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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIOUE Centre d'études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge COLLECTION D'ÉTUDES NNÉNIÉVAIES DE NICE VOLUME 6 LA PRIERE EN LATIN, DE L'ANTIOUITE AU XVIC SIECLE FORMES, ÉVOLUTIONS, SIGNIFICATIONS BREPOLS
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« Invocatio santificatorum nominum. Efficacité de la prière et société chrétienne (IXe-XIIe siècle) »

May 13, 2023

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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIOUE

Centre d'études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge

COLLECTION D'ÉTUDES NNÉNIÉVAIES DE NICE

VOLUME 6

LA PRIERE EN LATIN,DE L'ANTIOUITE AU XVIC SIECLE

FORMES, ÉVOLUTIONS, SIGNIFICATIONS

BREPOLS

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IWO CATIO SANCTIFI CATORUM NO MINU M, .

EFFICACITÉ DE LA PRIÈRE ET SoCIÉTÉ cHnÉTIENNE(IX"-x[e siècle)

Parzucr HBNzuer

D ot"t la prière en soi comme un acte important peut relever de I'intimeI conviction ou de la foi, et donc, pour schématiser, d'une approche psycho-logique ou théologique. Cependant, du point de vue de l'historien, la question n'apas à être posée. En revanche, la fonction que la prière a pu remplir dans unesociété donnée est un problème susceptible d'être abordé tout en suivant uncertain nombre de règles épistémologiques formant le bagage conlmun des histo-riens. Néanmoins, le sujet est si vaste qu'il n'est pas aisé de trouver un angled'approche pertinent et une chronologie ayant un sens. C'est pourtant ce que noustenterons de faire ici, certes sommairement, en posant la question de I'efficacitéde la prière et en restreignant les réflexions et les exemples à la période s'étendantdu IXe à la fin du XIIe siècle.

Un texte, semblable à des milliers d'autres, nous servira de point de départ.Avant toute autre considération, il permettra de rappeler que, durant des siècles, laprière a véritablement irrigué le tissu social. Multiforme, elle était alors un acte etsouvent un moyen de pression, ce non pas seulement pour les individus dans leurrapport avec Dieu, mais aussi, et pour I'historien surtout, dans leurs rapports entreeux. Lisons donc ce privilège en faveur de l'abbaye de La Trinité de Fécamp, datédu 15 juin 990. Classiquement, le texte se termine par une série de formulescomminatoires. Le duc de Normandie menace ceux qui seraient tentés de violer la< stipulation >: qu'ils soient alors << anathématisés par une perpétuelle malé-diction >. Sont garants de cette malédiction, dans I'ordre, le Père, le Fils et leSaint-Esprit, l'Éghse catholique, Marie mère de Dieu, saint Michel et les neuf<< ordres > (d'anges), saint Pierre et tous les apôtres, saint Étienne et tous lesmartyrs, saint Hilaire et tous les confesseurs, sainte Félicité et toutes les vierges,enfin les quatre évangélistes et les cent quarante-quatre mille saints innocents2.

1. TuÉorn. EcHrBnNecH., Flores Epytaphii sanctorum,Il, 1. Voir infra,n.38.2. << Hoc egimus ut, si quis ab hodierno et deinceps hoc contradixerit vel hanc stipulationem violaverit, a

supradictis episcopis, ex auctoritate Patris et Filii et Spiritus Sancti, sancteque Dei ecclesie catholicesancte Marie matris Domini, ac sancti Michaelis cum novem ordinibus, atque beati Petri cum omnibusapostolis, sanctique Stephani cum omnibus martyribus, necnon et sancti Hylarii cum omnibus

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230 Perrucr Hnurunr

David Douglas a justement fait remarquer en 1959 que cette liste apparaissait

presque sous la même forme dans les litanies des saints transmises par plusieursmanuscrits contemporains3. Une prière de type liturgique, celle des litanies, adonc été utilisée dans une charte. Mais en même temps, elle a été détournée de sa

fonction première. Conçues sur le schéma du ora pro,les litanies peuvent ordinai-rement être définies comme des prières propitiatoires de demande. Ici, elles ontfait I'objet d'une inversion puisqu'elles sont au service d'une formule commina-toire de malédiction: l'ensemble de la cour céleste donne force à la menace

d'anathème. Ce texte suggère plusieurs remarques. Il montre pour commencerqu'il est impossible d'établir une coupure, de quelque ordre qu'elle soit, entre

liturgie et société4. Des formules qui figurent normalement dans les sacramen-

taires se retrouvent ici dans un diplôme, puis dans un cartulaire. Cet acte suggère

aussi que les formules d'oraison sont couramment instrumentalisées pour servir

des"intérêts particuliers. I1 rappelle enfin qu'elles se situent dans le registre de

l'efficacité, que ce soit sur le mode de la dissuasion, comme ici, ou sur celui de latransformation. La prière est assurément un objet d'histoires qui dépasse le cadre

d'une < spiritualité > que nous traitons par ailleurs, trop souvent sans doute,

comme un compartiment rigoureusement étanche.

Le dernier point évoqué, soit la question de l'efficacité, apparaît central au

moment de s'interroger sur la fonction de la prière. Il est vrai que dans l'hypo-thèse d'une oraison de pure louange, plus ou moins calquée sur celle des élus,

l'efficacité est un concept inutile, voire déplacé. Mais dans l'Histoire et parmi les

hommes, les fidèles prient généralement pour quelque chose. Ils peuvent être

exaucés, ou bien ne pas l'être. Les buts poursuivis, les moyens employés, sont

donc des questions importantes. Cela d'autant plus que, depuis l'Antiquité tardive,et malgré la nécessaire simplification qu'entraîne cette affirmation, la prière est

bien souvent devenue, dans un contexte de pénitentialisation de la société

chrétienne, une < prière pour ,6. OrJau Moyen Âge, la question de l'effi.cacité des

3.

4.

5.

6.

confessoribus, atque sancte Felicitatis cum omnibus virginibus, et ITIToT evangelistis et centum XLIIIIoTmilibus Innocentibus, sint segregati et maledicti atque perpetua maledictione anathematizati >. VoirD. Doucrns, << The Firts ducal Charters for Fécamp >>, dans L'abbaye bénédictine de Fécamp,I,1959,p. 51-53, et J. LEcLERcq, << Prières attribuables à Guillaume et à Jean de Fruttuaria >>, dans Monasturt in

alta ltalia dopo le invasioni saracene e magiare (sec. X-XII), III Convegno di Storia della Chiesa inItalia (Pinerolo 6-9 settembre 1964), Turin, 1966, p. 159-166, ici p. 163, n. 8.

En particulier un sacramentaire de Senlis copié vers 880 (Paris, Bibliothèque de Sainte-Geneviève, lat.BB. 20) et un sacramentaire grégorien de la seconde moitié du IXe siècle pour l'église de Paris

(Bibliothèque du Vatican, ms. Ottobon. 313). Tableau synoptique des listes de saints dans le diplôme de

Fécamp et les deux sacramentaires: DoucLAs, cit., p. 53.

E.PALAzzo, Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, 2000.

Ce qu'avait rappelé de façon pionnière le beau recueil dirigé par N. BERrou, J. BERLIoz et J. LoNGERE,

Prier au Moyen Âge. Pratiques et expériences (V-xf siècles), Turnhout, 1991.

Dans une bibliographie abondante, voh en priorité A. ANcENENDT, << Missa specialis. Zugleich einBeitag zur Entstehung der Privatmessen >>, dans Frahmixelalterliche Studien,IT, t983,p.I53-22I.

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< It:oceno SANCuFICATqRUM NIMINUM >

prières et des formules liturgiques s'est plusieurs fois retrouvée au cæur de débatsimportants, tout particulièrement à propos de la transformation eucharistique. I1

s'agissait alors de mieux comprendre I'acte central, constitutif pourrait-on dire,de la religion chrétienne:On pourrait néanmoins être tenté de croire que I'effica-cité dont il est ici question, celle des paroles de consécration du corps du Christ,est sans rapport avec les formules de malédiction qui ont été évoquées7, ouencore, puisqu'il est question d'efficacité, sans rapport avec les innombrablesprières de demande que nous décrivent les recueils de miracles. Pourtant, ainsique l'ont rappelé divers auteurs médiévaux, I'eucharistie est en tant que vrai cotpsdu Christ la première des reliques 8. Voilà qui suffit pour suggérer qu'il existe sans

doute un rapport privilégié entre la liturgie de la messe, en particulier celle ducanon, et les prières plus ou moins spontanées des chrétiens devant telle ou tellerelique. Du coup, I'historien désireuk de s'interroger sur I'efficacité de la prièresans perdre de vue sa fonction peut se trouver amené à utiliser des textes trèsdivers, tels que des recueils de miracles plus ou moins médiocres et des traitésthéologiques de très haute volée. Peut-être faut-il, au moins jusqu'à un certainpoint, abandonner toute conception hiérarchique des genres établissant une divi-sion rigide entre oraisons plus ou moins "nobles", et raisonner plutôt en termes de

logique fondamentale, en bref repérer les éléments qui fondent cette dernière. Leslignes qui suivent renferment quelques propositions allant dans ce sens.

Aucun découpage chronologique ne peut rendre justice à la complexité desphénomènes pris en compte. Celui qui a été adopté ici isole quatre siècles. Onpartira de l'époque carolingienne, qui a vu aussi bien la mise en place d'une orga-nisation systématique de la prière pour les vivants et les morts, au sein de vastes

monastères développant une liturgie d'intercession, que la première controverserelative au réalisme eucharistique. On s'arrêtera avant le xme siècle, qui voit l'af-firmation de ces << maîtres de la parole >>9 conférant à Ia prédication, dans desproportions jusqu'alors inconnues, un rôle essentiel dans l'économie du salut.Entre ces deux moments butoirs, I'Occident chrétien connaît un développement

7. Sur les formules de malédiction, voir L. K. LITTLE, Benedictine Maledictions. Liturgical Cursing inRomanes que Franc e, Ithaca/ Londres, 1993.

8. C'est par exemple ce qu'explique Guibert de Nogent dans le De sanctis et eorum pignoribus (éd.R. B. C. HUYGENS, Turnhout, 1993 dans C.C. Cont. Med.,I27), trop souvent réduit au rang de traitéplus ou moins pittoresque contre les abus du culte des reliques. Voir K. GUTH, Guibert von Nogent unddie hochmittelalterliche Kritik an der Reliquierwerehrung, Ottobeuren, 1970 (Studien und Mitteilungenzur Geschichte des Benediktiner-Ordens und seiner Zweige,2L). Sur le rapport entre miracles eucharis-tiques et miracles opérés par des reliques, voir les travaux classiques de P. Bnowe, Die Verehrung derEucharistie im Mittelalter, Munich, 1933, et Die eucharistischen Wunder des Mittelalters, Breslau,1938, et plus récemment la comparaison systématique de G. J. C. SNoECK, Medieval Piety from Relicsto the Eucharist: a Process of Mutual Interaction, Leyde-NewYork-Cologne, 1995.

9. Pour reprendre, évidemment, le titre du livre de N. Bnnrou, L'Avènement des maîtres de la parole. Inprédication à Paris auXIIP siècle,2vol., Paris, 1998.

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232 Ptrrucr Hzttrruzr

sans précédent du culte des saints, l'affirmation polémique mais finalementcouronnée de succès du dogme de la << transsubstantiation > (le terme apparaît au

XIIe siècle), enfin une division hiérarchique de la société en ordines fonctionnels,Ies oratores se réservant évidemment la meilleure part en termes d'économiegénérale du salut. La question de I'efficacité de la prière est au cæur de ces troisévolutions majeures, qui n'en font peut-être, en réalité, eu'une seule. Tâchons de

saisir un peu mieux pourquoi. Nous procéderons pour cela en trois temps, à partirde trois textes: il s'agira d'abord, avec Paschase Radbert, de rappeler les fonde-ments de l'efficacitê sacramentelle à l'époque carolingienne. Avec Théofridd'Echternach, c'est ensuite la question du rapport entre eucharistie, reliques etprière qui sera traitée. Pour finir, on s'intéressera à l'oraison corrme bien cléricalet lien social à partir d'une description de prière extraite d'un recueil de miraclesdu XIe siècle.

NoII vERBIS HUMANIS.

RÉNIITÉ DE LA TRANSFoRMATIoN ET EFFACEMENT DES PÉCHÉS

À r.' ÉeoquE cARoLTNGTENNE

La doctrine eucharistique de Paschase Radbert est exposée principalementdans son De corpore et sanguine Domini, mais aussi dans l'Epistola ad Frede-gardum, ce dernier étant un moine de Saint-Riquierl0. Le De corpore occupe uneplace importante dans la querelle eucharistique carolingienne, qui bat son pleindans les années 830-840 et oppose tout particulièrement Paschase à Ratramme de

Corbie, ainsi qu'à Raban Maur et à Gottschalk. Le traité de Paschase a par la suite

été très utilisé, d'abord au XIe siècle lors de la seconde querelle eucharistique,puis à nouveau à l'époque de la Réforme. Il n'est pas question de résumer icicette æuvre, largement commentée par ailleurs, mais plutôt de comprendrecomment, dans ce texte capital, le moine de Corbie pose les fondements d'unethéorie de I'efficacité sacramentelle qui pourra nous guider en matière d'efficacitéde la prière.

Plus que quiconque avant lui, Paschase affirme donc l'identité absolue de

I'hostie et du corps du Christ. Par rapport à la tradition patristique la plus favora-ble aux thèses << réalistes >>, et particulièrement par rapport à Ambroise, il opère

un véritable détournement de sens, cofilme en témoigne la façon dont il iit uneformule clé du De mysteriis. Ambroise avait écrit; Vera utique caro Christi, quae

crucifixa est, que sepulta est, vere ergo carnis illius secrqmentum estll. Par là, il

Le De Corpore et sanguine Domini a été édité en.compagnie de.7'Epistola ad Fredugardum pnB. PAULUS, Turnhout, 1969 dans C.C. Cont. Med., 16. Désormais cité DCSD. On connaît une centaine

de manuscrits du DCSD, qui ne compte pas moins de quatre recensions.

AMBR., Myst. 53, éd. B. Borrs, Paris, 1961 dans S. C.,25, p. 186.

10.

11.

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< IwOCIno SANCTIFICATqRUM NqMINI]M > L)J

affirmait bien que I'eucharistie (quod conficimus) était le sacrement du corps né

de la Viergel2. Paschase supprime I'étape intermédiaire que représente, dans laphrase d'Ambroise, le terme sacrarruentum. CeIui qui communie ne reçoit pas unsacrement, mais directoment le vrai corps du Christ, alors qu'Ambroise distin-guait encore entre le corps historique du fils de Dieu et l'eucharistie, qui en éIaitle sacramentum. Reprenant littéralement la phrase et la pensée d'Ambroise,Paschase en force donc le sens : Vere caro ipsius et sanguis quam spiritaliter man-ducat et bibit homoL3, "spiritaliter" ne devant pas être compris ici comme une

limite à I'effectivité de la transformation, mais plutôt cofilme le simple reflet de

son caractère invisible.Reste à savoir comment s'opère la transformation, et c'est ici le problème du

formulaire efficace qui se trouve posé. L'essentiel des explications de Paschase se

trouve dans le chapitre 15, Quibus iterbis hoc mrysterium conficiatur. La première

leçon est que le << sacrement > - il est ici question du baptême - n'est pas accom-pli par des paroles humaines:

< Voilà pourquoi ce sacrement est accompli et consacré non pas par les mérites ou les

paroles des hommes, mais bien plutôt, sans aucun doute, par le commandement de

Dieu (divinis mandatis). ,14

Divinis mandatis: il s'agit ici du Verbe de Dieu, qui a non seulement cré,é lemonde mais continue à le << recréer >>:

<< Les choses ont au cofirmencement été créées par sa puissance, et elles sont recréées

et améliorées par son Verbe. >> 15

Ainsi s'explique I'efficacité des formules de consécration sacramentelle, qu'ils'agisse du baptême ou de I'eucharistie. Dans une interprétation devenue

classique, Paschase explique ailleurs qu'au moment de la consécration, c'est en

Éalité le Christ lui-même qui s'exprime par la bouche du prêtre.

< Il faut en venir aux paroles du Christ et croire que ces choses s'accomplissent par ses

paroles. Tout ce que le prêtre dit par ailleurs, ou que le clergé chante, n'est rien d'autreque louanges et actions de grâce, ou encore prières, sollicitations et demandes des

fidèles. >16

12. Ibid.: << Et hoc quod conficimus corpus ex virgine est. >

13. DCSD, p. 32. Sur la façon dont Paschase utilise Ambroise, voir E. INIIAZZA, Continuità e discontinuità.Concezioni medievali dell'eucaristia a confronto con la tradizione dei Padri e della liturgia, Rome,

2001 (Bibliotheca << Ephemerides Liturgicae >. < Subsidia >>, 113), p. 58-60.

14. A]iaeR., Myst., cit., p.92: << Sic itaque et hoc sacramentum non meritis, non verbis humanis, sed procul

dubio divinis efficitur et consecratur mandatis. >>

15. Ibid.: << Cuius ergo potentia creata sunt prius, eiusque utque verbo ad melius recreantur. >>

16. Ibid.: << Propterea veniendum est ad verba Christi et credendum quod in eiusdem verbis ista conficiun-tur. Reliqua omnia quae sacerdos dicit aut clerus canit, nihil aliud quam laudes et gratiarum actiones

sunt aut certe obsecrationes fidelium, postulationes, petitiones. >>

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234 Ptrrucx Hnnrunr

Les mots prononcés par le prêtre au moment de la consécration ne sont doncpas des prières. Ce sont les paroles mêmes du Christ, par opposition aux paroleshumaines qui composent toutes les autres prières, celles des clercs cofllme cellesdes fidèles. Paschase pose ainsi les fondements d'une efficacité totale et surtoutnécessaire, le Verbe du Christ ne pouvant faillir:

<< Les paroles du Christ, dans la mesure où elles sont divines, sont par conséquent effi-caces, et rien d'autre n'advient que ce qu'elles ordonnent, car elles sont éternelles. >>17

Paschase utilise à plusieurs reprises le vocabulaire de I'efficacité,,Iiant ainsi latransformation à la prononciation de paroles qui échappent à la raison humaine:

<< Si l'on s'en remet à l'ordre de la nature, la raison succombe et pourtant la vérité dufait demeure, de telle sorte que le pouvoir de la divinité etlapuissance efficace sont entout point crues selon la raison de la foi. >18

l/interprétation de Paschase et de tous les théologiens qui ont abordé la ques-tion après lui est claire. Elle renvoie nécessairement I'historien à un lieu depuislequel il est possible de f interroger, et ce lieu ne peut pas être celui de la théo-logie. En effet, sans prejuger de sa position intime mais simplement pour resterdans le domaine qui est le sien, le chercheur en sciences humaines doit rendre auprêtre, et derrière lui à 1'Éghse en tant qu'institution, plutôt qu'à Dieu, les parolesefficaces de la consécration. Dans des sources d'une autre nature, les contempo-rains de Paschase sont d'ailleurs parfaitement capables de donner aux paroles etaux prières des clercs tout le pouvoir que suppose I'expression de potestas fficax.Ainsi, en 858, Hincmar peut-il écire dans une lettre à Louis le Germanique que<< la grâce de Dieu a fant de la langue de l'évêque la clé du ciel >>1e. Une telleformule serait-elle envisageable en référence à la seule prédication, abstractionfaite de la célébration des messes2O ?

L'insistance mise par Paschase Radbert sur la rêalité de la transformation aparfois été fugée malhabile, mais dans ses grandes lignes, elle est devenue ladoctrine officielle de l'Éghse. Or pour bien mesurer I'importance de cette

17. Ibid.: << Verba autem Christi sicut divina sunt, ita effrcacia, ut nihil aliud proveniat quod iubent, quiaaeterna sunt. >>

18- Ibid., I, p. 19-20. Voir aussi 4,l. 94-95, p. 30-31 : < Ubi si naturae ordo requiritur, succumbit ratio ettamen manet extra humanam rationem facti veritas, ita ut in ratione fidei vis deitatis et potestas effrcaxmodis omnibus credatur. >>

19' Ep. '!., PL, 126,23C: << Et lingua episcopi, quae facta est per Dei gratiam clavis caeli, nefarium est ut,sicut saecularibus quilibet, super sacra juret in nomine Domini et sanctorum invocatione. >> Hincmardéfend les droits du clergé et refuse que les clercs aient à jurer sur les objets sacrés comme les lai'çes.

20. La phrase précédente dissipe d'ailleurs tout doute: << Manus enim chrismate sancto peruncta, quae depane et vino aqua misto per orationem et crucis signum conficit corpus et Christi sanguinis sacramen-tum, abominabile est, quidquid ante ordinationem fecerit, ut post ordinationem episcopatus saecularetangat ullo modo sacramentum > (ibid.).

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< INVOCATIq SANCTIFICATqRUM NqMINT]M >

évolution doctrinale, il ne sera pas inutile de rappeler brièvement ce que futl'évolution de la messe à l'époque carolingienne. Un néologisme, < pénitentialisa-tion >>, décrit assez bien le long processus entamé aux VIIe et VI[e siècles: lamesse est alors devenue'prioritairement, pour ceux qui la célébraient mais surtoutpour ceux pour qui onla célébrait, le moyen d'effacer les péchés par substitutiondes pénitences effectives. Comme I'a montré Arnold Angenendt, de cette façon,c'est la logique de la pénitence tarifiée << à I'irlandaise >> qui s'imposa2l. On pour-rait certes trouver bien des textes patristiques et bien des formules liturgiquesaffirmant le rôle salvateur et compensateur de la prière en général et de la messe

en particulier, mais c'est véritablement à partir du VIIte et surtout du IXe siècle que

cette croyance pénétra au cæur du système ecclésiologique et social. C'est alorsque les autels se multiplièrent dans les églises, c'est alors que, dans les grands

monastères, une proportion de plus en plus importante de moines atteint le diaco-nat puis la prêtrise, avec à la clé la possibilité de dire des messes22. Le développe-ment parallèle des associations de prière, la politique de Charlemagne et de ses

successeurs en faveur d'une liturgie harmonisée mais aussi exacte au mot près,

tout cela allait dans le même sens: à compter des vtrIe-Ixe siècles, la messe étaitun peu moins perçue coflrme I'union des chrétiens cofilmuniant dans une mêmeprière, mais elle étzutt en revanche davantage comprise cofirme un instrumentprivilégié du salut géré par les clercsz3 . La fonction sociale de la prière liturgiquesortit grandement renforcée de cette évolution, car même si l'on ne considère pas

la formule de consécration eucharistique comme une oraison, ce qu'elle n'est pas

au sens strict, l'ensemble du canon étaitbien canonica prex, la prière par excel-lence24. Spécialité des oratores,laliturgie permet la prise en charge des fidèles,depuis ceux que les nécrologes appellent Les amici jusqu'à tous ces anonymesrattachés à des pratiques et à des schémas ecclésiologiques de plus en plus hiê;rar-chisés. Mais en même temps, en raison précisément de son effrcacité,laprière de

l'Égfise doit être constamment renouvelée. Les péchés peuvent certes être effacés,

2t. A. ANcBwsNDr, << Missa specialis >>, cil.22. A. HÀUssLnqc, Miinchskonvent und Eucharistiefeien EinT Studie iiber die Messe in der abendkindis-

chen Klosterliturgie des friihen Mittelalters und zur GescUichte der Messhriufigkeit,Minster,I9T3.23. Eten particulier les moines. À h suite de la distinction radicale innoduite par les réformateurs carolin-

giens (on pense ici à Benoît d'Aniane), le nombre de prêtres est souvent plus important dans les

monastères que dans les collégiales: voir S. FARIvmR, Communities of Saint Martin: Legend andRitual in Medieval Tours, Itbaca, 199I, p. I92, reprenant R. C. TREXLER, Public Lifu in Renaissance

Florence, New York, 1980, p. 34, à propos de la différence entre << clergé cérémoniel > et < clergésacramentel >>.

24. Canonica prex: voir par exemple, en 538, la lettre du pape Vigile à Profuturus de Braga (Quapropter et

ipsius canonicae precis textum direximus subter adjectum, quem Deo propitio ex apostolica traditionesuscepimus, PL, 84, 8328-C). De façon génêrale,les messes peuvent être génériquement désignéescofirme orationes. Pour exemple: au XIe siècle, dans son Micrologus, Bernold de Constance appelle

orationes les messes (< grégoriennes >> ou non) insérées par Alcuin dans le sacramentaire gélasien: PL,

151. 1020C.

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mais d'autres les remplacent, sans cesse. Il faut donc entretenir la noria desprières compensatoires, ce qui explique le surdéploiement liturgique auquel onassiste à partir de l'époque carolingienne avec à la fois la multiplication desmesses et l'allongement des offices. Paschase Radbert est ici encore un bonguide:

<< C'est parce que nous trébuchons continûment que le Christ est quotidiennementimmolé mystiquement, sa Passion étant présentée en mystère. De cette façon, celui quien mourant avait vaincu la mort remet quotidiennement, par les sacrements du corps etdu sang, les péchés des délits renouvelés. >>25

Nowue SANCTqRUM,

O"U LES POUVOIRS DE T- NWOCRTION SELON TTBOF'RID D'ECHTERNACH

La réflexion théologique sur I'effrcacité des formules de consécration portesur les sacrements, en particulier sur l'eucharistie. Elle fournit cependant unmodèle à la prière de demande, généralement orale, que les textes lient normale-ment au miracle26. Au tournant des xle et XtIe siècles, cette relation apparaîtclairement dans I'un des tÈs rares traités médiévaux consacrés aux reliques. Ils'agit des Flores epytaphii sanctorum << les fleurs recueillies sur le tombeau dessaints ,r27 . Ce texte peut nous aider à mieux comprendre le rapport établi, au coursdu Moyen Âge central, entre parole, efftcacité, eucharistie et miracles. Il est sansdoute I'un de ceux qui permettent le mieux de justifier, sur un mode savant, descomportements et des pratiques généralisés dans tout le monde latin, I'un de ceuxaussi qui établit le mieux, même si c'est brièvement, le rapport entre consécrationeucharistique et prière d'invocation aux saints. Théofrid a êcnt les Flores entre1098 et 1104-1105. I les a dédiées à I'archevêque Bruno de Trêves. Si on l'encroit, il n'aurait fait que rapporter les réflexions de son prédécesseur Réginbert,

25. DCSD,9, p. 53: << Et ideo quia cotidie labimur, cotidie pro nobis Christus mystice immolatur et passioChristi in mysterio tradifur, ut qui semel moriendo mortem vicerat, cotidie recidiva delictorum per haecsacramenta corporis et sanguinis peccata relaxet. >>

26. La force de ce lien est par ailleurs attestée lors des controverses entre tenants et adversaires du réalismeeucharistique. Au rXe aussi bien qu'au XIe siècle, ce sont les partisans de ce qu'on appellera transsub-stantiation à partir du )ile siècle qui utilisent les récits miraculeux comme arguments. Ainsi Paschaseaugmente-t-il le nombre de récits de miracles dans les dernières éditions de son traité, mettant à contri-bution les Dialogues de Grégoke et la vita de ce dernier par Paul Diacre. Au )ile siècle, un Guitmondd'Aversa juge stupide le refus de I'autorité des vies de saints par Bérenger (PL, 147,1479A).Voir J. DnMoNCLos, I'anfranc et Bérengen In controverse eucharistique du xF siècle, Louvain, ITTI(spicilegium sacrum Lovaniense,Études et documents, 37), p. 309-310, 592-593, passim.

27. Flores Epytaphii sanctorurn (désormais FES), éd. M. C. FSRRARJ, Turnhout, 1,996 (avec une richeintroduction).

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< IW)CATI} SANCTIFICATqRUM NqMINUM >> 237

lequel avait institué à Echternach, le 9 novembre, une fête des reliques. Avec lecélèbre De pignoribus sanctorum de Guibert de Nogent, très différent dans ses

buts comme dans son argumentation, les Flores de Théofrid sont l'un des deux

traités consacrés aux reliques au cours du Moyen Âg.t*. L'ouvrage est divisé en

quatre livres. Le premier traite des reliques en gênéral,le deuxième des reliquai-res et des tombeaux, ainsi que de leurs ornements. Les livres III et IV traitent de

ce que I'auteur appelle les appendicia exteriora, c'est-à-dire tout ce qui a pu être

en contact avec le corps saint sans lui appartenir. Il distingue les appendicia posi-

tifs (livre III: baguettes et verges, vêtements, boîtes, huile ou manne, etc.) et les

appendicia négalifs (livre IV: instruments du supplice, tant pour le Christ que

pour les martyrs). C'est ici le premier des appendicia positifs qui retiendra notre

attention, puisqu'il s'agit du nom des saints (III, 1).

Le premier chapitre du livre III a donc pour titre De sanctorurn nominumgratia et potentia. Théofrid affirme d'entrée que parmi les appendicia exteriora,qui prolongent et décuplent le pouvoir des reliques, les plus importants sont les

noms des saints, décrits conlme des << noms sacro-saints, intransitivement transi-

tifs > (in sacrosanctis intransitive transitivis nominibuùzg. Cette curieuse formuleest expliquée un peu plus loin. Les noms des saints sont alors rapprochés du

Verbe de Dieu, duquel ils participent3o. À I'image de la divinité, et conformément

à la parole de Luc, ils sont immobiles: Coelum et terra transibunt, verba autem

mea non transient (Lc 21,33). Le Verbe de Dieu exprime cependant des senten-

ces, il est communiqué, ce qui le rend transitif dans son immobilité3l. De

la même façon, les noms des saints sont éternels mais transitent dans la bouche

des fidèles. Ils obtiennent des guérisons et des libérations. << Tout en circulant, ilsne circulent pas >> (transeundo non transeunt)32. Théofrid dresse ensuite une listedes miracles que la prononciation des nomina sanctorum peut entraîner, mais ilprécise que I'oralité peut être sans dommage remplacée par un texte écrit,les mots conservant alors le même pouvoir. Ainsi que le montrent, nous dit-il,plusieurs écrits dignes de confiance, les nominq confiés à un support (in schedulis

digesta) et non prononcés (non voce prolata) peuvent être parfaitement

Gus. Noc,, De sanctis et eorumpignoribus, éd. R. B. C. HuvcBNs, Tirrnhout, 1993,p.79-I75.FES, III, I,p. 57: << De gloriosissimis sanctorum somatibus, gloriosius et miraculis longe praestantiori-

bus approbari possunt in omnibus eorum appendiciis exterioribus: primum videlicet in sacrosanctis

intransitive transitivis nominibus. >

30. Ibid: << Nomina quippe eorum vivunt in saecula, et per Verbum in principio, Deum apud Deum(Jn 1, 1) qui tuba intonat evangelica. >

3L lbid.: << Sine mutabilitate permanentes exprimit sententias, licet suapte natura sint transitiva, participa-

tione tamen et communione immutabilis et intransitivae naturae, in ipsa naturali transitione sua, sunt

intransitiva, et non manendo permanentia. >>

32. Ibid.: << In effectum sanitatis et liberationis, absque sui mutabilitate et transitione proficiunt, et trans-

eundo non transeunt. >>

28.29.

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238 Ptrrucx Hnwntzr

effi.caces33. Ils sont en effet le premier signe des choses (prima rerum semina).

Quant àlavox de ceux qui se trouvent loin des reliques, elle repousse I'antiqueserpent et prononce les bénédictions aussi bien que les malédictions3a. Il est diffi-cile ici de ne pas penser à la charte de La Trinité de Fécamp présentée en intro-duction. Le texte de Théofrid pourrait en effet permettre d'expliquer tous lesaspects de sa formule comminatoire: noms des saints, ici prononcés oralement et

là couchés par écrit, passage de la prière propitiatoire à la malédiction... Certainsnoms, poursuit Théofrid, sont écrits de toute éternité et renferment une << effica-cité de vertus n35. En conséquence, pour ceux qui les invoquent avec foi, lessaints sont adjutores in opportunitatibus (Ps 9, 10;10.

Anivé à ce point du discours, Théofrid établit clairement un lien avec lesparoles de consécration lors de la messe37. D'un côté, le ministère des prêtres

célèbre (cofficitur, nn mot qui ap,partient au champ sémantique de I'efficacité)chaque jour le mystère du corps et du sang du Christ. De l'autre, la prononciationdes noms des saints insinue en ceux qui formulent une prière de demande la< vérité de la vertu interne >> ainsi que la puissance des saints, qui règnent avec leSaint-Esprit38. La formule de consécration dite par le prêtre, qui cède momen-tanément la place à Jésus, est donc bien pour Théofrid le modèle des prièresde demande. Uirwocatio sanctificatorum nominum permet d'obtenir la protec-tion divine en toute nécessité, car il y a une

33. Ibid., p. 58: < Per verba illorum absentium, non voce prolata sed in scedulis digesta, ut veridica testan-tur scripta, diversarum aegritudinum curantur incommoda. >>

34. Ibid.: << Vox quae de illorum arteriis exit, antiqui serpentis virus excludit, benedictionem et maledictio-nem adducit. >>

35. Ibid., col. 3678-C: << In aeternitate et a notamine vel notione nomina per etymologiam dicta, electorumDei in conspectu divinae majestatis gloriam, et virnrtum efficaciam, nobis in hac mortalitatis comrp-tione ignotam, et sui invocatione et salutaris auxilii, per divinam propitiationem, exsecutione efficiuntnotam. >>

36. Ibid., p. 59: < Sic sancti Dei nomina sua invocantibus, et perfecta fîde inclamantibus, largitione subitaeac inspiratae salutis, conclamant: Ecce adjutores in opportunitatibus, in tribulatione adsumus(Ps 9, 10). >

37. Le lien entre reliques et eucharistie apparaît à diverses reprises dans le traité de Théofrid: outre lepassage dont il est ici question et la prise de position contre Bérenger (1V,2, p. 88), voir III, 5, p.73,l. 48-55, ainsi que le chap. II, 7, sur le thème Quid sentiendum sit de illis electorum Dei pignoribus queconsumuntur a bestiis et avibus, vel inmerguntur fluminibus. Cette question se posait normalement à

prcpos de I'eucharistie. Elle est rejetée comme indigne par Paschase Radbert (DCSD, XX, p. 107). Elleapparaît chez divers auteurs des xle et KIe siècles (dont Gum. Noc., De pignoribus sanctorum, II,p. 128), en particulier dans toute la << préscolastique >>. Voir C. M. FERRAru, introduction aa FET,p. LI-L[, ainsi que les travaux de A. M. LANDGRAF, Dogmengeschichte der Friihscholastik,t.3/2 (DieLehre von den Sakramenten), p.207-222, et G. Macy, ,. Of Mice and Manna: Quid mus sumit as aPastoral Question >>, dans RTAM,58, t99I,p. I57-166. .

38. FE^S, p. 59: < Et sicut Dominici corporis et sanguinis mysterium, quod in specie panis et vini quotidieper sacerdotum conficitur ministerium [...], sic invocatio sanctificatorum nominum, absque omni ambi-guitate, promerentibus insinuat ofilnem internae virtutis veritatem et potentiam... >>

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< Ixvoceno SANCTIFICATqRUM NqMINUM >>

clameurs n39. De même que la croix, I'invocation des saints noms peut tout: ellerepousse les armées ennemies, elle calme la mer, el1e obtient le salut pour lesmorts et les vivants40. Les noms sont même, en un sens, plus glorieux encore que

les reliques4l. En effet, pontrairement à ces dernières qui restent enfermées dans

un étroit cercueil, ils ne sont pas limités par l'espace et peuvent être prononcésdans le monde entier, sur terre et sur mer, par la bouche cofilme dans le cæa{2.Ils sont la < présence de la foi >> quand les corps sont absents, ils accomplissentdes miracles par leur présence sans être jamais là43.

Ce texte peut apparaître au premier abord assez éloigné de celui de Paschase

Radbert par lequel nous avons commencê cet exposé. Il n'en est en fait rien. Tousdeux proposent une même vision de la parole transformatrice. Dans un cas, ils'agit de transfofiner le pain et le vin de la messe en co{ps et sang du Christ. Dansl'anttre, c'est la résolution d'une situation problématique (guerre, tempêtes , mala-dies, etc.) par la transgression sacrée de l'ordre naturel qui est visée. Le premierpoint"commun est donc celui de la réalité des transformations. Paschase était lui-même conscient que la transmutation des espèces renvoyait à d'autres situations.Ainsi le terme conversio, expliquait-il, pouvait s'appliquer aussi à la transfor-mation de I'eau du Nil en sang, un miracle opéré par Moise pour convaincrePharaon. Théofrid, on I'a vu, rapproche quant à lui la transformation eucharis-tique des miracles des saints. Son engagement du côté << réaliste > ne fait aucundoute, à tel point que le second chapitre du livre IV des Flores contient uneattaque en règle contre Bérenger de Toursaa. De façon génêrale, on discerne chezThéofrid une volonté de montrer comment, pour citer Michele Camillo Ferrari,<< la puissance divine s'empare de la matière et, dans un deuxième temps, débordela matière pour se manifester dans le monde >>. La fréquente utilisation de motsprécédés du préfixe << trans- >> en est un signe.

Là où Paschase lie I'efficacité à la prononciation des paroles de conséuation,Théofrid semble cependant plus nuancé. Le miracle est certes obtenu par f invo-cation du nom des saints, mais celle-ci peut être écite ou encore prononcée dufond du cæur, soit silencieusement. Il n'y a cependant pas d'opposition entrePaschase et Théofrid. Dans les deux cas. il convient de s'en tenir à des formules

39. Ibid.: << et summe necessariam boematum (bohmatvn = clamorum), in summa rerum diffrcultate, effi-caciam >>.

40. Ibid., p. 60: < Periculum devitatur, inimica phalanx expugnatur, temporum intemperies temperatur,procellosum mare tranquillatur, vivis et defunctis somatibus salus redintegratur. >>

4I. Ibid.: << Multo gloriosiora sunt eorum nomina quam semata. >

42. Ibid.: << Cum haec in unius exiguae libithinae angustia arctissime occultantur, illa per universummundum, terra marique, corde ac ore omnium officiosissime celebrantur. >>

43. Ibid., p. 61: < Vbique sunt fidei praesentia, cum corporç longe sint absentia. t...1 Et permanerent nonpermanentia, et absentia ubique essent praesentia. >>

44. FES,lY,2,p.88. Dans son introduction à l'édition des Flores, p. XLX-LIX, C. M. FERRARI replacefinement larédaction du traité dans le contexte de la < seconde querelle eucharistique. >

239

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240 Ptrrucr Hntrnrcr

précises: celle de la consécration dans un cas, le nom du saint, < écrit de touteéternité >>, dans I'autre. Le fait d'opposer la superficialité de ce qui est vocal et laprofondeur de ce qui est silencieux relève d'ailleurs sans doute en bonne partied'un schéma moderne..En ré,alité, pour Théofrid, les nomina des saints peuventfaire l'objet de trois types de prononciationl. par l'écrj.t, par la prière silencieuseou par la prière vocale, cette dernière étant seulement la plus fréquente. Dans les

trois cas, il s'agit d'énoncer une prière faite de noms pour obtenir une transfofina-tion. Au total, chez Paschase comme chez Théofrid, tout tend vers une matériali-sation du sacré sous-tendue par une recherche d'efficacité.

Cette vaste construction, qui englobe le discours sur I'eucharistie aussi bienque celui qui touche aux reliques et aux miracles, permet de fonder plus ou moinsexplicitement une série de notions fondamentales. Les prières les plus sacrées,

dans ce schéma, sont liées à la notion de transformation, ce qui confi.rme I'idêed'un.e sorte de primat du "prier pour". Ce primat, valable sur un plan théologiqueaussi bien que social, n'implique évidemment pas un rejet ou un mépris des

prières individuelles, intérieures et désintéressées. On peut cependant considérerque les "prières pour" sont centrales, car aussi bien dans le cas des formulessacramentelles de consécration que dans celui des prières pour obtenir le miracle,les mots prononcés renvoient directement au Verbe de Dieu. Pour Paschase, laformule du canon est la parole de Jésus. Pour Théofrid, les noms des saints ontété institués de toute éternité et participent du Verbum Deias. La conséquence de

cette construction, ici implicite, est bien connue et a eu des conséquences impor-tantes dans la vie et l'organisation de l'Égtse. En effet, silavirtus réside dans les

mots et les formules, elle n'est pas liée à la personne de celui qui prononce laprière. Un prêtre pécheur n'accomplit pas moins efficacement la transformationdes espèces qu'un clerc inéprochable. De même, toute personne invoquant sincè-rement le nom des saints peut être exaucée. Le premier point est capital, car d'unecertaine façon, c'est lui qui permet l'existence de l'Église en tant qu'institutionterrestre. Face aux rigoristes - ainsi les Patarins milanais - et aux hérétiques

établissant un lien entre l'état moral du célébrant et l'efficacité du sacrement. ladoctrine officielle dote l'Église des moyens de contrôler le salut sans se constitueren coflrmunauté de parfaits. En d'autres termes, l'ÉgHse est sainte mais n'a pas à

être constituée que de saints. Enfin, et ce point est lié à ce qui précède, le discoursde Paschase et de Théofrid sur la << matérialisation du sacré > (transformation des

espèces, pouvoir des corps saints, mots comme appendicia exteriora) favorise leconcept de médiation. Double médiation, en réalité: il y a celle des prêtres, sans

45. Les noms des saints sont ainsi décrits: << Ore Domini nà-inu,u nomina nova fixa et sine transitu apud

Deum qui sponse sue Ecclesie promisit et vocabitur tibi nomen novum quod os Domini nominavit(Is 62,2) >, p. 58.

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< IwocITTo SANCTIFICAT)RUM NqMINUM >

qui les sacrements ne peuvent être administrés, et il y a la médiation des saintsauxquels on se recommande. Or ces derniers, même invoqués loin de leurtombeau, sont associés à des lieux et à des clercs. Ils donnent en effet leur identité- et leur nom, ne l'oublions pas - à des églises qui polarisent des espaces dedomination symbolique et sociale. Tout le discours relatif aux ordines, dontMichel Lauwers nous rappelle ici même f importance, peut donc se greffer sur ces c héma Verb e effrc ace I tran s formation/mé di ati on.

TITvonu LARGIUNTU R IMPRzB o PULSATzN.

PnlÈng ET CoNSENSUS SoCIAL SELoN MaRgonE DE RBNNes

L'efficacité de la prière, on le voii, est une question théorique et pratique à lafois, qui joue un rôle de premier plan dans l'organisation de la société chrétienne.Nous aimerions donc, pour terminer, mettre en avant un texte narratif qui permet-tra de mesurer brièvement comment les plus humbles pouvaient concevoir etpratiquer I'efficacité, et en même temps comment les plus lettrés pouvaient jugerleurs tentatives. En arrière-plan, ce récit presque anodin pose la question de laprière comme lien social.

Marbode de Rennes (T 1L23) écrit sans doute avant 1078 la Vie de Robert dela Chaise-Dieu, un ermite-moine mort en 106746. Dans le second livre, après uncertain nombre de considérations visant à défendre Robert contre les accusationsdont celui-ci avait pu faire I'objet, il rapporte quelques miracles post mortem.Celui qui nous intéresse constitue le chapitre XI. Empressons-nous de dire qu'ilest aussi intéressant que courant. Il aurait pu survenir dans n'importe quel sanc-tuaire. Un aveugle, vieux et pauvre, est amené par sa femme au tombeau deRobert. Là, durant trois jours, il ne cesse de Épéter le nom du saint (Robertinomen)47. Dérangée, comme beaucoup d'autres pèlerins, par le << caquetage >)

(garrulitas) du vieil homme, son épouse lui demande de se taire. Ne dérange-t-ilpas tout le monde, lui explique-t-elle, et surtout ne fait-il pas injure au saint, luiqui < se comporte comme un sourd alors qu'il est aveugle n?48 Indigné, le

MARB., Vita beati Roberti, éd. A. DEGÛINNocENTT, Florence, 1995. Désormais cité 7SB. L éditeur aaussi écrit L'Opera agiografica di Marbodo di Rennes, Spolète, 1990 (Biblioteca di "Medioevolatino". Collana della "Società internazionale per lo studio del Medioevo latino", 3).VSB,II, 11, p.58: << Roberti nomen, cuius fidebatpatrocinio, sepius iteraret, nec vel momentum sibirelaxaret a precibus. >>

Ibid.,p.58: < Offensa mulier importuna viri, ut videbatur, gamrlitate: 'oDesine", inquit, "vel tandempresentibus inferre molestiam, si quiescenti facere non times iniuriam. Nam qui te non putas a sancto,nisi clames improbius, exaudiri, dum lumen imploras amissum, quem sic pulsas infamas auditum, necmereris impetrare quod oras, dum velut surdo cecus improperas". >

24r

46.

41.

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242 Perntcx HnNHsr

vieillard réprouve fortement I'impiété de son épouse, lui expliquant que I'impro-bus pulsator,le quémandeur sans répit, peut obtenir plus de résultats que celui quiprie aimablement49. Finalement exaucé, le vieillard à la langue bien pendue

recouvre la vue dans u4e explosion de joie gén&ale. Personne ne s'en étonnera.

Ce joli petit texte pourrait être commenté longuement. Il est suivi de quelques

considérations de Marbode, qui répartit les mérites entre l'orant, qui a fait preuve

de confiance, le saint, grâce aux prières de qui ll a été exaucé, enfin Jésus, qui, en

dernier recours, a disposé de la puissance. Sont donc intervenus successivement la

fides postulantis, le meritum patrocinantis etla potentia largientls. Soit la foi du

demandeur (l'aveugle), le mérite du protecteur (Robert) et la << puissance dudispensateur >> (Jésus)50. Le ressort de I'efficacité nous renvoie par ailleurs direc-tement aux considérations de Théofrid. Selon les termes mêmes de Marbode,c'est le nomen du saint, régulièrornent répêté, qui a rendu possible le miracle.

Cependant, nous avons bien ici une apologie de la prière vocale, car l'aveuglerefuse d'invoquer le saint dans son cæur, cofilme le lui demande sa femme5l,alors que Théofrid valorisait cette possibilité. On est donc en droit de se deman-

der comment interprêTer ce texte, ainsi que bien d'autres du même genre, dans lediscours clêrj.cal relatif à la prière efficace. 11 faut pour cela tâcher de bien séparer

ce qui, dans le récit de Marbode, relève de la description, et ce qui relève du dis-cours clérical. La description est à bien des égards objective et montre une situa-tion dont on sait par ailleurs qu'elle étant la norme dans tous les sanctuaires à

reliques52. Les pèlerins priaient, criaient et remplissaient les églises de leurssupplications. C'est ici qu'intervient le discours. Marbode aurait pu critiquer cette

piétê sans retenue et I'opposer à la liturgie bien réglée des moines. D'autres textes

nous montrent l'agacement des clercs devant les débordements des pèlerins. I1

choisit cependant de prendre le parti de l'aveugle. On comprend pourquoi. Dupoint de vue de la doctrine, rien n'est choquant dans le comportement du pèlerin,qui peut facilement s'ajuster à des raisonnements de clercs cultivés. Par ses cristépétés,l'improbus pulsator exprime finalement la sacralité d'un lieu particulier,la croyance au pouvoir des saints et la conviction que les prières et les nominasont efficaces. Ses clameurs sont une façon de rendre hommage à la communautélocale, qui s'identifie précisément a\ nomen de Robert. Dans ce récit, Marbodemontre finalement, ou en tout cas veut montrer, comment derrière des différences

49. Ibid., p. 60: < Immo, edocti (sujet: sancti) divino Christi magisterio, quod non dant amico plerumqueroganti, tandem largiuntur improbo pulsatori. >>

50. Ibid.,p.62: << Fides igitur postulantis nec largientis potentiam nec meritum patrocinantis evacuat. >>

5t. Ibid., p. 58: < Expecta potius cum silentio, et in cordis pubiculo funde preces. >>

52. Voir des exemples dans P. A. SIGAL, L'Homme et le Miracle dans la France médiévale (xÉ-xt( siècle),

Paris, 1985 ; ID., r, Reliques, pèlerinages et miracles dans l'Éghse médiévale (xle-xme siècles) >>, dans

RHEF, 81, 1990, p. 193-211.

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< Itt:octno SANCTIFICAT1RUM NqMINUM >) 243

techniques évidentes, la pratique de la prière efficace peut tenir lieu de lien, voirede consensus social. Mais il est aussi conscient que ce lien est géré par les clercs :

moyennant un petit discours très orthodoxe sur le système de l'intercession,moyennant aussi quelques citations bibliques, les invocations du pèlerin sontrattachées à un modèle que ceux-ci contrôlent clairement. Si la prière efficace, en

tant que bien commun aux larques et aux clercs, peut jouer le rôle de lien social,c'est en se conformant à un schéma susceptible d'être savamment justifié par lesspécialistes de l' intercession.

CoNcr-usroNS

Les trois textes qui nous ont servi de fil directeur avaient en cofilmun de poser,sur uR mode théologique ou narratif, la question de l'efficacitê de la parole. Ilsont permis d'établir que, d'un point de vue savant, l'efficacité des paroles deconsécration lors de la transformation des espèces et celle des prières pour obtenirune protection ou un miracle pouvaient être considérées comme voisines. Avec letroisième texte, nous avons suggéré que moyennant des aménagements et d'inévi-tables différences formelles, le discours sur I'effrcacité des mots et du nomenpouvait rencontrer une large acceptation et jouer, tout au moins dans le discoursdes clercs, un rôle de ciment social.

Ce dernier point invite à pousser plus loin la réflexion sur la fonction socialede la prière. On ne peut ici en dire que quelques mots, en rappelant que ces consi-dérations sur l'efficacité visaient à poser les fondements, ou quelques-uns desfondements, d'une construction beaucoup plus vaste: soit les rapports entre,d'une part,la théorie et la pratique de la prière, et de l'autre,l'organisation de lasociété chrétienne. Des textes qui précèdent, il ressort qu'à l'époque considérée,la question de l'efficacité de la prière est indissociable du concept d'intercession

- patrocinium, écnt Marbode de Rennes. Or l'intercession implique la médiationet la prise en charge. Entre les IXe et XIIe siècles, ces notions ont largementgouverné le fonctionnement de l'Égtse dans ses rapports avec son environnementsocial. Rien de ce qui touche aux donations envers les institutions ecclésiastiques,aux interactions entre ce que nous nommons le politique et le religieux, rien nonplus de ce qui ressort davantage de la piété individuelle, n'échappe totalement àce cadre conceptuel. À ceffe époque, I'efficacité de la prière est donc aussi bienI'une des conditions du rôle de l'Éghse que la justification de sa position domi-nante. Bien évidemment, les idées d'efficacité, d'intercession et de médiationexistaient avant le vIIP siècle et demeurent fondamentales au XIIIe et bien au-delà.Cependant, il semble qu'elles ne soient plus'alors aussi prégnantes. Le vasteeffort pastoral mené à partir de la fin du xlte siècle, mais aussi la réémergence aupremier plan de ce que nous appelons, d'une façon souvent anachronique,

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I'intériorité de l'individu ont valorisé les notions de comportement, de désintéres-sement et d'autonomie - certes relative - de la personnes3. Uefficactté de laprière, la médiation des saints et des clercs, I'intercession pour les morts et lesvivants, sont restées essentielles, mais elles ont dû faire une place à d'autres<< systèmes de salut >. C'est une autre histoire, dans laquelle la prière occupetoujours une place essentielle. Mais s'agit-il toujours de la même prière ?

53. J'ai tenté de ftaiter plus précisément ce qui est suggéré en conclusion dans P. tIENnEt, In Parole et laPrière au Moyen Âge. Le verbe fficace dans I'hagiographie monastique d.es xF et xI( siècles,Bruxelles, 2000. Sur les notions d'individu, d'individualisme et d'individuation, voir désormais lerecueil collectif dirigé par B. M. BEDoS-REZAK et D. IocNA-PRAT, L'Individu au Moyen Âge.Individuation et individualisation avant la modemité. Paris. 2005.