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Insaniyat n 31, janvier mars 2006, pp. 13-31
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Ulamas rformistes et religiosit
populaire. Approche
sociologique dun diffrend tuniso - algrien
Abdellatif HERMASSI*
Lobjectif de cet article est de mettre contribution la
sociologie historique en vue de comprendre les enjeux dun Dsaccord
paradoxal entre des ulamas qui, tout en partageant le mme profil
culturel et
religieux, en particulier lappartenance lorthodoxie sunnite, la
rfrence au Malikisme, une formation de type zaytounien, ainsi que
les
mmes proccupations et les mmes idaux rformistes ; ont adopt
des
attitudes et des dmarches diffrentes lgard de la religiosit
populaire. Il sagit plus prcisment de fournir des lments de rponse
la question suivante : quest-ce qui explique, dune part, la lutte
acharne mene par lAssociation des Ulamas Musulmans dAlgrie au cours
des annes Mille neuf cent trente contre les expressions htrodoxes
de la pit
populaire, dautre part la prdominance dune attitude tolrante et
modre lgard du mme phnomne dans les rangs des ulamas islahistes
tunisiens ?
Pour traiter de cette problmatique il aurait fallu examiner
linfluence de quatre facteurs dont la conjugaison et le mode
particulier darticulation nous semblent tre la base des divergences
observes dans les stratgies
des composantes de llite rformiste. Il sagit de lhritage de
lislam maghrbin, de limpact de la modernit coloniale sur
linstitution religieuse, de linfluence du rformisme islamique venu
du Machrek,
* Dpartement de Sociologie Facult des Sciences Humaines et
Sociales de Tunis.
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Abdellatif HERMASSI
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enfin de la position occupe par les acteurs rformistes dans le
champ
social en gnral et la scne religieuse en particulier. Or
lanalyse de toutes ces dimensions exigerait des dveloppements qui
dpassent les
limites imparties cet article. Cest pourquoi il nous a sembl
prfrable de dissocier laxe relatif au legs religieux et de faire de
sa construction et de son volution lobjet dune tude part**. Nous
nous contenterons donc ici dune prsentation succincte et
ncessairement schmatique de ses rsultats.
I. Pesanteurs sociologiques et nouveau contexte
socio-historique
1. Le champ religieux traditionnel
Les pesanteurs sociologiques dont il est question ont trait la
place
acquise par le sunnisme malikite, aux rapports quil a tablis
avec le soufisme ainsi qu lvolution du poids relatif de
linstitution savante et de linstitution confrrique au Maghreb
oriental et central.
Le malikisme sest constitu en rite hgmonique grce laction dune
ligne de ulamas qui ont instrumentalis leur audience locale et
leurs fonctions la tte de la judicature dans un combat o la
victoire du
sunnisme sur les htrodoxies ouvrait la voie celle du malikisme
sur
les coles rivales. La domination qui en a rsult a certes t
conforte
par les besoins politiques de dynasties ayant intrt gouverner
des
populations homognes en matire de rite. Toutefois cette tendance
a t
contrecarre parfois par des gouvernements qui ont combattu le
sunnisme
(les fatimides) ou le malikisme (les Almohades). Lexplication de
lenracinement du malikisme et de sa capacit de rsistance doit donc
tre recherche dans une certaine homologie entre les valeurs
patriarcales
dont il est porteur et les structures sociales et culturelles de
lancienne socit maghrbine ainsi que dans la ncessit o sest trouve
linstitution savante de faire des concessions aux intrts et aux
coutumes des communauts tribales et villageoises. Cest dans ce
cadre aussi quon peut saisir le processus ayant conduit la
reconnaissance de phnomne
maraboutique et confrrique et la transformation du monopole
malikite
en duopole.
Il est un fait que des gnrations dulamas ont proclam leur refus
du mysticisme et combattu la croyance aux karamats imputes aux
wali-s.
Pourtant cette attitude, dont on trouvait des exemples jusqu la
fin de lpoque hafside en Ifriqiya et zayanide au Maghreb central,
ne faisait
** Institution savante et institution confrrique en Tunisie et
en Algrie lpoque antcoloniale. Ebauche dune analyse comparative ,
article en instance de publication.
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plus lunanimit au sein de llite savante, et ce depuis la fin du
11e sicle. Le soufisme sest impos en rtablissant la dimension
motionnelle et spirituelle dune religion que les fouqahas
rduisaient pratiquement ses aspects juridiques. Mais deux facteurs
ont contribu
en faire le fondement dune religiosit populaire : il sagit de la
pntration de lislam dans les profondeurs de la socit paysanne
berbre et de laccroissement des causes dinstabilit et dinscurit,
depuis les invasions hilaliennes jusquaux menes des puissances
chrtiennes ; deux phnomnes qui ont suscit une demande massive
de
protection et dintercession et une offre correspondante de la
part des wali-s et des sheikhs de confrries.
En faisant des marabouts lobjet dun culte populaire et des
lignes maraboutiques et chefferies confrriques les dpositaires dun
nouveau capital religieux, lui-mme gnrateur de capital conomique et
de
considration sociale, cette monte en puissance du soufisme
appelait
immanquablement une contre-stratgie de la part des dfenseurs
de
lorthodoxie. La reconnaissance de la lgitimit religieuse de la
walaya et de la compatibilit de lintercession avec la Sunna
devenait une condition ncessaire la sauvegarde des intrts de
linstitution savante elle-mme. Toutefois, cette trajectoire
traverse en commun par le Maghreb oriental
et central donna lieu une bifurcation observable, sous le rgne
des deys
du Pachalik dAlger et des beys husseinites de la Rgence de
Tunis. En effet, la dynastie husseinite a bti un Etat centralis et
un rgime
stable en se rapprochant de llment autochtone, notamment ses
notabilits. Cette politique sest traduite sur le plan religieux par
la rhabilitation de la Mosque-universit Ezzaytounna, et mieux
encore,
par le monopole reconnu cette dernire en matire denseignement
des sciences sharaques et par consquent en matire de production de
llite religieuse. Ces dveloppements, survenus partir du rgne de
Hussein
Ben Ali et jusqu celui dAhmed Bey, ont permis au corps des
ulamas doccuper une position dominante dans le champ religieux et
de participer au contrle de la socit confrrique et maraboutique,
tout en
consacrant la tradition de cxistence et dentente entre les deux
institutions.
En Algrie, par contre, les forces centrifuges lemportaient sur
tous les plans: dune part la caste ottomane tait incapable de
mettre fin aux conflits sanglants entre factions militaires et
dassurer une administration centralise du pays, dautre part elle
sest toujours comporte comme une classe ferme et trangre au pays.
Cette situation ne manqua pas de se
rpercuter sur la scne religieuse. Linstitution savante, outre sa
dispersion entre plusieurs foyers dont aucun ne pouvait prtendre
une
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situation monopolistique, faisait les frais de ltat dinstabilit
et de violence structurelle. En revanche, le pouvoir rampant des
confrries et
des marabouts se trouvait confort par les structures dune socit
segmente et latrophie de lEtat. En somme une situation propice, non
seulement la domination de linstitution confrrique mais aussi aux
formes grossires et dcadentes souvent prises par cette domination
et
dnonces par quelques reprsentants de lorthodoxie qui ont fait
figure de protorformistes.
2. Influence du no-salafisme et impact de la modernit
coloniale
Lattitude des lites rformistes tunisiennes et algriennes
vis--vis de la religiosit populaire procdait dune position
ambivalente lgard dun patrimoine considr la fois comme un des
fondements dune identit culturelle et religieuse sauvegarder et une
source
dinsatisfaction lie aux formes sclroses et dcadentes quil a
souvent prises depuis le dclin de la civilisation musulmane.
Toutefois, cette
perception et laction rformatrice qui en a dcoul nont t
possibles que dans le nouveau contexte cr par la conjonction de
deux faits,
dailleurs lis, savoir linfluence de la nouvelle Salafiyya venue
dOrient et le choc de la modernit vcue principalement sous son
aspect colonial.
2-1. Le rformisme musulman, dans sa version moderne, est la
consquence de la dcouverte par le monde musulman du retard
accumul par rapport une Europe qui sest assure la suprmatie grce
au progrs scientifique et technique, et qui plus est, tait porteuse
dune vision du monde et dune organisation sociale et politique en
rupture avec les conceptions et les institutions quil a sacralises
jusqualors. Cest ce constat qui a pouss les membres les plus clairs
de llite rflchir sur les voies dune renaissance du monde
arabo-islamique. R. Tahtaoui et Khrdine ont propos des formules de
compromis entre limpratif de la modernisation et la tradition
musulmane, le premier partir de
lexprience gyptienne et le second partir de lexprience
tunisienne et de lacquis des Tanzimats ottomanes. Toutefois, les
deux rformateurs ont justifi lislah partir de la sphre du politique
et non sur la base dune vision globalisante et dune interprtation
nouvelle du legs religieux. Cest donc Jamel ed-Din al-Afghani et
particulirement son disciple Mohamed Abduh quchut la mission de
proposer, sinon le modle, du moins les lignes directrices de
lislahisme islamique moderne. Il sagit certes dune rforme globale,
mais qui sattelle en premier lieu aux croyances et aux mentalits
par la rationalisation de la religion, la
lutte contre le fatalisme, la critique de la soumission aveugle
lautorit
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des anciens et la rouverture des portes de lijtihad de faon
interprter les textes sacrs en fonction des nouvelles donnes.
Lune des caractristiques de ce courant est quil a prsent son
effort de rnovation comme un retour la tradition du Salaf -a-Salih-
les pieux
devanciers. Cette tentative de lgitimation, source de
malentendus, nous
semble tre la base des divergences releves chez les
no-salafis,
notamment en ce qui concerne la question du soufisme. En
effet
lunitarisme de M. Abduh implique le refus des mdiations et la
dmarcation par rapport aux confrries, considres lorigine de maintes
innovations blmables. Toutefois M. Abduh sest bien gard de
condamner le soufisme quil a dailleurs pratiqu et fait lloge de ses
vertus ducatives. Sur ce point on peut observer une discontinuit
entre sa
pense et celle de son successeur Rachid Rida qui sest rapproch
de plus en plus de la vision rigoriste du courant wahhbite1.
Diffrence
significative et importante pour notre propos quand on sait que
les ulamas
rformistes tunisiens ont refus pour la plupart de suivre R. Rida
sur cette
voie, contrairement leurs mules algriens.
2-2. Cette dernire remarque, quoi quelle anticipe sur lanalyse
qui va suivre, conforte notre hypothse selon laquelle les
diffrentes manires
dont les lites des deux pays ont reu le message no-salafi
ntaient pas indpendantes des conditions de rception. En clair, tout
systme
doctrinal ou idologique est reu, interprt et par consquent
reformul
en fonction des conditions sociales et du contexte politique et
culturel
dans lequel interviennent les acteurs. Parmi ces conditions,
limpact de la colonisation sur les institutions musulmanes occupe
une place
primordiale.
On sait que les deux pays ont subi une colonisation de
peuplement, ce
qui explique certains traits communs comme la spoliation des
terres au
profit des colons, limplantation de lEcole franaise et de la
culture quelle vhiculait ou lintroduction du droit et du systme
judiciaire franais. Pourtant il y avait une diffrence de taille en
rapport avec les
conditions dans lesquelles se sont effectus loccupation et le
statut juridique des deux entits : le rgime du Protectorat a vit
la
Tunisie le sort de l Algrie franaise o la destruction de
lappareil dEtat a t suivie par la Dsorganisation du systme
denseignement arabo-islamique et une quasi-annexion des
institutions sharaques. Dans
ce dernier cas, il faut mentionner la rduction svre des
prrogatives des
cadis, limites au statut personnel et lhritage, et le statut
spcial
1 Marrakchi, Mohamed- Salah, Tafkir Rachid Rida min Khilal
Majallat al-Manar, Tunis,
M.T.L., 1985, pp.159-162.
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rserv limportante rgion Kabyle o le Orf remplace la Sharia. En
revanche les affaires pnales, commerciales, civiles et immobilires
sont
devenues du ressort des tribunaux franais, habilits de
surcrot
appliquer le droit musulman ! Ces mesures se sont traduites,
entre autres,
par la rduction du nombre de juges musulmans et nont pas manqu
de susciter la rsistance de la communaut musulmane2.
Dun autre ct, ltape ouverte par la IIIme Rpublique a inaugur une
politique de limitation du nombre dcoles coraniques et de contrle
tatillon des zaouias, avec des consquences nfastes sur la formation
des
mouderrs et des ulamas ainsi que sur lusage de larabe littraire.
Il est vrai quune option diffrente dfendue auparavant par Napolon
III avait permis la sauvegarde du corps sharaque par la cration de
trois coles
destines la formation des fonctionnaires du culte et de la
justice3 ; mais
cet acquis tait vici par deux graves dfauts : leffectif des
diplms tait trs en de des besoins religieux et linstitution
sharaque devait subir la tutelle de ladministration coloniale. La
loi de sparation de lEglise et de lEtat ne fut jamais applique en
Algrie4.
Concernant les confrries, celles-ci ont t suspectes de nourrir
des
sentiments anti-franais, do les mesures rpressives tendant
contrler leurs activits et limiter leurs ressources, lexception des
Tijaniyya et Issawiyya qui ont montr leurs bonnes dispositions
lgard de la prsence franaise. Ce nest quau tournant du vingtime
sicle que sest dessine une politique diffrente, alliant contrle,
division des rangs et
recherche des allgeances. Mais en obtenant larrt du djihad
contre loccupant et en singrant dans les affaires des confrries,
cette politique prpara ce que Ch.-R. Ageron qualifie de dcadence ;
tape o le zle
mis dans le service de ladministration et la recherche des
pr-Bendes lemportaient sur les principes doctrinaux5 . Le crdit de
la socit confrrique et maraboutique ne tarda pas seffriter.
En Tunisie, linstitution sharaque, quoique diminue, a pu garder
une indpendance, relative cela sentend, vis--vis de ladministration
du protectorat. Certes, la Grande-Mosque et ses annexes tout comme
les
tribunaux sharaques subissaient un processus de marginalisation,
et les
autorits coloniales ont exerc des pressions en vue dinfluer sur
la
2 Ageron, Charles-Robert, Les Algriens musulmans et la France,
Paris, P.U.F., 1968,
T1, pp.201- 204, 216. 3 Ageron, Charles-Robert, Histoire de
lAlgrie contemporaine, Paris, P.U.F., 1964, pp.62-63. 4 Ibid, p.63
5 Les Algriens musulmans et la France, Op. cit., T1, pp.299-300,
309-313, T2, pp.900-
903.
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marche de ces institutions et les attitudes de leurs
reprsentants ; il nen reste pas moins quelles dpendaient du Bey et
de son Grand Ministre et jouissaient dune autonomie formelle,
contrastant avec ce qui se passait en Algrie. Ainsi les deux pays
vivaient des situations spcifiques qui
nont pas manqu de produire des effets spcifiques sur les
rapports au sein de linstitution savante ainsi que sur les
orientations du courant rformateur.
II. Gense et profil du rformisme islamique
1. Tunisie : enjeux institutionnels et divisions des
rformistes
La mouvance rformiste en Tunisie sest constitue au tournant du
vingtime sicle sous leffet dune triple influence : celle de lcole
de Khrdine, celle du courant no-salafi et celle de la culture
franaise. Au
niveau de sa composition sociale, elle englobait au dpart le
noyau
dulamas zaytouniens qui ont particip llaboration et lapplication
du projet khrdine, linstar de Salem Bouhajeb et Mohamed Essounoussi
; ainsi que des lments ayant reu une formation mixte, moderne
et
traditionnelle la Sadiqiya, et au premier rang desquels figurent
Bchir
Sfar et Ali Bouchoucha. Dj sensibilis une problmatique de lislah
et de la nahda pose lchelle panislamique, ce groupe a fait un
accueil chaleureux aux ides de M.Abduh et sest dpens pour les
mettre en uvre. Cest dans ce cadre quil faut situer lapparition
prcoce dune bifurcation au sein de la mouvance rformiste islamique,
donnant lieu
deux branches distinctes, soit : un premier courant rformiste
radical
dobdience no-salafie, et un second courant qui a trouv ses
soutiens dans les rangs des ulamas moyennant un compromis entre le
sunnisme
traditionnel et les thses de la nouvelle Salafiyya.
En effet nous proposons de distinguer deux types fondamentaux
de
rformateurs qui ont marqu la scne tunisienne. Le premier est
reprsent par la figure de lintellectuel rformiste no-salafi,
ayant reu une formation zaytounienne mais sans appartenir
gnralement au corps
des enseignants ou celui des cadis et muftis, et par consquent,
sans
bnficier de la reconnaissance institutionnelle de ses
qualifications
religieuses. Cependant, ce type est au fait des courants
idologiques et
des ralits contemporaines. Souvent publiciste de profession ,
libre
des contraintes qui pourraient dcouler de lappartenance au corps
sharaque; il se pose en militant actif de la cause du rformisme
islamique
et fait du journalisme son principal instrument de combat contre
les
ulamas conservateurs, les confrries et les dviations
caractristiques
de la religiosit populaire et pour la dfense du Progrs. Salem
Ben
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Hmida, Mohamed J. abi, fondateur de la revue Khrdine et du
journal As-Sawab , Taeb Ben Issa, fondateur du journal al-
Moushir , Hammadi al-Jaziri, fondateur du journal a-Nadim ,
Slimane al-Jadaoui, fondateur de Morshid al-Oumma et dautres,
appartiennent cette catgorie dintellectuel, dfenseur de la doctrine
no-salafie, que ce soit dans le cadre dentreprises journalistiques
personnelles et indpendantes ou en collaborant aux publications du
Parti
Libral Constitutionnel Ds sa cration. Cependant cest Abdelaziz
Thalbi qui reprsente incontestablement le principal inspirateur et
la
figure de proue de ce courant.
Rvolt par le conservatisme qui rgnait la Grande- Mosque et
son
enseignement Dsuet, ce fils de famille algrienne rcemment
installe
Tunis quitte la Zaytouna avant den obtenir le diplme et dclenche
sa premire bataille contre les autorits savantes sur les colonnes
de son
journal Sabil-ar-Rached . Avec la suspension de celui-ci,
Thalbi
quitte le pays pour lOrient o il entre en contact avec les tnors
du courant no-salafi. Ds son retour, il reprend la lutte et suscite
la colre
du milieu traditionaliste en sen prenant violemment aux
marabouts et aux croyances populaires en leur pouvoir. Sauv de la
vindicte du
tribunal sharaque par les autorits franaises qui le font passer
devant un
tribunal civil, il publie Ds sa sortie de prison une sorte de
manifeste
rformiste, critiquant svrement aussi bien les sheikhs de
confrries,
coupables ses yeux de sorcellerie, dimposture, et de
rintroduction de lidoltrie en islam, que les simples gens enclins
prendre les superstitions pour de la religion ; et sen prenant
galement au sort de la femme et ltroitesse desprit des fouqahas qui
ont justifi une claustration et dfendu un voile trangers lislam des
pieux devanciers6. Le jeune Thalbi dfendait ainsi une interprtation
du Coran qui se
voulait librale, humaine et sociale , mais qui ntait pas dnue de
navet puisquelle postulait lidentit entre les Principes de la
Rvolution franaise et ceux du Coran 7 et se fondait sur la croyance
la mission
civilisatrice de la France. Cependant la dure ralit de la
colonisation,
lexprience dans les rangs des Jeunes tunisiens et le leadership
quil assuma la tte du Parti Libral Constitutionnel finirent par
mrir ses
ides, de sorte que ses crits des annes vingt-trente refltent
une
dmarche plus sereine et un langage plus mesur dans la critique
des
ulamas, des traditions et de la mentalit mythique .
6 Lesprit libral du Coran, Beyrout, Dar al-Gharb-al-Islami,
1985, pp.10-17, 50-56. 7 Ibid, p.82
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Le second type de rformateur est, avons-nous dit, celui du
alim
clair, la recherche dun compromis entre le sunnisme traditionnel
et la nouvelle Salafiyya. Exerant ses fonctions sociales dans le
cadre des
institutions sharaques, il subissait les contraintes dcoulant de
cette
appartenance. Sur le plan de lextraction sociale, ce alim peut
appartenir au milieu afaqi , intress par une ouverture de
linstitution sharaque aux ulamas provinciaux. Cest le cas notamment
de Mohamed An-Nakhli et de Mohamed al-Khidhr Ben Hsine. Il peut
appartenir aussi des familles hanafites qui navaient pas dfendre un
monopole hrditaire des fonctions sharaques suprmes. Cest le cas de
Othman Ben al-Khodja, Mokhtar Ben Mahmoud et des frres Chedli et
Hdi Ben al-Cadi.
Enfin il peut provenir des familles malikites de la capitale, en
particulier
celles dont la russite sociale remonte au milieu du 19e s. Il
sagit dans ce
cas essentiellement de familles qui ont cumul les hautes
charges
religieuses et les hautes fonctions politico-administratives au
lendemain
de loccupation franaise. A ce noyau appartiennent les deux
principales personnalits religieuses de la Tunisie au 20
e s., savoir le Sheikh-al-
Islam malikite Mohamed Tahar Ben Achour dont le grand pre
paternel
tait cadi, mufti et Naqib des Chrifs et le grand pre maternel,
Mohamed
al-Aziz Bouattour, alim, administrateur proche de Khrdine et
Grand
Ministre aux dbuts du Protectorat- ainsi que le Shaikh al-Islam
malikite
Mohamed al-Aziz Djat, appartenant aussi une famille de ulamas et
fils
du Grand Ministre Youssef Djat. Ds lors on comprend que ce
milieu ait
donn son appui aux tentatives de modernisation de linstitution
religieuse par les premiers responsables du Protectorat et constitu
en
outre un lment modrateur au sein de la mouvance rformiste.
Le rformisme de cette gnration dulamas est largement redevable
la doctrine de la nouvelle Salafiyya, y compris son refus du
cloisonnement des coles de fiqh et sa critique des pratiques
lies au
maraboutisme. Mais cette influence sest trouve contrebalance par
deux facteurs de poids : savoir lappartenance une culture o le
sunnisme malikite a fini par vivre en symbiose avec les croyances
populaires et
lappartenance une institution sharaque dont la structure
bicphale entretenait le clivage entre le rite hanafite et le rite
malikite. La rsultante
en a t un rformisme prudent, dans la ligne du sheikh Salem
Bouhajeb
qui a prn la modration dans lacceptation des miracles et la
croyance aux karamats des wali-s
8.
8 Ben Achour, Mohamed al-Fadhil, Al-Haraka al-Adabiyya
wal-Fikriyya-fi-Tounis,
Tunis, M.T.E., 1972, p.73.
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2. Algrie : lunion sous la bannire de la Salafiyya
Selon Ali Merad lislam avait besoin en Algrie dune impulsion
historique pour sortir de la somnolence et sadapter au monde
nouveau ; or M. Abduh fut lhomme qui fit sentir (aux Algriens) le
rythme de lOrient musulman et les aida prendre conscience de
lorientation rformiste de lislam contemporain 9.
Parmi la minorit de lettrs partisans de lislah il faut
mentionner deux ulamas : Abdelhalim Ben Smaya dont le grand pre, le
mufti Al-Kbabti
fut exil en Egypte par les autorits de loccupation et qui
regagna son pays dorigine o il fit connatre les ides de M.Abduh ;
et Abdelkader el-Madjaoui qui se distingua Constantine et eut pour
disciple Hamdane
Lounissi, lun des matres spirituels dAbdelhamid Ben Badis10. A
ct de ces lments qui ont prn lattachement aux fondements
arabo-islamiques de la personnalit algrienne et la rigueur morale
travers les
prches et lenseignement, il faut citer deux intellectuels, Omar
Racem et Ben Kaddour qui ont fait de leurs journaux Dhou-l-Faqar et
Al-
Farouk , au cours des annes prcdant la premire guerre, des
tribunes
consacres la dfense de la Sunna, la dnonciation des bida-s
particulirement les associations confrriques et la critique de la
francisation dune fraction de llite11.
Comment le rformisme no-salafi sest transmu dune ide isole en un
courant puissant, vhicul par un groupe organis et prtendant la
direction spirituelle et morale de la socit algrienne ? Deux
lments
permettent de rpondre cette question.
Dabord la rihla, migration de lAlgrie en qute de savoir, phnomne
ancien en soi mais devenu Ds le dbut du 20
e s. le fait de
jeunes la recherche dune formation que le pays ne pouvait plus
assurer. Dailleurs cette migration a trs vite pris laspect dune
opration organise dans le but de former de futurs cadres
rformistes. De fait, la
plupart des dirigeants de lAssociation des Ulamas Musulmans
dAlgrie (A.U.M.A.), avaient fait leurs tudes en Tunisie et en
Orient. Cest le cas notamment dAbdelhamid Ben Badis, Moubarek
al-Mli, Larbi Tebessi, Mohamed al-Id Al-Khalifa qui ont suivi le
cursus traditionnel de la
Zaytouna et se sont lis au milieu rformiste tunisien. Ahmed
Taoufik-el-
Madani, lui, est natif de Tunis et sest distingu par son
activisme dans
9 Le rformisme musulman en Algrie, Paris, La Haye, Mouton, 1967,
pp. 32-33. 10 Dabbouz, Mohamed-Ali, Nahdt al-Jazar al-Haditha,
Damas, Imprimerie
Cooprative, sans date ddition, T1, pp.109-123, 138-140. 11
Al-Jabiri, Mohamed-Salah, an-Nachat al-Ilmi wa-l-Fikri
lil-Mouhajirin al-Jazariyyine
bi Tounis 1900-1962, Tunis, Maison Arabe du Livre, 1973,
pp.256-264.
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les instances dirigeantes du parti Libral Constitutionnel,
tandis que
Bchir Ibrahimi et Taeb el Okbi ont reu leur formation en Orient,
plus
prcisment Mdine, tout prs des bastions du wahbisme, le premier
y
ajoutant un sjour fructueux en Syrie o il a ctoy les partisans
de
Rachid Rida.
Lexamen des trajectoires individuelles qui ont amen ces ulamas
devenir des figures de lislahisme salafi est fort instructif mais
ne peut trouver sa place dans ce papier. Nous devons donc nous
limiter au cas du
leader du mouvement, le sheikh Ben Badis. Celui-ci, issu dune
grande famille ayant cumul le savoir sharaque, la proprit foncire
et le
service de la puissance coloniale, a fait ses premires tudes
Constantine do il garda un profond attachement sons matre
Lounissi. A Tunis, il suivit lenseignement suprieur zaytounien quil
termina brillamment, mais non sans un sentiment de frustration et
de rvolte
lgard dun systme dfiant tout esprit critique. Cependant
lalternative ntait pas loin. Il la trouva en effet chez les
reprsentants les plus minents de la mouvance rformiste ; Bchir Sfar
qui il doit sa prise de
conscience des problmes de lAfrique du Nord et deux de ses
Msheikhs : Mohamed an-Nakhli qui la encourag user du raisonnement
et du libre arbitre vis--vis du legs religieux, et Tahar Ben
Achour duquel il garda jusquaux annes trente limage dun alim
comptent et novateur
12 et cela avant den faire la cible de ses critiques
lors de la controverse propos de la rcitation du Coran sur les
morts.
Pourtant linfluence des rformistes tunisiens ne suffit pas
expliquer le profil intellectuel qui sera le sien, en particulier
le combat quil allait diriger contre lislam confrrique et la
doctrine quil allait mobiliser dans cette bataille idologique.
Ali Merad, grand spcialiste du rformisme algrien a insist sur
le
rle des sources de la Salafiyya, ancienne et nouvelle, dans la
formation
de la pense dibn Badis. Il na pas manqu dobserver que celui-ci,
en tant que produit de lenseignement zaytounien, ne pouvait qutre
un savant nourri de sunnisme, et en tant qualgrien, ne pouvait
qutre familier avec lcole malikite, ce qui explique dailleurs la
prsence de Malik et des fouqahas malikites en tte de ses rfrences
et de celles de
ses compagnons. On est donc en droit de stonner de leur
engouement pour le no-hanbalisme dibn Taymiyya, et surtout de leur
sympathie pour la thologie wahhbite
13.
Comment expliquer ce paradoxe ?
12 Al-Jabiri, M.S,. an-Nachat al-Ilmi , Op.cit., p.65. 13 Le
rformisme musulman, Op.cit, p.214, 217.
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Si lon ne peut qutre daccord avec Ali Merad quand il impute
cette dernire influence limpact des ides de Rachid Rida, qui a puis
dans la doctrine dibn Taymiyya plus que son matre M. Abduh, et a
pris la dfense du wahhbisme, il reste comprendre pourquoi justement
le
salafisme no-hanbalite a eu une telle influence sur les
ulamas
rformistes algriens alors que leurs homologues tunisiens lont
accueilli pour la plupart avec beaucoup de rserve, sinon avec
suspicion ?
Question qui nous ramne aux conditions spcifiques ayant
gouvern
lvolution de linstitution religieuse dans les deux pays et les
rapports entre ses composantes.
Un autre contraste mrite dtre relev : cest que le mouvement
rformiste islamique en Tunisie sest constitu Ds le dpart en tant
que mouvement pluriel et fractionn, alors quen Algrie une unit
idologique substantielle sest ralise dans le creuset dune action
militante encadre par une organisation unique.
La fondation de lA.U.M.A. en 1931 traduisait la conscience de
llite rformiste de la ncessit dune action ducative, doctrinale et
culturelle organise, seule susceptible de sauvegarder et de
reconstruire les
fondements de la personnalit gravement menacs par la
politique
coloniale dassimilation, mais elle dcoulait aussi du besoin
dorganisation autonome des lettrs qui refusaient les pratiques
confrriques et navaient pas leur place dans le corps officiel
affect au culte musulman. Ben Badis avait exprim ce besoin ds le
milieu des
annes vingt en appelant la constitution dun parti strictement
religieux . Devant les rserves mises par ceux qui penchaient pour
le
compromis entre rformisme et soufisme, les Statuts de lA.U.M.A.
se sont limits quelques gnralits telles que la lutte contre les
pratiques
contraires au Shar et la raison14, mais ctait l le prix payer
pour constituer une association rassemblant les diffrentes parties
:
rformistes, sheikhs de confrries, chefs de zaouias
indpendantes,
fonctionnaires de ladministration religieuse ainsi que laile
rformiste de la communaut ibdite. Toutefois ce compromis na pas
tard voler en clats : les calculs tactiques de Ibn Badis nont pu
triompher des forces centrifuges, notamment les deux extrmes
reprsents dun ct par Mouloud Hafizi, diplm dal-Azhar, croyant aux
vertus des wali-s, et du ct oppos par les dfenseurs du wahhbisme
tels que Taeb Okbi,
dtermins en finir avec les tenants dune conception quils
assimilent lidoltrie. Le choc qui sensuivit sest traduit par la
mise lcart des
14 Al-Khatib, Ahmed, Jamiat al Ulamas al-Muslimin al-Jazariyyin,
Alger, E.N.L., 1985, p.265.
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Ulmas rformistes et religiosit populaire..
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partisans du soufisme et une lutte froce dans les rangs des
forces
religieuses tout le long des annes mille neuf cent trente, mais
il ralisa
aussi les conditions dune unit, certes relative, des rformistes
autour dune plateforme qui se dmarquait de lacception hrite du
sunnisme et se proposait darticuler le Malikisme au Wahhbisme et la
nouvelle Salafiyya. Le document rdig par Ibn Badis sur La
prdication de
lA.U.M.A. et ses sources constituait un vritable manifeste
dunitarisme rigoriste et consacrait lhgmonie de la rfrence
salafie15.
III. Ulamas rformistes et religiosit populaire : Le pourquoi
dun Dsaccord
1. Tunisie : une approche raliste au secours de lislam
populaire
Laffaire Thalbi et laffaire Mohamed Chaker survenues laube du
20
e s. ont montr quon ne pouvait sattaquer impunment des
croyances bien tablies et des forces encore influentes, et leur
exemple a
d dissuader dautres critiques potentiels. Mais pas pour
longtemps. En effet, avec le tournant des annes mille neuf cent
vingt, le nationalisme
vient pauler le rformisme dans la lutte contre ladversaire
commun. Ds lors, les intellectuels no-salafis, activistes au sein
du parti destourien ou
sympathisants, reviennent la charge. Les tribunes rformistes
attaquent
sans relche les bida s, qualifiant les chefs de confrries
dimposteurs et de profiteurs, fustigeant les pratiques htrodoxes
pendant les ftes
religieuses et les rites funraires et stigmatisant les ulamas
qui ont
failli leur devoir de commanderie du bien et de pourchas du
mal 16.
Faut-il en conclure que les ulamas, plus qualifis en
sciences
sharaques, avaient abdiqu leur mission ? En tout cas les
rformistes
parmi eux nont pas gard le silence, mais leur position
divergeait de celle des publicistes no-salafis sur le fond comme
sur la manire.
Dabord au niveau de lenjeu : lexception dune minorit fort bien
reprsente par le sheikh Othman Ben el-Mekki, les ulamas islahistes
ne
partageaient pas la vision de la Salafiyya concernant le monde
des saints,
des confrries et de la religiosit populaire en gnral, considr
comme
un univers de superstitions, dignorance et de paganisme. Ils ne
refusaient pas priori le principe de la walaya, vitaient le dbat
sur les vrais et les
15 Registre du congrs de lA.U.M.A. de 1935. cit par A.al-Khatib
in Jamiat al-Ulamas , Op.cit, pp.114-115. 16 al-Wazir du 23 janvier
1922, et an-Nadim du 19 octobre 1920.
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faux saints et napprciaient gure la condamnation en bloc des
cheikhs soufis. A linstar de Khidhr Ben Hsine, ils optaient pour un
bilan quilibr qui reconnat les mrites des zaouias tels que
lenseignement du Coran, ldification aux vertus, le secours des
ncessiteux tout en se dmarquant des doctrines trangres la sharia et
des pratiques douteuses
de certains lments affilis aux confrries17. Prudents sur les
questions
de la baraka, ils se sont par contre prononcs sur le sujet de
lintercession, sopposant toute ide qui ferait des marabouts des
intermdiaires auprs de Dieu, ou pis encore, ses associs et ses gaux
en puissance18.
Plus gnralement, les ulamas rformistes tunisiens ont uvr dans
leurs fetwas, prnes ou articles expurger nombre de croyances qui
leur
paraissaient contraires la saine doctrine et lorthodoxie en
matire de culte, comme lattestent les consultations publies par
As-Sada-al Odhma lors de sa brve parution ou al-Majalla
az-Zaytouniyya dans
les annes trente. En revanche ils ont refus de suivre les
intellectuels
no-salafis dans leurs campagnes violentes contre les formes de
pit
populaire.
A cette prudence il y avait deux raisons. En premier lieu ce que
nous
avons avanc propos du poids de la tradition et qui exige
nanmoins
quelques prcisions. Certes il existe un legs commun aux pays
du
Maghreb rsultant de lvolution du sunnisme malikite vers la
coexistence avec le confrrisme, le maraboutisme et le
charifisme.
Pourtant les 18e-19
e s ont vu les pays du Maghreb voluer diffremment
sous cet angle. Au Maroc, les prtentions des grandes confrries
et des
Etats-zaouias ont cr chez les sultans alauites et leurs allis,
les ulamas,
des dispositions positives lgard de la doctrine salafie,
susceptible daffaiblir leurs adversaires. En Algrie, o les turcs
taient proccups seulement par leurs luttes intestines et les
recettes des impts, linstitution savante, dj amoindrie par labsence
dun centre religieux unificateur, ne pouvait, dans le meilleur des
cas, que condamner le dveloppement
anarchique du pouvoir des marabouts et des confrries. En
Tunisie, par
contre, la tradition de coexistence sest trouve renforce par la
capacit du pouvoir central de contrler une socit maraboutique et
confrrique
ayant somme toute peu denvergure. Du coup lobtention dun
consensus anti-wahhbite ne posait aucun problme srieux. La seconde
raison
rside dans lappartenance des ulamas rformistes linstitution
sharaque qui sest porte garante de cette tradition, tout en exerant
dans
17 Touroq as-Soufiya wa-l-Islah , cit par Mowada, Mohamed, in
Hsine, Mohamed al-Khidhr, Hayatouhou wa Atharouhou . Tunis, M.T.E.,
1974. 18 al-Majalla az-Zaytouniyya . V. 6, t. 1, octobre 1940, pp.
21-22.
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Ulmas rformistes et religiosit populaire..
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le champ religieux une domination de plus en plus affirme.
Cette
situation avait pour effet la fois de rduire les risques de
conflit
dautorit avec linstitution confrrique et dengager les ulamas
islahistes une attitude modre.
Nanmoins, linfluence de ce legs sur les ulamas rformistes ne
sest pas exerce dans le sens dune justification pure et simple des
croyances populaires, mais plutt au niveau de la dmarche suivie
pour les corriger :
une dmarche progressive et raliste , comptant sur la bonne
parole et
leffet dune action long terme sur les mentalits. Stratgie
formule explicitement par le sheikh M.Chadli Ben al-Cadi qui, en se
dmarquant
de la salafiyya tunisienne, et probablement aussi algrienne,
dont les
mthodes ont donn des rsultats contraires ceux excompts ,
posa
clairement la question de la pdagogie rformiste. Face des
croyances
fortement enracines et des gens qui assimilent la lutte contre
les bida
s lapostasie , soutient-il, deux impratifs simposent : appeler
lislah avec sagesse et sarmer de patience 19.
Il importe dajouter que ce souci de prendre en compte les
pesanteurs sociologiques ntait pas sans avoir des consquences au
niveau doctrinal. Cela ressort des divergences exprimes par les
ulamas
rformistes tunisiens avec M. Abduh au sujet de la foi du
mukallid conformiste. Daccord avec le Matre pour privilgier une
conviction fonde sur la rflexion et la mditation personnelle du
Coran sur la
croyance reue en hritage, ils scartent toutefois dun
rationalisme qui lui fait dire que le musulman ne mrite le
qualificatif de croyant que dans
la mesure o son acte est fond en raison20
. M. Abduh, insistant sur la
responsabilit de lindividu dans la lacquisition de la foi, est
all jusquau bout de son raisonnement, mais ses conclusions ne
pouvaient recevoir laval dune lite partage entre ses penchants
rformistes et sa position sociale, cest--dire son appartenance une
institution gestionnaire du sacr et devant tenir compte du vcu des
gens.
2. Algrie : la lutte pour la domination dans le champ
religieux
Le conflit qui a oppos les islahistes algriens aux forces
confrriques et aux ulamas officiels ne peut tre rduit ses
dimensions doctrinales,
souvent invoques ou exagres dans le cadre de stratgies de
domination
ou de lutte pour le leadership. En fait, il exprime une profonde
scission du
champ religieux, effet cumulatif des contradictions de
lpoque
19 al-Majalla az-Zaytouniyya , V.1, T.1, septembre 1936, pp.
28-29. 20 Rachid, Rida, Tafsir al-Manar . Imprimerie al-Manar, 1325
de lHgire, p. 102.
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prcoloniale et de la situation exceptionnelle vcue par lislam
algrien sous la colonisation.
Selon notre hypothse, limpact du rformisme salafi sur les ulamas
forms lextrieur du pays a t facilit par leur position marginale par
rapport linstitution officielle et limpossibilit o ils se
trouvaient de rejoindre cette administration rduite sa plus simple
expression. Ces
lettrs navaient donc rien perdre et tout gagner de la
constitution de lA.U.M.A., puisquelle offrait en mme temps un cadre
de lutte contre linfluence confrrique et un instrument de
dlgitimation dun corps transform en auxillaire de ladministration
coloniale. Pourtant loffensive rformiste prit pour principale cible
le systme confrrique. Ce choix dcoulait dune donne objective et
dune apprciation subjective : dune part le fait de lhgmonie exerce
par le rseau confrrique sur la vie religieuse, dautre part, le
bilan tabli par les islahistes au sujet de cette hgmonie , considre
comme la source de
tous les maux et toutes les catastrophes qui ont atteint la
communaut algrienne21.
En fait ldifice confrrique tait en train de se lzarder suite une
srie de mutations lies lexode rural, limmigration et linfluence de
lcole franaise et de la culture europenne ; mutations qui se sont
traduites par la diffusion de lesprit positif dans les milieux
franciss, laffirmation dune morale individualiste peu encline
accepter la tutelle spirituelle exerce par les moqaddems de
confrries, ainsi que par le
rtrcissement de la base sociale de ces dernires et
laffaiblissement de leur capacit assurer leurs fonctions
habituelles en matire
denseignement et dassistance aux pauvres22. Autrement dit, au
moment o la plupart des confrries passaient la collaboration, leur
base
matrielle et leur pouvoir spirituel et social dclinaient. Ce
contexte a
certainement servi le mouvement rformiste et renforc sa
doctrine
salafie par un contenu nationaliste et une critique des
incidences sociales
de la domination confrrique ; mais il nest pas tranger au
paradoxe dun discours alliant la dfense de lislam algrien contre
les menes coloniales et la critique radicale de cet islam contamin
par les
manifestations didoltrie. Cest que lA.U.M.A. combattait sur deux
fronts : celui du rformisme et celui du nationalisme culturel.
Oblige
dadmettre que lislam hrit est un lment de sauvegarde de la
21 Al-Imam, Athr, Al-Ibrahimi, Mohamed Bchir, Beyrout, Dar
al-Gharb al-Islami, 1997,
T.1, pp. 119- 121. 22 Merad, Ali, Le rformisme musulman,
Op.cit., pp.62-75.
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Ulmas rformistes et religiosit populaire..
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personnalit algrienne, elle ne le considrait pas moins comme
un
facteur de stagnation et un handicap la nahda23.
Ainsi les rformistes algriens ont agi comme sils navaient aucun
intrt composer durablement avec les confrries et les ordres
maraboutiques, ni mme user dune dmarche progressive et modre
pour soustraire la socit leur influence. Seule la doctrine
no-hanbalite
pouvait fournir larme idologique en mesure de miner la
domination du groupe quils rendaient responsable de la dcadence du
pays et de sa colonisation , et ce, en le prsentant sous laspect
dune congrgation hrtique.
3. Ben Achour et Ben Badis : la contreverse entre deux
autorits
lgitimes
La polarisation de la scne religieuse algrienne conscutive la
prise
du contrle exclusif de lA.U.M.A. par les rformistes et la
constitution par leurs adversaires dune organisation rivale, la
Jamiat Ulama as-Sunna, seffectua sur la base de deux positions
contradictoires propos des bida -s innovations. Les salafis
qualifiaient par ce terme tout acte cultuel qui ne procde pas de la
Sunna authentifie, mais par cela mme, ils prtaient
le flanc aux critiques des soufis et des fouqahas malikites.
Pour ces
derniers il tait facile de dmontrer que les rformistes
sattaquaient des croyances ayant leurs sources dans le Livre et la
Sunna, comme cest le cas pour la thrapeutique par le Coran, les
vertus du dhikr-litanies, et
lintercession. Du coup les salafis se voyaient accuser leur tour
dtre de dangereux innovateurs et qualifis de no-wahhbites, une
manire de
signifier leur intolrance et leur incapacit parler au nom de
lislam et des musulmans.
Dailleurs ce conflit dautorit na pas manqu de dborder le cadre
algrien pour atteindre le corps des ulamas tunisiens en la personne
du
Sheikh al-Islam Tahar Ben Achour. Nous avons mentionn le rle
essentiel de la Zaytouna et du milieu tunisien dans la formation
des
cadres de lA.U.M.A. Ce rle explique lintrt soutenu des
dirigeants de cette association pour ce qui se passait en Tunisie
et la Grande-
Mosque et leur mcontentement devant la lenteur des rformes
chez
le voisin. Ben Badis avait critiqu en particulier le silence de
ses
confrres zaytouniens sur les innovations blmables des adeptes
des
confrries, faisant observer que les plaintes exprimes dans les
journaux
propos de leur conduite et les demandes de fetwa sur ce sujet
nont pas eu
23 Al-Imam, Athr, Ben Badis, Abdelahamid, Alger, Ministre des
Affaires Religieuses,
1985, T.4, pp. 65-66, 123-125.
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de suite, les ulamas, les sheikhs de la fetwa et en particulier
les deux
Sheikh-al-Islam restant impassibles, comme si la question ne
les
concernait point 24. Du ct tunisien, il semble que les
ulamas
rformistes avaient aussi des rserves sur la dmarche de leurs
homologues de louest. Cest dans ce contexte quclata la querelle
au sujet des bidas.
La cause immdiate du conflit tait une fetwa publie par Tahar
Ben
Achour en avril 1936 en rponse une question provenant de lAlgrie
sur le statut sharaque de la rcitation du Coran sur les morts ainsi
que des
actes visant empcher les proches du mort daccompagner les
crmonies funbres par le mme rituel. Il faut prciser ce sujet que
la
rcitation du Coran et de la Borda dans les cortges funbres tait
une
pratique rpandue en Algrie, et que des incidents ont eu lieu
entre les
rformistes qui tentaient de lempcher et les tenants de la
tradition. En rpondant, Ben Achour savait srement que sa fetwa
revtira la plus
haute importance pour les deux parties en conflit.
Il serait fastidieux dentrer dans le dtail de largumentaire
accompagnant la consultation produite par Ben Achour et de la
rponse
rdige par Ben Badis. Nous nous en tiendrons donc lessentiel. Ben
Achour commence par admettre que la Sunna en ce qui concerne
laccompagnement du mort et son enterrement est le silence et la
mdiation, la rcitation du Coran tant inconnue du temps du Prophte.
Il
expose ensuite lopinion de Malik sur le caractre blmable
(karaha, makrouh) de cette pratique et le Dsaccord exprim par des
malikites
clbres linstar dibn al-Hajib et Ibn Arafa avec leur Imam : en
effet ils ont accord la dite rcitation le statut de
Moustahab-Louable, si
lintention est den faire bnficier le mort. Or cette position est
partage totalement par Ibn Hanifa et partiellement par Chafi et Ibn
Hanbal. Ben
Achour estime donc quaucune autorit na assimil la rcitation du
Coran ou du dhikr lors des enterrements un acte condamnable,
donc
justifiant linterdiction par la parole ou les actes, et que son
statut limite est dtre un makrouh, or celui-ci, la diffrence du
haram-interdit, ne peut faire lobjet dune censure. En conclusion il
considre que les parents du mort ont le choix entre suivre la Sunna
ou suivre le Louable,
quaucune partie na le droit de simmiscer dans cette affaire
dordre priv, et quil appartient aux gouvernants dempcher
quiconque
24 Al-Imam, Athr, Badis, A.b., Op.cit, T.3, p.92, 268.
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Ulmas rformistes et religiosit populaire..
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prtendant changer le mal sans possder la qualification
religieuse requise
pour le faire25.
La rponse dIbn Badis se fit dure et pleine de sarcasmes. Dans
une srie darticles portant le titre : Sheikh-al-Islam de Tunis
soppose la Sunna, encourage la bida et monte les autorits contre
les musulmans , il
dfend son ide matresse : Si sabstenir de la rcitation (du Coran)
relve de la Sunna, sa pratique ne peut tre que de lordre de la bida
. Vouloir faire plus que le Prophte revient lgifrer aprs lui et
prtendre
lui tre suprieur. Ben Badis refuse linterprtation faite par Ben
Achour de lusage du terme karaha chez Malik. Pour lui, lImam
entendait bien signifier le blmable-interdit (karahat tahrim) et
non le makrouh
selon lusage des fouqahas. Dans ce cas linnovation est signe de
dperdition (dhalla) et mrite dtre change conformment lchelle
stipule par la sharia. Autrement dit, si un musulman est en mesure
duser de moyens physiques pour la combattre, il na pas le droit den
rester au degr infrieur, celui du blme oral. Prtendre le contraire
revient
encourager la corruption (fasad)26
.
Au-del de laspect canonique de cette confrontation, cest sa
dimension sociologique qui nous intresse en premier lieu. Sur ce
plan, la
position occupe par les deux protagonistes dans le champ
religieux revt
une importance capitale. Ben Achour, avons-nous remarqu, tait la
tte
dun corps officiel grant le sacr tel quil est vcu par la majorit
de la population tout en veillant ce quil ne scarte pas trop de
lorthodoxie. Son rformisme et celui de ses pairs une pouvait aller
jusqu laffrontement avec sa base sociale. En revanche Ben Badis a
cre avec ses collgues un corps parallle linstitution officielle,
une organisation qui a difi sa lgitimit en difiant les masses
musulmanes sur la
religion dbarrasse de tous les ajouts et en cherchant rompre les
liens
qui les attachaient au systme confrrique. Diffrence de taille
qui est
lorigine dattitudes opposes. En effet dans cette affaire, Ben
Achour refuse de voir dans la fidlit la Sunna du Prophte un critre
de
sparation entre lislam et la dperdition : les bidas ne se
ressemblent pas et la bida dans le cas despce ne relve pas de
lInterdit. Le faqih est donc appel une attitude souple et tolrante,
cest--dire laisser une marge de libert aux gens et chercher une
issue sharaque leurs us et
coutumes. Ben Badis, au contraire, peroit dans la rcitation du
Coran sur
les morts un lment dun systme religieux auquel la raison
salafite
25 Souissi, Mohamed- Ben Youns, Al-Fatwa at-Tounissiyya
fi-l-Qarn ar-Rabi Ashar
Higri, Thse de Doctorat dEtat. Tunis. Facult de Thologie, 1986,
Voir texte de la fatwa: p.501-502 et argumentaire. pp. 511-528.
26
Athr al-Imam A .b.Badis , Op.cit, T3, pp. 273-302.
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Abdellatif HERMASSI
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dnie toute lgitimit, surtout quil est la base de
linstrumentalisation de la religion des fins utilitaires. Cette
conviction le pousse vers une
attitude intransigeante : le rle du faqih nest pas dadapter les
normes sharaques aux croyances et aux habitudes des gens, mais
plutt dappeler leur stricte observance, et, le cas chant, les
imposer par la contrainte.
La bataille pour un islam purifi et la conqute de la
domination
religieuse lgitime ne faisaient quun.