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R. 120. Glf7
LA IDEA Y EL SENTIMIENTO DE LAMUERTE EN LA HISTORIA Y EN EL
ARTE DE LA EDAD MEDIA (11)
Ciclo de Conferencias celebradodel 15 al 19 de Abril de 1991
G. Duby E. Mitre. E. Portela y M C. PallaresM. Nez V. Nieto. A.
Franco. J. Yarza
1992
UNIVERSIDADE DE SANTIAGO DE COMPOSTELA
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Presentacin 7
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IN Die E
La mort du seigneur. France du Nord. XII siecle 9
Georges Duby (College de France)
Muerte y memoria del Rey en la Castilla Bajomedieval 17
Emilio Mitre Fernndez (Universidad Complutense)
Los espacios de la muerte 27
Ermelindo Portela y M~del Carmen Pallares (Universidad de
Santiago de Compostela)
Imgenes de la muerte en la vidriera medieval 65
El concepto de la muerte en la "aetas imperfecta": Iconografa
del nio 37
Manuel Nez Rodrguez (Universidad de Santiago de Compostela)
Victor Nieto Alcaide (Uned. Madrid)
El arzobispo Pedro Tenorio: Vida y Obra.
Su capilla funeraria en el claustro de la catedral de Toledo
73
Angela Franco Mata (Museo Arqueolgico Nacional. Madrid)
El santo despus de la muerte en la Baja Edad Media Hispana
95Joaquin Yarza Luaces (Universidad de Barcelona)
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La mort du seigneur. France du Nord. XII slecle
GEORGES DUBYCOLLEGE DE FRANCE
J'aborde la question qui fait le sujet de cette rencontre,
"I'ide et le sentiment de lamort", en historien de la socit. Je
prcise: en historien de la socit fodale, c'est-a dire des Xle et
Xlle slecles essentiellement. Je prcise encore: mes
recherchesportent sur la France, la moiti Nord de la France, o
I'empreinte de la culturecarolingienne a t la plus profonde. Ce que
fait en particulier que le genre littrairehistorique, I'criture de
I'histoire y fut l I'poque dont je parle tres vivace. J'ai
beaucouputilis en particulierce qui reste d'une littrature
familiale, d'crits gnalogiques qui ontt composs en abondance dans
les principauts petites et grandes de cette rgion,en particulier
entre 1150 et 1200. Ces textes relatent I'histoire d'un lignage.lIs
exposentcomment un patrimoine, et particulierernent un patrimoine
seigneurial, s'est transmisde gnration en gnration dans une maison.
Une dizaine de ces textes sont parvenusjuqu' nous. Oans ces crits
naturellement, puisqu'il s'agit de transmission, d'une suitede
gnrations, il est parl de la mort du chef de famille. L'historien
recueille dans cesrcits d'utiles informations sur I'ide que I'on se
faisait de la mort dans la hautearistocratie de ce temps. D'o le
titre de mon intervention: "la mort du seigneur enFrance au Xlle
secle".
En introduction, je crois ncessaire de rappeler brevernent
quelques ides,quelques caracteres bien connus du systerne de
croyance concernant les morts. Jesouligne quatre points.
1. Tout le monde a cette poque tait convaincu que I'univers ne
se limite pas a ceque I'on voit, a ce que I'on touche, que pour une
large part le monde chappe a laperception de nos sens et que cette
part n'a pas moins de ralit que I'autre. Ainsi danschaque ltre
humain, il n'y a pas simplement le corps mais une ame. Ainsi il n'y
a passeulement ce monde-ci, il y a I'autre monde, l'au-dela.
Au-dela de quoi? O'une limiteentre le visible et I'invisible concue
comme tres permable.
2. La mort est simplement un transfert par del cette limite.
O'une part, l'rne sespare du corps qui reste la. O'autre part,
cette ame, passe dans I'autre monde,continue d'y vivre. OU? On ne
sait pas bien. C'est au Xlle siecle un objet d'interroga-tion. A ce
moment I'ide qu'il existe un lieu intermdiaire entre le Ciel et
l'Enfer seprcise. Oonc il faut compter avec les morts. lis sont la.
lis font partie de la socit. Onen voit rnrne quelques-uns qui
parfois reviennent, qui franchissent la limite en sensinverse.
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Si mon enqute porte sur les seigneurs, c'est parce que, bien sr,
les tagessuprieurs de I'difice social sont beaucoup mieux clairs
que les autres en ce tempso la documentation reste tres rare. C'est
aussi parce que tout seigneur est un modelequi montre I'exemple,
parce que ce qui le concerne est imit par les gens qu'il domine,et
paree que les modeles aristocratiques ont tendance a se propager
progressivementdan s les couches infrieures de la socit. Mais si je
parle des seigneurs c'est surtoutpour deux raisons. Parce que le
prince est I'intermdiaire entre le Tout-puissant et sonpeuple et
que son passage dans I'autre monde est d'une particuliere
importance pourtoute la communaut qui lui est soumise. Parce que,
sur le plan terrestre, sa mort est
10 La mort du seigneur. France du Nord. XII siecle
3. Les morts sont inquitants. Je me rfre a titre d'exemple a un
texte. C'est unpome compos vers 1160 par un crivain de la cour des
ducs de Normandie quitraduisit en langue vulgaire des crits
gnalogiques antrieurs relatifs a cette maison.Le titre: Le roman de
Roux; I'auteur: Wace. Wace nsere dans le rcit des anecdotesqu'on
racontait de son temps dans la maisonne. Ainsi du duc Richard ler,
comte desNormands, mort l la fin du Xe sicle. Ce prince tait
courageux. 11tait rnmetmraire.1I aimait mrne se promener la nuit,
le moment du danger.1I tait pieux aussi.Une nuit il entra dans une
chapelle. Sur le seuil se trouvait un cercueiJ avec un
cadavrededans. Lorsque Richard voulut ressortir, le mort, debout,
lui barrait la route. Le comte. I'abattit d'un coup d'pe. Aprs
quoi, il tablit par dcret que les morts ne seraient pluslaisss
seuls, qu'ils seraient gards, veills par des vivants jusqu'
I'enterrement. Doncles morts ont besoin de soins. lis sont
exigeants. Les vivants doivent les servir. Ceservice a lieu d'abord
entre le dcs et la mise au tombeau. On ne doit pas Jaisser lemort
seul. On doit I'entourer, le feter. Autour du cadavre, allong, par,
il faut se runir,festoyer, manger, boire, comme pour des noces,
danser, chanter. Cependant, apresI'ensevelissement, ce service se
prolonge. Les morts veulent survivre dans la mmoire.Le devoir des
descendants, qui sont redevables aux morts, et d'abord de leur
proprevie, est de maintenir cette mmoire. Les descendants sont
tenus envers les morts a uncontre-don qui les satisfasse, qui les
apaise, afin d'viter qu'ils ne troublent la socitdes vivants. lis
leur doivent des services, obsequia, proportionnels a ceux qu'ils
ontrecus d'eux. La forma principale que revt ce service est un
renouvellement priodiquede la fete des funrailles au cours duquel
on voque le dfunt, on le rend de nouveauprsent au milieu de ce
groupe de vivants qui descendent de lui. Commmoration: lejour
anniversaire de son passage dans I'autre vie, de nouveau I'on mange
et I'on chanteet l'on rappelle ce qu'il a fait.
4. Ce soin des morts incombe a la maisonne tout entiere, a la
parent. Toutefois,au Xlle sicle, les parents s'en remettent aux
ecclsiastiques de servir leurs dfunts.C'est I'aboutissement d'une
longue volution qui s'tale sur plusieurs gnrations maisqui s'acclre
a cette poque o s'affirme I'emprise de I'instituion ecclsiastique
surI'ensemble de la socit taque (on le voit en particulier a propos
du mariage dont lesrites et la morale sont tres rapidement capturs
a cette poque par les gens d'glise).Peu a peu, durant le haut moyen
age, les morts se sont rapprochs de I'dificeecclsia!. Les morts les
plus puissants sont parvenus assez tt a pntrer a I'intrieurde
I'glise, a s'approcher tres prs de I'espace le plus sacr. De fait,
l'an mil, les gensd'glise sont devenus les gardiens attitrs de la
mmoire des princes et des seigneursdfunts et ils la conservent
mieux que les laics puisqu'ils ont I'usage de I'ecriture.
lisinscrivent sur les tombes des pitaphes et, au Xlle secle, ils
rdigent ces textescommmoratifs sur quoi je fonde cet expos. Enfin
les gens d'glise depuis I'an milorganisent les services funraires,
les liturgies d'anniversaire. Pour cela ces ttesont chang de
nature. Les ecclsiastiques se sont employs a refouler ce
qu'ilsappelaient des superstitions, les parties du rituel qui leur
paraissaient "paiennes" et quiI'taient. Plus de danse, des larmes
et des pleurs. Le chant dsormais, c'est eux ques'en chargent
(rtribus, videmment, les services anniversaires s'achtent pardes
donations pro anima) et le rle des femmes qui avant cette
christianisationtait fondamental dans le rituel funraire est au
Xlle sicle rduit et strictementcontrol.
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Georges Duby 11
aussi un vnement de grande consquence. Elle dtermine une rupture
dans le jeudes pouvoirs. Le pouvoir qu'il tenait tombe aterre.
Ouelqu'un doit le relever. Ladisparition d'un seigneur est donc un
fait dont on parle, dont on crit, qui laissebeaucoup de traces. Par
ces traces, I'historien dcouvre ce qui dans le courant de lavie est
gnralement cach. Voici qui justifie mon choix. Je rangerai mes
observationsen trois parties: le seigneur dfunt et I'Etat; la mise
en scene de la mort seigneuriale;la mort imprvue.
L'Etat a cette poque est fondamentalement domestique. C'est
cela, politiquement,la fodalit. Le royaume de France s'est morcel
peu a peu en principauts de toutestailles. Chacune d'elles est aux
mains d'une ligne. Depuis la fondation de cettedynastie, le
pouvoir, rgalien de commander et de punir, tait tenu par un seul
homme,le chef de la maison. 11se transmet achaque gnration, comme
dans la maison royale,de rnle en mal e et, sauf accident, de pere
en fils. Aussi chaque prince est-il astreintde servir, avant son
seigneur et tout de suite apres Dieu, son pere, dont il a recu
nonseulement la vie mais la puissance. Chaque seigneur doit prier
spcialement pour unmort, son pere, et I'aider en organisant
convenablement les services liturgiques, doncsacrifier une partie
de I'hritage pour cela, pour des dons en faveur des
communautsecclsiastiques qui accomplissent ces services. De telles
offrandes viennent encompensation des dons dont il a lui-rnme
bnfici: le pouvoir, mais aussi toutes lesvertus, tous les charismes
qui justifient ce pouvoir, a commencer par la noblesse quiest une
affaire de sang, d'hrdit.
Donc la vnration des anctres morts est a la base meme de cette
formationpolitique qu'est la principaut. Ce fait apparait tres
nettement dans les crits gnalo-giques que j'utilise:
1Q Chacun d'eux en lui-rnme est un monument commmoratif dress a
la gloiredes areux, a leur honneur, dans I'intention de les feter,
de les servir, en les nommant,en rappelant leurs gestes, en les
faisant revivre. Ces textes taient des "Igendes", ausens premier du
terme. On les lisait solennellement pour voquer priodiquement
lesmorts.
2 La mmoire familiale que les textes ont fonction de conserver,
d'entretenir parces lectures priodiques, place a la racine du
souvenir, c'est--dre a la racine de laprincipaut, deux fondations
simultanes: celle du chteau, qui est le point d'ancragede la
puissance prncire, difice symbolique, un donjon, une tour rige en
signe depouvoir terrestre. Simultanment la fondation d'une ncropole
o, dans un lieu sacr,servis par une communaut religieuse, tous les
anctres du seigneur actuel reposentrunis a proximit des reliques
des saints.
Au Xlle siecle, la mmoire gnalogique reporte volontiers dans un
tres lointainpass, mythique, ces deux fondations initiales. En
fait, la constitution des ncropolestait relativement rcente. En
voici une preuve: lorsque, en 1096, le comte d'Anjou,Foulques
Rchin, interroge sa mmoire a propos de ses prdecesseurs, il ne sait
paso sont enterrs les plus anciens, ceux qui sont morts avant la
fin du Xe siecle. 11saito se trouvent les spultures de ses anctres
les plus proches, mais elles sontdisperses en lieux sacrs
dittrents'. 11semble bien que dans cette rgion de l'Europe,la
volont de runir les morts de la dynastie dans une ncropole unique
ne soit pas eneffet antrieure a la fin du Xle sicle. Mais a partir
de cette date, on se met a chercherobstinment o sont enterrs les
morts les plus anciens, et les crivains, auteurs de cescrits
familiaux, recoivent mission de reprer ces spultures; ils les
trouvent; ils lesinventent: I'un d'eux, qui a crit cinquante apres
Foulques, dit qu'il sait maintenat oureposent les plus ancien
comtes. D'autre parte, sur les lieux ou I'on croit que
sontensevelies leurs dpouilles, on eleve pour eux des tombeaux
factices: ainsi dans lacathdrale de Rouen, celui de Roland, premier
duc des Normands; le poste Wace l'avu dans un bas-ct, au Sud.
1 Chronques des comtesd'Anjou et des segneursd'Ambose, ed. L.
HALPHENel R. POUPARDIN, Paris1913, p. 237.
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12 La mort du seigneur. France du Nord. XII sicle
2 GISLEBERT DE MONS,Chronique de Hainaut, ed.Van der Kindere,
Bruxelles,1904.
3 LAMBERT D'ARDRES,Histoire des comtes deGuines et des
seigneursd'Ardres, ed. HELLER,Monumentae GermaniaeHistorica,
Scriptores,1. XXIV,ch. 30, n. 9.
4 Chronique du Monestred'Andres, ibid., ch. 58.
5 Chronique des comtesd'Anjou, p. 236.
Dans certaines principauts du Nord de la France, le
rassemblement des anctresmorts ne se fit jamais compltement. Ainsi
dans le comt de Flandre. 11y a bien deuxpeles d'agglomration, les
deux monastres de Saint-Pierre de Gand et surtout deSaint-Bertin,
mais la plupart des tombes comtales sont disperses au Xlle sicle et
lerestent. C'est I'effet sans doute des accidents dynastiques qui
on affect cette ligneentre 1080 et 1130, I'effet des contestations
d'hritages et des usurpations. Les princesqui s'emparaient
iIIgitimement du pouvoir contre leurs parents n'osaient pas
allerreposer aprs leur mort auprs des anctres: ils avaient peur
qu'ils se vengent; ilsfondaient a part leur propre spulture.
Cependant la rgle gnrale est a la concentration. Voici deux
exemples. Dans lecomt de Hainaut, pres du chteau de Mons, qui est,
disent les textes, comme la ttede I'Etat, dans une collgiale
construite sur les reliques d'une princesse rnrovinq-ienne, sainte
Waudru, dont la lgende veut qu'elle ait rgn sur toute la rgion el
quiest vnre comme une dsse-mre de la patrie, tous les comtes
successifs, Baudoin111,Baudoin IV, Baudoin V, reposent, tous avec
leur pouse et avec ceux de leurs filsqui n'ont pas revtu la dignit
comtale. Tous depuis 1133, et la srie aurait sans doutecommenc plus
tt si Baudoin 11n'avait pas disparu pendant son voyage en
TerreSainte".
Second exemple: dans le comt de Guines, en 1179, le comte
Baudoin ler (lesecond de la ligne, le fils et I'hritier du vrai
fondateur de I'Etat) installe des moines aquelque distance de son
chteau, aAndres. L'intention est nette. Elle est prcise dansune
bulle du pape Pascalll qui confirme la fondation: le monastre
abritera les dfuntsdu lignage, "les descendants des comtes et tous
les descendants des barons appelspairs du chteau'". Ici done ne se
trouve pas seulement la ligne des princes, mais,reuns autour de
leurs cadavres, ceux de tous leurs amis, de tous ces
vassauxrattachs a leur fortune, les commilitones qui furent leurs
compagnons de tousles instants durant la vie et qui doivent dormir
prs d'eux jusqu' la rsurrection desmorts.
Ainsi, a proximit du chteau, s'tablit une autre maisonne, une
autre cour, et achaque gnration, les dfunts doivent la rejoindre et
s'y rassembler. C'est pour euxune obligation, et cela parfois pose
des problmes pratiques lorsque le prince meurt loinde chez lui. Ce
qui arriva justement a l'un des comtes de Guines, mort en
Angleterre.On empaqueta son corps, on le cousit dans des peaux de
btes, mais la traverse dela mer fut diflicile, retarde par les
vents contraires, et la chronique du monastred'Andres rapporte que
le cadavre arriva pourrr',
Concentration: une maison des morts accole a celle des vivants,
ou les dfuntssont servis par une quipe de religieux, priant pour
eux, clbrant pour eux les oflices,rappelant leur prsence, les
faisant revivre le temps d'une crmonie. Cette ncropoleest a la
racine du sentiment dynastique. C'est un lieu de mmoire: les noms
et les faitset gestes de ces morts sont gravs en latin sur leur
tombeau. Cette range detombeaux est le conservatoire du souvenir.
Le comte d'Anjou Foulques Rchin le ditdans le texte que je viens de
citer: lorsqu'il parle de ses plus lointains anctres dont ilne
connait pas le nom, "nous ne pouvons, dit-il, commmorer comme il
faudrait leursvertus et leurs actes, puisque les lieux ou reposent
leurs corps sont inconnus'". Et c'estdans la collgiale de Mons,
pres des spultures alignes, que le prvt desainteWaudru, Gislebert,
crit I'histoire des lignages du comte de Hainaut, I'un des
critsgnalogiques que j'utilise.
Toutefois le rassemblement de la parent princire en une seule
compagnie n'estjamais tout a fait complete. Deux tendances viennent
la contrarier. La premireprocede d'un caractre essentiel de la
structure sociale, la sparation entre leshommes et les femmes,
laquelle joue aussi apres la mort. Souvent I'pouse du princea
obtenu de son mari les moyens de fonder un monastre de femmes o
elle choisit
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Georges Duby 13
d'tre ensevelie et, apres elle, un grand nombre des filles et
des femmes de la familleviennent la rejoindre. Ainsi, dans le comt
de Guines, acot du rnonastere d'Andres setrouve un rnonastere de
femmes, I'abbaye de Saint-Lonard, fonde au dbut du Xllesiecle par
I'un des princes et son pouse, et la se trouvent les tombes de
quelques-unesdes femmes de la ligne6. Et si les corps des comtesses
de Ha'naut dorment tousaupres du corps de leur poux dans la
collgiale de Mons, c'est qu'il s'agit la d'unmonastere double
runissant deux communauts religieuses, I'une d'hommes, I'autrede
femmes.
6 Lambert d'Ardres, ch. 51.
7 Lambert d'Ardres, ch. 73.
8 Chronique des comtesd'Anjou, p. 238.
9 Lambert d'Ardres, ch. 49.
L'autre tendance est d'origine spirituelle. Certains princes,
par pit, choisissent deplacer leurs dpouilles dan s un lieu qui
leur para't plus favorable a la survie de leur rneque le rnonastere
ncropole de la famille. Cette tendance s'accentue au cours du
Xllesicle, en un temps o le christianisme des larcs s'intriorise,
devient plus personnel,se vit dans I'imitation du Christ. A partir
du milieu du Xlle sicle, de plus en plusnombreux certains seigneurs
dcident d'installer leur spulture dans des tablisse-ments religieux
rnovs, imprgns d'une spiritualit plus vanglique. Ainsi, I'un
descomtes de Guines choisit-il, au grand dsappointement des moines
d'Andres, d'treenseveli dans la chapelle d'une maison de charit ou
I'on soigne les pauvres'. Ou bien,et la le mouvement s'est amorc un
peu plus tt, certains seigneurs veulent mourir aJrusalem afin d'tre
ensevelis a proximit du lieu o I'on croit que se produira
auJugement Dernier la rsurrection des morts.
Ceci me conduit a une seconde serie de rflexions qui touchent a
la mise en scene,au spectacle de la mort du seigneur. En eftet,
mourir est un acte capital. 11s'opere pourcette raison selon un
rituel solennel, et ce rituel exige en premier lieu que I'on
s'yprpare. Au premier rang de ces prparatifs se place le dpart en
plerinage. Prendrele bton et la besace du plerin, c'est di quitter
le monde, se sparer, rompre lesattaches, commencer la purification
ncessaire en se librant des liens charnels.Nombreux sont les
seigneurs qui ont pris ainsi la route lorsqu'ils ont commenc a
vieillir,vivement pousss par leur fils a'n avide de prendre leur
place, mais spontanmentaussi dan s I'intention de pnitence, et le
plerinage est bien une manere de se purifierque convient le mieux
aux guerriers.
Toutefois, tous les seigneurs ne sont pas partis et tous les
plerins de Jrusalemne sont pas morts en route. L'autre mode de
prparation consiste alors, lorsque leseigneur sent sa mort vraiment
toute proche, a se retirer encore du monde, mais d'unetacn
diftrente, en prenant non pas I'habit de plerin mais celui de
moine, en entrantvivant dans le rnonastere ncropole o son corps
bientt ira dormir. Conversion inextrems, mourir moine et partager
ainsi toutes les grces recueillies par la commun-aut o I'on entre,
bnficier en particulier d'un service funraire plus somptueux,
doncplus efticace. C'est ce que font, quand ils en ont le temps, la
plupart des seigneurs,surtout ceux qui ont conscience d'avoir
beaucoup pch. Par exemple, le cornte deFlandre, Robert le Frison,
usurpateur et meurtrier de son neveu, fit retraite a Saint-Bertin,
ou bien le comte d'Anjou, Geoffroy Martel: "la nuit qui prcda sa
mort, il dposatout le soin de la m/ita et des aftaires du siecle et
se fit moine au rnonastere SaintNicolas d'Anqers'". Voici le comte
Manass de Gu'nes qui, des qu'iI se sent malade,se transporte dans
I'infirmerie de I'abbaye d'Andres: "il prit I'habit de la
sanctaconversa to et mourut au milieu de ses freres les
rnoines'".
En eftet le rituel exige que le seigneur ne meure jamais seul,
mais entour des siens,au rnonastere, de la communaut qu'il a
rejointe, soit chez lui, de toute la maisonnequ'il dirige,
c'est--dire de ses parents, de ses serviteurs, de ses vassaux et
deI'ensemble de ses sujets, puisque tout I'Etat est vu dans
I'esprit des gens comme unegrande maison. La morte du seigneur est
donc publique. Elle doit l'tre, de mrne quele mariage ou
I'adoubement. Le mourant se fait porter dans la partie publique de
lamaison. On le sort de la chambre, on le transporte dans la salle
remplie de monde, etla se droule un spectacle dont il est I'acteur
principal, en trois actes.
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14 '"
10 Lambert d'Ardres, ch. 134. Le premier acte concerne ce qui
touche encore l la terre. Le seigneur se dpouille11 Id, ch. 139. de
tous ses biens matriels. 11les distribue, a commencer par son corps
dont il dit o
il veut qu'il soit enseveli. Par consquent, il parle: le rle du
mourant implique undiscours solennel. 11s'adresse ases successeurs,
ases hritiers, illes enseigne. Cediscours est moral, pdagogique.11
leur rappelle leurs devoirs. 11partage entre eux cequ'il a.
11institue son successeur, celui qui prendra sa place a la tte de
la maison. lilefait reconnaitre comme chef par tous ceux qui sont
la.
Le second acte concerne le spirituel. Les gens d'glise sont
prsents dans la salle.lis sont accourus en foule des qu'ils ont su
que le prince tait malade ou bless, menacde mourir, pour
I'assister, mais aussi pour recevoir ses dons, les offrandes
rtribuantles prieres dont ils s'aquitteront pour l'rne de celui que
va mourir. J'ai remarqu dansles crits que j'utilise qu'ils sont
pour la plupart tres brefs pour ce qui est des gestes dedvotion du
mourant. On dit seulement que celui-ci s'est confess, qu'il a recu
I'onction,qu'il a pri. C'est tout. Vocie le texte de I'une des
notices les plus prolixes. 11s'agit d'unseigneur d'Ardres, vassal
du comte de Guines: "il migra de ce siecle au milieu de sesfils, de
ses amis et du peuple, oint de I'huile sainte, rcitant le pater,
baisant la petitecroix qu'il portait a son cou (une croix
reliquaire contenant un poil de la barbe de Jsusqu'il avait ramen
de son voyage de Terre Sainte)":
Enfin, troisierne acte, l'rne a quitt le corps. Le corps est la
encore prsent, on vale porter l terre. Parmi les textes que j'ai
utiliss, la description la plus dtaille desfunrailles relate celle
du dernier comte de Guines, mort dans sa maison, "confiantdans la
misricorde du Seigneur, le 2 janvier 1206". Cette description
figure dans lachronique du monastere d'Andres" o son corps est ali
reposer. Son fils ain ethritier tait absent. L'pouse de celui-ci
prit les choses en mains. Elle envoya chercherI'abb du monastere
d'Andres. Elle le pressa d'expdier tout de suite, tres vite,
lesobseques. Cette prcipitation choqua les moines. lis eurent
I'impression que cettefemme voulait se dbarrasser du cadavre, faire
place nette. Elle avait hte, dit lachronique, d'tre comtesse. Alors
s'opra tout d'abord un transport, comme pour unmariage, d'une
rnaison dans une autre maison, en corteqe. Ce corteos fit halte
avantd'entrer dan s I'abbatiale. A I'endroit de cette station une
croix fut plus tard rige. Puisla dpouille du comte fut introduite
dans le rnonastere. Ce rnonastere tait largementouvert pour la
circonstance. On avait abattu la clture pour organiser une tte.
Commepour des noces, autour du corps, sur la litiere, avant qu'il
ne disparaisse dans la fosseprpare pour lui devant le maitre autel,
une tte se droula. C'tait essentiellement unbanquet. Depuis le soir
jusqu'au milieu de la nuit, toute la maisonne, les chevaliers,leurs
dames et les gens du bourg, veillerent le corps du dfunt, mais en
mangeant, enbuvant une derniere fois avec lui. Mangerent et burent
aussi, mais a part, dans un autrelieu, les pauvres accourus de
toutes parts et que le mort, une derniere fois, nourrit. Onleur
servit, dit le texte, du pain et des viandes apports des maisons du
comte. Je notedans cette description, qui pourtant est I'oeuvre de
I'abb du rnonastere lui-rnme,I'absence quasi totale de rfrence au
spirituel. 11n'est question que du corps et de labombance, de ce
que I'on dpense pour la nourriture et la boisson. La seu le
diffrenceavec un repas de noces, c'est que les vetements sont des
vternents de deuil et que,rituellement, on pleure de temps en temps
ou I'on fait semblant de pleurer.
Tel est I'idal, bien mourir, prpar, apres avoir parl comme il
faut au milieu d'unelarge assistance, en ayant une derniere fois
distribu le plaisir aux siens. Parconsquent le danger, c'est la
mort imprvue, la mort subite. Voici ce que le seigneurcraint avant
tout.
II faut remarquer d'abord que ce danger est grand car le
seigneur meurt souvent demort violente. Les gnalogies que j'ai pu
dresser sur les trois ou quatre gnrationsqui remplissent le Xlle
siecle montrent un taux de mortalit masculine tres lev. Jeprends le
cas d'un voisin du comte de Guines, le chtelan de Bourbourg qui
avait eudouze enfants. Tout son hritage chut l une petite-fille,
seule hritire. Des sept fils,
-
Georges Duby 15
deux taient entrs dans I'glise, deux moururent d'accident dans
I'adolescence, uncinquierne fut aveugl dans un tournoi, deux
seulement se marirent dont un seul eutdes enants". Hcatombe, parce
que I'existence de ces gens tait excessive. lispratiquaient trop de
sports trop dangereux. lis mangeaient trop et ils en
mouraientbrutalement. Lorsqu'on trouvait le seigneur au matin mort
subitement dans son lit, iln'tait pas rare que les hommes de la
famille se mettent a crier c'est sa femme qui l'atu. Ce soupcon
tait naturel, normal, puis que les femmes, con le savait,
sonttrompeuses, les agents du dmon, et que celle-ci tait peut-tre
bien adultre.
Un fait rn'a frapp en tudiant ces lignes princires: la frquence
des assassinats.Voici I'un des petits seigneurs de la valle de la
Loire, Hugues, le seigneur d'Amboise,pres de Tours. Lui mourut
bien. En 1138, il partit pour Jrusalem avec son seigneur lecomte
d'Anjou et il n'en revint pasoMais ses trois fils sont morts
assassins. Assassinatdu seigneur. Par qui et pour quoi? Parfois par
un rival. C'est le cas de l'aine des filsd'Hugues d'Amboise. Le
meurtre fut ici un accident de guerre. Mais ce cas est tres rareet
il fit scandale". Les rgles s'taient institues au Xlle sicle dans
la chevalerie deFrance qui enjougnait d'viter de s'entretuer dans
les batailles.
Ce n'tait pas non plus les sujets rvolts qui tuaient le
seigneur; il tait le plussouvent assasin par des gens de sa
maisonne. Ou bien parce qu'il tait un intrus,tranger au lignage,
install dans la seigneurie pour avoir pous une orpheline,
seulehritire: dans la maison, parmi les chevaliers du chteau, se
trouvaient des descen-dants de son prdecesseur qui jugeaient avoir
plus de droit sur I'hritage que cettranger, et qui
l'assassinaient'" Ou bien le seigneur tait tu parce qu'il tait trop
duravec les siens, en particulier avec les domestiques infrieurs.
Ce fut le cas dun vassaldu comte de Guines, Arnoud d'Ardres. Un
jour les gargons de la cuisine I'attirrent dansun bois et
l'qorcerent". Ou bien encore le seigneur tait tu parce qu'il tait
leseigneur, parce qu'il renorcait les structures de l'Etat, parce
qu'il voulait freinerI'ascention de certains officiers de la cour.
Pour cette raison, le comte de FlandreCharles le Bon fut abattu en
112716.
Un seigneur assassin tait un mort plus dangereux que les autres,
en particulierpou r ceux qui I'avaient tu. Les assassins du comte
Charles le savaient bien. Le crimeaccompli, ils se runirent
autourdu cadavre.Is orqanisrent uneveille, ils mangrentet ils
burent sur le corps du dfunt pour s'assurer, dit le texte que
j'utilise, que celui-cine se vengerait pas".
Le seigneur mort tait dangereux non seulement par ses intentions
de vengeance,mais parce qu'il tait pass dece monde-ci dans I'autre
monde, sans que I'ordre normalait t respect. Cette mort
introduisait le dsordre. Pour celte raison, un statutparticulier
tait attribu au dfunt. Ou bien il tait considr comme un martyr: ce
futle cas du comte Charles de Flandre, et le seigneur assassin
prenait alors place dansle souvenir gnalogique comme un hros qui
rehaussait la gloire de la maisonseigneuriale. Ou bien le seigneur
assassin demeurait dans la mmoire comme untyran qu'il avait t bon
de dtruire. 11 restait dans le souvenir en exemple a ne passuivre.
Mais la tendance tres forte tait de le rintgrer parmi les autres
mortrs, asaplace, dans la ncropole. C'est ce qui advint du corps
d'Arnoud d'Ardres. Lorsque lescuisiniers l'qorqerent, il tait
excommuni. Pour cela son cadavre fut t enterr apart, hors de la
ncropole. Mais, peu a peu, au cours du Xlle sicle, sa dpouille
serapprocha a petit coup des morts de sa famille pour les rejoindre
tout a fait18.Dsormais, rang, bien rang, c'est cela qui comptait
pour les descendants.
Car, au Xlle sicle, les morts ont leurs dfauts, comme les
vivants, et leurs vertus.lis font partie de la socit. Chacun tient
son rang, les hommes passant avant lesfemmes, et les seigneurs
avant les sujets. Mais la socit qu'ils forment, comme celleque
forment les vivants, il faut, autant qu'on peut,la teniren ordre.
Sansquoi le malheurpeut arriver. En eftet, les morts sont la, tres
prsents. lis vivent.
'2 Lambert d'Ardres, ch. 122.
'3 Chroniques des comtesd'Anjou, p. 125, 126.
'4 Chroniques des comtesd'Anjou, p. 106,107.
'5 Lambert d'Ardres, ch. 196.
'6 GALBERT DE BRUGES.Histoire du meurtre de Char-les le Bon,
comte de Flandre,ed. H. PIRENNE, Paris,1891.
17 Galbar de Bruges, ch. 90.
'8 Lambert d'Ardres, ch. 145.