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Société historique de Lisieux Bulletin n°76 DEUXIÈME SEMESTRE 2013
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À propos d'un relief de la cathédrale de Lisieux

May 15, 2023

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Nadine Lucas
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Page 1: À propos d'un relief de la cathédrale de Lisieux

Société historique de Lisieux Bulletin n°76 DEUXIÈME SEMESTRE 2013

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Nos Prochaines activités

Nos amis ont publié

Visite du château de Ouilly-du-Houley Daniel DESHAYES

Participation de notre association au Forum des associations de Lisieux

Découverte d'une tessonnière d'époque gallo-romaine à Lisieux Jean-Jacques DARTHENAY

À propos de la restitution du pavement médiéval de l'abbaye Notre-Dame de Saint-Pierre-sur-Dives Jean DESLOGES

À propos d'un relief de la cathédrale de Lisieux Patrice LAJOYE

L'expression de la limite dans la toponymie normande Dominique FOURNIER

Les ter.-ibles conditions sanitaires vécues lors de la construction des premières lignes de chemin de fer. L'exemple de la ligne de Lisieux-Honfleur Jacques MARIE

Le Musée d'Art et d'Histoire de Lisieux. Un musée vivant, pour voir et faire voir Mathilde LEROUX-HENNARD

Bulletin publié par la Société historique de Lisieux .-lssociotion n ;gie f}{{l' la loi dcjuillct Jr)()f

1, Rue Paul l3anastnn, 14100 Lisicu.'\ N° ISSN Il M-75~2 . Prh de vrntc HU nunu~·ro : 15 f

Page 3: À propos d'un relief de la cathédrale de Lisieux

' A propos d'un relief de la cathédrale de Lisieux

Patrice LAJOYE1

Il existe dans la cathédrale de Lisieux, plus exactement dans la chapelle de la Vierge, dans 1 'écoinçon séparant deux arcades du côté sud, une étrange figure. Une bête fantastique,

aux caractéristiques mi-canines, mi-humaines. L'être se présente vu de côté. Quadrupède, ses pattes avant sont néanmoins plutôt anthropomorphes, dotées de mains. Ses flancs sont maigres - on lui voit les côtes - , il n'a pas de queue, et sa tête semble celle d'un chien avec des oreilles d'homme. Enfin, il porte un énorme grelot autour du coup et se tient la fesse d'une main.

Par le passé, j'ai pensé qu'il pouvait s'agir d'un loup-garou: mais quel loup-garou porterait un grelot au cou ? On pouvait y voir aussi un singe de foire, mais il faudrait d'abord établir leur existence en Normandie au xvc siècle, et surtout, si l'on en connaît quelques représentations sculptées en France, celles-ci ne ressemblent pas à la figure de Lisieux2

1. Docteur en histoire des religions, membre de la Société historique de Lisieux.

2. On trouve par exemple une gargouille du cloître de la cathédrale de Toul ; un relief sur un coin du portail de la Vierge de la cathédrale de Metz ; un chapiteau de l'abbatiale de Mozac (ce dernier ressort du thème du singe cordé, fréquent sur les églises du Massif central : http://fr.wikipedia.org/wiki/Singe_cord%C3%A9 ) ; sur l'église de Surgères (singe musicien), etc. Ces singes sont représentés de façon soit très anthropomorphisée, soit naturaliste. Aucun ne porte de grelot au cou, sauf sur une stal­le de l'église de Laizé (Saône-et-Loir), mais le collier est alors classiquement garni de plusieurs grelots,

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Quel sens donner à cette figure ? Aucun texte médiéval ne semble vouloir le donner, et il faut se tourner vers une légende collectée dans l'Yonne au XIXc siècle pour obtenir un récit dans lequel se retrouve une bonne part des éléments figurés à Lisieux3

• Citons-la en intégralité :

« Quant au loup, terreur des bergers et des troupeaux, c'est un jeune mouton qu'on lui servait avec le même cérémonial; il paraît qu'on lui adressait en outre une prière un peu plus accentuée. Voici tout ce que j ' en ai pu savoir :

'Sainte-Marie, roi du loup, bridez le loup ; Sainte-Agathe, liez lui la patte ; Saint-Loup, tordez-lui le cou, amen. '

Pourquoi, ai-je demandé, cette expression : Sainte-Marie, roi du loup? On aurait du dire :reine. Non pas, m'a-t-on répon­du, c'est bien roi qu'il faut dire et voici pourquoi :

La vierge Marie avait un jardin planté de choux qui étaient devenus très-beaux. Les chèvres des voisins étant venues les broutter, la Sainte-Vierge s 'en plaignit à Dieu qui créa les loups pour protéger le jardin de sa mère contre les chèvres. Mais les voraces gardiens, outrepassant leurs attributions, dévorèrent les pauvres chèvres, puis les moutons, puis tous les animaux domestiques du voisinage. Marie, recevant des plaintes de tous côtés, manda les loups, les tança vertement et pour les punir les obligea ou de porter un clérin (grelot), ou de se laisser éreiner (éreinter).

Les loups optèrent tous d'une voix pour le clérin qui leur parut d 'abord une douce pénitence. Mais voyant qu'avertis de leur marche, les animaux fuyaient à leur approche et leur échappaient toujours, ils revinrent, mourant de faim, trouver la Sainte-Vierge qui les éreina, c'est-à-dire changea leurs côtes de position en les mettant de travers en long, si bien que quand on prend un loup par la queue il ne peut plus se replier sur lui-même pour mordre.

3. Je remercie beaucoup Jean-Loïc Le Quellec de m'avoir mis sur cette piste.

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A PROPOS D'UN RELIEF DE LA CATHÉDRALE DE L ISIEUX 81

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Aujourd' hui , quelques fermiers frottent leurs moutons avec de la poudre dont l'odeur éloigne, dit-on, les loups4

• »

On peut voir ainsi un loup porteur d'un grelot, avec un pro­blème aux côtes, en relation avec la Vierge. C'est à ma connais­sance la seule légende en France où 1 'on peut voir un canidé doté d'un grelot. Elle est d 'ailleurs totalement isolée au sein du folklore français.

On en trouve cependant une autre version en Poméranie, et celle-ci ajoute des détails intéressants :

« Quand le Seigneur créa le loup, celui-ci se montra si féro­ce et causa tant de dégâts qu' il fallu prendre des mesures pour y mettre fin. Le Bon Dieu convoqua 1 'animal, énuméra ses péchés et lui déclara qu'il allait en être puni et en souffrir dans sa chair jusqu'à la fin de ses jours. Il lui laissa cepen­dant la possibilité de choisir lui-même parmi les trois infir­mités dont il allait être affligé, celle qui le ferait le moins souffrir : préférait-il avoir la nuque raide et un pied boiteux, ou bien la queue longue d'une demi-lieue, ou encore devoir porter une clochette qui ferait fuir tout le gibier à une lieue à la ronde? Affligé par ce verdict, mais comprenant qu' il n'y avait pas d'échappatoire, le loup répondit au Seigneur : 'Avec une longue queue ou une clochette qui ferait un tinta­marre, je ne pourrai jamais attraper aucune proie ; plutôt avoir la nuque raide et un pied boiteux ! Ce sont aussi de méchants handicaps, mais qui me laissent une chance de ne pas crever de faim.' Ainsi fut-il, et de nos jours encore, tous les loups ont la nuque raide et un pied qui boite5• »

4. Duranton, 1864, p. 196-197.

5. Jahn, 1889, p. 437 ; trad. française in Balzamo et Kaiser, 2004, p. 98.

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A PROPOS D'UN RELIEF DE LA CATHÉDRALE DE LISIEUX 83

On notera par ailleurs une autre version de ce conte étiolo­gique, venant cette fois-ci d' Italie, plus précisément de Ligurie, et qui fait la liaison entre les versions françaises et allemandes6

Ces trois contes, bien que cohérents entre eux, ne résultent pas d'emprunts de l 'un à l'autre, et sont donc vraisemblable­ment issus d'une source plus ancienne, malheureusement per­due. Alors même que ce type de récit pourrait parfaitement être un court récit religieux à caractère moralisant - une recherche dans ce corpus n 'a strictement rien donné7. En revanche, il exis­te une série de traditions, un peu partout en Europe, sur pour­quoi le loup a les reins brisés, ou pourquoi il a la queue courte. Un conte breton, faisant lui aussi intervenir la Vierge, lie d' ailleurs ces deux traits physiques :

« Au commencement Dieu fit le blé d'un seul épi , depuis la terre jusqu' au sommet. Les hommes étant devenus mauvais il résolut de les affamer ; du pouce et de l' index il saisit l'épi au ras de terre et riffla le chaume presque jusqu'au haut. La Vierge en ce moment lui arrêta la main. 'Assez, mon fils , dit-elle, laissez-leur quelques grains.' Il obéit à sa mère ; et il en resta suffisamment aux hommes ; mais ils devinrent si paresseux, qu 'ils laissaient leurs bestiaux manger leurs récoltes en herbe ; alors Dieu irrité frappa du pied une motte et en fit un loup, qui avait une queue longue de plusieurs mètres ; les bergers malins enroulaient cette queue à un arbre et le loup ne pouvait plus nuire. La bête se plaignit à Dieu qui lui trancha la queue. Alors la Vierge qui était là filant sa quenouille, en donna un coup sur les reins de l'animal, en disant : 'Va donc, vilaine bête' ; et le loup est resté estropié du coup; heureusement, car s' il n 'avait pas les reins brisés, si le boeuf connaissait ses forces, si le sourd qu'on trouve dans les fontaines entendait, et si l'anvin (petit

6. Kabakova et Balzamo, 2006.

7. Le corpus en question a été établi et détaillé à l'adresse suivante http://gahom.ehess.fr/document.php?id=434

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84 BULLETIN N°76 DE LA SOCfÉTÉ HISTORIQUE DE LISIEUX

reptile) voyait, il ne resterait pas un seul homme sur la terre8

• » On se souviendra alors que notre animal canin de la cathédra­

le de Lisieux se tient la fesse : serait-ce qu'on y aurait coupé la queue?

Bibliographie

- Elena Balzamo et Reinhard Kaiser, Aux Origines du monde. Contes et légendes d 'Allemagne, de Suisse et d 'Autriche, 2004, Paris, Flies France.

-B. Duranton, « Les sorciers de la Puisaye », Annuaire historique du dépar­tement de l'Yonne, 28• année, 1864, 161-216.

-Lucie Guillaume, « Pourquoi l'épi est devenu court - l'origine du loup», Revue des Traditions populaires, 1902, t. XVII, p. 56.

- U. Jahn, Volkssagen aus Pommern und Rügen, 2• édition, 1889, Berlin.

- Galina Kabakova et Michel Balzamo, Aux Origines du monde. Contes et légendes d 'Italie, 2006, Paris, Flies France.

8. Guillaume, 1902.