La couverture médiatique du Collectif pour la lutte contre l’immigration clandestine de Thiaroye-sur-Mer (Dakar- Sénégal). Une mise en abîme du discours produit au « Nord » sur le « Sud » in Asylon(s) n°3, 2008 http://www.reseau-terra.eu/article721.html Emmanuelle Bouilly Note de présentation de l’auteur Emmanuelle Bouilly est doctorante en science politique au CRPS de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Dans le cadre de sa thèse, elle poursuit ses recherches débutées en master recherche Etudes Africaines portant sur « Genre et action collective au Sénégal : les mobilisations féminines consacrées à la migration. ». Ses travaux s’intéressent plus particulièrement au Collectif de femmes de Thiaroye-sur-Mer mobilisé contre l’émigration irrégulière. Résumé Cet article se propose à partir d’une revue de presse internationale d’examiner les causes du succès médiatique du Collectif des femmes pour la lutte contre l’immigration clandestine de Thiaroye-sur-Mer, mais également de définir la nature du contenu médiatique dont il a fait l’objet. L’analyse sémantique du traitement médiatique est révélatrice d’une écriture journalistique homogénéisante et stéréotypée à propos des femmes africaines et de la migration. Les femmes de Thiaroye sont ainsi dépeintes sous le prisme d’une figure genrée, la « mère courage», à mi-chemin entre la victime, la coupable et la pasionaria. Les migrants clandestins, quant à eux, qualifiés d’ « aventuriers » ou de « miséreux » sont abordés sous le double registre de l’assentiment et de la réprobation morale. Mercredi 27 septembre 2006 Yayi Bayam Diouf, Présidente du Collectif pour la lutte contre l’immigration clandestine, pleure en voyant arriver Ségolène Royal. Celle-ci la prend dans ses bras en lui disant : « - Bonjour, oh, faut pas pleurer… oh ça vous rappelle votre fils ça, hein, …oh ça va aller, regardez, c’est bien ce que vous faites pour les autres, ça va aller… ah ça lui rappelle son fils, hein c’est ça, comment il s’appelait votre fils ? - Il s’appelait Alioune Mar… - Ça s’est passé quand alors ?... - Ça c’est passé au mois de mars - Mars !... oh aller …ça va aller, c’est bien ce que vous faites pour les enfants des autres. - Merci beaucoup. - Allez on pense à lui.» Les deux femmes entrent dans la concession de Yayi Bayam Diouf qui sert également de siège à l’association; Ségolène Royal est ovationnée par les membres 1 . 1 Extraits d’un reportage d’Antoine Lefèvre et Frédéric Mignard. 2006. « Ségolène Royal au Sénégal », Journal de 20h, TF1, diffusion le 27 septembre 2006.
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La couverture médiatique du Collectif pour la lutte contre l’immigration clandestine de
Thiaroye-sur-Mer (Dakar- Sénégal).
Une mise en abîme du discours produit au « Nord » sur le « Sud »
in Asylon(s) n°3, 2008
http://www.reseau-terra.eu/article721.html
Emmanuelle Bouilly
Note de présentation de l’auteur
Emmanuelle Bouilly est doctorante en science politique au CRPS de l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne. Dans le cadre de sa thèse, elle poursuit ses recherches débutées en master
recherche Etudes Africaines portant sur « Genre et action collective au Sénégal : les
mobilisations féminines consacrées à la migration. ». Ses travaux s’intéressent plus
particulièrement au Collectif de femmes de Thiaroye-sur-Mer mobilisé contre l’émigration
irrégulière.
Résumé
Cet article se propose à partir d’une revue de presse internationale d’examiner les causes du
succès médiatique du Collectif des femmes pour la lutte contre l’immigration clandestine de
Thiaroye-sur-Mer, mais également de définir la nature du contenu médiatique dont il a fait
l’objet. L’analyse sémantique du traitement médiatique est révélatrice d’une écriture
journalistique homogénéisante et stéréotypée à propos des femmes africaines et de la
migration. Les femmes de Thiaroye sont ainsi dépeintes sous le prisme d’une figure genrée, la
« mère courage», à mi-chemin entre la victime, la coupable et la pasionaria. Les migrants
clandestins, quant à eux, qualifiés d’ « aventuriers » ou de « miséreux » sont abordés sous le
double registre de l’assentiment et de la réprobation morale.
Mercredi 27 septembre 2006
Yayi Bayam Diouf, Présidente du Collectif pour la lutte contre l’immigration clandestine, pleure
en voyant arriver Ségolène Royal. Celle-ci la prend dans ses bras en lui disant :
« - Bonjour, oh, faut pas pleurer… oh ça vous rappelle votre fils ça, hein, …oh ça va aller,
regardez, c’est bien ce que vous faites pour les autres, ça va aller… ah ça lui rappelle son fils,
hein c’est ça, comment il s’appelait votre fils ?
- Il s’appelait Alioune Mar…
- Ça s’est passé quand alors ?...
- Ça c’est passé au mois de mars
- Mars !... oh aller …ça va aller, c’est bien ce que vous faites pour les enfants des autres.
- Merci beaucoup.
- Allez on pense à lui.»
Les deux femmes entrent dans la concession de Yayi Bayam Diouf qui sert également de siège à
l’association; Ségolène Royal est ovationnée par les membres1.
1 Extraits d’un reportage d’Antoine Lefèvre et Frédéric Mignard. 2006. « Ségolène Royal au Sénégal », Journal
de 20h, TF1, diffusion le 27 septembre 2006.
Avec le séjour de Ségolène Royal au Sénégal en septembre 2006, l’opinion publique
française découvrait le Collectif des femmes pour la lutte contre l’immigration clandestine de
Thiaroye-sur-Mer2. Si quelques reportages avaient déjà pu être réalisés sur ce Collectif durant
l’été 2006, l’exposition médiatique permise par la visite de Ségolène Royal l’a définitivement
sorti de l’anonymat.
Créé en 2005, ce Collectif avait pour mission première de réaliser des activités
génératrices de revenus et d’impulser un développement local. Suite au naufrage de deux
pirogues et la mort de 162 jeunes en mars 2006, la Présidente décide d’engager l’association
sur le thème de la lutte contre l’immigration clandestine. De nombreuses discussions naissent
sur ce thème et conduisent, en avril 2006, les membres à se fixer pour nouvelle
mission d’endiguer les départs en pirogue. Cette mobilisation féminine apparaît en rupture
non seulement avec le leitmotiv Barça mba barsakh – Barcelone ou la mort – qui prévaut
dans le quartier, mais bien plus encore avec la position adoptée jusqu’alors par ces femmes.
En effet, les mères ont été les premières instigatrices du départ organisé de leurs fils3 ; un
départ considéré comme une source de revenus pour la famille et une alternative à la crise
économique rencontrée par ce village de pêcheurs4.
En nous intéressant à ce Collectif, nous voudrions revenir sur l’importante couverture
médiatique dont ont fait l’objet les « débarquements » de migrants voyageant à pirogues
durant l’été 2006. Il s’agit en effet de questionner le postulat d’une homogénéisation
croissante du traitement médiatique de l’immigration (Bonnafous : 1991 ; Battegay et
Boubeker, 1993) au prisme du récent « phénomène des pirogues ».
De ce point de vue, le choix d’un objet particulier, la médiatisation du Collectif de
Thiaroye, peut se révéler riche d’enseignements concernant la construction et le contenu des
discours journalistiques occidentaux au sujet de l’immigration « clandestine ». Il peut ainsi
permettre d’analyser la médiatisation comme processus révélateur à la fois du fonctionnement
du milieu journalistique, des modes de production de récits médiatiques (Champagne, 1991)
et des cadres d’interprétation journalistique. En ce sens, il donne lieu à une sémiologie des
images publiques véhiculées au « Nord » sur le « Sud ». L’étude de la médiatisation du
Collectif de Thiaroye cherche donc bien à déterminer pourquoi les journalistes occidentaux se
sont intéressés à cette petite association, et comment s’est traduit cet intérêt, si tant est qu’il
existe des lignes de convergence dans le contenu de la couverture médiatique. De ce
questionnement naît une démarche davantage centrée sur l’analyse des récits des évènements
ou discours médiatiques5 - qui parle sur qui et comment – que sur leur réception ou
réappropriation.
Nous avons donc choisi de nous concentrer uniquement sur la presse internationale, et
non sur la presse sénégalaise6. Sur un total de trente et un reportages parus entre mai 2005 et
2 Nom que le Collectif s’est lui-même donné.
3Les femmes témoignent : « Avant, c’est nous qui financions le départ, parce qu’ils devaient soulager notre
quotidien » Entretien avec la présidente, 49 ans, Thiaroye, 22 janvier 2007 ; «Avant, nous vendions nos bijoux,
nos habits pour que nos enfants partent », Entretien avec la vice-présidente, 56 ans, Thiaroye, 6 février 2007. 4 La migration internationale de travail s’est imposée tardivement chez les Lébou comparativement aux Peul et
Soninké de la vallée du fleuve Sénégal. Entreprise dans les années 1980, elle est essentiellement liée à la crise
économique due au recul des activités traditionnelle de pêche et de maraîchage qui touche le village (Fall, 1997 ;
2001). On parle souvent de village, en référence à l’installation précoce des Lébou dans la presqu’île du Cap-
Vert, mais avec l’avancée du front l’urbanisation Thiaroye fait partie intégrante de la banlieue de Dakar. 5 Dans un souci de clarté et de synthèse, seuls les discours et écrits sont ici retenus, à l’évidence un travail
d’analyse serait également nécessaire en ce qui concerne l’iconographie et la mise en scène des documentaires
télévisés. 6 Si seule la presse occidentale a été retenue, notons que les journaux sénégalais se sont peu intéressés au
Collectif de Thiaroye. La question du traitement médiatique de la migration irrégulière a d’ailleurs fait naître des
débats au sein de la profession. Le Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de l’Information (Cesti) en
2006, des prémisses de la médiatisation à son essoufflement, nous en avons donc sélectionné
vingt-sept. Ces matériaux sont de nature et de source très variées : reportages, articles,
interviews et témoignages, photographies tirés de la presse écrite, radio, télévision, portails
d’information (cf. annexe). Cette revue de presse est complétée par des enquêtes
sociologiques menées à Thiaroye et à Dakar entre janvier et mars 2007.
Ainsi, après avoir souligné le processus de médiatisation croissante du Collectif et les
facteurs qui ont conditionné son succès médiatique, nous nous attacherons au contenu du
traitement médiatique. L’homogénéisation tendancielle observée laisse alors entrevoir une
écriture journalistique genrée incarnée par la figure de « la mère courage » en la personne de
la présidente de l’association. Ces routines interprétatives et rhétoriques véhiculent de
manière implicite des représentations stéréotypées sur la migration irrégulière, oscillant entre
assentiment et réprobation, et plus généralement sur les femmes africaines, partagées entre
pouvoir et domination.
1. Le Collectif des femmes de Thiaroye, un « bon candidat » pour les médias : les
ressorts d’un succès médiatique
En retraçant la couverture médiatique réservée au Collectif, on note une rupture dans
le processus de médiatisation. C’est avec le séjour de Ségolène Royal au Sénégal que
l’association connaît une médiatisation exponentielle et internationalisée. Néanmoins, ce coup
de projecteur ne doit pas réduire le succès médiatique du Collectif à la seule personne de S.
Royal. L’association de Thiaroye recèle bien plus d’atouts répondant aux critères de sélection
de l’information et aux contraintes du travail de journaliste.
L’effet « Ségolène Royal » ou la mise en branle médiatique
La revue de presse du Collectif montre que les premières occurrences sont
principalement le fait de journalistes sénégalais, ou de journalistes français travaillant au
Sénégal. Jusqu’à la visite de S. Royal au siège de l’association, l’intérêt porté à la
mobilisation des femmes de Thiaroye semble déterminé par la proximité avec le terrain et par
« l’endogamie médiatique » ou la circulation de l’information au sein du microcosme
professionnel dakarois. En effet, sur les huit premières couvertures de presse, trois ont été
réalisées par des journalistes sénégalais, et deux par les journalistes de RFI et de France 2
disposant d’un bureau régional à Dakar. L’insertion locale et les réseaux d’interconnaissance,
notamment professionnelle, expliquent la couverture relativement circonscrite de cette
association nouvellement venue dans le champ associatif sénégalais.
« J’ai entendu un reportage fait par un collègue de RFI, qui est à Dakar lui aussi,
ça m’a intéressé, on est allé à Thiaroye peu de temps après lui (…) On était dans
les premiers, après Libération a repris l’info et a commencé à en parler, et puis
aussi, elles ont eu un long reportage dans Elle… »7
« C’est grâce à Lamine G. qui est journaliste à la radio OxyJeunes que nous
avons rencontré ces femmes, il avait travaillé avec nous quand on était allé à
Nouadhibou rencontrer des rapatriés, des refoulés du désert marocain, à ce
partenariat avec la Fondation Konrad Adenauer a organisé un séminaire sur le thème « Emigration, contenus
médiatiques et paroles d’émigrants » en mars 2007. 7 Entretien avec un journaliste de France 2, Dakar, 17 janvier 2007.
moment, lui, il permettait aux refoulés de parler à la radio, de s’adresser à leur
famille, et de demander à ce que le gouvernement les aide, nous aussi on couvrait
les faits, on était venu pour voir des migrants sub-sahariens. C’est comme ça
qu’on a connu Thiaroye, car à l’époque, c’était des jeunes de Thiaroye…»8
La visite de S. Royal en septembre 2006 permet au Collectif d’accéder à la notoriété
publique. Ce n’est qu’à partir de cette date qu’il devient réellement médiatisé à une échelle
internationale. Les couvertures se multiplient, passant de huit entre avril et mi-septembre
2006 à vingt deux entre fin septembre et décembre 2006 ; et les médias franco-sénégalais
n’en ont plus l’apanage. Sur les vingt et une « coupures », seulement sept sont françaises –
avec tout de même deux reportages au JT de 20h sur TF1, et une sénégélaise. La
médiatisation acquière donc une dimension internationale par le biais de médias de nature de
plus en plus variée (portail d’informations électroniques : afrik.com, presse institutionnelle :
OIM - Organisation Internationale des Migrations).
L’adéquation du Collectif aux critères de sélection de l’information et aux contraintes du
travail journalistique
La médiatisation du Collectif ne peut toutefois pas se résumer au simple effet de mise
sur agenda dictée par le séjour de S. Royal, ou à un effet domino au sein d’un milieu
journalistique organisé en réseau. C’est davantage l’adéquation du Collectif aux principes de
sélection de l’information et aux contraintes du travail journalistique qui a permis à l’ « effet
Ségolène Royal » de « prendre ». Le Collectif ayant en effet tout du candidat idéal pour les
médias.
Le profil et l’action de l’association cadrent avec plusieurs thèmes récurrents
d’actualité : l’immigration, le développement en Afrique et l’action publique/ politique des
femmes. Les médias ont ainsi la possibilité de traiter ces thèmes sous un angle nouveau, à
partir d’un objet inédit : la lutte contre l’émigration offre un éclairage original à la question
migratoire et au « phénomène des pirogues ». Par ailleurs, la cause défendue cadre avec un
agenda politique français marqué par les débats au cœur des pré-campagnes sarkozyste et
ségoliste autour de l’« immigration choisie » et du co-développement. Parler du Collectif
permet donc de continuer à couvrir cette actualité9.
« Il s’agit d’un reportage qu’on a réalisé avec notre caméraman au moment où le
phénomène des pirogues devenait vraiment important, on commençait à beaucoup
en parler…il faut dire aussi que ça répondait à la question centrale de 2006 :
l‘émigration, après la sécurité, y a eu l’émigration… » 10
« …c’était quelque temps après la visite de Sarkozy au Sénégal, il y avait besoin
de fournir un contrepoids à son discours…il était important de faire voir une
autre réalité de l’Afrique et de l’immigration dans l’opinion publique française,
de dire que c’est principalement le chômage qui pousse les jeunes à partir…de
8 Entretien avec une journaliste de l’ARD German TV, Thiaroye, 5 février 2007
9 Cette remarque ne s’applique toutefois pas de manière systématique car les journaux Le Monde et Le Figaro
ont couvert le séjour de Ségolène Royal, voire son passage à Thiaroye, sans aborder de manière approfondie le
Collectif. 10
Entretien avec un journaliste de France 2, Dakar, 17 janvier 2007.
montrer combien les femmes africaines sont formidables, comment elles bougent,
se mobilisent surtout sur ce thème qui est nouveau, habituellement les femmes
s’organisent autour d’autres causes. »11
Faire un sujet sur les femmes de Thiaroye permet ensuite de répondre aux contraintes
du travail journalistique de plus en plus commandé par des quêtes d’audience. De ce point de
vue, le Collectif incarne un sujet consensuel porteur d’une charge émotionnelle pouvant
retenir l’attention des lecteurs ou téléspectateurs. En cela, il répond au développement
croissant des soft news produits par le « journalisme ethnographique » (Neveu, 1999 : 59).
Lequel « s’emploie via un usage intensif des procédés de scénarisation et de citations de
propos de gens ordinaires, à restituer le vécu, à valoriser une approche compréhensive, plus
attentive aux impacts des choix politiques et aux réactions qu’ils suscitent qu’à l’analyse des
processus décisionnels et aux déclarations des autorités sociales» (Neveu, 1999 : 59).
Il ne faut pas ignorer enfin les impératifs de productivité et les contraintes logistiques
qui pèse sur le travail journalistique. La localisation du siège de l’association, la disponibilité
des femmes à répondre aux questions, et en la matière leur professionnalisation croissante au
contact des journalistes, constituent des avantages comparatifs certains, comme le résume ce
journaliste :
« Yayi, c’est une bonne candidate pour les journalistes…Elle parle bien, elle a
une histoire émouvante, elle a perdu un fils, c’est triste…en plus Thiaroye, c’est
en banlieue de Dakar, même pas une heure si vous avez une voiture, bon faut voir
qu’il y a des journalistes étrangers qui viennent ici, ils connaissent pas le Sénégal,
mais ils ont entendu parler de ce collectif, ils ont quoi deux jours parfois une
journée pour faire leur reportage, donc c’est facile d’aller là-bas, c’est pas qu’ils
sont feignants, il faut comprendre, ils ont besoin d’informations et peu de temps
(…) elle montre la photo de son fils qui est mort, c’est émouvant et puis il y a
toujours d’autres femmes dans sa cour qui pleurent ça fait des images fortes…» 12
Ces propos révèlent de manière implicite la capacité des membres du Collectif à
comprendre et satisfaire les attentes des journalistes. On a pu observer par exemple comment
les femmes consentent à se faire mettre en scène en acceptant de danser et chanter13
, de poser
avec leur fils rapatrié, devant une photo du défunt, ou sur la plage au bord des pirogues
((France 2, TF1, 29/09/06, Elle, IOM), mais également se proposent d’exposer leurs activités
(séance de sensibilisation dans Elle, préparation du couscous pour ARD German TV). Mais
les membres du Collectif savent également anticiper et/ou conduire les demandes des
journalistes. Ainsi, lorsque des journalistes arrivent sur le quartier, une quinzaine de membres
se rendent au siège de l’association, s’installent sur des nattes ou des chaises dans la cour à
l’ombre de l’acacia, et disposent à leur pied ou au mur des calebasses où figure le nom de
l’association, avant de répondre aux questions. Les journalistes sont ensuite invités à
rencontrer le Président du Collectif des jeunes rapatriés, le Secrétaire du Foyer des jeunes de
Thiaroye, mais également des rapatriés ou des candidats à l’émigration. Cette forme
11
Entretien téléphonique avec une journaliste de Elle, Paris, 7 décembre 2006. 12
Entretien avec un journaliste de France 2, Dakar, 17 janvier 2007. 13
Observation du tournage d’un documentaire par la chaîne de télévision ARD German TV, Thiaroye, 5 février
2007.
d’encliquage est elle-même appuyée par des jeunes14
du quartier, parents des membres du
Collectif, qui trouvent à « s’employer » comme guide ou traducteur auprès des journalistes.
Il ne faudrait donc pas conclure à la passivité ou à la subordination des membres du
Collectif, souvent attribuées aux acteurs du Sud. Il importe au contraire de souligner que si le
Collectif répond aux attentes et contraintes des journalistes, les médias répondent eux aussi
aux besoins du Collectif qui cherche à se forger une identité publique lui permettant de
trouver des soutiens et de lever des fonds. La médiatisation représente ici une « stratégie
d’extraversion »15
potentiellement rémunératrice. Contrairement au rapport
dominants/dominés souvent démontré dans les relations entre journalistes et protagonistes
(Champagne, 1990, 1991 ; Bourdieu, 1996 ; Marchetti, 1998), c’est davantage une relation de
donnant/donnant entre « associés-rivaux » que nous avons pu constater (Neveu, 1999 : 37).
Journalistes et membres du Collectif, conscients de l’interdépendance qui les lie - offre et
demande d’informations vs. offre et demande de publicisation - procèdent dès lors à un
échange de « bons et loyaux services ».
2. Le traitement médiatique du Collectif symbole de routines interprétatives
genrées : l’icône de la « mère courage »
La médiatisation du Collectif a eu pour corollaire une plus grande homogénéisation
des contenus médiatiques caractérisée par un cadrage à la fois resserré et genré de la question
migratoire. On assiste alors à un double mouvement de recentrage des sujets sur les mères de
Thiaroye, et plus particulièrement sur la présidente du Collectif, et d’écriture standardisée
autour des figures de la « femme secourable et militante » (Frisque, 2001).
La focalisation sur les mères de Thiaroye, un effet de genre
De la même manière qu’on constate une rupture dans le processus de médiatisation du
Collectif suite à la visite de Ségolène Royal, on note une inflexion dans le traitement qui en
est fait. La similitude des focales adoptées par les journalistes est révélatrice de cette tendance
qui traduit une des « conventions ordinaires de l’écriture journalistique» que constitue le
genre (Achin, 2006 : 155).
Les premières occurrences des mères de Thiaroye surviennent dans des sujets
généralistes qui traient du phénomène global de l’émigration « clandestine » à partir de
l’exemple de Thiaroye-sur-Mer. Ces reportages cherchent d’abord à expliquer les causes de
l’émigration en lien avec la situation générale du pays (chômages des jeunes, crise de la pêche
etc.) et à partir de divers témoignages d’habitants du quartier (passeurs, jeunes rapatriés,
candidats à l’émigration, parents). Ceux des mères n’y occupent pas une place prépondérante :
14
On peut ici parler d ’ « informateurs indigènes » comme l’a formulé Gayatri Chakavorty Spivak ou illustré
Julia Elyachar à propos de la scénarisation des projets de micro-finance en Egypte : « Il voyait bien que lui-même
et ses collègues, dont certains étaient en difficulté, pouvaient travailler avec plus de profit comme « informateurs
indigènes », en se mettant en scène comme porteurs d’authenticité devant les donateurs étrangers. Il rêvait de
faire de son quartier la vitrine d’un « modèle de développement » offerte à l’admiration des visiteurs. » (2001 :
7-8). 15
« Les acteurs dominants des sociétés subsahariennes ont incliné à compenser leurs difficultés à autonomiser
leur pouvoir et à intensifier l’exploitation de leurs dépendants par le recours délibéré à des stratégies
d’extraversion, mobilisant les ressources que procurait leur rapport - éventuellement inégal - à l’environnement
extérieur. » (Bayart, 1999 : 97-100).
quatre à cinq lignes dans les articles, et un quart à un tiers de la durée des reportages (France 2,
RFM). Certaines des coupures de presse ne précisent d’ailleurs pas le statut associatif des
femmes interviewées, particulièrement pour ce qui est de la presse sénégalaise.
Alors que les membres du Collectif occupent une place marginale dans les premiers
reportages, elles deviennent le sujet central après que S. Royal leur ait rendu visite. Les
premiers tels que « Emigration clandestine : du Sénégal aux îles Canaries en pirogue » (Le
Soleil) « Thousands put their lives at risk to join exodus from Africa » (The Telegraph), ou
« Dème ba dé (partir ou mourir) dit-on, ici, en wolof » (L’Humanité, 08/06/06), laissent place
à des titres plus explicites : « Des mères contre l’Atlantique » (Elle), « Sénégal : des mères en
croisade contre l’émigration » (Afrik.com), voir « Yayi Bayam Diouf, mère courage de
Thiaroye » (L’Humanité, 22/09/06), « Emigration : la bataille d’une mère sénégalaise »
(BBC Afrique). Le mouvement de focalisation sur les femmes de Thiaroye s’illustre
également à travers l’emprise croissante des témoignages et de l’iconographie dans les
reportages. L’article de Elle s’accompagne de sept photographies, quatre consacrées aux
femmes dont une de la présidente en double page, alors que l’article du Soleil n’en comportait
aucune, et celui du Telegraph uniquement deux omettant les mères de Thiaroye (une
photographie de pirogues sur la plage et le portrait d’un rapatrié).
Se focaliser sur le Collectif pour traiter de la migration est un choix qui peut
s’expliquer par la nature sexuée de la mobilisation et le profil des actrices. Ce sont les femmes
qui ont les premières financé le départ des jeunes hommes et qui subissent les conséquences
de cet échec. Elles représentent donc des interlocutrices et des témoins privilégiés pour en
parler. Néanmoins, « the journalists commonly work with gendered « frames » to simplify,
prioritize, and structure the narrative flow of events when covering women and men in public
life. That is to say, gender can be one central element relevant to the way the story is
presented and interpreted » (Norris, 1997 : 6). Le genre16
forme ainsi un cadre
d’interprétation standard des évènements, un guide routinier d’écriture auquel le Collectif n’a
pas dérogé.
Les membres du Collectif sous l’angle du diptyque « femme secourable » / « femme
militante »17
sublimé par la figure de la « mère courage »
On retrouve dans l’ensemble des articles ou reportages une trame analogue
schématiquement organisée autour de la même succession d’idées : la présentation du quartier,
les causes d’émigration, le drame vécu par la présidente, corroboré par celui d’autres femmes
ce qui tend à expliquer l’émergence d’une initiative collective pour endiguer l’émigration, les
activités du Collectif et ses perspectives de développement pour le quartier. Seul l’article paru
dans Elle tente d’insérer une dimension comparative en développant le point de vue de
rapatriés et celui d’habitants d’un autre quartier à Saint-Louis.
16
Ce constat a été largement traité à propos des relations entre femmes politiques et médias : Bonnafous, Simone.
2003. « Femme politique : une question de genre ? », Réseaux « Une communication sexuée ? » n°120, pp.119-
145 ; Leroux, Pierre et Cécile Sourd. 2005. « Des femmes en représentation. Le politique et le féminin dans la
presse », Questions de Communication, n°7, pp73-85 ; Mattelart, Michèle. 2003. « Femmes et médias : Retour
sur une problématique », Réseaux « Une communication sexuée ? » n°120, pp.23-51 ; Neveu, Erik. 2001. « Le
genre du journalisme. Des ambivalences d’une féminisation de la profession », Politix, n°51, pp 179-212 ; Sourd,
Cécile. 2005. « Femmes ou politiques ? La représentation des candidates aux élections françaises de 2002 dans la
presse hebdomadaire », Mots. Les langages du politique, « Usages politiques du genre », n°78, pp.65-77.
17
Nous empruntons ce terme aux travaux de Frisque, Cégolène. 2001. « Femmes secourables, femmes
militantes, dans deux magazines féminins », Mots, Les langages du politique, « L’Humanitaire en discours »,
n°65, pp.51-75
Il ressort de cette trame un processus dialectique de représentation des mères de
Thiaroye qui sont d’abord décrites comme des victimes puis comme des « rescapées »
engagées. Ce portrait binaire est alors transcendé par l’icône de la « mère courage » qui sait
incarner la « femme secourable » et la « femme militante ». Notons une fois de plus deux
exceptions : les reportages de John Paul Lepers (La Télélibre.fr) et la VAO qui soulignent la
position de double bind des mères, et pour ce qui est du premier dénonce, la récupération
politique de la question migratoire par S. Royal.
Dans un premier temps, les médias s’attachent donc à développer l’image de femmes
secourables, victimes d’inégalités et de rapports de domination en usant de longues
descriptions ou portraits et d’un champ lexical relatif à la désolation et à la souffrance.
L’ensemble des couvertures expose en introduction un cadre local misérabiliste où le
quartier est décrit comme pauvre et sale : « C’est toute l’économie de Thiaroye et de ses
45000 habitants, dont 80% des jeunes au chômage qui s’est écroulée comme un château de
cartes.» (Elle), « Up beyond the rubbish littering the high-tide mark of Senegal's white sand
beaches, hundreds of wooden canoes lie askew under the fierce sun, their bright paint slowly
fading.» (The Telegraph), « A Thiaroye-sur-Mer, un village de pêcheurs jadis prospère, situé
à la périphérie de Dakar, la capitale sénégalaise, presque toutes les pirogues ont disparu des
berges jonchées d‘immondices d’où se dégage une odeur nauséabonde» (IOM).
L’accent est mis sur la paupérisation du quartier imputée à la crise de l’emploi. Cette
crise est attribuée au recul des activités de pêche artisanale concurrencée par les compagnies
étrangères de pêche industrielle : « En quelques années, toute une économie locale a été
sacrifiée …les industries de pêche européenne, japonaise ou coréenne qui, avec leurs cargos
puissants, pillent méthodiquement les ressources en poisson de la côte. Un combat inégal et
fatal aux pêcheurs sénégalais.» (Elle). Une explication largement corroborée par les
déclarations des femmes du Collectif : « Cette situation est évitable. On ne peut pas empêcher
nos jeunes de rêver à la vie des pays riches, c’est ça aussi la mondialisation ! Mais les pays
africains doivent permettre aux jeunes de trouver un travail et de faire vivre leurs familles. Et
les pays riches, des voies d’entraide au développement. » (Elle) ; “Big boats from Europe and
from Korea are here. We cannot fish with them in the sea because our materials are old.”
(VOA).
L’émigration est alors largement justifiée par le chômage et la réussite économique
que représente a contrario l’Europe : « Il y a à peine un an, les jeunes pêcheurs étaient le
moteur de l’économie du village. Aujourd’hui, par vingtaines, ils tentent, à bord de grandes
pirogues, de parcourir les 1 500 kilomètres qui séparent le Sénégal de l’archipel espagnol des
Canaries. » (IRINnews.org) ; « Tous rêvent d’Europe. « Barça ou barsakh » répètent les
candidats à l’exil, prêts à risque leur pour vie pour l’eldorado européen » (Le Monde 2).
Un autre argument expliquant l’émigration est également mobilisé : la polygamie.
Huit des dix-sept sources écrites expliquent que les épouses de maris polygames disposent de
peu de ressources et sont donc plus enclines à encourager le départ de leurs fils pour s’assurer
leur subsistance : « in a society in which polygamy is permitted, women who are repudiated
by their husbands often have to rely on sons to provide for them. » (IOM) ; « Nous sommes
des ménages polygames. Nos maris ont jusqu’à quatre épouses, et chacune peut avoir jusqu’à
onze enfants. Quand le mari est trop âgé, la charge de la famille revient à la femme. En fait
nous sommes complices du départ de nos fils, car ils partent pour nous aider.» (Le Monde 2).
Subissant la compétition néo-libérale et la domination masculine, les mères représentent
l’archétype de la victime18
.
18
Philippe Juhem souligne que le statut de victime repose sur « l’impossibilité de leur attribuer une quelconque
responsabilité dans leurs malheurs ou incapacité autonome à améliorer leur situation. » (2004 : 232), ce que
corroborent Brauman et Backmann en affirmant que : « au-delà de l’habillage scénique, la victime doit être elle-
Elles sont alors décrites en larmes face à l’échec d’un projet migratoire qui constitue
pour elles un « lourd fardeau» (IRINnews.org). « Une fois seule dans sa chambre, Yayi
Bayam Diouf pleure à chaudes larmes. Elle pleure Alioune Mar, vingt-sept ans, son fils
unique mort en mer en avril dernier sur le périlleux chemin de l’émigration clandestine vers
l’archipel espagnol. » (L’Humanité, 22/09/06) ; « Yayi Bayam Diouf montre du doigt les
femmes réunies dans sa cour et compte les disparus : « Tu vois, celle-là a perdu ses deux
frères, celle-là son fils, celle-là n'a pas de nouvelles de son mari... ». » (Libération, France 2
et TF1, 25/09/06). Les médias multiplient également les témoignages, photographies ou plans
resserrés (visage d’une mère en larme devant le portrait de son fils - TF1, 25/09/06) pour
exemplifier le statut de victime.
En choisissant d’aborder la migration sous l’angle du Collectif, les médias ont favorisé
une certaine victimisation des femmes de Thiaroye les faisant passer du statut de « mères de
victimes » à celui de « mères victimes de ». Une interprétation que les membres du Collectif
ont elles-mêmes encouragé et investi en renommant leur association « Collectif des femmes
de Thiaroye victimes de l’immigration clandestine» (décembre 2006).
Cependant, les journalistes ne livrent pas une image univoque des femmes de Thiaroye
et la figure de la victime secourable est largement contrebalancée par celle de la « femme
militante » qui trouve son expression dans l’usage d’un champ lexical relatif à la résistance,
au combat et à l’abnégation. Douze des trente sources mettent en titre le caractère volontariste
de la mobilisation : « A Dakar, les mères font barrage à l'océan » (Libération) ; « Des mères
contre l’Atlantique » (Elle) ; « Mother’s battle against Senegal migration » (BBC News) ;
« Mourning Mothers Fight Against Migration » (VAO) ; « Le combat des Sénégalaises contre
l’exil de leur fils » (Le Monde 2).
Les femmes de Thiaroye sont ensuite décrites comme « courageuses »,
« déterminées » et « battantes » : « Avec peu de moyens, mais une volonté de fer, ces femmes
sensibilisent à chaque instant. », (Libération) ; « Le manque de ressources de l’association
est à l'image des besoins de la communauté dans son ensemble. Cet état des choses n’affecte
nullement la détermination de Yayi Bayam Diouf et ses amis dans leur campagne de
sensibilisation. » (BBC Afrique). Les portraits de la présidente sont les plus élogieux mettant
en avant ses qualités de leadership et de dévouement à la cause : « Yayi is a courageous and
determined woman. She says that instead of just crying and thinking of her lost son, she
decided to fight back to stop more young men dying at sea.» (IOM); « Cette quadragénaire
dynamique et chaleureuse a décidé, à son habitude, de prendre les choses en main.» (Elle) ;
« Je suis la présidente, et je ne dois pas me montrer faible devant elles, ce n’est pas bien pour
leur engagement. » ; « Aujourd’hui esseulée, Yayou n’en conjugue pas moins son futur avec
celui de sa communauté.» (L’Humanité, 08/06/06) ; « Dans son combat, Yayi a su impliquer
toute la communauté. » (Le Monde 2).
Les journalistes insistent enfin sur le dynamisme des membres dont les actions
revêtent des allures de sacerdoce : « Chaque matin, elles sont une vingtaine à tamiser la
semoule dans la cour ombragée de madame Yayi. » (Elle); « Chaque matin, elle arpente la
plage et informe les jeunes et leurs parents sur les dangers de l’émigration clandestine » (Le
Monde 2) ; « Forte de 357 membres, l'association organise aussi des rencontres avec des
hommes jeunes pour les convaincre de rester au Sénégal. Une tâche encore plus difficile à
Thiaroye qu'ailleurs, car les passeurs offrent souvent la gratuité du voyage aux pêcheurs
locaux afin qu'ils pilotent les fragiles bateaux de candidats à l'émigration. » (AP).
même spontanément acceptable (…). Il ne suffit pas de souffrir injustement pour se voir attribuer le statut de
victime, qui passe par un processus de validation lié à l’innocence supposée de la population en question. »
(1996 : 50).
La tension qui peut résider dans la représentation a priori contradictoire des mères de
Thiaroye, entre femmes secourables et femmes militantes, est surmontée par l’icône de la
« mère courage »19
. Cette synthèse est rendue possible et nécessaire en raison du statut de
victime controversé aux yeux des journalistes. L’ensemble des médias insiste en effet sur la
responsabilité des mères dans l’exil de leurs fils : «Avant, nous vendions nos bijoux, nos
habits pour que nos enfants partent. Mais, malheureusement, beaucoup ont perdu la vie en
mer, et nous, les grands-mères, restons seules avec les petits-enfants», explique Abi, 56 ans »
(Libération) ; « Ndella Daffe, 50, said she paid about $600, or about half of her son's passage
on the boat » (The Chicago Sun Times). Le combat des mères est alors vu comme la
réparation ou la conjuration de leur faute ce qu’exprime l’usage extensif d’un champ lexical
relatif au remord et à la culpabilité : « women are overwhelmed with guilt because they sold
jewellery and household items to finance fatal voyages. » (IOM) ; « Les mères membres de
l'association, en deuil, ont désormais toutes changé d'avis sur l'émigration. Elles se sentent
coupables d'avoir financé en partie ce voyage vers la mort de leurs enfants. » (AP) ; « women
now express guilt that they helped finance their sons' deaths. » (The Washington Post). La
« mère courage » permet alors d’incarner l’image d’une victime, pas tout à fait innocente, et
donc pas tout à fait secourable, qui peut trouver son salut dans ses propres actions.
3. Une illustration tacite des représentations produites et véhiculées au Nord sur le
Sud
Les représentations concernant les femmes de Thiaroye ont révélé les routines
interprétatives genrées des médias, souvent liées aux contraintes du métier, mais elles
illustrent également de manière plus implicite la stéréotypisation des relations Nord/Sud. Il
ressort de la revue de presse sur le Collectif que les stéréotypes20
véhiculés de manière
implicites sont souvent ambigus : la migration irrégulière est présentée sur le double registre
de l’assentiment et de la réprobation morale, et les femmes africaines sur celui du pouvoir et
de la domination. Ces doubles niveaux de lecture ont néanmoins pour trait commun leur
ethnocentrisme.
L’émigration « clandestine » entre assentiment et réprobation
Le regard porté à l’émigration « clandestine » est d’abord empathique, voire
compassionnel : la misère pousse au départ qu’on ne peut dès lors que comprendre. Les
migrants sont décrits comme des jeunes affligés par des conditions de vie qui les obligent à
quitter leur pays. L’émigration est alors présentée comme une « aventure », un acte
désespéré ou suicidaire connotant l’idée d’un acte irraisonné. « They also invited an Islamic
leader, who said taking a pirogue was similar to suicide, which the Koran considers a sin....”
(VOA) ; « Thiaroye-sur-Mer fait partie des villages de pêcheurs du Sénégal les plus touchés
par cette fièvre de l’immigration. Connaissant bien la mer, des douzaines de jeunes hommes
de Thiaroye-sur-Mer n’ont pas réfléchi très longtemps lorsqu’ils ont réalisé qu’il était
possible d’atteindre l’Europe à bord d’une pirogue. » (IRINnews.org).
19
En titre de L’Humanité (22/09/06) et de l’IOM, employé également par afrik.com. 20
« Les stéréotypes ont un aspect cognitif, émotionnel et pragmatique. Il ne s’agit pas de concepts au sens stricto
sensu, mais de représentations plus ou moins générales des phénomènes sociaux, quelles que soient par ailleurs
leur véracité et leur validité (Schaff, 1994, p.57). Le stéréotype est donc soit quasi-totalement contraire aux faits,
soit partiellement conforme, tout en créant les apparences de véracité totale de ses contenus » (Villain-Gandossi,
2001: 28).
En contrepoint de cette position compréhensive vis-à-vis d’une émigration quasi-subie,
on note une lecture plus alarmiste reposant sur l’idée de danger. Les départs clandestins
constituent une menace pour les pays d’accueil, mais également pour les pays d’origine, et les
migrants eux-mêmes. Le nombre de débarquements clandestins est ainsi souvent rappelé et les
articles insistent sur le caractère massif et incontrôlable de ces flux. “More than 8,200 West
Africans have arrived in the Canaries already this year - 2,000 in the first three weeks of May
as the seas grew calmer -compared with 4,751 for all of last year”(The Telegraph). Ensuite,
c’est la menace d’un pays vidé de ses ressources humaines laissant des mères seules et
endettées qui est brandie : « malheureusement, beaucoup ont perdu la vie en mer, et nous, les
grands-mères, restons seules avec les petits-enfants» (Libération), « when the men die, the
women are left with nomoney and no male breadwinner » (The Chicago Sun Times). Les
rapatriés enfin sont décrits comme une source de problèmes : « A Thiaroye-sur-Mer, la
plupart des personnes rapatriées passent leur journée à broyer du noir, à chercher des
moyens de gagner de l’argent. « Ils passent leur journée assis à la maison, à ne rien faire, nous
craignons qu’ils ne commettent des délits », a reconnu Abi Samb » (IRINnews.org). La
solution que représentait la migration face au chômage n’est donc plus vantée, et c’est la lutte
menée par le Collectif qui semble incarner une perspective de développement.
Il ne s’agit pas ici de déterminer si l’une ou l’autre des lectures est préférable ou
d’apprécier leur véracité. Souligner le double registre de l’assentiment et de la réprobation
moral n’a pour seule portée heuristique de révéler l’ethnocentrisme qui sous-tend le regard
porté à la migration. En présentant, par exemple, l’émigration comme un acte désespéré et
irraisonné, les journalistes21
omettent bien souvent l’organisation et la préparation qui
préfigurent les départs en pirogue. Les enquêtes menées à Thiaroye montrent au contraire la
planification de ce mode d’émigration que ce soit par la constitution d’une épargne pour payer
la traversée (en moyenne à 400000 à 500000 francs CFA22
), la préparation de la pirogue
(achat, réserve de carburant à l’insu des autorités, moteurs de réserve, provisions alimentaires,
équipement en GPS et gilets de sauvetage), le choix d’un capitaine et d’un mécanicien hors-
bord, ou le recrutement suffisant de candidats à l’émigration. Le choix d’émigrer relève donc
d’une décision mûrie. De manière analogue, le lien de causalité établi entre paupérisation
(crise de la pêche et de l’emploi) et émigration peut être discuté. Si certains hommes ont
cherché à émigrer, notamment en reconvertissant leurs savoir-faire professionnels (capitaine
de pirogue), d’autres ont trouvé à s’employer sur le « marché de l’émigration » (fabricants de