Charles Tilly
La guerre et la construction de l'Etat en tant que crime
organisIn: Politix. Vol. 13, N49. Premier trimestre 2000. pp.
97-117.
Rsum La guerre et la construction de l'Etat en tant que crime
organis Charles Tilly L'article examine les analogies qui existent
entre la guerre, le processus de formation de l'Etat et le crime
organis, partir de l'exprience des Etats europens durant le XVIe et
le XVIIe sicles. La formation des Etats-nations rsulte de la manire
dont des faiseurs d'Etat ont russi assurer la protection d'une
large partie de la population sur un territoire dtermin et dont ils
ont utilis pour ce faire des instruments organiss de violence.
L'article soutient que la guerre, l'extraction, la formation de
l'Etat et la protection sont des phnomnes interdpendants et que
cette interdpendance explique les formes et les structures des
diffrents Etats nationaux en Europe. Abstract War Making and State
Making as Organized Crime Charles Tilly The article illustrates the
analogy of war making and state making with organized crime, from
the experience of European national states during the sixteenth and
seventeenth centuries. The formation of national states is a direct
resuit of the way in which some state-makers succeeded in
protecting large part of population in a particular territory and
in using for this organized means of violence. The article argues
that war making, extraction, state making, and protection are
interdependent and that this interdependence explains the forms and
the structures of the diffrent national states in Europe.
Citer ce document / Cite this document : Tilly Charles. La
guerre et la construction de l'Etat en tant que crime organis. In:
Politix. Vol. 13, N49. Premier trimestre 2000. pp. 97-117. doi :
10.3406/polix.2000.1075
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_2000_num_13_49_1075
La guerre et la construction de l'Etat en tant que crime
organis* Charles TILLY
Si le racket en change de protection reprsente la forme la plus
manifeste du crime organis, alors la guerre et l'Etat -
quintessence de ce type de racket avec l'avantage de la lgitimit -
apparaissent comme les plus grands exemples de crime organis. Sans
taxer tous les gnraux et hommes d'Etat de meurtriers ou de voleurs,
je veux souligner la valeur de cette analogie. Au moins pour ce qui
concerne l'histoire europenne de ces derniers sicles, dpeindre ceux
qui font les guerres et ceux qui font les Etats comme des
entrepreneurs coercitifs et gostes correspond beaucoup plus aux
faits que les principales reprsentations alternatives : l'ide d'un
contrat social, l'ide d'un march ouvert sur lequel les agents des
armes et des Etats offrent des services des consommateurs bien
disposs, l'ide d'une socit dont les normes et les attentes partages
appellent un certain type de gouvernement. Les rflexions qui
suivent illustrent simplement, partir de quelques sicles d'histoire
europenne, l'analogie de la guerre et de la construction de l'Etat
avec le crime organis et tentent d'offrir des arguments relatifs
aux principes de changement et de variation qui sous- tendent cette
histoire. Mes rflexions sont lies des proccupations contemporaines
: inquitudes face au caractre de plus en plus destructeur de la
guerre, au rle croissant des grandes puissances dans la fourniture
d'armes et d'organisation militaire aux pays pauvres, et
l'importance grandissante des lites militaires dans ces pays. Elles
sont motives par l'espoir qu'une bonne comprhension de
* Ce texte est la traduction de War Making and State Making as
Organized Crime, in Evans (P.B.), Rueschmeyer (D.), Skocpol (T.),
eds, Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University
Press, 1985, chapitre 5, p. 169-191. Politix. Volume 13 - n
49/2000, pages 97 122
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Politix n 49
l'exprience europenne nous aidera saisir ce qui se passe
aujourd'hui dans notre monde, et peut-tre mme pouvoir agir sur lui.
Le Tiers-Monde au XXe sicle ne ressemble gure l'Europe du XVIe ou
du XVIIe sicle. Il faut se garder de prdire l'avenir des pays du
Tiers-Monde simplement partir du pass des pays europens. Cependant,
une exploration rflchie de l'exprience europenne nous sera utile.
Elle montrera que l'exploitation coercitive a jou un grand rle dans
la cration des Etats europens. Elle montrera aussi que la rsistance
populaire l'exploitation coercitive a forc les prtendants au
pouvoir accorder une protection et mettre des limites leur propre
action. Elle nous aidera ainsi liminer les comparaisons implicites
fallacieuses entre le Tiers-Monde d'aujourd'hui et l'Europe d'hier.
Cette clarification permettra de comprendre prcisment en quoi le
monde d'aujourd'hui est diffrent de celui du pass - et donc ce
qu'il nous faut encore expliquer. Cela pourrait mme aider
comprendre la prsence actuelle, et menaante, de l'organisation et
de l'action militaires partout dans le monde. Mais mme si j'en
serais ravi, je ne peux garantir un aussi beau rsultat. Cet article
s'intresse donc la place que tiennent les moyens organiss de
violence dans le dveloppement et le changement de ces formes
singulires de gouvernement que nous appelons Etats-nations : des
organisations diffrencies, relativement centralises, dont les
fonctionnaires revendiquent avec plus ou moins de succs le contrle
des principaux moyens concentrs de contrainte sur une population
dans un territoire vaste et continu. Cette analyse s'appuie sur un
travail historique portant sur la formation des Etatsnations en
Europe occidentale et notamment sur le dveloppement de l'Etat
franais depuis le dbut du XVIIe sicle. Mais elle s'en distingue par
un parti pris plus thorique. L'analyse prsente ici n'apporte que
peu d'illustrations et de preuves dignes de ce nom. Comme on
refait, aprs quelques jours sur la route, son sac dos rempli la hte
- en jetant les dchets, en rangeant les choses par ordre
d'importance, en quilibrant la charge - j'ai ramnag mon bagage
thorique pour l'ascension venir. Ce nouvel quipement ne fera ses
preuves qu' la prochaine tape. L'analyse ainsi rafrachie insiste
sur l'interdpendance entre la guerre et la construction de l'Etat
ainsi que sur l'analogie entre ces deux processus et ce que, quand
le succs et l'chelle sont moindres, nous appelons crime organis.
J'affirmerai ici que la guerre fait les Etats. Je montrerai
galement que le banditisme, la piraterie, les rivalits
territoriales entre bandes, la police et la guerre s'inscrivent sur
un mme continuum. J'exposerai enfin que, dans la priode historique
circonscrite au cours de laquelle les Etats-nations sont devenus
les organisations dominantes dans les pays occidentaux, le
capitalisme marchand et la construction tatique se sont
mutuellement renforcs.
Guerre et construction de l'Etat Une protection double
tranchant
99
Dans le vocabulaire amricain contemporain, le mot protection
comporte deux connotations contrastes. La premire est rassurante,
l'autre inquitante. Dans un sens, protection renvoie l'image d'un
abri contre le danger, fourni par un ami puissant, d'une large
police d'assurance, ou d'un toit solide. Dans l'autre, le mot voque
le racket, qui consiste, pour un homme puissant dans une localit,
obliger les commerants payer un tribut pour qu'il les protge de
dgts que lui-mme menace de causer. Bien entendu, la diffrence est
une question de degr : un prtre qui agite la menace de l'enfer et
de la damnation sera susceptible de recueillir les contributions de
ses paroissiens seulement dans la mesure o ces derniers croient ses
prdictions de punition pour les infidles ; un gangster de quartier
pourrait bien tre, comme il l'affirme, la meilleure garantie d'une
maison close contre l'interfrence de la police. L'ide que l'on aura
du mot protection dpend principalement de l'estimation que l'on
fait de la ralit et de l'extriorit de la menace. Celui qui produit
la fois le danger et la dfense, payante, contre celui-ci, est un
racketteur. Celui qui fournit une protection ncessaire mais ne
matrise gure l'apparition du danger a tous les traits d'un
protecteur lgitime, surtout si son tarif n'est pas plus lev que
celui de ses concurrents. Celui qui apporte une dfense fiable et
bas prix tant contre les racketteurs locaux que contre les brigands
de l'extrieur produit la meilleure offre de toutes. Les dfenseurs
de gouvernements particuliers et du gouvernement en gnral font
communment valoir, prcisment, que les gouvernements offrent une
protection contre la violence intrieure et extrieure. Ils affirment
que les prix qu'ils appliquent couvrent peine les cots de cette
protection. Ils qualifient ceux qui se plaignent de ces prix
d'anarchistes, de subversifs, ou des deux la fois. Mais considrons
qu'un racketteur est celui qui cre une menace et fait ensuite payer
pour s'en protger. Selon cette dfinition, le fourniture de
protection par les gouvernements apparat souvent comme du racket.
Dans la mesure o les menaces contre lesquelles un gouvernement donn
protge ses citoyens sont imaginaires ou sont la consquence de ses
propres activits, ce gouvernement a organis un racket en change de
protection. Puisque les gouvernements eux-mmes simulent, stimulent
ou mme fabriquent des menaces de guerres extrieures et puisque les
activits rpressives et extractives des gouvernements constituent
souvent les plus grandes menaces pour les moyens d'existence de
leurs propres citoyens, de nombreux gouvernements oprent exactement
comme des racketteurs. A cette diffrence prs, bien entendu, que les
racketteurs, au sens conventionnel du terme, agissent sans disposer
du caractre sacr des gouvernements.
100
Politix n 49
Comment les gouvernements racketteurs eux-mmes acquirent-ils de
l'autorit ? Au plan des faits et de la morale, c'est l'une des plus
vieilles interrogations de l'analyse politique. Nanmoins, en
remontant jusqu' Machiavel et Hobbes, les observateurs politiques
ont reconnu que, quoiqu'ils fassent d'autre, les gouvernements
organisent et, autant que possible, monopolisent la violence. Peu
importe qu'on conoive la violence dans une acception troite
(dommages sur les personnes et les biens) ou plus large (violation
des dsirs et des intrts des gens). Quel que soit le critre, les
gouvernements se distinguent des autres organisations par leur
tendance monopoliser les moyens concentrs de contrainte. La
distinction entre force lgitime et illgitime , en outre, ne change
rien ce fait. Si la lgitimit dpend de la conformit un principe
abstrait ou de l'assentiment des gouverns (ou des deux la fois),
ces conditions peuvent servir justifier, peut-tre mme expliquer, la
tendance la monopolisation de la force ; elles ne contredisent pas
le fait. Dans tous les cas, l'approche agrablement cynique de la
lgitimit que propose Arthur Stinchcombe est beaucoup plus fconde
pour l'analyse politique. Selon Stinchcombe, la lgitimit dpend
assez peu de principes abstraits ou de l'assentiment des gouverns :
La personne sur laquelle le pouvoir est exerc ne compte en gnral
pas autant que d'autres dtenteurs du pouvoir1. La lgitimit est la
probabilit que d'autres autorits vont agir pour confirmer les
dcisions d'une autorit donne. D'autres autorits, ajouterais-je,
sont bien plus susceptibles de confirmer les dcisions d'une autorit
conteste si celle-ci contrle une force substantielle. C'est non
seulement la crainte de reprsailles, mais aussi le dsir de
maintenir un environnement stable, qui poussent suivre cette rgle
gnrale - une rgle qui souligne l'importance du monopole de la force
par l'autorit. La tendance monopoliser les moyens de contrainte
fait que la revendication d'un gouvernement d'apporter une
protection, dans l'un ou l'autre sens du mot, rassurant ou
inquitant, sera plus crdible et qu'il sera plus difficile d'y
rsister. La reconnaissance claire de la place centrale de la force
dans l'activit d'un gouvernement n'oblige pas considrer que
l'autorit gouvernementale repose seulement ou en dernire instance
sur la menace de la violence. Elle n'implique pas non plus que le
seul service que rend un gouvernement est la protection. Mme quand
l'usage de la force par un gouvernement impose un cot important,
certains peuvent dcider que les autres services fournis par le
gouvernement compensent les cots de l'accs au monopole de la
violence. Reconnatre la centralit de la force, c'est ouvrir la voie
une comprhension du dveloppement et des changements des formes
gouvernementales. 1. Stinchcombe (A.L.), Constructing Social
Theories, New York, Harcourt, Brace & World, 1968, p. 150.
Guerre et construction de l'Etat
101
Voici un aperu de l'ide gnrale : la poursuite de la guerre par
les dtenteurs du pouvoir les a entrans, bon gr ou mal gr, afin de
pouvoir faire la guerre, prlever des ressources sur les populations
qu'ils dirigeaient et encourager l'accumulation du capital chez
ceux qui pouvaient les aider emprunter et acheter. L'interaction de
la guerre, du prlvement de ressources et de l'accumulation du
capital a influ sur la construction de l'Etat europen. Les
dtenteurs du pouvoir ne se sont pas livrs ces trois activits
capitales avec l'intention de crer des Etats-nations - des
organisations politiques tendues, autonomes, diffrencies et
centralises. La plupart du temps, ils n'avaient pas non plus prvu
que la guerre, le prlvement de ressources et l'accumulation du
capital feraient merger des Etats-nations. En fait, les individus
qui contrlaient les Etats europens et les Etats en construction
faisaient la guerre afin de freiner ou de dominer leurs concurrents
et de profiter des avantages du pouvoir sur un territoire aux
frontires srement tablies ou encore plus tendues. Pour accrotre
l'efficacit de la guerre, ils ont essay de trouver plus de capital.
A court terme, ils pouvaient acqurir ce capital par la conqute, en
vendant leurs avoirs ou bien en contraignant ou en dpossdant ceux
qui accumulaient du capital. Sur le long terme, cette qute les a
invitablement amens tablir une relation rgulire avec des
capitalistes susceptibles de leur apporter des crdits. Ils ont d
aussi imposer une forme de taxation rgulire des personnes et des
activits l'intrieur des territoires sur lesquels ils exeraient leur
autorit. Au cours de ce processus, ceux qui ont difi les Etats ont
dvelopp un intrt durable pour l'organisation de l'accumulation du
capital. Les diffrences dans la difficult pour collecter les impts,
dans les cots des forces armes utilises, dans l'importance des
guerres mener pour repousser les concurrents, expliquent les
principales variations dans la forme des Etats europens. Mais tout
a commenc, pour les dtenteurs de pouvoir, par la tentative de
monopoliser les moyens de contrainte l'intrieur d'un territoire
dlimit. Violence et gouvernement Qu'est-ce qui distinguait la
violence exerce par les Etats de la violence exerce par n'importe
qui d'autre ? Sur le long terme, suffisamment d'lments pour rendre
crdible la distinction entre force lgitime et illgitime . Au final,
les agents tatiques ont exerc la violence sur une chelle plus
grande, plus efficacement, plus amplement, avec un assentiment plus
large des populations assujetties et avec la collaboration plus
facile des autorits voisines que ne pouvaient le faire les agents
d'autres organisations. Mais il a fallu beaucoup de temps pour que
ces distinctions soient tablies. Au dbut du processus de
construction tatique, plusieurs groupes avaient le droit de
recourir la violence, ou l'habitude d'en faire
102
Politix n 49
usage pour parvenir leurs fins, ou les deux la fois. Le
continuum allait des pirates et des bandits jusqu'aux rois, en
passant par les collecteurs d'impts, les dtenteurs de pouvoirs
rgionaux et les soldats professionnels. La frontire mouvante et
incertaine entre la violence lgitime et illgitime est apparue dans
les cercles suprieurs du pouvoir. Au dbut du processus de
construction tatique, de nombreux groupes avaient en commun le
droit de recourir la violence ou le fait d'en faire un usage
effectif, ou les deux la fois. La longue relation d'amour-haine
entre ceux qui aspiraient la construction de l'Etat et les bandits
et pirates illustre cette division. Derrire la piraterie en mer,
c'tait des villes et des cits-Etats qui agissaient crit Fernand
Braudel propos du XVIe sicle. Derrire le banditisme, cette
piraterie terrestre, on trouve un soutien permanent de la part des
seigneurs2. En priodes de guerre, en effet, les dirigeants d'Etats
constitus recouraient frquemment aux services de corsaires,
envoyaient des mercenaires l'assaut de leurs ennemis et
encourageaient leurs armes rgulires prlever des butins. Il tait
attendu des soldats et marins au service du roi qu'ils se servent
chez les populations civiles : rquisitions, viols, pillages. Une
fois dmobiliss, ils poursuivaient gnralement ces pratiques, mais
sans la mme protection de la part du roi ; les navires dmobiliss
devenaient ainsi des vaisseaux pirates, les troupes dmobilises des
bandits. Le mcanisme inverse fonctionnait galement : les rois
pouvaient parfois recruter leurs meilleurs partisans arms parmi les
hors-la-loi. La reconversion de Robin des Bois parmi les archers du
roi est peut-tre un mythe ; mais ce mythe renvoie une pratique
relle. La distinction entre violence lgitime et illgitime ne s'est
que trs lentement clarifie, au cours du processus qui a vu les
forces armes tatiques devenir relativement unifies et permanentes.
Jusqu' ce moment, comme le montre Braudel, les cits maritimes et
les seigneurs offraient couramment une protection, ou mme un
financement, aux flibustiers. De nombreux seigneurs, qui ne
prtendaient pas au trne, ont russi conserver le droit de lever des
troupes et de maintenir leurs propres groupes arms. Sans se
concilier certains de ces seigneurs et leurs armes, aucun roi ne
pouvait livrer une guerre. En mme temps, les seigneurs arms
constituaient pour le roi des rivaux et des adversaires, des allis
potentiels pour ses ennemis. C'est pourquoi, avant le XVIIe sicle,
les rgences produisaient infailliblement des guerres civiles. Pour
la mme raison, le dsarmement des puissants figurait en bonne place
dans les projets de tout prtendant la constitution d'un Etat. Les
Tudor, par exemple, ont mis en uvre ce projet travers presque toute
l'Angleterre. Le plus grand triomphe des Tudor , crit Lawrence
Stone, 2. Braudel (F.), La Mditerrane et le monde mditerranen
l'poque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1966, tome 2, p.
88-89.
Guerre et construction de l'Etat
103
est d'avoir finalement russi affirmer le monopole royal sur la
violence tant publique que prive, une ralisation qui a profondment
transform non seulement la nature de la vie politique mais aussi la
qualit de la vie quotidienne. Le changement ainsi intervenu dans
les habitudes anglaises ne peut tre compar qu' celui de l'tape
suivante, accompli au XIXe sicle, quand le dveloppement d'une force
de police a finalement consolid le monopole et l'a rendu effectif
dans les plus grandes villes comme dans les plus petits villages3.
La dmilitarisation des grands seigneurs par les Tudor s'est double
de quatre objectifs complmentaires : liminer leurs bandes armes
personnelles, raser leurs forteresses, matriser leur habitude de
recourir la violence pour le rglement de tout litige, dcourager la
coopration de leurs vassaux. Dans les Marches d'Angleterre et
d'Ecosse, la tche fut plus dlicate, dans la mesure o les Percy et
les Dacre, qui conservaient des chteaux et des armes le long de la
frontire, menaaient la Couronne mais constituaient en mme temps un
barrage contre les envahisseurs cossais. Mais mme ceux-ci sont
finalement entrs dans le rang. En France, Richelieu a commenc la
grande entreprise de dsarmement dans les annes 1620. Sur son
conseil, Louis XIII a systmatiquement dtruit les chteaux des grands
seigneurs rebelles, protestants comme catholiques, contre lesquels
ses troupes menaient incessamment bataille. Il a commenc condamner
les duels, la dtention d'armes et l'entretien d'armes prives. Vers
la fin de la dcennie, Richelieu affirmait le monopole royal de la
force comme une doctrine. Il a fallu encore un demi-sicle pour que
cette doctrine soit effectivement applique. Une fois de plus, les
affrontements de la Fronde ont vu l'intervention d'armes rassembles
par les "grands" du royaume. Seule la dernire rgence, aprs la mort
de Louis XIV, n'a pas donn lieu des soulvements arms. A cette date
en effet, les principes de Richelieu taient devenus ralit [...].
Partout, la destruction des chteaux, le cot lev de l'artillerie,
l'attirance pour la vie la cour et la domestication de la noblesse
qu'elle impliqua, ont jou un rle dans ce processus4. Vers la fin du
XVIIIe sicle, dans la plus grande partie de l'Europe, les monarques
contrlaient des forces militaires permanentes et professionnelles
qui pouvaient rivaliser avec celles de leurs voisins et
surpassaient largement toute autre organisation arme l'intrieur de
leurs territoires respectifs. Le monopole tatique de la violence
une grande chelle passait de la thorie la ralit. L'limination des
rivaux locaux posait cependant un srieux problme. Audel de l'chelle
d'une petite cit-Etat, aucun monarque ne pouvait 3. Stone (L,), The
Crisis of the Aristocracy, Oxford, Clarendon Press, 1965, p. 200.
4. Gerhard (D.), Old Europe: A Study of Continuity , 1000-1800, New
York, Academic Press, 1981, p. 124-125.
104
Politix n 49
gouverner une population au moyen de sa seule force arme, pas
plus qu'il ne pouvait se permettre de crer un corps de
professionnels suffisamment tendu et puissant pour faire le lien
entre lui-mme et le citoyen ordinaire. Jusqu' une priode assez
rcente, aucun gouvernement europen n'avait russi parachever
compltement l'articulation entre le sommet et la base de la socit,
comme avait pu par exemple le faire la Chine impriale. Mme l'Empire
romain ne s'en tait pas approch. D'une manire ou d'une autre, tous
les gouvernements europens avant la Rvolution franaise s'appuyaient
sur une rgulation indirecte par l'intermdiaire de notables locaux.
Les notables (junkers, juges de paix, seigneurs) collaboraient avec
le gouvernement sans pour autant en devenir des fonctionnaires au
sens strict. Ils avaient accs aux forces soutenues par le
gouvernement et exeraient un pouvoir largement discrtionnaire au
sein de leurs propres territoires. En mme temps, ces notables
taient des rivaux potentiels, des allis possibles pour les
populations rebelles. Finalement, les gouvernements europens ont
russi moins dpendre de ce type de rgulation indirecte grce deux
stratgies, coteuses mais efficaces : a) en tendant la prsence de
leurs propres fonctionnaires jusqu'aux communauts locales ; b) en
encourageant la cration de forces de police subordonnes au
gouvernement plutt qu' des patrons individuels. Ces forces taient
distinctes des forces armes spcialises dans la guerre et donc moins
susceptibles d'tre instrumentalises par des notables dissidents.
Entre-temps, cependant, ceux qui ont difi le pouvoir national ont
tous suivi une stratgie composite, consistant liminer, asservir,
diviser, conqurir, gratifier, acheter, etc., les notables et les
seigneurs, selon les occasions qui se prsentaient. L'achat prenait
la forme d'exonrations d'impts, de crations d'offices honorifiques,
de l'tablissement de titres sur la trsorerie nationale et d'une
varit de dispositifs qui faisaient dpendre la prosprit des notables
du maintien de la structure de pouvoir existante. Sur le long
terme, tout cela a conduit une pacification massive et une
monopolisation des moyens de contrainte. La protection comme
commerce Rtrospectivement, la pacification, la cooptation, ou
l'limination des fractions rivales du souverain apparaissent comme
une entreprise impressionnante, noble et consciente, destine
apporter la paix un peuple. Pourtant, ces processus sont le produit
presque inluctable de la logique d'expansion du pouvoir. Si un
dtenteur de pouvoir venait tirer avantage de la fourniture de
protection, ses concurrents devaient cder. Comme l'a montr il y a
vingt-cinq ans l'historien de l'conomie Frederic Lane, les
gouvernements prennent part au commerce qui consiste vendre de la
protection, que le peuple le veuille ou non. Selon Lane, l'activit
mme de production et de contrle de la violence a favoris le
monopole, parce que
Guerre et construction de l'Etat
105
la concurrence dans ce domaine conduisait gnralement une
augmentation des cots plutt qu' leur rduction. La production de
violence, suggre-t-il, a bnfici dans cette situation d'importantes
conomies d'chelle. A partir de l, Lane distingue : a) le profit du
monopole - ou tribut (tribute) - revenant aux dtenteurs des moyens
de production de la violence et rsultant de la diffrence entre les
cots de production et les prix imposs aux consommateurs ; b) le
bnfice dcoulant de la location de protection (protection rent),
revenant, lui, ces consommateurs - par exemple des marchands - qui
obtenaient une protection efficace contre leurs concurrents
extrieurs. Lane, historien remarquablement attentif de Venise,
prend spcifiquement en compte le cas d'un gouvernement qui rend la
location de protection profitable pour ses marchands en attaquant
dlibrment leurs concurrents. Dans leur adaptation de l'analyse de
Lane, Edward Ames et Richard Rapp substituent au tribut de Lane le
terme appropri d' extorsion . Dans ce modle, la prdation, la
coercition, la piraterie, le banditisme et le racket ont des points
communs avec leurs honntes cousins du gouvernement responsable. Le
modle de Lane fonctionne de la manire suivante. Si un prince peut
crer une force arme suffisante afin de repousser ses ennemis
extrieurs et de contenir ses sujets, pour cinquante millions de
livres, mais s'il peut en mme temps prlever ces fins
soixante-quinze millions de livres de taxes, il ralise un profit de
vingt-cinq millions de livres. Si les dix livres de taxes payes par
un marchand sujet de ce prince lui assurent un accs aux marchs
mondiaux pour moins cher que les quinze livres payes par ses
concurrents trangers leurs princes respectifs, ce marchand a
galement, grce la protection de son prince, gagn cinq livres, qui
constituent un bnfice tir de la location de protection. Il n'y a
qu'une diffrence d'chelle et de degr entre ce raisonnement et celui
qui s'applique aux criminels exerant la violence et leurs clients.
Le racket dans le domaine de la gestion de la force de travail
(quand, par exemple, un armateur limite les risques de problmes
avec les dockers par des versements rguliers au patron du syndicat
local) fonctionne exactement selon les mmes principes : le patron
du syndicat ralise un profit en dissuadant les dockers de faire
grve, tandis que l'armateur vite les grves et le retard que les
dockers pourraient ainsi provoquer. Lane souligne les diffrents
comportements qu'on peut attendre des dirigeants d'un gouvernement
fournisseur de protection, selon que ce gouvernement appartient :
a) l'ensemble des citoyens ; b) un seul monarque poursuivant son
propre intrt ; c) aux dirigeants eux-mmes. Si le gouvernement
appartient rellement l'ensemble des citoyens - lointain idal ! - on
peut s'attendre ce que les dirigeants minimisent les cots et le
profit de la protection, maximisant ainsi le bnfice tir de la
106
Politix n 49
location de protection. Un monarque unique, poursuivant son
propre intrt, voudra maximiser le profit, tablir les cots en
fonction de cet objectif ; il sera indiffrent au niveau du bnfice
de la location. Si le gouvernement appartient aux dirigeants, ces
derniers vont tendre maintenir des cots levs en maximisant leurs
propres rmunrations, maximiser le profit par rapport ces cots en
imposant leurs sujets des prix levs, tout en restant galement
indiffrents au niveau du bnfice de location. Le premier modle
s'apparente la dmocratie jeffersonienne, le second un despotisme
troit et le troisime une junte militaire. Lane n'voque pas une
quatrime catgorie vidente de dtenteurs du pouvoir : une classe
dominante. S'il l'avait fait, son analyse aurait produit
d'intressants critres empiriques pour valuer la revendication d'un
gouvernement tre relativement autonome ou strictement subordonn aux
intrts d'une classe dominante. Vraisemblablement, un gouvernement
subordonn tendrait maximiser les profits du monopole - le bnfice
pour la classe dominante rsultant de la diffrence entre les cots de
la protection et les recettes perues en change de celle-ci - ainsi
qu' orienter les bnfices de la location de protection en fonction
des intrts conomiques de la classe dominante. Un gouvernement
autonome, au contraire, tendrait maximiser les rmunrations des
dirigeants (ainsi que sa propre taille) et serait indiffrent au
bnfice de location. L'analyse de Lane suggre immdiatement des
propositions nouvelles et des moyens empiriques pour les tester.
Lane fait galement l'hypothse que la logique de la situation a
produit quatre tapes successives dans l'histoire gnrale du
capitalisme : a) une priode d'anarchie et de pillages ; b) une tape
au cours de laquelle ceux qui faisaient des profits ont attir les
consommateurs et ont tabli leur monopole en luttant pour crer des
Etats puissants et exclusifs ; c) une tape qui voit les marchands
et les seigneurs terriens commencer tirer plus d'avantages de la
protection loue que les gouvernements qui la produisent ne ralisent
de profits ; d) une priode (assez rcente) pendant laquelle les
volutions technologiques deviennent pour les entrepreneurs une
source de profits plus importante que la location de protection.
Dans leur histoire conomique du monde occidental, Douglass North et
Robert Paul Thomas font des tapes b) et c) - pendant lesquelles les
constructeurs d'Etat ont cr leurs monopoles de la force et tabli
des droits de proprit permettant aux individus de capter la plupart
des bnfices issus de la croissance gnre par leurs propres
innovations - le moment pivot d'une croissance conomique durable. A
ce moment, les avantages de la protection sont beaucoup plus
importants que le profit de ceux qui la produisent. Si l'on
constate en outre que les droits de proprit protgs sont
principalement ceux du capital et que le dveloppement du
capitalisme a aussi facilit l'accumulation des ressources
ncessaires pour faire fonctionner des Etats de grande ampleur,
l'extension de l'analyse de Lane
Guerre et construction de l'Etat
107
fournit un bon aperu de la coincidence entre la guerre, la
construction tatique et l'accumulation du capital. Malheureusement,
Lane n'exploite pas compltement ses propres rsultats. En voulant
maintenir son analyse rigoureusement dans le cadre de l'approche
no-classique de l'organisation industrielle, Lane apprhende la
protection de manire restreinte. Il considre en effet tous ceux qui
payent des impts comme des consommateurs du service fourni par les
gouvernements - producteurs de protection. Il carte l'ide d'une
vente contrainte en insistant sur le fait que le consommateur avait
toujours le choix de ne pas payer et d'assumer les consquences de
ce non-paiement. Il minimise les problmes lis la nature de bien
collectif de la protection (notamment les problmes qui regardent la
possibilit pour ce bien d'tre divis). Enfin, il nglige dlibrment la
distinction entre les cots de production des moyens de contrainte
en gnral et les cots lis au fait de fournir aux consommateurs une
protection grce aux moyens de contrainte. Les ides de Lane touffent
dans le cadre no-classique alors qu'elles prennent tout leur
souffle en dehors. Toutefois, dans ou hors de ce cadre, ces ides
ont bel et bien ramen l'analyse conomique du gouvernement vers les
activits principales que les vrais gouvernements ont poursuivies
historiquement : la guerre, la rpression, la protection, la prise
de dcision. Plus rcemment, Richard Bean a appliqu une logique
similaire l'mergence des Etats europens aux XVe et XVIe sicles. Il
fait tat d'conomies d'chelle dans la production d'une force
efficace, contrebalances par des dsconomies d'chelle dans le
commandement et la direction. Il montre par exemple que
l'amlioration de l'artillerie au XVe sicle (les canons ont rendu
les petits forts mdivaux beaucoup plus vulnrables face une force
organise) a modifi la courbe des conomies et des dsconomies,
rendant plus avantageux pour leurs chefs d'avoir des armes plus
grandes, permanentes, et des gouvernements centraliss. Ainsi, selon
Bean, les innovations militaires ont favoris la cration
d'Etats-nations vastes, coteux, et bien arms. L'Histoire parle La
synthse de Bean ne peut tre considre comme un examen historique
minutieux. En pratique, le changement qui a affect les siges
d'artillerie des cits fortifies ont eu lieu seulement aux XVIe et
XVIIe sicles. L'artillerie s'est certes amliore au XVe sicle, mais
l'invention de nouvelles fortifications, en particulier la trace
italienne5, a rapidement limit l'avantage qu'elle pouvait procurer.
L'invention d'une artillerie efficace a t trop 5. En franais dans
le texte.
108
Politix n 49
tardive pour avoir t la cause de l'augmentation de la taille
minimale des Etats (mme si le cot accru des fortifications pour se
dfendre contre l'artillerie a donn un avantage aux Etats qui
avaient de larges bases fiscales). Il n'est pas non plus vident que
les changements intervenus dans la guerre terrestre aient eu
l'influence destructrice que Bean leur attribue. L'importance
accrue de l'armement naval, qui s'est impos simultanment, aurait
aussi pu donner l'avantage des petites puissances maritimes comme
la Rpublique nerlandaise. De plus, bien que beaucoup de cits-Etats
et autres petites organisations tatiques disparaissent ds avant le
dbut du XVIIe sicle, absorbes dans des units politiques plus
grandes, des vnements tels que le fractionnement de l'Empire des
Habsbourg et des invariants comme la persistance des grands Etats
faiblement structurs (par exemple la Pologne et la Russie)
infirment l'hypothse de la ncessit d'un agrandissement territorial
des Etats li aux techniques de la guerre. En bref, l'explication
propose par Bean est historiquement contestable. Dbarrasse de son
dterminisme technologique, l'analyse de Bean fournit pourtant un
complment utile celle de Lane. En effet, les diffrentes techniques
militaires ont des cots trs divers, ce qui explique les diffrences
substantielles entre les Etats en ce qui concerne leur capacit
contrler leurs opposants, qu'ils soient internes ou externes. Aprs
le dbut du XVe sicle, la constitution en Europe d'organisations
militaires plus grandes, plus permanentes et plus coteuses a
conduit augmenter spectaculairement les budgets, les prlvements et
le nombre des personnes employes par les monarques. Aux environs du
dbut du XVIe sicle, les princes qui russissaient instaurer des
organisations militaires coteuses taient capables de conqurir de
nouveaux territoires. Le mot territoire ne doit pas nous garer.
Jusqu'au XVIIIe sicle, les principales puissances taient des Etats
maritimes ; l'armement naval demeurait dterminant pour la position
internationale des Etats. Considrons les puissances hgmoniques
successives l'intrieur du monde capitaliste : Venise et son empire,
Gnes et son empire, Anvers et l'Espagne, Amsterdam et la Hollande,
Londres et l'Angleterre, New York et les Etats-Unis. Bien que la
Prusse-Brandebourg constitue en partie une exception, c'est
seulement notre poque que des Etats essentiellement terrestres,
comme la Russie et la Chine, ont acquis des positions prpondrantes
dans le systme mondial. La guerre navale n'tait en aucun cas la
seule raison de l'orientation vers la mer. Avant la fin du XIXe
sicle, le transport terrestre tait si cher partout en Europe
qu'aucun pays ne pouvait se permettre de fournir en grain et autres
biens fondamentaux une arme ou une grande ville sans avoir un
systme de transport maritime. Les dirigeants nourrissaient les
principaux centres de l'intrieur des terres (par exemple Berlin et
Madrid) avec difficult et un cot trs lev pour les arrire-pays.
L'efficacit exceptionnelle des voies d'eau des Pays-Bas a
indubitablement
Guerre et construction de l'Etat
109
donn aux Nerlandais des avantages certains, aussi bien en temps
de guerre qu'en temps de paix. L'accs la mer tait galement
important pour une autre raison. Les principales mtropoles taient
toutes des ports importants, des grands centres de commerce, et
d'extraordinaires mobilisateurs de capital. Le capital et le
commerce servaient tous deux les buts des dirigeants ambitieux. Par
un chemin dtourn, cette observation nous ramne aux arguments de
Lane et Bean. Sachant que tous deux crivaient en historiens de
l'conomie, la plus grande faiblesse de leurs analyses est
surprenante : ils sous-estiment l'importance de l'accumulation du
capital au profit de l'expansion militaire. Jan de Vries dcrit
ainsi cette dernire, propos de la priode qui suit le dbut du XVIIe
sicle : En regardant vers le pass, on ne peut qu'tre frapp par la
relation apparemment symbiotique existant entre l'Etat, le pouvoir
militaire et l'efficacit de l'conomie prive l'poque de
l'absolutisme. Derrire chaque dynastie qui a russi, il y avait des
rangs entiers de riches familles de banquiers. L'accs ces
ressources dtenues par la bourgeoisie s'est rvl crucial pour la
formation de l'Etat et pour les politiques centralisatrices. Les
princes avaient aussi besoin d'un accs indirect aux ressources
agricoles, qui pouvaient tre mobilises seulement quand la
production agricole augmentait et qu'un pouvoir administratif
efficace tait en place pour faire respecter leurs exigences. Mais
les relations de causalit fonctionnent galement dans le sens oppos
: les activits de formation de l'Etat et de construction de
l'Empire, ajoutes la tendance affrente une concentration de la
population urbaine et de la dpense publique, donnaient des
opportunits uniques et inestimables l'conomie prive de raliser des
conomies d'chelle. Ces dernires affectaient occasionnellement la
production industrielle mais avaient surtout un impact positif sur
le dveloppement du commerce et de la finance. De surcrot, la
pression pure et simple de la fiscalit mise en place par le
gouvernement central a fait plus qu'aucune autre force conomique
pour canaliser la production paysanne vers le march et, ainsi,
augmenter les opportunits de cration et de spcialisation
conomique6. Cette relation symbiotique ne vaut pas seulement pour
la priode qui suit le dbut du XVIIe sicle. Il suffit pour s'en
convaincre de prendre le cas prcoce de la France : les dpenses et
les recettes royales y ont considrablement augment de 1517 1785,
avec des taux de croissance trs importants au XVIe sicle. Aprs
1550, les guerres de religion civiles firent chouer le travail
d'expansion internationale que Franois 1er avait commenc au dbut du
sicle. Mais, partir des annes 1620, Louis XIII puis Louis XIV
(assurment aids par Richelieu, Mazarin, Colbert et d'autres de ces
magiciens faiseurs d'Etat) poursuivent la tche avec ardeur.
6. Vries (J. de), The Economy of Europe in an Age of Crisis,
1600-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1976.
110
Politixn49
Comme toujours , commente V. G. Kiernan, la guerre avait tous
les intrts d'un point de vue politique et tous les dsavantages
financiers7. Les grands capitalistes ont jou un rle crucial dans
les circuits financiers de l'Etat : comme sources principales du
crdit royal (particulirement le crdit court terme) et comme
principaux contractants dans l'activit risque, mais lucrative, de
la collecte des impts royaux. Pour cette raison, il est utile de
noter que : La dette nationale a commenc d'exister sous le rgne de
Franois 1er. A la suite de la perte de Milan, cl de l'Italie
septentrionale, le 15 septembre 1522, Franois 1er emprunta deux
cent mille francs [...] un taux de 12,5 % aux marchands de Paris,
afin d'intensifier la guerre contre Charles V. Gr par le conseil
municipal, ce prt inaugurait la clbre srie d'obligations fondes sur
les revenus du capital et connu sur le nom de "rentes sur l'Htel de
Ville8". A partir de 1595, la dette nationale avait atteint trois
cents millions de francs. En dpit des banqueroutes
gouvernementales, des manipulations montaires et de l'augmentation
monumentale des impts, la mort de Louis XIV, en 1715, l'emprunt de
guerre avait cr jusqu' trois milliards de francs, l'quivalent
d'environ dix-huit ans de recettes royales9. La guerre, l'appareil
d'Etat, la fiscalit, et l'emprunt avanaient la mme cadence
soutenue. Bien que la France ft prcoce, elle n'tait pas du tout
isole. Mme davantage que dans le cas de la France , rapporte la
toujours utile Earl J. Hamilton, la dette nationale de l'Angleterre
provenait des grandes guerres et avait augment avec elles [...]. La
dette commena en 1689, avec le rgime de Guillaume et Marie. Selon
les mots d'Adam Smith, "l'origine de l'norme dette actuelle de la
Grande-Bretagne est situer durant la guerre qui commena en 1688 et
se termina par le trait de Ryswick en 169710". Hamilton, il est
vrai, cite le mercantiliste Charles Davenant, qui se plaignait en
1698 que le niveau lev des taux d'intrt entretenu par la ncessit
dans laquelle se trouvait le gouvernement d'emprunter, gnait les
mouvements du commerce anglais. La plainte de Davenant suggre,
cependant, que l'Angleterre tait dj en train d'entrer dans la
troisime tape des relations entre l'Etat et le capital, telle que
la dfinit Frederic Lane - c'est--dire quand les marchands et les
propritaires terriens reoivent une part plus 7. Kiernan (V.G.),
State and Society in Europe, 1550-1650, Oxford, Blackwell, 1980, p.
104. Pour les finances franaises, cf. Gury (A.), Les finances de la
monarchie franaise sous l'Ancien Rgime , Annales. Economies,
socits, civilisations, 33, 1978. 8. Hamilton (E.J.), Origin and
Growth of the National Debt in France and England , in Studi in
onore di Gino Luzzato, Milan, Giuffr, 1950, tome 2, p. 254.
L'impossibilit povir le gouvernement de payer ces rentes aida
agrger la bourgeoisie parisienne contre la Couronne durant la
Fronde, environ douze dcennies plus tard. 9. Id., p. 247 et 249.
10. Ibid., p. 254.
Guerre et construction de l'Etat
111
grande des bnfices de la protection que ceux qui pourvoient la
protection. Jusqu'au XVIe sicle, les Anglais attendaient de leurs
rois qu'ils vivent des revenus de leurs biens propres et qu'ils ne
lvent des impts qu'en cas de guerre. G.R. Elton date la grande
innovation des Actes de subventions (subsidies bills) de Henry
VIII, rdigs par Thomas Cromwell, en 1534 et en 154011. Comme
auparavant, la guerre fournissait le stimulus principal aux
augmentations du niveau de la pression fiscale autant que de celui
de la dette. La dette et les impts ont rarement dclin, en raison de
ce que A.T. Peacock et J. Wiseman appellent un effet de dplacement
(et que d'autres nomment parfois un effet de cliquet ). Quand,
durant la guerre, les recettes et les dpenses publiques
augmentaient abruptement, elles n'taient pas diminues avec le
retour de la paix. Il est vrai que la Grande-Bretagne avait le
double avantage de moins reposer sur des forces terrestres onreuses
que ses rivaux du continent europen et de retirer une plus grande
part de ses recettes d'impts des droits de douanes et des
contributions indirectes - des taxes qui taient, en dpit de
l'vasion fiscale, significativement moins coteuses collecter que
les taxes foncires, les impts sur la proprit et les impts par
capitation. Pourtant, en Angleterre comme ailleurs, la dette et les
impts augmentrent normment partir du XVIIe sicle. Ils s'levrent
principalement du fait du cot grandissant de la conduite de la
guerre. Que font les Etats ? Il doit maintenant tre clair que
l'analyse que Lane propose de la protection ne permet pas de
distinguer les diffrents usages de la violence contrle par l'Etat.
Sous la notion gnrale de violence organise, les agents de l'Etat
excutent de manire caractristique quatre activits diffrentes : a)
la conduite de la guerre (liminer et neutraliser leurs propres
rivaux l'extrieur des territoires sur lesquels ils ont une priorit
continue et claire en tant que dtenteurs de la force) ; b) la
formation de l'Etat (liminer ou neutraliser leurs rivaux l'intrieur
de ces territoires) ; c) la protection (liminer ou neutraliser les
ennemis de leurs clients) ; d) le prlvement (acqurir les moyens de
mener bien les trois premires activits : la guerre, la construction
de l'Etat et la protection). La troisime activit correspond la
protection telle qu'elle est analyse par Lane, mais les trois
autres impliquent aussi l'application de la force. Elles se
recoupent de manire incomplte et diffrents degrs (par exemple, la
11. Elton (G.R.), Taxation for War and Peace in Early-Tudor England
, in Winter, (J.M.), ed., War and Economic Development: Essays in
Memory of David joslin, Cambridge, Cambridge University Press, 1975
( 1540 a scrupuleusement continu la vritable innovation de 1534, en
ce sens que des contributions extraordinaires pouvaient tre exiges
pour d'autres raisons que la guerre , p. 42).
112
Politix n 49
guerre contre les rivaux commerciaux de la bourgeoisie locale
offre une protection cette mme bourgeoisie). Dans la mesure o une
population est divise en classes antagonistes et o l'Etat favorise,
au moins partiellement, une classe ou une autre, la formation de
l'Etat limite de fait la protection certaines classes. La guerre,
la formation de l'Etat, la protection et le prlvement de ressources
prennent chacun des formes multiples. Le prlvement, par exemple, va
du pillage illgal jusqu' la fiscalit bureaucratise en passant par
le tribut rgulier. Tous les quatre dpendent pourtant de la tendance
de l'Etat monopoliser les moyens concentrs de coercition. Dans la
perspective de ceux qui dominent l'Etat, chacune de ces activits -
si elle est mise en uvre effectivement - renforce gnralement les
autres. Ainsi, un Etat qui radique avec succs ses rivaux internes
renforce sa capacit prlever des ressources, faire la guerre et
protger ses principaux soutiens. Dans l'Europe ancienne, au sens
large, ces soutiens taient typiquement des propritaires terriens,
des vassaux arms du monarque et des hommes d'Eglise. Chacune des
principales utilisations de la violence produit des formes
caractristiques d'organisation. La guerre donnait des armes, des
forces maritimes et des services d'intendance. La construction de
l'Etat donnait des instruments durables de surveillance et de
contrle l'intrieur du territoire. La protection reposait sur
l'organisation de la guerre et sur la structuration de l'Etat, mais
elle ajoutait cela un appareil auquel les protgs demandaient la
protection qui leur tait due - notamment par le biais des cours et
des assembles reprsentatives. Le prlvement donnait vie des
structures fiscales et comptables. L'organisation et le dploiement
de la violence eux-mmes sont pour beaucoup l'origine de la
structure caractristique des Etats europens. La rgle gnrale semble
avoir t la suivante : plus l'activit tait coteuse, toutes choses
gales par ailleurs, plus la structure organisationnelle tait
importante. Dans la mesure, par exemple, o un gouvernement donn
investissait dans de grandes armes permanentes - un moyen coteux,
sinon efficace, de faire la guerre -, la bureaucratie cre pour
servir l'arme tait probablement voue devenir volumineuse. De plus,
un gouvernement qui mettait sur pied une arme permanente tout en
contrlant une petite population tait vraisemblablement vou engager
des frais importants, et donc construire une structure encore plus
lourde, que le gouvernement d'un pays plus peupl. La
Prusse-Brandebourg en a t l'exemple classique. L'effort prussien
pour mettre sur pied une arme qui pourrait rivaliser avec ses
grandes concurrentes du continent europen engendra une structure
immense; cet effort militarisa et bureaucratisa la plus grande
partie de la vie sociale allemande.
Guerre et construction de l'Etat
113
Dans le cas du prlvement, plus l'ensemble des ressources est
limit et moins l'conomie est commercialise, toutes choses gales par
ailleurs, plus le travail de prlvement des ressources pour soutenir
la guerre et les autres activits gouvernementales est difficile.
C'est ce qui explique l'extension de l'appareil fiscal franais.
L'Angleterre illustre la proposition inverse, savoir que
d'importantes ressources commercialises aboutissent un appareil
fiscal relativement restreint. Comme l'a dmontr Gabriel Ardant, le
choix de la stratgie fiscale a probablement fait la diffrence. Dans
l'ensemble, les impts fonciers taient coteux collecter, compars aux
taxes sur le commerce, en particulier celles sur les grands flux de
marchandise, qui taient relativement faciles contrler. Sa position
cheval sur la Baltique donna par exemple au Danemark une opportunit
extraordinaire pour tirer profit des revenus douaniers. En ce qui
concerne la formation de l'Etat (au sens restreint d'limination ou
de neutralisation des rivaux locaux de ceux qui contrlaient
l'Etat), un territoire peupl par des grands propritaires fonciers
ou par des groupes religieux distincts imposait gnralement des cots
plus levs de conqute qu'un territoire fragment ou dot d'une culture
homogne. Cette fois, la Sude, avec son appareil de contrle
relativement petit mais efficace, illustre cette relation. Enfin,
le cot de la protection (au sens d'limination ou de neutralisation
des ennemis des clients de ceux qui font l'Etat) augmentait plus
vite que la population. L'effort du Portugal et de ses marchands
fournit ce propos un cas d'cole : l'effort de protection tait
inefficace, mais aboutissait nanmoins la constitution d'une
structure tatique massive. Ainsi, la taille mme du gouvernement
variait directement en fonction de l'effort dvolu au prlvement, la
formation de l'Etat, la protection, et, en particulier l'effort de
guerre, mais en fonction inverse de la commercialisation de
l'conomie. De plus, l'importance relative des diffrentes structures
gouvernementales variait avec les ratios cot/ ressources du
prlvement, de la formation de l'Etat, de la protection et de la
guerre. On observe en Espagne une hypertrophie de la cour et des
cours du fait de sicles d'efforts pour soumettre des ennemis
intrieurs, alors que l'on est tonn de voir comment, en Hollande,
l'appareil fiscal s'accrot faiblement, avec pourtant des impts
levs, dans le cadre d'une conomie riche et commerante. Il est clair
que la guerre, le prlvement des ressources, la fabrication de
l'Etat et la protection taient nettement interdpendants. Selon une
squence idale-typique, un grand seigneur faisait la guerre
efficacement pour devenir dominant sur un territoire important ; la
conduite de la guerre conduisait un prlvement accru de moyens
guerriers - hommes, armes, nourriture, logement, transport,
approvisionnement et/ou argent pour les acheter - sur la population
du territoire. La mise en place d'une capacit
114
Politixn49
guerrire augmentait de la mme faon que la capacit prlever.
L'activit mme du prlvement, si elle tait mene bien, se substituait
l'limination, la neutralisation ou la cooptation des rivaux locaux
du grand seigneur. Ce processus conduisait la mise en place de
l'Etat, avec l'organisation de structures pour collecter les impts,
des forces de police, de la Cour et des organismes de financement
tatique. Dans une moindre mesure, la guerre participait la
formation de l'Etat de manire similaire, par l'instauration d'une
organisation militaire : des arme permanentes, des industries de
guerre, des bureaucraties et (plus tard) des coles se dvelopprent
en mme temps que l'appareil tatique. Toutes ces structures
contrlaient des rivaux et des opposants potentiels. Au cours de la
guerre, du prlvement des ressources et de la construction de
l'appareil d'Etat, les dirigeants des Etats contractaient des
alliances avec des classes sociales spcifiques. Les membres de ces
classes prtaient des biens, fournissaient des services techniques
ou aidaient assurer la bienveillance du reste de la population,
tout en cherchant se protger de leurs propres rivaux et ennemis. En
consquence de ces multiples choix stratgiques, un appareil d'Etat
distinct croissait l'intrieur de chaque partie importante de
l'Europe. Comment les Etats se sont forms Cette analyse, si elle
est correcte, a deux implications fortes pour le dveloppement des
Etats nationaux. Premirement, la rsistance populaire la guerre
faisait une diffrence. Quand des gens ordinaires rsistaient
vigoureusement, les autorits faisaient des concessions : garanties
des droits, institutions reprsentatives, cours d'appel. Ces
concessions, leur tour, influenaient les tapes successives de la
conduite de la guerre et de la fabrication de l'Etat. Les alliances
avec des fractions de la classe dirigeante augmentrent de beaucoup
les effets de l'action populaire : la large mobilisation de la
gentry contre Charles 1er aida donner la Rvolution anglaise de 1640
un impact bien plus grand sur les institutions politiques qu'aucune
des multiples rebellions qui eurent lieu sous la dynastie des
Tudor. Deuximement, l'quilibre relatif entre la guerre, la
protection, le prlvement des ressources et la construction de
l'Etat a significativement affect l'organisation des Etats. Dans la
mesure o la guerre continuait avec, par exemple, un niveau
restreint de prlvement, de protection et de structuration de
l'Etat, les forces militaires en arrivaient jouer un rle important
et de plus en plus autonome dans la politique nationale. L'Espagne
est peut-tre le meilleur exemple europen de cette situation. Dans
d'autres cas, comme Venise ou en Hollande, la protection prvalait
sur la guerre, le prlvement et la construction de l'Etat ; les
oligarchies constitues des classes protges tendaient de ce fait
dominer la politique nationale. Dans d'autres situations encore, la
prdominance de la
Guerre et construction de l'Etat
115
construction de l'Etat obligeait privilgier la formation d'une
police et d'un appareil de surveillance - les Etats du Pape
illustrent un tel processus. Avant le XXe sicle, les dispositifs
viables taient relativement restreints. Tout Etat qui ne parvenait
pas produire un effort de guerre considrable tait vou une
disparition probable. Au XXe sicle, il est cependant devenu de plus
en plus commun qu'un Etat prte, donne ou vende un autre Etat ses
moyens de faire la guerre. Dans ces cas, l'Etat qui recevait cette
aide pouvait produire un effort disproportionn dans les domaines du
prlvement, de la protection et/ou de la construction de l'Etat,
tout en survivant nanmoins. A notre poque, les clients des
Etats-Unis et de l'Union sovitique fournissent de nombreux exemples
de ce type de situation. Le modle simplifi nglige toutefois les
relations externes qui forment chaque Etat national. Tt dans le
processus, la distinction entre interne et externe tait aussi peu
claire que la distinction entre le pouvoir de l'Etat et le pouvoir
qui revenait aux seigneurs allis l'Etat. Plus tard, trois
influences s'entrecroisrent pour insrer chaque Etat national dans
le rseau tatique europen. D'abord, les flux de ressources,
notamment sous la forme de prts et d'approvisionnements destins
faire la guerre. Ensuite, la comptition entre les Etats pour
l'hgmonie sur les territoires qu'ils se disputaient (comptition qui
stimulait la guerre et effaait temporairement les distinctions
entre guerre, Etat et prlvement). Enfin, la cration intermittente
de coalitions d'Etats qui combinaient temporairement leurs efforts
pour forcer un Etat donn prendre une certaine forme et se
positionner d'une certaine manire dans le rseau international. La
coalition guerrire en est un exemple, mais la coalition de paix
jouait un rle encore plus crucial : partir de 1648, si ce n'est
avant, tous les Etats europens s'unissaient momentanment la fin des
conflits pour ngocier, propos des frontires ou des dirigeants des
Etats belligrants. Depuis lors, les priodes de rorganisation
majeure du systme tatique europen ont t celles de rglement des
grands conflits guerriers. A l'issue de chaque guerre importante,
en gnral, les Etats nationaux qui mergeaient taient moins nombreux
qu'ils ne l'taient au dbut du conflit. Guerre et relations
internationales Dans ces circonstances, la guerre est devenue la
condition habituelle du systme tatique international et le moyen
normal de dfendre ou de rehausser une position au sein de ce
systme. Pourquoi la guerre ? Aucune rponse simple ne convient. La
guerre comme moyen servait plus d'un objectif. Mais une partie de
la rponse renvoie srement aux mcanismes centraux de la construction
de l'Etat. La logique mme selon laquelle un seigneur local tendait
ou dfendait le primtre l'intrieur duquel il
116
Politixn49
monopolisait les moyens de la violence, et par l mme augmentait
la rentabilit de son tribut, conduisait plus grande chelle la
guerre. Dans un tel processus, les rivaux internes et externes se
sont d'abord confondus. Seul l'tablissement de larges primtres de
contrle au sein desquels certains grands seigneurs ont mis en chec
leurs adversaires a permis de mieux dfinir la ligne de sparation
entre l'intrieur et l'extrieur. George Podelski rsume trs
clairement ce processus concurrentiel : La puissance mondiale
(global power) [...] renforait les Etats qui y parvenaient,
relativement toutes les autres organisations, politiques ou non. De
plus, les autres Etats participaient la comptition pour la
puissance mondiale et dveloppaient des formes d'organisation et une
force similaires. Ils devinrent ainsi des Etats-nations - par une
raction de dfense, parce qu'ils taient forcs de prendre en compte
la puissance mondiale et de s'y confronter (comme quand la France
combattit l'Espagne et, plus tard, la Grande-Bretagne) ou parce
qu'ils cherchaient imiter des modles qui dmontraient leur succs et
leur efficacit (comme dans le cas de l'Allemagne qui suivit
l'exemple de l'Angleterre pour affirmer sa puissance mondiale, sa
Weltmacht) [...]. C'est ainsi que, non seulement le Portugal, les
Pays-Bas, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, mais galement
l'Espagne, la France, l'Allemagne, la Russie et le Japon, devinrent
des Etats-nations. La rponse la plus rapide la question de savoir
pourquoi ces Etats ont russi l o la plupart des efforts europens
pour construire des Etats ont chou est, soit qu'ils taient des
puissances mondiales, soit qu'ils avaient combattu avec succs pour
s'imposer sur la scne internationale, ou pour se dfendre de ceux
qui y taient en position dominantes12. Cette logique internationale
de la formation de l'Etat a transfr sur une grande chelle le
processus de son extension locale. Si on m'autorise cette
distinction fragile entre les processus internes et externes de
cration de l'Etat, alors nous pourrions utiliser, pour dcrire
l'histoire de la formation de l'Etat europen, le schma en trois
tapes suivant : a) les succs variables de certains dtenteurs du
pouvoir dans des combats extrieurs tablissent la diffrence entre
une arne interne et une arne externe pour le dploiement de la force
; b) la comptition externe provoque la gense interne de l'Etat ; c)
des conventions externes entre les Etats influencent la forme et
l'organisation des Etats particuliers, mme des plus puissants. Dans
cette perspective, les organisations certifiant le caractre tatique
comme la Socit des Nations puis les Nations unies ont simplement
tendu le processus europen au monde entier. Qu'elle soit force ou
volontaire, sanglante ou pacifique, la dcolonisation a seulement
achev le processus par lequel les Etats existants se liguaient pour
en crer de nouveaux. L'extension au reste du monde du processus
originellement europen de 12. Modelski (G.), The Long Cycle of
Global Politics and the Nation State , Comparative Studies in
Society and History, 20, 1978.
Guerre et construction de l'Etat
117
formation de l'Etat n'a pourtant pas conduit la cration d'Etats
strictement conformes l'image de ceux de l'Europe. Au sens large,
les luttes internes telles que celles pour le contrle des grands
seigneurs rgionaux et l'imposition d'une fiscalit sur les villages
paysans - ont produit des systmes d'organisation relativement
spcifiques aux Etats europens : la subordination relative du
pouvoir militaire au contrle civil, l'extension d'une bureaucratie
de contrle fiscal, la reprsentation d'intrts par l'intermdiaire des
parlements et des requtes adresses aux autorits. Les Etats se sont
dvelopps ailleurs de manire diffrente. L'aspect le plus remarquable
de cette diffrence apparat dans l'organisation militaire. Les Etats
europens ont construit leurs appareils militaires travers des
luttes menes avec l'aide de leurs populations assujetties et par le
biais d'une extension slective de la protection diffrentes classes
de ces populations. Les accords sur la protection contraignirent
les dirigeants eux-mmes, en les rendant vulnrables aux cours, aux
assembles, aux retraits de crdits, aux services et l'expertise. De
faon plus gnrale, les Etats ns rcemment de la dcolonisation- ou de
nouvelles attributions de territoires par des Etats dominants - ont
acquis leur organisation militaire de l'extrieur, en dehors de tout
processus interne de construction de contraintes mutuelles entre
dirigeants et dirigs. Dans la mesure o les Etats extrieurs
continuent fournir des biens militaires et de l'expertise en change
de biens de consommation, d'alliances militaires ou des deux, les
nouveaux Etats ont hberg des organisations puissantes, non soumises
la contrainte tatique, qui dominent aisment toutes les autres
organisations du territoire. Dans la mesure o les Etats extrieurs
garantissent leurs frontires, les dirigeants des organisations
militaires exercent un pouvoir extraordinaire l'intrieur de
celles-ci. Les avantages du pouvoir militaire deviennent normes,
l'incitant s'emparer du pouvoir d'Etat tout entier. En dpit de la
grande place que la guerre occupait dans la formation des Etats
europens, les vieux Etats nationaux de l'Europe n'ont presque
jamais expriment cette grande disproportion entre l'organisation
militaire et toutes les autres formes d'organisation, ce qui semble
le destin des Etats clients travers le monde contemporain. Il y a
cent ans de cela, les Europens pouvaient se fliciter de la
diffusion du gouvernement civil travers le monde. Aujourd'hui,
l'analogie entre la guerre et la cration de l'Etat, d'un ct, et le
crime organis de l'autre, devient tragiquement juste. Traduit de
l'anglais par Laurent Godmer et Anne-France Taidet