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PUBLICATIONS DE LA SORBONNE 183 De l’adieu aux choses au retour des ancêtres. La remise par la France des têtes māori à la Nouvelle-Zélande MÉLANIE ROUSTAN Résumé Peut-on considérer des têtes tatouées momifiées ma ¯ori datant du XVIII e siècle comme des « choses » ? Comment, d’objets de musée, (re) deviennent-elles restes ancestraux ? Mélanie Roustan rend compte du parcours, physique et symbolique, des dites « têtes ma ¯ori » (toi moko), remises à la Nouvelle-Zélande après avoir été conservées plusieurs siècles au sein des collections des musées de France. En prenant comme point d’ancrage la cérémonie de restitution qui s’est tenue le 23 janvier 2012 au musée du quai Branly, à Paris, et en retraçant la trajectoire fran- çaise des toi moko, l’auteur s’essaie à une anthropologie par la culture matérielle de ce « retournement des choses », de la modification de leur statut légal à la ritualisation de leur départ, premier temps d’une réappropriation culturelle, sociale et politique. Le déplacement dans l’espace de ces têtes momifiées et tatouées est aussi un changement de paradigme : de la rhétorique patrimoniale universaliste (française) à l’affirmation des droits autochtones (internationaux). Mais leur prise en charge par le Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa interroge la portée de ce retour en tant que « retournement ». Mots-clés : musée, autochtonie, têtes ma ¯ ori, restitution, restes humains, musée Te Papa, musée du quai Branly Abstract Can we consider ma ¯ori mummified tattooed heads dating from the eighteenth century as “things”? How museum objects are transformed in ancestral remains? Mélanie Roustan follows the physical and sym- bolic trajectory of the “ma ¯ori heads” (toi moko) given to New Zealand after being kept for several centuries in the collections of museums in France. Taking as anchor the restitution ceremony held January 23, 2012 at the Quai Branly Museum in Paris, and by tracing the trajec- tory of French toi moko, the author addresses this “reversal of things” from an anthropological point of view on material culture: the change in their legal status, the ritual of their departure, as a start to the first time a cultural, social and political takeover. The movement in space of these mummified tattooed heads is also a paradigm shift: from the universalist rhetoric of heritage to the affirmation of aboriginal rights. But the involvement of the Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa questions the scope of this return as “reversal”. Keywords : Museum, Autochthony, Ma ¯ ori Heads, Repatriation, Human Remains, Te Papa Museum, Quai Branly Museum
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« De l’adieu aux choses au retour des ancêtres. La remise par la France des têtes māori à la Nouvelle-Zélande », Socio-anthropologie, n°30, 2014, pp. 183-198.

Apr 22, 2023

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Anne Tresset
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De l’adieu aux choses au retour des ancêtres. La remise par la France des têtes māori

à la Nouvelle-Zélande

M É L A N I E RO U S TA N

RésuméPeut-on considérer des têtes tatouées momifiées maori datant du XVIIIe siècle comme des « choses » ? Comment, d’objets de musée, (re)deviennent-elles restes ancestraux ? Mélanie Roustan rend compte du parcours, physique et symbolique, des dites « têtes maori » (toi moko), remises à la Nouvelle-Zélande après avoir été conservées plusieurs siècles au sein des collections des musées de France. En prenant comme point d’ancrage la cérémonie de restitution qui s’est tenue le 23 janvier 2012 au musée du quai Branly, à Paris, et en retraçant la trajectoire fran-çaise des toi moko, l’auteur s’essaie à une anthropologie par la culture matérielle de ce « retournement des choses », de la modification de leur statut légal à la ritualisation de leur départ, premier temps d’une réappropriation culturelle, sociale et politique. Le déplacement dans l’espace de ces têtes momifiées et tatouées est aussi un changement de paradigme : de la rhétorique patrimoniale universaliste (française) à l’affirmation des droits autochtones (internationaux). Mais leur prise en charge par le Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa interroge la portée de ce retour en tant que « retournement ».

Mots-clés : musée, autochtonie, têtes maori, restitution, restes humains, musée Te Papa, musée du quai Branly

AbstractCan we consider maori mummified tattooed heads dating from the eighteenth century as “things”? How museum objects are transformed in ancestral remains? Mélanie Roustan follows the physical and sym-bolic trajectory of the “maori heads” (toi moko) given to New Zealand after being kept for several centuries in the collections of museums in France. Taking as anchor the restitution ceremony held January 23, 2012 at the Quai Branly Museum in Paris, and by tracing the trajec-tory of French toi moko, the author addresses this “reversal of things” from an anthropological point of view on material culture: the change in their legal status, the ritual of their departure, as a start to the first time a cultural, social and political takeover. The movement in space of these mummified tattooed heads is also a paradigm shift: from the universalist rhetoric of heritage to the affirmation of aboriginal rights. But the involvement of the Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa questions the scope of this return as “reversal”.

Keywords : Museum, Autochthony, Maori Heads, Repatriation, Human Remains, Te Papa Museum, Quai Branly Museum

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Mélanie ROUSTAN
Socio-anthropologie n°30, dossier Le Retournement des choses, décembre 2014
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STAN Peut-on considérer des têtes tatouées momifiées maori datant du

XVIIIe siècle comme des « choses » ? Le lundi 23 janvier 2012, jour de « cérémonie de remise officielle aux autorités néo-zélandaises des têtes maories » par la France 1, elles ne le sont assurément pas. En cette matinée d’hiver 2, dans l’amphithéâtre Claude Lévi-Strauss du musée du quai Branly, à Paris, en présence de dignitaires français et néo-zélandais et de quelques centaines d’invités, ce n’est pas l’in-détermination qui les caractérise. Elles sont définies par la force des actions dont elles font l’objet et la performativité des discours qui en font des sujets.

La salle est comble et les personnes présentes se lèvent à l’arrivée de la délégation néo-zélandaise, en haut des marches : un homme au visage tatoué, les yeux exorbités, la bouche empli de cris, figure du guerrier maori avançant torse nu le poing sur sa lance, est accompagné de quelques femmes, têtes baissées, ornées de couronnes végétales, les joues couvertes de larmes. Suivis d’autres personnes, diversement vêtues mais tous silencieux, ils descendent les travées, entourés de journalistes et photographes, jusqu’à l’estrade où les attendent les représentants français, debout devant leurs chaises, les mains jointes dans leurs costumes sombres. Sur la scène, invisibles sous les feuil-lages, reposent les (fragments de) corps au centre des enjeux.

Leur vie sociale est à un tournant. D’objets de musée, inventoriés et conservés dans des institutions françaises, ils redeviennent toi moko, têtes tatouées momifiées maori faisant partie des koiwi tangata 3, restes ancestraux considérés comme sacrés, soumis à un traitement rituel et supports de revendications autochtones. Leur restitution par la France à la Nouvelle-Zélande s’inscrit dans le cadre de la demande par celle-ci, au titre du peuple maori, du rapatriement (repatriation) des pièces de collections détenues à l’étranger et susceptibles d’abri-ter des ossements d’ancêtres. Cette requête est initiée formellement en 2003 par le Cabinet du gouvernement néo-zélandais, « en réponse aux efforts de la population autochtone pour retrouver le contrôle de son patrimoine et de sa destinée » et « dans le cadre général de

1 Selon les termes du carton d’invitation.2 J’ai assisté à la cérémonie du 23 janvier 2012 dans le cadre d’une recherche col-lective, comparative et internationale menée avec Gaëlle Crenn (université de Lorraine), Lee Davidson (université Victoria de Wellington) et Natacha Gagné (université Laval à Québec). Cette recherche porte sur l’exposition itinérante E Tu Ake (Standing strong), conçue par le Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa, accueillie au musée du quai Branly, à Paris, en 2011-2012 et au musée de la Civi-lisation de Québec en 2013. La cérémonie avait lieu à l’occasion de la clôture de l’exposition au musée du quai Branly.3 Littéralement « ossements humains » ; de plus en plus souvent traduits par « restes ancestraux » (Gagné, 2012).

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Rla politique de biculturalisme en vigueur en Nouvelle-Zélande » 4. Sa mise en œuvre est confiée au Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa 5.

La sortie des collections publiques françaises des têtes tatouées momifiées maori et leur retour en Nouvelle-Zélande adviennent de la rencontre de deux forces : l’une travaillant à la légitimation du para-digme autochtone sur la scène internationale ; l’autre redéfinissant les contours du corps mort et de la personne humaine en Occident. Dans les deux cas, les débats se situent sur le terrain éthique, poli-tique et juridique, et ils s’invitent au musée : remise en cause des monopoles interprétatifs sur les collections issues de minorités domi-nées (Karp et al., 1991, 1992 ; Clifford, 1997, 2013 ; Dubuc et Turgeon, 2004 ; Mauzé et Rostkowski, 2004) ; controverse quant à l’exposition ou la conservation de « restes humains » au musée (entre autres, Cadot, 2007, 2009 ; Esquerre, 2011 ; Jenkins, 2011).

Ainsi, ce moment clef de la biographie des toi moko interroge dans un même mouvement le statut des corps morts et celui des objets de musée : leur usage patrimonial et leur efficacité politique. Cet événement souligne la place de la matérialité des corps, vivants ou morts, dans la régulation du monde social et la circulation du pou-voir (Bayart et Warnier, 2004). Il met au jour, presque littéralement, la tension entre vie et mort au musée, entre préservation et oubli (Dagognet, 1984).

Je m’essaie ici à une anthropologie par la culture matérielle (Warnier, 1999 ; Roustan, 2007) de ce « retournement des choses », en m’appuyant sur l’étude de la trajectoire française de ces toi moko et l’analyse de la cérémonie du 23 janvier 2012.

Devenir objet-de-muséeLes toi moko (parfois connus sous le nom de moko mokaï) sont des têtes momifiées datant du XVIIIe ou XIXe siècle, issues des corps tatoués de dignitaires maori. Ils résultent d’une double action sur les corps :

4 Gagné N. (2012), « Affirmation et décolonisation : la cérémonie de rapatriement par la France des toi moko à la Nouvelle-Zélande en perspective », Journal de la Société des Océanistes, 134, p. 5.5 La nation néo-zélandaise se définit comme « bi-culturelle », constituée de des-cendants d’Européens dit « Pakeha » et de maori (estimés à environ un sixième de la population). Le Museum of New Zeland Te Papa Tongarewa, ouvert en 1996 à Wellington, « se veut bi-culturel, selon le protocole du Traité de Waitangi (1840) qui régit les rapports entre Anglais et Maoris ». Brown P. (2011), « Les musées du Pacifique : un autre regard sur le monde », Hermès, 61, p. 144. Il contribue à cette « politique biculturaliste » par son mode de gestion autant que par sa muséo-graphie (pour une approche critique, voir Goldsmith, 2003). Le gouvernement a confié à ce musée, depuis 2003, la responsabilité des demandes de rapatriement des « restes ancestraux » maori et leur gestion, matérielle et symbolique, lors de leur retour.

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STAN le tatouage (moko) effectué du vivant de la personne, et parfois

achevé après sa mort, puis la transformation d’une partie du cadavre en trophée ou en relique. Ils sont destinés à être exhibés comme tro-phées ou honorés en souvenir d’un ancêtre. Le contexte colonial les transforme à la fin du XIXe siècle en curiosités, dont la circulation vers l’Europe est assurée par des circuits scientifiques ou commerciaux. L’engouement dont ils font l’objet favorise la mise en place d’un mar-ché, mais aussi la production et le trafic de « faux », impliquant la capture et le meurtre d’esclaves – à tel point que leur commerce sera interdit par l’Angleterre en 1831.

Les vingt têtes tatouées momifiées maori détenues par des institu-tions publiques et remises par la France à la Nouvelle-Zélande en 2012 venaient d’établissements de statuts et de genres différents : musée du quai Branly, musée de l’Homme (Muséum national d’histoire natu-relle), musée national de la Marine, muséum d’histoire naturelle de Nantes, musée d’histoire naturelle de Lille, musée des Confluences de Lyon, musée de Sens, musée des Beaux-arts de Dunkerque, musée d’Arts africains, océaniens et amérindiens de Marseille, et le Conser-vatoire d’anatomie de l’université de Montpellier. Avant celles-ci, un toi moko avait été restitué par le muséum de Rouen en 2011.

La plupart étaient devenues des objets de musées durant le XIXe siècle 6. Durant la première moitié du XIXe siècle, les expéditions scientifiques organisées dans le Pacifique Sud donnaient lieu à leur collecte. Leur entrée dans les collections des musées français s’opé-rait au retour de ces expéditions, ou quelques années plus tard, à la mort d’un de ses membres et à la faveur d’un don de la famille. C’est à l’occasion du voyage scientifique autour du monde de Louis-Isidore Duperrey à bord de La Coquille, que le chirurgien et botaniste de marine René-Primevère Lesson, conservateur du cabinet d’histoire naturelle de Rochefort, recueillit en Nouvelle-Zélande, le 5 avril 1824, le toi moko restitué en 2012 par le musée national de la Marine. Au muséum d’histoire naturelle de Nantes, une tête maori entra en 1826, donnée par François-Louis Busseuil, chirurgien de marine, au retour de son voyage autour du monde à bord de La Thétis commandée par Bougainville fils. À Montpellier, après le décès de Joseph-Marie Dubrueil (1790-1852), qui fut chirurgien de la marine puis enseignant à la faculté de médecine, sa famille a légué sa collection au Conser-vatoire d’anatomie, collection incluant une tête tatouée momifiée maori. En 1844, le cabinet de curiosités constitué par Alfred Lorne

6 Les informations concernant les têtes tatouées momifiées maori en tant qu’ob-jets de musées français (conditions d’entrée dans les collections, d’inventaire, de conservation, d’exposition) données dans ce paragraphe et les suivants sont issues du dossier de presse édité par le ministère de la Culture et de la Communication, en coopération avec les musées, à l’occasion de la cérémonie de remise de ces têtes à la Nouvelle-Zélande.

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Rest donné par ses héritiers au musée de Sens, et le catalogue de 1891 fait référence à la « tête » rapportée de Nouvelle-Zélande par Jules Dumont Durville lors de son expédition de 1827, à la recherche du lieu de naufrage de La Pérouse. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les têtes maori acquises par les musées proviennent du marché européen, la collecte ayant peu à peu cessé. Elles y entrent à l’occasion de dons, généralement de particuliers. Plus étonnant, en 1886, une tête a été donnée par le magasin « Le Printemps » au musée du Trocadéro. Les dons et legs se poursuivent au long du XXe siècle. Après-guerre, deux toi moko sont donnés par Adrien Paris au musée de l’Homme, institution qui voit la dernière tête maori entrer dans les collections françaises, en 1999, par un don de Germaine Urbain, dont l’un des aïeux aurait résidé en Nouvelle-Zélande au XIXe siècle. Le toi moko du musée d’Arts africains, océaniens et amérindiens de Marseille provenait d’un achat par la ville, en 1989, de la collection de crânes humains du Professeur Henri Gastaut, éminent neurologue et grand collectionneur, qui l’avait acheté à Charles Ratton, marchand d’art, en 1973.

Selon les époques et les musées, les têtes tatouées momifiées étaient conservées dans différents types de collections. Elles rele-vaient soit de fonds ethnographiques ou ethnologiques, soit de collec-tions d’anatomie comparée devenues fonds d’anthropologie physique ou biologique. Leur entrée au musée impliquait un certain nombre d’opérations, manuelles et intellectuelles. Nettoyées, mesurées, par-fois réparées, elles étaient ensuite rangées dans des armoires, étu-diées pour les besoins de la science ou exposées dans des vitrines. Un numéro d’inventaire leur était attribué, elles entraient dans une série, un classement, un paradigme. Des mots venaient les désigner, qui en figeaient la signification et leur assignaient une filiation. En 1854, au Conservatoire d’anatomie de l’université de Montpellier, une étiquette indiquait « no 187 à 190, quatre têtes préparées par voie de dessication (sic) dont 2 arabes, 1 d’indien de la mer du Sud, 1 de malais ». Lors du récolement de 1917, une nouvelle formulation apparaît : « no 66 : tête d’habitant de l’Océanie, avec tatouages, prépa-rée par voie d’exsiccation ». Le catalogue dressé par Edmond Feineux et le Dr Moreau en 1891 au musée de Sens indique « no 201 : Tête d’un chef de tribu de la Nouvelle Zélande, avec tatouages. Voyage de l’Astrolabe, 1827 (Don de M. A. Lorne) ». Au muséum de Lyon, le « numéro d’inventaire 60007992 » correspondait au toi moko aujourd’hui restitué par le musée des Confluences, pour lequel était précisé : « Race neptunienne néo-zélandaise, capacité 1L43 ».

Une fois intégrées aux collections publiques françaises, les têtes tatouées momifiées maori deviennent des objets de musées, un sta-tut patrimonial régi par la loi, et difficilement réversible. L’entrée au musée est un changement si fort et si bien orchestré qu’il s’apparente,

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STAN selon Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin, à un « rite de passage »

dans la vie de la chose qui devient alors « objet-de-musée » (Julien et Rosselin, 2005). Les différentes étapes de leur entrée au musée sont autant d’actions sur la matière qui en transforme la fonction et la signification. Les gestes les intègrent dans des dispositifs tech-nico-scientifiques ou muséographiques éloignés de leurs vies anté-rieures. Les chiffres autorisent leur identification administrative et leur localisation, dans l’espace et dans le temps. Ils contribuent à garantir leur généalogie en tant qu’objets de musée. Les mots leur assignent une identité, qui demeurera tant qu’elle ne sera pas remise en cause par d’autres discours.

Rester humain ?La désignation en tant que problème public de l’exposition de restes humains au musée a émergé à la fin des années 2000 (pour l’Eu-rope), dans un contexte de redéfinition du corps mort (Cadot, 2009 ; Esquerre, 2011). Durant le XXe siècle, de nombreux musées pré-sentent aux publics des éléments de corps humains, sans que nul n’y trouve à redire 7. Depuis son ouverture et pendant plusieurs décen-nies, le musée de l’Homme expose des sélections de crânes de dif-férentes ethnies dans ses vitrines portant sur la diversité culturelle (Conklin, 2013). Les musées d’anatomie (comparée ou pathologique) proposent à la vue et à l’étude des (morceaux de) corps conservés dans des fluides et illustrant « la nature humaine » autant que « les natures humaines » (Dias, 1992). À la fin des années 1990, lorsque le musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO) conçoit l’exposition temporaire La Mort n’en saura rien. Reliques d’Europe et d’Océanie, consacrée à une mise en regard, esthétique et anthropolo-gique, de pièces intégrant des éléments de corps humains, ni le monde savant, ni les médias, ni les visiteurs ne s’en offusquent (Eidelman et al., 2000). Lors de leur transfert au musée du quai Branly, en 2006, plusieurs de ces pièces sont de nouveau exposées, au sein du Plateau des collections, dont un impressionnant poisson-reliquaire des îles Salomon abritant un crâne. Quelques années plus tard, une enquête auprès de ses visiteurs ne révèle pas leur présence comme probléma-tique (Debary et Roustan, 2012). Pourtant, à la même période (2009-2010), l’exposition Our Body. À corps ouvert, qui met en scène des corps « plastinisés » dans une logique anatomiste, est interdite en France. La controverse porte sur la dimension commerciale de l’événe-ment, l’origine incertaine des corps et l’absence de consentement des « exposés » : « le problème est l’instauration d’une continuité entre

7 Mentionnons toutefois, à New York, au début du XXe siècle, le scandale lié à l’ex-position par le Muséum d’histoire naturelle du corps du père de Minik, l’Esquimau déraciné (Harper, 1999).

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Rla personne et la chose du corps 8 ». En Angleterre, deux polémiques marquent l’année 2008. La première concerne l’homme dit « de Lin-dow », du nom de la tourbière où il a été trouvé deux mille ans après sa mort, en bon état de conservation. À l’occasion de son exposition au British Museum puis au musée de l’université de Manchester, « le groupe païen honouring the Ancient Dead consulté, a fait prévaloir qu’il était nécessaire de [le] traiter comme une personne, et même comme un ambassadeur de la communauté, et non pas comme un objet 9 ». La seconde a trait à la décision du même musée de Manches-ter de recouvrir d’un linge des momies égyptiennes sans bandelettes au motif qu’elles étaient nues et par respect pour la communauté d’origine et ses descendants 10. Plusieurs tensions se font jour : mon-trer ou cacher, objectiver ou subjectiver. Et bientôt : garder ou rendre.

Le destin des vingt têtes tatouées momifiées maori remises par la France à la Nouvelle-Zélande en 2012 suit une trajectoire compa-rable. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, plusieurs d’entre elles sont montrées aux publics de façon permanente. Gustave Flaubert évoque une « tête d’homme de la Nouvelle-Zélande, sans autre ornement que les tatouages qui l’ont engravée comme des hié-roglyphes et que les soleils que l’on distingue encore sur le cuir brun de ses joues » dans son ouvrage Par les champs et par les grèves publié à l’occasion d’un voyage en Bretagne en 1847 11. Il s’agirait du toi moko du Muséum d’histoire naturelle de Nantes, dont le guide du visiteur de 1924 mentionne une « tête tatouée et momifiée d’un naturel de Nouvelle-Zélande, pièce rare et de toute beauté 12 ». À Lyon, plusieurs têtes maori « sont visibles sur une photographie de la salle d’ethno-logie du Muséum, au palais Saint-Pierre, en 1914 13 ». À Montpellier, en 1917, les archives témoignent de l’exposition d’une tête tatouée momifiée maori dans une vitrine de « Squelettologie (Têtes de dif-férentes races) ». Après la Seconde Guerre mondiale, l’une d’elles est exposée au sein du cabinet d’histoire naturelle de La Rochelle. Quelques décennies plus tard, elles apparaissent dans des expositions temporaires, comme en 1972, à Marseille, au musée Cantini, lors de l’exposition Le crâne, objet de culte, objet d’art ou en 1982, au muséum d’histoire naturelle de Nantes, lors de l’exposition À la découverte du

8 Esquerre A. (2010), « Le bon vouloir des restes humains à être exhibés », Politix, 90-2, p. 42.9 Esquerre A. (2011), Les os, les cendres et l’État, Paris, Fayard, p. 183.10 Jenkins T. (2011), Contesting Human Remains in Museum Collections. The Crisis of Cultural Authority, New York/Oxon, Routledge, p. 121-139.11 Cité dans le dossier de presse constitué par le ministère de la Culture et de la Communication français lors de la « Remise officielle des têtes maories des collec-tions des musées de France ».12 Même source.13 Idem.

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STAN monde. Les voyageurs naturalistes, XVIIIe-XIXe siècles. Certaines reste-

ront visibles par les publics jusqu’au début des années 2000.

En passer par la loiLe tournant du XXIe siècle voit les sensibilités se modifier. Les têtes tatouées momifiées maori sont retirées des espaces d’exposition, sou-vent à l’occasion d’une rénovation muséographique. Puis leur déten-tion en réserves devient problématique (Peltier et Mélandri, 2012). Le muséum de Rouen, institution à l’initiative du mouvement de res-titution des têtes maori par la France, en est l’exemple (Boulay, 2012). Son directeur se pose la question, rétrospectivement, de « savoir si un reste humain conservé dans un musée est un objet de collection ou non 14 ? ». Les enjeux de désignation sont révélés par la bataille judiciaire puis juridique qui a présidé à la remise par la France des têtes tatouées momifiées maori à la Nouvelle-Zélande (Berger, 2008 ; Rostkowski, 2010). Il s’agit de qualifier des pièces comportant des parties de corps humain conservées au sein des collections publiques, en tant qu’objets muséaux ou en tant que dépouilles.

À Rouen, en 2007, le conseil municipal prend la décision de res-tituer à la Nouvelle-Zélande le toi moko jusque-là conservé dans les collections du muséum. Le ministère de la Culture et de la Com-munication fait saisir le tribunal administratif pour suspendre la décision, qui sera ensuite annulée au motif que la ville aurait dû préalablement consulter la commission en charge des demandes de déclassement des pièces issues des collections publiques, légalement inaliénables. Le monde muséal, scientifique et culturel, s’empare de la question 15. Le débat met en jeu la loi qui affirme cette inaliénabilité (no 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France) à celui de la loi dite « de bioéthique » (no 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain), qui lui oppose la notion de « dignité humaine » limitant les usages des corps, vivants ou morts. Il faudra le vote d’une loi (no 2010-501 du 18 mai 2010) organisant la dérogation pour que les têtes tatouées momifiées maori puissent (re)partir pour la Nouvelle-Zélande.

Il est pris acte de la demande des peuples autochtones à se réappro-prier leurs biens culturels, notamment quand ils incluent des restes humains 16, et de leur volonté de reprendre contrôle sur la production

14 Minchin S. (2012), « La restitution d’une tête maorie à la Nouvelle-Zélande », dans Girault Y., Van-Praët M. (dir.), MuséoMuséum. 20 ans d’enseignement de la muséologie au Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, OCIM/MNHN, p. 207.15 Symposium international « Des collections anatomiques aux objets de culture, conservation et exposition des restes humains dans les musées », 22 et 23 février 2008, musée du quai Branly, Paris.16 La résolution de l’ONU adoptée en septembre 2007 en assemblée générale recon-naît aux peuples autochtones le « droit au rapatriement de leurs restes humains ».

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Rdes représentations muséales les concernant. Mais des inquiétudes s’expriment, quant à la possibilité d’une remise en cause du principe d’inaliénabilité des collections publiques, quant au maintien de la possibilité de conservation de (fragments de) corps à des fins d’étude et de recherche ou quant à la prise en compte de considérations reli-gieuses au musée (Froment, 2011).

L’accession par la France à la demande de restitution des têtes maori par la Nouvelle-Zélande, qui fait suite à celle de la dépouille de Saartjie Baartman (dite « Vénus Hottentote ») par l’Afrique du Sud, constitue, selon Margaret Jolly, « une révolution dans les atti-tudes à l’égard du rapatriement des restes humains conservés dans les musées français 17 ». La confrontation entre Code du patrimoine et Code civil n’a pu, dans les deux cas, trouver d’issue que grâce à une loi ad hoc.

Des mots : entre restitution et rapatriementLa France est loin d’être parmi les premiers pays à avoir accédé à la demande de rapatriement des koiwi tangata (restes ancestraux maori) exprimée par la Nouvelle-Zélande. Mais les vingt toi moko rassem-blés en 2012 constituaient « le plus grand nombre de restes ances-traux jamais réunis au sein d’une même entente de rapatriement 18 ». L’emploi du terme « rapatriement » dans le cadre des revendications autochtones maori indique le statut de personne accordé aux toi moko et procède, de la part de la Nouvelle-Zélande, d’une volonté de dia-logue sur un pied d’égalité avec les anciens empires coloniaux. Le mot signifie « retour dans le pays d’origine » ou « chez soi », et son sens ancien est celui d’une « réconciliation 19 ».

Côté français, « restitution » et « remise » ont cours. Le carton d’invitation à la cérémonie du 23 janvier 2012 donne à lire :

Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communica-tion, vous prie de bien vouloir assister à la cérémonie de remise officielle aux autorités néo-zélandaises des têtes maories, le lundi 23 janvier 2012 à 10 heures précises, en présence de son excellence Madame Rosemary Banks, ambassadeur de Nouvelle-Zélande en France, et de Derek Lardelli, Kaumatua et sa délégation ; il est pré-cisé, en en-tête : En application de la loi no 2010-501 du 18 mai 2010

17 Jolly M. (2011), « Becoming a “New” Museum? Contesting Oceanic Visions at Musée du Quai Branly », The Contemporary Pacific, 23/I, p. 112 (traduction de l’auteur).18 Gagné N. (2013), « Musées et restes humains : analyses comparées de cérémo-nies maori de rapatriement en sols québécois et français », Journal de la Société des Océanistes, 136-137, p. 83.19 Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) : http://www.cnrtl.fr/definition/rapatriement

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STAN visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la

Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections.

Ainsi, une expression neutre et respectueuse, « remise officielle », est employée pour désigner le déplacement physique et conceptuel des têtes maori, du cadre français vers celui néo-zélandais, qui ne pré-sume pas de leur statut humain ou non-humain. Mais est rappelé le terme de « restitution », utilisé dans la loi 20, qui a été nécessaire pour ôter aux têtes maori leur statut de biens inaliénables détenus au sein des collections de musées français. Le mot désigne l’action de « réta-blir dans son état premier, original, ce qui a subi des altérations », mais également le fait de « rendre ce qui a été pris ou possédé injus-tement ou illégalement 21 », doublant la réparation physique d’une réparation morale.

À ces quelques mots inscrits sur le carton d’invitation, ont suc-cédé ceux de la cérémonie, prononcés par les protagonistes présents sur scène, en différentes langues : en néo-zélandais, en maori et en français, lorsque l’interprète livrait sa traduction ou que des Français s’exprimaient. Les mots choisis par le ministre français de la Culture et de la Communication, lors de son allocution, sont significatifs de la position française sur les questions sensibles soulevées par cet évé-nement. Frédéric Mitterrand ouvre son discours 22 par une citation de Victor Segalen extraite des Immémoriaux, invoquant « des séries prodigieuses d’ancêtres » et se terminant par une question : « Que présageait l’oubli du nom ? » Le ministre place son intervention sous le signe de la mémoire et de la présence des morts – mais aussi sous les auspices de l’ethnographie, entre science et littérature, exotisme et poésie. Puis il s’inscrit dans la lignée des « pakeha �Européens� » découvrant le « Pacifique sud », frappé par « un autre rapport à la mémoire, aux ancêtres, à la généalogie ; par la sacralité singulière d’un lien qui se chante », qu’il rattache néanmoins à « une grande universalité ». Il rejette avec force la marchandisation des morts et le formule comme un pont entre les cultures : « On ne monétise pas le mana ». Mais il défend l’étude à des fins scientifiques des (frag-ments de) corps humains conservés dans les musées, en mentionnant

20 Les traces de l’hésitation entre les termes de « remise » et de « restitution » sont visibles au sein des documents relatifs au débat parlementaire ayant abouti à la loi.21 CNRTL : http://www.cnrtl.fr/definition/restitution22 Je m’appuie ici sur la version écrite du discours, disponible sur le site internet du ministère de la Culture et de la Communication, et susceptible de différer légè-rement de la réalité du discours entendu, mais non enregistré, le 23 janvier 2012 : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Ministere/Histoire-du-ministere/Ressources-documentaires/Discours/Discours-de-ministres-depuis-1999/Frede-ric-Mitterrand-2009-2012/Discours-2009-2012/Ceremonie-pour-le-rapatriement-des-Toi-Moko (consulté le 20 octobre 2014).

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Rles « recherches menées sur les traces d’ADN des Toi moko », dans le cadre d’une coopération franco néo-zélandaise, qui ont permis « d’ap-porter une contribution importante à l’histoire du peuplement maori et des migrations maritimes dans le Pacifique Sud ».

De l’opacité rituelleLes mots n’ont pas tout dit lors de la cérémonie du 23 janvier 2012. La configuration matérielle des espaces, des objets et des sujets, construisait du sens. De mon point de vue, je retiens la salle comble et les sièges en cuir de l’amphithéâtre Claude Lévi-Strauss du musée du quai Branly, un lieu confortable et majestueux dont l’horizon se confond avec le jardin luxuriant conçu par Gilles Clément. Je revois les photographies grand format projetées en différents endroits, qui éclairaient le lieu des visages de dignitaires maori d’une autre époque. Je me souviens de la raideur des costumes officiels de la délégation française, assise sur quelques rangées de chaises sur l’es-trade, mais aussi les signes de son émotion, de son recueillement, de sa perplexité parfois, quand est venu le temps de l’action : se lever, ramasser au sol des colliers, effectuer des nez à nez avec des repré-sentants maori. J’ai été marquée par la nudité partielle des corps de ces derniers, parés d’éléments végétaux ; par les cris guerriers des hommes et les larmes chantées des femmes. Je me rappelle égale-ment la mixité de la délégation néo-zélandaise, en termes de tenues vestimentaires, de postures des corps, de langues utilisées, ainsi que le travail de l’interprète traduisant de l’anglais vers le français, son engagement intellectuel et physique. Quelques moments ont marqué la cérémonie : l’entrée dans la salle, par le haut des travées, de la pro-cession maori descendant vers la scène entourée de photographes ; les discours donnés au pupitre, les échanges d’objets et les contacts physiques entre Néo-zélandais et Français ; la signature du document d’entente, sur un bureau placé à droite de l’estrade ; et en fin de céré-monie, la dispersion des délégations puis les journalistes procédant aux interviews.

J’ai vu et compris des choses, interprétées en fonction de mes connaissances, de mes représentations et de mon imaginaire. Mais une part des événements est restée pour moi, comme pour nombre de Français présents ce jour-là, énigmatique. Nous avons regardé leur surface aveugle en tâchant d’en deviner l’épaisseur. Nous avons sup-posé la fonction des gestes effectués et tenté d’ajuster nos corps à la situation : en adressant un silence que nous voulions respectueux à des chants et des larmes que nous supposions rituels, en nous levant comme à l’église, à l’entrée des principaux protagonistes descendant la travée pour accéder à la scène ; nous avons applaudi à la signature des documents officiels ou utilisé nos appareils photographiques pour immortaliser l’événement.

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STAN Le contre-champ de ces impressions est fourni par la description

analytique de la cérémonie livrée par Natacha Gagné (Gagné, 2012), qui lève le voile sur sa signification d’un point de vue indigène, ou du moins en fournit une interprétation à la lumière des savoirs anthro-pologiques sur la culture maori. Pour l’auteur, qui s’appuie sur les travaux d’Anne Salmond (Salmond, 1975), ce qui s’est déroulé sous nos yeux relevait de la catégorie des « rituels de rencontre » et com-prenait « deux activités centrales : une visant à souligner une étape particulière du cycle de la vie – les funérailles – pendant laquelle l’at-tention était portée à des individus particuliers, et l’autre, de nature collective, qui était la signature d’une entente de rapatriement 23 ». Elle précise : « À ma connaissance, on n’a jamais explicitement évo-qué le premier take (objet, motif de la rencontre) dans les commu-niqués de presse, lors de l’événement comme dans sa couverture médiatique 24. »

J’ai assisté à une cérémonie officielle internationale se tenant dans un établissement public français, quand d’autres procédaient à un rituel et vivaient une expérience sacrée. J’ai regardé une performance dans un théâtre portant le nom d’un anthropologue de renommée internationale, dans un musée dont la généalogie s’ancre dans l’his-toire scientifique et coloniale française, quand d’autres procédaient à des funérailles au sein d’un espace symbolique traditionnel, le marae.

Par ailleurs, « pour ceux qui comprenaient la langue maori, à tra-vers les chants et les incantations, il était évident que les têtes momi-fiées des ancêtres reposaient sur la scène et que ces ancêtres étaient présents à la cérémonie et les écoutaient […] C’est d’ailleurs d’abord à eux qu’ils se sont adressés au présent de l’impératif avant de saluer les vivants 25 ».

J’ai assisté à une rencontre entre homologues de différents pays et de différentes cultures, quand d’autres, au même moment et dans le même lieu, expérimentaient – et mettaient en scène – une rencontre entre vivants et morts 26.

Il ne s’agissait pas (seulement) d’une cérémonie d’adieu de la France à ses collections patrimoniales. Se sont tenues des funérailles, destinées, d’après les croyances maori, à permettre aux ancêtres de reposer en paix en réintégrant leur monde d’origine. L’enjeu n’était plus de modifier le statut d’objets de musée mais d’honorer des morts

23 Gagné N. (2012), « Affirmation et décolonisation : la cérémonie de rapatriement par la France des toi moko à la Nouvelle-Zélande en perspective », Journal de la Société des Océanistes, 134, p. 14.24 Ibid.25 Ibid.26 La cause autochtone s’appuie sur un discours de « communauté morte-vivante » d’après l’analyse d’Arnaud Esquerre (Esquerre, 2011). D’autres utilisent la notion d’« objets-sujets » (Jolly, 2011).

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R– et d’affirmer sur la scène internationale l’expression d’une commu-nauté et de ses revendications (culturelles, politiques, territoriales).

Retour ou retournement ?Les têtes tatouées momifiées maori ont changé de destination, au sens strict et au sens figuré. Leur départ pour la Nouvelle-Zélande en transforme le statut, la fonction et la signification. La rupture semble géographique, statutaire et paradigmatique.

Mais leur retour est-il un retournement ? Les têtes tatouées momifiées reviennent à leur terre d’origine : de naissance (pour le corps-sujet) et de fabrique (pour l’objet issu du corps). Toutefois, transmises au Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa et aux représentants communautaires maori, elles demeurent objets de musée et objets de patrimoine. La frontière discutée ne se situe pas entre ce qui est gardé ou jeté – ce que pourrait suggérer l’em-ploi du terme de « restes » pour désigner des (fragments de) corps 27. La controverse est interne à la sphère du patrimoine : il s’agit de le qualifier (artistique, scientifique, culturel), d’en discuter l’ampleur (nationale, autochtone, mondiale), d’en réguler les usages (décider de sa localisation, déterminer qui en dispose et à quelles conditions). Elle est presque interne au monde des musées, dans la mesure où les têtes maori quittent les collections de musées français pour être confiées au Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa. Certaines y demeureront dans un espace tapu (sacré). Celles qui seront iden-tifiées (grâce aux tatouages ou aux analyses génétiques) seront ren-dues à leurs descendants pour permettre leur inhumation rituelle. Là encore, l’établissement d’un lien entre (fragments de) corps et personne se fait critère déterminant la chose en objet ou en sujet, et œuvrant à son destin et à sa destination. L’inhumation promise à certains des toi moko souligne la transformation du rôle patrimonial que le musée leur attribue et renouvelle les modalités de son ancrage matériel. Le modèle muséal occidental place en son centre l’intégrité physique de ses collections ; celui que développe le musée néo-zé-landais entrouvre une possibilité de destruction, en vertu du respect des croyances et traditions autochtones. L’obligation de conserver pour transmettre cède le pas à la nécessité de laisser disparaître pour maintenir en vie.

S’opère une reconfiguration des liens entre matérialité et imma-térialité, présent et passé. Aux actions sur la matière requises par les normes technico-scientifiques de la conservation préventive,

27 Après la controverse autour de l’exposition Our Body présentant des corps humains plastinisés, qui a abouti à son interdiction en France, le Comité consulta-tif national d’éthique a recommandé l’usage de l’expression « vestiges humains » au lieu de « restes humains » qui « renverrait à l’idée de débris et de reliquats chirurgicaux voués à la destruction » (d’après Esquerre, 2011, p. 182).

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STAN internationales, se superposent celles que nécessitent, localement,

la réanimation des toi moko (au sens littéral de ramener les âmes) et leur inscription dans la généalogie maori et son territoire, sym-bolique et physique. La dimension patrimoniale des têtes tatouées momifiées se redéploie, questionnant le musée dans sa fonction de sanctuarisation, au sens littéral. Cet usage politique des corps ren-voie paradoxalement l’humain du côté des choses, utiles et tournées vers une fin, tout en rappelant l’universalité de la célébration de la mort et du besoin de sacralité (Bataille, 1973).

Dans un autre registre, la réappropriation patrimoniale des têtes tatouées momifiées par la Nouvelle-Zélande soutient l’affirmation d’une renaissance culturelle maori. Comme l’écrit James Clifford dans le prologue de Returns (Clifford, 2013) : « De nombreux peuples autochtones sont morts ; des langues ont été perdues, des sociétés disloquées. Mais d’autres ont résisté, ont changé, en rassemblant les fragments d’un mode de vie interrompu. » ; puis il précise « plaider pour un réalisme ethnographique et historique, qui reconnaît que la notion d’histoire et l’idée même de réalité sont aujourd’hui contes-tées, et parfois traduites avec inventivité, au sein des tribunaux, musées ou universités 28 ». Dans le cas des toi moko, les « fragments » réclamés sont des fragments de corps humain, ce qui a permis l’arti-culation de la rhétorique autochtone à celle du discours bioéthique français, qui ont en commun le souci du contrôle de la mobilité des corps (morts) et leur rattachement à un territoire. Le discours de la vitalité culturelle maori s’appuie sur une vision indigène de l’héri-tage mais s’exprime sur la scène internationale des grands musées cosmopolites, ce qui lui confère une capacité à évoluer au sein de plu-sieurs mondes patrimoniaux et, peut-être, à leur servir d’interprète.

Le déplacement physique des têtes tatouées momifiées maori ne peut être remis en question. Toutefois, leur voyage dans l’espace ne saurait prendre le temps à rebours. Elles (re)deviennent des toi moko, mais des toi moko contemporains et globalisés – décolonisés ?

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28 Traduction par l’auteur d’un extrait tiré de Clifford J. (2013), Returns: Becoming Indigenous in the Twenty-First Century, Cambridge, Harvard University Press, p. 7.

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