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Luniversalit du verbum interiusOuvragerecens :
Jean Grondin, Luniversalit de lhermneutique, Paris, Presses
universitaires de France (collection pimthe ), 1993, 249 pages.
par Luc LangloisPhilosophiques, vol. 22, n 1, 1995, p.
137-157.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
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PHILOSOPHIQUES, VOL. XXII, NUMRO 1, PRINTEMPS 1995, p.
137-157
I I II II I X C M T M U [ S
L'universalit du verbum interius Jean Grondin, l'universalit de
!!hermneutique, Paris, Presses universi ta i res de France
(collection pimthe ), 1993, 249 pages.
par Luc Langlois
Il est assez remarquable que l'hermneutique philosophique, en
dpit de sa prtention insistante incarner la nouvelle prima
philosopha (titre jadis revendiqu par la mtaphysique, mais que la
prise de conscience de la finitude humaine lui a retir, depuis
Heidegger au moins), ait nglig d'indiquer de faon claire et sans
quivoque sur quoi se fonde l'universalit du phnomne dont son
discours entend rendre compte. Celui qui voudrait suivre Gadamer,
c'est--dire l 'auteur qui a le plus puissamment soutenu l
'universalit de l'exprience hermneutique, devrait naturellement
s'en remettre aux indica-tions fournies par Vritetmthode1,
l'ouvrage qu'on associe le plus commu-nment l'affirmation du
caractre essentiellement interprtatif de toute conceptualit
humaine. S'il s'adresse la seconde section de l'uvre, qui a
particulirement retenu l'attention des lecteurs et des
commentateurs, il trou-vera dans l'indpassable historicit de notre
exprience l'indice de cette universa-lit, qui doit mettre en chec
les prtentions d'une conqute strictement mthodologique de la vrit
obnubile par le modle des sciences exactes, dont le tort est
d'avoir oubli que tout avnement de sens s'inscrit dans u n h o r i
z o n temporel , con tex tua l i s et situ, qui cond i t i onne l
'accs de l'interprte son objet , au texte ancien et sa propre
histoire. L'exigence de neutralit formule par la mthode fera alors
place la reconnaissance du rle du prjug comme levier indispensable
de toute comprhension, et dont la fcondit ne pourra s'attester, en
l'absence de critres infaillibles, qu'au
1. Hans-Georg Gadamer, Vrit et mthode, ig6o, trad. fr. E. Sacre,
Seuil, 1976, dsormais : VM.
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138 PHILOSOPHIQUES
contact d'une tradition qui a form l'interprte et est seule mme
de venir confirmer ou infirmer ses propres anticipations de sens.
S'il se rfre plutt la trs complexe troisime section, il verra dans
l'lment langagier \e porteur uni-versel d'une exprience du monde
qui ne bnficie d'aucune vidence ultime, et qui est tout uniment
livre la logique, plutt la dialogique, de la question et de la
rponse, qui signifie que toute interprtation, toute vise de sens,
procde d 'une interrogat ion pralable, d 'une inqu i tude premire
de l'interprte dans sa relation l'altrit que constitue le texte, et
vers lequel il se tourne dans l'espoir de voir combles ses attentes
toujours renouveles. L'enracinement de la pense dans l'universum,
le milieu de la langue naturelle (ou de l'ordinary language), se
voudra ainsi un autre rappel de la f ini tude humaine dont le
rapport l'tre est immanquablement plac sous le signe d'une mdiation
linguistique posant toujours celui-ci dans une perspective dtermine
et lui attribuant toujours dj quelque chose2 . Tiraill entre le
principe historicit et le principe langage, dont la conjugaison est
loin d'aller de soi, le lecteur de Gadamer choisira peut-tre enfin
de voir dans l 'exposition phnomnologique mme de l'exprience
hermneutique que propose le livre VM, la vritable assise
universelle de cette dernire, qui la ferait enfin accder une
authentique conscience de soi au-del de l'obscurcissement
mthodo-logique qui a caractris ses premires apprhensions. Une telle
lecture, quoiqu'elle puisse parfois s'alimenter de l'esprit et du
ton de VM, serait cepen-dant peu en accord avec le statut accord
gnralement par Gadamer sa propre entreprise, dont la recherche des
Grundzge, des lments fonda-mentaux de l'hermneutique, n'a jamais
revendiqu pour elle-mme le titre de savoir suprieur.
- I -C'est l'claircissement de cette prtention somme toute
ambigu
l'universalit que sera consacr l'ouvrage de Jean Grondin, dont
la contri-bution sera d'autant plus prcieuse qu'elle n'entendra pas
s'en tenir l'auto-comprhension rcente de l'hermneutique telle que
dploye dans l'uvre de Gadamer (p. xvn), mais voudra sonder
l'intuition commune et souterraine de tou tes les hermneut iques ,
spciales ou gnrales, qui on t depuis l'Antiquit nourri la rflexion
sur l'ordre interprtatif du sens. Ceux qui se sont penchs sur le
problme de la comprhension, avant mme la consti-tut ion d'une
discipline hermneutique proprement dite cense fournir les rgles
fiables de l'interprtation des textes, auraient au fond, selon
l'auteur, particip d'une intelligence commune du phnomne du langage
que l'on peut
2. VM, p. 262.
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L'UNI VERS ALIT DU VERBUM INTERIUS 13 g
faire remonter aux Stociens, voire mme Aristote. Le plus
simplement du monde, on partira de l'ide que pour comprendre
vritablement ce qu'un autre a dit, a exprim en mots, il est
ncessaire de remonter jusqu' l ' intention, jusqu'au vouloir-dire
premier d'o tout langage tire sa source. Transpos en termes
stociens : tout logos prophorikos, tout langage extrioris en mots,
serait mettre en relation avec un logos endiathetos, un logos
intrieur d'o il procde et qui soutient l'effort de sens de
l'elocutio, du mot profr, de l'nonc, bref de l'ermeneia (p. 7). En
apparence banale, cette conception aura surtout pour effet de con
tes t e r l ' au tosuf f i sance et l ' au tonomie don t la logique
a vou lu traditionnellement crditer l'nonc propositionnel, pour
rappeler l'troite dpendance de tou te proposi t ion envers l '
intentionalit premire d 'une volont de sens qui accompagne
l'expression concrte et veut se faire entendre en elle. C'est que
l'nonc, n'tant que la traduction ad extra d'un dialogue que chacun
noue avec soi-mme, ne reprsente toujours que la face visible d'une
recherche de signification pralable, qu'il ne parvient j amais
puiser totalement. D'o la limite inhrente au langage humain, qui
aurait t aperue pour la premire fois, en cho l'intuition stocienne,
par Saint Augustin dans sa doctrine du verbum interius (p. 28), et
qui va servir de rfrence rsurgente la reconstruction propose par
Grondin. Contrairement au verbe divin qui a trouv dans le verbe du
Christ son expression parfaite, le verbe humain , suggre Augustin,
parce qu'il ne jouit d'aucune certitude absolue, ne parvient jamais
une diction parfaite et dfinitive, mais reste perptuellement en
chemin vers une expression qui lui soit adquate et qui puisse
rendre compte des interrogations qui surgissent au sein de son
dialogue intrieur. C'est dans cette doctrine august inienne du
verbum interius, ou du verbum cordis, qu'il f audra i t voir se lon
l ' au t eu r le fondemen t universe l de l ' expr ience
hermneutique, toute interprtation tant en dfinitive tributaire d'un
projet d'intelligibilit qui sourd du mot intrieur de la pense
finie. Si l'on s'en tient seulement aux indications parses
distilles dans l'uvre de Gadamer, qui verra notamment dans le
verbum cordis le signe que 1' oubli occidental du langage , dans sa
prdilection unilatrale pour l'nonc logique, n'a peut-tre pas t
total3, cette thse n'est pas invraisemblable mais a tout de mme de
quoi surprendre. En effet la discrtion de Gadamer sur ce fameux mot
intrieur est telle (il ne lui sera concd que quelques pages assez
elliptiques dans VM,
3. VM, p. 268 : Il y a cependant une conception qui n'est pas
une conception grecque et qui rend mieux justice l'tre de la
langue, de sorte que l'oubli de la langue ne peut pas tre, dans la
pense occidentale, un oubli total. Cest la con-ception chrtienne de
l'Incarnation . Cest en rapport avec cette conception de
l'Incarnation, qui ne se limite pas la seule figure d'Augustin, que
Gadamer mettra profit la doctrine de verbe intrieur.
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l 4o PHILOSOPHIQUES
qui ne paraissent pas prime abord revtir une signification
centrale4), qu'il convient sans doute de voir dans la version
ampliative qu'en donnera Grondin un apport tout fait original la
comprhension que veut avoir d'elle-mme l'hermneutique. L'intrt de
cet ouvrage ne souffre donc aucun doute.
Mis sur la piste par Gadamer5, l 'auteur voudra sonder par
lui-mme la prsence cache de cette dialectique de l'extrieur et de
l'intrieur qui marque en creux l'intelligence hermneutique du
langage, en parcourant nouveaux frais les grandes stations qui ont
ponctu son histoire. nouveaux frais, car Grondin souponne que cette
histoire ne rpond peut-tre pas en tous points la version canonique
et plutt tlologique qui nous en est habituellement fournie,
laquelle reste largement tributaire de la lecture de Dilthey,
reprise et compl te par Gadamer. Selon la faon cou ran te de voir
les choses , l'hermneutique, avant mme de recevoir son nom (d
Dannhauer, qui crera vers 1629 le nologisme hermeneutica), n'aurait
form dans l'Antiquit et dans la tradition patristique qu'une srie
de rgles d'interprtation assez disparates, principalement consacres
au dchiffrage du texte biblique pour se constituer, partir de la
Renaissance et de la Rforme protestante , en discipl ines
spcialises tournes vers l'interprtation de l'criture [hermeneutica
sacra), du droit romain [hermeneuticajuris) et des langues
anciennes [hermeneutica profana). Cette conception
technico-normative de l 'hermneutique serait demeure au cur de la
thorie gnrale de l ' interprtat ion ( allgemeine Kunstlehre des
Verstehens) de Schleiermacher dans le contexte du Romantisme
allemand, pour guider au XIXe sicle l'entreprise de fondation
pistmologique des sciences humaines [Geisteswissenschaften)
poursuivie par Dilthey. Ce n'est qu'avec les tra-vaux des annes
vingt de Heidegger, et au premier chef avec Sein und Zeit, que
l'hermneutique perdra son statut technique pour recevoir une
signification ontologico-phnomnologique dans le cadre de
l'Analytique existentiale du Dasein, virage qu i va c o n s t i t u
e r le l e i t m o t i v de VM et m a r q u e r a le p o i n t
d'aboutissement de cette histoire.
Sans la rejeter en bloc, Grondin reprochera sur tou t cette
version classique d'avoir mjug la valeur des contributions
antrieures celle de Schleiermacher, auquel on aurait trop
rapidement rserv l 'honneur d'avoir le premier pris conscience de
l'universalit du problme hermneutique. C'est oublier, selon
l'auteur, ce qu'a pu avoir de dcisif la doctrine stocienne du
logos
4. VM, surtout : p. 270-273. 5. Dans l'dition allemande
originelle de cet ouvrage {Einfuhrung in die phihsophische
Hermeneutik, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt,
1991, p. IX), Grondin raconte que c'est Gadamer lui-mme, lors d'un
entretien, qui a associ l'universalit de l'hermneutique la doctrine
du verbum interius. Cette confidence marque en quelque sorte le
coup d'envoi de ce travail.
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L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS I 4 I
endiathetos pour ce qu 'on pour ra i t appeler la concept ion
parallle (et minoritaire) du langage, qui refusera de cder la
fascination positiviste pour l'nonc propositionnel et qui va par
exemple servir de matrice V interprtation allgorique de l'criture
sainte prne par un Philon d'Alexandrie (v. 13-54), l'interprtation
typologique de l'Ancien et du Nouveau Testament propose par Origne
(v. 185-254), de mme qu' la doctrine augustinienne du verbe
intrieur (p. 12-4i). Dans chacun de ces cas, une mme conviction est
dj l 'uvre de l'insuffisance de la littralit du sens l'gard d'une
signification plus riche et plus pleine qui refuse de se rvler
immdiatement, mais requiert un travail inter-prtatif. L'ouvrage de
l'allgorse doit ainsi permettre de renouer avec la spiri-tualit
profonde du texte sacr dont la lettre visible n'est souvent que le
signe d'un sens invisible , parce que spirituel, qui ne veut se
communiquer que mtaphoriquement . Les diffrents typoi reprs par
Origne doivent permettre, dans la mme veine, de rtablir l'unit des
rcits vro- et no-testa-mentaires, que le sens littral parat parfois
opposer, en cherchant dans la Thora et dans les livres prophtiques
les prfigurations symboliques de la figure du Christ venu accomplir
la signification de l'criture. C'est ainsi qu'on apprendra
progressivement distinguer un sens corporel, ou littral, qui
s'adresse aux hommes simples et peu instruits des mystres de la
foi, un sens pneumatique qui fait appel l'intelligence, et un sens
spirituel, le plus parfait parce qu'il rvle seul le vritable
message divin, qui se dissimule derrire la lettre pour aiguillonner
la recherche du croyant . En assimilant un peu hti-vement ce
travail exgtique une simple recherche de rgles techniques
d'interprtation, l'hermneutique contemporaine n'a pas assez fait
justice la conception antique du langage o elle-mme plonge ses
racines et qui lui enseigne que la narrativit et la textualit ne
sont pas tout, mais pointent toujours vers une vise de sens que
seule une subtilitas intelligendi peut parvenir sonder.
Il y a dj l de quoi branler le prjug tenace d 'une f i l ia t
ion essentiellement protestante de l'hermneutique dans le sillage
de la Rforme luthrienne. Le mot d'ordre sola scriptura lanc par
Luther entendait en effet remet t re en quest ion l 'a t tnuat ion
catholique de la rfrence directe l'criture au profit de la
tradition doctrinale du magistre de l'glise. Ce retour
6. L'hermneutique mdivale voudra complter cette conception avec
sa doctrine du quadruple sens de l'criture, en distinguant un sens
littral (ou somatique), un sens allgorique, un sens moral et un
sens anagogique en rapport avec les mystres eschatologiques de la
foi. Thomas d'Aquin reprendra cette distinction {Summa theol, q. I,
art. 10, conclusio), mais sa formulation initiale serait due Jean
Cassien (v. 360 - v. 430-435), comme le rappelle Grondin, p. 27. ce
sujet, cf. l'ouvrage fondamental de P. H. de Lubac,xgse mdivale.
Les quatre sens de Itcriture, 4 tomes, Paris, Aubier,
1959-1964.
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142 PHILOSOPHIQUES
au tex te , comme on l'a s o u v e n t sou l ign , ne p o u v a
i t q u ' i n t r e s s e r l'hermneutique, charge de vaincre les
asprits de la parole biblique en four-nissant des rgles adquates
pour le dcryptage du sens littral, l o l'on avait jadis prfr
convoquer l'artillerie lourde de la thologie naturelle et de la
philosophie scolastique. A contre-courant de l ' interprtation
allgorique, Luther prfrera toutefois plaider en faveur d'une
parfaite suffisance du sens littral qui, bien compris, renferme en
lui-mme la pleine mesure du sens spi-rituel. De sorte que
l'Ecriture sera pour lui sui ipsius interpres et pourra se passer
des sophistications patristiques de l'allgorse. Grondin fait
pourtant bien remarquer que cette promesse d'immdiatet n'a jamais
rellement t tenue par le luth-ranisme. Sans mentionner que Luther
lui-mme n'a pas fourni ces prcieuses rgles qui auraient permis de
s'en tenir au sensus literalis, il appert trs tt que les
hermneutiques protestantes labores sa suite n'ont pas t la hauteur
du rquisit de littralit formul par la Rforme. La Clavis scripturae
sacrae de Flacius Illyricus, publie en 1567 et qu'on peut considrer
comme la pemire vritable thorie hermneutique protestante, est cet
gard symptomatique. Partant du fait que Dieu dans son infini bont
n'a pu vouloir que le sens de l'Ecriture reste cach aux mes
sincres, Flacius est convaincu que les diffi-cults de comprhension
du texte biblique ne sont dues en fait qu'aux lacunes grammaticales
et l inguis t iques des croyants , que seule u n e mei l leure
connaissance du grec et de l 'hbreu saura combler grce au travail
de l'hermneute. Mais sa propre thorie ne parvient pas elle-mme s'en
tenir cette autonomie de l'ordre grammatical (p. 45), puisqu'elle
ne peut viter de faire appel la notion, promise une postrit fconde,
du scopus, c'est--dire de l'intention partir de laquelle le livre a
t rdig, que doit imprativement saisir l'interprte pour que le texte
lui devienne accessible. Un peu malgr lui, Flacius se trouverait en
somme reconnatre les dfaillances invitables du verbe extrieur,
toujours redevable d'un verbe intrieur et de son scopus, qu'il faut
apprendre reprer derrire la lettre, preuve que l 'hermneut ique
protestante est finalement demeure en dette vis--vis de ses
origines grecques et patristiques.
C'est probablement l'endroit des hermneutiques des XVIIe et
XVIIIe
sicles que l'historiographie dominante aura cependant t la plus
injuste. Ici l 'auteur s'inspirera des recherches sminales de H.-E.
Hasso-Jaeger7, pour
7. H.-E. Hasso-Jaeger, Studien zur Fruhgeschichte der
Hermeneutik dans Archiv HrBegriffsgeschichte, 18,1974, p. 35"84- On
doit en grande partie cet auteur d'avoir rappel la vitalit de la
rflexion hermneutique issue de la Renaissance et du Rationalisme,
sur laquelle les hermneutiques de Schleiermacher et de Dilthey,
contribuant par l une certaine distorsion de l'historiographie,
sont demeures plutt silencieuses. Aussi l'intention dclare de
Hasso-Jaeger au dbut de son tude, proche en cela de celle de Jean
Grondin, est de prendre ses distances vis--vis la lecture incomplte
et rductrice de Dilthey.
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L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 143
montrer qu' travers les figures aujourd'hui largement oublies de
Dannhauer, Chladenius et Meier, pour ne nommer que celles-l, s'est
dessine bien avant Schleiermacher une authentique conception
universelle de l'hermneutique, au-del de son parpillement en
disciplines ancillaires spcialises. On peut en voir un exemple dans
l'Introduction h juste interprtation des discours et des crits
rationnels (1740) de Chladenius. Outre qu'il cherche expressment
jeter les bases d'une Auslegungslehre d'application gnrale, cet
ouvage exprime parfai-tement quoi ressortit la tche de toute
hermneutique, en montrant quel type prcis d'obscurit du sens sont
vous ses efforts. Alors que Vars critica s'intresse aux obscurits
lies l'authenticit des textes et des passages, que la philologie et
la grammaire se consacrent celles qui relvent du manque de
connaissances linguistiques, l'hermneutique se procuppe pour sa
part des obscurits dues l'absence de connaissances d'arrire-fond et
de concepts ad-quats, qui empche le lecteur de s'y retrouver et de
vraiment savoir ce que l ' au teur a vou lu dire . Cette t r ipar t
i t ion ne doi t pas signifier que l ' h e r m n e u t i q u e
admet son caractre provincial (p. 64). C'est que ces connaissances
et concepts devant rvler la luminosit du texte nous font tou-jours
dfaut d'une manire ou d'une autre, d'o la vocation immanquablement
pdagogique et didactique de l'hermneutique qui incombe de
transmettre un savoir plus englobant que celui de la critique et de
la philologie, sans lequel le lecteur ne pourrait percer le sens du
texte. Cette dimension pdagogique de l 'hermneutique voudra
s'enrichir chez Chladenius de la fameuse doctrine du Sehe-Punckt,
du point de vue , terme qu'avait dj employ Leibniz pour mar-quer le
perspectivisme indpassable des monades et qui n'est pas sans
appeler le scopus d'o mane toute expression. La signification
tirant toujours son origine d'un point de vue sur la chose,
susceptible d'tre confront d'autres points de vue, l'interprte
veillera soigneusement viter le ftichisme du texte, pour savoir
remonter jusqu'au Sehe-Punckt qui a fourni sa perspective au
langage exprim, jusqu'au point de vue de l'auteur qui a prsid la
rdaction des mots et des phrases, lesquels n'affichent toujours
qu'une autonomie factice l'gard de la volont de sens plus
originaire qui les commande.
En cela mme, Schleiermacher serait lui-mme demeur sans le savoir
en parfaite cont inui t avec le matin grec et patristique de l
'hermneutique, lorsqu'il rappelle par exemple que chaque acte de
comprhension se veut une inversion de l'acte du discours en vertu
de laquelle doit tre amene la conscience quelle pense se trouve la
base du discours . On a vu gnra-lement dans cette recherche de
l'intention de l'auteur une inflexion psycho-logiste donne au
travail de l'interprtation par Schleiermacher, que trahit
8. F. Schleiermacher, Hermeneutik und Kritik, hrsg. von M.
Frank, p. 76; trad. fr. Hermneutique p. 101, cit p. 88.
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144 PHILOSOPHIQUES
notamment son ambition de vouloir comprendre l'auteur du texte
mieux qu'il ne s'est compris lui-mme, en explorant l'univers intime
d'o son discours a jailli. Schleiermacher n'a pas contribu pour peu
accrditer cette rception de sa doctrine, en invoquant carrment la
discipline d'une interprtation technique ou psychologique,
expressment charge de renouer avec l'intriorit de l'auteur et
l'individualit qui gt au cur de l'acte de cration, que doit par
ailleurs com-plter une interprtation grammaticale servant lucider
les passages l'aune de la totali t langagire et grammaticale
supra-individuelle laquelle l 'uvre participe. Tout en ne niant pas
tou t fait cette coloration psychologiste, Grondin (p. 97) essayera
d'en rduire quelque peu la porte en insistant sur la structure
dialectique sur laquelle se greffe chez Schleiermacher la recherche
du sens, conduite partir d'un dialogue avec autrui dans lequel
chacun ne peut manquer de s'amener avec ses propres anticipations,
donc ne peut forcment tre indiffrent la teneur chosale du discours
de l'auteur. Si Schleiermacher insiste tant pour qu'on rtrocde
derrire le mot exprim afin de deviner de quelle intention de sens
il mane, ce serait au fond pour traduire sa faon, d 'aprs Grondin,
l 'un iversa l i t du m o t in t r i eu r . Mais ce cons t a t ,
Schleiermacher aura tout de mme ajout une touche originale en
signalant, dans l 'espri t romant ique d 'une remise en cause des
assurances et de l 'autonomie du sujet moderne, le danger de
mcomprhension qui guette l'interprte, qui risque constamment de
passer ct de la signification vri-table du texte. Cette inscurit de
la dmarche hermneutique, refltant en fait nos propres limitations
humaines, trahit le caractre infini de sa tche et rappelle qu'aucun
point d'Archimde ne peut la prmunir contre la possibilit qu'elle
puisse manquer sa vise comprehensive. L'universalit de la dimension
de la mcomprhension viendra de la sorte procurer u n e in tona t
ion nouvelle l'universalit du verbum interius, celle-ci appelant
invi tablement celle-l, tellement le mot extrieur demeure
impuissant assumer lui seul le fardeau du sens.
Une des convictions les plus inbranlables de l'historiographie
qui sera aussi remise en question dans l'ouvrage de Jean Grondin, a
consist faire de l'hermneutique une proccupation de premire
importance dans la pense de Dilthey, mobilise par le projet d'une
Critique de la raison historique, qui sera fina-lement demeure
l'tat de promesse. C'est surtout Georg Misch et O.F. Bollnow9 qu'on
doit l'ide d'une rorientation des recherches de Dilthey,
9. Cf. notamment : Georg Misch, Lebensphilosophie und
Phanornenologie. Eine Auseinandersetzungder Dilthey schenRichtung
mit Heidegger und Husserl 2. Aufl., LeipzigX Berlin, Teubner, 1931
et O. F. Bollnow,Dilthey. Eine Einfuhnmg in seine Philosophie,
Leipzig 1936, vierteAufl. 1980 Novalis Verlag, etStudien zur
Hermeneutik, FreiburgX Mnchen, Alber, 1982 (tome 1), 1983 (tome
2).
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L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 145
notamment partir de 1895, en direction de l'hermneutique, l o le
projet d'une psychologie comprehensive devait assumer dans les
premires annes le rle de discipline mthodologique fondatrice des
sciences humaines. C'est la triade conceptuelle de la vie, de la
comprhension et de l'expression ( laquelle on pourrait tout aussi
bien ajouter le concept d'auto-rflexion, ou de Selbstbesinnung) qui
jouera dans les recherches tardives de ce dernier un rle
prpondrant. En sciences humaines, remarque Dilthey, il s'agit
toujours de remonter d'une expression historique extrieure,
sdimente dans des textes et dans des traces visibles, vers une
intriorit qui en a constitu l'origine vitale, dmarche qui convie le
savant renouer avec le mouvement d'auto-rflexion qui a prsid aux
diffrentes manifestations historiques. Parce qu'elles sont
irrmdiablement voues la comprhension (ce que laissait dj entendre
l'appel une psychologie comprehensive) les sciences humaines auront
donc une structure essentiellement hermneutique. Cette prtendue
omniprsence de l 'hermneut ique chez le dernier Dilthey, s o u p o
n n e Grondin, a cependant quelque peu t monte en pingle par ses
pigones, les rares textes de Dilthey cet effet ne permettant pas de
conclure une telle volution, d'autant plus que ce dernier n'a
finalement jamais prsent le sys-tme des rgles mthodologiques qui
auraient hiss l'hermneutique au rang de mthode gnrale des sciences
humaines. Cette lacune a fait croire cer-tains, notamment la lumire
de sa riche correspondance avec le comte Yorck de Wartenbourg10,
que Dilthey, constatant l'historicit et 1' interprtativit radicale
de la vie elle-mme, aurait sur le tard renonc son ambi t ion
mthodologique premire, laquelle suppose la possibilit pour le
savant qui veut accder un savoir objectif de se soustraire
l'historicit et au perspec-tivisme de ses propres prconceptions,
comme le requrait la Selbstvergessenheit de Ranke. Jean Grondin (p.
126) prfre l-dessus rester fidle l'valuation de Gadamer, qui repre
chez Dilthey un tiraillement irrsolu entre la perception aigu de
l'historicit et la prdilection positiviste pour la mthode
objective. Au-del de cette ambigut et en dpit de l'chec de son
entreprise pistmo-logique qui n 'es t pas arrive jus t i f ier le s
ta tut technico-normat i f de l'hermneutique, il faudrait voir
surtout dans l'insistance avec laquelle Dilthey
10. Sur la relation entre le comte Yorck de Wartenbourg, Dilthey
et Husseri, signalons au passage la traduction rcente de la section
de VM berwindung der Erkenntnistheoretischen Fragestellung durch
die phnomenologische Forschung par E. Sacre : Le dpassement par la
recherche phnomnologique de la problmatique de la thorie de la
connaissance , Annales de philosophie, 1993, vol. 14, p. 1-23,
Universit Saint-Joseph, Beyrouth. En attendant la traduction
com-plte de VM qui devrait voir le jour bientt, le lecteur
francophone pourra donc prendre connaissance de ce texte important
qui n'avait pas t retenu (!) dans l'dition franaise originale de
l'ouvrage de Gadamer.
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146 PHILOSOPHIQUES
a tenu rapporter toute extriorisation de la vie son moteur
d'intriorit, le cur d'une thorie de l 'interprtation qui, sans
avoir l 'originalit que lui attribue parfois la Dilthey-Forschung,
n'aurait pas drog en dfinitive l'intui-tion matutinale de
l'hermneutique.
C'est Heidegger qui tirera les conclusions les plus radicales de
l'insuccs des hermneut iques techniques soutenir leur propre s ta
tu t mthodo-logique. C'est que cette vise a mconnu ds le dpart
l'enracinement existential de l'hermneutique, qui reprsente moins
un procd que doit adopter le savant devant u n domaine d'objets
particuliers qu'elle ne const i tue une dtermi-nation ontologique
du Dasein dans son tre-aumonde, qui comme telle ne peut que revtir
une signification universelle. Bien que le matre-ouvrage de 1927
soit peu disert sur le thme de l'hermneutique, il n'est pas
interdit d'y voir le condens des recherches de Heidegger menes dans
les annes vingt, qui c u l m i n e n t peut-tre dans le cours de
1923 p o r t a n t comme sous - t i t r e Hermeneutik der
Faktizitt11. On ne retiendra dans ces lignes qu'un aspect de
l'hermneutique de SuZ, celui qui, partant de la comprhension
moyenne, pr-thmatique et latente toujours l'uvre dans l'existence
du Dasein, va conclure au caractre driv de l'nonc logique, thse qui
est au centre de l'ouvrage de Grond in , e t qui es t p r o b a b l
e m e n t m o i n s , au t o t a l , a u g u s t i n i e n n e
qu'heideggerienne (nous y reviendrons). Heidegger commence par
faire du comprendre (du Verstehen) le terminus a quo de l'exprience
hermneutique du Dasein, l o les doctrines traditionnelles voyaient
une fin atteindre, rali-sable par le moyen technique de
l'interprtation. Le Verstehen est premier en effet, dans la mesure
o le Dasein est invariablement engag dans une compr-hension
implicite qui dlimite son rapport au monde et au sein de laquelle
se librent les diffrents projets anticipants de l'existence. Au gr
de ses proccu-pations quotidiennes et de sa situation hermneutique
temporalise, une ouverture comprehensive lui dvoile toujours le
monde de telle ou telle faon. Mais cette ouverture n'a pas demeurer
latente et implicite pour autant. Par l ' interprtation
explicitante {Auslegung), qui ne renvoie aucune mthode dtermine
mais dcrit une possibilit d'tre du Dasein, celui-ci peut encore
s'aviser, prendre conscience de sa propre situation hermneutique,
condition essentielle pour que puisse se nouer un dialogue avec
autrui. Grondin va mme jusqu' attribuer une fonction critique cette
interprtation explici-tante (p. 138), en autant que par elle le
Dasein peut s'approprier rflexivement les anticipations
silencieuses qui soutiennent toute comprhension. C'est sur cette
toile de fond du comprendre et de l'expliciter que Heidegger pourra
parler du statut parasitaire de l'nonc logique, en rappelant la
contextualit, en
11. M. Heidegger, Ontologie. Hermeneutik der Faktizitt 1923
(semestre d't), hrsg. von Kte Brcker-Oltmanns, GA 63,1988, XII-116
pages.
-
L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 147
d'autres mots la prcomprhension qui travaille secrtement le
langage humain. Rien ne serait plus prjudiciable une apprhension
philosophique du phnomne du langage que sa fixation exclusive sur
le mode de la prdi-cation logique, laquelle fait oublier
l'enracinement du discours dans le souci du Dasein de l'existence
quotidienne. Heidegger ne viserait pas t an t comme on le pense
parfois, disqualifier le langage, jug incapable de traduire le
comprendre originaire sans le dnaturer et le ptrifier, qu' rappeler
l'ouverture h e r m n e u t i q u e pralable qui rend poss ible son
dp lo iement , et qui s'accompagne invitablement d'une part de
non-dit. C'est pourquoi il importe pour lui de reconnatre la
dpendance de tout nonc l'gard du souci comme mode d'tre fondamental
du Dasein, ou de ce qui pourrait bien tre son synonyme plus ancien
: le verbe intrieur qui concrtise son ouverture au monde, faisant
ainsi cho au transcendens de l'tre.
L 'on to log i sa t ion du cercle h e r m n e u t i q u e du
comprendre et de l'expliciter sera videmment dcisive pour l
'hermneutique de Gadamer, puisqu'elle souhaitera elle aussi librer
l'vnement de sens qu'est toute vrit de sa rduction mthodologique,
pour relever aprs Heidegger l'indice tempo-rel et l'historicit de
l'interprtation. Dans un remarquable tour d'horizon de VM, Jean
Grondin, on ne s'en tonnera pas, voudra bel et bien rattacher
l'universalit de l 'hermneutique la dimension du langage,
c'est--dire au thme qui va constituer le point d'aboutissement de
VM dont l'ultime section propose de placer l'inflexion ontologique
de l'hermneutique sous la conduite du langage, n'hsitant pas par
exemple affirmer que l'tre qui peut tre com-pris est langage . Mais
comment faut-il entendre cet aphorisme un peu mys-trieux de Gadamer
? Grondin suggre qu'il ne pouvait s'agir pour l'auteur de VM de
rduire tout ce qui est au seul lment langagier (p. 184), comme on
pourrait tre port le croire tellement la confiance au langage,
contrairement ce que laissent transparatre certains textes de
Heidegger, apparat sans rserve chez Gadamer. En fait, c'est moins
un dessein panlinguistique que celui-ci aurait eu en tte, que le
souci de nous rappeler que les supposs faits objectifs contrlables
par une mthode neutre dont le positivisme a fait sa reli-gion, ne
nous parlent jamais qu' travers nos propres projets de sens,
c'est--dire des ques t ions que nous nous posons propos des choses
et qui or ientent toute recherche concrte. ce titre il sera permis
de dnoncer c o m m e u n e i l l u s i o n l ' a m b i t i o n d '
a u t o - e f f a c e m e n t du s a v a n t (de Selbstausloschung)
prne par la mthode scientifique et qui est parvenue contaminer
jusqu'au champ des sciences humaines. Ce rquisit incondition-nel de
la mthode a en ralit ses racines dans la prminence accorde par la
pense occidentale au registre de l'nonc constatif, le seul qui
mette nu la stabilit predicative des faits isols, ritrables et
contrlables. Or il s'agit l pour Gadamer d'un rtrcissement de
l'horizon du sens langagier, dans la mesure o se trouve refoule la
dimension du dialogue que nous ne cessons
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148 PHILOSOPHIQUES
jamais d'etre dans le langage, nous qui avons toujours des
choses, par le biais des interrogations qu'elles veillent en nous,
une vise, au sens phnomno-logique du terme. Ce rappel gadamrien
d'une dialogicit intgrale du langage, toujours engag dans une
dialectique de la question et de la rponse, veut paradoxalement
nous faire prendre conscience des limites mmes du langage qui,
ressortissant ce dialogue sans fin de la pense avec elle-mme,
n'arrive jamais dire, profrer, tout ce qu'il veut dire. La volont
de sens don t tmoigne le langage profr n'est elle-mme comprhensible
qu' la lumire du verbe intrieur, ou du dialogue de la pense qui n'a
cess d'accompagner, depuis le dbut, la rflexion hermneutique.
Si la thse de l'enracinement universel de l'exprience
hermneutique dans le verbum interim apparat lumineuse, ne serait-ce
que par la relecture de l'histoire de l'hermneutique qu'elle
commande, elle n'est pas sans soulever un certain nombre de
difficults. On se contentera d'en prsenter quelques-unes ici, sans
videmment pouvoir entrer dans le dtail des analyses historiques
minutieuses de l'auteur.
-Il-(i) Tout au long de son ouvrage, Jean Grondin tiendra nous
prmunir
contre une comprhension psychologiste et mentaliste du verbum
interim, qu'il faut viter selon lui d'associer prcipitamment un
principe ineffable ou quelque valorisation mystique de l'indicible.
Cette mise en garde est capitale puisqu'en cherchant dterrer
l'assise universelle de l'hermneutique, l'auteur fait rsolument
appel un phnomne langagier, le mot intrieur tant assi-mil par lui
un vouloirdire, donc une instance qui refuse d'tre considre comme
l'autre du langage. Il est pourtant permis de se demander si une
telle lecture t ient suffisamment compte d'une certaine mfiance
grecque envers la langue naturelle, dcelable surtout chez Platon
qui s'oppose catgoriquement l'identification du logos intelligible
et de Yonoma sensible, le mot n'tant pour lui qu'une copie instable
du paradigme de l'Ide, avec lequel il n 'entretient qu'une relation
de ressemblance (homoion) imparfaite. L'exigence de la dialec-tique
ordonne plutt au philosophe dans sa tche notique de se dlester du
poids des mots pour accder au pur penser des Ides, dans un dialogue
de l'me avec elle-mme qui est en fait silencieux, donc pur des noms
parce que plus originaire que la langue. Il est plus que plausible
de croire que le logos endiathetos des Stociens, qui a donn son
coup d'envoi la comprhension antique du mot intrieur reprise dans
cet ouvrage, veuille faire signe, dans la mme veine, vers une pense
qui n'est pas encore prise dans les lacets des mots et reven-dique
une antriorit par rapport au langage, ce qui serait trs peu en
accord, somme toute, avec la conception langagire de la finitude au
service de laquelle l'auteur veut placer cette doctrine. Est-il si
sr en effet que le refus du Cratyle de Platon d' emprisonner la
pense dans la gangue des noms n'ait pas en
-
L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS i4g
dfinitive t dominan t de sorte que le logos endiathetos ne
puisse dsigner autre chose qu'une exprience notique pr-linguistique
? Eminemment cons-cient de cette dvalorisation grecque du langage,
Gadamer12 a voulu apercevoir dans la thologie chrtienne du Verbe,
dans ce qu'elle peut avoir de rvlateur pour la conscience de notre
propre condition humaine, l'approfondissement du lien co-originaire
qu'entretient notre pense finie et discursive avec les mots13. Il
est assez tonnant nanmoins qu'il fasse appel Thomas d'Aquin pour
servir d 'antidote Platon, bien plus qu' Augustin. Celui-ci, t ou t
prendre, est loin d'tre un alli trs sr, lorsqu'il dfinit par
exemple en ces termes le mot intrieur : verbum est quod in corde
dicimus : quod necgraecum est nec latinum, nec linguae alicujus
alterius14. Un mot intrieur qui ne parle la langue naturelle de
personne, qui ne se dit ni en grec ni en latin, peut-il encore
avoir quelque chose de langagier15 ? Que disons-nous donc dans
notre coeur qui ne soit ni grec, ni latin, ni franais, ni anglais,
ni aucune des langues parles par les hommes ? N'est-ce pas au fond
l'vocation d'une vision immdiate d'un ordre ternel et intelligible,
qui reste cependant pour nous fugace et instable, qu'Augustin a en
ralit l'esprit lorsqu'il en appelle au logos intrieur, plus vrai
que le langage humain audible et communicable, et que celui-ci,
dans sa nature sensible, ne parvient jamais exprimer fidlement ?
Plus que la dpen-dance mutuelle de la pense finie et du langage
c'est le constat d'une double imperfection qui parat finalement
dicter le propos d'Augustin : celle de la pense finie, qui ne
possde pas l'absolue prsence soi du Verbe divin, mais reste tout de
mme suprieure dans sa racine intelligible l'imperfection de la
langue naturelle.
Sans comporter la mme connotat ion mtaphysique et notique, la
doctrine beaucoup plus tardive du scopus pourrait bien elle aussi,
mais d'une manire diffrente, tre marque au sceau du psychologisme,
qu'on peut dtecter la lumire de la division du travail qui amne
Dannhauer distin-guer l 'hermneutique de la philosophie proprement
dite. la premire il appartient essentiellement de reprer le sens
pens par un auteur, son inten-tion signifiante, indpendamment de la
vrit ou de la fausset de ses positions, tandis
12. VM, p. 254-268, offre une analyse pntrante de la conception
platonicienne du rapport entre langage et logos.
13. VM, p. 268-278. 14. Augustin, De Trinitate, XV, ch. X, 19.
15. Gadamer prendra acte de la dvalorisation toute platonicienne
des langues
naturelles qui dcoule de la conception du verbe intrieur chez
Augustin : VM p. 271, ce qui rend d'autant plus tonnante et
problmatique sa suggestion tardive l'effet que le verbum cordis
augustinien aurait su au mieux exprimer la dimension universelle de
l'hermneutique. Cf note 5 ci-dessus.
-
150 PHILOSOPHIQUES
qu'il revient l'investigation plus fondamentale de la
philosophie de vrifier la cohrence et la vrit du raisonnement expos
dans le texte1 . Il est difficile de ne pas relever la finalit
mentaliste qui se cache derrire cette conception, qui oblige
Dannhauer abandonner la seule logique la recherche du vrai, pour
concentrer l'effort hermneutique sur la recherche du mobile
inten-tionnel qui n'est qu'occasionnellement porteur de vrit.
Certes le concept chladnien du Sehe-Punckt semble constituer un
moment d'exception dans l'histoire hermneutique moderne, puisque
l'exploration des dispositions et des tats de l'me laquelle il
convie l'interprte vient se greffer une ton-nante et prmonitoire
thorie pluraliste de la vrit, celle-ci ne pouvant se des-siner qu'
partir de la confrontation des diffrents points de vue, rendue
possible par l'art de l'hermneute. Grondin a donc raison de
soutenir que le parcours invers que doit effectuer l'interprtation
du sens exprim vers une volont de sens premire ne conduit pas
platement ici au mentalisme, mais reprsente une dimension
constitutive de l'exprience hermneutique de la vrit. Il est moins
certain cependant que ce lien solidaire ait t une constante depuis
l'Antiquit... Ainsi la vise divinatoire de congnialit qui habite
l'hermneutique de Schleiermacher, symptomatique de la
subjectivisation des concepts humanistes et de l'influence de
l'esthtique du gnie qui traversent son uvre, n'invalide pas
facilement le reproche de psychologisme que lui a adress Gadamer en
rprouvant son orientation intropathique17. De mme le lien,
excellemment prsent par l'auteur, entre le projet d 'une
psychologie comprehensive et son relancement hermneutique, rend
passablement ala-toire de son propre aveu la suggestion d'une
solution de cont inui t dans l ' i t inraire pistmologique de
Dilthey. On pourra donc lg i t imement souponner que la
reconstruction de l'histoire de l 'hermneutique sous le
16. Cf. Jean Grondin, op. cil, p. 57-58. 17. Il convient
cependant de noter que Gadamer a quelque peu attnu sa position
en admettant que sa critique de l'interprtation psychologique
n'a pas fait une place assez grande la conception du langage l'uvre
dans l'hermneutique de Schleiermacher. Bien qu'il concde quelques
points aux travaux de Kimmerle, Vattimo, Patsch et Frank,
postrieurs VM, Gadamer n'en continue pas moins de voir dans
l'interprtation technique-psychologique la marque distinctive de
Schleiermacher, laquelle sa propre hermneutique, tout en
reconnaissant avoir t marque par la tradition romantique, entend
apporter un correctif chosal . ce sujet, cf. Das Problem der
Sprache bei Schleiermacher , 1968 dans Gesammelte Werke (GW) Bd. 4,
p. 361-373 (p. 363 : Gadamer fait un rapprochement entre
Schleiermacher et le verbum interius augustinien); Nachwort zur 3.
Auflage , 1972, GW Bd. 2, p. 464; Zwischen Phanomenologie und
Dialektik. Versuch einer Selbstkritik , 1985, GW Bd. 2, p. 3-23
(trad. fr. dans L'art de com-prendre. crits II, Paris, Aubier,
1991, p. 11-38).
-
L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 151
patronage du mot intrieur se paie parfois d'une stylisation un
peu force de ce concept , qui semble beaucoup moins allergique l
'ineffable et au mentalisme que ne le pense l'auteur1 .
Du reste, certaines des formulations qui seront employes pour
nous faire entendre le sens qu'il faut assigner l'universalit du
verbum interius ne sont pas toujours de nature nous rassurer sur le
caractre intrinsquement langagier de ce dernier19. En effet la
relation entre verbe intrieur et verbe ext-rieur sera parfois
dcrite de manire singulirement univoque, insistant sur-tout pour
relever le primat de la pense dans son effort pour trouver les mots
adquats pour se dire. Or cette ide d'une transposition et d'une
traduction en mots de ce qui se j oue dans la mens ne risque-t-elle
pas de crer involon-tairement l'impression d'un dcalage ou d'une
procession sens unique entre la pense et le langage ? Il n'est pas
inconsidr de prtendre plutt qu'il ne se joue jamais rien dans la
mens sans la prsence constante des mots, et qu'une pense finie qui
ne peut pas tout embrasser d'un seul regard se meut toujours au
sein mme de 1' extriorit de la langue naturelle, qui alimente et
conditionne sa propre intriorit. Jean Grondin serait le premier
rcuser la
18. Jean Grondin reconnatra tout de mme, une seule fois sauf
erreur, le germe mentaliste du logos endiathetos stocien : Pour
faire ressortir ce noyau de l'hermneutique, la prsente tude a
toujours fait appel la doctrine ancienne, et sans doute dmode, du
verbum interius, du "mot intrieur", non-dit, mais toujours entendre
travers l'expression linguistique. [...] La rhabilitation trop peu
remarque de cette doctrine chez Gadamer ne trahit pas une rechute
dans le mentalisme naf, qui sous-tend sans doute l'intuition
stocienne, mais bien une critique hermneutique de la logique de
l'nonc, trop axe sur une domination mthodique et technicienne du
langage (p. 183).
19. Quelques exemples : Le discours profr n'est que la
transposition langagire de l'esprit, la traduction de la pense en
mots (p. 7); L'nonc n'est toujours que le transport de penses qui
se trouvent en notre me dans un langage extrieur (p. 7); Le
discours profr ne se suffit pas lui-mme, il signifie quelque chose
d'autre dont il n'est que le signe (p. 15); Le discours profr,
le/ogosprophorikos, est toujours le signe d'autre chose, savoir
d'un logos qui demeure invisible, parce que spirituel (p. ig); (De
langage intrieur ne possde encore aucune forme sen-sible ou
matrielle, il reste purement intellectuel ou universel. Universel
veut dire ici qu'il n'a pas encore assum la forme d'une langue
particulire, c'est--dire historique ou sensible (p. 34); La
fixation de la pense occidentale sur l'nonc (logique) quivaut ainsi
amputer le langage de sa dimension la plus essentielle, savoir
l'inscription de tout discours dans un dialogue qui le prcde autant
qu'il le dpasse (p. 37); La notion d'un verbe intrieur dcrivait en
effet de faon as-sez brute quel point les mots que nous utilisons,
parce que le hasard nous les fait venir l'esprit, restent bien en
de de ce que nous avons "en nous", disons du dialogue que nous ne
cessons jamais d'tre, tant et aussi longtemps que nous pensons ou
que nous cherchons nos mots (p. 183).
-
152 PHILOSOPHIQUES
suggestion manatiste d'un langage trouv aprs coup par la pense,
mais s'il est vrai que cette dernire est invitablement redevable de
la multiplicit des jeux de langage qui dlimitent l'horizon de sa
propre mobilit, et qu'il ne peut y avoir de mot intrieur que
n'habite pas dj l'extriorit des mots, en quoi l'universalit du
verbum extenus devTait-elle cder le pas celle du verbum interius ?
En d'autres termes, la dpendance de la pense envers les mots ne
devrait-elle pas militer plutt en faveur de l'universalit du verbe
extrieur lui-mme, c'est--dire de la langue naturelle qui constitue
le seul terrain commun qui la lie autrui ? Le mystre est sans doute
que la pense conserve toujours la possibilit de maintenir le cap
sur la totalit du sens en renouvelant sans cesse les possibilits
d'expression de la langue naturelle, mais non moins mystrieux est
le fait que celle-ci se prte cette plasticit et nourrisse son tour
l'exprience de la pense, qui ne peutjamais se passer de mots...
(n) Si l'hermneutique a pu se substituer la mtaphysique, c'est
que son intelligence du langage l'a incite tenir compte de
l'ingrdient de finitude qui se mle la langue humaine en faisant
droit son support d'intriorit, alors que la mtaphysique est reste
rive l'autonomie de l'nonc valid par des formes et des catgories
ternelles. La philosopha perennis aura ainsi fait place une
philosophie qui a reconnu l'assise temporelle de la rflexion
humaine, qui traverse toute sa structure intentionnelle. La
doctrine antique, et au fond trs mtaphysique, du verbum interius,
laquelle Jean Grondin donnera u n e inflexion rsolument
phnomnologique, ne doit pas faire oublier l'origine heideggerienne
et gadamrienne de cette prise de conscience en rgime herm-neutique,
finalement beaucoup plus contemporaine que ne le laisse prsager l
'auteur en regroupant les diffrentes thories de l ' interprtation
sous la bannire d'un principe commun.
En fait, il serait plus juste de dire que la contestation de
l'autosuffisance de l'nonc logique est une cause que l'hermneutique
philosophique n'a pas t seule entendre, puisqu'elle fut galement
instruite par le Pragmatic Turn dans sa tentative de rvision du
programme formaliste de la premire philo-sophie analytique, qui l'a
amen introniser le modle de X inter subjectivit comme son nouveau
principe de signification. Il y a peut-tre une leon tirer de ce ct,
que n 'ont pas ignore, entre autres, les philosophies de Jirgen
Habermas et de Karl-Otto Apel qui seront brivement abordes dans cet
ouvrage. Sans quitter des yeux le verbe extrieur, le seul que nous
soyons en mesure d'entendre sauf erreur, il s'agira avant tout d'en
distinguer les lments constitutifs pour affirmer la prcellence de
la dimension pragmatique du langage par rapport ses caractres
smantique et syntaxique. Aussi, plutt que d'en appeler un verbum
cordis qui ne semble pas offrir beaucoup de rsis-tance l'aventure
impossible du jeu de langage priv et accuse une certaine
connotation monologique, le pragmatisme, s'installant hauteur mme
du
-
L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 153
logos prophorikos, verra pour ainsi dire dans la vocation
essentielle du langage pour l'entente le principe moteur de la
rflexion intrieure, toujours redevable de la donne pralable d'une
langue commune, et qui ne peut que demeurer vaine et se priver de
tout point d'appui sans cet lment commun qui l'ouvre autrui. Ce
n'est videmment pas l'hermneutique de Gadamer qu'on appren-dra les
vertus du dialogue, elle qui a si fortement soulign la d imension
d'altrit que suppose l ' interprtation, mais en asseyant sa pr tent
ion l'universalit sur le dialogue de l'me avec elle-mme et sa part
de non-dit, dans lequel autrui parat singulirement absent, Jean
Grondin ne risque-t-il pas malgr lui de dtourner l'attention sur la
nature fondamentalement inter-subjective du langage ? Il est
d'ailleurs assez rvlateur que Gadamer, dans la prface dont il
honore cet ouvrage, mette davantage l'accent sur la liaison l'autre
dans l'change du langage et de la vie et sur la forme de vie en
com-mun de ceux qui se comprennent , que sur le mot intrieur
lui-mme. Reste que la pense de ce dernier n'est pas elle-mme dnue
d'quivoque, proposant t an t t le telos de l 'entente, tantt le
verbum cordis, comme rvlateurs de l'universalit langagire de
l'hermneutique. Sans doute, il n'y a pas ncessai-rement
contradiction entre les deux20 si l'on admet que la rflexion du
verbum interius participe toujours d'un espace symbolique commun
dploy dans le ver-bum exterius, auquel il n'est nullement antrieur
mais li dans une relation de rciprocit. Mais on ne voit pas alors
en quoi l'intriorit du dialogue que chacun noue avec soi-mme
pourrait elle seule incarner l'universalit de l 'exprience hermneut
ique, comme le propose Jean Grondin (et parfois
20. Ce qu'indique bien Gadamer dans ce passage synthtique :
Platon a dcrit la pense comme le dialogue intrieur de l'me avec
elle-mme. La structure de la chose se manifeste ici lumineusement.
Il faut parler de dialogue parce qu'il y a ici un jeu de la
question et de la rponse, parce qu'on se pose des questions, comme
on en poserait quelqu'un d'autre, et on se parle, comme si un autre
nous disait quelque chose. Augustin a dj fait allusion cette faon
de parler. Chacun est pour ainsi dire en dialogue avec soi-mme. Mme
s'il est en dialogue avec d'autres, il doit rester en dialogue avec
soi-mme, tant et aussi longtemps qu'il pense ( Grenzen der Sprache
, p. 97-98, cit par J. Grondin, p. 40). Gadamer semble pour-tant
faire ici du dialogue avec soi-mme la condition premire du dialogue
rel et effectif avec autrui. Mais en autant qu'il prtend attribuer
un coefficient langagier cet entretien avec soi-mme, c'est
l'inverse qui pourrait tre vrai. Ne faut-il pas en effet admettre
la dpendance du dialogue intime envers des rgles de langage qui
n'ont jamais de signification prive mais requirent une validation
inter-subjective pour avoir un sens ? En cela le dialogue intrieur
resterait invita-blement tributaire d'une dimension d'extriorit
concrtise dans les rgles langagires intersubjectives, puisque c'est
en elles qu'il doit trouver les mots qui lui conviennent et peuvent
tre entendus par un autre, sous peine de n'intresser
personne...
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154 PHILOSOPHIQUES
Gadamer). Encore une fois, on pourrait tout aussi bien rtorquer
que cette universalit repose plutt sur le langage extrieur lui-mme,
puisque sans sa mise l'preuve dans les mots, donc dans une langue
comprhensible par autrui, la qute intrieure de sens reste un
domaine priv, dnu de signifi-cation et de toute pierre de touche.
L'me ne peut jamais dialoguer en effet qu' partir de rgles de
langage (pour employer la terminologie de Wittgenstein)
prconstitues qui ont un ancrage intersubjectif, et sans lesquelles
son entre-tien intime risque de se drober toute communicabilit.
C'est cette dimen-sion pragmatique de Pintersubjectivit, plus
inspire de Wittgenstein que de Gadamer, que voudra approfondir la
philosophie de Habermas.
En p l a idan t pour ce qu 'on p o u r r a i t appeler u n e
autonomie post-mtaphysique du verbe extrieur, qui reconnaisse
l'appartenance de toute expres-sion un contexte et une situation
dtermins, mais sans rester sourde par ailleurs la dimension
d'intriorit de la rflexion, la Pragmatique universelle de Jrgen
Habermas s'est mise la recherche des lments de validit engags dans
la facticit de la langue ordinaire, qui permettent le
dcloisonnement des j eux de langage empiriques au nom de l'exigence
du consensus rat ion-nellement motiv qu'anticipe, volens nolens,
celui qui prend part un change langagier. Sans rechute
transcendantaliste, Habermas voudra par l mettre en vidence les
indices d'idalit qui conditionnent notre rapport au verbe ext-rieur
(ou si l'on prfre : aux diffrentes rgles langagires) et
l'enracinement de la rflexion intrieure dans le langage. Cette
approche permet de redonner force, sa manire, la thse trs
gadamrienne de l 'unit de la raison et du langage, c'est--dire d'un
logosqui est la fois langage et raison, sans pour autant confier ce
logos au soliloque d'un verhum cordis. Pour que le verbe extrieur
profr par autrui puisse revtir une signification qui fasse droit la
qute d'entente de l'hermneutique, il ne me suffit pas, tant s'en
faut, de savoir ce que ce dernier a voulu dire en remontant de
Yelocutio vers son verhum interim. Dans les contextes htrognes et
banals de la vie quotidienne, on peut trs bien con-cevoir que le
langage extrieur n'est pas ce point dfaillant qu'il choue le plus
souvent exprimer ce que les locuteurs ont l'esprit. Comprendre, ds
lors, c'est d'abord s'entendre sur la chose, et en second lieu
seulement, dgager l'opinion de l'auteur en tant que telle, et la
comprendre reconnat lui-mme Gadamer21. Mais, ajoute Habermas, cette
entente sur la chose est son tour indissociable d'un accord sur les
prtentions la vrit, la justesse norma-tive et la sincrit lies au
contenu illocutoire de l'acte de langage qui m'est adress, bref des
prtentions de validit critiquables qui doivent toutes tre honores
dans l'argumentation pour que s'accomplisse la vise d'accord que
poursuit par Z'elocutio
21. VM, p. 134.
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L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 155
celui qui s'engage dans un change vritable22. Ainsi, fait valoir
Habermas, la Verstndigungvers laquelle s'oriente le dialogue avec
l'autre implique un certain nombre de prsupposs et de conditions de
possibilit inscrits dans le langage lui-mme, que l 'hermneut ique a
insuffisamment aperus, mais qu 'une p ragmat ique universe l le
veut exhumer pour manifes ter le facteur de rationalit du Diskurs.
Il y a donc bel et bien quelque chose derrire le langage profr,
comme le proposait Jean Grondin, qui tire cependant son universal i
t n o n pas de l 'entretien de l'me avec elle-mme, mais d 'une
dimension inliminable de validit qui est constamment mise l'preuve
dans l'change. On peut avancer que cette reconstruction
habermassienne des lments de validit du langage rend quelque peu
superflu l'appel un verbum interius en surplomb sur le langage
exprim, sans pour autant tourner le dos la finitude humaine sur
laquelle insistera tout au long l'ouvrage de Jean Grondin. D'un ct,
la mise en vidence d'une dimension d'universalit congruente la
fonction pragmatique du langage rappelle que toute rflexion, toute
qute intrieure de sens ou tout vouloir-dire , pour autant qu'il est
s t ructur par l 'extriorit d'une langue partage en commun avec
autrui, reconnat du mme coup sa dpendance vis--vis les prtentions
de validit et la finalit consensuel le de l'intersubjectivit
langagire. D'un autre ct, l'inscription de l'intriorit dans l'lment
intersubjectif du langage souligne, aprs l'hermneutique, la
ncessaire ouverture l'autre laquelle notre effort de sens reste
suspendu, la possession solitaire de la vrit tant un privilge rserv
aux dieux.
Jean Grondin reproche sur tout ce prolongement habermassien de l
'hermneutique son ambition dmesure, et dplore le ct selon lui trop
abs-trait de la conception procdurale du langage qui en dcoule (p.
215). On ne sai-sit pas trs b ien cependant en quoi la reconstruct
ion des prsupposs pragmatiques du langage pourrait tre mise au mme
rang que la noesis noeseos, comme il le laisse entendre de manire
un peu ironique, alors que Habermas n'a cess de rappeler le
caractre immanent et le statut hypothtique de son entreprise.
L'elucidation conceptuelle de ce qu'implique toujours-dj notre
immersion dans le langage est-elle vraiment une tche folle ?
Uniquement si
22. Cf. Jirgen Habermas, Was heisst Universalpragmatik ?
dansSprachpragtnatik imdPhilosophie, hrsg. von Karl-Otto Apel,
Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1976, p. 174-272 (trad. fr. Signification
de la pragmatique universelle dans Logique des sciences so-ciales
et autres essais, trad. R. Rochlitz, Presses universitaires de
France, 1987, p. 329-4n); Thorie des kommunikativen Handelns, 2
tomes, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1981 (trad. fr. Thorie de l'agir
communicationnel(1981), 2 tomes, Paris, Fayard, 1987); enfin :
Vorstudien imd Ergnzungen zur Thorie des kommunikativen Handelns
Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1984.
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156 PHILOSOPHIQUES
l'on tient que la reconnaissance de la finitude humaine
compromet ce point la rflexivit qu'elle refuse la facticit de notre
exprience langagire la possibilit de prendre conscience des lments
de validit universels qui la traversent et lui procurent son trait
dynamique. Habermas ne croit pas que les ressources de la rflexion
soient si limites, encore que tout ce qui en ressort reste soumis
l'preuve de l'argumentation et revt une consistance hypoth-tique.
Il est vrai que l'accent procdural de l'thique du discours donne
une coloration quelque peu abstraite au modle de l'agir
communicationnel. Mais ce procduralisme de l'argumentation doit-il
pour autant tre associ une ngation pure et simple de la finitude ?
Le contraire est plus vraisemblable : c'est parce que la raison
humaine ne se conoit plus comme la dpositaire des vrits
substantielles d'un logos mtaphysique qu'elle fut progressivement
amene apercevoir dans les prsupposs invacuables de l'change
langagier une dimension d'universalit qui soit plus conforme sa
mesure. Ne comptant plus sur aucune assurance intemporelle et ayant
renonc une mdiation substantialiste et mtaphysique du vrai, du jus
te et du beau, la raison commu-nicationnelle fait plus modestement
de la vrit, de la justesse et de la sinc-rit, les lments de validit
qui conditionnent toute argumentation, au sein de laquelle elle a
constamment renouveler ses propres certitudes. Il en rsulte une
conception faillibiliste de la raison, dont les positions risquent
toujours d'tre remises en question par la force du meilleur
argument, mais dont par ailleurs l'instabilit chronique ne met pas
en chec la vise d'unit que prserve l 'anticipation du consensus au
cur du langage23. L'Aufklrung d'inspiration kantienne, dont se
rclame volontiers Habermas, a toujours su que la finitude n'avait
pas renoncer une rfrence positive la raison, et que la raison n'est
crdible que si elle sait reconnatre son caractre fini...
P La thse de l'universalit du verbum interim a incontestablement
le mrite
de jeter u n nouvel clairage sur une dimension de l
'hermneutique qui est gnralement passe inaperue. C'est pourquoi ce
travail s'imposera comme une rfrence de premier plan pour quiconque
s'intresse non seulement la pense de Gadamer, mais toutes celles
qui, depuis l'Antiquit, ont tent d'explorer l 'univers interprtatif
du langage. Il n 'est pas de phi losophie contemporaine qui puisse
demeurer insensible cette mditation. Jean Grondin russit le tour de
force d'en dgager les racines originelles et d'en
23. Habermas a donn une prsentation trs clairante de sa
conception faillibiliste de la raison dans son essai Die Einheit
der Vernunft in der Vielfalt ihrer Stimmen dans Nachmetaphysisches
Denken Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1988, p. 153-186.
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prsenter les fruits toujours actuels. Mieux encore, en ouvrant
gnreusement son enqute aux interlocuteurs de Gadamer, il montre que
cette mditation ne s'est pas interrompue avec VM mais reste en
chemin, faisant ainsi honneur la qualit premire de l'hermneutique :
son sens du dialogue.
Facult de philosophie Universit Laval