1 14-18 sur le Rossberg : quand la Grande Guerre s’invite en archéologie. « Oui, ils étaient de taille, ces Français de bonne [famille] , et lorsqu’on les voyait s’avancer au pas de charge et s’élancer sur les sommets, on avait sous les yeux comme l’image symbolique de leur ascension morale et l’on comprenait qu’ils avaient adopté cette simple et mâle devise : « Plus haut, toujours plus haut ». » Le 25 septembre 1927, le Président du Conseil Raymond Poincaré commémore au Grand-Ballon l’action des troupes françaises dans le massif vosgien au cours de la Première Guerre mondiale. Tout comme le toit des Vosges, les hautes chaumes du Rossberg ont été parcourues par les troupes au cours de la Grande Guerre, sans pour autant que combat y soit livré. Des traces pérennes de l’occupation des gazons sommitaux restent néanmoins visibles sur place. Une montagne, des guerres, des hommes Deux mille ans avant les batailles du Hartmannswillerkopf ou du Linge, le Proconsul Jules César parcourt déjà le piémont vosgien à la tête de ses troupes. Il donne alors la première description connue de nos montagnes : « Mosa profuit ex monte Vosego, qui est in finibus Lingonum » 1 . L’histoire militaire du massif vosgien s’écrit ainsi dans le temps long, et il en va de même pour l’occupation humaine du Rossberg. Les chaumes que foulent les troupes françaises dès août 1914 demeurent le résultat de siècles de mise en valeur de ces sommets, à cheval entre les vallées de la Thur et de la Doller. Les différentes phases d’anthropisation de ce massif ont largement été dictées par les divers conflits qui ont touché la région, dont la Grande Guerre n’apparaît que comme l’avant-dernière de ces occurrences belliqueuses. Permettons-nous ainsi une synthétique présentation de l’histoire du Rossberg, et des différents conflits qui l’ont touché. Les géographes 2 ont su le démontrer, les premiers défrichements du Rossberg remontent au plus tard à la période du Bronze final (1300 - 750 av. J.-C.). Depuis la plaine, c’est sans-doute un Thanner Hubel 3 déjà dégarni qui s’offre aux yeux des divers belligérants de la guerre des Gaules puisqu’une deuxième phase de mise en valeur apparaît aux périodes de La Tène (450-50 av. J.-C.) et gallo-romaine (50 av. J.-C. - 500 ap. J.-C.). Passant aux mains des deux abbayes de Murbach et de Masevaux au cours de l’ensemble de la période médiévale, un premier apogée historique du système agro-pastoral est atteint à la fin du XVI e siècle malgré les remous successifs qui marquent la période 4 . Le XVII e siècle se traduit néanmoins par un abandon des sommets, suite notamment à la Guerre de Trente Ans qui sévit en contrebas. Au début du XVIII e siècle, ce sont ainsi des terres en friches qui sont à nouveau exploitées, pour la production de charbon notamment. Ainsi, lorsque l’Alsace devient allemande en 1871, les chaumes du Rossberg ont atteint leur extension et un niveau d’exploitation maxima. Quel est alors l’état du Rossberg à la veille de la guerre ? Comme pour bon nombre des hautes chaumes des Vosges, les pâturages d’altitude sont parcourus et exploités par plusieurs fermes qui nous sont connues, pour certaines, depuis le XVI e siècle. Seules quatre de ces exploitations ont survécu aux épreuves du XX e siècle : (d’est en ouest) la ferme-auberge du Thanner-Hubel, la ferme du (Moyen) Rossberg et les fermes-auberges du Gsang et du Belacker. Le bâtiment de la ferme du Sattelhut est toujours en élévation sur les pentes de Wegscheid. Encore
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14-18 sur le Rossberg : quand la Grande Guerre s’invite en archéologie [2015]
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1
14-18 sur le Rossberg : quand la Grande Guerre s’invite en
archéologie.
« Oui, ils étaient de taille, ces Français de bonne [famille], et lorsqu’on les voyait s’avancer
au pas de charge et s’élancer sur les sommets, on avait sous les yeux comme l’image symbolique de
leur ascension morale et l’on comprenait qu’ils avaient adopté cette simple et mâle devise : « Plus
haut, toujours plus haut ». » Le 25 septembre 1927, le Président du Conseil Raymond Poincaré
commémore au Grand-Ballon l’action des troupes françaises dans le massif vosgien au cours de la
Première Guerre mondiale. Tout comme le toit des Vosges, les hautes chaumes du Rossberg ont été
parcourues par les troupes au cours de la Grande Guerre, sans pour autant que combat y soit livré.
Des traces pérennes de l’occupation des gazons sommitaux restent néanmoins visibles sur place.
Une montagne, des guerres, des hommes
Deux mille ans avant les batailles du Hartmannswillerkopf ou du Linge, le Proconsul Jules
César parcourt déjà le piémont vosgien à la tête de ses troupes. Il donne alors la première
description connue de nos montagnes : « Mosa profuit ex monte Vosego, qui est in finibus
Lingonum »1. L’histoire militaire du massif vosgien s’écrit ainsi dans le temps long, et il en va de
même pour l’occupation humaine du Rossberg. Les chaumes que foulent les troupes françaises dès
août 1914 demeurent le résultat de siècles de mise en valeur de ces sommets, à cheval entre les
vallées de la Thur et de la Doller. Les différentes phases d’anthropisation de ce massif ont
largement été dictées par les divers conflits qui ont touché la région, dont la Grande Guerre
n’apparaît que comme l’avant-dernière de ces occurrences belliqueuses. Permettons-nous ainsi une
synthétique présentation de l’histoire du Rossberg, et des différents conflits qui l’ont touché.
Les géographes2 ont su le démontrer, les premiers défrichements du Rossberg remontent au
plus tard à la période du Bronze final (1300 - 750 av. J.-C.). Depuis la plaine, c’est sans-doute un
Thanner Hubel3 déjà dégarni qui s’offre aux yeux des divers belligérants de la guerre des Gaules
puisqu’une deuxième phase de mise en valeur apparaît aux périodes de La Tène (450-50 av. J.-C.)
et gallo-romaine (50 av. J.-C. - 500 ap. J.-C.). Passant aux mains des deux abbayes de Murbach et
de Masevaux au cours de l’ensemble de la période médiévale, un premier apogée historique du
système agro-pastoral est atteint à la fin du XVIe siècle malgré les remous successifs qui marquent
la période4. Le XVII
e siècle se traduit néanmoins par un abandon des sommets, suite notamment à
la Guerre de Trente Ans qui sévit en contrebas. Au début du XVIIIe siècle, ce sont ainsi des terres
en friches qui sont à nouveau exploitées, pour la production de charbon notamment. Ainsi, lorsque
l’Alsace devient allemande en 1871, les chaumes du Rossberg ont atteint leur extension et un
niveau d’exploitation maxima.
Quel est alors l’état du Rossberg à la veille de la guerre ? Comme pour bon nombre des
hautes chaumes des Vosges, les pâturages d’altitude sont parcourus et exploités par plusieurs
fermes qui nous sont connues, pour certaines, depuis le XVIe siècle. Seules quatre de ces
exploitations ont survécu aux épreuves du XXe siècle : (d’est en ouest) la ferme-auberge du
Thanner-Hubel, la ferme du (Moyen) Rossberg et les fermes-auberges du Gsang et du Belacker. Le
bâtiment de la ferme du Sattelhut est toujours en élévation sur les pentes de Wegscheid. Encore
2
entourée par les chaumes à la veille du conflit, la
bâtisse se trouve aujourd’hui au cœur d’un domaine
boisé ; preuve s’il en est de l’enfrichement des
chaumes au cours des cent dernières années. Trois
autres fermes, aujourd’hui disparues, s’élevaient
encore en 1914. Il s’agit respectivement des fermes du
Bas Rossberg, Kolb/Waldmatt5, et du Haut Rossberg,
dont les traces sont encore perceptibles dans le
paysage. L’ensemble de ces établissements demeure
les héritiers des anciennes marcairies du massif,
installées elles-aussi sur des sites propices :
accessibles, abrités et proches d’un point d’eau. Or,
aux acteurs de cette agriculture traditionnelle, se joignent depuis peu des « occupants » d’un
nouveau genre. Le développement au XIXe siècle du tourisme et d’une vision romantique du
massif, dont témoignent localement les écrits de François-Antoine Robischung6, s’accompagnent de
la création des premiers ski-clubs au début du XXe siècle. Le Ski Club Rossberg, officiellement
fondé le 15 novembre 1911 par des habitants de la région de Thann et de Mulhouse, occupe
jusqu’en 1914 une dépendance de la ferme du Haut Rossberg.
Ainsi en août 1914, le sommet du Rossberg qu’ont pu découvrir les premiers soldats français
ne ressemblait pas exactement aux chaumes que nous connaissons aujourd’hui. Surtout, l’Etat-
major allait mettre ce site stratégique à profit.
Le premier refuge du Ski Club Rossberg, entre 1911
et 1914 (Collection du Ski Club Rossberg).
3
« Nul ne traîne »7 : le retour du Rossberg à la France
« 7 août [1914], 18h30 : La 6e
Compagnie qui a suivi du Ballon
d'Alsace la crête du Rossberg où elle a
eu un petit engagement rallie le
bataillon en ramenant 2 prisonniers du
172e. »
8 Par ce fait résumé en quelques
lignes, le 15e bataillon de Chasseurs
Alpins devient le premier corps de
l’armée française à fouler les chaumes
du Rossberg, marquant
symboliquement le retour du massif
sous le giron de la patrie des droits de
l’Homme. Ce court extrait rapporte
également le seul affrontement direct entre soldats allemands et français qui a eu lieu sur ces
hauteurs : jusqu’à la fin du conflit, l’armée allemande n’occupera en effet plus jamais le Rossberg.
Notons encore que les hommes de ce même 15e bataillon de Chasseurs Alpins sont, aux yeux de
Joseph Baumann, « les premiers soldats français à fouler la terre alsacienne dans la vallée de la
Thur »9. En effet dès le 5 août 1914, soit deux jours avant leur passage au Rossberg, ledit bataillon
traverse la frontière instaurée en 1871 à hauteur de Bussang et s’installe en Alsace. Enfin, rappelons
que la date du 7 août marque également le retour à la France des villes de Thann et de Masevaux, de
chaque côté du massif.
Or, ce qui est vrai pour le Rossberg ne l’est pas pour la cité de saint Thiébaut. Thann est
temporairement reprise par les troupes allemandes les 12 et 13 août de la même année. La libération
définitive de la ville, qui survient le 14 du mois, passe à nouveau par le Rossberg. L’ordre
d’opération pour la journée de 14 août est le suivant : « L’intention du Lieutenant-Colonel
commandant le groupement de Bussang est de prononcer son attaque principale par le Sud de la
vallée de la Thur […]. A cet effet le commandant du 22e bataillon dirigera dès 3 heures […] 2
compagnies qui auront pour mission
d’attaquer le village de Thann par le
Nord […]. Le reste du 22e bataillon
sous les ordres du commandant de la
Baisse partant à 4 heures du col de
Bussang gagnera par les crêtes de
Rosberg en dissimulant son
mouvement. Du Rosberg il prendra
comme objectif le village de Thann.
[…] Derrière le 22e gagnera
également le Rosberg d’où il prendra
comme objectif Vieux Thann. Le
commandant de la Baisse fera
réquisitionner dans Bussang tous les
Un chasseur alpin sur les chaumes du Belacker (d’après le Bulletin n°1
du Cercle cartophile de Thann et de la vallée de Saint-Amarin, p. 31).
4
moyens de transport disponibles. Il se procurera également sur place des guides connaissant bien la
montagne entre le col de Bussang et le Rossberg d’une part, le Rossberg et Thann d’autre part. Ces
guides devront se trouver pour 4h au col de Bussang »10
.
Notons ici la mise à profit des populations locales pour guider les troupes à travers les
sentiers escarpés du massif. Au 22e Bataillon de Chasseurs à Pieds se joint le 12
e Bataillon de
Chasseurs Alpins. Le journal de ce dernier commente ainsi la montée au Rossberg : « Etape longue
et dure ; la colonne est plusieurs fois obligée à l’aménagement des sentiers pour le passage des
mulets des sections de mitrailleuses et du service médical. Grand’ halte au pied du Rossberg vers 14
heures »11
. A leur arrivée à Thann, les 22e et 12
e bataillons de chasseurs découvrent une ville
désertée par les armées de Guillaume II. Les deux vallées bordant le massif demeurent désormais
françaises, tandis que sur le versant nord de la vallée de la Thur, au Hartmannswillerkopf, les
combats font rage. Le front reste proche.
« Situation inchangée de la Somme aux Vosges »12 : le Rossberg et le front
Plusieurs corps de l’armée française ont successivement occupé les chaumes du Rossberg,
mais le but n’est pas ici de les énumérer. Lorsque la guerre de position s’impose, le front se fige à
10 Km à vol d’oiseau à l’est du Thanner Hubel. Offrant un panorama fort intéressant sur les zones
de combat tout en assurant une sécurité certaine à ses occupants du fait de son altitude, le massif est
aménagé en conséquence. Une partie importante de la chaume est fortifiée à l’aide de fils de fer
barbelé. Ces nouvelles limites se superposent
parfois aux anciennes frontières et profitent des
antiques murets qui les marquent. C’est
notamment le cas en amont du Sattel. Trois
« îlots » fortifiés se distinguent alors : l’un
autour de la crête principale, depuis le sommet
du Vogelstein jusqu’au sommet du Rossberg, un
second entre les sommets du Rossberg et du
Thanner Hubel, et un dernier sur le versant est
du Thanner Hubel. Ces différentes zones
sécurisées accueillent alors des pièces
d’artillerie, voir des ballons d’observation.
Comme le 12e Bataillon de Chasseurs
Alpins le remarquait déjà, les chemins d’accès
sont mal appropriés au passage des différents
convois militaires. A ces fins, différents sentiers
sont réaménagés et quelques pistes secondaires
sont créées sur la chaume pour desservir les
nouvelles installations. Ajoutons à cela la plus
importantes des réalisations de l’armée
française dans le massif : la construction de la
route Joffre reliant Masevaux à Bitschwiller-lès-
Route Joffre, le 25 janvier 1918 (d’après EHRET Jean-Marie
[…], La vallée de Masevaux 1914-1918, p. 42).
« Canons au Rossberg » (d’après WILLME Daniel, La
Grande Guerre dans la vallée de Masevaux, p. 170).
5
Abri de la Waldmatt occupé par le Ski Club Rossberg de
1919 à 1955 (Collection du Ski Club Rossberg).
Soldat français lugeant au Belacker en 1916 (d’après le
Bulletin n°1 du Cercle cartophile de Thann et de la vallée
de Saint-Amarin, p. 31).
Thann par le col du Hundsruck. Edifié dès 1915 par le 5e bataillon du génie, cet axe stratégique de
15 Km de longueur permet de relier les vallées de la Thur et de la Doller en évitant le front et ainsi
de ravitailler sans danger le Hartmannswillerkopf en hommes et en provisions. La route est
également ouverte aux riverains. En 1916 l’industriel masopolitain Isidore André, souvent amené à
se rendre dans la vallée de Thann, la décrit ainsi dans son journal de guerre : « C’est en effet une
belle promenade avec des points de vue splendides en certains endroits. Mais que de virages tout du
long, certains comparables à une épingle à cheveux. Ces virages, je les ai comptés. Il y en a […]
soixante au total. Ce qui laisse à désirer, ce sont les parapets, qui aux endroits dangereux ne sont pas
assez hauts »13
.
Le même Isidore André écrit le 30
octobre 1914 : « De nombreuses troupes
occupent les hauteurs d’où elles descendent
parfois dans un état lamentable, car il y a une
pénurie d’abris ». Le 13 novembre encore :
« Première apparition de la neige sur nos
montagnes. Nos pauvres soldats qui séjournent
sur ces hauteurs ne manqueront pas de ressentir
ce brusque changement de température. Nous
allons nous occuper de leur faire parvenir des
objets de lainage qui nous ont été adressés ».
Quelle vie pour les troupes stationnées au
Rossberg ? Concernant leur hébergement, on
dénombre en 1918 une cinquantaine d’abris et
de baraquements sur le seul pâturage. Certains
trouvèrent d’ailleurs un nouvel usage au
lendemain du conflit : le 14 février 1919 est
cédé au Ski Club Rossberg, de retour sur les
chaumes, un bâtiment d’infanterie attenant à la
ferme de la Waldmatt. Les photographies
conservées nous permettent de prendre la mesure
de ces constructions éphémères au confort
spartiate, bâties avec les matériaux à
disposition : le bois dans ce cas précis. D’autres
abris de ce type nous sont connus dans le reste
des Vosges. Certes les conditions de vie étaient
difficiles, mais une affectation au Rossberg au
courant de la guerre pouvait passer pour
enviable, en comparaison aux combats sanglants
qui étaient livrés dans le même temps à Verdun
ou dans l’Aisne. Comme en témoigne une scène
de luge photographiée au Belacker en 1916, et
au-delà de l’impact escompté par une telle
image, les hommes engagés dans le conflit
La ferme du Belacker suite à sa destruction en novembre
1915 (d’après le Bulletin n°1 du Cercle cartophile de
Thann et de la vallée de Saint-Amarin, p. 30).
6
savent se dégager des instants de détente. Sur la chaume pourtant, le danger demeure et il vient des
airs. L’aviation militaire, qui en est à ses débuts, voit son rôle se renforcer des deux côtés du front :
plusieurs survols et bombardements aériens ont touché les vallées de la Thur et de la Doller au
cours du conflit. A près de 1200 mètres d’altitude, le Rossberg se révèle comme un site idéal pour
anticiper les attaques aériennes, voire les repousser à l’aide de l’artillerie en place. Des dommages
sont cependant à déplorer sur les chaumes : dans la nuit du 5 au 6 novembre 1915, alors que le site
est occupé par des éléments d’artillerie du 66e régiment d’infanterie, la ferme du Belacker est
touchée par un obus. Or, bien que les pâturages soient largement défendus aux civils, on note que la
vie agricole se maintient dans une certaine mesure. A l’été 1917 par exemple, le maire Koensgen
d’Husseren obtient au Belacker l’autorisation de récolter le foin14
. A proximité du front, la vie
reprend progressivement ses droits.
Le Rossberg sur le plan directeur de 1918 (extrait de SHDGR GR 6 M LVIB1C 172).
Les éléments en rouge correspondent aux infrastructures installées par l’armée française : barbelés (croix), chemins ou
pistes (pointillés), abris ou baraquements (rectangles pleins et vides) et artillerie (étoiles).
7
Fouiller la chaume : pour une archéologie de la Grande Guerre
« La guerre a laissé une multitude et une diversité de palimpsestes aux générations futures.
Si les trace les plus superficielles et périssables sont rapidement gommées, d’autres restent
profondément ancrées dans le paysage »15
. L’apparition et la disparition de ces marques
d’anthropisation nous rappellent à quel point les paysages sont changeant, y compris sur des aires
de faible occupation humaine comme les hautes chaumes vosgiennes. Au Rossberg, les pâturages
que traversent les randonneurs du XXIe siècle laissent difficilement imaginer que l’armée française
ait pu occuper le site durant quatre années, et pour cause. Dans ce cas précis ont été élevées des
installations volontairement légères et de faible emprise. Il n’est pas impossible cependant d’en
retrouver des reliques, y compris là où on ne les attend pas.
Au cours de la première semaine du mois de juillet 2014 se sont tenues au Rossberg des
fouilles archéologiques dans le cadre de mon Mémoire de Master16
et sous la direction de Boris
Dottori17
. Le but était de déterminer et de dater deux anomalies microtopographiques situées sur la
chaume, sur la commune de Wegscheid, en amont de l’ancienne ferme du Sattel18
. Ces anomalies se
présentent sous la forme de deux séries de structures à la disposition identique : quatre espaces
excavés disposés en batterie, de plan rectangulaire et bordés par un couloir desservant les
excavations. La première de ces séries de structures, perpendiculaire à la pente et longue de 57 m,
est aisément visible sur la chaume. La seconde, longue de 50 m et dans le sens de la pente, se trouve
dans la hêtraie située à 100 m au sud-ouest de la première série de structures. L’ensemble de ces
éléments anthropiques sont facilement observables sur les relevés LiDar19
.
Cette technologie permet de plus de distinguer un ancien chemin reliant les
deux séries de structures. L’hypothèse d’origine pour expliquer l’existence
de ces excavations consistait en la présence d’habitats anciens semi-enterrés,
sans-doute liés aux activités de charbonnages attestées sur cette parcelle au
cours du XVIIIe siècle. A proximité directe se trouvent par exemple deux
anciennes plateformes de charbonnage datées de cette période. De son côté,
le plan directeur réalisé à la fin de la Grande Guerre ne relève aucune
construction militaire en ces lieux précis.
Les sondages réalisés ont cependant
révélé une toute autre réalité : un remplissage
des parties excavées par amoncellement meuble
de pierres d’andésite d’une taille de 20 cm
environ, sans disposition cohérente et sans
stratigraphie apparente. L’un des sondages a
permis de découvrir un morceau de bois
important fiché de fil de fer. Aucun élément de
mobilier ou de maçonnerie n’a cependant pu
être mis au jour. Ces amas de pierre imposants
et réguliers sont donc bien d’origine humaine.
La théorie d’un habitat doit néanmoins être
écartée.
Image LiDar (infogeo68.fr)
Résultat du sondage c, laissant apparaître la pièce de bois.
8
Parmi les différentes hypothèses avancées, celle de vestiges de plateformes d’artillerie de la
Première Guerre mondiale demeure la plus probable. Ces types d’infrastructures se sont multipliés
sur l’ensemble du front occidental dès l’automne 1914, lorsque la guerre de mouvement a fait place
à la guerre de positions. Des carnets d’instructions « sur l’organisation et la construction des
batteries »20
nous renseignent sur l’installation de ces terre-pleins : « Toutes les fois que les
conditions du tir, la nature du sol et le temps dont on dispose le permettent, il y a intérêt à pratiquer
une fouille à l’emplacement de la pièce ; en effet, cette disposition est favorable à la protection et en
général à la dissimulation du matériel et du personnel ». La mise en place de telles plateformes
s’explique d’autant mieux que les sols du Rossberg s’avèrent de nature meuble, et peu propices
donc à l’installation de pièces d’artillerie. Les amas de pierres dégagés à l’occasion de ces sondages
pourraient alors être interprétés comme un « ballast » destiné à stabiliser les positions. Reste alors à
expliquer l’absence de ces batteries d’artillerie sur les cartes d’Etat-major de l’époque21
…
En histoire contemporaine comme en histoire médiévale (…), il apparaît ainsi que les
sources écrites traditionnelles ne peuvent toujours suffire. L’approche interdisciplinaire a permis au
cours de ces dernières années une meilleure connaissance de la Grande Guerre, notamment en
Alsace. Or nous le voyons, celle-ci peut encore resurgir là où on ne l’attend pas.
Les 4 structures sous forêt et l’emprise des sondages réalisés en juillet 2014.
9
Bibliographie indicative
BAUMANN (Joseph), Le Rossberg, ses marcaireries, ses refuges, 1966.
CLUB CARTOPHILE de Thann et de la vallée de Saint-Amarin, bulletins n° 1 et 3, 2002 et 2004.
EHRET (Jean-Marie) […], La vallée de Masevaux 1914-1918, Riedisheim, 1997.
GASSER (Jean-Pierre), « L’historique du Thannerhubel », dans Bulletin d’information Bitschwiller-
les-Thann, 1993.
GRANDHOMME (Jean-Noël), La Première Guerre mondiale en France, Rennes, 2002.
ROHMER (André), Entre larmes et honneurs, Thann, ville de front (1914-1918), Uffholtz, 2014.
SCHNITZLER (Bernadette) et LANDOLT (Michaël), A l’est, du nouveau ! Archéologie de la Grande
Guerre en Alsace et en Lorraine, Strasbourg, 2013.
WILLME (Daniel), La Grande Guerre dans la vallée de Masevaux, d’après le journal de guerre
d’Isidore André, Mulhouse, 2014
Remerciements :
Georges BISCHOFF (directeur de Mémoire), Boris DOTTORI, Michaël LANDOLT, Hubert
ORTLIEB, André ROHMER, Dominique SCHWARTZ, Philippe SCHWARTZ et le Ski Club
Rossberg, Jean-Jacques SCHWIEN, Lucie WISSENBERG, Bernard ZADRAPA et Serge ZUSSY.
Les « fouilleurs » : Félix AMARD, Mathieu COMPERE et Aurélien LANDON.
1 CAIUS IULIUS CAESAR, De Bello Gallico, IV, 10, 1 : « La Meuse prend sa source dans les Vosges, qui se trouvent à la
frontière du territoire des Lingons ». A noter l’erreur géographique, puisque la Meuse prend en réalité sa source sur le
plateau de Langres. De même, le territoire des Lingons n’allait pas jusqu’aux Vosges. 2 Reportons-nous ici aux travaux de Dominique Schwartz et de Stéphanie Goepp.
3 Culminant à 1161 mètres d’altitude, il s’agit ici du troisième plus haut sommet du massif, ainsi que le plus oriental,
visible depuis Thann. Le toponyme « Thanner Hubel » ne se rencontre pas dans les sources avant la seconde moitié du
XVIIIe siècle. Au Moyen Âge, c’est le terme « Rast » qui sert à le dénommer.
4 L’épisode le mieux renseigné demeure celui de la guerre des Paysans : trente bêtes à cornes (gehirnts houptvich)
auraient été dérobées à l’abbesse de Masevaux, ainsi que de nombreux fromages produits sur les chaumes - ADHR 1C
4143. 5 La famille Kolb a consécutivement exploité les fermes du Moyen (Mittlere) Rossberg et la future ferme de la
Waldmatt. La « Kolbshütte » a ainsi pu désigner ces deux fermes. 6 ROBISCHUNG (François-Antoine), Der Senne vom Rossberg, Regensburg, 1896
7 Devise du 22
e Bataillon de Chasseurs Alpins.
8 Journal de Marche et Opération du 15
e BCA, 26 juillet-8 octobre 1914, 26 N 821/1 page 7.
9 BAUMANN (Joseph), Histoire de Thann, Colmar, 1981, p. 290.
10 Journal de Marche et Opération du 22
e BCP, 1
er août 1914 – 23 juillet 1915, 26 N 823/12, page 4.
11 Journal de Marche et Opération du 12
e BCA, 1
er janvier – 28 août 1914, 26 N 820/4, page 20.
12 Communiqué du Grand Quartier Général du général Joffre, daté du 29 août 1914. Au premier mois de la Grande
Guerre, les Français découvrent que leur pays a été envahi. 13
ANDRE (Isidore), Journal de guerre, éd. Daniel WILLME, Mulhouse, 2014, p. 181. 14
CERCLE CARTOPHILE DE THANN ET DE LA VALLEE DE SAINT-AMARIN, Bulletin n°1, Les Vogelsteine les fermes du
Belacker et du Gsang, 2002, p. 30. 15
STEINBACH (Frédéric) et JACQUEMOT (Stéphanie), « L’étude des paysages », dans A l’est, du nouveau !, Strasbourg,
2013, p. 114. 16
« Anthropisation et occupation des hautes chaumes vosgiennes à travers le temps, étude du massif du Rossberg »,
Mémoire de Master Recherche réalisé sous la direction de M. Georges Bischoff, parcours « Histoire et civilisation de
l'Europe », Université de Strasbourg, 2013-2015 (en cours). 17
Ces travaux étaient suivis de près par le géomorphologue Dominique Schwatz, l’archéologue Jean-Jacques Schwien
et l’historien Georges Bischoff. 18
La réalisation de tels travaux archéologiques nécessitent au préalable une autorisation délivrée par la DRAC, ainsi
que par le propriétaire du terrain : le département du Haut-Rhin dans ce cas.
10
19
LiDar : « light detection and ranging », ou télédétection par laser, est une technologie de mesure à distance basée sur
un balayage laser. En archéologie, des balayages aériens permettent de laisser apparaître les dénivelés du sol, sans
prendre en compte le couvert végétal. 20
Grand Quartier Général, Instruction sur l’organisation et la construction des batteries, Paris, 1918. 21
L’une des hypothèses est que les pièces d’artillerie destinées à ce site n’auraient jamais atteint la chaume.