait : 'Si vous le pouvez,
lisez-les, lisez !'... Faisant cho l'histoire dnature des livres
scolai-res, il y avait la tlvision officielle. Les films, souvent
gyptiens, diffusaient un message unique : les arabo-musulmans sont
les plus beaux, les plus courageux, les plus tout ; ils n'ont
jamais fait aucune erreur et, partout o ils sont alls, les
popu-lations ont naturellement, spontanment embrass l'islam 18.
Il ne s'agit certes pas de minimiser l'importance de l'hritage
historique arabe de ce pays. Les Libanais, tous les Libanais, en
ont une conscience claire. Mais l'idologie agit sur l'inconscient
et c'est ce niveau qu'opre la sacralisation du signifiant arabe ,
dont le signifi mle inextricablement les connotations
lin-guistique, ethnique et religieuse. La vise occulte du discours
idologique est de relguer dans l'ombre les racines historiques plus
anciennes qui ont contribu faonner la personnalit spcifique,
singulire, originale, de la nation libanaise. des variantes prs, il
en va de mme dans les autres pays du monde arabe. Partout 18
Khalida MESSAOUDI, Une Algrienne debout, Entretiens avec Elisabeth
Shemla, Paris,
Flammarion 1995, p. 67-68.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 31
le discours idologique arabe te au peuple [37] le got, voire la
possibilit de s'approprier l'histoire de son territoire et de
dcouvrir ainsi ses racines profondes. Tout se passe comme si on
voulait dpouiller chaque nation de sa personnalit particulire pour
la dissoudre dans une gnralit abstraite, celle de la nation arabe ,
et comme si on laissait aux seuls Occidentaux le privilge de mettre
en valeur le patrimoine pharaonique de l'gypte, l'hritage
assyrobabylonien de l'Irak, le pass phnicien, romain et berbre,
lui-mme diffrenci, des pays du Maghreb, et j'en passe.
Il ne s'agit pas non plus de mconnatre le lien troit entre
l'hritage arabe et la religion musulmane, ni de porter sur celle-ci
un jugement de valeur quelconque. Comme l'crivait rcemment
l'historien franais Alain Besanon : Une religion qui s'est tendue
sur une vaste portion de la terre, dont les adeptes sont en train
de devenir plus nombreux que les chrtiens (toutes confessions
confondues) ; une civilisation cohrente ; un art imposant : tout
cela chappe videmment au juge-ment global 19. Mais lorsque le
discours idologique suscite dans l'inconscient collectif un
amalgame entre les deux attributs arabe et musulman , il trom-pe la
fois les musulmans et les chrtiens, et sur la constitution de
l'hritage his-torique arabe, et sur les conditions d'appropriation
de cet hritage. D'une part, en effet, il tend dissoudre dans le
patrimoine arabo-musulman l'apport spcifique des chrtiens d'Orient
la littrature et la pense arabes, en particulier l'poque abbaside,
ainsi que la contribution dcisive des chrtiens du Liban la
Renaissan-ce du XIXe sicle. D'autre part, il implique, tort, que le
chrtien peut et doit s'approprier l'hritage historique arabe dans
les mmes termes que son compatrio-te musulman.
[38]
Ce dernier point mrite d'tre explicit. Il l'a t avec une clart
parfaite par le P. Michel Allard, dans une des dernires leons qu'il
a prononces, avant sa tragi-que disparition, l'Institut des lettres
orientales. Je me contente de le citer : Dans une proportion qui
doit dpasser 90%, ce qui a t crit en arabe l'a t par des musulmans
imprgns de leur religion. Ce fait, il faut en tenir compte non
seulement pour les tudes et la recherche, mais aussi pour
l'enseignement. Il n'est pas de bonne pdagogie, par exemple,
d'enseigner la langue et la littrature arabes
19 Alain BESANON, Trois tentations dans lglise, Paris,
Calmann-Lvy 1996, p. 145.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 32
des chrtiens en leur affirmant sans nuance que c'est leur langue
et leur littratu-re qu'ils apprennent. Il serait plus franc de leur
dire que cette langue et cette litt-rature qu'ils ont tudier ont t
profondment marques par une religion qui n'est pas la leur et de
profiter de l'occasion ainsi offerte pour les initier la religion
musulmane. Il est d'ailleurs tout aussi nfaste de faire croire aux
jeunes musul-mans que la langue et la littrature qu'ils apprennent
sont seulement arabes. Il faudrait au contraire leur faire prendre
conscience de l'influence de leur religion dans ces domaines
culturels pour qu'ils comprennent mieux les difficults des
non-musulmans faire vraiment leur tout ce qu'a produit la
civilisation arabo-musulmane 20. J'ajouterais : pour qu'ils
comprennent aussi la propension des chrtiens s'approprier tout ce
qu'a produit la civilisation occidentale qui, jusque dans ses
formes les plus scularises, demeure la dpositaire oblige de leurs
rf-rences anthropologiques et spirituelles.
[39]
La rinterprtation de la ralit sociologique
Pour rduire l'hritage historique du Liban sa partie arabe, il
suffit au dis-cours idologique de passer sous silence ses autres
composantes, plus anciennes mais non moins significatives. Pour
rduire la ralit sociologique de la nation une identit arabe
indiffrencie, il ne peut plus faire usage de la mme mthode : le
silence devient inoprant, car les faits parlent d'eux-mmes, qu'il
s'agisse du pluralisme communautaire ou de la diversit culturelle,
qui en est le corollaire. Pour neutraliser ces faits, le discours
idologique utilise un langage strotyp qui vise imposer tout le
monde l'attitude mentale souhaite et culpabiliser, en consquence,
tout autre mode de penser. Qui plus est, il mle, selon des dosages
tudis, diverses fonctions du langage, glissant imperceptiblement de
sa fonction rfrentielle, dnotative, qui consiste simplement
informer, expliquer, faire connatre quelque chose, sa fonction
rhtorique, connotative, o l'image l'em-
20 Michel ALLARD, Aux tudiants en langue et littrature arabes ,
in Travaux et Jours, n
58, 1977, p. 11.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 33
porte sur le concept et l'motion sur la rflexion, pour aboutir
enfin sa fonction incitative, qui suggre le passage de l'ide sa
ralisation et use, cet effet, des formes les plus insidieuses de
l'injonction et de l'interdiction.
Aux yeux des idologues, l'arabit du Liban proclame dans le
Document de l'Entente nationale, enjoint aux citoyens de btir
l'unit de la nation sur le rejet du pluralisme communautaire. Selon
une conception magique du langage, qui veut que ce qui n'est pas
nomm n'existe pas, il est interdit de parler de ce pluralisme, sous
peine d'tre convaincu de confessionnalisme. Un diplomate franais,
surpris par l'inexistence au Liban d'une documentation de base sur
ce qu'il appelle la question primordiale des communauts religieuses
, explique ainsi cette caren-ce : Tout Libanais qui l'et abord eut
t localement tax, en raison de sa confession propre, de faire
montre d'un esprit [40] partisan 21, c'est--dire de
confessionnalisme. Or nul n'ignore que le confessionnalisme, plus
prcisment l'exploitation de l'appartenance confessionnelle des fins
politiques, est en ralit le fait des idologues eux-mmes - gens du
pouvoir ou leurs allis -, mais le dire est leurs yeux pure
calomnie, car ce qu'ils prconisent, eux, c'est au contraire la
dconfessionnalisation politique, prlude l'galit des citoyens et
l'unit de la nation. Rtorquer que la dconfessionnalisation
politique implique une rfrence occulte la loi du nombre et qu'elle
est de nature favoriser la majorit politique confessionnelle,
c'est, disent-ils, leur intenter un procs d'intention, car, pour
eux, la garantie de l'galit des citoyens rside exclusivement dans
la rpartition pari-taire des siges parlementaires et des
portefeuilles ministriels. Affirmer enfin que la vritable
dconfessionnalisation est celle des mentalits et qu'elle passe
nces-sairement par un rgime civil du statut personnel, c'est, selon
eux, porter atteinte l'autonomie, l'intgrit et la dignit des
communauts, de ces communauts dont ils interdisent par ailleurs
d'voquer la pluralit.
Quand elle n'est pas une simple tactique destine neutraliser le
thme de la dconfessionnalisation politique, la revendication d'un
code de statut personnel commun tous les citoyens traduit une
exigence dmocratique fondamentale. Un dirigeant arabe l'a compris,
il y a dj quelques dcennies, et a opr, dans son pays, une vritable
rvolution des mentalits. C'est en Tunisie, crit Mohammed Kerrou,
que le mouvement de scularisation a connu ses quelques heures de
gloire 21 Luc-Henri DE BAR, Les communauts confessionnelles du
Liban, ditions Recherche sur
les Civilisations, Paris 1983, p. 15.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 34
en affrontant d'emble les mentalits religieuses traditionnelles.
Le Code de statut personnel tunisien a t vritablement le coup
dcisif port contre l'difice juridi-co-culturel de l'islam
traditionnel. [41] Il a valoris le statut de la femme et consa-cr
la famille nuclaire aux dpens de la famille largie et de sa
conception pa-triarcale. Inspir du droit positif mais galement de
l'islam, il a t la ralisation moderniste la plus importante de l're
des indpendances et aida mieux faire accepter d'autres rformes qui
ont suivi sans puiser ce qui reste rformer des lois et de la socit
pour parvenir une plus grande galit sexuelle et socia-le 22. Si un
mouvement similaire advenait au Liban, il signifierait la suprmatie
de la citoyennet sur toute autre allgeance et l'galit des droits et
des devoirs pour tous, hommes et femmes. Il stimulerait et
intensifierait de plusieurs manires les relations et les changes
entre les diverses communauts. Il consoliderait, dans les esprits,
la prdominance de l'identit nationale de synthse sur les
identifica-tions communautaires qui la mdiatisent et l'alimentent.
Il ne supprimerait pas pour autant les communauts elles-mmes, car
celles-ci sont des groupes histori-ques profondment marqus par
leurs spcificits culturelles respectives, la reli-gion y jouant le
rle d'un facteur d'ethnicit, comme ailleurs la langue. Le Liban
sera toujours une nation pluricommunautaire : il est plus salutaire
de reconnatre cette vrit et d'en assumer toutes les consquences,
que de l'occulter et de s'expo-ser ainsi ce qu'on appelle le retour
du refoul , toujours violent.
Le pluralisme communautaire a pour premire consquence la
diversit cultu-relle, issue la fois des patrimoines respectifs des
divers groupes qui composent la nation, de la manire particulire
dont chacun de ces groupes vit les traits cultu-rels communs toute
la population, de son rapport [42] aux cultures occidentales et de
son attitude vis--vis d'elles. Pour les idologues, le pluralisme
communau-taire n'est dangereux que parce qu'il scrte une grande
diversit culturelle. Ds lors, le principe de la solution est clair
: larabit du Liban exige l'arabisation de sa culture, c'est--dire
concrtement l'imposition de la langue officielle comme seule langue
d'enseignement et de culture et la rduction des autres langues au
simple statut de langues trangres. Or, comme le note un chercheur
tunisien, l'identit au nom de laquelle on revendique la langue
arabe est elle-mme dfinie
22 Mohamed KERROU, Langue, religion et scularisation au Maghreb
, in Actes du collo-
que international Diversit linguistique et culturelle et enjeux
du dveloppement , tenu Beyrouth les 21, 22, 23 mars 1996, Universit
Saint-Joseph et AUPELF-UREF, 1997.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 35
partir de cette langue : est arabe celui qui parle arabe ; et il
se demande si, par ce raisonnement circulaire , le Maghreb ne
risque pas l'asphyxie. 23. Le Liban, lui, risquerait la
dislocation, car la pluralit des langues et des cultures est ici un
impratif, divers titres que j'ai explicits ici mme l'an dernier.
Qu'on le veuille ou non, le Liban sera toujours bilingue, voire
trilingue, o ne sera pas.
Ni le pluralisme communautaire, ni la diversit culturelle ne
sont un obstacle l'unit nationale. Ils peuvent tre au contraire le
moteur d'une identit de synthse riche de combinaisons originales.
Il me plat, ce sujet, de citer les propos parti-culirement
pertinents de Mohammed al-Sammak, parus dans An-Nahar du 3 dcembre
1996, sous le titre LAutre : un point de vue islamique . Lauteur
commence par refuser quiconque le droit de s'arroger le monopole de
l'interpr-tation du texte sacr, car une telle prtention, dit-il,
est contraire l'esprit de la religion . Puis, s'inspirant la fois
du Coran et de l'ide d'humanit, il affirme : Les hommes sont
diffrents du point de vue ethnique, social et culturel, mais ils
forment fondamentalement une 'seule Communaut' . Il prcise : Lunit
de la race, de la couleur, de la langue, voire de [43] la croyance,
ne constitue pas une ncessit absolue pour la comprhension entre les
hommes. Pour tablir des rela-tions fondes sur l'amour et le
respect, il faut recourir un dialogue qui tienne compte de ces
diffrences cres et voulues par Dieu . Le dialogue ne vise pas
convaincre l'autre de cesser d'tre lui-mme. Il cherche, au
contraire, le dcou-vrir dans sa profondeur afin de lui permettre de
participer, par sa pense, son ex-prience personnelle et sa foi, la
dcouverte de la vrit. Il faut ensuite uvrer de concert avec lui, en
vue de concrtiser cet amour qui est la manifestation la plus haute
de la relation avec Autrui .
La rvision du destin politique
C'est dans le domaine politique proprement dit que l'idologie
dvoile sa stra-tgie. Elle assigne un espace limit la libert
d'expression : la discussion, au dbat, la critique. Cette opration
rpond un triple objectif : servir d'exutoire aux mcontentements des
citoyens et leur donner penser qu'ils sont libres de
23 Abdallah BOUNFOUR, cit par Mohamed Kerrou, op. cit.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 36
s'exprimer ; contrler et censurer par diverses techniques cette
libert d'expres-sion, ds qu'elle prtend transgresser les limites
assignes ; chercher persuader les grandes Puissances qui, par
commodit, ne cherchent qu' le croire, que ce qui a cours ici, c'est
bien un rgime dmocratique. Derrire cet espace de libert res-treint,
se tient une zone d'ombre qui est celle du sacr et d'o mane le
discours idologique. Au Liban, le sacr est double : celui du
pouvoir dlgu et celui du pouvoir rel. Discourir contre le premier
n'est gure supportable, discourir contre le second est proprement
sacrilge. Ainsi par exemple, comme le notait la presse du 3 dcembre
1996, oser, lors des dbats la Chambre, certains commentaires sur la
nature des relations avec la Syrie, c'est, aux yeux des dirigeants
offus-qus , commettre une [44] transgression blasphmatoire d'un
domaine sa-cr . 24 La transgression est d'autant plus grave que, en
ultime instance, elle por-te atteinte au cur mme du sacr, le
leadership prsum de la nation arabe .
Pour enraciner dans l'esprit et l'imagination des citoyens les
rapports de su-bordination qui lient le pouvoir local au pouvoir
rgional, l'idologie ne manque pas d'avoir recours au langage
symbolique de l'iconographie. Mais elle a pour tche essentielle de
justifier le pouvoir double dtente qui rgit ce pays. cette fin,
elle se fait discours, un discours smantiquement manipul. La langue
s'y trouve dpouille de sa capacit polysmique et enferme dans une
stricte mono-smie, c'est--dire dans l'univocit d'un sens assign
dogmatiquement par la pro-pagande. C'est d'ailleurs l le propre de
tout discours idologique. Pour prendre des exemples lointains,
c'tait le cas, en Occident, lorsqu'on parlait de nouveau foyer de
vie (new life hamlet) pour dsigner un camp de rfugis , ou de
programme de contrle des ressources (resources control program)
pour vo-quer les prparatifs de guerre chimique , ou encore
lorsqu'on clbrait Prague le trentime anniversaire de la libration
de la Tchcoslovaquie par l'Arme rouge . C'tait ici le cas, durant
la guerre, lorsqu'on continuait appeler force de dissuasion ce qui
tait devenu une arme d'occupation . C'est aujourd'hui le cas,
lorsqu' propos de cette mme arme on parle de simple prsence et que
les lments prsents sont considrs comme des htes . C'est aussi le
cas lorsque des accords contraignants sont officiellement appels
accords de coopration et de fraternit .
24 LOrient-Le Jour, 3 dcembre 1996.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 37
Mais ce n'est l qu'un premier degr de perversion smantique : les
mots et les expressions sont frapps d'une univocit stricte qui vise
imposer une vision partielle et [45] partiale de la ralit. Or la
perversion va plus loin, lorsque le dis-cours devient indiffrent
toute rfrence relle et que cette chute des rfrentiels entrane
l'limination de la tension entre monosmie et polysmie
caractristique de la langue : le discours tombe dans lasmie, les
mots ne veulent plus rien di-re 25. Deux illustrations lointaines
de ce genre de discours, ou de ce qu'on ap-pelle couramment la
langue de bois , nous sont fournis par le Franais Olivier Todd et
le Tunisien Mohammed Kerrou. Le premier s'exprimait en 1975, dans
le contexte de la guerre froide. Nous tous, l'Est comme l'Ouest,
crivait-il, nous ferions bien de vider une bonne fois les coffres
poussireux de notre vocabulaire. Comme ce serait rafrachissant, si
les politiciens, les militants politiques, les di-torialistes
s'arrtaient de dfendre l'indfendable et cessaient de manipuler des
mots comme droite, centre, gauche, alination, proltariat,
progressiste, conserva-teur, ractionnaire et rvolutionnaire 26. Le
second se rfre au discours officiel de son pays. Il est frappant de
voir, crit-il, comment les systmes d'information officielle
s'emparent des thmes politiques et les vident, par rptition
continue et abusive, de leurs contenus et les transforment en
slogans creux et dpourvus de sens : tel tait le cas au cours des
annes 60 et 70 des notions de l'unit nationa-le , le progrs social
, le socialisme , la rvolution agraire , l'unit du peuple , la
socit mdiane , etc. C'est encore le cas de nos jours de la
d-mocratie , la socit civile , les droits de l'homme 27.
[46]
Dans ce genre littraire universel, le discours idologique
libanais occupe une place de choix, car le non-sens s'y concentre
sur deux termes qui rsument l'es-sence mme de la vie politique : la
dmocratie et l'indpendance. Il ne s'agit pas ici d'voquer les faits
qui vident ces deux notions de leur sens : ils s'talent
quoti-diennement dans la presse. Il s'agit bien plutt du langage
qui prtend banaliser la rpression et la dpendance et porter les
citoyens s'y accoutumer. Lorsque le slogan de la scurit nationale
justifie le musellement de l'opposition, la r-
25 Slim ABOU, LIdentit culturelle. Relations interethniques et
problmes d'acculturation,
Paris, Anthropos 1981, 1986 ; 3e dition Pluriel , Hachette 1995,
p. 149-150. 26 Olivier TODD, The Triumph of Newspeak -, in
Newsweek, 29 septembre 1975. 27 Mohamed KERROU, op. cit.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 38
pression des manifestations, le contrle tatique des mdia, la
censure de la pres-se, les arrestations arbitraires, la dmocratie
est sur le point de mourir. Lorsque ceux qui portent la
connaissance du monde extrieur les violations des droits de l'homme
commises dans ce pays sont accuss de ternir l'image du Liban
l'tranger , la dmocratie agonise.
Il en va de mme de la notion d'indpendance, qu'il s'agisse de la
politique in-trieure du Liban ou de sa politique trangre. Le
discours idologique n'est pas court d'arguments pour justifier ce
qu'il faut bien appeler l'alination politique de ce pays. Une
tendance se dessine, crit Fouad Boutros, qui soutient avec quel-que
approbation tacite que du fait de la mondialisation et de ses
prtendues contraintes sur l'tat-nation, les notions classiques
d'indpendance et de souverai-net ont fait leur temps . Justifier la
dpendance politique sens unique qui su-bordonne un tat un autre par
l'interdpendance conomique qui joue dans tous les sens la fois
entre des tats souverains, c'est avouer qu'on a renonc la
sou-verainet de son propre pays ou quivalemment qu'on l'a trahi.
Linterdpendance, prcise l'ancien ministre des Affaires trangres, ne
produit pas des effets slectifs contre un pays exclusivement :
c'est dire combien elle est inoprante pour justifier l'hgmonie d'un
tat sur un autre, mme dans le cadre d'un ordonnancement rgional
gopolitique ou [47] conomique, lequel n'existe d'ailleurs pas en ce
qui nous concerne . Indign par l'outrecuidance de ce type de
discours, il s'crie : Peut-on reprocher au citoyen, dont la facult
d'tonnement est puise, de se sentir bafou dans sa dignit, mpris
dans son intelligen-ce ? 28.
Il arrive que le discours idologique, quand il est profr
directement par les protecteurs, se fasse plus familier, plus
affectif. Les deux peuples ne sont-ils pas en tout semblables, ne
sont-ils pas en interaction constante, ne constituent-ils pas
finalement un seul peuple ? En tmoignent les nombreux liens
matrimoniaux en-tre les ressortissants des deux pays et mille
traits historiques et culturels com-muns, que l'on prend soin de ne
pas prciser. Vouloir sparer le destin des deux pays, c'est chercher
gommer l'identit de la nation arabe . Il est curieux que les
Wallons de Belgique ou les Suisses francophones n'aient pas peru la
perti-nence d'un tel argument pour dclarer qu'ils constituent, avec
les Franais, un
28 Fouad BOUTROS, Diversion et drobade , in LOrient-Le Jour, 6
dcembre 1996.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 39
seul peuple dans deux tats spars ! Dpourvue de sens, une telle
assertion est nanmoins inquitante, car elle rappelle une dclaration
historique fameuse de mme structure : Les Autrichiens et les
Allemands sont un seul peuple dans deux tats spars . C'tait en
1938, la veille de l'Anschluss.
Conclusion
La critique du discours idologique laquelle je me suis livr a un
double ob-jectif. Le premier est de dsarmer un langage pig qui, par
la rptition incessan-te de ses antiennes, joue sur la lassitude des
citoyens et cherche miner leur rsis-tance. Lditorialiste de
LOrient-le Jour, [48] Issa Gorayeb, nous met en garde contre cette
stratgie : Il parat essentiel (...) de protester sans cesse, mme si
dans le Liban d'aujourd'hui les mots sont impuissants face au fait
accompli. Car le pire du pire, c'est la rsignation de toute une
nation une conjoncture qui la d-passe, c'est la banalisation de
l'anormal, un processus dj dangereusement avanc au demeurant 29.
Mais protester n'est pas opposer au discours idologique offi-ciel
un discours partisan de mme nature, c'est dmystifier toute
idologie, d'o qu'elle vienne, et maintenir en veil le sens
critique, afin de pouvoir analyser la ralit telle qu'elle est. Le
deuxime objectif est de souligner le rapport qui lie ncessairement
la dmocratie la pense critique, dont l'absence se fait cruelle-ment
sentir dans cette rgion du monde. L'crivain iranien Dariyush
Shayegan l'exprime avec une remarquable lucidit : C'est l'absence
de ce courant intellec-tuel critique et moderne, crit-il, qui
provoque le double langage, qui suscite des identifications en
chane (...), qui nous enlise dans des distorsions
invraisembla-bles, qui tisse ce rseau de mensonges par les mailles
duquel nous nous faufilons si allgrement, sans connatre le dur
apprentissage des limites de la raison . Il ajoute : Les seuls
outils mme de nous librer intrieurement et de provoquer un
changement de registre dans notre facult de percevoir les choses,
demeurent une pense critique et la lame tranchante d'une
interrogation fondamentale s'atta-quant sans merci aux vrits les
plus exclusives . 30
29 Issa GORAYEB, Grandeur nature , in LOrient-le Jour, 18
septembre 1996. 30 Daryush SHAYEGAN, Le regard mutit. Schizophrnie
culturelle : pays traditionnels face
la modernit, Paris, Albin Michel 1989, p. 46, 44.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 40
[49]
La critique n'est videmment pas une fin en soi, mais elle est la
condition d'accs la vrit des choses. Dans notre enseignement et nos
recherches, dans la formation de formateurs qui nous incombe, il
importe au plus haut point de d-mystifier la lecture de notre
hritage historique et la rinterprtation de notre rali-t
sociologique, telles que les produit le discours idologique. Il
importe que nos tudiants, dculpabiliss, dcouvrent toutes les
dimensions du pass de leur patrie et apprennent les valoriser. Il
importe aussi qu'ils sachent reconnatre la richesse d'une identit
nationale complexe, sans doute difficile grer ; mais susceptible de
porter la nation libanaise au rang d'un modle utile pour toutes les
nations plu-riethniques, de plus en plus nombreuses de par le
monde. Mais au-del de l'ensei-gnement relatif ces thmes spcifiques,
il est essentiel, pour la formation gnra-le de nos tudiants, de
leur transmettre, sans relche, cette thique du langage, ce souci de
la vrit, ce discernement des valeurs, que chacun de vous pratique
per-sonnellement et que j'ai souvent eu l'occasion, dans mes
rapports avec vous, d'ap-prcier et d'admirer.
Quant notre destin politique, le Liban semble condamn attendre
une conjoncture favorable pour lever l'hypothque qui pse sur son
indpendance et sa souverainet. En attendant, faute de pouvoir
interroger les oracles, il peut tre plaisant de solliciter la
posie. l'encontre du discours idologique qui travestit la ralit au
gr des manipulateurs, le discours potique la transfigure en
fonction des aspirations profondes du pote et des lecteurs ; de ce
fait, il a parfois valeur prmonitoire. Dans la posie biblique, o le
Liban reprsente l'archtype du haut-pays qui dfie toutes les
tentatives d'asservissement, le prophte Haba-quq lance l'oppresseur
un avertissement solennel : La violence faite au Liban te
submergera (2,17), et Isae renchrit : ton propos se rjouissent les
cyprs et les cdres du Liban. (Ils disent) : [50] Depuis que tu t'es
effondr, on ne monte plus nous abattre (14,8). Mais coutez encore
Isae : En deuil la terre languit, dans la honte le Liban se dessche
(33,9), mais dans un peu de temps, trs peu de temps, le Liban se
changera en verger et le verger sera pareil une grande fo-rt
(29,17).
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 41
[51]
LES LIBERTS.
Discours annuels du Recteur de lUniversit Saint-Joseph de 1996
2003.
III
Les tches de lUniversit
19 mars 1998
Allocution du Recteur de l'Universit Saint-
Joseph l'occasion de la fte patronale, en pr-sence des
enseignants et de reprsentants du per-sonnel, des tudiants et des
Anciens
Retour la table des matires
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 42
[53]
L'Universit a pour mission la formation intgrale des jeunes qui
lui sont confis. Cette mission comporte deux tches distinctes et
complmentaires. La premire concerne la formation professionnelle
des tudiants. LExhortation apos-tolique post-synodale nonce cet
impratif dans les termes suivants : Il convient de former des
personnes de haut niveau de qualification qui seront aptes faire
entrer leur pays dans tous les rseaux de la vie internationale, car
nous constatons actuellement une mondialisation de plus en plus
grande de tous les phnomnes sociaux 31. La seconde tche de
l'Universit concerne la formation civique et partant, politique des
tudiants. cet gard, ce que l'Exhortation apostolique dit du rle de
l'glise s'applique parfaitement celui de l'Universit : Il ne lui
re-vient pas de s'engager directement dans la vie politique , mais
le devoir (lui) incombe de rappeler inlassablement les principes
qui seuls peuvent assurer une vie sociale harmonieuse 32. Ce sont
ces principes que j'ai tent de rappeler indi-rectement l'an
dernier, en dvoilant les mcanismes de l'idologie qui entrave leur
mise en application. Ce sont ces mmes principes que [54] je me
propose de rap-peler directement aujourd'hui, en explicitant leur
contenu et leur fonction.
Si je ne m'arrte pas la premire tche de l'Universit, relative la
formation professionnelle des tudiants, c'est parce qu'elle ne prte
pas quivoque : elle relve d'impratifs purement acadmiques. Comme
telle, elle est l'objet de nos proccupations quotidiennes.
l'Universit Saint-Joseph, il n'est pas une Facult, pas un Institut,
pas une cole qui ne s'efforce de maintenir la qualit de son
ensei-gnement un niveau d'excellence internationalement reconnu ;
de contribuer, par la recherche et les publications,
l'accroissement des connaissances dans le do-
31 JEAN-PAUL Il, Exhortation apostolique post-synodale : Une
nouvelle esprance pour le
Liban , Cit du Vatican, Libreria Editrice Vaticana 1997, p.181.
32 Ibid., p. 175.
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Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 43
maine qui est le sien ; de procder priodiquement l'valuation de
ses program-mes d'enseignement et de recherche en tenant compte
aussi bien des innovations scientifiques et techniques que de
l'volution de la socit ; d'assurer, dans le ca-dre de sa spcialit,
des cycles de formation permanente et de mise jour des
connaissances ; de dvelopper les liens de coopration et les changes
diversifis avec les institutions homologues franaises, francophones
et arabes. Toutes ces dmarches visent confrer aux tudiants ce haut
degr de qualification qui, selon les termes de l'Exhortation
apostolique, les rendra aptes faire entrer leur pays dans tous les
rseaux de la vie internationale .
Encore faut-il que ces tudiants puissent s'identifier leur pays,
c'est--dire prendre conscience de la ralit complexe de leur socit
et des principes suscep-tibles de la rguler de telle manire qu'elle
offre tous les citoyens les conditions d'une vie libre et
harmonieuse. Il revient l'Universit de leur assurer, travers cette
forme privilgie du langage dmocratique qu'est la discussion o le
dbat, une formation politique qui leur permette de dcouvrir par
eux-mmes ces princi-pes rgulateurs. Qu'ils aient rapport l'identit
civique, l'identit culturelle ou l'identit humaine du citoyen, ces
principes ne peuvent tre au Liban que ceux-l [55] mmes qui, dans le
monde dmocratique d'aujourd'hui, prsident l'organisa-tion
rationnelle des socits complexes, c'est--dire le principe gnral du
plura-lisme et ses drivs, qui incommodent tant, ici comme ailleurs,
les nostalgiques du totalitarisme et les adeptes de l pense unique.
La socit libanaise ne trouve-ra son quilibre et sa sant que si elle
adhre sans rserve au pluralisme, comme l'y invite expressment
l'Exhortation apostolique : En apprenant mieux se connatre et
consentir pleinement au pluralisme, les Libanais se doteront des
conditions indispensables au vritable dialogue et au respect des
personnes, des familles et des communauts spirituelles 33.
33 JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale, op.
cit., p. 148.
-
Slim Abou, LES LIBERTS. Discours annuels (2003) 44
Lidentit civique
Dans un ouvrage rcent, le sociologue franais Alain Touraine pose
le pro-blme de l'identit civique dans le contexte actuel de la
mondialisation. Le titre de l'ouvrage est significatif :
Pourrons-nous vivre ensemble ? gaux et diffrents 34. gaux en tant
que citoyens ayant les mmes droits et les mmes obligations ;
dif-frents en tant que membres de communauts diverses que, faute
d'un vocable plus adquat, on qualifie d'ethniques, c'est--dire de
communauts infranationales se rclamant d'une histoire particulire
et d'un patrimoine culturel spcifique. Ltat-nation, issu des
Lumires, avait rsolu ce paradoxe en ne prenant en consi-dration que
l'individu-citoyen, c'est--dire l'individu abstrait sujet du droit,
et en relguant ses appartenances particulires - religieuses,
linguistiques [56] ou autres - dans le domaine priv. Ce fut le
principal acquis de l'tat lac. Aujourd'hui, ce modle a beaucoup
perdu de sa pertinence, car la mondialisation des changes et
l'uniformisation des modles de pense et de sensibilit qu'elle tend
insidieuse-ment instaurer provoquent, comme raction d'autodfense,
la revendication par l'individu de son appartenance communautaire
et l'exigence qu'elle soit publique-ment reconnue. Le principe de
la citoyennet demeure sans doute premier, il est le garant de la
dmocratie, mais il doit dsormais composer avec un autre principe,
celui du pluralisme.
C'est aux tats-Unis, dans les annes soixante, que se manifesta
pour la pre-mire fois la rsurgence massive de l'ethnicit,
c'est--dire la volont des citoyens de faire reconnatre et
sanctionner, par des mesures appropries, leur appartenance
communautaire. Il est facilement comprhensible, crivait l'historien
Oscar Handlin, qu'un tel phnomne se produise dans les socits
bureaucratiques de notre temps, qui traitent l'individu comme une
entit numrique anonyme. Il n'est pas tonnant que des personnes que
l'on distingue plus souvent par leur numro que par leur nom
veuillent tablir l'importance de leurs pres 35, l'importance
34 Alain TOURAINE, Pourrons-nous vivre ensemble ? gaux et
diffrents, Paris, Fayard