FACULTE DES LETTRES N 5300 UL GUSTAVE COURBET; LE DROIT DE SE CONTREDIRE ET LE DROIT DE S'EN ALLER. LOUISE SIMARD Mémoire présenté pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.) ECOLE DES GRADUES UNIVERSITE LAVAL JUIN 1991 droits réservés 1991
FACULTE DES LETTRES
N5300UL
GUSTAVE COURBET;LE DROIT DE SE CONTREDIRE
ETLE DROIT DE S'EN ALLER.
LOUISE SIMARD
Mémoireprésenté
pour l'obtentiondu grade de maître ès arts (M.A.)
ECOLE DES GRADUES UNIVERSITE LAVAL
JUIN 1991
droits réservés 1991
Rés limé .
Ce mémoire jette un éclairage particulier sur le peintre Gustave Courbet, sur son entourage et sur son oeuvre peint et gravé, à l'aide d'une boutade d'un célèbre ami de ce dernier, Charles Baudelaire, qui réclamait pour le peuple français "le droit de se contredire et le droit de s'en aller". Ces deux droits sont intrinsèquement liés et relèvent d'un même sentiment de divinisation de l'homme ou de sécularisation du divin, sensible à travers le XIXe siècle.
1. INTRODUCTION
"On peut définir le contenu selon le mot de Pierce : ce que 1'oeuvre n'affiche pas mais laisse saisir. C'est le contenu fondamental d'une nation, d'une époque, d'une classe, d'une conviction religieuse ou philosophique - tout ceci amalgamé consciemment ou inconsciemment par une personnalité et condensé dans une oeuvre."1
S'interroger sur Gustave Courbet aujourd'hui n'est pas une
mince affaire; s'attaquer à ce sujet à partir du Québec ajoute à
la difficulté. C'est cet éloignement spatio-temporel entre le
chercheur et son sujet qui fut à la fois notre première et notre
plus grande préoccupation.
Comment en effet aborder d'une manière originale ce qui
n'existe plus que par des documents épars, conservés par la
postérité, et qui a déjà fait l'objet d'une foule d'études? La
pire solution consiste, selon nous, à traiter le document
(pictural ou autre) pour lui-même, isolé du contexte qui l'a
généré; c'est "l'art pour l'art" que Courbet détestait tant.
Forcer le sujet à entrer dans un cadre théorique qui lui est
étranger peut être intéressant, mais trop souvent pervertit le
1. Erwin Panofsky, "L'histoire de l'art et les disciplines humanistes." p.24.
1
sens véritable des oeuvres étudiées. Reprendre le contenu des
études précédentes confronte immédiatement le chercheur à un
foisonnement quasi-inextricable d'incohérences, dû bien
évidemment aux diverses modes qui se sont succédé en histoire de
l'art, et dont chaque étude, selon sa date de parution, est plus
ou moins le reflet.
La bonne débutante que nous sommes s'est butée à tous ces
écueils, avant de finalement refaire ses classes. Nous avons
fait table rase des sous-produits historiques qu'a pu produire
1'oeuvre de Courbet pour ne conserver aux fins de cette étude
que les documents susceptibles d'éclairer notre compréhension de
l'oeuvre, de l'homme, du cénacle réaliste, mais aussi de la
France et de l'Europe à un tournant particulièrement important
de son histoire.
Une telle entreprise ne peut être qu'incomplète et nous ne
prétendons certes pas restituer tous les tenants et aboutissants
du sujet qui nous occupe. Nous nous sommes pour ainsi dire
parachutée sur un point précis de l'histoire, une phrase de
Baudelaire, à un moment précis, les événements de 1848 en
France. Nous en avons alors dégagé les deux pistes de réflexion
que nous allons explorer dans les pages qui suivent: le droit
de se contredire et le droit de s'en aller. Nous postulons que
2
"le droit de se contredire et le droit de s'en aller" expriment
une réalité bien concrète de la société française au XIXe
siècle, et que par conséquent cette peinture que Courbet veut
"historique" recèle en elle-même et à sa manière une part de
contradiction et d'errance, reflet d'une situation historique
particulière. Nous tenterons de déterminer quels furent
précisément les phénomènes auquels le poète se référait, et
comment le peintre les a "amalgamé[s] ... et [les a]
condensé[s]"2 dans sa personnalité et dans son oeuvre. En ce
sens, nous ne retiendrons de 1'immense production courbétienne
que les tableaux qui sont susceptibles de nourrir notre
réflexion sur la contradiction et l'errance.
Concomitamment à ceci, et afin de vérifier plus avant nos
postulats théoriques, nous chercherons dans la production
littéraire, épistolaire et picturale de l'entourage de Courbet,
et même dans les cercles romantiques contemporains, les indices
de sentiments et de comportements analogues à ceux qui nous
occupent. Ce dépistage des thèmes relatifs à la contradiction
et à l'errance en périphérie de Courbet, s'il s'avère fertile,
servira en quelque sorte d'argument de validation de nos deux
postulats, à savoir que la contradiction et l'errance expriment
2 Ibid.
une part de la réalité du XIXe siècle en France et que cette
part de la réalité se trouve interprétée par les individus qui
lui sont contemporains, en accord avec le principe panofskien de
correspondance entre production artistique et époque déterminée.
Enfin, nous tenterons une certaine définition de la réalité
historique particulière au XIXe siècle français, exprimée en
terme "de sentiment d'identification au divin" et perçue comme
étant le dénominateur commun des deux "symptômes historiques"
que sont les droits de se contredire et de s'en aller.
Nos postulats peuvent donc se résumer ainsi: le droit de
se contredire et le droit de s'en aller, ou plus généralement la
contradiction et 1'errance, sont caractéristiques du XIXe siècle
français, dans la collectivité comme chez les individus, et sont
communément symptomatiques d'un sentiment général
d'identification au divin. Par conséquent, Courbet (l'homme et
l'oeuvre) fait montre de contradiction et d'errance, et la
présence de ces éléments révèle une certaine divinisation du
peintre.
Nous convions donc le lecteur(trice) à considérer cet essai
comme un exercice de recherche qui ne prétend aucunement faire
le point sur l'état de la question "Courbet", mais qui tente une
4
relecture du sujet; l'entreprise est hasardeuse, certes, mais
qui ne risque rien...
5
2. INTRODUCTION HISTORIQUE.
Le mouvement réaliste: les porte-parole.
Le titre de "réaliste" fut donné à un groupe de peintres,
de sculpteurs et d'écrivains actifs en France, vers le milieu du
XIXe siècle. A proprement parler, nous ne pouvons pas parler
d'école réaliste, car à aucun moment dans l'histoire du
mouvement, il n'y eut de reconnaissance officielle ou
d'organisation vouée à la formation de disciples éventuels; les
réalistes eurent bien plus de détracteurs que de promoteurs. Le
terme "cénacle réaliste", pris dans le sens d'artistes et
d'écrivains que rassemblent des principes communs, convient
mieux à notre propos et fournit une définition plus précise du
sujet.
Nous pouvons situer les débuts du cénacle vers 1843, à
Paris, au "café Momus"3; cependant la période la plus marquante
du mouvement sera longue de trois ans et débutera en 1848; se
rassemblent à la Brasserie Andler "Champfleury, Baudelaire,
Courbet, les peintres Corot, Decamps, Français, Hanoteau, Armand
3. Champfleury, Le réalisme, Paris, Hermann, 1973, p. 14 .
6
Gautier, Bonvin, Nanteuil, les sculpteurs Barye et Préault, les
caricaturistes Traviès et Daumier, le philosophe Proudhon, les
critiques Castagnary, Gustave Planche, Théophile Silvestre,
Duranty, le poète Max Buchon et bien d'autres."4
Champfleury, dont les critiques compteront pour beaucoup
dans la mise en avant du mouvement à 1'intérieur de la vie
culturelle contemporaine, nous offre une description de
1'atmosphère qui régnait dans ce type d'établissement aussi bien
fréquenté :
"A cette époque, nous prenions nos repas dans un petit divan au fond d'un café dont les joueurs de dominos ne s'approchaient qu'en tremblant, car de là mille imprécations s'étaient envolées, les théories les plus audacieuses, littéraires quelquefois politiques malheureusement, y étaient traitées militairement; tout y était discuté, hommes et choses, avec une cruauté et un enthousiasme de vingt-cinq ans. Le hasard qui avait réuni des peintres, des poètes, des philosophes, des savants, des inutiles, des douteurs et des imbéciles, nous sépara. Ce qu'on appelle 1'esprit était mal vu et laissé à des endroits plus orgueilleux; au contraire régnait la brutalité qui ne laissait pas la plus petite place au mensonge."5
En effet, les réalistes se rassemblent souvent, mais se
4. Ibid.
5. Champfleury, reprints, 1967 , p.12.
Les excentriques, Genève, Slaktine
ressemblent assez peu. Les opinions divergent quant à
l'orientation essentielle que devrait prendre le mouvement et
ces divergences seront d'autant plus accusées que les
"belligérants" font preuve d'un individualisme et d'une
indépendance à toute épreuve.
D'une part, et dans une certaine mesure à l'origine du
cénacle, nous notons une préoccupation esthétique; Champfleury y
fait la promotion d'un art dont les sujets sont contemporains et
où un "casseur de pierres" sera aussi digne d'être représenté en
pied qu'un notable ou un paysan; ainsi, on refuse la peinture
académique en alléguant qu'un artiste ne peut être compétent que
dans la représentation d'objets ou de sujets palpables,
reconnaissables et ayant cours dans le temps présent.
D'autre part, une préoccupation politico-philosophique à
tendance socialisante, largement inspirée par Pierre-Joseph
Proudhon, fera la promotion d'un ”réalisme critique ... , art
justicier,"6 qui se réclame de socialisme et de positivisme.
Cet aspect se manifestera plus tardivement dans le mouvement,
mais déterminera l'éclatement du cercle des réalistes.
Champfleury ne tolérera pas longtemps les positions du
6. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, p.233.
8
philosophe; il avoue : "Un moment, sous la République, j'ai cru
aux idées de Proudhon; j'en ai fait mon mea culpa il y a
longtemps."7 Les deux points de vue seront pour ainsi dire
irréconciliables; selon son tempérament, chacun dans le cercle
choisira l'un ou l'autre parti, ou optera pour une toute autre
orientation.
Le réalisme a donc, pendant une courte période, une double
détermination théorique: esthétique et politique; mais d'un
côté comme de l'autre, on réagit contre 1'autorité.
Autorité esthétique en 1848, où le conflit entre la ligne
d'Ingres et la couleur de Delacroix tend à s'éteindre faute de
participants, où le romantisme a acquis ses lettres de noblesse
et siège confortablement au panthéon de l'art, aux côtés du
néoclassicisme.
Autorité politique de la bourgeoisie et du capitalisme où
en un mot, 1'inégalité de naissance a été remplacée par
l'inégalité économique et où les mécontents sont nombreux
quoique généralement soumis à un gouvernement autoritaire.
7. Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, p.298.
9
Dans ce contexte, le réalisme sera perçu comme une double
"insurrection"8 9 face à l'autorité, tant au niveau artistique que
politique.
Champfleury encouragera généreusement la polémique:
"La critique qui nie rend plus de services que celle qui affirme. Le contre est plus utile que le pour."5 "Plus on nous niera, plus on déblatérera [sic] contre nous, plus on nous grandira, plus on nous donnera d'avenir; car chaque année qu'on nous enlève dans ce moment-ci équivaut à dix ans d'avenir."10
Tous les réalistes, chacun à sa manière, prendront les
armes contre l'autorité; l'errance et la contradiction, nous le
verrons, seront du nombre de ces armes.
8. Champf leury, Le réalisme, p.27. "Le réalisme est une insurrection".
9. Champfleury, Le réalisme, p.159.
10. Ibid.. pp. 156-7.
10
Le mouvement réaliste: le complexe baudelairien.
"Parmi 1'énumération nombreuse des droits de 1'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller"11
Le climat politique et social de la France du XIXe siècle
peut se décrire assez succinctement : les "nouveaux seigneurs de
la société continuaient à se servir des idéaux révolutionnaires
et à parler bruyamment de Liberté, d'Egalité et de Fraternité,
mais la contradiction entre ces notions et la réalité nouvelle
de cette société de non-liberté, non-égalité et non-fraternité
ne faisait qu'accentuer encore cette contradiction fondamentale
entre les idéaux et la réalité"12.
Charles Baudelaire (1821-1867), dans une de ses nombreuses
boutades, a dépeint la situation avec une grande sensibilité, en
proposant deux nouveaux amendements à la Charte : Le droit de se
contredire et le droit de s'en aller. Bien plus qu'un simple
11. Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, p.561. ( "Notes surEdgar Allan Poe", 1855).
12. Jan o. Fischer, "Epoque romantique" et réalisme, Praha, Université Charles IV, 1977, p.14.
11
mot d'esprit, cette assertion s'avère lourde de sens pour la
compréhension de la nature du sentiment collectif qui a
caractérisé l'époque, 1'individu, et par extension, la
production courbétienne.
Dans un premier volet, au niveau collectif, le droit de se
contredire est sous-tendu par le climat politique français ; "Le
renversement de "l'ancien régime" et 1'instauration du
capitalisme ont créé des conditions nouvelles et ont dû, tout
nécessairement, mener à des attitudes différentes à l'égard de
la vie, à la réalisation des idéaux ou à une déception"13.
Ainsi, c'est au XIXe siècle que le capitalisme bourgeois
naissant engendrera son opposé, le socialisme. Marx en convient
en soutenant que le capitalisme bourgeois est l'étape ultime
avant 1'avènement du socialisme, et que les deux tendances
doivent s'opposer jusqu'à ce qu'un prolétariat enfin
conscientisé fasse basculer la classe dominante.
Au niveau des beaux-arts de l'époque, la contradiction
ne réfère pas simplement à la bousculade qui eut lieu entre
l'académisme et le romantisme; Castagnary en convient :
13. Ibid, p. 13 .
12
"Les classiques, qui occupaient la Grèce et Rome par droit héréditaire, avaient mis garnison à la fois sur le Parnasse où sont les Muses et sur 1'Olympe où sont les Dieux. Ils avaient pour poète Homère et pour historien Plutarque. Les romantiques, arrivés les derniers, s'étaient répandus dans le Moyen âge et les temps modernes ; à 1'Olympe ils opposaient le Calvaire; aux poèmes homériques les poésies de Dante. Shakespeare, lord Byron, Goethe, Walter Scott les approvisionnaient en romans historiques. On escarmouchait d'un camp à l'autre, les uns affirmant la supériorité du dessin sur la couleur, les autres celle de la couleur sur le dessin. Cette petite guerre avait pour résultat de tenir le public en haleine; mais, sous ces apparences d'antagonisme, les deux écoles se ressemblaient. ... Leur tâche la mieux définie consistait à réaliser des abstractions, à représenter sous une forme sensible des êtres imaginaires, à donner la vie au néant. ... Cette peinture, il faut bien le dire, correspondait exactement à l'éducation classique que recevaient alors dans les lycées et les collèges les fils de la bourgeoisie. Pour la goûter ou même simplement pour la comprendre, il fallait avoir fait ses humanités. C'était la peinture des classes dirigeantes et de la monarchie censitaire."14
Courbet abonde dans ce sens; dans une lettre qu'il adresse
à Victor Hugo en 1864, lors de l'exil du poète, il célèbre le
talent et le courage du choix esthétique des romantiques mais
note que "les luttes étaient artistiques, [que] c'était des
questions de principes, [que les romantiques n'étaient] pas
14. Castagnary, Fragments d'un livre sur Courbet, 1911, "Gazette des Beaux- Arts", tome 2, p.492.
13
menacés de proscription "15.
L'avènement du réalisme dans le panorama artistique fut
bien plus bouleversant que ne le fut celui du romantisme, et fut
perçu comme une véritable révolution tant les objectifs du
mouvement s'opposaient aux valeurs esthétiques et idéologiques
dominantes. Dans la France de Courbet,
"il eut été contraire au bon goût de mettre en scène les bourgeois qui avaient fait 1830 et qui allaient faire 1848. Le présent était toujours entaché de vulgarité; l'actualité n'avait pas accès au domaine du grand art. Les tableaux qu'elle inspirait ne devaient pas dépasser les dimensions minimes; on le désignait sous le nom méprisant de "genre", et le "genre" ne comptait pas. "16
Contradiction entre les idéaux et la réalité, entre la
bourgeoisie et le prolétariat français, entre l'académisme et
les nouveaux courants artistiques, mais aussi, en réponse à la
collectivité, contradiction dans les attitudes spécifiquement
individuelles.
Baudelaire, "ami et collaborateur de Courbet en 1849,
impossible poseur, pique-assiette, dictateur de ses rêves
d'opium, sceptique, schismatique, opposant au réalisme; mais
15. Charles Léger, Courbet et Victor Hugo, "Gazette des Beaux- Arts XXIV, 1943, p.358.
16. Ibid. . p.493.
14
engagé avec les réalistes de manière bien plus profonde qu'il ne
l'admettait"17, demeure l'un des personnages parmi les plus
représentatifs de 1'inhérence des comportements contradictoires.
Le dandysme du poète, par son aspect exhibitionniste opposé au
caractère solitaire et contemplatif d'un misanthrope, réfère à
ce concept. Courbet lui-même convient de cette ambiguïté chez
le poète: "Je ne sais comment aboutir avec le portrait de
Baudelaire; il change d'aspect tous les jours"18 19.
Gustave Courbet fait lui aussi montre de plusieures
attitudes contradictoires dans sa vie privée. Pendant tout son
séjour à Paris, milieu urbain par excellence, il affichera un
comportement résolument campagnard, allant jusqu'à la
caricature, dans une sorte de dandysme de la grossièreté.
Dans une lettre de Courbet à Alfred Bruyas, écrite en 1854,
nous relevons un comportement analogue: "Derrière ce masque
souriant que vous connaissez, je dissimule amertume et chagrin,
et une tristesse qui s'accroche à mon coeur comme un vampire1,19.
17. T. J. Clark, Image of the people. Gustave courbet and the 1848 Revolution, p.52.
18. Ibid. . p. 75 .
19. T. j. Clark, Image of the people .... p.24.
15
De telles caractéristiques se retrouvent chez la plupart
des membres du cercle réaliste; c'est le cas de Max Buchon,
qu'"on a été très surpris de voir figurer à une procession
[ordonnée à Salins, en "réparation des blasphèmes de Proudhon"]
un cierge à la main, dans un recueillement parfait, [Buchon],
l'un des chefs du parti socialiste, partisan avoué des doctrines
de Proudhon, dont il passe pour être l'ami particulier"20. Le
même Buchon se fera le chantre socialiste de la république de
1848 et, après un dur exil, reviendra en France chanter la
gloire napoléonienne.
Citons encore Marc Trapadoux, étrange personnage, parfois
"agressif, énorme, vautré sur la table de la Brasserie Andler"21
(FIG:1), parfois mystique, absorbé à la contemplation, "croyant
que l'ascèse est une forme d'ivresse, utile à 1'impulsion
créatrice"22 (FIG:2).
Trapadoux, à 1'instar de plusieurs autres, illustre aussi
le second amendement proposé par Baudelaire : "Le droit de s'en
aller". Mais voyons auparavant si ce thème du nomadisme se
reflète dans la collectivité française. Il semble que les
20. Ibid.. p. 171.
21. Ibid., p. 70.
22 Ibid., p.50.
16
journaux de l'époque soient truffés de commentaires concernant
une partie importante de la population déstabilisée, sans
domicile fixe et potentiellement dangeureuse. Même Paris
1'urbaine, la spectaculaire, ne semble être autre chose qu'une
fragile illusion: ""Il n'y a pas de société parisienne, il n'y
a pas de parisiens, Paris n'est rien d'autre qu'un camp nomade",
nous dit un commentateur désespéré en 1848. Et en mai 1850,
dans un discours à 1'Assemblée, Thiers lui-même reprend ce
diagnostic. Paris est en proie à "la vile multitude", ce
"dangereux élément" qui a détruit toutes les républiques"1,23.
Cet état de fait se reflète dans la politique électorale des
gouvernements; ceux-ci ont souvent réduit l'obtention du droit
de vote aux seuls gros payeurs de taxes, ce qui implique que le
voteur type jouissait d'une certaine stabilité économique et
politique qui assurait en même temps celle des élus. Le
gouvernement de la seconde république reprendra ce genre de
manoeuvre le 31 mai 1849: "On vote une fin au suffrage
universel; ... ceux qui perdent le droit de vote sont
précisément ceux qui portent des idées dangereuses"23 24, c'est-à-
dire ceux qui ne peuvent prouver qu'ils ont résidé au même
endroit pendant au moins trois années consécutives.
23 Ibid.. p.147.
24. Ibid., p. 94 .
17
Qui sont précisément ces nomades et quelles sont ces idées
dangereuses qu'ils colportent par tout le pays? Outre les
pauvres diables voués à la mendicité, point n'est besoin d'aller
chercher bien loin; les amis et collaborateurs du cercle
réaliste de la Brasserie Andler sont nombreux à pratiquer la vie
de bohème. "Marc Trapadoux, mystique et bohémien ... et Henri
Murger auteur de "Scènes de la vie de bohème""25. Le plus
célèbre de tous est sans doute Jean Journet, itinérant invétéré
et apôtre du fouriérisme (FIG.3). Cet homme, "partant pour la
conquête de 1'harmonie universelle" nous montre bien à quel
point le phénomène du nomadisme français dépasse le simple
désoeuvrement et rejoint un idéalisme allant jusqu'au mysticisme
doctrinaire. Journet a une certaine "parenté avec le juif
errant de 1'imagerie populaire ... il a quelque chose du saint,
...spécialement du pèlerin Saint Jacques"26.
Les idées que colporte la bohème réaliste se teintent
tantôt de socialisme, avec les propos de Karl Marx que Proudhon
considère comme un maître à penser27, avec la naissance des
premiers phalanstères que Journet fréquentera un temps, tantôt
25. Ibid., p.29.
26. Meyer Schapiro, Modem art 19th and 20th centuries,p. 51.
27. Ce qui, soit dit en passant, n'était pas du tout réciproque...
18
de positivisme ou d'autres courants de pensée contemporains ou
réminiscents du siècle précédent. Nous comprenons aisément que
tout gouvernement en place alors se méfie de tels colportages
qui ébranlent les fondements mêmes du capitalisme. Le droit de
se contredire implique ici le "droit de contredire" que les
réalistes emploieront allègrement contre l'autorité politique ou
esthétique, qui ne tardera pas à réagir: emprisonnements, exils,
saisies, ou tout simplement refus de tableaux au Salon, tous les
moyens seront bons pour faire taire les voix discordantes. Au
XIXe siècle, nous assistons, avec le droit de se contredire et
le droit de s'en aller, à une cristallisation des attitudes
individuelles vers un idéalisme collectif: Les uns se rangent
du côté du scientisme ou du capitalisme, les autres du côté de
l'ésotérisme ou du marxisme, avec la même fougue intempérante
relevant de la quête mystique d'un ordre nouveau; la marmite
sociale est en pleine ébullition, les prêcheurs de toutes
tendances arpentent la France en se disputant une audience
volatile, les idées s'opposent farouchement, les Hommes aussi...
Nous le constatons, la contradiction et l'errance sont
présents dans la France de Courbet et trouvent leur écho dans le
cénacle réaliste; elles ont en commun l'inquiétude qu'elles
génèrent dans les classes dominantes, détentrices du pouvoir.
19
Mais plus que ceci, le droit de se contredire et le droit
de s'en aller relèvent de la sensibilité particulière d'une
époque. Ces droits que revendique Baudelaire proviennent
pareillement de ce que nous pourrions appeler un "sentiment
collectif" d'identification au divin, déjà amorçé par le XVIIIe
siècle et ses philosophes, et qui prendra un essor particulier
avec les progrès technologiques du XIXe siècle, véritable
creuset idéologique où s'affrontent tant de courants de pensée
opposés.
Nous croyons que l'analyse et la comparaison de ces
interprétations que sont le droit de se contredire et le droit
de s'en aller peuvent mener à une certaine définition de la
nature de ce "sentiment collectif" dans la France des années
quarante et cinquante.
20
3. LE DROIT DE SE CONTREDIRE: DEIFICATION DE L'HOMME.
"La vie humaine se compose incessamment de l'union [.. . ] des contraires.1,28
Ce n'est pas innocemment que nous avons amené dans le
chapitre précédent, le concept de "ressemblance à Dieu"; cette
identification de 1'humain au divin est trop présente en France
au XIXe siècle pour ne pas mériter notre attention. Elle se
caractérise par la recherche d'un absolu, d'un modèle parfait
susceptible de résoudre tous les problèmes que posent les
bouleversements socio-économiques de l'époque. Dans ce cadre,
des théoriciens de tout acabit élaboreront des ouvrages qui, de
par leur volonté d'apporter la panacée universelle, trouveront
un public avide et attentif dans toute une population insécure.
C'est dans ce contexte idéologique que naîtra la solution
socialiste dont les échos se feront fortement sentir dans le
mouvement réaliste. Le marxisme, entre autres doctrines
sociales qui ont inspiré Proudhon, participe de ce principe.
Marx déclare que "la transformation des structures est 28
28. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, p.243.
21
inévitable, qu'elle est la conséquense logique des
contradictions internes du régime capitaliste"29. Marx remarque
justement les contradictions présentes non seulement en
Allemagne mais aussi en Angleterre et en France; la solution
qu'il préconise, le marxisme, évacue le problème existentiel de
dieu en lui substituant un "modèle social parfait" qui n'a aucun
besoin de répondant divin.
La quête de la "vraie vérité"30 que fait Courbet pour sa
peinture découle en partie de cet engouement général.
Cependant, il y a un pas important à franchir entre la
quête de l'absolu et 1'identification au divin; ce pas fut
franchi par "le XIXe siècle et son "scientisme" qui prétendait
tout élucider"31. Nous le verrons, les penseurs de l'époque,
enhardis par les progrès technologiques et scientifiques,
tendent à encenser 1'humanité et occultent de plus en plus le
concept de dieu, ce qui correspond dans la population à la
montée de 1'anticléricalisme.
29. Petit Larousse illustré, 1985, p.937.
30. T. J. Clark, Image of the people..., p.172. (Lettre de Courbet au journal "Le Messager", 19 nov., 1851).
31. C. G. Jung, Aspects du drame contemporain, p.79.
22
La vieille histoire d'Adam et Eve n'est pas étrangère à
notre propos ; rappelons-nous cet "arbre de la connaissance du
bien et du mal" qui fut cause de l'expulsion du Paradis
Terrestre. Le dieu d'alors punit nos mangeurs de pomme parce
qu'ils avaient acquis la connaissance du bien et du mal, du
libre arbitre. Symboliquement, c'est dans cette faculté de
juxtaposer des éléments opposés que l'homme en vient à
ressembler au concept qu'il se fait de dieu. Dans le cas qui
nous occupe, le dieu judéo-chrétien est en cause, mais plus
généralement le concept de déité présente, dans beaucoup de
religions, ce caractère de dualité, de manichéisme : Enfer,
Paradis; Yin, Yan; Visnou, Siva.
Vraisemblablement, un
phénomène d'identification au
divin a cours dans la France
de Courbet; ce dernier ainsi
que plusieurs de ses amis,
connaissances et
sympathisants, laissent
largement paraître cette
caractéristique dans leur
comportement. Ceci ne passe
pas inaperçu aux yeux du caricaturiste Lemot (ill. 1) qui
111. 1: Lemot.Prov. de l'ill: Le monde pourrire.3 juillet 1870.
23
auréole Courbet de ses propres pinceaux. Nous postulons qu'ici
la réunion des contraires ou, selon le mot de Baudelaire, le
droit de se contredire réfère directement à 1'identification au
divin, et se caractérise par une sorte "d'inflation
psychique"32, de survalorisation de l'homme libre, émancipé et
parfait, inflation intrinsèquement liée au mouvement réaliste
français.
Dans ce mouvement, une préoccupation politico-philosophique
à tendance socialisante, largement inspirée par Pierre-Joseph
Proudhon, fera la promotion d'un réalisme "critique [...], art
justicier,"33 qui se réclame d'une foule de théories dont
quelques-unes s'inscrivent parfaitement dans le cadre de notre
étude : "La Philosophie Positive d'Auguste Comte, la
Métaphysique positive de Vacherot, le Droit Humain ou Justice
immanente [de Proudhon]; le droit au travail et le droit du
travailleur, annonçant la fin du capitalisme et la souveraineté
des producteurs, la phrénologie de Gall et de Spurzheim, la
physiognomonie de Lavater”34.
Le Système de politique positive d'Auguste Comte
32. C.G. Jung, Le moi et l'inconscient, p.42.
33. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destinationsociale, p.233.
34. Ibid. . p.287.
24
(Montpellier 1798-1857) propose "une religion qui rend un culte
à 1'humanité, à ce Grand Etre d'où nous viennent tous les biens
et toutes les prescriptions de conduite"35. Dans une lettre à
son père, il confie que "dès l'âge de quatorze ans, [il avait]
naturellement cessé de croire en Dieu"36. "Au culte de Dieu, il
va substituer celui de 1'humanité, "l'auteur de tous les
bienfaits dont on avait jusqu'ici remercié Dieu"37. Comte ira
plus loin jusqu'à se déclarer lui-même "le pontife suprême de la
religion de 1'Humanité qui, selon Huxley, "n'est qu'une sorte de
Catholicisme sans le Christianisme""38. Pour Comte, "le mot
positif désigne le réel, par opposition au chimérique, [...]
indique le contraste de l'utile et de l'oiseux [...], [qualifie]
l'opposition entre la certitude et 1'indécision [...], oppose le
précis au vague"39; ce système philosophique à deux valeurs
opposées a eu de quoi inspirer Proudhon et par conséquent
Courbet.
35. Encyclopédie Universelle Française, p.592.
36. Auguste Comte, Cours de philosophie positive. Introduction par Khodoss, Florence, Paris, Hatier, p.7.
37. Auguste Comte, Cours de philosophie positive. (Introduction par Baudry, J.),B Paris, J. de Gigord, p.12.
38. Ibid.
39. Auguste Comte, Discours sur l'esprit positif, tiré de Domino, Maurice. "Les discours du Réalisme" Histoire et Critique des Arts■ Paris, colloque de mai 1978. p.9.
25
Proudhon porte de plus un intérêt certain aux recherches de
Franz Joseph Gall (1758-1828), médecin allemand, qui croyait
pouvoir saisir la nature du cerveau humain par l'étude des
formes crâniennes. Gall enseigna à Paris et eut une large
diffusion en France; sa théorie, nous le verrons, obéit au même
principe de fonctionnement que celle de Lavater en ce sens que
les deux théories visent une connaissance de la nature de
l'homme par l'homme et plus particulièrement par son aspect
extérieur. Ce n'est pas sans raisons, d'ailleurs, que Gall sera
publié en France dans le même livre que Lavater40.
Le cas de Jean-Gaspar Lavater (1741-1801), auteur des
Essais Physiognomoniques, est des plus intéressants ; l'homme
"s'occupait d'études théologiques, lorsqu'à vingt-deux ans,
[...] il échappa à la vie contemplative pour lancer un pamphlet
virulent contre le bailli de sa ville [... ] . Après une année
d'absence, Lavater retourna dans sa patrie" et y devint pasteur
en 1775. La science qu'il tente de promouvoir dans son célèbre
ouvrage vise à "connaître 1'intérieur de l'homme par son
extérieur et d'apercevoir, dans certains indices naturels, ce
qui ne frappe pas immédiatement les sens".41 Lavater a un
40. Jean-Gaspar Lavater, Le petit Lavater français ou les secrets de la physiognomonie dévoilés, (Suivi de Gall, Le petit docteur Gall ou l'art de connaître les hommes), Paris, Delarue.
41. Ibid., p.l.
26
succès certain chez les réalistes et plus généralement chez les
intellectuels de l'époque où on ne compte plus les descriptions
de type "physio-psychologique".
Ami de Courbet, Castagnary, dans ses Fragments d'un livre
sur Courbet, dépeint la population de la Franche-Comté comme
étant "de haute stature, "la plus haute de France"[...] Ils ont
les épaules carrées, les pommettes saillantes, la mâchoire
solide, tous les signes extérieurs de la force et de la
volonté"42. Lorsqu'il s'intéresse à Courbet, il parle d'un
grand jeune homme à la taille mince et élégante, [d'un visage
dont] l'arcade sourcilière largement construite abrite des yeux
d'une grande beauté, [d'une bouche] [...] railleuse et positive;
[de] pomettes saillantes et [de] tour serré du crâne [qui]
accusent l'énergie de la volonté"43
Il semble d'ailleurs que la théorie de Lavater était conçue
autant pour encenser certaines physionomies que pour justifier
un racisme et un sexisme dont la réalité au XIXe siècle ne peut
nous échapper. A la rigueur, selon que quelqu'un nous apparaît
peu sympathique, la description physique qu'on en fera suffira à
42. Castagnary, Fragments d'un livre sur Courbet, "Gazette des Beaux-Arts", vol.V, t.l, pp.5-6.
43. Ibid. , p.20.
27
justifier les pires insultes. Champfleury n'aimait pas beaucoup
Proudhon, c'est connu; nous savons aussi qu'il avait pris
"connaissance des études de physiognomonie de "Le Brun, de Porta
et de Lavater"44. Lorsqu'il fait la description du philosophe,
Champfleury utilise ce deuxième tranchant de l'arme qu'est la
physiognomonie :
"Singulier personnage que Proudhon [...] Il a le crâne mal construit. D'où la sincérité relative de ses paradoxes au fond desquels se cache un grand orgueil; mais le petit nez, une sorte de conformation simiesque du crâne prouvent un cerveau mal équilibré. Détail non moins important: Proudhon met ses lunettes à l'envers. Tout s'enchaîne, les opinions et les lunettes"45.
De par son sacerdoce, la foi de Lavater en Dieu n'est
nullement à mettre en doute; toutefois, les propos relevés dans
son oeuvre tendent grandement à diviniser l'humanité par la
recherche d'un type humain parfait, et plus particulièrement
d'une humanité européenne dont les représentants sont "les plus
beaux, les plus blancs et les mieux faits de toute la terre"46.
Lavater ne nie pas le caractère divin de la création; il affirme
cependant le caractère divin de l'homme avec beaucoup
d'insistance en rappelant que "le visage humain [est à] l'image
44. Champfleury, Les exentrigues, p.6-7.
45. Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, pp.296-297.
46. Lavater, Le petit Lavater français, p.34.
28
de Dieu"47. "Dans l'homme se réunissent toutes les forces de la
nature. C'est le résumé de la création; il est à la fois le
fils et le souverain de la terre; le sommaire et le centre de
toutes les existences, de toutes les forces du globe qu'il
habite"48.
Proudhon, dans son essai Du principe de l'art et de sa
destination sociale, applique la leçon de Lavater et propose que
l'art doit viser "une représentation idéaliste de la nature et
de [soi-même], en vue du perfectionnement physique et moral de
[1']espèce"49. Pour Proudhon, non seulement il y a des types
physiques supérieurs, mais la représentation de ceux-ci par
l'art, et la volonté du public de se conformer à ces types peut
mener, avec le temps, à une espèce humaine parfaite.
Cet héritage théorique, que le réalisme doit à son époque,
s'inscrira en cours de route dans la production de Courbet;
toutefois, sa première manière, d'inspiration romantique, laisse
déjà entrevoir ce que sera son cheminement artistique: on y
relève un goût pour la paysage natal, pour le portrait et
47. Ibid. , p.5.
48. Ibid., p. 8.
49. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, p.43.
29
1'autoportrait; la peinture à caractère religieux y est
pratiquement absente. On n'y relève guère qu'une vague copie de
Guido Reni, Ecce Homo, que Courbet aurait peint vers 1840 et
dédicacé à une voisine, Anna Nodier, ainsi que le Saint Nicolas
ressuscitant les petits enfants qui décore le maître-autel de
l'église des Saules, un petit village qui domine Ornans et la
Vallée de la Loue [...] le gaillard n'avait rien du dévot."50
Le goût du jeune Courbet pour une peinture à caractère
champêtre, point de départ d'un réalisme qui se politisera
ultérieurement, se réfère en partie au "postulat rousseauiste
selon lequel la nature - le milieu rural par opposition au
milieu urbain - serait une condition indispensable à
l'épanouissement de la bonté, dont l'homme est par essence
pourvu"51. "L'étude de l'homme est dominée chez Rousseau par
l'opposition entre l'homme naturel et l'homme civil: "L'homme
sauvage et l'homme policé, nous dit le Discours sur l'inégalité,
diffèrent tellement par le fond du coeur et des inclinations,
que ce qui fait le bonheur suprême de l'un réduirait l'autre au
50. Robert Fernier, Gustave Courbet peintre de l'artVivant, Paris, Bibliothèque des Arts, 1967, p.39.
51. David Karel, Horatio Walker, Cat. d'exp. Musée du Québec, 25 sept, au 23 nov. 1986, Montréal, Fides, 1986, p.82.
30
désespoir1,52
L'idée rousseauiste de la bonté et de la perfection de
l'homme naturel par opposition à l'homme policé a eu cours dans
la France du XIXe siècle. Cependant elle fut interprétée
différemment, souvent simplifiée à outrance ou carrément
dénoncée selon les sensibilités.
George Sand, dont les échanges épistolaires avec
Champfleury sont révélateurs de 1'intérêt qu'elle porte au
réalisme, s'inspire de la pensée de Rousseau. L'auteure "a
surtout composé deux articles importants, parus dans la Revue
des Deux Mondes52 53, où elle exprime plus totalement qu'ailleurs
son opinion sur celui qui fut son maître à penser[...]:
"Quelques réflexions sur J.-J. Rousseau" et "A propos des
Charmettes " " .54 La lecture que fait Sand de Rousseau nous
montre que "le concept de la nature ne fonde pas seulement la
liberté et l'égalité, il abolit les dogmes de la faute
52. Robert Derathé et ail. Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, 1984, "L'homme selon Rousseau" p.110.
53. Le premier fut publié dans le tome XXVI, 1er Juin 1841; le deuxième, dans le tome XLVIII, 15 nov. 1863.
54. Marc Eigeldinger et ail. Etudes baudelairiennes IX, "Baudelaire juge de Jean-Jacques", Paris, Payot, 1981, p.20.
31
originelle, de l'enfer et des peines éternelles"55 56. A ce
niveau, 1'attachement de Sand à la philosophie de Rousseau n'est
pas exempt d'une certaine religiosité melée de socialisme qui
n'est pas incompatible, nous le verrons, avec le concept de
ressemblance à Dieu. Quoique nous n'ayons pas de preuves
irréfutables de l'attachement de Courbet aux propos
rousseauistes, il reste qu'il était attaché à ceux, notamment,
de Georges Sand. Nous rappellerons au lecteur l'opinion de
Castagnary, contemporain et ami du peintre:
"[...]au sortir du collège, Courbet était romantique comme l'était d'ailleurs son ami Max Buchon, et tous les jeunes gens d'alors. [...]Je reconstruis ici les sentiments de Courbet, d'après ceux que j'ai éprouvés moi-même quand j'achevais mes humanités dans le petit collège de ma ville natale: nous n'avions pas de plus grand plaisir que de lire Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, en cachette, à l'étude ou à la promenade. [...] Il suffisait que les auteurs contemporains fussent sérieusement bannis pour être ardemment recherchés. [... ] J'imagine que, dix ans auparavant, les choses s'en allaient à peu près de même. Au collège de Besançon comme au Petit Séminaire, Courbet dut être du parti de la nouveauté. Je le vois s'avancer dans la campagne, un jour de congé, avec un volume de Victor Hugo ou de George Sand, puis, étendu dans l'herbe odorante, en pleine vallée de la Loue, [...] s'enivrer de poésie et de sentimentalité.1,56
Ajoutons à ceci que dans son ouvrage sur Courbet, Léonce
55. Ibid. . p. 20 .
56. Castagnary, Fragments d'un livre sur Courbet, "Gazette des Beaux-Arts", 1911, vol.V, p.18.
32
Bénédite fait mention d'une "Odalisque inspirée par Victor Hugo,
[et d'une] Delia empruntée à George Sand"57 que Courbet aurait
peintes. Autre membre du cercle réaliste et ami d'enfance de
Courbet, Pierre Dupont "est un émule de la George Sand des
romans compagnonniques et champêtres"58.
Charles Baudelaire est aussi de ceux qui font des
références fréquentes à Rousseau; "c'est à l'imitation de Jean-
Jacques, même s'il prétend s'en distancer et le dépasser, qu'il
est sollicité par l'entreprise autobiographique. [Ceci devient
évident lorsque Baudelaire dit, en parlant de son livre:] Mon
coeur mis à nu, s'il est un jour achevé et publié, fera que "les
Confessions de J.-J. paraîtront pâles""59. La position de
Baudelaire face à Rousseau reste très ambiguë, comme elle le
sera du reste, face au réalisme. "A la thèse de la bonté
originelle de l'homme il substitue le dogme de la perversité
naturelle et se persuade que tout être est voué au mal, qu'il
porte en lui aux racines de l'existence les stigmates
ineffaçables de la faute."60 Du reste, notre contradictoire
57. Bénédite, Courbet, p.20.
58. Hélène Toussain, Gustave Courbet 1819-1877, p.202.
59. Marc Eigeldinger, Baudelaire juge de Jean-Jacques, "Etudes Baudelairiennes", IX, p.24.
60. Ibid., p.15.
33
Baudelaire plonge dans 1'autobiographie avec la même passion qui
a animé Rousseau et qui animera les autoportraits de Courbet.
La récurrence de 1'attitude judéo-chrétienne chez
Baudelaire qui persiste à préserver le dogme du péché originel
explique peut-être les réserves qu'il émet face au réalisme
profondément anticlérical de Courbet; et anticlérical, Courbet
l'est, autant dans sa pratique artistique que dans sa vie
privée, de son enfance à son dernier repos. En Suisse, il
raconte à ses amis d'exil comment, petit garçon, il s'est
défendu, sans succès d'ailleurs, "d'une [première] communion
dont il ne voulait point entendre parler [...] . A ce propos,
[ajoute-t-il] souvenez-vous que je ne veux pas de curé, lorsque
sonnera ma dernière heure [...]"61.
Rappelons-nous le retour de la conférence (FIG:4), oeuvre
de 1863, qui fut détruite par "un catholique exalté"62, peu
après 1881, à la suite d'une impressionnante série de déboires.
"L'oeuvre, refusée avec éclat au Salon de 1863, luifut renvoyée "pour cause d'outrage à la moralereligieuse", elle ne fut même pas admise à
61. Louis Léger, Le cinquantenaire du Maître d'Ornans, Courbet, ses amis et ses élèves, "Mercure de France", jan. 1928, t.CCI, p.38.
62. Ibid.. p.20.
34
l'exposition des Refusés, aux Champs-Elysées, organisée sur la volonté de l'empereur et réservée aux tableaux refusés par le jury. Pour la première fois, [...] Champfleury lui-même s'abstint de féliciter son ami.Il en résulta une crise dans leurs rapports, qui ne tarda pas à entraîner une rupture complète entre eux"63.
Dans la même veine des
oeuvres "lèse-curés", notons
encore deux autres esquisses
(ou répliques) du même sujet.
Le retour de la conférence aurait été montré "à l'Exposition de
Gand en 1868 [...] [en compagnie d'autres tableaux dont] la mort
de Jeannot [(fig;5)]. [Courbet] mettait de surcroît, sous les
yeux amusés de ces chers Belges, dix dessins originaux d'un
mordant[...] lesquels, gravés sur bois, ornaient deux brochures
anticléricales vendues à l'Exposition: La mort de Jeannot et
les Curés en goguette, [...] ces messieurs au dessert, où on
assiste à des pugilats de soutanes, suivis de cabrioles par la
fenêtre du presbytère, le coucher des conférenciers, et le
111. 2: Randon. Le Maître.Prov. de l'ill: Journal amusant,1869.
Pierre Courthion, Tout l'oeuvre peint de Courbet, p.91.
35
Retour. it 64
Nous croyons qu'il existe un rapport entre
1'anticléricalisme de Courbet et 1'importance qu'il attache à sa
propre personne. La sentence: "Gustave Courbet, maître-
peintre, sans idéal et sans religion"64 65, nous éclaire à ce
sujet; nous y relevons deux propositions affirmatives (ses nom
et prénom, et son état de "maître-peintre") et deux propositions
négatives (sans idéal et sans religion); or, cette phrase a
servi d'en-tête au courrier d'un homme exilé et que la maladie
emportait lentement. Le choix qu'il fait à ce moment encore
d'affirmer sa personne et son état au détriment de l'idéal et
de la religion est révélateur de la perception "déifiante" qu'il
a de lui-même. Courbet, s'il avait eu foi en quelque chose ou
en quelque dieu, aurait certainement montré plus de modestie
face à ses contemporains à cet ultime moment et, lorsque "dieu
est mort", la tentation est grande pour l'homme de s'investir
personnellement de la déité, ce qu'a semblé faire Courbet, par
la survalorisation qu'il a faite de sa personne et de son
travail.
64. Léger, Le cinquantenaire du Maître d'Ornans.... p. 22 .
65. Roger Bonniot, Gustave Courbet en Saintonge, 1862-1863, Paris, Klincksieck, 1973, p.VIII. C'est pendant son exil en Suisse, alors que la maladie 1'emporte lentement, que Courbet signe des lettres qui porte cette en-tête.
36
Il est d'ailleurs intéressant, à cet égard, de constater à
quel point les réalistes, tout en étant majoritairement
anticléricaux ou indifférents à la religion, usent du
vocabulaire religieux afin de se définir. Champfleury, dans ses
Souvenirs et portraits de jeunesse, intitule un chapitre: Le
réalisme, ses dieux et son temple66’, le même ira jusqu'à dire
que "le culte de la réalité est le premier des cultes"67 et que
Courbet ne fait pas de discours mais qu'il prêche68.
Il faut se demander ici comment concilier
1'anticléricalisme et même 1'athéisme des réalistes avec
l'utilisation fréquente qu'ils font du vocabulaire sacré. Il
est possible que dans une époque aussi troublée politiquement
que celle qui nous occupe et où les progrès technologiques et
scientifiques font reculer ou évacuent simplement toute croyance
dogmatique, on récupère les coquilles vides des dogmes pour se
les approprier. Cette réaction "bernard-1'ermitienne",
sécurisante, peut peut-être expliquer le phénomène de la
religiosité si particulière des réalistes.
66. Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse,pp.185-192.
67. Champfleury, Grandes figures d'hier et d'aujourd'hui, p.III.
68. Champf leury, Le réalisme, p. 169.
37
Nous proposons ici que le modèle "opposition" sensible à
travers le cercle réaliste est en partie redevable du modèle
rousseauiste, et que la presque négation de Dieu qu'on retrouve
chez Rousseau a quelque chose à voir avec 1'inflation
egocentrique des autobiographies de Baudelaire et des
autoportraits de Courbet. Les réalistes s'opposent à toute
autorité, divine ou temporelle, mais s'investissent
personnellement de cette autorité et tentent de l'établir sur
leurs contemporains ; ils ne croient et n'obéissent qu'à eux-
mêmes. Les théories de Gall, de Lavater, la philosophie
positive d'Auguste Comte ainsi que toutes les doctrines
socialistes de l'époque, à la recherche d'un type humain ou
social parfait, participent de ce modèle, et servent à merveille
le principe idéologique d'une toute-puissance humaine.
38
L'atelier du peintre; Allégorie de la contradiction.
"L'atelier du peintre" (FIG:6), autoportrait édifiant par
le nombre de personnages qui y sont mis à contribution, est
présenté lui aussi de manière à mettre le principe de
contradiction en évidence; nous y retrouvons à droite les gens
qui "vivent de la vie, [et à gauche, ceux] qui vivent de la
mort"69. Ces propos de Courbet relevés dans une lettre à
Champfleury en 1855 peuvent sembler excessifs; en parlant du
premier groupe, le peintre désigne les mentors qui sont ses
"amis, les travailleurs, les collectionneurs d'art". Dans
l'autre groupe sont représentés les "gens du peuple, les
indigents, les pauvres, les opulents, les exploités et les
exploiteurs". L'Atelier est une véritable apothéose; Courbet,
tel Dieu le Père, siège, indifférent à tout sauf à son tableau,
au milieu de la composition, et forme avec les deux groupes
opposés une nouvelle "trinité" bien humaine : la chair mortelle
à gauche et l'esprit immortel à droite.
Ceci s'entend, le célèbre tableau a fait couler beaucoup
d'encre; l'allégorie fut diversement interprétée, rarement avec
69. Benedict Nicolson, Courbet: The studio of the painter.p. 13.
39
bonheur. Afin de demeurer aussi fidèle que possible à
1'intention du peintre, nous choisissons de baser notre analyse
sur une lettre de Courbet à Champfleury70, dans laquelle il
décrit 1'oeuvre et les personnages qui y sont inscrits. Voici,
schématiquement représentée, la liste des personnages et des
objets significatifs qui s'y retrouvent :
111. 3: Schéma de "l'atelier", coté gauche du tableau.
A- Le juif semble dire: "C'est moi qui suis dans le droit chemin" B- Le curé "à face rouge; satisfait de lui"C- Le vétéran de la république de 1793 devenu mendiantD- Le ChasseurE- Le garde-chasseF- Le laboureurG- Le moissonneurH- Le vendeur de mauvais tissusHH- L'homme fortJ- Le clownK- Le croque-mortL- La femme du laboureurM- Le laboureurN- Une pauvre irlandaise et un enfant
Un petit paysan Franc-ComtoisA M " *3 X X A AT11 A M X11 VAVn « ^
NN-1- Les ""défroques du romantisme12- Une tête de mort sur un Journal des Débats : "Les journaux, a dit Proudhon, sont les cimetières des idées71."3- Statue?, modèle masculin dans une attitude de la peinture néo-classique.
70. Ibid. , pp.14-15.
71. Courthion, Tout 1'oeuvre peint de .... p.82.
40
P- Gustave Courbet Q- Le ModèleR- Alphonse Promayet avec son violon S- Alfred BruyasT- Pierre-Joseph Proudhon, le philosophe U- Urbain Cuenot V- Max Buchon W- ChampfleuryX- Couple d'amoureux se chuchotant des mots doux.Y- Collectionneurs d'artZ- Jeanne Duval (maîtresse de Baudelaire)? "une négresse s'admirant coquettement dans un miroir".ZZ- Charles Baudelaire lisant un livre.
"L'atelier du peintre" nous offre peut-être 1'illustration
la plus éclatante du principe baudelairien de la contradiction.
Les termes mêmes du sous-titre de ce tableau, "allégorie réelle
déterminant une phase de sept années de ma vie artistique"
participent de ce principe. Comment, en effet, faire une
allégorie réelle? La quête de la "vraie vérité" pousse ici le
peintre à faire de son tableau une oeuvre d'imagination.
41
Benedict Nicolson72 l'a bien démontré ; tous les personnages
représentés, y compris Courbet, proviennent d'oeuvres
antérieures ou même de photographies (le modèle féminin aux
côtés du peintre). L'arrangement des figures est donc programmé
par l'auteur.
Si l'on prête attention aux propos de Courbet, l'opposition
des deux groupes de figures naît vraisemblablement d'une volonté
politique: d'un côté, ceux que le peintre considère comme une
part représentative de l'intelligentsia française, et dont il
fait siennes les prémisses idéologiques; de l'autre, la société
telle que gouvernée par Louis Napoléon, et même plus, l'humanité
souffrante en général, car le "Juif"73 rencontré à Londres et
1'Irlandaise74 font déborder le cadre restreint des frontières
françaises.
Un tel choix programmatique, s'il semble être difficilement
conciliable avec les canons du réalisme tels que proposés par
Champfleury, rejoint cependant l'opinion de Baudelaire:
"L'allégorie est un des plus beaux genres de l'art [...] tout
72. Nicolson, Courbet: The studio of the painter, New York, Viking Press, 1973.
73. Ibid. , p.14.
74. Ibid.
42
pour moi devient allégorique"75. Il n'en reste pas moins que
Courbet relègue Baudelaire à 1'extrême droite et réserve une
place de choix à Champfleury, qui n'appréciera pas spécialement
1'hommage qui lui est fait dans l'Atelier. "Champfleury, pas
plus qu'il n'accepte une peinture à thèse, n'approuve un art qui
n'a d'autre fin que d'exalter celui qui l'a créé: L'Atelier et
Bonjour M. Courbet gênent le critique"76.
L'intérêt du tableau pour notre démonstration vient
justement du bât qui blesse Champfleury. Au delà des
connotations politiques présentes dans l'Atelier, 1'oeuvre rompt
avec la tradition des tableaux d'atelier où le peintre se
représentait toujours plus discrètement, alors que l'emphase
était mise sur ses mentors. L'Atelier n'a finalement d'autres
fins que de déifier Courbet, de le placer en position de maître
et juge face à tous ceux qui l'entourent. Nous avons utilisé
plus haut le terme "apothéose" pour qualifier l'Atelier; le
Larousse nous apprend que ce terme désigne "la déification d'un
héros ou d'un souverain après sa mort" ou alors les "honneurs
extraordinaires rendus à quelqu'un". De même, la description
d'un "Jugement Dernier" pourrait convenir à l'oeuvre, où Courbet
75. Alan Bowness, Courbet and Baudelaire, "Gazette des Beaux Arts, sér. 6, vol. 90, déc. 1971, p. 193. (Propos de Baudelaire relevés dans Les fleurs du Mal, "Le cygne").
76. Champfleury, Le réalisme, p.24.
43
juge et sépare, par sa présence centrale dans la composition,
les "bons" (ses amis et mentors, promoteurs des principes
idéologiques du réalisme), et de l'autre côté les "méchants"
(les exploiteurs et les exploités, la société française du XIXe
siècle). Symboliquement, 1'Atelier, de par son contenu
d'éléments opposés, se réfère au concept de dieu dont il a été
question au début de ce chapitre.
L'Atelier ainsi que Bonjour M. Courbet ou La Rencontre,
quoi qu'ils ne plaisent pas à Champfleury, participent d'un même
sentiment de déification de l'homme, si caractéristique de
1'époque et très présent chez Courbet : L'Atelier, par
l'opposition qui articule sa composition et La Rencontre par son
caractère "juif-errantesque", caractère dont nous vous proposons
l'étude dans les lignes qui suivent.
44
4. DE DROIT DE7 S’ EN ADDER:IDENTIEICATION AU JUIE ERRANT.
"Il n'y a pas incompatibilité absolue entre le réalisme et le fantastique"77, mais il y a certainement contradiction[...]
Nous l'avons vu, le XIXe siècle, loin de niveler les
disparités économiques entre citoyens français, creuse au
contraire l'écart entre ceux-ci. Cet état de fait conduit à la
montée du phénomène des "sans abris", du nomadisme prolétaire et
paysan, thème que la littérature romantique reprend sous la
forme du Juif Errant, et qu'elle érige en véritable symbole du
peuple.
Du coup, "les mass media s'emparent de la légende [du Juif
Errant]"70 et toute la population s'y intéresse avidement.
Cependant, cette détermination littéraire de la légende du Juif
Errant au XIXe siècle est relativement nouvelle; le Juif Errant,
depuis sa création, est véhiculé par la tradition populaire, il
7 7
p. 153 .
7 e
Roland Auguet, Le juif Errant, Paris, Payot, 1977,
Ibid.. p.132.
45
fait partie en quelque sorte "du domaine de la para-
littérature "79. C'est justement dans la conjonction entre la
littérature et la culture populaire que se trouve la
signification rénovée de la légende du Juif Errant,
signification essentielle pour la compréhension du sentiment
général en France et dans le cercle réaliste.
Courbet, comme tous ses contemporains, fut submergé par le
flot des livres et feuilletons dans lesquels le Juif Errant
tient place. L'immense intérêt que portent Champfleury,
Proudhon et Max Buchon à la culture populaire et à son Juif
Errant a très probablement orienté la pensée du peintre et par
conséquent son oeuvre; mais avant de faire la démonstration de
ceci, il importe de définir un peu plus précisément quelle fut
la transformation qu'a subie l'image du Juif Errant au XIXe
siècle et comment s'est exercée son influence sur les réalistes.
79. Ibid., p. 104.
Des origines de la légende du Juif Errant.
"Les légendes n'ont guère d'histoire et il est difficile d'identifier leur passé. Celle du juif errant [...] fait exception parce que sa genèse et sa diffusion ont obéi à des données idéologiques complexes.
Ce sont les pèlerins du Moyen-Age qui, imprégnés d'une littérature qui avait largement diffusé le thème de la culpabilité juive liée à l'accusation de déicide, ont inventé en la personne de Malchus, le personnage Juif condamné à un châtiment éternel.
Le paradoxe est que ce Juif maudit, à une époque qui se situe en gros au début du XVIIe siècle va se métamorphoser en "bon Juif", en même temps que son errance, jusqu'ici discrète, tend de plus en plus à définir le personnage. Cet élément "spectaculaire" va assurer la diffusion de la légende par le moyen de la complainte, des brochures populaires et des romans de colportage : rien d'étonnant donc à ce que cette légende nourrisse le folklore, qu'il soit russe ou breton : on assiste à la fusion d'une littérature faite pour le peuple et d'une littérature orale faite par le peuple[. . . ] "80.
Malchus, Buttadeus, Cartaphilus, Ahasvérus: le Juif errant
change de nom et de fonction symbolique à travers les âges et
les régions. Les origines de la légende sont liées à
1'antisémitisme chrétien: les Juifs, peuple déicide qui a exigé
la mort du Christ. Malchus, cordonnier juif qui a refusé le
80. Roland Auguet, Le Juif Errant, [extrait de 1'épigraphe du livre].
47
repos au Christ pendant son Calvaire et qui fut condamné par lui
à errer jusqu'au jugement dernier. La première version écrite
de la légende du Juif Errant est attribuable à "un moine de
Damas [...] au Vie siècle"81.
Au XVIle siècle, dès qu'elle passe au folklore, la légende
du Juif Errant est réellement diffusée à travers l'Europe
chrétienne et elle s'enracine, entre autres, dans la tradition
populaire française. Le Malchus maudit fait place au bon
Ahasvérus, coupable certes, mais repentant: "Juif missionnaire
[...] Juif Idéal"82, témoin du Christ, de la vraie religion,
"une "figure" que la tradition auréolait d'un grand prestige"83 84.
Dans ce contexte,
"le Juif Errant porte en lui la mémoire de la terre [...], il est le seul à connaître le passé grandiose ou tragique des lopins de terre auquels sont accrochés les hommes : il incarne une conscience cosmique libérée de la finitude des vies humaines. C'est sur lui que les hommes projettent la fascination qu'ils éprouvent pour une nature dont les métamorphoses gigantesques suscitent leur effroi et leur rêverie.1,84
Le scepticisme du XVIIle siècle ne freinera pas la
81. Ibid., p. 99.
82. Ibid., p. 92 .
83. Ibid. , p.100.
84. Ibid. , p.118.
48
diffusion de la légende dans le peuple; il semble, d'après "le
succès de 1'iconographie populaire consacrée au sujet et la
parution en 1777 dans la Bibliothèque Universelle des Romans,
des Mémoires du Juif Errant, qu'il faut considérer cette époque
comme un des temps forts de la diffusion de la légende"85.
C'est au solide fond populaire de la légende du Juif Errant
que puise la littérature romantique au XIXe siècle. Bien sûr,
le thème du Juif Errant n'est pas le seul à être récupéré;
d'autres figures médiévales issues de la légende, mais aussi de
l'histoire et de la littérature, émergent avec le romantisme.
Mais seule la figure du Juif Errant devient un véritable
phénomème médiatique; pour la première fois, le thème fera la
délectation de 1'intelligentsia autant que du bourgeois ou du
prolétaire; nous croyons que ce succès est dû en grande partie
aux racines populaires du sujet, qui le rendent à la fois
accessible à tous et recherché de même.
De tous les écrivains participants au phénomène, Eugène Sue
(1804-1857) aura la plus grande diffusion et, par conséquent, la
meilleure pénétration dans la population française:
85. Ibid., p. 104 .
C'est lui qui "lança le Juif Errant dans sa carrière commerciale [... ] On sait qu'il parut en 1844, dans le Constitutionnel [...] Le journal n'eut pas à regretter la somme exorbitante -cent mille francs- qu'il versa pour l'achat du manuscrit [...] De l'aveu même de ses adversaires, dès les premières parutions, le Juif Errant pénétra partout, "dans le salon, dans la mansarde, au tourne- bride où les valets se désaltèrent, dans la boutique du marchand, dans le boudoir de la chaussée d'Antin, au cabinet de lecture dont il est la providence". Il faut également ajouter les hôtels du Faubourg Saint-Germain où il s'introduit par effraction, car on s'y serait cru déshonoré de laisser entrer chez soi un seul numéro du Constitutionnel, on n'y lisait que la très légitimiste Gazette de France. [...]Il ne s'agit plus au Constitutionnel que du Juif, le Constitutionnel, c'est le Juif"86.
Champfleury, dans son "Histoire de 1'imagerie populaire"
reconnaît lui-aussi le phénomène :
"En 1848, lors d'un déluge de feuilles politiques assez nombreuses pour tapisser le pont des Arts, il parut un petit journal ayant pour titre le Juif-Errant. Les éditeurs n'ayant pas à leur service les éternels cinq sous d'Ahasvérus, le journal disparut peu après sa naissance. Ne faut-il pas que les racines d'une ancienne tradition soient profondément implantées dans le coeur d'un peuple pour qu'un industriel ait employé un titre gothique, à une époque ébranlée par tant de secousses?"87.
Cette question de Champfleury
réponse. Avec le romantisme et le
trouve en elle-même sa
réalisme, l'héritage
86. Ibid. , p. 140.
87. Champfleury, Histoire de l'imagerie populaire, Paris, E. Dentu, 1886, p.4.
50
populaire de la légende se doublera des nouvelles déterminations
que voudront bien lui donner les théoriciens, écrivains et
penseurs de l'époque; les romantiques "reviennent à la légende
originelle qui met l'accent sur le châtiment, non plus par
antisémitisme mais à des fins anti-religieuses : Ce qu'ils
retiennent de l'épisode du Golgotha, c'est 1'injustice de la
malédiction jetée par le Christ"88. Avec la crise
intellectuelle qui précède la révolution de quarante huit, "la
légende du Juif Errant sert de fer de lance à la littérature de
gauche"89. Champf leury en convient : "Le Juif servait à des
compositions à thème social dans lesquelles toutes les
aspirations modernes étaient entassées ensemble"90. A ce
propos, Champfleury relève un conte breton dans son Histoire de
l'imagerie populaire; il y est question d'une rencontre fortuite
entre le Bonhomme Misère et le Juif Errant, où notre héros a
enfin trouvé son aîné (le Bonhomme Misère étant né à 1'époque
d'Adam et d'Eve). Il s'ensuit une discussion orageuse où le Juif
tonne contre les injustices sociales :
Juif Errant: "Je crois que tu as tort d'habiter de préférence sous le chaume. Va frapper à la porte des riches, tu y seras mieux traité que dans la cabane du pauvre,
88. Auguet, Le Juif Errant, p. 136.
89. Linda Nochlin, Gustave Courbet's Meeting: A Portrait ofthe Artist as a Wandering Jew, Art Bulletin, XLIX, 1967, p.214.
90. Nochlin, Gustave Courbet's Meeting.... p.214.
51
où le pain manque souvent!91.
Ces bouleversements de fond dans la légende du Juif Errant
au XIXe siècle s'entendent plus aisément si l'on se rappelle la
technique des romantiques qui procèdent à la "transformation de
1'iconographie traditionnelle chrétienne ou classique en idiomes
du séculier et du contemporain, si typique pendant la première
moitié du dix-neuvième siècle, effectuée par exemple, dans la
transformation d'un martyr chrétien ou d'une déposition du
Christ en un héros mort de la révolution dans la "mort de Marat"
de David"92 93. Ainsi il est aisé à un écrivain ou un peintre de
reprendre le motif du Juif et d'en faire l'apôtre du socialisme.
C'est exactement ce qu'a fait Eugène Sue avec son feuilleton:
le cordonnier Ahasvérus s'identifie clairement au peuple
injustement traité; Sue crée même de toutes pièces une "juive
errante", symbole de la condition féminine. Du reste, la
dédicace du roman "à la mystique ouvriériste1,93 en dit long sur
le contenu politico-idéologique de l'oeuvre. Selon Klaus
Herding, "le réalisme de Courbet [à 1'instar du romantisme,
utiliserait] [...] la tradition iconologique dans un but de
renversement des valeurs qui y sont impliquées
91. Champfleury, Histoire de l'imagerie populaire, p.147.
92. Nochlin, Gustave Courbet's Meeting..., p.214.
93. Ibid. . p.212.
52
traditionnellement1,94. Dans le cas du Juif errant comme dans
bien d'autres, de telles pratiques mènent à une certaine forme
de perversion du sujet par les différentes qualités nouvelles et
souvent contradictoires qu'on lui attribue.
Les romantiques appliquent encore le motif du Juif à leur
propre personne: "Balzac, par exemple s'est défini lui-même
comme "le Juif Errant de la pensée [...] toujours à pied,
toujours en marche, jamais en paix et privé des satisfactions du
coeur"94 95.
Le thème populaire du Juif Errant au XIXe siècle a encore
ceci d'exceptionnel qu'il s'inscrit directement dans la
sensibilité et même dans le mode de vie des réalistes. On
s'intéresse au paysan, à ses traditions, ses misères et ses
croyances ; on fait même plus, on érige le peuple en véritable
conscience et mesure de 1'humanité, en allant même jusqu'à
donner tout le poids divin : "voix de Dieu, voix du peuple", à
sa voix révolutionnaire (ill. 5).
Ami d'enfance de Courbet, Pierre Dupont nous est dépeint
94. Klaus Herding, Les lutteurs "détestables": Critique de style, critique sociale, p.97.
95. Nochlin, Gustave Courbet's Meeting..., p.214.
53
pour ses chansons "à thèmes
populaires"96, dont le
Voyageur à pied de 185497,
qui semble décrire Courbet
dans la rencontre:
111. 5: Courbet. Frontispice pour "Le Salut Public. 1848. Prov. de l'ill.s Clark, T.J. Image of the People... p.64 .
"Guêtre, lavé, la tête fraîche,L'oeil limpide comme un miroir,Le sac au dos[...]"98.
Le poète Max Buchon, vers 1856, introduit le concept selon
lequel "la créativité paysanne instinctive est à la base du
grand art individuel"99; Buchon insiste encore en disant: "Il
faut se faire peuple"100. Dès 1846, Proudhon remarque qu'il
faut "que 1'ouvrier marche de plain pied avec le savant et
l'artiste [...]; il n'y a personne qui soit en réalité plus
96 Ibid., p.97.
97 Ibid., p.214.
98 Ibid., p.214.
99 Schapiro, Modem Art 19th and 20th centuries, p.55.
100 Clark, Image of the people. Gustave Courbet and the 1848revolution, p.112.
54
savant et plus artiste que le peuple"101
Les réalistes connaissent la légende du Juif, l'étudient et
l'appliquent à leur propre production. Champfleury, avec la
publication en 1869 de son Histoire de l'imagerie populaire, où
il se penche longuement sur les représentations du Juif Errant,
"est certainement considéré comme faisant autorité sur le sujet
en France [...] et ce dès les années 1850. Son essai, "Le Juif
Errant", est encore aujourd'hui considéré comme une contribution
majeure dans ce domaine d'études”102. Il semble d'ailleurs que
Courbet ait contribué à cet ouvrage ; "Dès 1849, [il] annonce,
dans une de ses lettres, qu'il collectionne à l'usage de
Champf leury des chansons de paysans"103. Cette forme de
diffusion par l'image populaire de la légende du Juif Errant est
déterminante pour notre étude: l'omniprésence de ces images à
deux sous a intéressé les réalistes et les tableaux de Courbet
sont en partie redevables de cet engouement. Il n'est pas rare
de voir le Juif au dessus des cheminées, aux côtés d'un Christ
et d'un "Napoléon"104.
101. Proudhon, Carnets de P. J. Proudhon, p.349.
102. Nochlin, Gustave Courbet's Meeting..., p.212.
103. Jean Adhémar, Imagerie populaire française, p.8.
104. Ibid., p.8.
55
Les longues randonnées pédestres sont monnaie courante chez
les réalistes. Remarquons au passage qu'ici encore Jean-Jacques
Rousseau, avec les Rêveries du promeneur solitaire, a pu servir
de modèle au phénomène. Nous avons déjà proposé la possibilité
d'une filiation entre la pensée rousseauiste et une certaine
déification de l'homme chez les réalistes. Cette double parenté
entre Rousseau et les réalistes tend à confirmer 1'influence
qu'a pu avoir le philosophe des Lumières sur 1'héritage
idéologique sous-jacent au mouvement.
Baudelaire, grand marcheur solitaire, reprend lui aussi le
thème dans son poème, Le Voyage (1859):
"[...] Il est, hélas 1 des coureurs sans répit,Comme le Juif errant et comme les apôtres,A qui rien ne suffit, ni wagons ni vaisseau,Pour fuir ce rétiaire infame [... ] "105
"Les frères Concourt (Edmond Huot 1822-1896, et Jules 1830-
1870), [...] Gustave Flaubert, [...] et Maxime Du Camp"106
105. Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, Paris, Le Dantec et Claude Pichois, 1961, p.126.
106. Nochlin, Gustave Courbet's Meeting..., p.214.
56
expérimentent aussi le voyage à pied pendant les années
quarante, moment fort de 1'explosion réaliste, dans ce mouvement
d'identification au mythe du Juif Errant.
57
Le Juif errant et la bohème réaliste.
Le mythe de l'errance se concilie aisément avec la bohème
du XIXe siècle; Clark nous donne plusieurs définitions de ce
que fut la bohème de ce temps: "Une classe à part, pauvre,
anti-bourgeoise, vivant d'absolu, courtisant la mort par
privation [...], les premières victimes de 1'industrialisation
[...], un refus d'abandonner le romantisme [...], un
individualisme d'auto-destruction"107. Nous l'avons déjà
remarqué, la bohème est généralement perçue par les autorités
comme potentiellement génératrice d'"idées dangereuses", au
point que le 31 mai 1849 "on vote une fin au suffrage universel
[...] [et] ceux qui perdent le droit de vote sont précisément
ceux qui ne peuvent prouver qu'ils ont résidé en permanence au
même endroit pendant trois ans"108.
Lorsque Champfleury tente une description de certains de
ses compatriotes et amis dans "les excentriques", il nous les
dépeint comme étant "des bohèmes véritables [...,] des
excentriques qui s'ignorent et pour lesquels il faudrait un mot
107. Clark, Image of the people..., p.33.
108. Ibid. , p. 94 .
58
rusé-naïfs"109 110. Jean Journet apparaît dans ce livre, à la
poursuite de ses utopies ; Courbet y fait aussi l'objet d'un
court passage dans "l'homme aux figures de cire". Plus près de
nous, dans son excellent ouvrage sur Courbet, T.J. Clark reprend
cet aspect bohème des réalistes du cercle de la brasserie
Andler: "Marc Trapadoux: mystique et bohémien [...] et Murger,
auteur des "scènes de la vie de bohème"1,110
A l'instar du Juif errant, les réalistes sont bohèmes; ils
forment "une classe à part, [...] anti-bourgeoise,
individualiste "111. Mais au contraire des premières victimes
de 1'industrialisation, des malheureux n'ayant d'autre choix que
de mendier leur pain de ville en ville, les réalistes sont
bohèmes par conviction: de cette bohème romantique chantée par
les poètes et, somme toute, beaucoup plus confortable, parce que
choisie volontairement et généreusement appuyée par quelque
mécène. Il y a contradiction ici entre ce que le réaliste veut
être et ce qu'il est réellement. Champfleury fut, à notre
connaissance, le seul à lever le masque sur cette quasi-
109. Champf leury, Les exentriaues. p.8. Notons ici que Champfleury, pour définir la bohème de son temps, utilise une contradiction: "rusé-naifs".
110. Clark, Image of the people. Gustave Courbet and the 1848Revolution, p.29.
111. Ibid. . p. 33 .
59
imposture. En parlant de Courbet, heureux fils de propriétaire
terrien, il s'étonne de l'intérêt que porte le peintre aux idées
gauchistes: "Dans les villages où la vie est douce et facile,
une fois que vous avez quelques petites rentes pour mourir
confortablement, pourquoi devenir communiste?"112.
Clark nous fait encore très justement remarquer cette
évidente contradiction:
"Le bohémien est-il absorbé par lui- même, ou dépendant de l'audience qu'il provoque? Est-il vulnérable ou agressif, joue-t-il avec le monde ou construit-il des paradis artificiels?"113.
Rappelons-nous cette curieuse cohabitation du réalisme avec
l'utopie fouriériste, le saint-simonisme, les pseudo-sciences de
Gall et de Lavater. Rappelons-nous le dandysme de Baudelaire
qui oscille constamment entre l'exhibitionnisme et la
misanthropie. Rappelons-nous Courbet, poseur et frondeur qui
pourtant avoue à son mécène Alfred Bruyas: "Derrière ce masque
souriant que vous connaissez, je dissimule amertume et chagrin,
112. Ibid. , p.67.
113. Ibid., p.45.
60
et une tristesse qui s'accroche à mon coeur comme un
vampire.1,114 Le mouvement réaliste est cousu de ces
comportements contradictoires.
L'individualisme est une autre caractéristique essentielle
du modèle du Juif errant que retiendront les réalistes. Au XIXe
siècle, Ahasvérus est seul et injustement condamné à le rester;
de par ses racines populaires, le personnage acquiert, grâce à
cette solitude, à cette mémoire immense, un prestige qui n'a que
peu d'égal: quand le Juif parle dans les romans, il parle de
droit divin; son propos a force de loi. Nous voyons aisément
1'avantage qu'eurent les réalistes à s'identifier à cet homme
sans pareil. A ce titre, Proudhon écrit le 25 février 1848:
"Mon corps est au milieu du peuple, mais ma pensée est ailleurs.
J'en suis venu, par le cours de mes idées, à n'avoir presque
plus de communauté d'idées avec mes contemporains.1,115
Ici, comme le dit Clark, 1'individualisme en devient un
d'auto-destruction: aussitôt la bannière réaliste levée,
aussitôt les troupes dispersées. Quand Champfleury dit à
Baudelaire: ""Vous serez certainement accusé de réalisme." Le 114 115
114. Clark, Image of the people..., p.24. Lettre de Courbet à Alfred Bruyas, nov. 1854.
115. Karl Marx, Misère de la philosophie, p. 12.
61
poète poussa un cri de colère. Non pas qu'il craignît les
horions et les ruades. Il les recherchait au contraire; mais il
voulait les recevoir, seul, les coups de bâton. Telle était sa
marotte. "116
Champfleury finit lui aussi par quitter le cénacle; sa
carrière, "l'ensemble de son oeuvre, sa vie témoignent
suffisamment [...] d'une volonté bien arrêtée de garder son
indépendance vis-à-vis du pouvoir autoritaire"117, de quelque
côté qu'il vienne. Il ressort essentiellement de ceci que pour
Baudelaire et Champfleury, les positions irréconciliables de
1'individualisme et de la gauche devenaient intenables. Cet
état de fait, parmi d'autres, a pu motiver l'éclatement du
cénacle au moment de sa politisation.
Ici se rencontrent la contradiction et l'errance; le motif
même du Juif Errant que Courbet emploiera à diverses
compositions est en lui-même profondément contradictoire au XIXe
siècle: 1'individualiste Ahasvérus, nettement isolé de la
collectivité par le châtiment qui pèse sur lui, se fait en même
temps apôtre du socialisme. Nous le constatons, les bohèmes,
116. Champf leury, Souvenirs et portraits de jeunesse, p. 138.
117. Champf leury, Le réalisme, p.33.
62
ces "rusés-naifs " de Champfleury, portent indissociablement en
eux contradiction et errance.
63
Le Juif Errant et le romantisme chez Courbet.
Nous l'avons remarqué dans les lignes précédentes, les
artistes romantiques ont largement utilisé le thème du Juif
Errant; Courbet, à ses moments de romantisme a pu, consciemment
ou non, reprendre lui aussi le modèle. Nous croyons que c'est
le cas pour deux tableaux de jeunesse: Le désespéré (1841)
(FIG:7), et Le désespéré ou le
Fou de peur (vers 1843)
(FIG:8), tableau inachevé mais
dont le contenu romantique ne
nous échappe pas. Le jeune
peintre se montre ici sous les
traits de l'angoisse, voire de
la folie rageuse; il est
intéressant à ce moment de
comparer cette attitude de
l'artiste au caractère qu'ont donné les romantiques au Juif
Errant.
Le Juif des romantiques crie à 1'injustice de la
malédiction qui pèse sur lui; la représentation romantique
d'Ahasvérus (ill. 6) qu'on retrouve dans l'étude de Champfleury
a probablement pu inspirer Courbet pour ses désespérés si nous
111. 6: Ahasvérus. Prov. de l'ill: Champfleury. "Histoire de 1'imagerie populaire". p.36.
64
convenons, avec Nochlin et Clark, que Champfleury disposait déjà
de cette documentation plus de vingt ans avant la parution de
son ouvrage et que Courbet en a eu largement l'accès. Inspiré
de l'allemand Schubart, le Juif Errant de cette gravure lance du
haut d'un précipice les crânes de son père, de ses femmes et de
ses enfants : "Il rugit, les yeux ardents de rage: Ils ont pu
mourir! Mais, moi, maudit, je ne puis pas![...] L'effroyable
sentence pèse sur moi pour 1 ' éternité 1 "118. Le tragique de
cette scène a pu être à l'origine des Désespérés de Courbet ;
notons enfin que la version inachevée de 1843 nous montre un
Courbet représenté en déséquilibre devant ce qui aurait bien pu
devenir un gouffre.
La solitude est une autre caractéristique du Juif Errant
qui découle du modèle romantique.
Dans 1'imagerie populaire du XIXe siècle, Ahasvérus, son
bâton à la main, est le plus souvent représenté seul sur la
plage: Champfleury relève plusieures gravures de ce genre dans
son Histoire de l'imagerie populaire. L'étonnant ici est que
ces gravures proviennent des presses de Metz, d'Epinal et de
Wissembourg, localités situées bien à 1'intérieur des terres.
118. Champf leury, Histoire de l'imagerie populaire, p.3.
65
Ceci tend à affirmer l'acceptation et la diffusion générale du
modèle du Juif seul devant la mer. Ce modèle a-t-il inspiré les
très nombreuses marines de Courbet? Nous ne pouvons 1'affirmer.
Cependant, l'une d'elles, Le bord de la mer à Palavas (1854)
(FIG:9), exprime avec toute la force d'expression habituelle au
peintre le thème de la solitude et la mer tant de fois
représenté dans 1'imagerie populaire. Ce tableau de Courbet, un
autoportrait, présente le peintre bâton à la main, en train de
saluer ou de défier 1'immensité.
66
111. 7: Ahasvérus. Metz. Prov de 1*111: Champfleury. "Histoire de ..." p.31.
111. 8: Ahasvérus. Epinal. Prov. de 1 ' i11. : Champfleury. "Histoire de l'imagerie..." p.21.
Le bâton du voyageur est d'ailleurs une véritable marotte
chez Courbet; nous le voyons appara ître dans des autoportraits
importants tels que Courbet au chien noir (1842) (FIG:10) et la
rencontre (1854 ) (FIG : 11). Nous ne pouvons affirmer que ce bâton
est celui de l'éternel Ahasvérus, mais il faut reconnaître que
Courbet 1'emploie à des sujets bien souvent mystérieux. Citons
par exemple la sieste (1841-2) (FIG:12), où le voyageur ne peut
être identifié, le retour au pays (1840-2) (FIG:13), qui peut
très bien être assimilé au Juif Errant de 1'imagerie populaire,
67
ainsi que les louis d'or (v.1844) (FIG:14), qui nous montre un
personnage des plus ambigus dont Pierre Dupont, ami du
nous dit que c'est "le Diable le Bon Dieu"119.
119. Pierre Dupont, Chants et poésies. Paris, 1897, p.187.
peintre,
Estignard,
68
Jean Journet, apôtre du fouriérisme.
Parmi tous les porteurs de bâton de voyageur que Courbet a
représenté, un célèbre
excentrique, Jean Journet
(1799- ), est certainement
l'un des mieux documentés.
Certains ont même postulé
qu'il fut "un modèle pour
Courbet : Jean Journet [...]
prophète du fouriérisme [...]
partant pour la conquête de
1 ' harmonie universelle"120.
Courbet a présenté son
portrait peint au Salon de
1850 (FIG:3); une lithographie
exécutée par Courbet (ill. 9)
est parue chez Vion à cette
111. 9: Courbet. Portrait de Jean Journet. Lithographie parue chez Vion v. 1850. prov. de l'ill.s Nochlin, Linda. "Gustave Courbet's Meeting..."
date. Plus que le tableau, cette lithographie est révélatrice du
caractère "juif-errantesque" de la production de Courbet. Déjà
Clark, Image of the people.... p.32.
69
en 1896, John Grand Carteret121 remarque la filiation entre le
portrait gravé de Journet et le Juif Errant de 1'imagerie
populaire; plus près de nous, Nochlin, Clark et Schapiro ont
redécouvert cette parenté.
La filiation est ici plus que probante si l'on considère
que la lithographie représentant Journet était accompagnée d'une
complainte, à la manière exacte des "complaintes du Juif Errant"
si populaires à l'époque et qui, de par leur grande diffusion
dans la population, ont assuré la durabilité de la légende122.
A notre connaissance, 1'iconographie particulière au Juif Errant
est unique dans 1'imagerie populaire française du XIXe siècle;
la stabilité de sa représentation au travers des différents
ateliers fait qu'il est aussi aisé pour 1'observateur
d'aujourd'hui que pour le contemporain de Courbet, de
reconnaître du premier coup d'oeil l'éternel voyageur. Ainsi,
lorsque Courbet nous présente un Jean Journet avec les attributs
du Juif Errant (plus particulièrement la longue barbe et le
bâton), l'allusion est sans équivoque.
De plus, la complainte qui accompagne la gravure de Journet
121. John Grand Carteret, Vieux papiers, vieilles images, Paris, A. Le Vasseur, 1896, p.135.
122. Champfleury, Histoire de l'imagerie populaire, p.2.
70
présente des similitudes avec la complainte du Juif Errant: la
quête de 1'Harmonie Universelle est un martyre pour Journet
comme l'est la quête de la rédemption pour le Juif. Cependant,
une différence essentielle caractérise la complainte de Jean
Journet: alors que la complainte traditionnelle du Juif Errant
ne compte que deux couplets consacrés aux misères de 1'humanité,
celle de Journet en compte plus d'une dizaine. Ceci figure
l'emphase nouvelle que met 1'époque sur le nouveau symbolisme
attribué au modèle du Juif Errant: 1'humanité souffrante.
Un autre aspect distingue la complainte du Journet: son
coté messianique;
"[...]Bientôt, apôtre intrépide, Je me guide Au flambeau de vérité;Dans le bourbier je m'allonge,Je me plonge,Pour sauver 1'humanité 1
[...]Peuple, enfin, lève la tête, Vois la fête,Aurore de ton bonheur;Le Seigneur nous est propice;Sa justiceNous devait un Rédempteur [...]"123
Journet ajoute : "La réalisation n'arrive pas, je vais la
chercher"124. La lithographie de Jean Journet caractérise et
peut-être même contribue au glissement sémantique du Juif Errant
123. Nochlin, Gustave Courbet's Meeting..., p.222.
124. Champfleury, Les exentrigues, p.74.
71
au XIXe siècle. Le passage de la victime injustement punie vers
1'Ahasvérus revendicateur, symbole messianique de 1'humanité
opprimée, en attente de 1'instauration d'un ordre nouveau,
s'effectue clairement ici.
Selon Clark et Nochlin,
le portrait de Journet ainsi
que "La Rencontre" seraient
redevables d'un Juif Errant
originaire du Mans (ill. 10).
Il n'entre certes pas dans nos
intentions de discuter d'une
telle affirmation que, somme
toute, nous ne pouvons
confirmer ou infirmer.
Il nous semble toutefois
plus prudent de nous en tenir aux sources les plus probables de
1'oeuvre de Courbet. Ce dernier, de par son amitié avec
Champfleury, a presque à coup sûr consulté les gravures parues
plus tard dans 1'Histoire de l'imagerie populaire. L'image
apparaissant en page frontispice de ce volume (ill. 11, 12) nous
offre un modèle du Juif Errant tout aussi plausible que la
gravure parue du Mans. L'inversion de l'ordre des personnages,
111. 10: Le Mans. Le vrai portrait du Juif Errant. Prov. de 1'ill.: Nochlin, Linda. "Gustave Courbet's Meeting..."
72
fréquente lors du passage de la peinture à la gravure, ne peut
être retenue contre le modèle du livre de Champfleury; Courbet
lui-même ne semble pas porter grande attention à ce phénomène :
ceci est perceptible dans la gravure de Journet, exécutée par
Courbet d'après le tableau, et qui inverse la composition
initiale.
73
111. 11: Ahasvérus.Fabrication parisienne. Prov. de 1 ' il1. : Champfleury. "Histoire de l'imagerie..." Frontispice.
Courbet semble avoir anticipé l'effet qu'aurait son tableau
au Salon: "Journet est si bien connu dans Paris qu'il faudra
mettre, à côté de ce tableau, un gendarme pendant
l'exposition"125. Il faut ici se demander ce que connaissaient
les Parisiens de ce personnage; Champf leury126 nous le dépeint :
mauvais élève, prisonnier politique, faiseur d'esclandre,
lanceur de tracts, époux fantomatique, fouriériste convaincu et
125. Bénédite, Courbet, p. 31.
126. Champf leury, Les Exentrigues.
74
coureur de grands chemins. A plusieurs égards, Courbet répond à
ce signalement: rappelons-nous son séjour difficile au collège,
son exil en Suisse, ses mil et un scandales esthétiques, sa
rupture d'avec Virginie Binet et son fils et son attachement aux
doctrines de Proudhon. De par ces ressemblances biographiques
entre les deux personnages, le portrait de Jean Journet, en plus
de consacrer le nouveau symbolisme du Juif Errant au XIXe
siècle, préfigure peut-être la vision messianique que Courbet
aura de lui-même quelques quatre ans plus tard dans la
Rencontre.
75
Courbet ajoute en parlant
du portrait de Journet: "Ca
ressemble à Malbrough s'en va
t-en guerre"127. Cette
affirmation du peintre semble
avoir gêné les historiens ;
nous ne retrouvons que très
peu de mentions de celle-ci
dans les différentes études
parues au sujet de Courbet.
En effet, la parenté
iconographique entre Journet
et le Juif Errant est beaucoup
plus probante que celle que
nous pourrions établir avec
Malbrough (ill. 13).
111. 13: La mort de M. de Malbrouq. Orléans, Perdoux,1783. Prov. de 1'ill.: Adhémar,Jean. Imagerie____populairefrançaise. #70.
Toutefois, au delà de 1'iconographie, nous pouvons établir
différents parallèles entre 1'histoire de Malbrough et celle du
Juif Errant: tous deux ont fait l'objet de chansons ornées d'un
portrait gravé et ont été semblablement colportées dans les
campagnes; cette forme d'art populaire a particulièrement
127 Ibid.
76
intéressé les réalistes. De plus il semble que les deux
chansons aient eu ce même aspect " comique - tragique "128 dans la
population. Enfin, il y a dans l'histoire de Malbrough un
événement qui rappelle étrangement celle du Juif: la chanson
"fut composée par un mauvais plaisant contre le fameux duc de
Malbrough, implacable ennemi de la France, et sur le faux bruit
de sa mort lors de la bataille de Malplaquet (11 septembre
1709), mort qui n'eut lieu qu'en 1722"129. Ainsi, comme
1'indestructible Juif Errant, Malbrough a semblé échapper
miraculeusement à la mort.
128. Clark, Image of the people. .., p. 139.
129. Gustave Malo, Les chansons d'autrefois, Paris, Jules Laisné, 1861, p.20.
77
La Rencontre ou Boujour H. Courbet: Gustave Courbet, Juif
Errant... réaliste!
Tout comme 1'image du Juif Errant se politise en
symbolisant 1'humanité opprimée au milieu du XIXe siècle, "la
bohème que pratique Courbet le conduit à la politique en
1848"130. Mais plus que ceci, le droit de s'en aller lui fera
tenter d'ériger le réalisme au dessus des mouvements
contemporains, d'en faire une peinture historique, véritable
mesure de 1'humanité; cette tentative, il la mènera un moment
avec Alfred Bruyas, "riche et très excentrique collectionneur
de Montpellier"131. C'est ce dernier qui commande "La
Rencontre" (FIG:11) et qui y apparaît, suivi par son serviteur
qui s'incline révérencieusement. Bruyas et Courbet ont élaboré
ensemble le projet d'une mystérieuse "solution réaliste"132
pour laquelle ils n'ont laissé aucune documentation susceptible
de nous éclairer.
Toutefois, nous sommes portée à croire qu'une "solution
réaliste", telle qu'imaginée par Courbet et Bruyas, déborde des
simples considérations esthétiques et s'inscrit étroitement dans
130. Clark, Image of the people.... p.46.
131. Clark, Image of the people..., p. 156.
132. Ibid.
78
l'espace des recherches à caractère existentiel ou absolutistes
si courantes à l'époque. La quête de la "vraie vérité" que fait
Courbet a probablement quelque chose à voir avec cette solution.
La Rencontre, tableau exécuté en 1854, qui a pour ainsi
dire scellé l'alliance entre les deux hommes, nous offre
quelques pistes de réflexion qui pourraient éclairer ce curieux
problème qu'est la "solution réaliste".
Tout d'abord, nous pouvons aisément reconnaître la parenté
de composition entre "la rencontre" et l'imagerie populaire
relative au Juif Errant, plus particulièrement "les bourgeois de
la ville parlant au Juif Errant" (voir ill. 10, 11, 12); l'ordre
d'apparition des personnages est encore ici inversé par rapport
à la gravure, mais l'allusion est des plus claires: nous avons
affaire à un Courbet Juif Errant, barbe au menton et bâton à la
main.
Dès sa création, le tableau est clairement identifié aux
complaintes du Juif Errant, largement diffusées par les
colporteurs :
"Deux bourgeois de la ville, Deux notables d'Ornans,D'une façon civile,
79
L'abordent cheminant.
-N'êtes-vous pas cet homme De qui l'on parle tant?-Oui, c'est moi, mes enfants, Qui suis Courbet le grand."133
Cette chanson écrite afin de railler le tableau de Courbet
reprend presque mot pour mot la traditionnelle Complainte du
Juif Erranti
"Un jour près de la ville De Bruxelles en Brabant Des bourgeois fort dociles L'accostent en passant[...]
-N'êtes-vous point cet homme De qui l'on parle tant[...] -Oui c'est moi mes enfants Qui suis le Juif Errant.134
Les considérations que nous pouvons tirer de la
comparaison entre la Rencontre et le Juif Errant de l'imagerie
populaire sont semblables à celles qui nous viennent de la
comparaison entre les deux chansons. Dans les deux cas, Courbet
nous est présenté avec beaucoup plus d'emphase que le Juif
Errant de l'imagerie traditionnelle qui demeure sobre, autant
dans ses propos que dans sa représentation. Ceci est
133. Charles Léger, Courbet selon les caricatures et les images, Paris, 1920, p.68.
134. Anon., La chanson française du XVe siècle au XXe siècle. p.136.
80
particulièrement sensible dans "la Rencontre" où le peintre se
présente en pleine lumière alors que Bruyas et son serviteur
sont relégués dans l'ombre.
Il semble clair que Courbet s'identifie dans la Rencontre
avec la signification rénovée du Juif Errant au XIXe siècle et
même qu'il l'enrichit; avec ce Juif immortel, puissant
revendicateur social, il fait un véritable "homme-dieu",
évoluant au dessus de toute autorité. La tentation est certes
grande pour un peintre qui se considère comme un "homme sans
pareil"135 de vouloir se démarquer de ses contemporains :
1'adoption de la vie de bohème fut le premier pas dans cette
direction136; revêtir la peau du plus formidable bohème que
1'imagination du XIXe siècle ait pu enfanter achève la démarche.
Sous les traits de Courbet, le Juif Errant domine de très haut
ceux qu'il rencontre, il prend une stature qu'il n'a jamais eue
dans 1'imagerie populaire ; c'est un errant triomphant, non
fautif, sûr de lui et de ses idées, et qui n'attend aucune
rédemption divine ou terrestre.
Une lettre de Courbet à Bruyas en 1854 à propos de "l'homme
135. Toussain, Gustave Courbet 1819-1877, p.41.
136. Clark, Image of the people.... p.29. "C'est la "vie d'un sauvage" que Courbet choisit en 1850; Virginie Binet et son fils le quittent cette même année".
81
à la pipe" est révélatrice de cette attitude : "Je suis enchanté
que vous ayez mon portrait. Il a enfin échappé aux barbares.
C'est miraculeux, car, dans un temps bien difficile, j'ai eu le
courage de le refuser à Napoléon pour la somme de deux milles
[sic] francs"137. Identifier Louis Napoléon et son
gouvernement aux barbares est déjà un défi à 1'autorité
politique, mais adresser ce message à un Bruyas qui voit dans
Napoléon "un Sauveur"138 ajoute à l'affront. Courbet ne
reconnaît aucun pouvoir au dessus de lui; pas plus le pouvoir
économique de 1'acheteur de tableau que le pouvoir politique de
l'empereur ou le pouvoir spirituel de l'Eglise qu'il charge avec
toute l'énergie que nous lui connaissons.
137. Bénédite, Courbet. p. 24 .
138. Clark, Image of the people.... p. 156.
82
5. CONCLUSION
Courbet : "Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Etre à même de traduire les moeurs, les idées, l'aspect de mon époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais encore un homme, en un mot, faire de l'art vivant, tel est mon but."139
"Où marches-tu gai compagnon?Je m'en vais conquérir la terre;J'ai remplacé Napoléon,Je suis le prolétaire"140.
Gustave Courbet est mort pour nous aujourd'hui, et l'oeuvre
qu'il nous a laissée l'est tout autant, parce qu'isolée à tout
jamais du contexte qui a présidé à sa conception. La grande
complexité de ce contexte fait que nous ne pouvions
l'appréhender que bien partiellement dans le cadre exigu de cet
essai, et ne restituer au lecteur qu'une oeuvre éclairée à
1'aide des deux pauvres lampes que sont le droit de se
contredire et le droit de s'en aller, alors que Courbet et ses
tableaux n'ont vécu pleinement qu'aux mil et un reflets du
soleil.
Ainsi, notre compréhension de l'homme et de l'oeuvre ne se
139. Paul Eluard, Anthologie des écrits sur l'art, p.8.
14°. Schapiro, Modern Art ..., p.56. Extrait d'une balladede Pierre Dupont, membre du cénacle réaliste.
83
mesure qu'à l'exactitude de notre perception du droit de se
contredire et du droit de s'en aller au XIXe siècle; les miroirs
de l'histoire sont déformants et nous ne pouvons affirmer que ce
que les phénonènes que nous rapportons, étaient effectivement,
dans les proportions qu'ils ont pu prendre à leur époque, tout à
fait fidèles à notre rapport.
Il n'en demeure pas moins que les meilleurs comptes rendus
d'une époque nous sont souvent fournis par ceux qu'on appelle
"les excentriques" et que ce qui déplaît particulièrement aux
classes dominantes est justement retenu par l'histoire comme
pertinent à celle-ci et profondément indiciel de sa mentalité,
parce que sortant du discours "officiel" et complexifiant une
réalité qui autrement paraîtrait faussement monolithique.
Ainsi, les deux thèmes que nous a fournis l'excentrique
Baudelaire se sont révélés extrêmement riches en matériel
applicable à l'étude d'un oeuvre aussi controversée que celle de
Courbet à son époque.
Nous l'avons remarqué au cours de cette étude, le droit de
se contredire et le droit de s'en aller sont intimement liés ; la
contradiction, confrontation d'éléments opposés, un des
principes fondamentaux de la symbolique qui se réfère au concept
84
de "ressemblance à Dieu"141, n'est pas étrangère au sentiment
de toute-puissance qui anime la bohème. Nous croyons que cette
commune référence au droit de se contredire et au droit de s'en
aller peut décrire une partie de ce "sentiment collectif", de
ce bain idéologique dans lequel Courbet et ses contemporains ont
évolué.
Courbet et sa prétention d'être "l'homme le plus
orgueilleux de France"142, "un homme sans pareil"143, furent
trop souvent étudiés de façon à mettre en relief ou à occulter
pieusement ce qu'on croyait être du narcissisme, de l'orgueil ou
de la vanité, en résumé tout ce qu'aujourd'hui nous considérons
comme étant des défauts de personnalité, particuliers à un
individu.
Notre étude nous mène à des conclusions différentes : avec
cet orgueil et cette vanité, Courbet, comme il le dit lui-même,
a fait "de l'art vivant [...] [en traduisant] les idées de [son]
époque", ou, selon le mot de Panofsky, le contenu fondamental de
sa nation. Bien plus que des défauts particuliers à un seul
homme, l'orgueil et la vanité que nous pouvons considérer comme
141 C. G. Jung, Le moi et l'inconscient, pp.36-7.
142 Toussain, Gustave Courbet .... p.31.
143. Toussain, Gustave Courbet..., p.41.
85
symptomatiques de 1'identification a Dieu sont un élément
essentiel du sentiment collectif français au XIXe siècle, et se
traduisent non seulement chez Courbet mais dans une très large
part de la communauté des créateurs, par la récurrence des
thèmes reliés à la contradiction et à l'errance.
86
LISTE DES ILLUSTRATIONS.
FIG. 1 : Gustave Courbet, La Brasserie Andler, 1848, fusain,17.7cm. *23cm., oeuvre perdue. Prov. de 1'ill.: Clark, T.J., Image of the people..., Londres, Thames and Hudson, p.64.
FIG. 2 : Gustave Courbet, Portrait de Marc Trapadoux examinant un livre d'estampes, 1848-49, 80cm.*65cm., collection privée. Prov. de l'ill.: Clark, T. J., Image of the people...,Londres, Thames and Hudson, 1973, p.102.
FIG. 3 : Gustave Courbet, Jean Journet partant à la conguête de l'harmonie universelle, 1850, 100cm*80cm., Paris, coll. A. Esnault-Pelterie. Prov. de l'ill.: Fernier, Robert. La vie et l'oeuvre de Courbet. Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p. 65.
FIG. 4 : Gustave Courbet, Le retour de la conférence, 1863, huile sur toile, 229cm.*330cm., oeuvre détruite. Prov. de l'ill.: Fernier, Robert. La vie et l'oeuvre de Courbet.Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.197.
FIG. 5 : Gustave Courbet, La mort de Jeannot à Ornans, 1867, huile sur toile, 100cm.*140cm., Localisation inconnue. Prov. de l'ill.: Courthion, Pierre, Tout l'oeuvre peint de Courbet.Paris, Flammarion, 1987, p.108.
FIG. 6 : Gustave Courbet, L'atelier du peintre. 1854-5, huile sur toile, 359cm.*598cm., Paris, Louvres. Prov de l'ill.: Nicolson, Benedict, Courbet: The studio of the painter, New York, Viking Press, 1973, pp.102-3.
FIG. 7 : Gustave Courbet, Le désespéré, 1841, huile sur toile, 45cm.*54cm., Luxeuil, coll. part. Prov. de l'ill.: Fernier, Robert. La vie et l'oeuvre de Courbet. Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.13.
FIG. 8 : Gustave Courbet, Le désespéré fou) le fou de peur, 1843, huile sur papier marouflé sur toile, 60.5cm.*50.5cm.,Oslo, Nasjonal Galleriet. Prov de l'ill: Fernier, Robert. La vie et 1'oeuvre de Courbet. Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.21.
FIG. 9 : Gustave Courbet, Le bord de la mer à Palavas„ 1854, huile sur toile, 27cm.*46cm., Montpellier, Musée Fabre. Prov. de l'ill.: Fernier, Robert. La vie et l'oeuvre de Courbet. Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.95.
FIG. 10 : Gustave Courbet, Courbet au chien noir, 1842, huile
87
sur toile, 46cm.*56cm., Paris, Musée du petit Palais. Prov. de l'ill.: Fernier, Robert. La vie et l'oeuvre de Courbet.Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.17.
FIG. 11 : Gustave Courbet, La rencontre, 1854, huile sur toile, 129cm.*149cm., Montpellier, Musée Fabre. Prov. de l'ill.: Fernier, Robert. La vie et l'oeuvre de Courbet. Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.93.
FIG. 12 : Gustave Courbet, La sieste, 1841-2, huile sur toile, 19.5cm.*25cm., localisation inconnue. Prov. de l'ill.:Fernier, Robert. La vie et 1'oeuvre de Courbet. Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.14.
FIG. 13 : Gustave Courbet, Le retour au pays, 1840-2, huile sur toile, 81cm.*65cm., localisation inconnue. Prov. de l'ill.: Fernier, Robert. La vie et l'oeuvre de Courbet. Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.14.
FIG. 14 : Gustave Courbet, Les Louis d'Or. v.1844, huile sur toile, 27cm.*22cm., localisation inconnue. Prov. de l'ill.: Fernier, Robert. La vie et l'oeuvre de Courbet. Paris, La Bibliothèque des Arts, t.l, p.27.
88
FIG. 1 : Gustave Courbet. La brasserie Andler. 1848.
FIG. 2 : Gustave Courbet. Portrait de Marc Trapadoux examinant un livre d'estampes. 1848-1849.
89
FIG. 3 : Gustave Courbet. Jean Journet partant à la conquête de l'harmonie universelle. 1850.
90
FIG. 4
: Gustave
Courbet.
Le
retour
de
la
conférence.
1863.
k* V
FIG. 5 : Gustave Courbet. La mort de Jeannot à Ornans. 1867.
92
FIG. 7 Gustave Courbet. Le désespéré. 1841.
93
FIG. 8 Gustave Courbet. Le désespéré (ou) le fou de peur. 1843 .
FIG. 9 : Gustave Courbet. Le bord de la mer à Palavas. 1854.
94
FIG.
10
: Gustave
Courbet.
Courbet
au
chien
noir.
1842
FIG. 11 Gustave Courbet. La rencontre. 1854.
96
FIG. 13 : Gustave Courbet. Le retour au pays. 18 4 0-2.
97
FIG. 14 Gustave Courbet. Les louis d'or, v.1844.
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20p., ill.
Zola, Emile. Mon Salon-Manet-Ecrits sur l'art. Paris, Garnier
Flammarion, 1970. 377p.
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TABLE DES MATIERES
RESUME I
1. INTRODUCTION 1
2. INTRODUCTION HISTORIQUE 6
-Le mouvement réaliste: les porte-parole 6
-Le mouvement réaliste: le complexe baudelairien 11
3. LE DROIT DE SE CONTREDIRE : DEIFICATION DE L'HOMME 21
-L'atelier du peintre; allégorie de la contradiction 39
4. LE DROIT DE S'EN ALLER: IDENTIFICATION AU JUIF ERRANT 45
-Des origines de la légende du Juif Errant 47
-Le Juif Errant et la bohème réaliste 58
-Le Juif Errant et le romantisme chez Courbet 64
-Jean Journet, apôtre du fouriérisme 69
-La Rencontre ou "Bonjour M. Courbet":
Gustave Courbet : Juif Errant ... réaliste 78
5. CONCLUSION 83
LISTE DES ILLUSTRATIONS 87
ILLUSTRATIONS 89
BIBLIOGRAPHIE 99