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« L’interprétation d’Isaïe 6, 3 et son usage liturgique dans le judaïsme et le christianisme anciens », Revue d’histoire ecclésiastique, 105, 2010, p. 573-627

May 03, 2023

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Page 1: « L’interprétation d’Isaïe 6, 3 et son usage liturgique dans le judaïsme et le christianisme anciens », Revue d’histoire ecclésiastique, 105, 2010, p. 573-627

L'INTERPRETATION D'ISAIE 6,3 ET SON USAGE

LITURGIQUE DANS LE JUDAISME ET

LE CHRISTIANISME ANCIENS1

Ils se criaient l'un a l'autre ces paroles:

« Saint, saint, saint est Yahve Sabaot, sa gloire emplit toute la terre. »

Introduction generale

La vision rapportee en Is 6,3 est, avec l'ouverture du livre

d'Ezechiel et, a un moindre degre, la vision eschatologique de Daniel

7, l'une des principales, et sans doute la premiere des theophanies

prophetiques. Elle apparaí� t liee au temple de Jerusalem et a son

culte: Clement d'Alexandrie, au second siecle de notre ere, voyait

dans les « vivants » ou « esprits glorificateurs » signifies par

Isaíe comme une animation des cherubins figures sur l'arche

d'alliance 2 et, tout recemment, la « Julius-Wellhausen-Vorlesung » de

H.G.M. Williamson exprime la conviction qu'Isaíe comme le psal-

miste etaient influences par la liturgie du temple « avec laquelle ils

etaient tres familiers 3 ». Qu'elle soit l'echo d'un culte reel ou restitue,

la louange pre� tee aux seraphins par le prophete, et plus largement la

scene a la fois intime et solennelle dans laquelle celle-ci s'insere a ete

adoptee, a des degres divers et a une epoque qu'il est impossible de

situer avec precision dans les premiers siecles de notre ere, aussi bien

par le rituel juif que par les liturgies chretiennes, sous le nom

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1 Cet article est le fruit d'une rencontre, au cours de l'hiver 2008/2009, entre

Jose Costa, maí� tre de conference au departement d'etudes hebraíques de l'Uni-

versite Paris-III, specialiste de la litterature rabbinique, et Agnes Bastit-Kali-

nowska, maí� tre de conference de grec a l'Universite de Metz, specialisee dans le

domaine de l'histoire de l'exegese chretienne primitive. L'introduction a ete redi-

gee par A. Bastit, la conclusion par J. Costa, chacun des deux auteurs ayant la

paternite de la partie du developpement qui releve de sa specialite.2 Clement superpose l'expression de « vivants glorificateurs signifies par

Isaíe » (Str. VII, 12, SC 428, p. 246) a celle d'« esprits glorificateurs », qui desig-

nait en Str. V, 36, 3, SC 278, p. 84 les cherubins figures sur l'Arche.3 H. G. M. Williamson, « Holy, Holy, Holy » - The Story of a Liturgical for-

mula, Berlin, 2009, p. 20.

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de « sanctification 4 ». En me� me temps, cette scene et le cri qu'elle

contient sont presents dans les litteratures midrashique et patris-

tique des me� mes siecles.

Le travail presente ici a pour ambition de synthetiser, de la

maniere la plus integrative possible, les donnees se rapportant a

cette question foisonnante, aussi bien dans le corpus rabbinique que

dans le corpus chretien ancien, en facilitant la confrontation par

une disposition similaire en trois temps: liturgie / commentaire /

mystique. Etant donnee la profusion des publications se rattachant

a ce theme, les auteurs ne peuvent pretendre offrir un etat complet

de la question. Neanmoins, l'etude en deux volets que nous propo-

sons repose sur l'examen des principales theses recentes ou plus

anciennes.

L'elaboration des deux volets, rabbinique et patristique, a ete

menee independamment quoique conjointement. Il n'en est que

plus remarquable de constater la recurrence d'un certain nombre

de points sensibles d'un co� te comme de l'autre:

- Le caractere incertain et difficile a determiner de l'origine de la

qedusha 5 juive comme du sanctus 6 chretien pointe peut-e� tre, soit

vers un usage d'abord prive (pour le judaísme), soit vers la

discipline esoterique caracteristique du christianisme primitif

(Gregoire de Nysse parle de « paroles ineffables » et evoque le

secret auquel sont tenus les mystes);

- Le parallelisme entre les louanges angelique et humaine,

compris comme emulation ou comme conjonction, voire comme

rivalite, est abondamment exploite dans les deux traditions, ou

il permet a chaque fois une reflexion sur la dignite du peuple

charge de la sanctification de Dieu; a cela se rattache l'atten-

tion portee au mode responsorial de la recitation selon le recit

d'Isaíe, exemplaire du caractere dialogique de la louange;

a. bastit-kalinowska - j. costa574

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4 Qedushsha en hebreu, hagiasmos en grec.5 Transcription simplifiee du terme hebreu qedushsha, « sanctification ».

L'equivalent arameen de qedusha est qedush(a)ta.6 Le nom de sanctus est generalement reserve a la proclamation de la

louange seraphique qui annonce l'anaphore eucharistique, pour le distinguer du

trisagion, qui intervient dans la liturgie byzantine avant les lectures (premiere

partie de la messe), ou de l'exclamation « les choses saintes aux saints », prece-

dant la communion, c.-a-d. d'autres reprises de la triple sanctification situees a

d'autres moments de la celebration.

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- Didyme d'Alexandrie rapporte « une tradition juive » � attestee

par ailleurs dans les sources rabbiniques 7 � selon laquelle le

« tremblement de terre » mentionne par le prophete Amos dans

son incipit ne serait autre que le traumatisme suscite par l'appa-

rition de Dieu et de sa gloire dans le temple au moment de la

vision d'Isaíe: le chretien reprend cette interpretation et la deve-

loppe: « comment une secousse apportant une mutation positive

ne se serait-elle pas produite au moment ou, a l'apparition de

Dieu, le ciel et la terre furent remplis de sa gloire ... et le peche

de tout le peuple fut efface 8? »: la seconde partie du verset (« sa

gloire remplit toute la terre », Is 6,3b) introduit en effet, dans

les traditions juives comme chretiennes, une reflexion sur l'ex-

pansion, voire la dilatation, de la presence divine et sa non-

compatibilite avec la souillure du peche.

Ces paralleles pourraient e� tre prolonges; on en indiquera un der-

nier: l'etude presentee ne porte pas seulement sur une documenta-

tion ancienne: du fait de la permanence de la qedusha comme du

sanctus dans les cultes juifs et chretiens, elle est dotee par la-me� me

d'un caractere d'actualite.

L'interpretation d'Is 6,3 et la question de la qedusha dans le

corpus rabbinique ancien (1er-9e s.)

Les versets d'Is 6,3 et d'Ez 3,12 constituent les deux composan-

tes principales d'une priere juive appelee qedusha. Dans le rituel

actuel de la priere du matin telle qu'elle est recitee en jour de

semaine 9, ashkenaze comme sefarade, on distingue trois qedushot

differentes (mentionnees dans l'ordre de recitation): 1) la qedusha

associee a la premiere des deux benedictions precedant le shema'

(le yos.er), recitee assise (qedusha 10 di-yshiba) et ou l'on decrit la

liturgie celeste des anges; 2) la qedusha inseree entre la deuxieme

l'interpretation d'isaíe 575

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7 Cf. Seder �olam Rabba, 20 et Midrash Tanh.uma, S. aw, 13. Voir aussi Tar-

gum sur Isaíe 6,1 et 28,21. Voir enfin Jero� me, Commentaire d'Isaíe (Is 7,3) ainsi

que Commentaire d'Amos (Am 1,3) et ps. J ero� me sur 2 Ch 26,22.8 Didyme d'Alexandrie, dit « l'Aveugle », Commentaire sur Zacharie, V,

64-65, SC 85, p. 1004.9 La qedusha apparaí� t aussi dans les autres prieres de la journee (apres-midi

et soir) ainsi que dans la liturgie du shabbat et des fe� tes. La priere du matin a

cependant pour avantage de presenter clairement les trois formes de qedusha.10 Ou l'arameen qedush(a)ta. Il en est de me� me pour les autres qedushot, dont

nous citons le nom dans le paragraphe.

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et la troisieme benediction de la �amida, recitee debout (qedusha da-

'amida) et ou l'on incite la communaute a sanctifier Dieu comme les

anges; 3) la qedusha recitee apres la lecture de la Tora (qedusha de-

sidra), qui a pour particularite d'associer Is 6,3 et Ez 3,12, avec

leur traduction arameenne (targum 11). L'etude de la qedusha doit

comporter trois dimensions, qui ne sont pas toujours suffisamment

articulees dans les travaux savants, les dimensions liturgique,

midrashique et mystique 12. Les deux premieres dimensions concer-

nent le corpus rabbinique ancien, la derniere celui de la litterature

de la merkaba ou des Hekhalot. Pour les aspects midrashique et

mystique, nous nous sommes essentiellement limite aux textes qui

citent et commentent Is 6,3 13.

Aspects liturgiques

Les textes mentionnant la qedusha dans le corpus rabbinique

ancien sont peu nombreux 14. Le plus ancien se trouve dans la

Tosefta (300 15): « Rabbi Yehuda (135-170 16) repondait avec celui

qui benit: ��Saint, saint, saint ...'' (Is 6,3) et ��Benie (soit la gloire 17

...)'' (Ez 3,12). » Les versets cites (Is 6,3 et Ez 3,12) montrent qu'il

est bien question de la qedusha. Certains commentateurs estiment

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11 Pour le texte de ces trois qedushot, dans le cadre de la priere du matin,

voir: Siddur Rab �Amram Ga'on, p. 13, 32, 38-39; Siddur Rab Sa'adya, p. 36-38

et 40; Sefer Abudraham, p. 83-84, 127-128, 135-136; Seder �Abodat Yisra'el,

p. 77-79, 89, 127; H. ereb Pifiyyot, p. 86-88, 104, 156-158. Pour les versions de

la geniza du Caire, voir E. Fleischer, Li-tefus.atan shel qedushot ha-'amida we-

ha-yos.er be-minhagot ha-tefilla shel bene eres. yisra'el, dans Tarbiz, 38 (1969),

p. 255-284 et (dans une moindre mesure) Qedushat ha-'amida (u-she'ar ha-qedus-

hot): hebbet.im hist.oriyyim, lit.urgiyyim we-ide'ologiyyim, dans Tarbiz, 67 (1998),

p. 301-350.12 La bibliographie consacree a la qedusha, tout particulierement sur le plan

liturgique, est tres abondante. La place nous etant comptee, nous nous sommes

limite au strict necessaire.13 Abreviations utilisees dans le developpement: I.: Israel; L: ms Leyde Or.

4730; M2: ms Munich 22; N: ms New York 8128; O: ms Oxford 1531; T.:

texte; V: ms Vatican 228.14 Pour la date de redaction des compilations rabbiniques, voir G. Stember-

ger, Einleitung in Talmud und Midrasch, Munich, 1992, p. 161, 173, 194-195

et 245-349. Il s'agit de dates indicatives, car certaines font l'objet de vifs debats

entre les historiens.15 Date approximative de composition finale.16 Periode pendant laquelle ce rabbin a ete actif.17 Tosefta, Berakhot, 1,9, ms Vienne 46.

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que le texte fait allusion a la qedusha du yos.er, puisque l'expression

« celui qui benit » est plus adaptee au contexte du yos.er qu'a celui

de la �amida. L'argument n'est cependant pas parfaitement deci-

sif 18. Le deuxieme texte (dans l'ordre chronologique) provient du

Talmud Yerushalmi (400-450):

Bet.it.ay resta silencieux au moment (de la mention) des « roues 19 ». Ils vin-

rent demander a Rabbi Abun (290-320) (que faire dans cette circonstance).

Rabbi Abun leur dit au nom de Rabbi Yehoshua' ben Levi (220-250): Celui

qui passe (devant l'arche) a sa place 20 recommencera a l'endroit ou il s'est

interrompu. Ils lui objecterent: Mais, n'avons-nous pas appris que l'on re-

commence la benediction sur laquelle celui-ci s'est trompe? Il leur repondit:

Puisque vous avez (deja) repondu la qedusha, c'est comme (si c'etait) le de-

but (d'une nouvelle) benediction21.

Si la qedusha est mentionnee dans le texte, il est plus difficile de

determiner de quelle qedusha il s'agit. L'expression « celui qui passe

(devant l'arche) » designe habituellement le chantre de la �amida, ce

qui est un bon argument pour identifier dans notre texte la qedusha

de la �amida. La mention des roues fait cependant pluto� t penser a

la qedusha du yos.er. Le troisieme texte est tire du Talmud Babli

(500-600): « Rabbi Yehoshua' (ben Levi) (220-250) a dit: S'il peut

commencer et finir, avant que le chantre n'arrive a ��Saint''

(Qadosh), qu'il prie, sinon qu'il ne prie pas 22. » Le texte aborde le

cas de celui qui arrive en retard a la synagogue, pendant la recita-

tion de la �amida. Selon Rabbi Yehoshua' ben Levi, il doit reciter

la �amida, s'il est en mesure de le faire avant que le chantre, dans

sa reprise de la �amida, n'arrive a la qedusha. Le texte evoque donc

la qedusha de la �amida. Tout en admettant que le contexte est bien

celui de la �amida, certains commentateurs manifestent des reticen-

ces a identifier le terme « saint 23 », employe dans le texte, avec la

l'interpretation d'isaíe 577

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18 Sur l'interpretation de l'expression « celui qui benit », voir (entre autres)

L. Ginzberg, Geonica, New York, 1909, t. I, p. 129 et t. II, p. 52; I. Elbogen,

Der judische Gottesdienst, Francfort, 1931, p. 61-62; A. Marmorstein, L'a�ge de

la kedoucha de l'amida, dans Revue des Etudes juives, 97 (1934), p. 46-47;

Y. Heinemann, Ha-tefilla bi-tequfat ha-tanna'im we-ha-amora'im. T. ibah u-defu-

seha, Jerusalem, 1966, p. 145.19 Cf. Ez 1,15-21. Pour les rabbins, les roues sont une categorie d'anges.20 Celui qui vient remplacer le chantre defaillant.21 Talmud Yerushalmi, Berakhot, 5,3, ms Leyde.22 Talmud Babli, Berakhot, 21b, ms Oxford 366.23 Dans les meilleures versions (comme le ms que nous avons traduit), on a

le terme qadosh, dans les autres, on a qedusha.

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qedusha de la �amida du rituel actuel 24. Le quatrieme et dernier

texte est aussi partie integrante du Talmud Babli. Le contexte est

le commentaire de la Mishna suivante: « Depuis le jour ou a ete

detruit le Temple, il n'y a pas de jour qui n'ait en lui de maledic-

tion ... » Raba (320-350) precise que la malediction grandit sans

cesse d'un jour a l'autre. Le Talmud demande alors: « Et alors, sur

quoi repose le monde? Sur la qedusha de-sidra et sur (la recitation

de) ��Que ton grand nom soit beni'' de la aggada 25. » Contrairement

aux textes precedents, plus ambigus, ce passage evoque explicite-

ment une qedusha precise, qu'il appelle par son nom: la qedusha

de-sidra.

La qedusha est donc tres peu presente dans les sources rabbini-

ques les plus anciennes, ce qui peut surprendre quand on considere

l'importance qu'elle a reve� tu dans la liturgie ulterieure 26. Cette situ-

ation rend egalement difficile de repondre a la question qui a essen-

tiellement preoccupe les historiens de la liturgie juive: quelle est la

qedusha la plus ancienne? Le texte de la Tosefta, qui emploie l'ex-

pression « celui qui benit », semble traiter de la qedusha du yos.er.

Les deux textes suivants valorisent au contraire le contexte de la

�amida. Nous avons cependant vu qu'aucune de ces traditions n'a

un sens parfaitement univoque. La seule qedusha a e� tre mentionnee

par son nom est la qedusha de-sidra, mais ce n'est pas un argument

suffisant pour faire d'elle la qedusha la plus ancienne. Les sources

peuvent donc se pre� ter a de nombreuses reconstructions, dont la

derniere en date, certainement l'une des plus reflechies, est celle

d'E. Fleischer. Selon lui, les trois premiers textes que nous avons

cites concernent tous la qedusha de la �amida et ils constituent les

trois etapes de sa constitution. Ce n'est que dans la derniere etape

que la qedusha de la �amida a pris la forme d'une insertion entre la

deuxieme et la troisieme benediction de la �amida, c.-a-d. la forme

qu'elle reve� t encore aujourd'hui 27.

Devant les lacunes de la litterature rabbinique ancienne, certains

commentateurs ont tente de debloquer la situation en faisant appel

a des sources « exterieures »: le corpus qumranien 28 et la litterature

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24 Voir A. Marmorstein, L'a�ge de la kedoucha... [voir n. 17], p. 46.25 Talmud Babli, Sot.a, 49a, ms Oxford d. 20 (2675), 26-63.26 Ce point a ete souligne par E. Fleischer, Qedushat ha-'amida... [voir

n. 10], p. 303.27 E. Fleischer, Qedushat ha-'amida... [voir n. 10], p. 312-327.28 Voir aussi I Henoch, 39, 12.

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chretienne primitive. M. Weinfeld a, par exemple, tente de montrer

que la qedusha du yos.er etait deja connue de la communaute de

Qumran, en s'appuyant notamment sur l'hymne au createur de

11QPsa 29. Ce que l'on a coutume d'appeler les « chants du sacrifice

du shabbat » (essentiellement 4Q400-407) conforterait au contraire

l'idee que la qedusha de la �amida est plus ancienne que celle du

yos.er et qu'elle etait recitee a l'origine uniquement lors du shabbat

et des fe� tes, conformement a l'usage palestinien atteste dans les

sources rabbiniques de l'epoque des ge'onim 30. Selon E. G. Chazon,

les « prieres quotidiennes » de 4Q503, qui remonteraient au 2e s.

avant notre ere, permettent d'aboutir a des conclusions diametrale-

ment opposees: la qedusha du yos.er serait la plus ancienne et sa

recitation serait quotidienne 31. Tous les chercheurs sont cependant

loin d'e� tre convaincus que l'on puisse parler de qedusha a Qumran,

puisque la triple repetition du mot « Saint » n'est attestee nulle

part. Dans les « chants du sacrifice du shabbat » et parmi les attri-

buts de Dieu qui font l'objet d'une louange, la saintete de Dieu

n'occupe d'ailleurs pas de place particulierement centrale 32. La

benediction des pre� tres est beaucoup plus centrale dans les compo-

sitions qumraniennes 33. D. Flusser rapproche le gloria (Lc 2, 14) de

la qedusha de-sidra et voit dans le premier une preuve de l'ancien-

nete de la seconde 34. Le texte chretien des Constitutions apostoli-

ques 35 (8, 12) associe etroitement la qedusha des anges avec une

longue priere, dont l'objet principal est de decrire l'�uvre de la

creation. Ce lien avec la creation invite a voir dans la qedusha des

l'interpretation d'isaíe 579

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29 M. Weinfeld, �Iqqebot shel qedushat yos.er u-fesuqe de-zimra bi-megillot

qumr'an u-be-sefer Ben Sira, dans Tarbiz, 45 (1975-1976), p. 15-26.30 Voir E. G. Chazon, The qedushah liturgy and its history in light of the Dead

Sea scrolls, in J. Tabory (ed.), From Qumran to Cairo: Studies in the History of

Prayer, Jerusalem, 1999, p. 8-9.31 E. G. Chazon, The qedushah liturgy... [voir n. 29], p. 12.32 Voir B. Nitzan, Qumran Prayer and Religious Poetry, Leyde-New York-

Koln, 1994, p. 367-369. B. Nitzan note cependant que par l'importance qu'ils

accordent a la saintete des anges, les « chants du sacrifice du shabbat » peuvent

e� tre rapproches de la qedusha du yos.er (voir Qumran Prayer... [supra], p. 369,

n. 13).33 Voir B. Nitzan, Qumran Prayer... [voir n. 31], p. 145-171 et 357-358.34 Voir aussi D. Flusser, Sanktus und Gloria, in O. Betz, M. Hengel,

P. Schmidt (ed.), Abraham unser Vater. Juden und Christen im Gesprach uber die

Bibel, Leyde-Cologne, 1963, p. 129-152.35 Compilation de la fin du 4e s., mais qui cite des materiaux anterieurs.

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Constitutions un equivalent de la qedusha du yos.er, ce qui prouve-

rait l'anciennete de cette derniere. L'identification demeure cepen-

dant problematique 36.

Aspects midrashiques

Les textes rabbiniques anciens qui citent et commentent Is 6,3

sont au nombre de vingt-neuf. Si l'on classe ces textes par ordre

chronologique de composition, on obtient quatre groupes: 1) les

ouvrages d'epoque tannaítique (et apparentes) (six textes 37); 2) les

Midrashim aggadiques les plus anciens et le Talmud (cinq textes 38);

3) les Midrashim du 7e-9e s. (dix textes 39); 4) les Midrashim du 10e-

11e s. (huit textes 40). Le verset d'Is 6,3 met en scene la louange de

Dieu par une categorie precise d'anges, celle des seraphins. Ceux-ci

ne sont pourtant mentionnes explicitement que dans deux textes

(12 et 15). Dans le reste du corpus, il est question des anges de

maniere generale (t. 6, 17, 24, 25, 26) ou des anges du service

(t. 4, 5, 7, 8, 11, 16, 22, 23, 26). Quatre midrashim associent les

deux versets de la qedusha (Is 6,3 et Ez 3,12) (t. 8, 11, 12, 15). Seul

le t. 15 attribue la recitation d'Ez 3,12 aux H. ayyot, comme dans la

qedusha du yoser 41. Pour le t. 8, ce sont les anges du service qui

a. bastit-kalinowska - j. costa580

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36 Voir Y. Heinemann, Ha-tefilla... [voir n. 17], p. 146, n. 33: il est egale-

ment possible de rapprocher le texte chretien de la qedusha de la �amida (pre-

sence de l'�uvre de la creation dans la deuxieme benediction de la �amida et

caractere dialogal des louanges angelique et humaine dans la qedusha de la

�amida).37 1. Mekhilta de-rabbi Yishma'el, Be-shallah. , wa-yehi, petihta; 2. Mekhilta

de-rabbi Yishma'el, Shirata, 4; 3. Mekhilta de-rabbi Yishma'el, Shirata, 4; 4.

Sifre Debarim, § 306; 5. Midrash Tanna'im, ed. Hoffmann, p. 71; 6. ARN,

recension A, 12.38 7. Bereshit Rabba, 52, 5; 8. Wa-yiqra Rabba, 2, 8; 9. Talmud Babli, Berak-

hot, 43b; 10. Talmud Babli, Qiddushin, 31a; 11. Talmud Babli, H. ullin, 91b.39 12. Pesiqta Rabbati, 20; 13. Eliyyahu Rabba, 13; 14. Eliyyahu Zut.a, 13;

15. Pirqe de-rabbi Eli'ezer, 4; 16. Debarim Rabba, ed. Lieberman, p. 69; 17.

Midrash Tanh.uma, ed. Buber, Mabo, p. 63b-64a; 18. Midrash Tanh.uma, H. ayye

sara, 3; 19. Midrash Tanh.uma, Wa-yiqra, 8; 20. Midrash Tanh.uma, Qedoshim, 5;

21. Midrash Tanh.uma, Naso, 4.40 22. Shir ha-shirim Zut.a, 1, 1; 23. Aggadat Bereshit, 51; 24. Aggadat Bere-

shit, 55; 25. Shemot Rabba, 15, 7; 26. Shemot Rabba, 23, 7; 27. Shemot Rabba,

30, 9; 28. Midrash Tehillim, 2, 6; 29. Midrash Tehillim, 24, 2.41 Me� me remarque sur l'expression « ils magnifient et sanctifient (son grand

nom) », egalement presente dans le t. 15. Celui-ci est d'ailleurs le seul texte

aggadique a citer le texte me� me de la qedusha, voir A. Marmorstein qui le

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recitent les deux versets et c'est probablement aussi l'opinion du

t. 12. Le t. 11 manifeste une hesitation sur l'identite des anges qui

effectuent la recitation: il peut s'agir des « roues » (comme dans la

qedusha du yoser) ou des anges du service, avec une permission spe-

ciale. Seuls deux textes sur les vingt-neuf mentionnent la qedusha

humaine (synagogale). Le t. 13 evoque le cas d'un juif ignorant, qui

repond avec beaucoup de vigueur au moment de la qedusha de la

�amida. Le t. 17 s'interesse a la recitation de la qedusha par la

femme: « Dans ce verset, il y a neuf mots, de Saint jusqu'a la fin.

Leur correspondent les neuf mois de la gestation de la femme. Par

le merite qu'elle acquiert en repondant a la qedusha, elle est sauvee

et enfante. » Tous les autres midrashim traitent uniquement de la

qedusha angelique. A defaut de mentionner la qedusha synagogale,

un certain nombre de textes mettent en parallele la louange des

anges (la qedusha) et celle d'Israel. Si l'on excepte quelques cas, ou

ce chant de louange reste indetermine (« chant » dans le t. 11;

louange des soixante-dix langues dans le t. 8) et un exemple ou la

louange d'Israel est vraisemblablement celle de la �amida (t. 25), les

autres textes sont unanimes dans leur identification de la louange

d'Israel avec la recitation du shema' (t. 11, 15, 16, 22). L'absence de

la qedusha synagogale et la mention a sa place du shema' ou de la

�amida sont deux faits troublants. A. Marmorstein estime qu'ils

confortent son assertion centrale: la qedusha de la �amida serait une

institution tardive, posterieure a l'epoque du Talmud et d'origine

babylonienne 42. Ils rendent dans le fond problematique l'anciennete

de toute qedusha synagogale, y compris celle du yos.er43. Du point

de vue des themes, on peut distinguer quatre groupes principaux:

l'interpretation d'isaíe 581

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 581

rapproche de la version karaíte de la priere, a cause de la citation de Dt 6,4

(L'a�ge de la kedoucha... [voir n. 17], p. 43) et E. Fleischer, qui souligne a la

fois sa proximite formelle avec la qedusha actuelle et son orientation ideologique

toute autre (Qedushat ha-'amida... [voir n. 10], p. 338).42 Voir A. Marmorstein, L'a�ge de la kedoucha... [voir n. 17], p. 35-42.43 Le noyau fondamental des trois qedushot, constitue par les versets d'Is 6,3

et Ez 3,12, est cependant anciennement atteste dans les sources rabbiniques

comme chretiennes (Tosefta, Berakhot, 1, 9 cite et commente plus haut et

E. Werner, The Doxology in Synagogue and Church, in J. J. Petuchowski

[ed.], Contributions to the Scientific Study of Jewish Liturgy, New York, 1970,

p. 334-341). En fait, le probleme historique (qedusha ancienne ou pas) s'accom-

pagne d'un probleme semantique: quels criteres doivent e� tre imperativement

presents pour qu'on puisse parler de qedusha (des elements formels ou textuels?

le caractere public de la priere consideree? etc.)? Pour E. Fleischer, les Midra-

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1) La relation entre les anges et Israel: 10 textes 44; 2) La relation

entre Dieu et l'univers physique: 9 textes 45; 3) Le mode de recita-

tion de la qedusha par les anges: 4 textes 46; 4) Halakha et savoir

vivre: 3 textes 47. Trois autres textes, centres sur Dieu et sur sa

relation avec les anges et avec Israel, completent le dossier 48. Si

l'on se tourne vers la dimension hermeneutique de ces midrashim,

on constate qu'ils ne commentent jamais en entier le verset d'Is 6,3.

La majorite des interpretations se concentre sur la qedusha elle-

me� me, soit la proclamation triple de la saintete de Dieu (« ... et dit:

Saint, saint, saint, l'Eternel des Armees », onze textes 49), soit la

proclamation de son omnipresence (« Sa gloire remplit toute la

terre », dix textes 50). Un nombre plus modeste de lectures porte sur

l'appel qui precede la qedusha (« Et celui-ci appelle celui-la », 5 tex-

tes 51). Les quatre groupes chronologiques et les quatre groupes the-

matiques principaux ne coíncident en aucune maniere les uns avec

les autres. Il n'y a pas non plus de correspondance systematique

entre les quatre groupes thematiques et les trois groupes hermeneu-

tiques, a l'exception du deuxieme theme (la relation entre Dieu et

l'univers physique) qui est a chaque fois associe au commentaire de

la fin de la qedusha (« Sa gloire remplit toute la terre »).

a. bastit-kalinowska - j. costa582

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 582

shim font en fait reference a une qedusha synagogale particuliere, qu'il appelle la

« qedusha etendue » (une version longue qui contient cinq a sept versets et qui

cite surtout le premier et le dernier verset du shema' yisra'el). Dans cette version

de la qedusha, qui n'est plus representee a l'etat pur dans les sources mais qu'E.

Fleischer a reconstituee a partir de plusieurs elements (les piyyut.im, le texte des

Pirqe de-rabbi Eli'ezer, 4 ...), la louange d'Israel n'est pas identifiee a la qedusha

mais au shema' yisra'el, voir Qedushat ha-'amida... [voir n. 10], p. 335-339.44 T. 4, 5, 7, 15, 16, 22, 23, 24, 25, 26.45 T. 1, 2, 3, 14, 18, 19, 21, 27, 29.46 T. 6, 8, 11, 17. Le theme est egalement aborde, de maniere moins cen-

trale, dans les t. 4, 5, 12, 13, 15, 16, 22 et 26. Le t. 13 evoque cependant la

qedusha synagogale et dans les t. 22 et 26, il n'est pas evident de determiner si

le chant des anges consiste vraiment en la recitation d'Is 6,3.47 T. 9, 10, 13.48 T. 12 (relation entre Dieu et les anges), 20 (relation entre Dieu et Israel),

28 (saintete de Dieu).49 T. 4, 5, 7, 8, 11, 12, 13, 16, 17, 20, 28.50 T. 1, 2, 3, 14, 18, 19, 21, 25, 27, 29.51 T. 6, 15, 23, 24, 26.

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La relation entre les anges et Israel

On aurait pu s'attendre a ce que le theme le plus represente soit

celui des modalites de la recitation de la qedusha par les anges ou la

louange de Dieu qu'elle comporte. Or, le plus grand nombre de tex-

tes traite de la relation entre les anges et Israel. Les rabbins ont

donc introduit un protagoniste nouveau, absent a premiere lecture

du verset, le peuple d'Israel. La question de la relation entre les

anges et Israel ou entre les anges et les justes est un motif essentiel

de la aggada rabbinique 52. Dans le cadre du commentaire d'Is 6,3,

elle est surtout une comparaison de leurs chants de louange.

Les Midrashim tannaítiques insistent sur le fait que, dans la

qedusha, les anges prononcent le nom divin apres trois paroles.

Moíse qui se considere inferieur aux anges, s'impose de prononcer

le nom divin apres vingt-et-une paroles (t. 4). Selon une autre inter-

pretation, la hierarchie de la recitation place Israel au-dessus des

anges, mais en-dessous des pre� tres (t. 5). Bereshit Rabba (5e s.)

semble placer les prophetes au-dessus des anges, puisque:

(Dieu s'adresse) aux prophetes d'Israel avec une langue parfaite, une langue

d'amour, une langue sainte, avec la langue par laquelle les anges du service

le louent: « Et celui-ci appelle celui-la et dit: Saint, saint, saint, l'Eternel

des armees 53 » (Is 6,3).

Dans les Pirqe de-rabbi Eli'ezer (7e s.), il n'est pas question de

hierarchie entre les louanges. Le texte met tout simplement en

parallele la qedusha des seraphins, la louange des h.ayyot et celle,

prononcee sur la terre par Israel, du shema'. Mais, dans Debarim

Rabba (9e s.), qui appartient au me� me groupe chronologique, la hie-

rarchie de la recitation reapparaí� t et debouche me� me sur une pro-

clamation explicite de la superiorite d'Israel:

I. sont plus chers (aux yeux de Dieu) que les anges du service, car les anges

du service ne mentionnent le nom qu'apres trois mots, ainsi qu'il est dit:

« Et celui-ci appelle celui-la et dit: (Saint, saint, saint, l'Eternel des ar-

mees) » (Is 6,3) et I. mentionnent l'Eternel apres deux mots, ainsi qu'il est

dit: « Ecoute Israel, l'Eternel, (notre Dieu, l'Eternel est un) » (Dt 6,4).

Le dernier groupe chronologique (Midrashim des 10e-11e s.) est le

plus represente avec cinq textes. Dans Shir ha-shirim Zuta (10e s.),

la superiorite d'Israel prend une nouvelle expression. C'est parce

l'interpretation d'isaíe 583

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 583

52 Voir P. Schafer, Rivalitat zwischen Engeln und Menschen. Untersuchungen

zur rabbinischen Engelvorstellung, Berlin-New York, 1975.53 Ms Vatican 30, deuxieme main.

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que Dieu est glorifie sur la terre (« sa gloire remplit toute la terre »)

qu'il peut e� tre ensuite glorifie dans les cieux (le « Saint, saint,

saint » des anges):

En fait, le roi des rois des rois, le Saint, beni soit-il, a dit: Si je n'ai pas de

gloire sur la terre, mon nom n'est pas sur la terre (et) mon nom n'est pas

dans les hauteurs. Si mon peuple ne me fait pas roi sur la terre, je n'ai pas

de royaute dans les cieux des hauteurs. Voici qu'Israel dit: « Ecoute Israel,

l'Eternel, notre Dieu, l'Eternel est un » (Dt 6, 4). Ils donnent alors l'autori-

sation aux anges du service (de chanter). Ceux-ci la reçoivent d'eux et di-

sent: Beni soit le nom de la gloire de sa royaute pour toujours 54.

Deux textes d'Aggadat Bereshit (t. 23 et 24), egalement du 10e s.,

n'attribuent pas a la relation entre les anges et Israel un caractere

hierarchique: les anges apportent leur aide a Israel ou a Jacob.

L'hesitation entre mise en parallele des louanges et superiorite de

la louange d'Israel se retrouve au sein d'une me� me compilation,

Shemot Rabba (12e s.). Le t. 25 affirme explicitement que « Dieu a

fait d'I. l'equivalent des anges » et il souligne l'analogie de leurs

louanges respectives. Ce passage de Shemot Rabba est certainement

celui ou s'attendrait le plus a trouver un parallele entre la qedusha

des anges et celle de la synagogue, surtout si l'on considere son

caractere tardif. Or, l'equivalent de la qedusha angelique n'est autre

que ... la �amida! Le t. 26 evoque le passage de la Mer Rouge et le

fait que les anges n'ont pu louer Dieu (par la qedusha?) avant qu'Is-

rael ait prononce sa louange (le chant de la Mer). La superiorite

d'Israel est cependant justifiee par Dieu en termes modestes:

Ce n'est pas parce que je (veux) vous abaisser que j'ai dit que mes fils (de-

vaient chanter) en tout premier, mais parce qu'ils sont de chair et de sang.

Qu'ils disent d'abord (leur chant) tant qu'aucun d'entre eux n'est mort 55.

La relation entre Dieu et l'univers physique

Le deuxieme theme, par ordre d'importance, est celui de la rela-

tion entre Dieu et l'univers physique, Is 6,3 affirmant que la

« gloire » de Dieu « remplit toute la terre ». Les t. 1, 2 et 3, tous

issus de Midrashim tannaítiques, se posent la me� me question:

comment Dieu, grand comme la terre, peut-il e� tre comprime dans

un petit espace, soit la colonne de nuee (t. 1), soit une apparence

anthropomorphe, celle de « l'homme de guerre » (t. 2 et 3)? Curieu-

sement, dans les trois textes, la question ne reçoit pas vraiment de

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54 Ms Parme 541.55 Ms Jerusalem 24 5977.

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reponse. Au lieu de montrer comment la compression de Dieu est

possible, le texte explique la raison profonde de cette compression:

l'amour que Dieu eprouve envers Israel et sa volonte de sanctifier

son nom en lui, c.-a-d. de le sauver des Nations. Cette conduite de

Dieu est a son tour justifiee par le fait qu'Israel aime Dieu et se

conduit de maniere sainte. Le troisieme groupe chronologique

(Midrashim des 7e-9e s.) est bien represente avec quatre textes,

dont trois tires du Midrash Tanh.uma (9e s.). Dans Eliyyahu Zut.a

(7e s.), la « gloire » est identifiee avec la Shekhina: celle-ci reside sur

la terre, mais les pecheurs provoquent son retour dans le ciel.

L'identification de la gloire et de la Shekhina ainsi que son depart,

a cause des transgressions humaines, sont des themes qui se retrou-

vent ailleurs dans la litterature talmudique 56. Pour le t. 19, le ver-

set signifie simplement que Dieu est present sur la terre, ce qui

oblige Jonas a chercher un autre lieu pour se cacher. Les t. 18 et

21 donnent a la « presence » de Dieu un caractere corporel marque,

semblable a ce qui etait deja le cas dans la litterature tannaítique:

Texte 18

Un roi de chair et de sang fait graver son image sur une tablette (et) la

tablette est plus grande que sa gravure. Le Saint, beni soit-il, est grand

(et) son image est plus grande que le monde entier. Sur les cieux, il est

ecrit: « Voici que les cieux et les cieux des cieux ne te contiennent pas »

(1 R 8,27) (et) sur la terre, il est ecrit: « Sa gloire remplit toute la ter-

re » (Is 6,3). Ses cieux (ont la taille de) son petit doigt, ainsi qu'il est dit:

« Et il a raffermi les cieux par (son) petit doigt » (Is 40,12) et la terre (me-

sure) le tiers de son petit doigt, ainsi qu'il est dit: « et toute la poussiere de

la terre par le tiers » (id.). Il a mesure toutes les mers et tous les fleuves par

sa main, ainsi qu'il est dit: « Qui a mesure dans sa main les eaux 57? » (id.).

Pour le Midrash Tanh.uma, la taille de Dieu est donc bien plus

grande que celle de l'univers entier. Le verbe « remplir » ne signifie

pas « avoir une taille semblable », mais « deborder ». Dieu remplit

l'univers, au point que celui-ci ne parvient pas a le contenir dans

ses limites.

Texte 21

Dans quel lieu va celui qui veut commettre l'adultere pour commettre

l'adultere? Le Saint, beni soit-il, dans sa gloire, n'est-il pas la 58 (ou il veut

l'interpretation d'isaíe 585

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 585

56 Voir A. M. Goldberg, Untersuchungen uber die Vorstellung von der Schek-

hinah in der fruhen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 125-160 et 468-470.57 Ms Cambridge, Add. 1212.58 Le mot « la » est d'un autre ms.

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se rendre), ainsi qu'il est dit: « Sa gloire remplit toute la terre » (Is 6,3)?

Celui qui veut commettre l'adultere lui dit: Fais monter ta propre Shekhina

et donne-moi temporairement un lieu. C'est une chose eminemment difficile

(a concevoir). S'il est possible (de le dire), il est patient et s'ecarte pour lui

donner un lieu 59.

Le t. 21 pose un autre probleme. Comment un homme peut-il

commettre l'adultere, sans e� tre vu par Dieu, puisque Dieu « remplit

toute la terre »? La reponse est d'une grande audace theorique: a la

demande me� me du pecheur, Dieu s'absente de l'endroit precis ou a

lieu la transgression. Le corps de Dieu est donc suffisamment elas-

tique pour se comprimer (colonne de nuee, homme de guerre) et, si

besoin est, pour s'absenter d'un lieu tout en restant present dans

tous les autres lieux. La problematique du t. 21 est donc bien dif-

ferente de celle du t. 14, ou la Shekhina quitte entierement la terre

pour le ciel.

Les t. 27 et 29 qui appartiennent au quatrieme groupe chronolo-

gique ont egalement une lecture corporelle de la presence de Dieu,

mais contrairement au t. 18, ils comprennent le verbe « remplir »

comme un synonyme d'avoir la me� me taille. Dieu a une taille sem-

blable a celle du cosmos.

Le mode de recitation de la qedusha//Halakha et savoir vivre

Concernant le mode de recitation de la qedusha, les textes preci-

sent que les anges (ou les groupes d'anges) se donnent chacun la

priorite (t. 6), qu'elle a lieu chaque matin (t. 8) et que la recitation

doit se faire a l'unisson 60, sous peine de provoquer la destruction du

ou des perturbateurs (t. 17). La tradition la plus detaillee sur la

recitation de la qedusha est dans le Talmud Babli (t. 11). Celui-ci

manifeste des hesitations sur la frequence de la recitation (une fois

par jour, une fois par shabbat ...) et sur la repartition du trisagion

entre les groupes d'anges (soit chaque groupe dit « Saint », soit le

premier dit « Saint », le deuxieme dit « Saint, Saint » etc.). Les

autres textes du Talmud Babli qui citent Is 6,3 en tirent une leçon

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59 Ms Cambridge, Add. 1212.60 Voir sur ce point l'etude de M. Weinfeld, Neqaddesh et shimkha ba-'olam,

dans Sinai, 108 (2004), p. 69-72. Pour M. Weinfeld, l'expression « celui-ci appelle

celui-la », dans Is 6,3, signifie que les anges prononcent leur louange a l'unisson.

Il justifie cette lecture, que l'on trouve deja chez S. D. Luzatto, en s'appuyant

sur des sources tres variees (Bible, hymnologie mesopotamienne, Ben Sira, tex-

tes de Qumran et des Hekhalot, textes grecs ...).

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pratique: il faut marcher sans dresser la te� te, puisque Dieu est par-

tout (t. 9 et 10). C'est la vertu de seni'ut, experience a la fois spiri-

tuelle et corporelle, qui, selon S. Stern, definit l'identite juive et son

« Etre dans le monde » specifique 61.

Le Targum d'Isaíe peut e� tre aussi considere comme partie inte-

grante du corpus rabbinique ancien 62:

Ils reçoivent l'un de l'autre 63; et disent: Saint dans les cieux de la hauteur,

maison de la Shekhina, Saint sur la terre, l'�uvre de sa puissance, saint

dans l'eternite des eternites, Eternel des armees, toute la terre est remplie

de l'eclat de sa gloire 64.

Certains commentateurs rapprochent ce texte targumique de la

version chretienne de la qedusha, ou « le ciel et la terre sont remplis

de sa gloire 65 ». Ce rapprochement est problematique, car dans le

Targum, la mention du ciel et de la terre est inseree dans le

commentaire de « Saint, saint, saint » et non dans celui de la fin

du verset, ou seule la terre est citee.

Aspects mystiques

Dans la litterature mystique juive ancienne, plus connue sous le

nom de litterature de la merkaba ou des Hekhalot, les citations

l'interpretation d'isaíe 587

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61 S. Stern, Jewish Identity in Early Rabbinic Writings, Leyde-New York-

Cologne, 1994, p. 199-200. Selon lui, le terme hebraíque s.eni'ut, que l'on traduit

habituellement par « pudeur », signifie pluto� t « introversion ontologique ».62 Sur la datation du Targum d'Isaíe, voir B. D. Chilton, The Isaiah Tar-

gum, Edimbourgh, 1987, p. xx-xxv.63 Il faut certainement comprendre: « Ils reçoivent (l'autorisation de chanter)

l'un de l'autre. » A rapprocher du t. 6 (« quand ils ouvrent leur bouche et qu'ils

disent [leur] chant, celui-ci dit a son compagnon: Commence toi, car tu es plus

grand que moi et celui-la dit a son compagnon: Commence toi, car tu es plus

grand que moi ») et de la qedusha du yos.er (« ils se donnent l'autorisation l'un

l'autre »).64 Traduit a partir du texte d'A. Sperber, The Bible in Aramaic, t. III, The

Latter Prophets, Leyde, 1962, p. 12-13. Pour un commentaire approfondi du pas-

sage et notamment ses liens avec le corpus midrashique, voir G. Rizzi, Il Tg

Isaia 6,1-13 come traduzione e come esegesi interpretativa del testo ebraico, dans

Annali di Scienze Religiose, 6 (2001), p. 262-266.65 Voir par exemple E. Werner, The Doxology in Synagogue and Church,

p. 337 et 340. E. Werner cite egalement le passage de Shemot Rabba, 30,6 (en

fait 30,9, il s'agit de notre t. 27), comme une manifestation encore plus claire de

la paraphrase « ciel et terre », raisonnement que nous avons du mal a suivre,

puisque Shemot Rabba se contente de juxtaposer Is 6,3 et Jr 23,24 ou le ciel et

la terre sont en effet tous deux mentionnes.

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d'Is 6,3 sont tres nombreuses. Si aucune des macroformes qui

composent la litterature de la merkaba n'en est depourvue, elles

sont particulierement abondantes et centrales dans III Henoch et

les Hekhalot Rabbati, comme l'a signale P. Schafer 66. Selon cette

derniere macroforme (§ 163 a 189), le mystique temoigne aupres

d'Israel de ce qu'il a vu dans les hauteurs. Quand Israel recite la

qedusha, Dieu manifeste son amour envers son peuple, en embras-

sant la face de Jacob qui est gravee sur son tro� ne. La qedusha cree

donc un lien etroit et intime entre Dieu et Israel. Au moment de la

priere du matin, les anges ne peuvent dire leur qedusha, avant

qu'Israel ait prononce la sienne 67. Les H. ayyot voilent leur face et

Dieu decouvre la sienne, vraisemblablement au benefice d'Israel 68.

La valorisation d'Israel qui caracterise ces passages rappelle un cou-

rant de pensee bien present dans les midrashim commentes dans la

precedente partie 69. Selon P. Schafer, la litterature des Hekhalot ne

connaí� t pas d'union mystique, mais une union liturgique, celle du

yored merkaba, envoye du peuple d'Israel dans les cieux, avec

Dieu 70. M. Idel estime que la situation est plus complexe. Les

§ 163 et 169 decrivent l'un et l'autre deux situations differentes,

me� me si elles sont liees. La premiere est celle d'un croisement de

regards, le regard de Dieu avec les regards des enfants d'Israel qui

recitent la qedusha. Cette rencontre des regards suscite un grand

plaisir en Dieu et merite d'e� tre appelee une « union liturgique », que

M. Idel definit comme « spirituelle » et « platonique ». Le partenaire

de cette union n'est donc pas le yored merkaba, comme le soutenait

P. Schafer, mais le peuple d'Israel en priere. Le yored merkaba est

en revanche le protagoniste de la deuxieme situation: il a l'insigne

a. bastit-kalinowska - j. costa588

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66 P. Schafer, Le Dieu cache et revele, Paris, 1993, p. 29, 133 et 144. La

qedusha, dans ces deux macroformes, est l'apogee de la liturgie angelique.67 A rapprocher de Shir ha-shirim Zut.a, 1, 1 (t. 22).68 Voir egalement P. Schafer, Le Dieu cache... [voir n. 66], p. 50-53.69 Plusieurs commentateurs soulignent pourtant le fait que la liturgie ange-

lique est dans la litterature des Hekhalot, et tout particulierement dans les Hek-

halot Rabbati et III Henoch, le modele ou l'archetype de la liturgie synagogale,

voir P. Schafer, Le Dieu cache... [voir n. 66], p. 134, et P. Capelli, Appunti

sugli usi di Isaia 6 nell'ebraismo rabbinico della tarda antichita, dans Annali di

Scienze Religiose, 5 (2000), p. 124.70 P. Schafer, Le Dieu cache... [voir n. 66], p. 170-171. Voir egalement du

me� me auteur: Hekhalot Studien, Tubingen, 1981, p. 286-289.

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privilege de voir Dieu embrasser la face de Jacob (gravee sur son

tro� ne), dans une relation au caractere erotique tres marque 71.

Un dossier de quarante-deux passages, supposes representatifs de

l'ensemble, permet de completer ce premier aperçu de la litterature

des Hekhalot 72. Il montre une grande variete dans l'identite de ceux

qui recitent la qedusha 73. Le verset d'Ez 3, 12 n'est mentionne que

dans six textes 74. Certains passages mettent en relation la louange

angelique et celle prononcee par des hommes, de maniere hierar-

chique ou par un simple parallele. Ainsi, les H. ayyot chantent apres

le mystique (t. 1), qui est considere comme superieur aux anges les

plus eleves de la merkaba (t. 25). Les anges recitent la qedusha,

quand Israel se tient devant Dieu (t. 15) et leur louange est juxta-

posee avec celle de la terre et des rois de Juda (t. 19). Un seul des

textes du dossier evoque la qedusha synagogale, comme dans les

passages des Hekhalot Rabbati deja cites. Il est lui aussi tire des

Hekhalot Rabbati 75. Deux sous-ensembles sont assez bien fournis:

l'interpretation d'isaíe 589

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 589

71 M. Idel, �Al ha-qedusha we-ha- s.efiyya ba-merkaba, in J. Tabory (ed.),

From Qumran... [voir n. 29], p. 12.72 Nos citations proviennent toutes de la Synopse de P. Schafer (Synopse

zur Hekhalot Literatur, Tubingen, 1981). Elles sont tirees des macroformes sui-

vantes: 1. III Henoch: 1/ V2; 2/ V25; 3/ V43; 4/ V51; 5/V52; 6/V53; 7/V56;

8/V57; 9/V58; 10/V71; 2. Hekhalot Rabbati: 11/ O94; 12/ O95; 13/ O97; 14/

O99; 15/ M2 101; 16/ O102; 17/ O104; 18/ O105; 19/ N126; 20/ N146; 21/

N152; 22/ N153; 23/ N154; 24/ N155; 25/ N156; 26/ N157; 27/ N158; 28/

N188; 29/ L192; 30/ N273; 31/ N306; 3. Pereq Rabbi Neh.unya ben Haqana:

32/ V314; 4. Hekhalot Zut.arti: 33/ N351; 34/ N364; 5. Seder Rabba di-bereshit:

35/ M2 442; 6. Livre/Noms: 36/ N491; 37/ N504; 7. Ma'ase Merkaba: 38/

M2 549; 39/ N555; 40/ N571; 41/ N596; 8. Merkaba Rabba: 42/ N682.

P. Schafer appelle « Livre/noms » un ensemble de textes qui evoquent « le livre

mysterieux et les noms divins ».73 1/ H. ayyot; 3/ anges du service; 5/ princes de l'armee; 6/ camp de la Shek-

hina; 8/ anges de la Shekhina; 9/ anges; 10/ mille camps de la Shekhina; 13/

ceux qui servent le roi; 15/ cherubins, roues et H. ayyot; 19/ Metatron, les etoiles;

28/ groupes ou rangees d'anges; 29/ trois groupes; 30/ H. ayyot; 31/ serviteurs;

39/ chars de feu; 41/ anges du service. L'absence des seraphins est particuliere-

ment frappante. Certains temoins textuels anciens montrent une variete sem-

blable dans les formules d'introduction de la qedusha, mais cette variete a ete

la plupart du temps effacee, voir E. Fleischer, Qedushat ha-'amida... [voir

n. 10], p. 328-330.74 T. 1, 4, 5, 19, 20, 33.75 La leçon la plus frequente du t. 15 (M2 101) n'est pas celle a laquelle nous

venons de renvoyer dans notre developpement (« au moment ou I. se tiennent

devant lui »), mais: « au moment ou I. disent devant lui: Saint » (voir P. Schafer,

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celui des chants ou hymnes de la qedusha, ou la citation d'Is 6,3 est

un procede essentiellement formel, permettant de clore une section

du texte 76 et celui ou la qedusha est etroitement liee a la mystique

des noms divins 77. De maniere generale, les textes de la merkaba

donnent une description de la qedusha angelique beaucoup plus

detaillee que celle du Talmud et des Midrashim et insistent sur le

lien entre Dieu et les anges 78. Ils indiquent le lieu de la qedusha

dans l'un des cercles concentriques qui entourent les H. ayyot et

montrent qu'elle est repartie entre plusieurs palais celestes (t. 4,

35). Le moment ou l'on recite la qedusha est cite plusieurs fois, le

t. 10 precisant qu'il coíncide avec le retour des couronnes divines

sous le tro� ne de gloire. Un groupe d'anges dit: « Saint », l'autre

« Saint, saint 79 » ... La recitation se fait dans la joie et le tremble-

ment (t. 31). Elle est etroitement liee au feu: les anges se transfor-

ment en etincelles, en torches ..., leur parole cree des montagnes de

flamme et ces flammes circulent entre les palais (t. 6, 12, 39). La

puissance des voix angeliques entraí� ne un bouleversement cosmique

(t. 7, 13). L'ange qui recite bien la qedusha est recompense par une

couronne. Celui qui se trompe est detruit 80. Apres avoir dit la

qedusha, les anges s'inclinent et tombent sur leur face (t. 2, 8, 28).

Is 6,3 est egalement cite dans le corpus du Shi'ur Qoma, qui

decrit « la mesure de la taille » du corps divin et de ses differents

membres, mais les citations sont peu nombreuses 81. Elles sont

encore moins nombreuses a etablir un lien explicite entre Is 6,3 et

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12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 590

Synopse... [voir n.71], p. 48-49). Selon cette leçon, il est bien question de la

qedusha synagogale et sa recitation a lieu au me� me moment que celle de la

qedusha des anges.76 Textes des Hekhalot Rabbati (11, 12, 14, 15, 16, 17, 18, 21, 22, 27) et

Ma'ase Merkaba (42).77 La qedusha est integree dans une liste d'epithetes ou de noms divins, qui

servent souvent a louer Dieu et son nom (t. 32, 33, 34, 36, 37, 38, 40). Dans

deux passages, les noms sont decrits comme des entites dotees d'une vie propre

(t. 8, 10).78 Si l'on excepte le t. 11, tire de la Pesiqta Rabbati, 20, dont la parente avec

la litterature de la merkaba est evidente.79 T. 29. A rapprocher de TB, H. ullin, 91b (t. 11).80 T. 9. A rapprocher de Midrash Tanh.uma, ed. Buber, Mabo, p. 63b-64a

(t. 17).81 Voir M. Cohen, The Shi'ur Qoma: Texts and Recensions, Tubingen, 1985,

p. 39, 103-104, 114, 171, 184, 194.

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la taille cosmique du corps divin 82, un lien que certaines traditions

midrashiques, commentees plus haut, soulignent volontiers 83.

La centralite de la qedusha dans la litterature de la merkaba a

amene de nombreux chercheurs a se demander si la priere de la

qedusha n'est pas d'origine mystique 84. Elle aurait ete longtemps

vehiculee par des groupes pietistes, a commencer par les juifs de

Qumran, avant d'e� tre integree dans la liturgie officielle. Ce carac-

tere non officiel et mystique de la qedusha expliquerait sa presence

plus que discrete dans les sources rabbiniques anciennes, halakhi-

ques comme aggadiques. Ainsi, selon Y. Heinemann, les Sages, sans

e� tre hostiles a la recitation de la qedusha par les cercles mystiques,

estimaient qu'elle devait rester une pratique privee. Les hymnes de

la merkaba ont ete rapproches des diverses versions de la qedusha

synagogale, tout particulierement de la qedusha du yoser 85. L'idee

commune a la mystique qumranienne, notamment celle des

« chants du sacrifice du shabbat », et a celle de la merkaba, serait

la participation des hommes a la qedusha angelique 86. Selon

M. Weinfeld, la conception d'une louange celeste et terrestre qui se

font a l'unisson est deja biblique (Ps 148) et elle se retrouve dans

plusieurs passages des Hymnes qumraniens (Hodayot), comme celui-

ci: « Avec les fils du ciel, ils font entendre ensemble (leur louange)

dans un son melodieux 87. » Les textes chretiens des premiers siecles

(Premiere epí� tre de Clement de Rome, Constitutions apostoliques)

qui, pour M. Weinfeld, contiennent la version originelle de la

l'interpretation d'isaíe 591

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 591

82 On ne trouve ce lien que dans deux passages (voir M. Cohen, The Shi'ur

Qoma... [n. 80], p. 184 et 194).83 Voir les textes que nous avons cites dans notre 2. 2. Le verset d'Is 40, 12,

present dans le t. 18 (Midrash Tanh.uma, H. ayye sara, 3), est en revanche beau-

coup plus frequemment cite dans le corpus du Shi'ur Qoma (voir M. Cohen, The

Shi'ur Qoma... [n. 80], p. 28, 36, 51, 52, 71, 72, 95, 147, 184, 194, 202, 216, 223).

Dans un autre ordre d'idees, le t. 21 (Midrash Tanh.uma, Naso, 4) n'est pas loin

d'anticiper la doctrine lurianique du s.ims.um.84 Sur ce point, voir la bibliographie citee par E. G. Chazon, The qedushah

liturgy... [voir n. 29], p. 8, n. 4. Les chants du sacrifice du shabbat et la littera-

ture des Hekhalot ont en commun des traditions sur le Temple celeste, le char

divin, les anges et la louange angelique ainsi qu'un enracinement et des preoccu-

pations typiquement sacerdotaux (E. G. Chazon, The qedushah liturgy... [voir

n. 29], p. 15-16).85 Y. Heinemann, Ha-tefilla... [voir n. 17], p. 146-147.86 Sur ce point, voir la bibliographie citee par E. G. Chazon, The qedushah

liturgy... [voir n. 29], p. 9, n. 6.87 Hodayot, 11, 25-26.

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qedusha juive, vont dans le me� me sens. L'idee que les hommes qui

participent a la louange celeste auraient un sort eschatologique

semblable a celui des anges (« un sort partage », goral meshuttaf ),

serait attestee a Qumran, mais aussi dans la priere de ashrenu. Elle

est en revanche peu presente dans la litterature rabbinique

ancienne 88.

La « theorie » de l'origine mystique de la qedusha presente cepen-

dant des difficultes. Il n'est pas su� r que les gens de Qumran soient

les ance� tres des mystiques de la merkaba, ni me� me que la qedusha

soit deja attestee a Qumran 89. Il n'est pas non plus evident d'utili-

ser la litterature de la merkaba comme le temoin de pratiques mys-

tiques d'epoque tannaítique, comme le fait Y. Heinemann, en

suivant de maniere peut-e� tre trop rapide les convictions de

G. Scholem. La datation des materiaux contenus dans les textes

de la merkaba est en effet toujours l'objet de vives discussions au

sein des specialistes 90. E. G. Chazon a montre que le motif de la

participation humaine a la liturgie angelique est present dans cer-

tains fragments qumraniens (4Q503 et peut-e� tre 4Q408) qui n'ont,

par ailleurs, aucun caractere mystique 91. E. Fleischer propose un

modele plus subtil des rapports entre qedusha et mystique. La

qedusha etait au debut partie integrante de la troisieme benediction

de la �amida. Ce sont les fideles qui lui ont donne un caractere mys-

tique, en prenant l'habitude de reciter les versets d'Is 6,3 et Ez 3,12

avec le chantre, ce qui est une maniere de s'associer a la louange

angelique 92. L'idee que les anges et Israel louent Dieu par les

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88 M. Weinfeld, Neqaddesh et shimkha... [voir n. 59], p. 72-75.89 Voir B. Nitzan, Qumran Prayer... [voir n. 31], p. 367-369.90 Voir, par exemple, l'etude recente de R. S. Boustan, The Study of Heik-

halot Literature: Between Mystical Experience and Textual Artifact, dans Currents

in Biblical Research, 6 (2007), p. 144-150.91 E. G. Chazon, The qedushah liturgy... [voir n. 29], p. 12-13 et 16.92 Voir E. Fleischer, Qedushat ha-'amida... [voir n. 10], p. 333-334, qui n'he-

site pas a parler d'une erreur d'interpretation du fidele. Celui-ci a compris que la

louange des « saints » (qedoshim), dont il est question dans la troisieme benedic-

tion de la �amida, est celle d'Israel. Cette erreur, qui correspondait aux aspira-

tions profondes des fideles ainsi qu'aux conceptions mystiques de certains

rabbins, a conditionne toute l'histoire ulterieure de la qedusha. L'idee que la

louange d'Israel est identique a celle des anges et consiste dans la qedusha, est

centrale dans ce qu'E. Fleischer appelle la « qedusha simple » (c.-a-d. la version

courte de la qedusha, avec trois versets).

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me� mes mots et peut-e� tre de maniere simultanee, n'a d'ailleurs pas

ete acceptee sans mal dans le monde des rabbins 93.

Au terme de ce bref survol du corpus rabbinique ancien, dans ses

trois dimensions liturgique, midrashique et mystique, une constata-

tion s'impose: Is 6,3 est tres present en tant que verset decrivant la

qedusha angelique, il l'est en revanche beaucoup moins en tant qu'ele-

ment de la qedusha synagogale. Le corpus mystique accorde une

grande place a Is 6,3, parce qu'il s'attache a decrire de maniere

detaillee la louange celeste. Il traite donc de la qedusha angelique,

soit de maniere autonome, soit � ce qui est moins frequent � en

lien avec la qedusha synagogale. Ce dernier motif, celui de la compa-

raison des louanges angelique et humaine (celle d'Israel), est une pre-

occupation essentielle du Talmud et des Midrashim. Il s'agit

cependant de deux louanges distinctes, qedusha d'une part, shema'

ou �amida d'autre part. On peut se demander si la faible presence de

la qedusha synagogale dans la litterature rabbinique, halakhique

comme aggadique, ne conforte pas l'opinion de ceux qui voient dans

la synagogue une institution en grande partie exterieure au judaísme

rabbinique, au moins jusqu'au 6e s. 94 Dans le corpus midrashique,

Is 6,3 est aussi l'occasion d'aborder d'autres sujets que celui de la

louange, comme la relation entre Dieu et l'univers physique ou un

certain nombre d'enjeux pratiques (marcher avec humilite ...).

L'interpretation d'Is 6,3 et la question du sanctus dans le

corpus chretien ancien (1er-8e s.)

Le terrain que nous abordons ici a deja ete abondamment

explore selon diverses perspectives: depuis les travaux de pure his-

toire de la liturgie, qui pour la plupart affrontent l'impossible ques-

tion des origines du sanctus et de son insertion liturgique 95,

l'interpretation d'isaíe 593

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 593

93 Comme en temoigne l'existence d'une autre version de la qedusha, qu'E.

Fleischer appelle « qedusha etendue ». Dans cette version, la louange des anges

(c.-a-d. la qedusha) est clairement distinguee de celle d'Israel (qui consiste dans

le shema'). Cette conception des deux louanges distinctes, dont l'orientation anti-

mystique est evidente, est tres representee dans la litterature midrashique, alors

que sa rivale (la qedusha, louange commune des anges et d'Israel) en est absente,

voir Qedushat ha-'amida... [voir n. 10], p. 333, 335-336 et 339.94 Voir S. Schwartz, Imperialism and Jewish Society, 200 B. C. E. To 640

C. E., Princeton-Oxford, 2001, p. 215-239.95 La difficulte vient du fait que l'anaphore eucharistique la plus ancienne,

transmise par la Tradition apostolique, ne comporte pas de sanctus, non plus que

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jusqu'aux etudes d'histoire de l'exegese patristique 96, en passant par

quelques etudes transversales 97. Pour notre part, c'est du point de

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12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 594

certaines formules plus recentes, minoritaires toutefois. Tout se passe comme si

la grande majorite des liturgies eucharistiques, en Orient tout du moins, ne pou-

vaient se comprendre sans sanctus, alors que quelques documents n'en compor-

tent pas et que la plupart des Eglises d'Occident ne l'ont integre que

progressivement. On peut supposer, comme l'avance C. Giraudo, que la Tradi-

tion apostolique serait issue d'une liturgie domestique juive, alors que les formu-

les avec sanctus remonteraient a des formes de liturgie synagogale, en coherence

avec la presence, attestee de maniere a peu pres contemporaine, de la qedusha

dans le rituel synagogal des benedictions, cf. C. Giraudo, « In unum corpus ».

Trattato mistagogico sull'eucaristia, Cinisello Balsamo (MI), 2001, p. 307-308.

Voir, sur l'ensemble de la question, B.D. Spinks, The Sanctus in the Eucharistic

Prayer, Cambridge, 1991 ainsi que (plus rapide) R. Taft, Il Sanctus nell'anafora,

Rome, 1999; on trouvera aussi un resume commode de l'histoire des positions

avancees sur cette question au cours de la seconde moitie du 20e s. en

P. Bradshaw, La liturgie chretienne en ses origines, Paris, 1995 (traduction de

The Search for the Origins of Christian Worship, Londres, 1992), p. 163-178.

G. Winkler, qui fait remarquer que la racine de qedusha est utilisee metonymi-

quement pour designer les « Anaphores des Apo� tres » et, loin d'e� tre une insertion

posterieure, correspondrait donc a leur « idee directrice principale » (G. Win-

kler, A propos des anges et des hommes. Le Sanctus, dans La Maison-Dieu, 237

(2004/1), p. 129-142 [140-141]), s'est interessee a des temoignages moins exploi-

tes, militant en faveur de l'extension de la zone du sanctus, G. Winkler, Das

Sanctus. Uber den Ursprung und die Anfange des Sanctus und seine Fortwirken,

Rome, 2002. Voir aussi M. Johnson, The Origins of the anaphoral Use of the

Sanctus and Epiclesis Revisited: The Contribution of Gabriele Winkler and Its

Implications, dans H.-J. Feulner � E. Velkovska � R. Taft (ed.), Cross-

road of Cultures. Studies in Liturgy and Patristics in Honor of Gabriele Winkler,

Rome, 2000, p. 405-442.96 La Revue de l'Universite catholique de Milan, Annali di Scienze religiose,

a fait paraí� tre entre 1999 et 2001 trois numeros (ses numeros 4, 5 et 6) presque

exclusivement consacres a un panorama le plus ouvert possible des interpreta-

tions d'Isaíe 6 dans les diverses zones de l'antiquite juive et chretienne. Il serait

trop long de mentionner ici l'ensemble de cette dizaine d'articles richement

documentes, portant sur Philon, le Nouveau Testament, la litterature rabbi-

nique, les courants gnostiques, Ephrem, les Cappadociens et Syriens, Ambroise,

Jero� me, Cyrille d'Alexandrie. Et auparavant M. Simonetti, Uno sguardo d'in-

sieme sull'esegesi patristica di Isaia fra IV e V secolo, dans Annali di Storia

dell'esegesi, 1 (1984), p. 9-44, et J.-N. Guinot, L'heritage origenien des Commenta-

teurs grecs du prophete Isaíe, dans Origeniana Quarta, Innsbruck, 1987, p. 379-

389.97 Quelques etudes tentent de faire le pont entre la recherche en histoire de

la liturgie et l'etude de la documentation patristique, comme celle, tres sugges-

tive, de S. Brock, The Thrice-holy Hymn in the Liturgy, dans Sobornost, 7/2

(1985), p. 24-34, qui situe la reception d'Is 6,3 dans une perspective economique.

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vue de l'historien de l'exegese que nous voudrions envisager la

documentation attestant l'usage liturgique d'Is 6,3. Cet usage ne

peut e� tre separe de son contexte scripturaire. Les exposes les plus

explicites a ce sujet, ceux de Jean Chrysostome et de Theodore de

Mopsueste, montrent que la scene de la vision d'Isaíe, telle qu'elle

se trouve rapportee au chapitre six d'Isaíe, ne disparaí� t jamais de

l'horizon liturgique, me� me si elle passe parfois au second plan: le

celebrant, ou plus largement le chretien, se reconnaí� t dans le per-

sonnage d'Isaíe et dans la sequence de gestes et de paroles dont il

est le protagoniste. Inversement, il semble que la lecture exegetique

de ces versets, me� me la plus detachee de toute actualisation imme-

diate, demeure chargee de son poids de memoire liturgique. C'est

cette interaction que nous voudrions interroger ici, en enque� tant

sur la portee de ces influences reciproques entre exegese et liturgie.

Au prealable, on notera qu'il convient de prendre en consideration

la nature du document envisage: formulaire liturgique, homelie,

commentaire exegetique, ecrit theorique ou polemique, qui ne peu-

vent e� tre utilises sans faire la part de leur perspective propre.

Insertion liturgique

Les attestations

Il semble qu'il n'y ait pas d'attestation explicite de l'insertion de

la louange seraphique dans la liturgie eucharistique avant le 4e s. et

sans doute pas avant la seconde moitie du 4e s. A ce moment-la, les

temoignages surgissent de façon massive et dans diverses parties de

l'empire romain: Egypte, Palestine, Syrie, Cappadoce, soit dans les

documents liturgiques eux-me� mes 98, soit dans les textes patristi-

l'interpretation d'isaíe 595

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 595

Voir aussi l'etude de L. Chavoutier, Un libellus pseudo-ambrosien sur le St-

Esprit, dans Sacris Erudiri, 11 (1960), p. 136-192, qui aborde le lien entre l'in-

terpretation trinitaire d'Is 6,3 et l'introduction du sanctus en Occident (p. 174-

190). Et surtout la large etude de G. Kretschmar, Studien zur fruhchristlichen

Trinitatstheologie, Tubingen, 1956.98 Anaphores dites « de St. Marc » (p. 110) et « de Serapion » (p. 130), aux-

quelles il faut adjoindre le papyrus de Der Balyzeh (p. 124, Egypte), « de

St Jacques » (Palestine, p. 246 en version grecque, p. 270 en version syriaque

et p. 342 en version armenienne), des Constitutions Apostoliques (p. 90), « de

St Jean Chrysostome » (p. 191), « des XII Apo� tres » (266), « d'Addaí et Mari »

(Syrie, p. 376 et 406), « de St Basile » (Cappadoce, p. 232 et p. 348) dans

A. Hanggi-I. Pahl, Prex eucharistica, Fribourg, 1968. On trouvera des mises

au point recentes sur ces anaphores, et la place du sanctus dans leurs structures

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ques faisant allusion a la liturgie eucharistique 99. Nous nous

contenterons de rapporter l'indication des Constitutions Apostoli-

ques qui, apres avoir enumere sept ordres d'anges, mentionne les

seraphins (et les cherubins) dans leur action decrite par Isaíe:

« d'une voix infatigable et incessante, avec les milliers de milliers

et les myriades de myriades (Dn 7, 10), ils proclament � et tout

le peuple chante avec eux �: ��saint, saint, saint le Seigneur

Sabaoth, le ciel et la terre sont remplis de ta gloire 100'' ».

A cet exemple nous joignons un texte, a notre connaissance non

encore exploite a ce propos, un passage decisif du Livre de la Resur-

rection de Barthelemy, apocryphe connu en copte, ou il est raconte

qu'au moment ou le Sauveur remontait des Enfers, « il vint au tom-

beau ... et y trouva les anges qui chantaient l'hymne de benediction

a l'aube du jour du Seigneur, celui que les seraphins ont l'habitude

de chanter a l'aube du jour du Seigneur sur son corps et son

sang 101 ».

Le chant repris aux seraphins est donc caracteristique de la litur-

gie dominicale et intimement lie a l'eucharistie. Il s'insere dans une

structure clairement articulee en deux temps, le premier prepara-

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in P. Bradshaw (ed.), Essays on Early Eastern Eucharistic Prayers, Collegeville

(Minnesota), 1997.99 On pourrait ajouter, me� me si notre documentation est moins riche, la

Gaule (ou on voit au milieu du 4e s. Hilaire utiliser la forme liturgique d'Is 6,3,

voir ci-dessous n. 114) et l'Italie du nord (voir l'etude convaincante de

J. Nishiwaki, Eine Sanctus-Formel bei Ambrosius von Mailand, dans Studia

Patristica, 36 [2001], p. 297-303). Sur le temoignage des textes patristiques,

voir Fr. Cassingena, Les Peres de l'Eglise et la liturgie, Paris, 2009, p. 80-92,

123-126 etc.100 Constitutions Apostoliques VIII, 12, 27, SC 336, p. 192. Les CA sont une

compilation syrienne datee autour de 380.101 Livre de la Resurrection de Barthelemy, § 7, 6, Ecrits apocryphes chretiens,

t. I, Fr. Bovon et P. Geoltrain (ed.), Paris, 1997, p. 321. Nous remercions le

P. Philippe Luisier, s.j., pour son analyse tres eclairante de ce passage sur la

base des deux codices qui le transmettent en copte. Un temoignage dans le

me� me sens est procure par les representations de seraphins sur les eventails ser-

vant a proteger les especes eucharistiques. Voir R. Tonneau-R. Devreesse, Les

homelies catechetiques de Theodore de Mopsueste, reproduction phototypique du ms.

Mingana syr. 561, traduction, introduction et index (Studi e Testi, 145), Vatican,

1949, illustration inseree entre les p. xxxii et xxxiii de l'introduction, montrant

un eventail d'argent a fonction liturgique portant la representation d'un seraphin

(ou cherubin), provenant de Syrie et datant du 6e s. (Dumbarton Oaks Research

Library and Collection Harvard Univ.) et E. Diez, art. Facher, dans RAC, 7

(1969), c. 231-233.

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toire (« messe des catechumenes »), et le second mysterique (« messe

des fideles 102 »), qui suppose aussi une gradation entre le chant des

psaumes, simplement humain et pratique par tous, et le chant des

hymnes, specifique aux anges et privilege des fideles 103. Une fois les

non-baptises sortis et les portes closes, les fideles se mettent

debout 104 et la seconde partie de la synaxe commence par un dia-

logue rituel, ou le peuple est incite par le celebrant a s'elever inte-

rieurement et a se tourner vers Dieu pour lui offrir l'action de

gra� ce 105. Suit generalement une louange libre (« preface ») pronon-

cee par le celebrant, a l'issue de laquelle les fideles sont invites a

chanter l'hymne des seraphins 106:

Saint, saint, saint le Seigneur Sabaoth

le ciel et la terre sont remplis de ta gloire.

A l'issue de ce chant, le celebrant reprend la parole pour intro-

duire a la partie proprement eucharistique en une longue priere

l'interpretation d'isaíe 597

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102 Cf. Ps. Denys l 'Areopagite, Hierarchie ecclesiastique, III, 7, Corpus

dionysiacum, t. II, p. 84, G. Heil et A.M. Ritter (ed.), Berlin, 1991. Cf. F. van

de Paverd, Zur Geschichte der Messliturgie in Antiochien und Konstantinople

gegen Ende des iv e Jahrhunderts, Rome, 1970.103 Voir Chrysostome sur Col. 3, 16, HomCol IX, 2: « les anges ne psalmo-

dient pas, ils chantent des hymnes... » et, plus loin, cette allusion esoterique: « ce

qu'est l'hymne des e� tres d'en haut, ce que disent les cherubins (souvent associes

ou substitues aux seraphins dans les evocations de la liturgie celeste), les fideles

le savent » (PG. 62, c. 363, voir aussi 364).104 Comme le note explicitement Theodore de Mopsueste, Hom. Cat.

XVI, 10, p. 549, cf. § 6, p. 545, ou en traduction latine Prex eucharistica [voir

n. 98], p. 216.105 Le second depart de l'action liturgique, qui menera rapidement au sanc-

tus, est ainsi le dialogue invitatoire en trois temps, tres largement et ancienne-

ment documente: a) un salut solennel, du type: « le Seigneur soit avec vous » /

« et avec votre esprit »; b) une invitation dynamique: « elevons nos c�urs » /

« nous les tournons vers le Seigneur »; c) une introduction directe a l'action de

gra� ce eucharistique: « rendons gra� ce au Seigneur » / « c'est juste et bon ». Ce dia-

logue introductif est atteste deja par Cyprien au 3e s. (De dominica oratione 31),

puis par Cyrille de Jerusalem (Cat. Myst. 5, 4), Chrysostome, Augustin etc., voir

J.A. Jungmann, Missarum solemnia, t. III, Paris, 1953, p. 15-21.106 Jean Chrysostome, dans ses Homelies sur Ozias, attribue ultimement au

Christ cette invitation a s'assimiler au modele seraphique: « ce grand pre� tre, en

s'approchant de cette sainte table, au moment d'offrir le culte spirituel, en pre-

sentant l'offrande non sanglante, non seulement nous invite a cette acclamation,

mais en mettant en avant les cherubins et en rappelant les seraphins, il nous

incite tous a pousser ce cri sacre » (Homelies sur Ozias, hom. 6, 3, SC 277,

p. 216).

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appelee « anaphore » � c.-a-d. offrande, elevation, rappel, reprise �,

auquel le peuple exprimera son adhesion par un amen collectif final,

preludant a la communion 107.

On notera donc que, d'apres les temoignages nombreux dont

nous disposons a partir de la seconde moitie du IVe s., le sanctus

est:

- un chant de toute l'assemblee des fideles et, a ce titre, particu-

lierement important car les occasions pour le peuple d'intervenir

dans la celebration, si elles sont intenses, sont relativement limi-

tees et espacees 108. Ce chant concretise le mouvement d'eleva-

tion et de louange indique dans le dialogue qui precede.

- une intervention a la fois charniere et inaugurale:

charniere, dans la mesure ou le sanctus est proclame debout par

les fideles et s'inscrit dans la continuite immediate du dialogue

qui precede. Il peut e� tre lui-me� me considere comme une sorte de

dialogue, puisque le celebrant s'efface un moment pour laisser

eclater la louange du peuple, mais preside avant et apres 109;

inaugurale, dans la mesure ou il ouvre sur la partie centrale et

eucharistique par excellence de la liturgie.

Il faut ajouter que le prototype de toute liturgie eucharistique

est la celebration pascale, ou l'integration des nouveaux baptises

(ve� tus de blanc) dans l'assemblee des fideles reve� t une solennite

a. bastit-kalinowska - j. costa598

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107 Voir deja, vers le milieu du second siecle, Justin, 1 Ap 65 et 67, qui ne

mentionne pas le sanctus, mais evoque une « louange et gloire [rendues] au Pere

de l'univers par le nom du Fils et de l'Esprit-Saint ». Il insiste a deux reprises

sur l'ampleur et l'abondance de l'action de gra� ce qui correspond a l'action eucha-

ristique proprement dite, et atteste l'intervention conclusive du peuple dans

l'amen final (Just in, Apologies, SC 507, p. 302-304 et 308-309).108 On peut les estimer a environ 20 % de l'ensemble de la celebration. Plu-

sieurs textes insistent sur le fait que le « sanctus » est proclame « par tous »:

(Jean Chrysostome, Homelies sur Ozias, hom. 6, 3, SC 277, p. 216; Theo-

dore de Mopsueste, Hom. Cat. XVI, 6) ou « par le peuple » (Jean Chrysos-

tome, homelie 18 sur 2 Cor, PG 61, c. 527; ps. Ambroise, De Spiritu sancto

IV, 2: « una cum sacerdote populus »). Ce saire d 'Arles, hom. 73, 2, CCL CIII,

p. 307, mentionne trois occasions ou les fideles interviennent collectivement: le

dialogue introductif, le sanctus et le Notre Pere.109 Dans la Liturgie egyptienne, dite « de St Marc », le sanctus intervient

deux fois, une fois insere par le celebrant a l'interieur de sa louange monodique,

puis repris une seconde fois par le peuple tout entier a l'incitation du pre� tre:

l'alternance celebrant/ chant du peuple est donc fortement structuree par cette

recurrence et ce dialogue en echo, voir Prex eucharistica [voir n. 98], p. 110-112.

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particuliere: la consequence en est, pour ceux qui viennent de

connaí� tre l'initiation, la possibilite de rejoindre les autres fideles

dans l'assistance a l'action eucharistique proprement dite et, dans

l'immediat, de chanter avec eux le chant de la louange seraphique.

C'est l'aspect sur lequel insiste, par exemple, Asterios dans la pre-

miere moitie du 4e s.:

Regarde les neophytes, et vois-les ... mus par le Saint-Esprit, dire aussi a

l'instant pour la premiere fois l'hymne des fideles et faire monter [vers

Dieu] une louange qu'ils n'avaient jamais entendue auparavant.

Cet « hymne des fideles », selon une designation recurrente, n'est

autre, precise Gregoire de Nysse dans un contexte analogue, que

« les paroles ineffables », « que les seraphins a six ailes disent dans

leur hymne en me� me temps que les chretiens inities 110 ».

Les paroles du sanctus, par leur transcendance me� me, apparais-

sent en effet comme des mots redoutables, impropres aux hommes

et qui supposent de leur part comme un transfert dans un registre

suprahumain: « un frisson sacre, un tremblement me prend au

milieu de ce chant; quoi d'etonnant pour moi, e� tre de boue et ne

de la terre, la ou la plus extre� me stupeur habite continuellement les

puissances d'en haut 111? ». A cette frayeur se me� le cependant une

attirance, une anticipation de ce plaisir celeste 112.

l'interpretation d'isaíe 599

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 599

110 Aster ios, Homelies sur les psaumes, Hom XVI sur le Ps 8, M. Richard,

Asterii sophistae commentariorum in Psalmos quae supersunt, Oslo, 1956. S'adres-

sant de me� me a un catechumene qui differe son bapte� me, Gregoire dit: « j'ai

honte de toi qui, bien que deja d'un certain a� ge, es encore expulse avec les cate-

chumenes, comme un enfant sans raison et non tenu au silence, au moment ou

le mystere est sur le point d'e� tre annonce. Unis-toi au peuple initie et apprends

des paroles ineffables. Fais resonner avec nous ce que les seraphins a six ailes

disent dans leur hymne avec les chretiens parfaits. » Adversus eos qui differunt

baptismum, PG 46, c. 421 C. Jean Chrysostome parle de « mystikon melos »

(Homelies sur Ozias, hom 2, 1, SC 277, p. 84, cf. aussi hom 6, 1, ibidem, p. 204).111 Jean Chrysostome, Homelies sur Ozias, hom. 2, 2, SC 277, p. 90. Il

s'agit en effet de « faire monter vers Dieu un cri qui fait fremir », selon Jean

Chrysostome, ibidem, hom. 6, 3, SC 277, p. 216. Cf. Fr. Cassingena, Les Peres

de l'Eglise... [voir n. 99], p. 114-136 et 275-276. La perspective d'ensemble de ce

livre remarquable est celle de la dimension anthropologique du discours patris-

tique sur la liturgie.112 Jean Chrysostome, Homelies sur Ozias, hom. 2, 2, SC 277, p. 90, et

hom. 6, 2, SC 277, p. 214, ou le predicateur evoque une « admiration me� lee de

plaisir ». Cette ambivalence se retrouve dans le domaine latin: « cum timore

simul et gaudio », Cesaire d'Arles, hom. 73, 2, CCL CIII, p. 307.

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L'intrusion du « ciel »

Une des singularites du sanctus chretien, peut-e� tre la plus remar-

quable, tient dans la forme particuliere que prend rapidement la

seconde partie du verset d'Is 6,3. Apres Is 6,3a (« saint, saint, saint

le Seigneur Sabaoth »), Is 6,3b se lit en effet ainsi dans le texte des

LXX utilise par l'Eglise: « sa gloire remplit toute la terre », or la

forme liturgique de cette acclamation est universellement: « plein

est le ciel et la terre de [ta] gloire ». Le passage de la troisieme a

la seconde personne se comprend facilement dans un hymne adresse

a Dieu, en revanche l'insertion du « ciel » qui s'ajoute a la mention

de la « terre » surprend, car elle n'a apparemment pas de fondement

scripturaire. Les auteurs qui commentent Isaíe ou citent le texte

biblique en tant que tel respectent en general la forme scripturaire:

« sa gloire remplit toute la terre 113 », mais ceux qui, dans un autre

contexte, se referent a la vision d'Isaíe ou a la louange des sera-

phins de maniere globale et detachee de son contexte scripturaire

immediat invoquent presque universellement le texte sous sa forme

liturgique, en incluant la mention du « ciel », et ce depuis le milieu

du 4e s. au moins 114. Bien que le bino� me « ciel et terre » soit tres

repandu dans les livres bibliques depuis le premier verset de la

Genese, evoquant leur creation initiale (Gn 1,1) et qu'on lise chez

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113 Par exemple Origene, Gregoire de Nysse (Contre Eunome I, 310-311),

Ambroise (Sur le Ps 118, 1, 12; De spiritu sancto III, 160; ps-Ambroise, De

Spiritu sancto IV, 2), Eusebe et Chrysostome dans leurs commentaires sur Isaíe

ad locum, le ps. -Denys, Hierarchie celeste VII, 4 etc.114 B. Spinks, The Sanctus... [voir n. 95], p. 117, ecrit « nearly all » et rap-

porte, aux p. 118-119, le texte d'Is 6,3b (« seconde ligne du « sanctus ») dans les

principales anaphores. Independamment de la documentation liturgique, le plus

ancien temoignage de ce phenomene, a notre connaissance, apparaí� t dans le

Commentaire sur les Psaumes d'Hilaire de Poitiers, qui cite Is 6,3 sous sa forme

liturgique (y compris avec l'apostrophe en « tu » et l'insertion de « Deus »

conforme a Ap 4, 8): « sanctus, sanctus, sanctus, Dominus Deus Sabaoth, pleni

sunt coeli et terra gloria tua » (In ps. 134, 22, PL 9, c. 764), et une seconde fois

avec une legere variante: « pleni sunt coeli et terrae gloriae tuae » (In Ps 136, 6).

Apres Hilaire, on rencontre cette forme dans le « Te Deum », dans le commen-

taire sur Zacharie de Didyme l 'Aveugle (In Zach. V, 64-65, SC 85, p. 1004 �

ou curieusement la formule liturgique intervient dans le cadre d'un commentaire

historique faisant appel au texte d'Isaíe); chez Chrysostome (homelie sur le

Notre Pere, § 4), le ps . -Epiphane (Hom 1 in festo Palmarum), Theodore

de Mopsueste (Hom. XVI, 36), Chromace d'Aqui l e e (Sermon 21, 1); le

ps .-Hippolyte De consummatione mundi, § 39, Jean Damascene, De hymno

trisagio, § 2 etc.

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les prophetes des declarations comme « est-ce que je ne remplis pas

le ciel et la terre? dit le Seigneur » (Jr 23,24) ou encore, dans les

psaumes « que les cieux se rejouissent et que la terre exulte! » (Ps

95,11), cette frequence n'a produit, semble-t-il, aucune contamina-

tion ni dans le texte d'Isaíe 6,3 ni dans la forme liturgique de ce

verset dans la priere juive en general 115.

Pourtant, un embolisme d'Is 6,3 a dans le Targum de Jona-

than 116 presente un developpement de la triple confession qui fait

droit a l'antithese terre/ciel:

Ils reçoivent l'un de l'autre et disent:

Saint dans les cieux de la hauteur, maison de la Shekhina,

Saint sur la terre, l'�uvre de sa puissance,

Saint dans l'eternite des eternites, Eternel des armees,

Toute la terre est remplie de l'eclat de sa gloire.

Le rythme ternaire de la triple sanctification se decompose ici,

nous semble-t-il, en une opposition binaire (responsoriale?) entre la

saintete du Seigneur « au ciel » et « sur la terre », convergeant vers

une conclusion unificatrice (« pour l'eternite 117 »).

Neanmoins, cette amplification du triple cri reste tres limitee

dans le judaísme, et ne retentit pas sur la forme d'Is 6,3b. L'ajout

du « ciel » dans la proclamation liturgique de ce dernier verset peut

donc apparaí� tre comme une inflexion specifiquement chretienne 118,

l'interpretation d'isaíe 601

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 601

115 Cf. G. Rizzi, Il Tg Isaia 6, 1-13 come traduzione e come esegesi interpreta-

tiva del testo ebraico, dans Annali di Scienze Religiose, 6 (2001), p. 239-269 (248).116 Targum de Jonathan sur Isaíe, in A. Sperber, The Bible in Aramaic,

t. III, Leiden, 1962, p. 12-13, ou B.D. Chilton, The Isaiah Targum, The ara-

maic Bible II, Edimburg, 1987, p. 14. Voir E. Werner, The doxology in Synago-

gue and Church, in J. Petuchowski (ed.), Contributions to the Scientific Study of

Jewish Liturgy, p. 318-370 (specialement p. 340) ainsi que G. Rizzi, Il Tg Isaia

6, 1-13... [voir n. 115], p. 262-266. Le Targum d'Is 6,3 est repris dans la qedusha

de-sidra, voir Siddur Rab �Amram Ga'on, p. 38-39; Siddur Rab Sa'adya, p. 40;

Sefer Abudraham, p. 83-84, 135-136; Seder �Abodat Yisra'el, p. 127; H. ereb

Pifiyyot, p. 156-158.117 La liturgie chretienne presente souvent un balancement assimilateur ana-

logue, mais fonde sur Is 6,3 b, comme dans l'anaphore de Serapion: « plein est le

ciel / pleine est aussi la terre / de ta gloire splendide », dans A. Hanggi-

I. Pahl, Prex eucharistica [voir n. 98], p. 130.118 B. Spinks, The Sanctus... [voir n. 95], p. 119, ecrit: « in every (christian)

��heaven'' has been added... although there may be a Jewish precedent, it is

probably more likely that the addition is a deliberate Christian addition ». Nous

souscrivons entierement a ce jugement mesure.

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liee au dynamisme � deja present chez les prophetes et dans les

psaumes �, de la dilatation de la louange rendue au nom divin.

A la suite d'Origene et deja de Clement d'Alexandrie, qui deve-

loppent l'idee d'extension de la volonte divine du ciel a la terre 119

(Mt 6, 10), Eusebe, dans un texte de la Demonstration evangelique

qui servira en quelque sorte de « fil rouge » a notre etude 120, inau-

gure un schema d'extension, en pointant combien la declaration des

seraphins en Is 6,3b est paradoxale: « que non seulement toutes les

realites celestes se soient trouvees pleines de sa doxologie, mais

aussi que toute la terre ait eu part a la me� me puissance... ». Le

me� me mouvement se rencontre frequemment, et deja chez son

contemporain Asterios, qui s'ecrie: « est-ce que Dieu n'est loue et

glorifie qu'aupres des seules armees celestes, La langue terrestre est-

elle vide pour la sanctification de Dieu? ... ce pourquoi il (le Christ)

est venu sera-t-il reduit a rien? Quand il s'est incarne, tout son but

n'etait-il pas de descendre des cieux sur la terre, afin de faire de la

terre le ciel 121 »? Chez Theodoret encore, il est rappele que les sera-

phins louent Dieu « d'avoir rempli de gloire non seulement le ciel,

mais aussi la terre entiere 122 ». A l'extre� me, une apocalypse byzan-

tine precise que le chant des e� tres celestes proclame: « saint, saint,

saint le Seigneur Sabaoth, le ciel est plein de ta gloire », en ajoutant

« ils ne disaient pas ��la terre'' » dans la mesure ou Dieu n'y etait

pas encore descendu 123...

Enfin, Eusebe suggere que la doxologie elle-me� me, sous sa forme

de triple acclamation sans doute, s'est « diffusee sur toute la terre ».

Chrysostome le dira clairement: « quand donc la terre fut-elle

pleine de sa gloire? quand cet hymne fut transfere [d'en haut] sur

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119 Cl ement d'Alexandrie, Str. IV, 8, 66, 1, SC 463, p. 164: « l'Eglise de

la terre est l'image de celle du ciel, c'est pourquoi nous prions pour que la

volonte [de Dieu] se fasse sur terre comme au ciel », cf. Orig ene, Traite de la

priere 26.120 Eusebe de Cesar ee, Demonstration evangelique 7, 1, GCS 23, p. 300. Le

me� me moteur syntaxique se rencontre encore, par exemple, chez Je ro� me,

Commentaire sur Isaíe 3, 4.121 Aster ios, hom. XV, 17 sur le Ps 8, 2 (M. Richard... [voir n. 110],

p. 115).122 Theodoret de Cyr, Commentaire sur Isaíe, SC 276, p. 262. Cf. encore

Procope de Gaza, Com. In Is. (ad locum), PG 87 bis, c. 1933 C.123 Apocalypse d'Anastasia, § 17, cite d'apres J. Baun, Tales from Another

Byzantium. Celestial Journey and Local Community in the Medieval Greek Apo-

crypha, Cambridge, 2007, p. 404.

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la terre et que les hommes d'ici-bas sont devenus choreutes avec les

puissances d'en haut 124 ».

Emulation et presence des anges

Des le premier siecle, avec l'Apocalypse de Jean et la Lettre de

Clement 125, le modele de la liturgie celeste etait etabli. Chez Irenee

au second s. 126, puis, au-dela d'un troisieme siecle avare de temoi-

gnages, pour les auteurs du 4e s. comme Hilaire, Asterios, Ephrem

etc., ce paradigme est caracterise par trois composantes types:

- la mention conjointe des seraphins, des cherubins et des ch�urs

innombrables (les « milliers de milliers et myriades de myriades »

de Dn 7, 10) � en un elargissement cosmique et, nous le ver-

rons, apocalyptique, de la vision d'Isaíe 127;

- le caractere incessant de la louange angelique, associe a la sta-

bilite des puissances qui « se tenaient » devant Dieu (selon le

verbe du texte des LXX) � en une extension temporelle de la

scene 128;

l'interpretation d'isaíe 603

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 603

124 Jean Chrysostome, Commentaire sur Isaíe 6, 3, SC p. 268.125 « Pensons a toute la foule des anges de Dieu, et considerons comment ils

le servent en se tenant aupres de lui. L'Ecriture dit en effet: ��Des myriades de

myriades se tenaient aupres de lui, et des milliers de milliers le servaient'' (Dn 7,

10) et ��criaient: saint, saint, saint le Seigneur Sabaoth, toute la creation est

pleine de sa gloire'' (Is 6,3 ). Nous aussi donc, dans la concorde, reunis en un

seul lieu par notre conscience, crions vers lui avec force comme d'une seule bou-

che, en vue d'avoir part a ses grandes et glorieuses promesses » (1 Clem 34,5-7,

SC 167, p. 154-156). Contemporaine de cette page controversee est la description

d'Ap. 4, 8. Cf. W.C. van Unnik, 1 Clement 34 and the ��sanctus'', dans Vigiliae

Christianae, 5 (1951), p. 204-248, qui insiste a juste titre sur le fait que le

contexte de ce passage n'est pas liturgique, me� me si beaucoup d'elements �

l'association de Dn 7, 10 et Is 6,3, le recours au verbe « crier » (boa�n), l'evocation

d'une priere publique unanime � paraissent charges d'echos liturgiques.126 « Dieu est glorifie par son Verbe et par l'Esprit-Saint... et leurs puissan-

ces, appelees cherubins et seraphins, glorifient Dieu par des chants qui ne cessent

pas, et tout ce qui existe dans les cieux rend gloire a Dieu le Pere de toutes

choses », Ir en ee, Demonstration de la predication apostolique, § 10, SC 62, p. 46-

47.127 Particulierement interessant en ce sens est le developpement de Basi le

dans son Traite du Saint-Esprit, ch. 38, SC17, p. 180.128 Chrysostome remarque, dans son Commentaire sur Isaíe, que l'imparfait

utilise par les LXX est un imparfait duratif: « c'est leur action permanente »

(SC 304, p. 268); cf. ailleurs « ils ne chantent pas seulement l'hymne, mais le

font avec un grand cri, et pas seulement avec un cri, mais continu� ment », Jean

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- l'unisson du cri de louange, qui peut prendre la forme d'une

alternance regulee entre ch�urs � en une systematisation for-

melle de la louange chorale celeste.

L'imitation humaine de ce paradigme prend trois formes princi-

pales:

a) les fideles reproduisent la posture et l'action des seraphins �

« la terre imite le ciel », ecrit Jean Chrysostome 129, elle en est

l'« image » selon Clement d'Alexandrie �, deja par leur position

puisque l'hymne du sanctus se chante debout;

b) ils « repetent » la designation angelique: ils sont alors dans la

position de disciples qui decouvrent une verite superieure, de

nature theologique. Les catecheses hierosolymites disent simple-

ment que cette doxologie « nous a ete transmise par les sera-

phins 130 », mais Theodore de Mopsueste est plus precis: « cette

louange, que le bienheureux Isaíe a apprise par revelation divine

et qu'il a transmise par l'ecriture, nous tous rassembles nous la

faisons monter [vers Dieu] a haute voix, de sorte que nous dis-

ons cela me� me que disent les natures invisibles: saint, saint,

saint etc. 131 »;

c) ils « s'unissent » a la louange angelique, realisant ainsi l'harmonie

des e� tres terrestres et celestes dans une me� me glorification de

Dieu. Inversement aussi, les anges assistent les fideles dans leur

priere, comme l'expose Theodore (« ils chantent ce me� me hymne

que nous faisons monter vers Dieu pour lui rendre culte »), pour

lequel le fondement theologique de cet accord est « l'�uvre rea-

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Chrysostome, Homelies sur Ozias, hom 6, 2, SC 277, p. 212, voir aussi, en

conclusion, hom. 6, 4, ibidem p. 226.129 Jean Chrysostome, Homelie sur l'amour des choses presentes, § 2, PG 63,

col. 487. Pour Chrysostome, selon un exemplarisme tres repandu, « la haut les

seraphins font monter le cri (anaboa) de l'hymne trois fois saint, ici-bas la foule

des hommes fait monter [vers Dieu, anapempei] le me� me hymne » (Jean Chry-

sostome, Homelie sur Ozias, hom 1, 1, SC 277, p. 44). Plus largement, Clement

d'Alexandrie ecrit que: « (le chretien parfait) qui vit en esprit au milieu des

ch�urs des saints ... rend perpetuellement gra� ce a Dieu, a l'instar des vivants

glorificateurs signifies par Isaíe » (Str. VII, 12, SC 428, p. 246). Il est interessant

de noter que l'expression « esprits glorificateurs » designait en Str. V, 36, 3, SC

278, p. 84 les cherubins figures sur l'arche.130 Cyri l le de Jerusalem, Catecheses mystagogiques, 5, 7, SC 126, p. 155.131 Theodore de Mopsueste, Homelies catechetiques 16, 6, ed. Tonneau-

Devreesse, p. 543.

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lisee par le Christ » qui « nous a permis de devenir ... incorrupti-

bles et de participer ainsi au culte des puissances invisibles 132 ».

La louange des anges et celle des hommes sont encore comple-

mentaires. Comme l'explique Chrysostome, si les puissances celestes

chantent le sanctus en l'honneur du Verbe divin, les hommes pour

leur part acclament le Christ par le chant du benedictus 133.

L'interpretation theologique de la vision d'Isaíe

« Ce cri est une gloire de gratitude dans une contemplation sans

fin 134. »

Jusqu'a present nous nous sommes principalement tenus sur le

terrain de la pratique liturgique et de son sens. Pour comprendre

mieux le remploi liturgique du verset d'Isaíe, il convient de remon-

ter jusqu'a l'interpretation de la scene elle-me� me et de sa portee.

Les documents liturgiques eux-me� mes y invitent, tant ils font place

souvent, dans l'introduction qui precede le sanctus, a une reprise,

parfois amplifiee, du recit d'Isaíe et du tableau de l'activite des

seraphins 135.

On distinguera trois temps successifs, qui sont a la source de

trois volets de l'interpretation 136:

l'interpretation d'isaíe 605

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 605

132 Theodore de Mopsueste, Homelies catechetiques 16, 7, ed. Tonneau-

Devreesse, p. 545-547, cf. Cyri l le de Je rusalem: « pour que, par la commu-

nion en cet hymne, nous soyons associes aux armees celestes », Catecheses mysta-

gogiques, 5, 7, SC 126, p. 155.133 Chrysostome cite par Jean Damascene, De hymno trisagio, § 10, PG

95, c. 44; cf. aussi Epiphane (?), Hom 1 In festo palmarum, PG 43, c. 433.

La reprise liturgique d'Is 6,3 sera communement suivie du benedictus emprunte

a Matthieu 21, 9 et, au-dela, au psaume du Hallel: « Hosanna au plus haut des

cieux, beni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Ps 117, 26 LXX), hosanna

au plus haut des cieux » (disjoint du sanctus dans les Constitutions apostoliques,

CA VIII, 13, 13, SC 336, p. 208). La plus ancienne attestation dont nous dispo-

sions du benedictus accole au sanctus est celle de Cesaire d 'Arles au 6e s., hom.

73, 2, CCL CIII, p. 307.134 « Doxa eucharistos », Cl ement d'Alexandrie, Str. V, 36, 4, SC 278,

p. 84.135 Ainsi, par exemple, les anaphores de Marc, de Jacques ..., voir Prex

eucharistica [voir n. 98], p. 110, 246, etc.136 Il n'est pas faux de dire, selon l'analyse fouillee d'A. Persic, qu'a une lec-

ture primitive de la scene privilegiant l'identification d'une theophanie du Verbe

a succede, chez les defenseurs de l'orthodoxie de Nicee, une insistance sur la

revelation trinitaire, mais il me semble aussi que ces deux lectures, christique

et trinitaire, se superposent souvent chez le me� me auteur, cf. A. Persic, L'ese-

Page 34: « L’interprétation d’Isaïe 6, 3 et son usage liturgique dans le judaïsme et le christianisme anciens », Revue d’histoire ecclésiastique, 105, 2010, p. 573-627

- le phenomene de la vision theophanique lui-me� me, qui est mani-

festation de la « gloire » de Dieu, selon un mode adapte a la

reception du prophete;

- ce que voit le prophete et ce qui lui est revele, en particulier la

nature trinitaire du Dieu unique;

- la portee de cette revelation, qui est l'annonce de la venue pro-

chaine de Dieu dans le monde et la diffusion de sa gloire dans

l'univers cree. « Cet hymne n'est pas seulement une louange,

mais aussi une prophetie des dons pre� ts a embrasser la terre et

une juste expression de la doctrine », ecrit Chrysostome 137.

Le cri des seraphins, qui ouvre sur la connaissance du Dieu Tri-

nite, s'inscrit en effet dans une tension vers l'annonce de l'incarna-

tion (au chapitre suivant d'Isaíe), de la me� me façon que le sanctus

liturgique, tout en constituant une pause supratemporelle dans la

celebration, est en me� me temps oriente vers le moment imminent

de la venue du corps et du sang du Seigneur.

Le caractere charniere, la encore, de la louange empruntee a

Isaíe, est revele par la place de ce lieu dans les polemiques theolo-

giques du 4e s. et au-dela: le De Trinitate attribue a Didyme temoi-

gne que des auteurs arianisants discutaient l'application

interchangeable de la vision aux trois personnes divines 138, Jero� me

(parmi d'autres) evoque la polemique autour d'une des interpreta-

tions d'Origene 139, Severien de Gabala atteste qu'un theologien a

voulu obtenir la suppression du « sanctus », contraire selon lui a

l'unite et a la purete divines 140, et au 8e s., Jean de Damas, dans

son De hymno trisagio, est le temoin d'une controverse autour du

destinataire de la louange, s'adressant pour certains exclusivement

au Christ.

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gesi patristica di Isaia 6 in alcuni autori di area palestinese, cappadoce e anti-

ochena fra IV e V secolo, dans Annali di Scienze Religiose, 5 (2000), p. 189-206

et 6 (2001), p. 277-291. Nous remercions l'auteur de nous avoir communique

cette etude en deux parties et remercions aussi le Dr Luciano Bossina pour son

aide dans l'exploration de ce champ exegetique.137 Jean Chrysostome, Commentaire sur Isaíe, SC 304, p. 268.138 Didyme (?), De Trinitate, l. II, ch. 11, PG 39, c 661.139 Jero� me, Ep. XVIII A, § 4, CUF, p. 57 et Commentaire sur Isaíe III,

PL 24, c. 94-95.140 Sever ien de Gabala, De mundi creatione, or. II, § 4-6, PG 56, c. 443-

447.

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La theophanie du Fils

Les docteurs chretiens, depuis Irenee et Origene, se posent la

question du mode et de la nature de la vision du prophete, qui

affirme « avoir vu de ses yeux de chair le Seigneur Sabaoth 141 ».

« Les prophetes annonçaient en effet que Dieu serait vu par les

hommes, comme le dit le Seigneur: ��heureux les c�urs purs, ils

verront Dieu 142'' (Mt 5, 8) ». Pour Irenee, sur le fond de la diversite

des modes prophetiques procures par l'Esprit, cette declaration

anticipait sur la vision de chair qui sera celle de la manifestation de

Jesus, exauçant des sa premiere venue, sur la montagne du Thabor,

la promesse faite a ses prophetes 143. Origene considerait pour sa

part que les seraphins cachaient la face de Dieu (et non la leur pro-

pre) et, par consequent, que la vue du prophete n'avait atteint que

ce qui, de Dieu, est accessible 144. Si Dieu ne peut e� tre vu et que

« personne n'a vu le Pere » (Jn 1,18), on considerera donc, comme

l'expose Ambroise, qu'« il est necessaire, si personne n'a jamais vu

Dieu le Pere, que ce soit le Fils qui ait ete vu 145 ». De fait, l'Eglise

primitive a tendu a comprendre la plupart, sinon toutes les theo-

phanies bibliques, comme des manifestations du Verbe, qui est « le

visible de Dieu », selon l'expression d'Irenee 146. Un verset de l'evan-

l'interpretation d'isaíe 607

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141 « C'est selon ce mode qu'ils voyaient le Dieu invisible, selon que disait

Isaíe: ��le roi, le Seigneur Sabaoth, je l'ai vu de mes yeux'', signifiant que

l'homme verrait Dieu de ses yeux et entendrait sa voix », Ir en ee, AH IV, 20,

8, SC 100, p. 650; voir A. Orbe, Introduccion a la teologia de los siglos II y III,

t. 1, Rome, 1987, ch. 25, specialement p. 424-436. Une traduction française de

cet ouvrage paraí� tra en 2011 aux Editions du Cerf.142 Ir enee, AH IV, 20, 5, SC 100, p. 636-638.143 Le cas des theophanies du Sinaí et de l'Horeb est explique ainsi par Ire-

nee en AH IV, 20, 9, SC 100, p. 654-656.144 Orig ene, Homelies sur Isaíe 1, 5, GCS 33, p. 247.145 Ambroise, en Exp.Lc I, 25, SC 45, p. 58: « igitur necesse est, si Deum

Patrem nemo vidit unquam, Filium visum esse in Veteri Testamento ». Cf.

Cyri l le de Jerusalem, Catecheses baptismales, cat. 14, 27, PG 33, 861 A: « le

prophete Isaíe l'a vu et a dit: ��j'ai vu le Seigneur siegeant sur un tro� ne haut et

eleve'' (Is 6, 1), mais le Pere, ��personne ne l'a jamais vu'' (Jn 1, 18). Ainsi, celui

qui est apparu au prophete etait le Fils ». Voir aussi Eusebe, Commentaire sur

Isaíe I, 41, GCS 43 A, p. 36, et Demonstration evangelique 7, 1, GCS 23, p. 299-

300: « Quel Seigneur est-il convenable (themiton) de dire du prophete qu'il l'a

vu? ».146 « Visibile autem Patris Filius », AH IV, 6, 6, SC 100, p. 450. Cf. ici Ori-

g ene, Homelies sur Isaíe 1, 5, GCS 33, p. 247-248. Sur les theophanies du Verbe,

voir B. Studer, Zur Theophanie-Exegese Augustins, Rome, 1971.

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gile de Jean temoigne deja de cette lecture de la scene de la vision

d'Isaíe, des la fin du premier siecle: en Jn 12, 41, apres avoir cite et

applique aux contemporains de Jesus, Verbe fait chair selon le

debut de cet evangile, la declaration du « Seigneur » en Isaíe 6, 9-

10, le redacteur ajoute l'une ses incises en forme de commentaire

secondaire: « voila ce qu'a dit Isaíe, au moment ou il a vu sa gloire,

et il parlait de lui ». Ces versets d'Isaíe, pour l'evangeliste, ne sont

pas seulement dotes d'une portee prophetique precise, en rapport

avec la mission de Jesus; ils se rapportent aussi a la scene de la

vision, qui sert de cadre a cet oracle et est apparemment identifiee

comme une theophanie du Verbe.

Origene connaissait cette identification johannique puisqu'il l'uti-

lise comme un exemple de l'avancee spirituelle de nombreux pro-

phetes, « qui voyaient la gloire du Verbe de Dieu »: « il a ete ecrit

qu'Isaíe avait vu la gloire du Fils de Dieu, ainsi que l'atteste Jean

quand il dit 147: Jn 12, 41 ». Eusebe, qui remarque que « c'est sans

ambiguíte aucune que l'evangeliste a rapporte la theophanie d'Isaíe

au Christ », propose a son tour, en s'appuyant sur cette interpreta-

tion johannique, une lecture tres elaboree de la scene d'Isaíe 6,

prise comme anticipation de l'annonce messianique d'Isaíe 7. Par-

tant du paradigme du prologue de Jean, ou l'evangeliste fait prece-

der l'annonce de l'incarnation de l'evocation de la coexistence du

Verbe avec Dieu, Eusebe distingue deux temps dans le recit du

prophete au chapitre 6: la theologia ou proclamation de la divinite

supratemporelle du Verbe, et l'annonce de sa venue inscrite dans le

temps 148. « Le prophete, ecrit-il, sur le point d'annoncer celui qui

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147 Orig ene, Commentaire sur l'Epí�tre aux Romains VI, 7, PG 14, C. 1071 B.

Cette identification de celui qui parle a Isaíe etait connue d'Hilaire en Occident

au milieu du 4e s.: « qualis visus sit vel Esaiae, etiam cum evangelico testimonio

visum praedicanti », Hila ire, De Trinitate XII, 46-47, SC 462, p. 452.148 On trouvera une division analogue dans le De Trinitate attribue a

Didyme l'Aveugle, qui distingue entre l'adoration prealable de la divinite du Fils

selon Is 6,3 (a) et sa venue posterieure sur la terre (Is 6,3 b), De Trin. III, 30,

PG 39, c. 857. Ambroise ecrit aussi, de maniere plus enigmatique, en juxtapo-

sant les visions des chapitres 6 et 53 du livre prophetique: « Isaíe l'a vu et, dans

la mesure ou il l'a vu en esprit, il l'a vu aussi dans son corps: ��il n'avait'' en

effet, dit-il, ��ni apparence ni beaute'' (Is 53, 2) », ExpLc I, 5, SC 45, p. 49. Au

temoignage de Jean de Damas, Athanase, peut-e� tre a la suite d'Origene, oppo-

sait aussi la vision glorieuse et celle du « serviteur soufrant » selon l'antithese

paulinienne entre la « forme divine » et la « forme d'esclave » (fr. cite par Jean

Damascene, De hymno trisagio, PG 95, c. 41 A-B).

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naí� trait d'une vierge, contemple auparavant sa manifestation glo-

rieuse ». Celui en effet dont la descente des cieux chez les hommes

est annoncee est « le me� me que les divines puissances appellent

��Seigneur Sabaoth'' lorsqu'elles prophetisent sa remontee de la

terre vers les cieux »; ainsi, « le roi de gloire » acclame par les puis-

sances selon le psaume 23 (7-8) � invoque deja par Origene a pro-

pos de l'elevation glorieuse du Verbe 149 � et le « Seigneur

Sabaoth » d'Isaíe 6 sont deux designations prophetiques equivalen-

tes de la seigneurie definitive du Christ, invite par le Pere a occu-

per avec lui le tro� ne de la divinite 150.

Au cours de la seconde moitie du 4e s., le theme s'estompe pour

laisser la place a la mise en valeur d'une doxologie trinitaire. Pour-

tant, dans ses Lettres Festales et ses Dialogues theologiques datant du

premier quart du 5e s., Cyrille d'Alexandrie, defendant la divinite

du Fils, decrit la liturgie celeste des seraphins comme s'adressant

au « Fils, siegeant sur le tro� ne de la divinite »: « il a ete appele

esclave celui qui est porte par les puissances les plus elevees elles-

me� mes et qui reçoit l'hymne par la voix des saints seraphins le dis-

ant ��Seigneur Sabaoth 151'' ». Cette conception, qui est au 6e s. celle

de Procope et du Ps-Denys 152, a ete privilegiee par certains cou-

rants, au point de justifier la redaction par Jean de Damas d'un

opuscule specifique, le De hymno trisagio, destine a montrer que les

temoignages patristiques invoques en faveur d'une theophanie du

Fils n'etaient pas exclusifs de la comprehension trinitaire 153.

l'interpretation d'isaíe 609

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149 Orig ene, Homelies sur Isaíe 1, 3, GCS 33, p. 246. Cf. Je ro� me, Ep.

XVIII A, § 7, CUF, p. 62-63.150 Eusebe de Cesar ee, Demonstration evangelique 7, 1, GCS 23, p. 300, cf.

aussi, du me� me, Commentaire sur Isaíe, 41, GCS 43 A, p. 36-40, qui propose une

version ramassee et abregee de l'interpretation developpee dans la Demonstra-

tion.151 Cyri l le, Lettre festale et XIII, 4 (datant de 425, SC 434, p. 108), cf. XII,

2 (datant de 424, SC 434, p. 44); en Dialogue VI sur la Trinite, 626 c-d, SC 246,

p. 126, il est dit nettement que « les seraphins font cercle autour du Fils sie-

geant sur le tro� ne de la divinite », cf. Dialogue V sur la Trinite, 577 e-578a, SC

237, p. 360. C'est dans cet esprit que se developpe la representation iconogra-

phique de la « maiestas Domini », representation du Christ adore par les anges

ou les quatre vivants, voir A.-O. Poilpre, Maiestas Domini: une image de

l'Eglise en Occident: ve-ixe s., Paris, 2005, specialement p. 142 (a propos des che-

rubins).152 Procope, Commentaire sur Isaíe, PG 87bis, c. 1933 B; Denys, De eccle-

siastica hierarchia IV, 9... [voir n. 102], p. 101.153 Jean de Damas, De hymno trisagio, PG 95, c. 21-61.

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Revelation trinitaire

Dans la premiere de ses Homelies sur Isaíe (que nous ne connais-

sons que dans la traduction de Jero� me), Origene s'attache a la por-

tee theologique du cri des seraphins: « En realite ces seraphins qui

entourent Dieu et par pure connaissance disent: ��saint, saint,

saint!'' preservent, du fait me� me de leur propre saintete, le mystere

de la Trinite 154... Et ce n'est pas sans portee qu'ils se disent ��l'un a

l'autre: saint ...'', mais par leur cri ils proclament une confession

salutaire pour tous 155 ». L'homelie IV explicite la nature de cette

confession: « ��ils se criaient l'un a l'autre et disaient: saint, saint,

saint!'' Il ne leur suffisait pas de crier une seule fois, ou deux fois:

��saint!'', mais ils reprennent le nombre parfait de la Trinite, en vue

de manifester la richesse de la saintete de Dieu, qui est communion

repetee a une triple saintete: a la saintete du Pere en effet se joi-

gnent la saintete du Fils et celle du Saint-Esprit 156 ». Le commen-

taire d'Origene, qui par ailleurs transmet une exegese hebraíque ou

judeo-chretienne 157 et voit dans les deux seraphins eux-me� mes le

a. bastit-kalinowska - j. costa610

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154 Cette phrase etant citee dans l'opuscule polemique de Theophile

d'Alexandrie, Tractatus contra Origenem de visione Esaiae, 2 � lui-me� me tra-

duit par Jero� me �, on peut avec quelque probabilite la tenir pour authentique.

En revanche, Rufin atteste que l'allusion a la « nature » divine a ete ajoutee par

Jero� me, Apologia contra Hieronymum II, 31, CCL 20, p. 106.155 Orig ene, Homelies sur Isaíe, hom. 1, 2, GCS 33, p. 244.156 Orig ene, Homelies sur Isaíe, hom. 4, 1, GCS 33, p. 258-259. Chrysostome

s'est souvenu de cette remarque, qui intervenait peut-e� tre egalement dans le

Commentaire d'Origene sur Isaíe, dans son propre commentaire sur ce lieu:

« pour quelle raison n'ont-ils pas dit une seule fois pour se taire, ou deux fois

pour s'arre� ter, mais ont-ils ajoute un troisieme [cri]? N'est-il pas evident qu'ils

le faisaient pour rapporter cet hymne a la Trinite? » (Commentaire sur Isaíe 6, 3,

SC 304, p. 268). Un indice supplementaire de la provenance origenienne de ce

passage est procure par un echo similaire chez Ambroise: « quid sibi vult sub

uno nomine sanctitatis trina repetitio?...non dixit semel, ne Filium sequestraret,

non bis, ne Spiritum praeteriret... » (Ambroise, De fide II, 12 § 107, PL 16,

c. 582 ou CSEL 78, p. 96-97, cf. aussi, du me� me: « trinitas repetita tertia appel-

latione signatur », ExpLc VII, 120, SC 52, p. 50).157 Origene mentionne dans son Traite des Principes le fait que cette inter-

pretation, specifiant qu'il n'y a que deux seraphins et que ceux-ci cachent

« la face », c.-a-d. aussi l'origine, et « les pieds », c.-a-d. les fins ultimes, ne devoi-

lant que le moyen terme, c.-a-d. ce qui peut e� tre connu de Dieu a partir des

choses presentes, etait transmise par un hebraeus doctor (Traite des principes IV,

3, 14, SC p. 394). Dans les Homelies sur Isaíe, Origene, a la suite de l'hebraeus

doctor selon Traite des Principes I, 3, 4 (SC 252, p. 148) attribue au Fils et a

l'Esprit la connaissance de cet inconnaissable de Dieu qui demeure voile et la

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Fils et l'Esprit, insiste sur le fait que la saintete de Dieu � inac-

cessible a la creature � ne peut e� tre connue et revelee que de l'in-

terieur de la divinite elle-me� me, et fait porter l'accent a sa fois sur

la triple reprise de la confession et sur la communaute de participa-

tion a la divinite du Pere 158.

Basile aura ete le premier, semble-t-il 159, a traduire le « temoi-

gnage » ou la « confession » du cri des seraphins dans la technicite

de la terminologie niceenne: « c'est pour ce motif qu'il est rapporte

en Isaíe que les seraphins criaient trois fois ��saint!'', puisque la pro-

clamation de la saintete selon la nature est contemplee dans les

trois hypostases 160 ». Chez Gregoire de Nazianze 161, qui presente

cette interpretation comme « une explication theologique assez

belle et elevee provenant d'un autre » (Origene? Basile 162?), et en

general chez les defenseurs post-niceens de l'egalite des personnes

dans la Triade, deux elements du cri des seraphins se trouvent ainsi

complementairement exploites:

- la triple repetition de la louange, qui atteste l'egalite en saintete

des trois personnes;

- l'unique mention finale du « Seigneur », qui garantit l'unite pro-

fonde de la nature et de la souverainete divine 163.

l'interpretation d'isaíe 611

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pleine comprehension de sa saintete, a laquelle ils ont part (hom 1, 2, p. 244-

245; hom. 4, 1, p. 257-259).158 On en trouvera l'echo chez Evagre: « le fait qu'ils crient et disent: ��saint,

saint, saint!'' signifie la confession incessante et la proclamation de la gloire de la

sainte Trinite », J. Muyldermans, Sur les seraphins et sur les cherubins d'Evagre

le Pontique dans les versions syriaque et armenienne, dans Le Museon 59, 1946,

p. 367-379 (373).159 A moins que le De Trinitate attribue a Didyme l'Aveugle ne soit ante-

rieur.160 Basi le, Contre Eunome III, 3, SC 305, p. 154.161 Gregoire de Nazianze, Discours, 28, 9, (SC 250, p. 140); 34, 13

(SC 318, p. 220-222); 38, 8 (SC 358, p. 118-120).162 Gregoire de Nazianze, Discours 38, 8 (SC 358, p. 120).163 Ainsi, Didyme (?) ecrit: « les e� tres celestes connaissaient la gloire egale de

la sainte trinite, c'est ainsi que les seraphins criaient trois fois ��saint'' et une fois

��Seigneur'', afin de faire monter l'hymne de maniere equivalente vers chaque

hypostase et de proclamer que leur seigneurie est unique » (De Trinitate 364,

PG 39, c. 857). Voir le developpement technique d'Epiphane, Ancoratus X,

PG 43, c. 33-36. Cf. le resume, egalement technique, de Theodoret de Cyr,

Therapeutique des Maladies helleniques, II, 60, SC 57, p. 155 et, du me� me,

Commentaire sur Isaíe, 3° section, 2, SC 276, p. 260. Sur le theme, voir

G. Kretschmar, Studien... [voir n. 97], p. 134-182.

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L'exegese vient a l'appui de cette lecture, en ajoutant au temoi-

gnage du prophete, qui parle du Pere, celui des Apo� tres, Jean et

Paul 164. Elle complete en effet la reference a l'attestation de l'evan-

geliste Jean qui, en Jn 12,41, rapportait au Fils la vision de la

gloire divine, cadre de la prophetie d'Is 6,9-10, par une citation de

Paul dans les Actes qui, se heurtant a la reticence d'une partie des

Juifs lors de sa premiere predication a Rome, leur oppose: « le

Saint-Esprit a bien parle de vous a travers le prophete Isaíe en di-

sant a nos peres: Is 6,9-10 » (Actes 28,25). La theologie post-

niceenne polemique contre des lectures ariennes a propos de cet

exemple (entre autres) et choisit d'y voir l'attribution de la prophe-

tie a l'Esprit compris comme personnel, et non pas une simple allu-

sion a l'inspiration de l'oracle prophetique 165. Les trois personnes

etaient ainsi impliquees dans la vision du prophete et dans l'oracle

du Seigneur qu'il rapporte. Ce dossier de temoignages bibliques

jouira d'une grande diffusion, particulierement chez les Alexandrins

et les lecteurs d'Origene, a commencer pour nous par le De Trini-

tate attribue a Didyme166, on encore le De incarnatione Verbi contra

Arianos du ps. Athanase 167. Il apparaí� t chez Gregoire de Nysse et

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164 La encore, l'initiateur semble Didyme, s'il est l'auteur du De Trinitate qui

lui est attribue, qui montre que les « apo� tres » Jean et Paul, en promoteurs de la

foi nouvelle, ne s'y sont pas trompes, eux qui ont elargi en quelque maniere a la

Trinite toute entiere la vision du Dieu apparu a Isaíe (De Trin. II, 11, PG 39,

c. 660). Le theme est repris dans le domaine latin par le Libellus pseudo-ambro-

sien sur l'Esprit-Saint, IV, 2: « cum unus atque idem in prophetis significetur, ab

apostolis tamen et ab Ecclesia Trinitas intelligitur », voir L. Chavoutier, Un

libellus pseudo-ambrosien sur le Saint-Esprit, dans Sacris Erudiri, 11 (1960),

p. 136-192 (149, et declaration equivalente p. 150).165 On trouve une polemique assez developpee a ce propos en Didyme (?),

De Trinitate II, 11, PG 39, c. 657. Les adversaires ariens ou arianisants attaques

par Didyme semblent connaí� tre l'interpretation « maximale » que les catholiques

font de ces indications scripturaires pour defendre la pleine divinite et egalite

d'honneur entre les trois personnes.166 Dans son De Spiritu Sancto traduit par Jero� me, Didyme se contente de

rapprocher du recit d'Isaíe � qui attribue ce discours au « Seigneur » � la cita-

tion des Actes, qui met en avant l'Esprit comme locuteur d'Is 6,9, en vue d'eta-

blir une equivalence entre l'« Esprit-Saint » et le « Seigneur » (§ 29, PG 39,

c. 1059, cf. De Trinitate II, 23), mais dans son De Trinitate, il invoque plusieurs

fois le bloc des trois textes (Isaíe, Jean et Actes), en l. I, ch. 19, PG 39, c. 364-

365; l. 1, 31, c. 424; II, 11, c. 657 et 660.167 On lit chez le ps. Athanase (Marcel d'Ancyre?) dans le De incarnation et

contra Arianos, dont l'attribution et la date sont incertaines: « Le Pere, le Fils et

le Saint-Esprit sont ��Seigneur Sabaoth'': il y a en effet une seule divinite et un

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Jean Chrysostome 168, Ambroise, le ps. Ambroise sur le Saint-Esprit

ou encore Jero� me 169. Un tel succes s'explique aussi par le fait que

ce regroupement scripturaire joue dans les deux sens: il temoigne

certes de la communaute de souverainete et d'honneur entre les

trois personnes, mais aussi de leurs initiatives propres au cours de

la revelation, particulierement du ro� le central du Fils.

Pour la liturgie non plus, les trois apostrophes ne restent pas

toujours un triple cri indifferencie, mais apparaissent liees aux trois

personnes. Certaines introductions au « sanctus » precisent qu'il va

s'agir de la louange « du Pere, du Fils, et de l'Esprit 170 ». Apres que

les fideles soient revenus au silence une fois la louange collective

achevee, Theodore de Mopsueste note que le celebrant enchaí� ne:

« saint le Pere, saint aussi le Fils, saint aussi le Saint-Esprit ...

manifestant ainsi qu'il exprime clairement le sens de la louange sera-

phique 171 », et Jean Damascene precise:

l'interpretation d'isaíe 613

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seul Dieu en trois hypostases, et c'est pourquoi, ce que dit le Pere chez Isaíe,

Jean declare que le Fils le dit et, dans les Actes, Paul affirme que le dit l'Es-

prit-Saint ». Suivent les citations respectives. Il est interessant de relever que,

dans le cas intermediaire du Fils, la reference a Jean se trouve rejointe par le

verset du Ps 23 deja exploite en ce sens par Eusebe et Origene. L'auteur va plus

loin, identifiant le « roi de gloire » du psaume ou le « Seigneur des puissances »

(c.-a-d. de la gloire) d'Isaíe avec le Christ crucifie, conformement a l'oxymore de

Paul en 1 Co 2,8: « jamais ils n'eussent crucifie le Seigneur de la gloire », Ps.

Athanase, De incarnatione et contra Arianos I, 10, PG 26, c. 1000-1001. A pro-

pos de ce texte, voir Clavis patrum graecorum II, n° 2806, p. 136-137 et Kl.

Seibt, Die Theologie des Markell von Ankyra, Berlin, 1994, p. 84-87, ou se trou-

vent signalees les discussions autour de l'authenticite de ce Traite et de celle des

livres Sur la Trinite attribues a Didyme.168 Gregoire de Nysse, Contre Eunome II (§ 192-193), PG 45, c. 553 D;

Jean Chrysostome, Homelies sur Jean, hom. 68 (ou 67), PG 59, c. 376, ou la

triple reference est introduite comme un schema habituel, presque scolaire.169 Ambroise de Milan, De spiritu sancto III, 21 et 22, PL 16, c. 813-814; cf.

Jero� me, Commentaire sur Isaíe III, 6, 2-3, PL 24, c. 95 et Ep. XVIII A, § 4, CUF,

p. 58. Voir L. Chavoutier, Un libellus pseudo-ambrosien sur le Saint-Esprit, dans

Sacris Erudiri, 11 (1960), p. 136-192. Aux p. 176-179, Chavoutier retrace l'histoire

de ce complexe testimonial, surtout dans le domaine latin, mais sans remonter, au-

dela de Didyme, jusqu'a une possible source commune origenienne.170 Anaphore de Severe d'Antioche, Prex eucharistica [voir n. 98], p. 282. A

la limite, une anaphore comme celle dite « de Jean de Basora ou de Bostra »

integre, comme introduction au « sanctus », un ample et technique developpe-

ment sur la theologie trinitaire (Prex eucharistica [voir n. 98], p. 293).171 Theodore de Mopsueste, Hom. Cat. XVI, 10 (cf. « le saint aux

saints », auquel on repond: « un seul Pere saint, un seul Fils saint, un seul Esprit

saint », § 23, p. 569), ed. Tonneau-Devreesse, p. 549, cf. § 6, p. 545.

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Apres que le peuple a dit l'hymne trois fois saint, le pre� tre dit, comme s'il

interpretait l'hymne: tu es saint, roi des siecles, Seigneur et donateur de

toute saintete, saint aussi ton Fils unique engendre, par lequel tu as fait

toutes choses et saint encore ton Esprit tres Saint, qui scrute toutes choses,

me� me les profondeurs de Dieu 172.

L'expansion de la gloire

A la suite des indications scripturaires sur l'expansion de la

connaissance du nom de Dieu et le rayonnement de sa gloire sur

la terre 173, le christianisme comprend de maniere particulierement

dynamique le verset d'Is 6,3 b « sa gloire remplit toute la terre »,

comme une evocation de la venue de la gloire divine sur la terre:

- par l'incarnation du Verbe en Jesus,

- par l'�uvre de salut qu'il a accomplie,

- par l'expansion de la connaissance (gnosis) du Dieu unique a tra-

vers la diffusion du christianisme,

- enfin, par la manifestation repetee de la presence divine qui se

produit dans l'action eucharistique.

Le temoin le plus ancien et eloquent d'une telle lecture d'Is 6,3 b

est Origene, qui la developpe a deux reprises dans ses Homelies sur

Isaíe. Apres avoir cite le verset dans la premiere homelie, au terme

d'un developpement sur la « theologie » du cri seraphique, il aborde

Is 6,3 b, « sa gloire remplit toute la terre »: « la venue de mon Sei-

gneur Jesus-Christ est annoncee. C'est a present en effet (« nunc »)

que « sa gloire remplit toute la terre 174 ». Le predicateur poursuit

en constatant que cette diffusion de la gloire est encore imparfaite

et qu'elle attend l'accomplissement de la troisieme demande du

Pater, lorsque la volonte divine sera accueillie sur la terre comme

au ciel. Dans l'homelie 4, l'exegete exploite l'antithese entre « la

maison » habitee par la gloire divine et la « terre ». Les seraphins

« prophetisent », selon lui, que « le Christ remplira la terre entiere

de la gloire de Dieu »: « Gloire a Dieu, qui a envoye son Fils pour

que toute terre soit pleine de sa gloire 175 ». Cette antithese corres-

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172 Jean de Damas, De hymno trisagio, § 27, PG 95, c. 57.173 Voir references chez C. Spicq, article « doxa », Lexique theologique du Nou-

veau Testament, Cerf, 1991, p. 375, qui renvoie a 1 Ch 16, 24-28; Isaíe 42, 12 et

66, 19; Ps 96, 3, 7-8, ou s'exprime le theme de la diffusion, par les bouches de

ses fideles, de la gloire du Dieu d'Israel au milieu des nations.174 Orig ene, hom 1, 2, GCS 33, p. 245.175 Orig ene, hom 4, 2, GCS 33, p. 259. Cf. Asterios, « Quand il s'est incarne,

tout son but n'etait-il pas de descendre des cieux sur la terre ... afin que les e� tres

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pond en effet a l'expansion de la connaissance du Dieu d'Isaíe,

connu jadis sur un « petit coin de terre », quand Dieu n'etait connu

qu'en Judee 176. Mais a present, la « terre est pleine de la gloire de

Dieu » en raison des Eglises des bienheureux qui sont partout 177. La

encore, le predicateur rappelle qu'il convient que l'auditeur s'appro-

prie cette invasion de la gloire divine en lui faisant place sur sa

terre propre, c.-a-d. en lui-me� me.

Dans la premiere moitie du 4e s., Eusebe reprend cette lecture

du verset. Dans le me� me developpement de la Demonstration Evan-

gelique deja cite ci-dessus, il poursuit, toujours dans la perspective

du chapitre suivant d'Isaíe: « [le prophete], sur le point de noter sa

venue chez les hommes et sa naissance d'une vierge (au ch. 7),

temoigne par anticipation du fait que cette connaissance et cette

doxologie se repandraient sur toute la terre 178 (suivi de la citation

d'Is 6,3 a et b) ». Jero� me, lui aussi dependant d'Origene, orchestre

le theme a l'aide de trois citations 179:

- « au Seigneur la terre et sa plenitude » (Ps 23,1);

- « nous avons tous reçus de sa plenitude » (Jn 1,16);

- et finalement « leur voix s'est fait entendre dans le monde

entier » (Ps 18,5).

l'interpretation d'isaíe 615

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d'en bas glorifient Dieu comme ceux d'en haut? », Aster ios, hom. XV, 17 sur le

Ps 8, 2 (M. Richard... [voir n. 110], p. 115).176 La encore, Chrysostome semble s'e� tre souvenu d'Origene (sans doute par

l'intermediaire de son commentaire), mais il se montre plus severe que celui-ci et

ecrit que Dieu n'etait « pas me� me glorifie en Judee » (Commentaire sur Isaíe 6, 3,

SC 304, p. 268).177 On rapprochera cette remarque de ce qu'on lit chez Procope de Gaza,

dont le Commentaire sur Isaíe transmet un large patrimoine origenien: « le

��saint, saint, saint'' ne s'accordant pas avec la synagogue des Juifs � cet

hymne en effet s'est deplace vers l'Eglise qui est sur toute la terre habitee �,

la gra� ce d'en haut leur a ete retiree », PG 87bis, c. 1933D). Cette conscience de

la diffusion du christianisme est tres forte, comme l'atteste par exemple Theodoret

de Cyr: « chaque ville, chaque bourg, les campagnes et les lieux les plus recules

ont ete remplis de la gra� ce de Dieu », Lettre 72 a Hermesigene, PG 83, c. 1241.178 La vision annonçait l'economie du Christ, « par laquelle tout l'univers

devait e� tre rempli de la louange divine, connaí� tre le mystere de la Trinite et

recevoir catechese, profession de foi et bapte� me... », Theodore de Mopsueste,

Homelies catechetiques, Hom. XVI, 36, Tonneau-Devreesse, p. 591. Chrysos-

tome dit qu'elle anticipait sur « la connaissance (gnosis) a venir », Commentaire

sur Isaíe VI, 3, SC 304, p. 268.179 Jero� me, Ep. XVIII A, § 5 et 7-8, CUF, p. 59 et 63-64.

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Les seraphins, dans leur proclamation, deviennent donc des fi-

gures des Apo� tres, par la bouche desquels a commence la proclama-

tion (Kerugma) salutaire 180. Le motif d'une telle diffusion est

l'�uvre salvifique du Verbe incarne. Comme le dit le Livre de la

resurrection de Barthelemy: « saint, saint, saint est le roi, le Fils de

Dieu, son Pere bon et l'Esprit-Saint. La terre est pleine de la mise-

ricorde du Seigneur et de sa compassion, car il a sauve l'homme

qu'il avait cree 181 ». Theodore evoque dans le me� me esprit l'expan-

sion de la misericorde divine 182.

Ce phenomene s'actualise dans la liturgie. C'est ainsi deja qu'Ire-

nee interprete un verset connexe d'Is 6,3 b, « mon nom a ete glori-

fie parmi les nations 183 »: cette annonce s'est realisee, non

seulement par le fait qu'en tout lieu le nom du Pere, qui est

Jesus-Christ, est glorifie dans l'Eglise, mais encore parce que l'obla-

tion de l'Eglise est partout offerte, associee a « l'encens » que sont

les prieres des saints 184. En ce sens, la suite du recit d'Isaíe 6, par-

ticulierement le verset 6, 6 evoquant le « charbon ardent » pris par

le seraphin sur l'autel et approche par lui de la bouche du prophete,

est lue dans l'etroit prolongement de l'interpretation d'Is 6,3 b: ce

« charbon », par son incandescence, evoque l'humanite du Christ

habitee par la flamme du Verbe divin 185. Dans le contexte litur-

gique, cette identification s'applique au corps eucharistique dont

l'intensite est en mesure, comme le charbon de l'autel, de purifier

la bouche de qui le reçoit 186.

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180 Theodoret, a son tour, commentant Is 6,3b comme une prophetie de la

diffusion du christianisme, dit: « cela, c'est l'incarnation de notre Dieu et Sau-

veur qui l'a fait: apres sa manifestation souveraine en effet, les nations ont reçu

le rayon de la connaissance divine », Commentaire sur Isaíe, SC 276, p. 262. On

notera que l'exegese traditionnelle rapprochait les deux fois six ailes des sera-

phins des douze Apo� tres, cf. Victorin d'apres J ero� me, Ep. XVIII A, § 6, CUF,

p. 61, et Sev er ien de Gabala, De mundi creatione, or. II, § 5, PG 56, c. 445.181 Livre de la resurrection de Barthelemy 13, 2, Apocryphes chretiens, t. 1, op.

cit., p. 331.182 Theodore de Mopsueste, Homelies catechetiques, Hom. XVI, 36,

Tonneau-Devreesse, p. 591.183 Malachie 1, 11 (cf. Ps 48, 10); ce verset etait deja utilise en contexte

liturgique par la Didache, § 14.184 Ir enee, AH IV, 17, 6 - 18, 1 et 4.185 Voir en ce sens Ambroise, De fide I, 20; Basi le, Commentaire sur Isaíe,

§ 183, PG 70, c. 429 A.186 Jean Chrysostome, Homelies sur Ozias, hom. 6, 3, SC 277, p. 216.

Theodore precise le parallele analogique entre le seraphin qui porte le charbon

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Le trisagion mystique et la litterature des visions

La gloire de la seigneurie definitive

Le sanctus, en tant que chant de victoire messianique, est sou-

vent charge d'une dimension eschatologique. La revelation de

l'Apocalypse de Jean situe la vision du culte celeste dans une per-

spective de souverainete acquise 187, mais aussi en lien avec l'attente

de la manifestation definitive. Il faut partir de la fin de l'evangile

de Matthieu, ou le ressuscite proclame: « toute souverainete m'a ete

donnee au ciel et sur la terre (Mt 28,18 188) ». Par ce verset, l'evan-

geliste rappelle une derniere fois la scene de la manifestation glo-

rieuse du « Fils de l'homme » de Daniel auquel, en Dn 7,14, un

pouvoir universel etait confere. Cette conception cosmique et apo-

calyptique se retrouve dans la liturgie decrite par l'Apocalypse de

Jean en son chapitre 5 ou, apres le rappel de la vision du chapitre

7 de Daniel et de ses multitudes angeliques (Dn 7,10), disant

« d'une voix forte » leur acclamation a la souverainete de « l'agneau

immole, digne de recevoir la puissance » (Ap 5,12), tout le reste du

cree (pan ktisma 189) leur repond en echo (Ap 5,13). La glorification

concordante des puissances angeliques et de la creation est ratifiee

par l'« amen » des quatre vivants � ceux-la me� mes qui, au chapitre

l'interpretation d'isaíe 617

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avec des pinces et le celebrant qui distribue la « nourriture du mystere sacre »,

hom XVI, 36, p. 593, et surtout au § 38, p. 595.187 Cf. Ep 1,10; Col 1,20. Les Epí� tres aux Ephesiens et aux Colossiens pre-

sentent en effet l'accord nouveau du « ciel » et de la « terre » comme un effet

de la seigneurie definitive obtenue par Jesus-Christ. Comme le dit Chrysostome

a propos du triple cri: « n'avez-vous pas reconnu ce cri?... Il est a la fois le no� tre

et celui des seraphins, a cause du Christ qui a abattu le mur de separation et a

ete l'artisan de la paix entre les e� tres qui sont au ciel et ceux qui sont sur la

terre, a cause de celui qui, de ces deux domaines n'en a fait qu'un (Eph 2,

14) », Jean Chrysostome, Homelies sur Ozias, hom 6, 3 debut, SC 277,

p. 214. Irenee interpretait le nom de « Jesus » comme signifiant en hebreu « le

Seigneur qui tient le ciel et la terre » (AH II, 24, 2, SC 294, p. 234).188 Voir Origene, Homelies sur Isaíe, h 4, 2, GCS 33, p. 259.189 L'expression grecque utilisee ici, « tout le cree », rappelle fortement l'ex-

pression contemporaine de la Premiere Lettre de Clement de Rome, « toute la

creation » (1 Clem 34,6); on ne peut s'empe� cher de penser aussi a la declaration

ultime de Jesus chez Marc, selon lequel, apres la resurrection, l'evangile doit e� tre

proclame « a toute la creation », pase te ktisei (Mc 16,15). R. Minnerath, De

Jerusalem a Rome, Pierre et l'unite de l'Eglise apostolique, Paris, 1994, ch. XX

et XXI, specialement p. 536-544 et 552-558, propose de dater aussi bien l'Apo-

calypse que la Prima Clementis de 69-70.

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precedent, louaient Dieu en disant sans repos: « saint, saint, saint le

Seigneur Dieu tout-puissant » (Ap 4,8) � et par la prosternation

des vingt quatre vieillards 190 (Ap 5,14). Le sanctus apparaí� t ainsi

comme l'hymne de la victoire de « l'agneau » (epinikios humnos ou

o�de), selon la designation qui lui est parfois donnee 191.

La vision de Daniel 7, qui est de maniere recurrente a l'arriere-

plan de la louange seraphique, etait une vision eschatologique de

jugement, ou des tro� nes ont ete disposes pour les juges cosmiques,

precedant de peu la venue du « Fils d'homme » sur les nuees du

ciel 192. Le sanctus, dans sa dimension d'anticipation, n'est jamais

tres eloigne de cette perspective definitive, comme l'explique Chry-

sostome dans son commentaire 193. Le texte le plus grandiose est

sans doute le De consommatione mundi du ps.-Hippolyte, ou l'arri-

vee des cohortes d'anges, qui aboutit au chant des cherubins et

seraphins « criant avec force: ��saint, saint, saint le Seigneur

Sabaoth tout-puissant'' », precede immediatement la manifestation

glorieuse du Christ apparaissant dans la gloire: « et le roi sera

manifeste 194 ».

L'entree dans le monde celeste

Le sanctus est si intimement lie au monde divin qu'il en devient

comme le signe caracteristique et comme le signal de la presence

divine 195. La litterature des visions presente souvent des person-

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190 Pour l'analyse de ces deux chapitres de l'Apocalypse, voir E. Peterson,

Le livre des anges, tr. fr. Cl. Champollion, Paris, 1954, partie 1, p. 25-42.191 L'expression est frequente dans les anaphores, pour introduire le « sanc-

tus », voir anaphores de Marc (Prex eucharistica [voir n. 98], p. 110), de Basile

(p. 232), de Jacques en version grecque (p. 246) ou syriaque de Timothee d'Ale-

xandrie, p. 277.192 Dn 7,9 et 13-14.193 Jean Chrysostome, Commentaire sur Isaíe 6, 2, SC 304, p. 260, ou il

est question du « tro� ne du jugement ».194 Ps. Hippolyte, De consommatione mundi 39, GCS 1, p. 305.195 La presence paradoxale de la divinite jusque dans les Enfers se manifeste

par la contagion du sanctus: dans la Declaration de Joseph d'Arimathie, la « lettre

des cherubins a Jesus » evoque, a la suite de la descente victorieuse du Sauveur

aux Enfers, les « serviteurs de l'Hades disant avec les cherubins: ��saint, saint,

saint'' », Ecrits Apocryphes chretiens, t. 2, P. Geoltrain et J-D Kaestli (ed.),

Paris, 2005, p. 353. De me� me, des temoignages apocryphes orientaux precisent

que l'audition du « sanctus » etait un privilege des premiers parents avant la

chute, voir G. Winkler, Das Sanctus... [voir n. 95], p. 21-26 et 31-37.

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nages admis en presence de la cour celeste. L'indice de leur venue

en presence de Dieu est l'audition de la louange seraphique, comme

pour les martyrs africains Saturus, Felicite et Perpetue: « nous

entra� mes et entendí�mes un ch�ur qui chantait a l'unisson hagios,

hagios, hagios, sans interruption 196 ».

A co� te de ces visions sublimes, le temoignage de la priere

commune de l'Eglise atteste que la foi dans l'au-dela n'est pas sepa-

rable d'une projection vers la communaute celeste, marquee par la

louange seraphique, ainsi l'epitaphe du pharmacien Amachis:

« saint, saint, saint! Salut a vous qui voyez la douce lumiere de

notre Pere qui est aux cieux, permettez-nous de reposer en Notre

Seigneur Jesus-Christ et en son Esprit saint et vivifiant 197... ».

Conclusion

L'episode jouissait apparemment d'un grand prestige dans le

peuple chretien: Jean Chrysostome, dans la derniere de ses Home-

lies sur Ozias, dit que son auditoire, depuis le debut de la serie d'ho-

melies, n'attend que le moment ou il en viendra a parler des

seraphins 198 ...

On notera que cet hymne, quoique revele a Isaíe, selon le recit

prophetique, dans le cadre d'une vision privee, apparaí� t eminem-

ment collectif et federateur, c'est sans doute un des elements qui

en expliquent la place capitale dans le christianisme. Le texte

evoque les « seraphins » au pluriel. Par le caractere responsorial de

leur louange, explicitement mentionne, ceux-ci sont au minimum

deux, comme le voyait Origene. Ils sont en general perçus comme

l'interpretation d'isaíe 619

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196 Passion de Felicite et Perpetue XII, 2, SC 417, p. 146-148. L'acclamation

est en grec dans le texte latin, comme celle du « sanctus » d'Ap. 4, 8 dans le

Commentaire sur l'Apocalypse de Victorin de Poetovio, SC 423, p. 66, en temoi-

gnage peut-e� tre d'un usage liturgique de la formule grecque dans les Eglises

d'Occident. Cf. Christine Mohrmann, Liturgical latin, Washington DC 1957,

p. 16. Sur les visions, voir C.C. Rowland, The Open Heaven, London, 1982,

p. 396-402. Un accent tres proche se rencontre dans les Paralipomenes de Jere-

mie. L'ultime priere du prophete sacrifie commence en effet ainsi: « saint, saint,

saint, ... vraie lumiere qui m'illumine jusqu'a ce que je sois enleve pres de toi,

au-dela de la douce voix des deux seraphins », Ecrits Intertestamentaires,

A. Dupont-Sommer et M. Philonenko ed., Paris, 1987, p. 1760, et n. 3, avec

reference a 1 Henoch 39,12.197 Art. « Priere », DACL, c. 1770, cf. aussi epitaphe de Leontios, c. 1769.198 « Voici les seraphins que vous desirez tous voir depuis longtemps », Jean

Chrysostome, Homelies sur Ozias, hom 6, 2, SC 277, p. 208.

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plus nombreux, et c'est leur cohesion me� me dans l'acte d'acclama-

tion, me� me alterne, qui explique le caractere mobilisateur et dyna-

mique de leur chant 199.

Le texte du sanctus ne fait appel a aucune donnee evangelique.

Neanmoins, sa source prophetique est connexe d'un autre texte tres

repandu dans le Nouveau Testament, la declaration d'Isaíe 6,9-10,

explicitement rapportee a la vision de « la gloire du Seigneur » �

annonce de la venue de Jesus � par l'evangile de Jean. Et une

formule d'Ambroise resumera l'approche chretienne de cette vision:

« celui qui voit Dieu, voit necessairement l'Emmanuel, c.-a-d. Dieu

avec nous », en particulier tel qu'il s'est manifeste en Jesus 200.

Ces deux po� les, liturgique et prophetique, correspondent dans la

lecture chretienne a l'opposition, deja connue d'Origene, entre les

deux parties du verset: Is 6,3a d'une part, transtemporel et englo-

bant, lieu de la « theologie » (connaissance de Dieu et proclamation

de cette connaissance) et Is 6,3b de l'autre, prospectif et dyna-

mique, lieu de l'« economie » (action de Dieu dans l'histoire). Les

deux sont lies, comme l'exprime Procope de Gaza, expliquant que

ce qui suscite « surtout » la stupeur et l'admiration des puissances

celestes (en Is 6,3 a), c'est « la descente de la gloire du Verbe (selon

Is 6,3 b) depuis les hauteurs supre� mes vers d'humbles realites 201 ».

L'histoire de la lecture d'Is 6,3 peut ainsi s'expliquer par cette ten-

sion feconde et par la dialectique interne du verset qui, sur le plan

textuel, annonce aux yeux des lecteurs chretiens le lieu prophetique

majeur du chapitre 7 d'Isaíe, sur le plan historique, prevoit la diffu-

sion du nom de Dieu et de la gloire qui lui revient « a partir de

Jerusalem202 » et enfin, sur le plan liturgique, relie la proclamation

de la gloire divine par le sanctus, chantee en symbiose avec les puis-

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12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 620

199 Severien de Gabala decrit l'alternance dans la louange seraphique sur le

modele de la psalmodie responsoriale, De mundi creatione, or. II, § 5, PG 56,

c. 445.200 Ambroise, « Qui ergo Deum vidit, vidit Emmanuel, h.e. vidit nobiscum

Deum », ExpLc I, 5 (a propos de la vision d'Isaíe), SC 45, p. 49.201 Procope de Gaza, Com. In Is. (ad locum), PG 87 bis, c. 1933 C. Dans le

domaine latin, Jero� me, lecteur d'Origene comme Procope, s'exprimait de me� me:

« ils (les seraphins) s'exprimaient l'un a l'autre leur admiration: le Seigneur

Sabaoth, etabli dans la forme de Dieu le Pere, a accepte la forme de l'esclave,

s'est humilie jusqu'a la mort � et la mort de la croix � si bien que ce n'est

nullement, comme auparavant, les seuls e� tres celestes qui le reconnaissent, mais

aussi les terrestres » (Commentaire sur Isaíe III, PL 24, c. 95 A).202 C'est le debut de la predication du christianisme, selon Lc 24, 47.

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sances celestes, a la venue imminente de cette gloire dans l'action

eucharistique, ce que Chrysostome appelle en ce sens le kairos 203.

La scene du chapitre 6 d'Isaíe accompagne ainsi, comme en surim-

pression, le deroulement de la synaxe: la gloire du Seigneur est

d'abord « vue », c.-a-d. aperçue proleptiquement, au moment du

chant collectif, la « maison » (cf. Isaíe 6,4) se remplit de sa presence

au moment central de l'epiclese-consecration 204. Finalement, l'ange

porte au prophete le charbon ardent qui touche sa bouche (Is 6,6),

en signe, pour les chretiens, de l'embrasement de la chair du Christ

par l'Esprit et de la communion aux especes consacrees a laquelle

aboutit la liturgie. Comme l'explique Severien de Gabala: la « sanc-

tification » seraphique debouche sur la consecration de l'oblation, et

le transfert de la braise sur la reception du « mystere » (eucharis-

tique), bref, si la « sanctification » n'a pas lieu, le « mystere » ne

s'accomplit pas non plus 205.

Ainsi, il n'est souvent plus possible de faire le depart entre ce qui

releve de l'interpretation exegetique et ce qui appartient a l'usage

rituel, qui a integre le recit prophetique et sa lecture theologi-

que 206: les deux, semble-t-il, se compenetrent etroitement, en un

exemple eloquent de la fecondite de l'exegese pour susciter et deve-

lopper le rite.

Conclusion generale

L'enque� te menee autour d'Is 6,3, dans le corpus des Peres et

celui des rabbins, s'est deployee autour de trois niveaux semblables:

la liturgie, l'exegese et la mystique. La confrontation des resultats

sur ces trois plans reserve quelques surprises au chercheur.

l'interpretation d'isaíe 621

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203 Jean Chrysostome, « kata ton kairon ekeinon », De baptismo Christi,

§ 4, PG 49, c. 370 C.204 Le rapport paradoxal entre « l'elevation » ou « l'envol » des fideles unis

aux puissances angeliques et la concentration du mystere proprement dit est

exprime par Jean Chrysostome a l'aide d'une exegese de Lc 17,37: « la ou est

le corps (eucharistique), la se rassembleront les aigles (les fideles associes aux

anges) », De Baptismo Christi, § 4, PG 49, c. 370 C.205 Severien de Gabala, De mundi creatione, or. II, § 6, PG 56, c. 446.206 Me� me si nombre de documents, en particulier dans le cadre de la pole-

mique antiarienne, reproduisent simplement une analyse scolaire et stereotypee

de la doxologie.

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Aspects liturgiques

Sur le plan liturgique, on pouvait s'attendre a une grande res-

semblance entre la qedusha juive et le sanctus chretien, tous deux

consistant fondamentalement dans la recitation du verset d'Is 6,3.

Il serait me� me tentant de voir dans le sanctus un simple heritage

du judaísme rabbinique. En fait, cette derniere affirmation est loin

d'e� tre acquise. Les sources juives anciennes, c.-a-d. prechretiennes,

ne connaissent pas de priere semblable a la qedusha rabbinique. En

depit des efforts des chercheurs, on n'a pas trouve a Qumran des

textes faisant un usage liturgique d'Is 6,3 et parler de qedusha dans

la litterature qumranienne suppose d'avoir une conception tres elas-

tique du concept, de l'identifier par exemple avec la participation

de certains hommes a la liturgie angelique. M. Weinfeld n'hesite

pas a dire que les attestations les plus anciennes que l'on ait de la

qedusha se trouvent dans la litterature chretienne primitive. Il faut

donc se garder de la conception un peu simpliste d'un judaísme

rabbinique « ancien » qui serait la source des traditions judeo-chre-

tiennes puis chretiennes 207.

La qedusha comme le sanctus ont de nombreux points communs.

Ils sont attestes essentiellement dans des sources pluto� t tardives

(me� me si on ne peut exclure que ce fait soit imputable au defaut

de notre documentation ou, dans le domaine chretien principale-

ment, a la discipline de l'arcane): pour l'une, de maniere probable,

la Tosefta qui est un recueil redige vers l'an 300 de notre ere, pour

l'autre, de maniere certaine, la litterature chretienne de la seconde

moitie du 4e s. Ils sont recites debout 208. Qedusha comme sanctus

sont enfin fondes sur l'idee que la liturgie humaine est une imita-

tion de la liturgie angelique. Plusieurs traits les distinguent cepen-

dant. La mention du ciel dans le sanctus (« le ciel et la terre sont

remplis de ta gloire ») n'a pas de parallele du co� te rabbinique 209.

a. bastit-kalinowska - j. costa622

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207 La qedusha aurait-elle ete un rituel judeo-chretien puis chretien avant de

devenir un rituel rabbinique? Cela confirmerait le modele plus general de

D. Boyarin sur les rapports entre christianisme et judaísme rabbinique: separa-

tion tardive des deux courants (4e-5e s.) et anteriorite du premier sur le second

(voir D. Boyarin, Dying for God: Martyrdom and the Making of Christianity

and Judaism, Stanford, 1999, p. 1-21)?208 Nous pensons a la qedusha de la �amida.209 Me� me si le rapprochement avec le Targum d'Is 6,3 n'est pas tres convain-

cant, plusieurs midrashim associent Is 6,3 et Jr 23,24, « Est-ce que je ne remplis

pas le ciel et la terre, oracle de l'Eternel? » (voir les t. 1, 2, 21 et 27 de notre

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De son co� te, le sanctus ne mentionne pas Ez 3, 12, me� me si la

louange des seraphins est souvent perçue par les chretiens en paral-

lele avec la « rumeur » des animaux d'Ezechiel 210. Le point de

divergence majeur concerne peut-e� tre l'imitation de la liturgie

celeste, que nous avons pourtant commencee par decrire comme

un point d'accord. Pour les sources chretiennes, la liturgie celeste

est un paradigme que l'homme doit imiter sur le plan physique,

psychologique ou encore intellectuel, au point de s'unir aux anges

dans leur louange. Dans les sources rabbiniques, la situation est

plus complexe. L'idee que la louange humaine est identique a celle

des anges voire une participation a leur liturgie est effectivement a

la base de ce que E. Fleischer appelle la « qedusha simple », qui est

la qedusha des rituels actuels. La litterature talmudique ne contient

cependant pas le texte de cette « qedusha simple » ni d'ailleurs le

texte complet d'aucune forme de qedusha. Curieusement la mise en

parallele de la louange humaine avec celle des anges est un pheno-

mene regulier dans les Midrashim, mais la qedusha des anges n'est

jamais mise en relation avec une qedusha humaine. Elle est la plu-

part du temps comparee au shema'. A partir d'un certain nombre de

sources, E. Fleischer a emis l'hypothese d'une qedusha etendue,

conforme a la conception des Midrashim et ou la louange celeste

(qedusha) aurait ete clairement distincte de celle d'Israel (shema' ).

En fait, sur la question du lien entre liturgie celeste et liturgie ter-

restre, les sources chretiennes seraient pluto� t proches des textes de

Qumran et dans une moindre mesure de la litterature des Hekhalot.

Dans cette derniere, en effet, le mystique qui monte dans les cieux

participe a la liturgie celeste. La mention de la qedusha synagogale

est pourtant peu frequente dans ce corpus et elle n'est pas toujours

interpretee en termes d'imitation ou de participation a la liturgie

celeste.

l'interpretation d'isaíe 623

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 623

dossier exegetique). Voir aussi D. Flusser, Sanktus und Gloria... [voir n. 34],

p. 131. D. Flusser cite un parallele qumranien: 1 QH 16, 3. Selon lui, si un

chretien a modifie un verset de la Bible, c'est qu'il y avait une tradition litur-

gique juive legitimant deja cette modification.210 Voir Ps. Denys l 'Areopagite, Hierarchie celeste 7, 4, Corpus dionysia-

cum, G. Heil et A.M. Ritter (ed.), Berlin, 1991 t. II, p. 31; Theodoret de

Cyr, Haereticarum fabularum compendium, l. V, PG 83, c. 472.

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Aspects exegetiques

A premiere vue la lecture chretienne d'Is 6,3 ne peut que diver-

ger profondement de celle des rabbins. La premiere cause de diver-

gence est d'ordre hermeneutique. Certes, une tendance commune a

etablir un lien de causalite entre les deux moities du verset est

attestee dans certaines traditions 211. Pour le reste, les approches

different. Les Peres interpretent volontiers le verset comme un tout

et le replacent dans le cadre plus general d'Is 6 et 7. Les rabbins

privilegient la lecture fragmentaire du verset et ignorent avec cons-

tance son environnement exegetique immediat. La deuxieme cause

de divergence reside dans le rapport ou l'absence de rapport entre

liturgie et exegese. Chez les Peres, ces deux niveaux sont caracteri-

ses par une forte interaction, voire une compenetration. Au couple

exegetique trisagion (Is 6,3)/incarnation (Is 6) correspond le couple

liturgique sanctus/eucharistie. A bien des egards, c'est une situation

totalement opposee que l'on trouve dans les textes rabbiniques, ou

l'interpretation d'Is 6,3 n'est pratiquement jamais mise en relation

avec le rituel de la qedusha synagogale. Le dernier point de diver-

gence est celui des presupposes theologiques. Du co� te des Peres, la

lecture trinitaire etait inevitable quand on considere la triple men-

tion du nom « saint » dans le verset. Le deuxieme axe de lecture

d'Is 6,3 chez les Peres est encore lie a la question du Fils, puisqu'il

met en valeur la dimension messianique du verset. Celui-ci ferait

allusion a la naissance du Messie (Is 7) ou a sa glorification (Dn

7), a sa venue humble puis glorieuse sur la terre. Si l'on se tourne

maintenant vers les rabbins, ils ne peuvent par definition avoir une

lecture trinitaire du verset. Quant a la dimension messianique, elle

est tout simplement absente de leurs commentaires d'Is 6,3.

La comparaison montre cependant que, dans le domaine theolo-

gique et exegetique, les points de rencontre ne manquent pas. Sept

traditions rabbiniques insistent tanto� t sur la capacite du corps

divin a se retrecir ou se retirer, tanto� t sur ses dimensions gigantes-

ques, soit egales a celle de l'univers, soit superieures. Les sources

chretiennes connaissent aussi une antithese entre la gloire potentiel-

lement infinie et la « compression » ou limitation de la presence

divine qui se manifeste: « Comment se meut la plenitude immobile?

ou va et d'ou s'eloigne celui qui remplit toutes choses? », demande

a. bastit-kalinowska - j. costa624

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211 Comparer Shir ha-shirim Zut.a, 1, 1 (t. 22 du dossier exegetique) et Jean

Chrysostome, Commentaire sur Isaíe 6, 3, SC 304, p. 268.

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Pierre Chrysologue a propos de Jesus circulant en Palestine 212. Ce

paradoxe apparaí� t aussi en lien avec l'incompatibilite de la saintete

divine et du peche, qui « repousse » Dieu ou, apres purification, lui

laisse dilater sa presence. La notion rabbinique de corps divin et

celle chretienne d'incarnation peuvent e� tre rapprochees l'une de

l'autre et sont toutes deux associees a Is 6,3. La relation des anges

et des hommes est egalement une preoccupation commune aux rab-

bins et aux Peres, avec des differences d'accent. Les Peres insistent

surtout sur l'imitation des anges par les hommes alors que les rab-

bins soulignent plus volontiers la superiorite d'Israel; cependant

l'idee que la dignite de l'action eucharistique est superieure a la

louange angelique n'est pas absente. La conception selon laquelle

la louange harmonieuse des anges manifeste leur sens du respect

mutuel et de la concorde se retrouve a des degres divers dans les

deux corpus 213.

Aspects mystiques

Les deux corpus voient dans Is 6, 1-3 des versets hautement

mystiques, puisqu'ils revelent Dieu sur son tro� ne et donnent un

aperçu sur le monde mysterieux des anges et de leur louange. Les

caracteristiques que reve� t la scene dans la litterature des Hekhalot

(cercles concentriques, ro� le des H. ayyot, couronnes, prosternations...)

sont tres proches de la vision d'Ap 4 et 5. Parmi les autres motifs

communs avec la litterature chretienne, on peut noter: la diversite

des anges concernes, l'hesitation entre une louange a l'unisson ou

sous la forme d'une alternance responsoriale 214, le frisson et le trem-

blement, mais aussi « une admiration me� lee de plaisir », chez les

anges, le mystique ou les fideles en priere. L'effacement de la pre-

cision « seraphins » pour la mention plus large « anges du service »,

constatee dans la litterature talmudique et celle des Hekhalot, a des

correspondants dans les textes chretiens. Elle manifeste le passage

du lieu biblique (recit d'Isaíe) a un elargissement cosmique ou

supra-cosmique de la scene, lie aussi a sa transcendance temporelle.

En ce sens, la grandiose liturgie celeste evoquee en Dn 7,10 appa-

raí� t comme le genre dont les acclamations des cherubins et des

l'interpretation d'isaíe 625

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212 Pierre Chrysologue, sermon 170, PL 52, c. 644 B (sur Mc 6, 55-56).213 Comparer t. 6 du dossier exegetique et 1 Clem 34, 5-7.214 Voir, par exemple, S ev er ien de Gabala, De mundi creatione, or. II, § 5,

PG 56, c. 445.

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seraphins constituent des especes privilegiees 215. Le caractere mys-

terique du sanctus est peut-e� tre a rapprocher de l'origine possible de

la qedusha dans des cercles mystiques. Parmi les differences, la lit-

terature rabbinique comme les Hekhalot evoquent le cas de l'ange

qui trouble l'harmonie de la louange et qui est sanctionne, alors que

ce motif est inconnu de la litterature chretienne. La lecture mys-

tique que les chretiens font d'Is 6,3 a par ailleurs une tonalite

eschatologique tres marquee (au-dela, temps messianiques), qui est

absente du co� te juif.

Nous terminerons sur les limites que comporte la comparaison.

En depit de l'existence de trois dimensions communes, les disparites

demeurent. Du co� te chretien, les textes liturgiques et exegetiques

concernant Is 6,3 sont le plus souvent en interaction entre eux, ils

trouvent aussi des echos dans la litterature mystique des visions et

apocalypses, me� me si la tonalite de celle-ci est specifique. Or, la

situation est tout autre du co� te « rabbinique », ou l'on peut prati-

quement parler de trois corpus distincts. En effet, seul le corpus

exegetique etudie est veritablement le reflet du judaísme rabbi-

nique et de sa conception du monde. Pour la liturgie, les choses

sont moins univoques, car les textes sont elliptiques et peu nom-

breux et la synagogue est de plus en plus perçue dans les etudes

actuelles comme une institution qui est longtemps restee en marge

voire a l'exterieur du judaísme rabbinique. Quant a la litterature

des Hekhalot, son lien avec le corpus des rabbins est tres discute

et il n'est pas du tout assure qu'il provienne des milieux qui ont

produit la Mishna, le Talmud et les Midrashim. Il n'en demeure

pas moins que l'identite de support scripturaire (le chapitre six

d'Isaíe) et la parente du contexte culturel de l'antiquite tardive

(developpement de l'angelologie, presence du chant choral et res-

ponsorial, usage liturgique du texte biblique) autorisent l'exercice

de confrontation que nous avons tente.

Universite Paul Verlaine de Metz Agnes [email protected]

Universite de Paris III Jose [email protected]

a. bastit-kalinowska - j. costa626

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 626

215 Voir Ap 5,11; 1 Clem. 34, 6; I Henoch LXXI, 7-9 (§ 8 en particulier);

Gregoire de Nazianze, carmen 8 (dogm. 34), PG 37, c. 515; Procope de

Gaza, Com. Sur Is., PG 87 bis, c. 1932 etc. Parmi les documents liturgiques,

voir Constitutions apostoliques 8, 12; anaphores d'Addai et Mari, de St Marc, de

Serapion, des XII Apo� tres etc.

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Resume. � Le present article porte sur les usages liturgiques, exegetiques et

mystiques du verset d'Is 6,3, aussi bien dans le corpus juif, essentiellement rab-

binique, que dans le corpus chretien ancien. La qedusha comme le sanctus ont

une origine incertaine et difficile a determiner et il est loin d'e� tre evident que la

premiere soit la source directe du second. Sur la question du lien entre liturgie

celeste et liturgie terrestre, les sources chretiennes seraient pluto� t proches des

textes de Qumran et dans une moindre mesure de la litterature mystique des

Hekhalot. Chez les Peres, liturgie et exegese sont caracterisees par une forte in-

teraction, voire une compenetration, a l'inverse du corpus rabbinique, ou l'inter-

pretation d'Is 6,3 n'est pratiquement jamais mise en relation avec le rituel de la

qedusha synagogale. La notion rabbinique de corps divin et celle chretienne

d'incarnation sont toutes deux associees a Is 6,3.

Summary. � This article focuses on liturgical practices and the mystical ex-

egesis of Isaiah 6:3, both in the mainly rabbinic Jewish corpus, as well as in the

former Christian corpus. The Kedushah together with the Sanctus have an un-

certain and difficult to determine origin, and it is far from clear whether the

former is the direct source of the latter. On the question of the relationship be-

tween heavenly liturgy and earthly liturgy, Christian sources would be rather

close to the Qumran texts and, to a lesser extent, the mystical literature of

Hekhalot. Among the Fathers, liturgy and exegesis are characterized by a

strong interaction or an amalgamation, in contrast to the rabbinic corpus, where

the interpretation of Is 6:3 is practically never connected with the ritual of the

Kedushah in a synagogue. The rabbinic concept of divine body and the Chris-

tian Incarnation are both associated with Is 6:3.

Zusammenfassung. � Der vorliegende Artikel befasst sich mit den liturgi-

schen, exegetischen und mystischen Verwendungen des Verses Jesaja 6,3, so-

wohl im judischen, im wesentlichen rabbinischen, wie auch im fruhchristlichen

Korpus. Die Keduscha und auch das Sanctus haben einen unsicheren und

schwer zu bestimmenden Ursprung und es ist durchaus nicht deutlich, ob erstere

die direkte Quelle des zweiten ist. Was die Frage nach einer Verbindung zwi-

schen himmlischer und irdischer Liturgie betrifft, sind die christlichen Quellen

eher den Texten von Qumran nahe und in geringerem Maa�e der mystischen Li-

teratur des Hekhalot. Bei den Kirchenvatern zeichen sich Liturgie und Exegese

durch eine ausgesprochene Interaktion, ja sogar Verwobenheit aus, im Gegen-

satz zum rabbinischen Korpus, in dem die Interpration von Jesaja 6,3 praktisch

nie in Bezug zum Rituell der synogalen Keduscha gestellt wird. Die rabbinische

Konzeption des gottlichen Korpers und die christliche der Inkarnation sind bei-

de mit Jesaja 6,3 verbunden.

l'interpretation d'isaíe 627

12/10/10 CULTURA B-WETTEREN 564/rhe2010-3/art1-bastit/ eti 627