Corin Braga
Corin Braga
Les eschatologies superposes
de la matire dIrlande
Les peuples mythiques dErin
Mme en corroborant toutes les sources, archologiques,
pigraphiques, ethnologiques ou littraires classiques et chrtiennes,
il est difficile de sparer, dans le corpus de traditions
irlandaises, lhritage nolithique prceltique, le substrat
indo-europen commun, partag avec les peuples celtes dEurope pendant
le millnaire davant notre re, le fonds insulaire spcifique,
constitu pendant les sicles qui prcdent la christianisation, et
lapport interprtatif des moines chrtiens qui ont recueilli ces
rcits. Toutefois, pour notre thme, il suffit de reconstituer la
vision celtique sur lautre monde qui circulait au Moyen Age,
quoiquelle ft conforme ou compltement dforme par rapport lAntiquit
paenne. Il nous importe didentifier les schmes et les symboles
eschatologiques vhiculs dans les milieux lettrs de lpoque et
destimer leur impact sur limaginaire collectif europen. Car cest
cette vision irlandaise de lautre monde, investie dattributs de
ralit, dautorit et de tradition, posant des problmes dorthodoxie et
dhrsie, de retransmission et dadaptation, qui a irradi en Europe
mdivale et a travaill le scnario de la qute paradisiaque et, plus
largement, leschatologie chrtienne.
Lhistoire mythique de lIrlande est constitue par une srie
dinvasions conscutives. De mme que, dans la systmatisation dHsiode,
la Grce est peuple successivement par cinq races dhommes, lErin
prhistorique est, elle aussi, conquise et habite par plusieurs
populations plus ou moins lgendaires qui en gnral vainquent et
exterminent leurs prdcesseurs. Ce schma historiographique a t mis
au point par les moines irlandais du Moyen Age, aux VIIe-IXe
sicles, et il est donc difficile dapprcier combien il conserve de
la tradition mythologique paenne et combien il contient dinnovation
et dinvention. Les mythographes chrtiens ont, en mme temps, eu le
mrite davoir fix par lcriture les traditions dune civilisation qui
ne connaissait que les techniques de conservation orale, et jou le
rle nfaste davoir falsifi et embrouill ces traditions en les
adaptant leur idologie religieuse. Un exemple patent de cette
adaptatio est la tentative de subordonner lhistoire des premiers
colons dIrlande la Gense biblique. Selon les historiographes
chrtiens, la premire vague dimmigrants mythiques aurait t conduite
par Cesair, petite-fille de No. Dailleurs plusieurs peuplades
impliques dans lhistoire de lErin la tribu de Cesair, les Fomors
(Fomores dans une autre orthographe) et les Nemediens descendraient
de No, par ses fils Bith et Ham.
La systmatisation chrtienne la mieux connue est celle donne par
Lebor Gabla Erenn, Le Livre des conqutes (ou des invasions) de
lErin, une compilation amorce aprs la christianisation de lIrlande.
Selon les moines compilateurs, les populations qui ont colonis
successivement lIrlande sont les tribus de Cesair, de Partholon, de
Nemed, puis les Fir Bolgs, les Tuatha De Danann et finalement les
fils de Mile ou les Goidels. Ces vagues conscutives dbarquent en
Irlande toujours la mme priode de lanne, au mois de Mai ou
Belteine. Le nom celtique du mois drive, tymologiquement, de bel-,
lumire, et de -teine, feu. Le 1er Mai, le jour de Belteine, est une
ancienne fte celtique, la fte de la lumire et du commencement de la
saison claire, et elle a comme pendant la fte du 1er Novembre,
Samain, le jour du dbut de lhiver. En effet, lanne celtique
irlandaise parat avoir t divise en deux saisons, la saison dt
(Samonos) et celle dhiver (Giamonos), dpartages par les deux ftes
de Belteine et de Samain.
Et si Samain est le jour des morts, conserv encore aujourdhui
dans la tradition du Halloween, symtriquement le Belteine est le
jour de la sortie de la saison morte, du retour de la vie et du
soleil, des naissances symboliques. Un peuple qui arrive au mois de
mai en Irlande nat effectivement en ce jour-l, il passe de
linexistence mtaphysique lexistence historique. Car les peuplades
descendues en Erin sont prsumes venir du monde des esprits et des
morts, du Hads ou de llyse celtique. Si Bel- de Belteine est
dernirement interprt comme signifiant lumire (comme dans les noms
gaulois de Belenos et de Belisama, la trs brillante), selon une
interprtation plus ancienne, qui remonte DArbois de Jubainville,
Bel serait le dieu infernal Bile, pre de Mile. Donn, le fils de
Mile et donc petit-fils de Bile, est galement devenu un sombre dieu
des morts, que les Goidels rejoignent leur mort dans son lot
appella maison de Donn. Ces traditions vernaculaires irlandaises
sont corrler avec lobservation de Jules Csar que les Celtes gaulois
se revendiquaient de Dis Pater ou Pluton.
Lautre monde des morts se trouve au-del de locan, dans une
direction non prcise. Il peut tre situ vers le Sud et dans ce cas
il est souvent identifi la presqule ibrique, Iberia, do seraient
venus les Ibriens, les constructeurs mythiques des mgalithes
nolithiques des Iles britanniques et du continent. Ou vers le Nord,
do descendent les ennemis constants des peuples dErin, les gants
Fomors. Ou vers lOuest, dans les brumes de lOcan, o se trouvent les
les des bienheureux immortels, des ternels jeunes; le pre de
Partholon, le premier colonisateur mythique de lIrlande
post-diluvienne, se nomme Sera, ce qui signifierait exactement
Ouest.
Contrairement donc ce quune vision historiciste et empiriste
pourrait enseigner, les occupants lgendaires de lIrlande ne
viennent pas du continent, mais de lOcan. Et quand ils sen vont,
morts ou chasss du royaume, cest toujours dans les tnbres maritimes
quils senfoncent. Dans limaginaire archtypal irlandais, la
colonisation de lIrlande est le rsultat dune suite de
transmigrations de peuplades venant doutre-mer et retournant dans
lautre monde. Leur venue est un rituel de naissance et de vie, qui
influe sur la gographie et la nature de lle. Au dbut, lIrlande nest
quune petite terre, mais chaque nouvelle vague de colons fait
grandir lle et slargir de nouveaux champs, lacs et rivires. Le
dpart des humains est dhabitude le rsultat dune catastrophe, soit
le Dluge biblique, soit une maladie dcimant la population entire,
soit une conflagration ou une guerre qui chasse et dtruit toute
lethnie.
En effet, la premire immigration, organise avant le Dluge par
Cesair, fille de Bith fils de No, aurait succomb au terrible
raz-de-mare provoqu par la fureur de Dieu. Nen aurait survcu que
Fintan, mtamorphos en saumon, en aigle et en faucon.
Les premiers habitants de lle de lge post-diluvien ont t, selon
Lebor Gabla, la race de Partholon (ou Bartholom). Avant leur arrive
de lautre monde, la terre dErin tait dserte et strile, sans herbe
et sans arbre, alors que, pendant leur rgne, elle est devenue
fconde. Dune plaine elle sest tendue quatre plaines et a acquis
sept nouveaux lacs. Les hommes de Partholon se sont multiplis eux
aussi, de quarante-huit (vingt-quatre hommes et vingt-quatre
femmes) leur dbarquement cinq mille hommes et quatre mille femmes.
Mais aprs trois cents ans, une pidmie mystrieuse aurait tu les
habitants; tout ce qui reste deux serait un monticule prs de
Dublin, nomm Tallaght.
Les troisimes venus ont t les fils de Nemed (le Sacr). Pendant
leur domination, lle a gagn douze nouvelles plaines et trois lacs
supplmentaires. Mais eux aussi ont t dcims par une pidmie et les
restants furent asservis aux gants de la mer, les Fomors. Comme ces
monstrueux matres leur demandaient un lourd tribut chaque fte de
Samain, les hommes de Nemed finirent par se rvolter. Vaincus, avec
de lourdes pertes, ils durent abandonner lle, les survivants
immigrant en Grce.
La quatrime race de colons furent les Fir Bolgs, venus toujours
dEspagne (euphmisme pour le Hads celtique). Les trois tribus de
cette migration, les Fir Domnann (les Hommes de Domnu), les Fir
Gaillion (les Hommes de Gaillion) et les Fir Bolg (les Hommes de
Bolg) se partagrent lIrlande et loccuprent pendant neuf gnrations,
jusqu la venue des Tuatha De Danann. Pendant leur rgne, lErin a
acquis sa forme dfinitive et a t divis en quatre provinces
cardinales, Ulster, Leinster, Munster et Connacht.
La cinquime relve de migrateurs fut celle de la tribu (tuatha)
ou des hommes de la desse Danu, les Tuatha De Danann. Les
celtisants de la premire moiti du XXe sicle considraient en gnral
que ce peuple mythique dsignait la premire vague dinvasion
indo-europenne de lIrlande, point plus que discutable aujourdhui.
La grande Anu ou Danu en Irlande, Don au Pays de Galles (nom qui se
retrouverait dans lhydronyme du Danube), est une desse celtique
assez peu connue, hritire probablement, selon Marija Gimbutas, de
la grande desse nolithique, la mre des dieux des populations de la
Vieille Europe. Lethnonyme Tuatha De Danann signifierait le peuple
du dieu dont la mre est nomme Danu (dans la traduction de DArbois),
le peuple de la desse Danu (Stokes) ou la tribu divine, les hommes
du dieu (Tuatha D), le nom de Danu tant dans cette hypothse une
addition ultrieure (Stern).
Les fils de la desse Danu seraient les dieux de Gals, qui
prcderaient larrive de leurs sujets humains, les Milsiens,
cest--dire les Celtes. Les fils de Danu sont les dtenteurs de
grands pouvoirs magiques et druidiques. Dans leurs cits dorigine,
les mythiques Findias, Gorias, Murias et Falias, ils auraient
appris la posie et la magie, arts similaires sur beaucoup de
points. Pour vaincre les Fir Bolgs, ils ont d se procurer quatre
objets magiques, le Lia Fil, la pierre du destin, qui crie quand
elle est gravie par le roi destin gouverner lErin; le sabre de
Nuadaet la lance de Lugh, deux armes terribles qui ne ratent jamais
leurs adversaires; le chaudron de Dagda, la corne dabondance des
Celtes. La bataille avec les Fir Bolgs aurait eu lieu sur la plaine
de Moytura (ou Magh Tuiredh). Vainqueurs, les De Danann se sont
partag lIrlande, alors que leurs opposants ont disparu du
mythe.
Lancienne cole de celtisants, reprsente par John Rhys, Mac
Culloch ou Thomas F. ORahilly, sinspirant de la thorie de Max Mller
sur les divinits diurnes combattant les forces de la nuit, a vu
cette bataille comme une confrontation entre des tres de lumire et
des tres de tnbres. En effet, les noms tribaux des Fir Bolgs
connotent lobscurit: Corca-Oidce (peuple des tnbres), Corca-Duibhne
(peuple de la nuit), ou Hi Dorchaide (fils du noir), habitants du
territoire appel le pays de la nuit.
La connotation tnbreuse accompagne galement un autre peuple
mythique qui soppose aux Tuatha De Danann, comme tous les
envahisseurs de lIrlande. Il sagit des gants Fomors, connus eux
aussi sous le nom de dieux de Domnu. La desse Domnu, honore par les
Fir Bolgs et les Fomors, signifiant probablement labysse de la mer,
parat tre une divinit archaque des eaux maritimes, oppose en cela
Danu, desse corrler peut-tre avec les eaux douces (du moins si cest
bien son nom qui se retrouve dans lhydronyme du Danube). Le nom
Fomor serait compos de la prposition fo, sous, et dune racine
indiquant une divinit fminine tnbreuse, qui se retrouve dans la
Mahr germanique, succube qui oppresse la poitrine des dormeurs (en
allemand Nachtmahr, en franais cauchemar), et dans la Morrigan
irlandaise, la Reine des Mahr. Plus simplement, le nom des Fomors
signifierait sous-dmons, cest--dire dmons infrieurs ou
sous-marins.
Le plus probable est que Domnu et Danu, grandes divinits
fminines, personnifient le territoire ou le royaume habit par leurs
fils. Les Fomors qui confrontent tous les immigrants en Erin (les
tribus de Partholon, de Nemed et de Bolg) ressemblent une
population autochtone retire en marge de la terre habite, sur des
les infernales. Par rapport aux nouveaux venus, plus civiliss, ils
ont des caractristiques physiques et des moeurs barbares et
bestiales, expliquer par une satanisation de leur image. En effet,
ils combattent la tribu de Partholon avec un seul pied, une seule
main, un seul il, posture o on peut reconnatre autant un rituel
guerrier magique quune conformation monstrueuse. Pour confirmer
leur rgne en Erin, les fils de Danu doivent obtenir une victoire
sur ce peuple venu de labysse maritime de Domnu. La bataille se
tient sur la mme plaine de Moytura et les Tuatha De Danann en
sortent vainqueurs grce leurs pouvoirs magiques suprieurs, mais
aussi grce la prestation de Lugh long bras.
Lugh, le dernier venu dans la grande famille des Tuatha De
Danann, serait, selon les analyses de la mme cole, le grand dieu
indo-europen du tonnerre, du soleil ou du ciel. Ses attributs
solaires feraient de lui le commandant idal dans une bataille
rituelle porte contre les forces de la nuit. Thomas ORahilly pense
mme que le noyau de la lgende du deuxime combat de Moytura serait
constitu par la confrontation entre Lugh et Balor (ou Balar), roi
des Fomors (dont lunique oeil connoterait lui aussi lclair
paralysant), et par la victoire du dieu solaire sur le dieu de
lhiver, des tnbres et du chaos. Nanmoins cette interprtation, trs
problmatique, a t en gnral abandonne par les historiens des
religions de la deuxime moiti du XXe sicle. Aprs les investigations
de Georges Dumzil sur la mythologie indo-europenne, le pattern
rglant ces confrontations parat tre plutt le scnario des tomachies,
comme celles entre les Asuras et les Devas en Inde ou entre les
Titans et les Olympiens en Grce. Par contre, il est possible que
Lugh soit lavatar irlandais dune divinit masculine pan-celtique
associe au culte solaire, savoir lApollon hyperboren vnr par les
voisins septentrionaux des Grecs pendant la priode Hallstatt.
Lhistoire des invasions mythiques dIrlande continue avec
larrive, toujours au jour de Belteine, dune dernire race, la
sixime, les Milsiens, les fils de Mile, cest--dire les Goidels ou
les Gals. Mile Espaine, le pre de la tribu, signifie tout
simplement miles Hispaniae, soldat dEspagne; il doit son origine
ibrique la mtathse populaire qui fait driver le nom dIrlande,
Hibernia, du nom de la presqule espagnole, Iberia. Chose
inhabituelle, sinon paradoxale pour une mythologie classique, les
assaillants humains (les fils de Mile) vainquent leurs opposants
divins (les Tuatha De Danann) dans des batailles bien concrtes,
Tailtlenn (Teltown) et Druim-Lighean (Drumlesne), ou Glenn Faisi
dans dautres variantes. A la diffrence des premires populations qui
les ont prcds, aprs leur dfaite les Tuatha De Danann ne
disparaissent pas sans trace (par une hcatombe ou une migration
totale), mais se retirent dans des sidhe, les clbres tertres
tombaux irlandais.
Un rcit, The Nurture of the Houses of the Two Milk-Vessels,
raconte cet trange dmnagement des dieux. Aprs la catastrophe, une
partie des vaincus, conduits par Manannan Mac Lir, le dieu de la
mer, va habiter dans un paradis outre-mer, le Tir-nam-Bo (le Pays
des Vivants) ou le Tir Tairngirne (Terre de Promesse). Mais la
majorit dcide de rester en Irlande et de se rpandre dans ses
collines et valles. Manannan vient conseiller ses frres et leur
attribue chacun une demeure dans des tumulus magiques: Dagda, le
pre des Tuatha De Danann, devient le seigneur du fameux Bruig na
Binne, que son fils, Oengus, lui prendra par une ruse; Bodb, lu roi
du nouvel tablissement, est assign Sidh Buidb, sur le lac Loch
Dergirt; Lugh, Sidh Rodruban; Ogma, Sidh Airceltrai; Mider reoit le
Sidh Truin; Sigmall, le Sidh Neannta; Finnbarr, Sidh Meada; Tadg
Mr, fils de Nuada, premier roi des De Danann, Sidh Droma Dean;
Abartach, Sidh Vuide; Fagartach, Sidh Finnabrach; Ilbrec, Sidh Aeda
Easa Ruaid; Lir, fils de Lughaid, Sidh Finnachaid, la colline de la
plaine blanche; Derg, Sidh Cleitid.
Les tumulus sont des antres vers lautre monde, vers les maisons
souterraines des esprits. Avec larrive des Milsiens et leur
victoire sur les Tuatha De Danann, lIrlande samplifie une fois de
plus, mais cette fois non pas par une extension horizontale, mais
par un ddoublement vertical. Les Tuatha De Danann ne partagent pas
avec les Milsiens les patrimoines fonciers du pays, mais inaugurent
une nouvelle dimension cosmique, le monde souterrain. Dsormais, sur
la terre gouverneront les vivants, les Gals; sous la terre rgneront
les Tuatha De Danann, les rois ensevelis mais non pas morts, retirs
de la terre mais non pas disparus. Les sidhe, les grottes, les
fontaines, les lacs, les marais, sont des portes vers le vaste
rseau de palais et de domaines princiers qui double par-dessous la
contre de la surface. Une lgende, Le colloque avec les Anciens,
raconte que, aprs la mort de Lughaid, roi dIrlande, ses trois fils
Ruidhe, Fiacha et Eochaid viennent visiter leur pre, la fert na
ndruadh, le tombeau des mages, pour demander leur hritage. Le roi
mort leur recommande de gagner chacun sa proprit. Les trois frres
se dirigent alors vers le Bruig na Binne, o habitent trois fois
cinquante fils de rois. Le peuple des collines leur demande la
raison de leur intrusion. Parce que, rpondent les frres, le roi
dIrlande, notre pre, nous a refus des domaines et des terres.
Alors, comme en Irlande il ny a maintenant que deux tribus gales,
les fils de Mile et les Tuatha De Danann, nous sommes venus chez
vous. En dautres mots, dshrits sur terre, chez les vivants, les
fils du roi cherchent des domaines alternatifs, au pays des morts,
chez le peuple des sidhe. Un conseil des Tuatha De Danann dcide de
les pourvoir de dots royaux: Mider leur donne ses filles en
mariage; Bodb, de lor et un barde capable de calmer les douleurs;
Aedh, un bassinet et une corne qui transforme leau en vin; Lir,
trois fois cinquante pes et lances; Oengus, un palais et une
forteresse; et Aine, une cuisinire qui ne peut refuser la
nourriture quiconque la lui demande. Exclus du rgne terrestre, reus
dans la famille des Tuatha De Danann, les trois frres obtiennent,
en tant que dots de leurs pouses surnaturelles, les richesses
magiques du monde souterrain.
Avec linstallation des Milsiens en Erin sensuivent de nouveaux
cycles mythiques avec comme protagonistes non plus des tres divins
mais des hros humains, bien que dous de pouvoirs surnaturels. Le
plus ancien est le cycle des Champions de laBranche Rouge,
appellation de clan transforme ultrieurement, dans les rcits du
Moyen Age, en une sorte darmoiries fodales. Ses histoires se
droulent une priode difficile prciser, possiblement au premier
sicle avant notre re, au nord de lIrlande, en Ulster, gouvern
depuis sa capitale Emain Macha par le roi Conchobar. Autour du roi
sactive une classe de guerriers sans pareil, domins par la figure
de Cu Chulainn. Compar Hracls (J. Rhys) et Achille (A. Nutt), Cu
Chulainn est incontestablement le hros le plus merveilleux des
lgendes irlandaises. Ses exploits rassemblent tout linventaire de
stigmates surnaturels caractristiques aux hros grecs: origine
divine et double paternit (il est le fils de Lugh qui, sous la
forme dune mouche, avait fcond Dechtir, demi-sur du roi Conchobar,
destine se marier au guerrier Sualtam); nom double (Setanta, de par
la naissance, Cu Chulainn, le lvrier de Culann, de par ses
exploits); ducation magique, dispense par le druide Cathbad;
preuves et travaux fonction initiatique (ds son enfance il tue le
terrible lvrier de Culann; sept ans il vainc trois fameux champions
ennemis dUlster); un aspect trange et envotant (adolescent, sans
barbe, cheveux rouges, il provoque lamour de toutes les femmes);
mari de la plus belle des mortelles, Emer (ravie son pre aprs de
sanglantes confrontations), et dsir par les immortelles (par
Morrig, la grande desse de la guerre, qui le perscute pour lavoir
refuse; par Fand, la femme de Manannan Mac Lir, qui lattire dans le
monde enchant des sidhe); avec des pouvoirs surhumains (il protge
lui seul lUlster face linvasion de larme de la reine Medb, dans une
srie interminable de combats singuliers; il participe des combats
divins entre les peuples de lautre monde); auteur involontaire
dactes terribles et monstrueux, dans le sens de la tragdie antique
(il tue sans le savoir son propre fils); mort prcoce, vingt-sept
ans (il est tu par ses propres armes magiques, travers un complot
des druides ennemis).
Par son comportement dans les combats, par son aspect et par sa
parure guerrire, Cu Chulainn appartient laristocratie militaire
celtique de la phase La Tne de lge du fer. De mme quArjuna, Achille
et autres seigneurs indo-europens de la guerre, il entre dans la
bataille sur un char deux roues, men par un conducteur combattant,
Laeg. Une fois dans la mle, il descend terre et engage des
confrontations dhomme homme. Souvent, ces combats deviennent des
duels entre les champions des deux armes, qui remplacent
laffrontement de masse et dcident pratiquement de lissue de la
bataille. Du point de vue de la typologie guerrire, Cu Chulainn est
un hros totmique, qui incarne et canalise lnergie magique du clan.
Quand il est possd par la force lmentaire, il devient un berserk
que rien ne peut contenir. Le menos, le furor guerrier, lui donne
un aspect monstrueux, dploie autour de sa tte la lumire du hros(une
aurole la brillance du soleil), lui centuple la vigueur et le rend
invincible, mme face des ennemis surnaturels.
Le deuxime cycle hroque de la mythologie irlandaise occupe les
IIe et IIIe sicles de notre re. Comme la colonisation romaine
navait pas atteint lErin, les royaumes celtiques ont continu leur
vie. Avec la mort de Cu Chulainn, la vigueur des champions de la
Branche Rouge dUlster sest teinte et le centre du pouvoir et de la
gloire sest dplac vers le centre-sud en Leinster et Munster. Vers
177, du moins dans une chronographie lgendaire, dans la capitale
Tara sinstalle une dynastie qui durera prs de deux cents ans. Cest
toujours Lugh, la divinit solaire, qui prside la conscration de
Conn, de ses fils Connla et Art, et de son neveu, le plus fameux de
tous, Cormac. Pendant leurs rgnes, les exploits militaires
reviennent une nouvelle classe de hros, les Fianna, une sorte de
militia locale, organise pour dfendre lIrlande contre les invasions
doutre-mer. Selon John Rhys, les Fianna hritent de la fonction des
Tuatha De Danann. De mme que les fils de la desse Danu luttaient
contre les Fomors, gants venus des contres ultra-mondaines de
lOcan, les guerriers de Finn affrontent le plus souvent les
Lochlannach, les tribus de Lochlann, un pays situ sous la mer. Tout
autant que les chevaliers de la Table Ronde, les Fianna paraissent
avoir t des mercenaires proposant leur service aux rois attaqus par
des forces trangres. La tradition veut quils taient constitus, sur
le modle des lgions romaines, en trois rgiments de trois mille
hommes chacun, logs par la population pendant lhiver, mais devant
se nourrir de chasse et de pche pendant lt.
Les Fianna rentrent dans une autre typologie guerrire que les
champions de la Branche Rouge. Cu Chulainn et ses compagnons taient
les hros du clan, ils concentraient lnergie totmique de leur ligne.
Les combattants de Finn, par contre, doivent se sparer de leurs
familles et faire vu de ne plus participer la justice tribale
(venger les morts de la famille ou tre vengs par eux). Ils
paraissent avoir constitu une confrrie initiatique militaire, qui
imposait ses aspirants des preuves autant guerrires que magiques.
Le candidat tait suppos sortir indemne dune srie de confrontations
surhumaines (les pieds lis, les mains nues, il devait viter les
lances de neuf guerriers; il devait chapper la chasse que lui
donnaient dans une fort tous les membres de la milice et leurs
chiens; et il devait pouvoir passer, pleine vitesse, par-dessus des
branches de la hauteur de sa tte et par-dessous des obstacles de la
hauteur de son genou, etc.).
Mais bien que la force et ladresse dans le combat continuent de
faire la diffrence entre les combattants mineurs et les grands
hros, la nature du pouvoir martial nest plus la mme. Cu Chulainn
surclassait ses ennemis par la furor belliqueuse qui le
transformait en berserk. Finn, le fondateur mythique de la milice,
et ses hommes font appel une force coloration spirituelle et
druidique. A part les qualits physiques et athltiques, les Fianna
doivent apprendre les subtilits de la culture et de lart, lordalie
physique tant double de lapprentissage des douze formes
traditionnelles de posie. La posie tait lpoque une activit magique,
le barde ayant des pouvoirs similaires au druide; une satire, par
exemple, tait utilise comme une maldiction qui liait les plus
braves guerriers. Finn, lhomologue de Cu Chulainn, mais aussi
dArthur, devient un hros, confond ses ennemis et fonde la confrrie
des Fianna aprs avoir mang le saumon de sagesse, poisson
merveilleux qui lui permet de prvoir lavenir et de manipuler
psychiquement ses adversaires. Ses fils, Fergus et Ossian, bien que
vaillants guerriers, sont plus fameux par leur art potique, qui a
fait deux les bardes emblmatiques des Gals. Cette dimension
initiatique des Fianna Eirinn leur a valu, dans la tradition
folklorique, que la plupart de leurs exploits se rfrent davantage
des combats et des aventures avec le peuple des sidhe qu des
confrontations humaines.
La lgende veut que la confrrie des Fianna fut abolie et ses
membres extermins en 284 ap. J.-C. par le roi Cairbr, le fils de
Cormac, dans un conflit prfigurant en quelque sorte lanimosit des
rois de France ou de Pologne contre les ordres des Templiers et des
Teutons. Le plus probable est que la christianisation du pays a jet
cette milice celtique en dsutude, ce qui a laiss lIrlande, quelques
sicles plus tard, sans dfense face aux expditions des Vikings. Cest
le crpuscule des hros et des aventures lgendaires. A partir du Ve
sicle, avecla prdication des missionnaires chrtiens, lIrlandesort
irrmdiablement de lorbe de la religion paenne. Saint Patrick,
consacr par la tradition comme laptre des Gals, tait tenu pour
avoir exorcis les anciens dmons (les divinits celtiques) et
converti la population la croyance en Jsus-Christ.
Nanmoins, lacculturation religieuse na nullement impliqu la
disparition du fonds de lgendes de substrat. Saint Patrick ayant
entam la christianisation directement par le roi et la haute
aristocratie irlandaise, il est trs probable que la caste des
filidh (druides-potes) et des bardes stait galement convertie la
nouvelle religion. Si sur le continent, en Gaule surtout, la
romanisation avait dtruit par dsaffectation la caste des druides et
leur savoir, en Irlande les anciens druides se retrouvaient recycls
en moines chrtiens. Soucieuse dasseoir le plus solidement possible
son pouvoir, lEglise dIrlande na pas hsit utiliser la tradition
paenne, rendue bien sr inoffensive du point de vue thologique. Le
passage direct de la socit celtique au christianisme, vitant la
chane de la romanisation, a ainsi permis la conservation de la
sagesse druidique.
Car cest le christianisme qui, paradoxalement, a sauv de loubli
la grande tradition de facture orale du monde celtique. Du mme
mouvement par lequel il disloquait les croyances des Goidels, le
monothisme chrtien a balay le prcepte religieux interdisant aux
druides de consigner par crit leur doctrine. Librs de cette
contrainte, les moines et les literati chrtiens se sont consacrs un
travail de conversion qui dformait mais en mme temps sauvait de la
disparition les mythes paens dIrlande et du Pays de Galles. Le prix
de cette survie a t la pseudomorphose des divinits et des hros
antiques en des saints ou dmons, de leurs exploits et aventures en
des luttes contre le mal et en des plerinages pieux, des sidhe et
dautres places sacres en des lieux de culte, des crmonies de
fertilit et damoniques en des ftes chrtiennes.
Le processus de linterpretatio christiana est allgoriquement
suggr dans un texte clbre, Le Colloque avec les Anciens, compris
dans le Livre de Lismore. Aprs la destruction des Fianna, la lgende
raconte que les deux seuls rescaps de la confrrie, Ossian, fils de
Finn, et Caeilte, son cousin, auraient survcu jusqu la venue de
saint Patrick, au Ve sicle. Leurs rencontres avec laptre suivent
deux scnarios diffrents. Ossian avait vcu en dehors du temps, mari
une fille des Tuatha de Danann, en la Terre des vivants. Envahi par
la nostalgie de son pays, il tait retourn en Erin, aprs presque
trois cents ans dabsence. Saint Patrick aurait tent de le
convertir, en lui prsentant les excellences du paradis chrtien,
mais le barde prfra mourir sans le baptme, pour pouvoir rejoindre
ses compagnons dans lautre monde. Caeilte, par contre, accepta la
bndiction du saint et sengagea raconter ses mmoires des temps
hroques pour quils fussent crits sur les tables des potes, dans des
mots ollaves (latins).
Symboliquement, la rencontre entre Caeilte et saint Patrick met
face face deux gnrations ou, mieux, deux races dhommes et deux
religions diffrentes. Les guerriers du pass appartiennent une autre
anthropologie que les hommes du prsent. Les religieux de saint
Patrick regardent hypnotiss la bande de Caeilte, car le plus haut
dentre les moines narrivait qu la ceinture des autres; et leurs
paules, quand ceux-ci taient assis. Ces gants dune autre re sont
chargs dun potentiel magique paen que saint Patrick doit
court-circuiter avant de pouvoir leur parler. Autour des anciens
hros, dit Le Colloque avec les Anciens, virevoltaient mille lgions
de dmons, que le saint a chass en les aspergeant deau bnite. Les
esprits malsains senfuirent dans toutes les directions, se cachant
dans les collines et les monticules, cest--dire dans les places
magiques des Tuatha De Danann. Est reconnaissable dans cette lgende
le processus de satanisation chrtienne des divinits antiques, selon
le protocole trac par saint Paul avec son Dii gentium daemones (Les
dieux des peuples sont des diables).
Mais saint Patrick nest pas extrieur au monde quil exorcise. Son
hagiographie veut que, fils de patriciens romaniss chrtiens de
Bretagne (Calpurnius, son pre, tait dcurion), il fut ravi par des
pirates irlandais et aurait vcu pendant six ans dans la maison dun
druide, Milius. Sa conversion et son entre dans les ordres ne lont
pas rendu insensible la fascination des mythes autochtones,
quoique, pour les accepter, il ait d les traduire en un langage
chrtien. Le nouveau druide ou aptre clair, comme le considre un
commentateur, se consulte donc avec deux anges, aux noms tout
galiques, Aibelln et Solusbrethach, sil plaisait Dieu quil coute
les histoires de Caeilte. Or les anges non seulement approuvent son
intention, mais lencouragent faire quelque chose de plus, savoir
recueillir par crit ces narrations qui constituent la mmoire dun
peuple. Cest des prgrinations de saint Patrick, guid par Caeilte,
par toutes les places fameuses de lErin mythique, que serait n ce
Colloque avec les Anciens qui enregistre les grandes histoires des
Gals.
Le Colloque est une belle mtaphore du large processus de
consignation du corpus mythologique celtique par les moines
chrtiens. Ce mouvement trouvera son essor aux VIIe et VIIIe sicles,
pendant la renaissance irlandaise. La migration dun grand nombre de
moines lettrs sur le continent et lexportation de manuscrits crits
dans les monastres dIrlande a inject en Europe mdivale une immense
quantit de matriel imaginaire, quon peut appeler la matire
dIrlande. Le reflux du mouvement monastique irlandais, aux IXe et
Xe sicles, cause des incursions dvastatrices des Vikings, na pas
bloqu cette volution. A partir du XIIe sicle, le corpus des lgendes
commence tre regroup dans des grandes compilations monacales. Ces
beaux livres, soigneusement travaills, circulaient autant dans les
milieux ecclsiastiques que dans ceux laques de la classe
aristocratique de lpoque. Le plus vieux, datant probablement davant
1106, est Le Livre de Dun Cow; davant 1160 est Le Livre de
Leinster, compil parat-il par Finn Mac Gorman, lvque de Kildare; du
XIVe sicle sont Le Livre de Ballymote et Le Livre Jaune de Lecan ou
Le Livre de Mac Egan; et du XVe, Le Grand Livre de Lecan, Le Livre
de Fermoy et le Livre de Lismore.
Vritables arches de No, ces compilations rassemblent des
chantillons et des fragments dun savoir ancien qui avait survcu au
tumulte et au chaos des invasions et des destructions. Elles ont
particip au mouvement de la Petite Renaissance europenne, laquelle
on doit les grandes synthses et sommes dAlbert le Grand, Roger
Bacon, Thomas dAquin, Brunet Latin ou Vincent de Beauvais. Ces
livres incorporent, ensemble avec des informations historiques,
juridiques et scientifiques diverses, des survivances de la
mythologie celtique. Leur rdaction ou rdactions successives sont
videmment tardives, de lpoque post-chrtienne, mais les lgendes et
les noyaux narratifs, les thmes et les personnages, les dcors et
les symboles, laissent tous transparatre, par-dessous la couche de
linterprtation monacale, la vision paenne irlandaise. Cest ce
corpus quil faut explorer pour reconstituer leschatologie des
anciens Gals et dterminer son apport au thme de la qute
dimmortalit.
Historiographie mythique / chronologie archologique
Lhistoire mythique de lIrlande narre par Lebor Gabla a incit
plusieurs historiens identifier les populations de la lgende avec
les diverses peuplades qui ont migr aux Iles britanniques au cours
du nolithique et des ges du bronze et du fer. Ces tentatives ont dj
elles-mmes une histoire. Colin Renfrew a pu distinguer trois phases
dans lhistorique des recherches sur la prhistoire irlandaise. La
premire phase, de 1860 1920, a t domine par lhypothse de sir Arthur
Evans sur lorigine mditerranenne (et plus particulirement
mycnienne) de la civilisation des Iles britanniques. Les premires
vagues mythiques de migrateurs, censes venir de lEspagne, ont t
interprtes comme dsignant une race pr-aryenne, les Ibriens. Selon
Charles Squire et autres historiens des religions de la premire
moiti du XXe sicle, le premier combat de Moytura, entre les Hommes
de Domnu et les Fils de Danu, dcrirait la rsistance des Ibriens, le
peuple des mgalithes prhistoriques, face linvasion des Celtes.
La deuxime phase, jusquaux annes soixante, a accentu et dvelopp
le modle des invasions, selon lequel les diverses cultures attestes
par larchologie sont expliquer par des migrations et conqutes menes
par des populations porteuses de diffrentes innovations. John Rhys
et J. Romilly Allen avaient distingu entre deux vagues
denvahisseurs celtes, les Goidels (dont les successeurs daujourdhui
seraient les populations parlant galique de lEcosse, de lIrlande et
de lIle de Man) et les Brythons ou Priteni (dont les descendants
habitent le Pays de Galles, le Cornwall et la Bretagne). Au temps
de la conqute romaine, la plus grande partie de la Grande-Bretagne
aurait t habite par les tribus britonniques des Brigantes, Parisi,
Catuvelarni, Eceni, Attrebates, Belgae, Regni, Dumnoni, Otadini et
Ordovices, le reste par des tribus godliques, et le nord de lEcosse
par les Iverniens nolithiques.
La tentative la plus rudite et sophistique, malheureusement
errone, pour trouver un correspondant historique et archologique
aux migrations mythiques a t celle de Thomas F. ORahilly dans son
Early Irish History and Mythology. Comparant les textes crits,
Lebor Gabla en premier lieu, avec les donnes folkloriques,
linguistiques, anthropologiques, ethnographiques et historiques
disponibles (Ptolme, Aviernus, etc.), ORahilly sest ingni donner
une consistance historique aux peuples lgendaires. La migration des
hommes de Partholon (Bartholomeus), bien quelle soit une invention
culte, est lie par ORahilly la venue des premiers habitants des
Iles britanniques, connus par les Grecs du VIe sicle av. J.-C. (par
la colonie de Massalia Marseille) sous les noms de Priteni
(Britani) en Grande-Bretagne, Cruthin en Irlande et Pictes en
Ecosse. Les tribus de Nemed et des Fir Bolgs renverraient une
invasion Bolgique, celle des Builg ou Erainn. Les Builg ou les
Bolgi seraient une branche de la grande tribu celtique continentale
des Belgae, venus en Irlande partir de la Bretagne. Tenant compte
que, au IVe sicle av.J.-C., Aviernus donne les Erainn comme les
habitants de la Hierne, cette colonisation aurait eu lieu quelque
part entre le sixime et le cinquime sicle. Un peu plus tard,
dautres Celtes parlant le mme dialecte P se seraient tablis leur
tour en Irlande, fondant un pouvoir en rivalit avec celui des
Bolgi. A cette invasion Laginienne renverraient les tribus
mythiques de Fir Gailion et des Fir Domnann, qui ont des
descendants dans les Dumnoni de Cornwall et de Devon. Dans le
systme de ORahilly, le peuple des Tuatha De Danann ne reflte pas
une migration relle, dans leur cas il sagirait dune mythologie
vhmrise. Et finalement, dans la priode qui prcde la conqute romaine
de la Gaule, une grande population de tribus celtiques parlant le
dialecte Q aurait migr du sud-est sur le ct ouest du continent puis
en Irlande, sous le nom de Goidels ou Fils de Mile Espaine ( lire
simplement comme Miles Hispaniae). Cette thorie a t durement
critique, parce quelle inverse lordre darrive des peuples
celtiques, faisant des Belgae (des Celtes P) les premiers venus
alors que, en ralit, les Goidels (des Celtes Q) sont les plus
anciens.
Finalement, Colin Renfrew parle dune troisime phase dans
lhistorique des recherches sur la prhistoire des Iles britanniques,
survenue aprs 1960 et bnficiant des gains de la nouvelle mthode de
datation par lisotope C14 et surtout par la dendrochronologie. Au
modle invasionniste, les archologues et les pr-historiens
contemporains prfrent un modle volutionniste et diffusionniste qui,
sans ignorer le rle des migrations, suppose que les grands
changements dtectables par les fouilles archologiques sont
expliquer par les innovations et les volutions internes de chaque
culture, et non obligatoirement par des grandes catastrophes et
changements de fonds ethnique. Leurs thories sont intresses plutt
par les phnomnes de continuit et dinterchangeabilit que par les
ruptures et les limites trop artificiellement poses entre poques et
civilisations.
Le modle actuel de la prhistoire de lIrlande dans le cadre plus
large des Iles britanniques et de la Celtique serait, selon des
auteurs comme Anne Ross, Colin Renfrew, J. W. S. Megaw, D. D. A.
Simpson, Patrice Brun, Kenneth Hurlstone Jackson et Venceslas
Kruta, avec des diffrences plus ou moins importantes, peu prs le
suivant:
Les premiers colons de lle seraient venus pendant le
palolithique, dans la priode glaciaire, en deux vagues plus
importantes, il y a environ 28000 et 18000 ans; il sagissait de
populations de pcheurs-chasseurs-collecteurs qui ont peupl surtout
les littoraux, plus que les intrieurs des terres.
Dans le courant du VIIe millnaire, lEurope a t colonise, dans le
cadre dun vnement de grande ampleur qui marque le dbut du
nolithique, par un peuple dagriculteurs venus dAsie mineure et
infiltrs sur le continent suivant le cours du Danube. Quelques
savants comme Pedro Bosch-Gimpera considrent que ces migrateurs
taient dj de souche indo-europenne. Assimilant aisment les
aborignes, en gnral peu nombreux, les nouveaux arrivs ont connu une
rapide croissance dmographique, rendue possible par les nouvelles
techniques de lconomie agricole. La colonisation nolithique a donn
naissance, pendant les premiers millnaires (6.500-3.500 av. J.-C.),
la civilisation de lEurope orientale que Marija Gimbutas appelle la
Vieille Europe (Old Europe) et, partir du quatrime millnaire, la
civilisation mgalithique de lEurope occidentale. Les traits les
plus marquants de leur culture sont le culte de la Grande Desse et,
pour lOccident, larchitecture monumentale des grands complexes
mgalithiques.
Dans les Iles britanniques, le nolithique commence vers
3800-3500 av. J.-C. avec une importante migration, partir du
continent, dun peuple dagriculteurs. Apportant la culture des
ensembles mgalithiques, les menhirs, les cromlechs, les henges, les
dolmens, les nouveaux venus ont dvelopp ce que les archologues
appellent la culture Windmill Hill. Ils pratiquaient des
inhumations collectives, dans des demeures souterraines faites de
blocs de pierre et de dolmens gigantesques, conues comme des
vritables maisons dans lau-del et comme des ncropoles. Les cadavres
taient auparavant excarns (probablement par exposition lair libre)
et seuls les squelettes, souvent en grand nombre, taient mis dans
la tombe.
A partir de 2500, pendant le nolithique tardif, la tradition des
mgalithes a t amplifie et raffine dans un sens mathmatique et
astrologique. Les monuments commencent tre aligns sur des cursus
(qui peuvent tre des grandes avenues de pierre), les sanctuaires en
plein air, comme celui de Stonehenge, sont construits daprs de
compliqus calculs astronomiques, les tombes sont orientes en
fonction du solstice dt, permettant lentre du soleil par des trous
amnags spcialement dans le toit. Des motifs gomtriques en zigzag et
en spirale, figurant peut-tre le chemin dans le labyrinthe de
lautre monde, sont gravs sur les dalles des grandes tombes en
pierre couloir que la tradition irlandaise appelle sidhe et
cairn.
Le sidh de Bruig na Binne (New Grange) en Irlande, par exemple,
est une construction tonnante. Il a plus de 100 mtres de diamtre et
environ 25 mtres de hauteur. On y entre par une porte carre, qui
continue par un passage en pierre de 20 mtres, qui donne sur une
chambre avec un dme haut de 7 mtres et des niches ovales sur les
cts. Les dalles massives de pierre de la porte et de lenceinte
centrale sont ornes de spirales suivant un modle labor. A lintrieur
ont t retrouves des monnaies romaines, des colliers en or, des
aiguilles en cuivre, des anneaux et des couteaux en fer, mais le
contenu originaire a t dfait et perdu plusieurs fois dans
lhistoire. Une diffrence importante davec la priode antrieure est
que les cadavres ne sont plus excarns par exposition mais par
crmation et que les os sont dposs dans des bassinets spciaux.
Vers la fin du troisime millnaire, le continent est boulevers
par un autre grand mouvement migratoire, que la majorit des
spcialistes attribue la venue des Indo-Europens. Ces peuples ont
introduit des innovations importantes, comme la domestication du
cheval, lconomie pastorale, la mtallurgie du cuivre, la hirarchie
sociale. Dans les croyances religieuses europennes, le culte de la
Grande Desse connat un recul gnralis, au profit des figures
masculines hroques et des emblmes solaires, lunaires et astraux.
Les rituels funraires souffrent aussi dimportants changements, les
tombes collectives tant remplaces par des tombes individuelles,
plates ou tumulaires, avec les morts enterrs en position accroupie
(peut-tre foetale) dans des cistes de pierre. Dans la chambre du
dfunt sont dposs des armes et dautres formes de mobilier funraire
et, trs spcifiquement, des rcipients (gobelets campaniformes)
destins une boisson fermente, peut-tre hydromel. Ces peuples,
appels beaker people daprs les coupes boire dposes dans leurs
tertres, arrivent dans les Iles britanniques partir de lan 2000,
dans la priode transitoire de la fin du nolithique (Renfrew) ou du
dbut de lge du bronze (Megaw et Simpson).
Entre 1700-1400, pendant la premire priode (ou moyenne, selon la
chronologie adopte) de lge du bronze, la Grande-Bretagne est domine
par la culture Wessex. Attribue parfois une migration partant de
Bretagne, cette civilisation, trs riche archologiquement, apporte
dimportantes mutations conomiques et sociales. A cette priode, le
culte de la Grande Desse est dfinitivement remplac par celui des
divinits masculines associes au culte solaire. La pratique de
linhumation dans des tombes sous des tertres ou des tumulus
(barrows), destine surtout aux chefs et aux personnages importants,
probablement avec des monticules en forme de cloche pour les hommes
et de disque pour les femmes, se gnralise.
A partir de 1400, dans la dernire priode de lge du bronze, en
Europe se dveloppe la civilisation des champs durnes. Beaucoup
darchologues attribuent cette culture une population de
proto-Celtes venus du continent, mais lhypothse dune grande
migration nest pas gnralement accepte. Le peuple des champs durnes
doit son appellation la coutume dincinrer les cadavres et de
recueillir les os dans des urnes enterres dans des champs plats.
Ces urnes paraissent avoir eu des formes distinctes selon le sexe
du mort: trapues et ventrues pour les femmes, avec un haut col
trangl la base pour les hommes. Le renoncement aux grandes tombes
collectives ou individuelles, ainsi que le dclin de la pratique de
dposer des offrandes et des biens dans la tombe, indiquent en toute
probabilit une grande modification dans la conception
eschatologique. Lide de la survivance damonique du mort dans le mme
milieu physique que la tribu, influenant et influenc par les
actions des vivants, rsidant dans la tombe comme dans une sorte de
maison dans lau-del ou mme comme dans un village ou une cit des
morts, parat faire place une eschatologie plutt pessimiste, o le
mort na plus de rle jouer dans la socit des hommes et disparat dans
une rgion de loubli sans retour.
Selon J. W. S. Megaw et D. D. A. Simpson, lge du fer ( partir de
750, ou mme de 850 av. J.-C., suivant Patrice Brun) cette tendance
saccentue, comme si on assistait une disparition du culte des
dfunts. Sur le continent, de trs larges catgories de morts (les
enfants de moins de quatorze ans, les vieux au-del de cinquante
ans, les paysans, la majorit des femmes) nont plus denterrements
que larchologie puisse attester matriellement. Dans les Iles
britanniques, la raret des tombes implique soit que les morts
taient crms et leurs cendres disperses au vent ou enterres sans
urne, soit que les cadavres taient exposs jusqu leur destruction
par les animaux et les oiseaux, les microorganismes et les lments,
hypothse soutenue par les nombreux fragments dos humains parpills
dans les sites de lpoque.
Toutefois, si cette pratique funraire tait la plus rpandue, il
est vrai quaux chefs militaires tait rserv un rituel plus spcifique
et ponctuel, qui indique la prsence dun culte des hros. Pendant la
premire priode de lge du fer (750-500 av. J.-C., ou 850-450 av.
J.-C. selon Patrice Brun), dite de Hallstatt (daprs une localit en
Haute-Autriche), les tribus des Celtes avaient subi une forte
hirarchisation sociale. Les roitelets et les chefs de clan, les
princes de la Celtica, taient honors par des inhumations
fastueuses, tmoignant de leur rang. Les cadavres taient dposs sur
des chars quatre roues (qui suggrent lassociation symbolique du
hros au char solaire), dans des chambres souterraines de forme
carre, aux murs en bois de chne consolids avec des couches de
pierres, couvertes de tumulus de terre de dimensions variables,
pouvant aller jusqu cent deux mtres de diamtre et huit mtres de
hauteur, comme la tombe de Magdalenenberg. Un riche mobilier
funraire, indiquant le pouvoir et la position sociale, accompagnait
les dfunts: armes (comme la grande pe Hallstatt), vaisselle,
parures et bijoux, ainsi que des chiens (mais non des chevaux) tus
spcialement cette occasion. Les cadavres taient en gnral crms
auparavant mais pouvaient tre aussi bien inhums directement.
Dans la deuxime priode de lge du fer (de 500 av. J.-C. jusqu la
conqute romaine de la Gaule, puis de la Grande-Bretagne), nomme La
Tne (daprs le site suisse de ce nom), la pratique des funrailles
somptueuses connat un dclin progressif. Lincinration est en gnral
remplace par linhumation, bien que le biritualisme soit tout aussi
courant. Jusquau IIe sicle av. J.-C., les Celtes continuent
denterrer leurs chefs dans des chambres mortuaires, aux parois en
bois, comprenant le lit du mort et toutes sortes dobjets de
prestige (armes, vases, bijoux, cornes, chaudrons, chariot, etc.).
Le lourd char Hallstatt est remplac par le souple chariot deux
roues utilis la guerre (par exemple par Cu Chulainn) et dans les
parades militaires. Lart funraire subit une importante mutation,
passant des dcorations gomtriques des reprsentations figuratives
(par exemple lemblme royal des deux dragons confronts). A ct du
mort, dans la tombe sont dposs des services boisson, des amphores
et des chaudrons pour lhydromel ou le vin, aussi bien que des
provisions alimentaires (des jambons), qui suggrent lide dun festin
dans lautre monde ou clbrant le dpart du mort.
Cependant si les tumuli de lpoque Hallstatt taient rigs pour un
seul individu, pendant lpoque La Tne des spultures supplmentaires,
apparemment destines aux membres de la famille largie du prince ou
du roi tribal, sont amnages dans la masse du monument, sur des
positions excentriques. Les tertres natteignent plus les dimensions
monumentales de la priode antrieure et sont graduellement remplacs
par les tombes plates, sans monticule funraire. A partir du IIe
sicle av. J-.C., avec lavnement de la civilisation des oppida
(agglomrations urbaines), lide de tombes princires disparat et les
spultures des chefs militaires, beaucoup plus modestes, sont
intgres dans les ncropoles des petites communauts urbaines. Les
Celtes renoncent doter leurs morts dobjets de prestige et la
pratique de la crmation du cadavre se gnralise nouveau. La spulture
type de cette priode est donc probablement une poigne de cendres
anonymes, dpose le plus souvent en pleine terre.
Bien que les identifications anthropologiques par ethnies ne
soient plus considres comme pertinentes, lge du fer reste en gnral
attribu la civilisation des Celtes, cest--dire aux Fils de Mile des
traditions irlandaises. Dans les Iles britanniques, lge du fer a t
traditionnellement divis en trois poques, correspondant trois
possibles vagues migratoires. Pendant lge du fer A, entre 600 et
450 av. J.-C., un premier groupe de migrateurs a fond des colonies
Hallstatt. Les ges du fer B et C correspondent aux populations
celtes La Tne qui ont colonis la Grande-Bretagne en deux vagues,
vers 250 et vers 100 av. J.-C. (les tribus de Belgae, les Atrbates
dans le Hampshire et le Sussex et les Parisi dans le
Yorkshire).
Pour lIrlande, les spcialistes distinguent deux grandes vagues
de migrations La Tne, parlant deux dialectes celtiques diffrents,
le dialecte Q (qui conserve la distinction entre les consonnes C et
Q) et le dialecte P (qui transforme le Q en P). La premire vague,
de Celtes Q, sont les Goidels ou Gals, parlant le goidlique ou
galique, dont descendent lirlandais, lcossais et le mannois. Ils
seraient partis directement de la Gaule et se seraient tablis dans
le centre et le sud de lIrlande. La deuxime vague, venue vers le
IIe sicle av. J.-C., est constitue par des Celtes P parlant le
britonnique, dont drivent le gallois, le breton et le cornique
(disparu de nos jours). Ces derniers arrivs (probablement une
branche de la tribu des Parisi de Yorkshire) venaient de la
Grande-Bretagne et se seraient tablis au nord de lIrlande, en
Ulster.
Ce panorama dmontre que larchologie ne recoupe pas la mythologie
du Livre des invasions et quil est illusoire de se hasarder
attribuer un fond historique tous les pisodes lgendaires. Dans les
traditions sur les colons de lIrlande il restera difficile sinon
impossible de savoir quelle est la part dhistoire sublime en mythe
et la part de mythe vhmris. Mais sil est drisoire de tenter
didentifier dans les vagues de peuples lgendaires des migrations
relles, par contre, linventaire de ces mythes corrl aux donnes
archologiques offre une profondeur historique aux croyances
religieuses des Gals. Il nous permettra de systmatiser les
conceptions eschatologiques et les ides sur le sort des hros dans
laprs monde et dans les les des bienheureux que lIrlande celtique a
laisses en hritage lEurope mdivale.
Le Mag Mell
Pour cerner limpact de la mythologie irlandaise sur le thme du
voyage initiatique au Paradis terrestre, ce type de rcit est placer
dans le contexte de leschatologie celtique. Daprs le corpus de
lgendes irlandaises, les Gals croyaient en une possible survivance
dans un autre monde, situ dans la continuit physique et gographique
du ntre. Utilisant les sources croises de la tradition mdivale, de
larchologie, des tmoignages classiques et du folklore, les
historiens des religions ont pu restituer un portrait-robot de
lautre monde des Celtes irlandais. La terre des morts-vivants a
plusieurs noms, qui fonctionnent souvent comme des synonymes: Mag
Mell (plaine des dlices), Mag Mr (grainde plaine), Aunwfu (abysse),
Tir-fa-tonn (terre sous les vagues), OBrasil, Tir-nam-Bo (terre des
vivants), Tir na n-Og (terre des jeunes), Tir n-Aill (lautre terre
ou lautre monde), Tir-nam-Bn (terre des femmes), Tir Tairngirne
(terre de promesse), Emain Abhlach (terre des pommes) qui a son
correspondant gallois dans lAvalon (lIle des pommes) du roi Arthur.
Elle est situe sur un plan parallle au monde des vivants, sous la
terre, sous les eaux, ou encore sur des les lointaines. Y accder
exige de traverser une barrire gographique: pntrer dans un sidhe ou
une caverne, plonger dans un puits, une fontaine ou un lac,
senfoncer dans les eaux de la mer, franchir les brumes insondables
de lOcan.
Le Mag Mell celtique a t le plus souvent compar aux Iles des
bienheureux et aux Champs Elyses de la mythologie grecque; quelques
auteurs ont mme mis lhypothse dune possible influence, dans un sens
ou dans lautre, des eschatologies celtiques et grecques lune sur
lautre. Avec lavnement du christianisme, le Mag Mell a t interprt
et transpos dans les images correspondantes de la religion
judo-chrtienne, le jardin dEden, la Terre de promesse, etc.
Quelques lments constants reviennent dans la description de
lElyse celtique et le rapprochent du Paradis terrestre de la
tradition chrtienne mdivale. Lair y est doux et tempr, il ny fait
jamais ni froid ni chaud, on ny souffre pas des inconvnients
climatiques habituels. Une ou plusieurs fontaines assurent lhumidit
et la fertilit de la place; leurs flots peuvent se changer en vin,
lait ou miel. La nature a la richesse, la fracheur et la beaut dun
jardin divin. Les plantes ont des vertus surnaturelles: elles
manent des parfums divins, produisent des fruits dlicieux, surtout
des pommes qui se rgnrent continuellement, nourrissent satit,
gurissent les maladies et combattent ou stoppent le vieillissement.
Ses animaux sont souvent des tres magiques, dous dintelligence,
chiens, chats, chevaux qui comprennent le langage des hommes et
servent de guides ou de gardiens, oiseaux aspect et chant
angliques. La demeure des bienheureux est un palais ou un fort
impressionnant et imprenable, dcor de pierres prcieuses, richement
fourni en meubles et toffes somptueuses. Les armes (lances, sabres,
flches, armures), les moyens de transport (barques, charrettes,
chevaux), les instruments de cuisine (chaudrons, coupes, plateaux)
et les autres accessoires domestiques sont des objets magiques, qui
multiplient les pouvoirs et les habilits de leurs utilisateurs. Le
seigneur du royaume est un tre divin, un des chefs des Tuatha De
Danann. Cest lui qui invite les mortels visiter son territoire,
pour les honorer, les mettre lpreuve ou leur demander laide. Quand
un humain est adopt par le peuple ferique, il prend en mariage la
fille ou une autre parente du seigneur. Quand cest toute une
compagnie de guerriers ou de navigateurs qui dbarque en Mag Mell,
le seigneur de Ferie offre une pouse tout un chacun.
Les habitants de la plaine des bienheureux ne sont pas des
immortels au sens fort du terme, linstar des dieux classiques.
Comme les humains, ils peuvent souffrir des douleurs et des
tourments de nature physique (des blessures par exemple) ou morale
(lenvie, la rancune, linimiti, le chagrin, la nostalgie). Ils
peuvent mme mourir ou disparatre dfinitivement (cest le cas de la
mort cultuelle que les divinits paennes de lIrlande, Manannan Mac
Lir par exemple, ont subi lavnement du christianisme). Nanmoins,
ils bnficient dune jeunesse inpuisable ou continuelle, due
principalement aux fruits magiques dont ils se nourrissent. Leur
rythme temporel de vie est diffrent de celui des humains, ils
vivent une dure dilate ou comprime par rapport lexistence commune.
Quand un hros mortel veut revenir des Iles des ternels jeunes, aprs
un sjour plus ou moins long, il dcouvre que lhistoire terrestre a
volu une autre vitesse que ce que son intuition du temps intrieur
lui disait.
La simple description du micro-univers paradisiaque est une
incantation magique qui fascine et hypnotise le public humain.
Quand il veut attirer un mortel dans son royaume, le seigneur ou la
dame de ferie chante ou murmure des vers qui imprgnent lauditeur du
dsir irrpressible de quitter son monde. Cela se passe dans Tocmarc
Etaine (La courtise dEtain). Etain, la femme de Mider, un des chefs
des Tuatha De Danann, renat comme mortelle et devient la femme du
roi dIrlande, Eochaid Airem. Mider, qui laime toujours et veut la
rcuprer, provoque le roi au combat et gagne le droit demmener la
femme. Comme Etain nest pas dispose le suivre de bon gr, Mider lui
chante ces stances effet envotant: Woman of the white skin, wilt
thou come with me to the wonderland where reign sweet-blended;
there primrose blossoms on the hair; snowfair the bodies from top
to toe./ There, neither turmoil nor silence; white the teeth there,
black the eyebrows; a delight of the eye the throng of the hosts;
on every cheek the hue of the foxglove./ Though fair the sight of
Erins plains, hardly will they seem so after you have once known
the Great Plain./ Heady to you the ale of Erin, but headier the ale
of the Great Land. A wonder of a land, the land of which I speak,
no youth there grows to old age./ Streams gentle and sweet flow
through that land, the choicest mead and wine. Handsome people
without blemish; conception without sin, without crime./ We behold
and are not beheld. The darkness produced by Adams fall hides us
from being numbered./ When thou comest, woman, to my strong folk, a
crown shall deck thy brow fresh swines flesh and beer, new milk as
a drink shall be given thee by me, O white-skinned woman.
Le souvenir folklorique de ces habitants surnaturels (mais non
divins) des demeures mortuaires sest conserv dans toute lEurope. Au
Moyen Age, le peuple des fes qui menait la chasse sauvage, le
cortge desprits conduit par Donna, image qui a nourri liconographie
du sabbat des sorcires, trouvait ses origines autant dans les
cultes orgiaques dArtmis-Diane, que dans les lgendes sur les
cavalcades nocturnes, les Marcra-sidhe, du peuple ferique des
collines. Aujourdhui encore, les paysans irlandais continuent
dvoquer les habitants surnaturels des tumulus sacrs, les
Daoine-sidhe ou Aes Sidhe le peuple des Collines, les Fer Sidhe les
Hommes des Collines et les Bean Sidhe (les banshee des lgendes) les
Femmes des Collines.
Par del les lments communs de ces descriptions archtypales de
lautre monde celtique, les diffrences se regroupent pour constituer
deux sries de visions eschatologiques. Les commentateurs nont pas
manqu dobserver que les lgendes irlandaises refltent deux
typologies paradisiaques distinctes: le type maritime et le type
souterrain. Franoise le Roux et Christian-J. Guyonvarch distinguent
mme trois localisations bien diffrencies de lautre monde: Par del
la mer, louest (confondu avec la gauche et le nord), dans des les
immenses et fortunes quon ne peut atteindre que par un voyage
maritime; sous la mer ou aux fonds des lacs dans des palais dor et
de cristal dont lentre mystrieuse apparat quelquefois fortuitement;
dans des collines et sous des tertres.
Le premier type est celui du paradis doutre-mer. Le seigneur de
ces Iles lysennes est Manannan Mac Lir, fils du grand dieu des mers
Lir, considr par les celtisants comme un Posidon celtique. Bien que
frre des seigneurs des sidhe, il occupe une position spciale dans
la famille des Tuatha De Danann. Alors que tous les autres se
partagent lautre monde souterrain, Manannan Mac Lir est le seul
matre de lautre monde maritime. Il est donc un chef alternatif du
clan, au mme statut, du moins en principe, que Dagda, le pre des
seigneurs des sidhe. Ne participant pas aux guerres des fils de la
desse Danu avec les Fomors ou avec les Milsiens, il nest pas
directement affect par les victoires ou les checs de ces
confrontations. Aprs la dfaite des Tuatha De Danann par les
Milsiens, il rejoint ses frres en tant que conseiller et supervise
la distribution entre eux des sidhe qui seront dsormais leurs
demeures.
Le royaume de Manannan Mac Lir connote, dune manire beaucoup
plus accentue que les sidhe, lide dElyse ou dIles des Bienheureux.
Bien que les richesses minrales (or, pierres prcieuses, bijoux,
etc.) ne manquent pas, dans ce monde dominent les splendeurs de la
nature vivante. Ses terres abondent en fruits, fleurs et autres
herbes, plantes et arbres, en gibier, en poisson, en oiseaux doux
chants. Ses habitants sont plus sereins que les habitants des
sidhe, moins vulnrables aux conflits, aux passions et aux
souffrances provoques par linteraction avec le monde des mortels.
Leur vie est une perptuelle rjouissance et bonheur, leur amour est
pur et pargn des dpressions de la jalousie, la satit, le remords ou
le pch. Parfois, cette indiffrence aux problmes quotidiens se
manifeste comme une amnsie porte jusqu loubli de soi, comme dans
les les des rieurs ou des pleureurs. Les terres de Manannan forment
un chronotope en dehors de lhistoire et de la temporalit terrestre.
La dure y a une autre densit ou intensit, ce qui fait que ses
habitants sont pratiquement immortels: ils ne sont pas touchs par
la vieillesse, la dcrpitude, les maladies et la mort.
Les femmes jouent un rle prominent dans le royaume de Manannan
Mac Lir. Elles possdent souvent un territoire ou un domaine propre
et, en tant que reines, elles ont le pouvoir de choisir et
dinvestir leur poux. Ce sont elles qui convoquent les humains les
visiter, en les hypnotisant avec des vers magiques ou en les
charmant avec des branches, des pommes ou dautres accessoires
enchants. Ceux qui acceptent linvitation et les prennent en mariage
changent eux aussi de condition. Ils tombent dans une sorte damnsie
et de batitude sans regret, ils sortent de la dure historique et,
stoppant la dchance de leurs corps, ils restent ternellement
jeunes, condition quils ne retournent plus en Irlande.
Pour gagner ce royaume trans-atlantique il faut emprunter une
route maritime, voyager sur locan vers lextrme Ouest. La tradition
identifie parfois la rsidence de Manannan Mac Lir, dieu de la mer,
avec lIle de Man, dans la Mer dIrlande, mais sa localisation
mythique est dans les brumes lointaines de lAtlantique. LOcan nest
dailleurs pas une tendue vide et sans fin, il est parsem de bien
dles qui annoncent et prparent en quelque sorte lapparition des
terres de Manannan. Les les intermdiaires ont dhabitude des
habitants (animaliers, humains ou mixtes) fantastiques, qui mettent
lpreuve les explorateurs. Quant au royaume des ternels vivants, il
est son tour conform comme un archipel, les seigneurs et les dames
de ferie occupant des palais et des forts sur plusieurs les
surnaturelles.
Les trois directions cardinales de lIrlande qui pointent vers
lOcan (donc lexception de lEst) sont distribues entre trois pays
mythiques participant lide de lautre monde. Au Sud, se trouve
lIbrie, appellation tout fait imprcise qui dsigne moins la presqule
espagnole quune sorte de Hads. Dici seraient venues en Irlande les
premires races mythiques de migrants. Au Nord se trouve le pays des
Fomors (nom qui driverait de deux mots galiques signifiant sous la
mer), savoir les fils de la desse Domnu (labysse de la grande mer).
Enfin, lOuest stendent les territoires aquatiques de Lir, le
Posidon galique, et les les eschatologiques de son fils, Manannan.
Ces terres enchantes occidentales sappellent Tir-nam-Bo (Ile des
vivants), Tir na n-Og (Ile des jeunes), Tir-nam-Bn (Ile des femmes)
ou Tir Tairngirne, traduite en registre chrtien comme Terre de
promesse.
Entre lElyse trans-atlantique de Manannan Mac Lir et le Hads
souterrain des Tuatha De Danann existe une typologie intermdiaire,
qui combine le voyage horizontal et la descente verticale. Cest le
pays submerg, Aunwfu (labysse) ou Tir-fa-tonn (la terre sous les
vagues), une Plaine des dlices place non sur une le ou sous la
terre, mais au fond de la mer. Les voyageurs sur lOcan ont parfois
la chance dentrevoir, travers une profondeur deau devenue
miraculeusement transparente, une plaine immerge, qui transpose en
registre aquatique toutes les caractristiques de lElyse terrestre.
Parfois la description joue sur une allgorie complexe, une mtaphore
file, qui fait quivaloir la profondeur de leau latmosphre, les
algues et les plantes marines aux herbes et aux arbres, les
poissons aux animaux, etc. Une variante du type immerg est lle
OBrasil, qui fait surface tous les sept ans, quelque part au bout
de la mer dazur. Le charme qui loblige couler ne sera bris, dit la
lgende, que si quelquun russit jeter une braise ardente sur son
sol.
Lautre grande typologie est celle souterraine. Selon cette
vision eschatologique, lautre monde est situ dans les sidhe, les
tumulus funraires dont les Gals avaient hrit la civilisation
nolithique des mgalithes. De mme que les cavernes, les puits et les
fontaines, les sidhe sont des portes dentre verticales vers un
royaume magique qui double, sous la terre, le royaume terrestre
dErin. Chacun des tertres parsems dans toute lIrlande a son
seigneur, un des chefs des Tuatha De Danann: Oengus, Mider, Bobd,
Lugh, Ogma, etc. Ce sont ces lords qui ravissent ou invitent les
humains visiter leurs territoires, ou au contraire les punissent
dans le cas dintrusions non dsires.
Limpression gnrale que les sidhe font aux visiteurs est celle
dune beaut et dune richesse blouissantes. A la diffrence des Iles
des jeunes, dans le royaume souterrain labondance ne se manifeste
pas par la fcondit de la nature (bien que les Tuatha de Danann
contrlent la fertilit de lIrlande), mais par la profusion des biens
matriels: costumes et bijoux, meubles et dcorations, panoplies
guerrires, ustensiles de cuisine, instruments de voyage ou de
travail, cest--dire tout ce qui tait dpos dans les grandes tombes
princires des Celtes. En plus, de mme que Manannan Mac Lir, les
seigneurs des sidhe possdent beaucoup dartefacts et dobjets aux
pouvoirs miraculeux. On peut dire que, linstar du Plutus romain,
ces divinits celtiques sont les possesseurs et les gardiens des
richesses minrales.
Par contre, la diffrence des Iles de Manannan Mac Lir, dans le
monde souterrain lide dimmortalit nest pas explicite. Le peuple
enchant des sidhe bnficie lui aussi dune forme de jeunesse
ternelle, mais il nest pas exempt de souffrances et de tourments de
lme. Il lui arrive mme de mener des combats sanglants avec dautres
races surnaturelles et de requrir laide des hros mortels. En
descendant dans ce monde, les humains peuvent tre saisis par des
formes damnsie et de paralysie (surtout comme punition), mais en
gnral ne sont pas soumis des distorsions de la dure. Leur retour
dans le monde de la surface se fait sans problme et sans dcalage
historique. Et ce nest que dune manire exceptionnelle quils
obtiennent des seigneurs des tertres un attribut quelconque de
longue vie (comme les pommes dabondance, griatriques ou
mdicinales).
Si le voyage initiatique entreprendre pour arriver aux Iles de
Manannan Mac Lir est une prgrination maritime, pour visiter le
royaume des sidhe il faut entamer une descente, un descensus ad
inferos, un dplacement sur le plan vertical. La voie daccs la plus
usite est le tertre funraire, dont la porte donne directement sur
le palais souterrain dun seigneur Tuatha De Danann. Dautres entres
sont dissmines un peu partout, qui ne sont pas toujours surveilles
par le peuple magique et sont donc plus aventureuses, plus
difficiles et plus risques emprunter. Limaginaire galique exploite
les figures archtypales du passage vers lautre monde, caves et
oubliettes, grottes et cavernes, puits et fontaines, sources,
marais et lacs. Ces trous et conduits verticaux dbouchent sur la
Grande plaine (Mag Mor) ou la Plaine des dlices (Mag Mell).
Lide dun autre monde est donc bien reprsente, et mme redouble ou
triple, dans la vision religieuse des Gals. Cependant il faut
mettre en relief une caractristique importante et assez droutante
de la conception eschatologique qui rsulte des lgendes mdivales
irlandaises. Le Mag Mell, quil soit insulaire, subaquatique ou
souterrain, est bien une terre des tres surnaturels, mais pas une
terre des morts. Comme le soulignait Mac Culloch, dj en 1918,
lElyse celtique nest jamais associ aux dfunts. Les hros qui y sont
invits ou y parviennent par leurs propres efforts et bravoure
deviennent bien des ternels jeunes, mais cela implique justement
quils aient obtenu limmortalit pendant quils taient encore vivants,
et non aprs leur mort.
Les moines chrtiens qui ont enregistr ces lgendes ont toujours
pris soin, l o il tait possible, de marquer les limites de
limmortalit paenne face au dogme chrtien de la rsurrection. De
Nera, hros qui reste avec son escorte dans un sidh, lEchtra Nerai
dit:Il nen est pas sorti jusqu maintenant et il nen sortira pas
jusquau jugement. Ladaptatio chrtienne a fait possible la
conservation de limmortalit promise par la mythologie celtique en
limitant la porte du thme aux cadres de lhistoire du monde cr,
cest--dire jusqu lApocalypse. Par cette manvre, la tradition
mdivale a pu recevoir les mythes sur les hros paens et les tres
surnaturels bnficiant dune jeunesse ternelle, dOssian la Reine
Sibylle. Le mme schma adaptatif a permis lassimilation des gardiens
de Tir Tairngirne (Terre de promesse) aux saints Hnoch et Elie que
les pres de lEglise avaient convenu de placer dans le Paradis
terrestre comme dans une place dattente et seulement jusqu la
Seconde Venue.
Quen est-il des morts? De toute vidence, ils ne vont ni chez les
Tuatha De Danann, ni chez Manannan Mac Lir. Les vivants qui sont
invits chez les seigneurs de lautre monde ont choisir entre y
rester perptuit ou rentrer en Irlande et mourir communment.
Leghaire, qui stait mari Fiachna, dame de ferie, dcide, ignorant
les suppliques de son pre le roi Crimthann Cas, de retourner vivre
dans le sidh plutt que de rgner en Irlande. Dunlang OHartigan,
champion du roi Murrough de Munster, fait le choix contraire. Bien
quil soit prvenu par son amante surnaturelle, Aoibheall, de ne pas
participer la bataille de Clontarf (en 1014), il prfre quitter le
sidh pour joindre ses compagnons et lutter pour son pays. Le hros
prsente son choix en ces termes: Alas O King, the delight which I
have abandoned for thee is greater, if thou didst but know it,
namely, life without death, without cold, without thirst, without
hunger, without decay, beyond any delight of the delights of the
earth tome, until the judgment, and heaven after the judgment ; and
if I had not pledged my word to thee I would not have come here ;
and, moreover, it is fated for me to die on the day that you shalt
die. Cest comme si la mort, mme la bonne mort hroque, annulait les
promesses de bonheur faites par les Tuatha De Danann.
Pas mme Cu Chulainn ne peut viter ce dilemme. Appel dans le sidh
par une dame surnaturelle pour dfendre son peuple, il choisit
finalement, non sans lintervention des druides, de rester dans le
monde des humains, sachant qu la date prdestine il devra mourir
comme les autres mortels. Aucune promesse ou offre ne lui est faite
sa mort, ce qui veut dire que, hros exemplaires ou gens communs,
tous ceux qui nont pas dsir ou russi rejoindre les Tuatha de Danann
pendant leur vie sont censs mourir.
Or, les lgendes irlandaises ne laissent entrevoir aucune ide dun
voyage des morts, dun sjour des morts, du destin post-mortem en
gnral. Tout ce que la tradition dit sur le sort des dfunts est que
les Gals vont rejoindre Donn, le fils de Mile, dans sa maison
construite sur une le. Mais rien de plus ne transparat sur une
autre vie, heureuse ou torture, mene dans la maison de Donn ou dans
une autre rsidence eschatologique. Cest comme si les mes
disparaissaient ensemble avec les corps, ou en tout cas comme si
une ventuelle post-existence des dfunts navait rien en commun et ne
pouvait en rien influencer ou tre influence par le reste des
vivants.
On na jamais assez soulign cette eschatologie pessimiste, ou
plutt cette absence dune eschatologie commune dans les lgendes
irlandaises. Tromps par les descriptions des sidhe et des les
surnaturelles, les celtisants ont assum que les contemporains de Cu
Chulainn ou de Finn avaient une vision de lau-del assure, mais ont
oubli que le Mag Mell nest ouvert qu des cas exceptionnels et que
le sort du lot commun aprs la mort ne fait le sujet daucune lgende
ou mythologie. Le christianisme a bien supplant ce manque, en
introduisant sa propre conception de lenfer et du paradis, mais
ctait l un palliatif ultrieur et tardif par rapport la vision des
Gals. Ce quil faut donc expliquer, pour comprendre leschatologie
irlandaise paenne, est le mode de fonctionnement des deux
typologies initiatiques alternatives, maritime et souterraine, sur
le fond dun silence gnral en ce qui concerne le destin des
morts.
Paralllismes ethnologiques et religieux
En tant que larchologie noffre que des tmoignages matriels sur
les coutumes et les rites concernant les morts mais ne restitue pas
une conception ou une idologie religieuse, que les sources
classiques sur lIrlande sont quasi inexistantes et que de toute
faon elles sont en gnral assez peu fiables cause des dformations et
des interprtations malveillantes ou sceptiques, que les lgendes
mdivales irlandaises offrent bien une vision eschatologique globale
mais restent muettes sur ses origines et ses mcanismes internes, et
que le folklore daujourdhui a souffert beaucoup trop de
mtamorphoses pour pouvoir y reconnatre les conceptions
mythologiques originaires, un dernier recours faire pour comprendre
lvolution et la structure de leschatologie irlandaise est au
paralllisme ethnographique et lhistoire compare des religions. En
effet, des parallles dans dautres religions de la prhistoire et de
lantiquit pourraient donner chair et figure aux donnes
archologiques et permettre en mme temps une hirarchisation des
niveaux du palimpseste religieux reprsent par le corpus de lgendes
irlandaises.
Les plus anciennes couches de la vision religieuse irlandaise
remontent lge de la pierre. Bien que ces conceptions aient t hrites
et adaptes par les migrateurs indo-europens ultrieurs, leurs
caractristiques ne paraissent pas appartenir au systme religieux
des druides celtes. Lhypothse de lorigine pr-indo-europenne de la
religion irlandaise paenne, et mme de linstitution druidique, a dj
un ge vnrable, elle a t formule par des savants comme John Rhys et
Pokorny. Suivant les tmoignages antiques sur les collges druidiques
des Celtes, T. W. Rolleston a cru pouvoir dmontrer que le druidisme
sest dvelopp seulement dans des centres de culte prhistoriques et
quil est donc une adaptation celtique dune religion de substrat (le
peuple mgalithique aurait fourni linstitution et le rituel
druidique, les Celtes la conception des divinits personnifies).
Cette thorie a t rfute par les chercheurs contemporains qui ont
soulign le caractre indo-europen du druidisme. Nanmoins,
typologiquement, les croyances des Gals et des autres tribus celtes
paraissent plus proches du chamanisme, soit de chasse, de pche et
de cueillette, soit dlevage, et des cultes agricoles nolithiques,
que de la mythologie polythiste des peuples proche-orientaux et de
leurs contemporains mditerranens, les Grecs et les Romains.
Larchologie du nolithique est trs gnreuse en monuments
religieux, mgalithes et ncropoles, mais dvoile peu de choses sur
les conceptions gouvernant ces constructions. Dune faon gnrale, la
religion de la prhistoire peut tre appele par le terme assez ambigu
et flou de chamanisme. Dans une dfinition minimale, le chamanisme
dsigne une relation spcifique entre la nature et la surnature,
entre lhomme et les esprits, gre par une catgorie spciale
dindividus nomms chamans. Quand je dis religion de la prhistoire,
le terme prhistoire nest pas entendre dans un sens strictement
temporel (comme une priode nettement datable dans la chronologie de
lhumanit), mais plutt comme une forme dorganisation conomique et
sociale, soi-disant primitive, qui se retrouve aussi bien chez des
peuples dil y a six mille ans que chez des populations daujourdhui,
vivant dans le grand nord sibrien ou dans la jungle amazonienne.
Lhypothse sous-jacente cette extrapolation est quun mme mode de vie
est susceptible dengendrer, grande chelle, des structures
religieuses similaires. Ces religions peuvent diffrer entre elles
sur beaucoup de points, surtout sur le contenu, mais se ressemblent
en ce qui concerne les fonctions principales, comme celle du chaman
en tant que spcialiste du sacr.
Partant de lhypothse de lpignse des structures religieuses, je
vais essayer dclairer les croyances eschatologiques irlandaises en
les mettant en parallle avec la vision chamaniste des populations
sibriennes daujourdhui, telle quelle a t restitue par
lextraordinaire travail de Roberte Hamayon, La chasse lme, Esquisse
dune thorie du chamanisme sibrien.
Etudiant deux populations bouriates, une plus primitive, qui vit
encore dans la fort sibrienne, et une autre plus volue, qui
pratique llevage de btail dans les steppes bakaliennes, Roberte
Hamayon distingue deux types de chamanisme, le chamanisme de
chasseurs et le chamanisme de pasteurs. Dans le chamanisme de
chasse, la surnature est de morphologie animalire. Tous les
esprits, quil sagisse de lEsprit de la Fort ou de lEsprit des Eaux,
des esprits des btes et des poissons, ou des esprits des hommes,
sont des animaux magiques (cette situation tait range, dans
lethnologie du dbut du XXe sicle, sous le concept, un peu obsolte
aujourdhui, de totmisme). Lhumanit est une proprit spcifique
lindividu humain, acquise seulement du temps de la vie et perdue la
mort. Pour tablir une relation dalliance et dchange avec lEsprit de
la Fort, le chaman doit, pendant les transes, quitter la forme
humaine et se transformer en animal.
Les socits de chasseurs, vivant dans la fort de cueillette, de
chasse et de pche, conoivent leur relation avec la nature (le monde
des animaux) en des termes horizontaux, dalliance et dchange. Leur
relation avec la surnature (le monde des esprits) double et
surplombe cette relation, en tant que chaque animal et chaque homme
sont habits par une me ou un esprit qui lui confre la vie. Pour
quun chasseur ait la chance de capturer un gibier dans une
expdition physique, un chaman doit le prcder dans une expdition
psychique, donnant une chasse lme de lanimal.
La chasse, corporelle ou spirituelle, est conue comme une
relation dalliance, sur le modle de la relation maritale. Le chaman
va chez le Grand Esprit de la nature, en tant que gendre, pour lui
demander sa fille en mariage et recevoir comme dot les mes du
gibier ncessaire la tribu. Le Grand Esprit, qui est soit le Roi de
la Fort, soit son homologue le Roi des Eaux, tablit une sorte de
troc, dans lequel les mes de vie animalires doivent tre payes de la
vitalit des humains (cest--dire de la mort initiatique du chaman ou
de la mort relle du chasseur). La fille du Roi de la Fort ou des
Eaux est souvent, son tour, fascine par les qualits de son lu et
essaye de le sduire en lui apparaissant en rves. Si pour un
chasseur rpondre aux appels de lpouse surnaturelle lui vaut la
mort, pour un chaman cest au contraire le refus de rpondre qui lui
serait fatal, entranant la maladie et lextinction.
Les relations dalliance entre le rgne humain et le rgne animal
se refltent dans le rapport entre la nature et la surnature, entre
les hommes et les esprits, entre les vivants et les morts. Le monde
des esprits et le monde des morts sont situs sur un plan parallle
celui des vivants. La tribu respecte et craint les esprits de la
fort et des dfunts, mais ne leur offre ni un culte spcifique ni des
sacrifices. Leur coopration se dveloppe par des changes de force de
vie: pour chaque me de vie capture, lhomme doit restituer un peu de
sa propre force de vie. Le mdiateur de ces changes est le chaman,
le seul qui peut sortir indemne dune telle relation, sans avoir
payer de sa vie la capture dune vie animale. Entre lhomme et
lEsprit de la Fort stablissent ainsi des relations de preneur (dmes
animalires) et de rendeur (de force vitale).
A part lme ou la force de vie, la conception chamaniste suppose
lexistence dune me de stock qui dsigne lindividu en tant quunit.
Chaque espce animale et chaque tribu disposent dun nombre fixe dmes
de stock, constitu par la somme des vivants qui habitent le monde
connu, et des trpasss qui demeurent dans le village des morts.
Plusieurs rites assurent que lquilibre cologique entre les vivants
et les morts ne soit pas perturb: chaque disparition doit
correspondre une naissance. En vertu des relations dalliance entre
les chasseurs et les esprits, dun ct, et de la correspondance
cologique entre le monde des vivants et le monde des morts, de
lautre, les deux univers de la nature et de la surnature squivalent
et se ctoient dans le mme plan dexistence.
Cela veut dire que lunivers nest pas stratifi en diffrents
niveaux ontologiques (ciel, terre, enfer, etc.), mais est dispos
tout entier sur le mme plan gographique. La distance entre le
village des vivants et le village des morts est de nature
horizontale et suit habituellement laxe Sud-Nord. Cet axe concide
avec la direction des grands fleuves qui traversent la Sibrie pour
finir dans lOcan glac. Au Sud, aux sources des fleuves, est situ le
royaume do viennent les mes des nouveaux ns, apportes par des
oiseaux migrants, notamment des cigognes. Au Nord, lembouchure des
fleuves, se trouve le village des morts, o vont les esprits des
dfunts. Les deux points, original et final, se runissent dune
manire spirituelle, sur un trajet complmentaire au cours du fleuve
sur lequel se droule la vie du clan ou de la tribu. Parfois
lidentit du village des pas-encore-ns avec le village des morts est
reprsent par un fleuve souterrain, qui court en sens inverse, de
lembouchure la source du fleuve des vivants.
Le cycle de rgnration du clan stend sur trois gnrations: la
venue au monde dun neveu est le signal que le grand-pre peut
quitter le monde (il parat que les coutumes primitives des socits
de chasseurs supposaient la retraite suicidaire volontaire du vieil
homme dans la fort). Le principal souci de cette pratique est de
maintenir intact le circuit dmes et dviter que, au lieu de rentrer
au village des morts et dattendre sereinement leur retour, les
esprits des morts ne restent prisonniers dans le monde physique et
nimportunent les vivants. Un rle important dans les rites de bon
acheminement des esprits des hommes et des animaux vers lautre
monde est jou par le squelette, plus spcifiquement par le crne.
Aprs le dpcement de lanimal ou lexcarnation du dfunt, les vivants
recueillent les os, leur demandent des excuses et leur rendent des
honneurs. Le plus souvent, les crnes des animaux et des hommes sont
exposs en plein air, respectivement dans la fort et dans la maison
ou dans le village, pour quils attirent, en tant que rceptacles ou
semences, les esprits libres qui attendent le moment de se
rincarner.
Roberte Hamayon a poursuivi ses recherches passant des Bouriates
vivant dans la taga aux Bouriates tablis dans la steppe bakalienne.
Ce changement de dcor implique une importante rvolution du mode de
vie, savoir labandon de lexistence base sur la cueillette, la
chasse et la pche et ladoption de llevage de btail. Le nouveau type
dconomie change les structures fondamentales de la relation entre
les hommes et les esprits. Les pasteurs ne se procurent plus la
nourriture par un change avec lEsprit de la Fort, mais par le
prlvement de la chair des animaux quils ont en leur possession. La
prosprit de la famille nest plus assure par une relation dalliance
matrimoniale entre le beau-pre et le gendre, mais par une relation
de transmission patrilinaire du pre au fils. Ces nouveaux rapports
sociaux sorganisent sur une dimension non plus horizontale (dgalit)
mais verticale (de descendance).
La vision du monde des pasteurs souffre une sorte de
rorientation globale selon un vecteur vertical. Les figures de la
surnature subissent une sublimation. Le Roi de la Fort est remplac
par la figure plus abstraite du Grand Esprit du ciel,de lorage et
du tonnerre, qui prsente de fortes similitudes avec le Grand Dieu
des Indo-Europens. Les esprits des morts sont supplants par les
figures des anctres. Hritant de la typologie de lEsprit de la fort,
lAnctre du clan a un aspect animalier, totmique. Le Grand Esprit
lui-mme conserve les caractristiques zoomorphes, donnant naissance,
par exemple, limage trs rpandue de lAnctre Taureau, comme le Tarvos
Trigaranus gaulois. La plupart des mythologies orientales et
europennes (cananenne, hittite, grecque ou celte) continuent
dattribuer au Grand Dieu des piphanies taurines.
La nature et la surnature, le monde des vivants et le monde des
morts ne se retrouvent plus sur le mme plan, mais se sparent sur un
axe vertical, qui divise le monde entre le ciel, la terre et les
enfers. Le circuit des esprits ne suit plus les trajets dune
gographie horizontale, mais les voies ascendantes ou descendantes
qui relient les tages du monde. A leur mort, les grands hros,
assimils des anctres fondateurs, ne se rassemblent plus dans un
village des dfunts, mais reoivent chacun une demeure propre, une
tombe qui constitue un micro-univers dot de tous les ustensiles
ncessaires laprs-vie. Il sagit des kurgans, les grands tertres
funraires des peuples asiatiques.
Le rle du chaman change lui aussi. Comme la nourriture et la
richesse ne viennent plus de lEsprit de la Fort mais des anctres,
lagent de cette nouvelle relation nest plus le chaman, mais le chef
du clan. Les fonctions se divisent, le chef militaire, le roitelet
reoit la responsabilit de la prosprit matrielle du groupe, tandis
que le chaman continue de soccuper de la prosprit spirituelle. Le
chaman nest plus un mdiateur (dans le sens de personne dont dpend
la normalit de la vie), mais plutt un re-mdiateur des anomalies
(strilits, maladies, possession, garement des esprits des morts,
etc.) susceptibles dintervenir dans les relations entre la nature
et la surnature.
La dmonstration de Roberte Hamayon pourrait tre prolonge par une
analyse morphologique analogue des socits dagriculteurs. De mme que
llevage du btail, la culture de la terre ignore les stratgies bases
sur le hasard de la chasse et de la pche. Elle suppose la dpendance
dune source fixe de prosprit, une proprit (terres, puits, etc.) que
les hommes transmettent en hritage leurs successeurs. Similairement
la conception des leveurs, la vision religieuse des agriculteurs
est donc elle aussi modele par un vecteur vertical.
En revanche, la divinit principale de ce type de socit nest plus
une divinit du ciel, mais une divinit de la terre. Pour les
agriculteurs, le grand dispensateur de la nourriture nest plus le
Roi de la fort ou le Grand Dieu du ciel et de la pluie, mais la Mre
chthonienne, la Grande Desse des cultures nolithiques primitives du
Proche-Orient et de ce que Marija Gimbutas appellela Vieille
Europe. Cette figure est cense tre la Mre de toutes les espces
(humaine incluse): elle donne naissance aux vivants et reoit en son
sein les morts, elle distribue la nourriture et les richesses, mais
aussi la famine et la mort. Les esprits des dfunts rentrent, par
lenterrement dans une position souvent foetale, dans son grand
utrus tellurique. Les divinits masculines sont des figures
auxiliaires qui gravitent autour de la Grande Desse, en tant
quagents stimulant sa fertilit universelle. Dans le plan du rite,
lpoux divin est reprsent par le roi-prtre. A son couronnement, le
roi se marie symboliquement la Grande Desse du pays. A sa mort, il
devient un esprit protecteur et reoit un culte damonique.
Dans les socits dagriculteurs, la figure de lesprit animalier du
chamanisme de chasse volue selon une ligne parallle celle de
lanctre du chamanisme dlevage. Aux damons des morts des socits
pastorales, vus comme des anctres totmiques, correspondent les
damons chthoniens des socits dagriculteurs. Les esprits ne sont
plus libres de migrer et daccompagner les familles de ptres parties
en qute de nouvelles prairies, ils sont fixs sur les terres
fertiles cultives, en tant que leurs patrons et protecteurs. Le
culte des ftiches mobiles des populations nomades a son
correspondant agricole dans le culte des places sacres, des lieux
(une montagne, une hauteur, un taillis, une source, etc.) qui
dominent dune manire quelconque ltendue dun champ ou dune terre
cultive. Sur ces demeures des divinits chthoniennes les
agriculteurs rigent des autels, lieux de culte qui consacrent un
territoire. Le chaman se transforme en sacrificateur, en prophte et
en conseiller du chef militaire, situation qui se retrouve dans les
couples forms par des prophtes comme Tirsias ou Calchas auprs des
commandants achens ou par les druides auprs des roitelets
celtes.
Enfin, une quatrime morphologie culturelle est envisageable,
celle des socits antiques classiques pratiquant une religion
polythiste. Les cits et les royaumes du Proche-Orient et de lEurope
mditerranenne antique sont en gnral le rsultat dun mtissage des
peuplades de migrants envahisseurs, soit smites, soit
indo-europennes, avec les populations de cultivateurs rencontres
sur place. Les migrants, pratiquant une forme volue de chamanisme
dlevage, apportent la figure dominante et conqurante du Grand Dieu
du ciel, Marduk, Baal, Teshub, Zeus,