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42 Dossier - Ralentir Rapidement classé parmi les ancêtres de la décroissance, étiqueté néo-marxiste ou utopiste d’une société sans travail, André Gorz a laissé après sa mort, il y a deux ans, une somme d’écrits sur la société capitaliste et l’écologie politique qui est loin d’avoir encore reçu l’éclairage et l’importance qu’elle mérite. Pour combler ce manque, Christophe Fourel 1 vient de diriger un ouvrage collectif, André Gorz, un penseur pour le XXI e siècle (La Découverte 2009), réunissant des analyses de philosophes, d’économistes et de sociologues, qui ont lu, accompagné, mais aussi questionné la pensée de Gorz de son vivant. Ces articles proposent une introduction rigoureuse à la pensée de l’auteur 2 , mais permettent aussi de la réinterroger, d’en mesurer la portée tout en y répondant par la critique, perpétuant ainsi le dialogue recherché par Gorz dans une mise à l’épreuve des idées par les mouvements sociaux, les expérimentations locales, les collaborations et les rencontres. Lire Gorz est une découverte intellectuelle complète, tant en raison de l’audace de ses prises de position politiques et économiques que par la « radicalité concrète 3 » de ses analyses de la société capitaliste, qui tiennent le réel à une distance féconde, tout à la fois critique et visionnaire. De son travail de journaliste, ses écrits portent la marque d’une attention constante aux problèmes les plus contemporains (la réduction du temps de travail, les « services à la personne », la gratuité d’internet, l’« économie de la connaissance », le revenu minimum), pensés avec beaucoup d’acuité il y a dix, quinze, vingt ans déjà. Éminemment actuelles par les sujets qu’elles abordent, ses analyses sont aussi subversives par l’éclairage qu’elles apportent à ces débats, nous livrant moins des directives que des manières de complexifier les données d’un problème, de densifier notre actualité en la saisissant non tant par le vif de la polémique ou le tranchant des antithèses (pour ou contre la taxe carbone, avantages et inconvénients du RSA...), que par les principes qui la rattachent à une certaine conception philosophique de l’existence humaine. Ainsi la question de la réduction du temps de travail est-elle réinscrite dans une interrogation globale sur le sens du temps libre : quelle organisation sociale et urbaine pourrait permettre de faire de ce temps libre un temps actif, riche de possibles, mis à profit par le bais d’infras- tructures et d’associations utiles pour tous ? De même, une des propositions les plus radicales d’André Gorz, le « revenu citoyen universel et inconditionnel », est-elle indissociable d’une réflexion sur la nature des évolutions récentes de l’emploi et sur la possibilité de multiplier les échanges non marchands : ce revenu ne vise pas à se substituer au travail, mais à prendre acte de la place non centrale de celui-ci dans une société où l’automatisation des tâches prend une place dominante, et conséquemment de la possibilité de développer des activités autonomes. Que l’on soit pour ou contre l’instauration d’un revenu minimum citoyen n’est sans doute pas la manière la plus pertinente de se confronter à cette idée. Rigoureusement formulée et argumentée par André Gorz, cette proposition vaut avant tout par les questions philosophiques qu’elle permet d’introduire dans le débat sur l’emploi, via l’hypothèse d’une mesure radicale, nous obligeant à prendre de la distance pour ressaisir la question première du sens du travail dans la société contemporaine et de son inscription dans une perspective écologique. De la pertinence de la pensée d’André Gorz pour les débats actuels, nous souhaiterions retenir deux aspects essentiels : André Gorz et la norme du suffisant De l’utilité de la pensée d’André Gorz pour traverser la « vague écologique » par Sarah Troche
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« André Gorz et la norme du suffisant : écologie politique et revenu citoyen », Geste n°6, octobre 2009, p. 42-45.

Mar 19, 2023

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42 Dossier - Ralentir

Rapidement classé parmi les ancêtres de la décroissance, étiqueté néo-marxiste ou utopiste d’une société sans travail, André Gorz a laissé après sa mort, il y a deux ans, une somme d’écrits sur la société capitaliste et l’écologie politique qui est loin d’avoir encore reçu l’éclairage et l’importance qu’elle mérite. Pour combler ce manque, Christophe Fourel1 vient de diriger un ouvrage collectif, André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle (La Découverte 2009), réunissant des analyses de philosophes, d’économistes et de sociologues, qui ont lu, accompagné, mais aussi questionné la pensée de Gorz de son vivant. Ces articles proposent une introduction rigoureuse à la pensée de l’auteur2, mais permettent aussi de la réinterroger, d’en mesurer la portée tout en y répondant par la critique, perpétuant ainsi le dialogue recherché par Gorz dans une mise à l’épreuve des idées par les mouvements sociaux, les expérimentations locales, les collaborations et les rencontres.

Lire Gorz est une découverte intellectuelle complète, tant en raison de l’audace de ses prises de position politiques et économiques que par la « radicalité concrète3 » de ses analyses de la société capitaliste, qui tiennent le réel à une distance féconde, tout à la fois critique et visionnaire. De son travail de journaliste, ses écrits portent la marque d’une attention constante aux problèmes les plus contemporains (la réduction du temps de travail, les « services à la personne », la gratuité d’internet, l’« économie de la connaissance », le revenu minimum), pensés avec beaucoup d’acuité il y a dix, quinze, vingt ans déjà. Éminemment actuelles par les sujets qu’elles abordent, ses analyses sont aussi subversives par l’éclairage qu’elles apportent à ces débats, nous livrant moins des directives que des manières de complexifier les données d’un problème, de densifier notre actualité en la

saisissant non tant par le vif de la polémique ou le tranchant des antithèses (pour ou contre la taxe carbone, avantages et inconvénients du RSA...), que par les principes qui la rattachent à une certaine conception philosophique de l’existence humaine. Ainsi la question de la réduction du temps de travail est-elle réinscrite dans une interrogation globale sur le sens du temps libre : quelle organisation sociale et urbaine pourrait permettre de faire de ce temps libre un temps actif, riche de possibles, mis à profit par le bais d’infras-tructures et d’associations utiles pour tous ? De même, une des propositions les plus radicales d’André Gorz, le « revenu citoyen universel et inconditionnel », est-elle indissociable d’une réflexion sur la nature des évolutions récentes de l’emploi et sur la possibilité de multiplier les échanges non marchands : ce revenu ne vise pas à se substituer au travail, mais à prendre acte de la place non centrale de celui-ci dans une société où l’automatisation des tâches prend une place dominante, et conséquemment de la possibilité de développer des activités autonomes. Que l’on soit pour ou contre l’instauration d’un revenu minimum citoyen n’est sans doute pas la manière la plus pertinente de se confronter à cette idée. Rigoureusement formulée et argumentée par André Gorz, cette proposition vaut avant tout par les questions philosophiques qu’elle permet d’introduire dans le débat sur l’emploi, via l’hypothèse d’une mesure radicale, nous obligeant à prendre de la distance pour ressaisir la question première du sens du travail dans la société contemporaine et de son inscription dans une perspective écologique.

De la pertinence de la pensée d’André Gorz pour les débats actuels, nous souhaiterions retenir deux aspects essentiels :

André Gorz et la norme du suffisantDe l’utilité de la pensée d’André Gorz pour traverser la « vague écologique »

par Sarah Troche

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L’écologie politique

Le souci réel d’une prise en compte de l’écologie, à peine émergent aujourd’hui, se trouve déjà recouvert par des effets de modes qui en éludent la portée économique et politique (le bio, c’est « nature », c’est « authentique », et tellement chic) ; tiraillé entre d’une part un moralisme à petite échelle énumérant les gestes quotidiens que les pouvoirs publics nous enjoignent d’exécuter, et d’autre part un catastrophisme planétaire aux images spectaculaires (voir Home de Yann Arthus Bertrand) — l’un et l’autre convergeant dans une même vision apolitique de l’écologie qui renvoie la nécessité collective du changement à la responsabilité de chacun ou à une gestion technocratique et purement monnayable de la limite, sans remettre en question les politiques industrielles ni la nature des échanges commerciaux ; affaibli par une assimilation au simple « bon sens » (qui ne désire pas une planète où il fait bon respirer ?), ou encore détourné par un usage abusif du terme de « décroissance », qui se trouve galvaudé avant même d’avoir pu révéler la nature de ses présupposés. Dans son dernier ouvrage publié à titre posthume, Ecologica (2008), André Gorz rappelle ce principe essentiel qui jette un éclairage précieux sur la « vague écologique » actuelle : tout énoncé sur l’écologie est politique par définition, dans la mesure où il pose, de manière irréversible, la question de la finalité du développement de notre société. Les catastrophes écologiques ne sont pas la conséquence regrettable de certains principes de production qu’il faudrait revoir à la baisse, ni les dommages collatéraux de la société de consommation envers une nature que l’on se doit de protéger (mythe d’une nature « préservée », côtoyant pacifiquement les activités de l’homme) : ces catastrophes sont indissociables d’une manière globale de vivre, de produire et de consommer, voire, comme le montre André Gorz, de désirer et de rêver. Toute réponse apportée dans les débats sur l’écologie, qu’elle soit circonscrite, individuelle, ou au contraire radicale, traduit donc une prise de position politique qui revient dans les faits à conforter le système de production actuel ou au contraire à en repenser les fondements et les valeurs principielles (consommation,

travail, échange). Nécessairement politique, l’écologie ne peut être menée à bien que lorsqu’elle est pensée dans son articulation à la répartition du travail et des loisirs, à la réappropriation des normes de production et de consommation, à la notion de vécu et de partage. Aussi bien, chez Gorz, l’attribution d’un revenu minimum d’existence inconditionnel, qui permet de redéfinir la notion d’activité au sein d’une société post-capitaliste, est la clé de voûte d’une politique écologique effective, révolutionnaire dans ses principes et par les moyens effectifs de sa mise en œuvre (Misères du présent, Richesse du possible, 1997).

Le sens du possible

La pensée d’André Gorz produit de ces synthèses que l’on croyait irréalisables et qui nous font aller de l’avant en reconsidérant sous un angle nouveau les systèmes de pensée les plus achevés. On y découvre ainsi un renouveau de la pensée marxiste, dont l’étape ultime est paradoxalement l’écologie politique ; une critique du productivisme qui va de paire avec la valorisation des possibilités émancipatrices de la technique ; un existentialisme nourri par Sartre mais qui fera, en 1980, ses Adieux au prolétariat. Plus encore, André Gorz parvient à donner à la notion de possible une force réellement révolutionnaire, qui tient le milieu entre une série de propositions pragmatiques et l’horizon d’une utopie. L’analyse de la société capitaliste qui suit son cours depuis Stratégie ouvrière et néo-capitalisme (1964) jusqu’à Ecologica (2008) détecte dans les mutations les plus actuelles les apories d’un système qui ne peut survivre à la poursuite continue du « toujours plus » qui lui sert de moteur : l’automatisation croissante du travail abolit ce dernier tout en essayant de le sauver par la concurrence généralisée et la rareté, donc en l’érigeant comme norme de dignité et d’intégration au moment où elle le voue à disparaître ; cette même logique trouve son dernier refuge dans l’accroissement virtuel d’une richesse spéculative, dont les crises sont, là encore, non des accidents mais bien des symptômes (Gorz parlait de la crise financière il y a déjà quinze ans) ; enfin, l’économie de la connaissance, de la recherche et de l’innovation — source première de la valeur des marchandises — ne peut s’accroître qu’au sein

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d’un temps libéré de toute planification étroite, échappant aux programmes de rentabilité à court terme, comme de « performance et développement personnel » (L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, 2003). D’où, chez Gorz, un optimisme lucide, qui voit dans les apories actuelles les signes d’un changement radical : tel est bien l’enjeu de Misères du présent, Richesse du possible, penser une articulation entre ces deux termes capable de discerner dans la critique de la société actuelle les contours d’un projet social désirable. L’exacerbation du capitalisme est appréhendée comme un point de non retour, ouvrant, dans le meilleur des cas, sur une société structurée par des principes radicalement autres, qui ne peuvent se formuler qu’à travers de nouvelles catégories de pensée : intégrer la notion de « monde vécu » au programme politique, en lieu et place d’un homo aeconomicus abstrait ; réorganiser les rapports entre emploi et activité humaine, selon une logique qui dépasse les oppositions schématiques entre travail-emploi d’un côté, oisiveté-consommation de l’autre ; inscrire, dans l’espace urbain, les infrastructures nécessaires pour favoriser les échanges non marchands et une richesse sociale dont le critère ne serait pas strictement économique; penser une réappropriation de la production et de la consommation, fondée sur une « norme du suffisant ».

Si toute critique de la course au profit et d’un système dont le « toujours plus » est le premier ressort invite nécessairement au ralentissement, André Gorz nous montre aussi que ralentir par la « norme du suffisant » n’a rien de commun avec un retour à la société villageoise ou à l’échelle communautaire. Subversif, visionnaire, ralentir est aussi, de manière concomitante, le mouvement propre d’une pensée qui se veut révolutionnaire. Ralentir non pour revenir en arrière, mais pour penser de l’avant en ressaisissant les fondements, pour prendre le temps de penser la logique même d’un système afin d’esquisser les possibles les plus radicaux, capables de transformer la société sur le long terme.

Pour accompagner cet article, ainsi que l’entretien qui suit, nous avons demandé à Rafaël Trapet de nous confier quelques photographies extraites de sa série Le Visage de la crise (2009). Nous le remercions chaleureusement.

1 Christophe Fourel est directeur général de l’Agence nouvelle des solidarités actives, et président de l’association des lecteurs d’Alter-natives économiques.

2 La quasi-totalité de l’œuvre d’André Gorz est éditée. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels on peut citer : Le traître (Le Seuil, 1957 et Folio Essais, 2005), Le socialisme difficile (Seuil, 1967) ; Adieux au prolétariat (Galilée et Le Seuil, 1980) ; Écologie et politique (Galilée, 1975) ; Métamorphoses du travail (Galilée, 1988 et Folio Essais, 2004) ; Misères du présent, richesse du possible (Galilée, 1997) ; Ecologica (Galilée, 2008) ; Lettre à D. Histoire d’un amour (Galilée, 2006 ; rééd. Folio, 2008).

3 Cette expression est utilisée par Jean Zin dans son article « André Gorz, pionnier de l’écologie politique » in André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, sous la direction de Christophe Fourel, Paris : Editions La Découverte, 2009.

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CETTE ANNÉE J’AI ÉTÉ INVITÉ EN RÉSIDENCE PAR LA VILLE DE CHATEAUROUX.JE PENSAIS CONTINUER MON TRAVAIL SUR LE RAPPORT DU CORPS À LA VILLE.LA CRISE FINANCIÈRE EST VENUE TROUBLER CE PROGRAMME.DEPUIS PARIS ELLE ME SEMBLAIT PEU PALPABLE.LES ENTREPRISES QUI FERMENT SONT LOINTAINES.QUE REPRÉSENTENT 10, 100, 1000 LICENCIEMENTS ?UNE ABSTRACTION SUPPLÉMENTAIRE DANS MA COMPRÉHENSIOIN DU MONDE.ICI C’EST DIFFÉRENT. LES ENTREPRISES QUI DÉBAUCHENT SONT À 20 MINUTES À PIEDS.

J’AI ÉTÉ MARQUÉ PAR CETTE SÉRIE DE T-SHIRTsEXPOSÉS SUR LE GRILLAGE QUI ENTOURE LA MEAD, géant mondial de l’emballage,ILS DISENT-10442 ANS POUR RIENà QUI APPARTIENNENT-ILS?QUELQUES JOURS PLUS TARD LES GENS DE CHEZ MEAD SE SONT MIS EN GRÈVE.LA GRÈVE, C’EST CET ÉTRANGE MOMENT OÙ L’USINE S’ARRÊTEOÙ LE TEMPS REPREND UNE DENSITÉ, OÙ TOUT EST POSSIBLE.J’AI INSTALLÉ MON STUDIO SUR PLACE POUR DONNER DU CORPS À CES T-SHIRTs.QUE LA CRISE AIT UN VISAGE.

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De la politique du temps au revenu citoyenItinéraire d’un penseur de l’après-capitalisme

Entretien avec Christophe Fourel

La pensée d’André Gorz semble indissociable de son parcours atypique. Journaliste mais aussi intellectuel visionnaire, en dialogue constant avec les mouvements sociaux contemporains, philosophe proche de Sartre, penseur du système capitaliste sans être économiste au sens habituel du terme : comment définir sa place, deux ans après sa mort ?

André Gorz occupe en France une place très particulière. L’itinéraire d’André Gorz, dont le nom d’état civil est Gérard Horst, est d’abord celui d’un étranger, un Autrichien qui choisit très tôt la nationalité française, et dont le parcours de penseur est marqué par le caractère autodidacte. Placé par sa mère à Zurich pendant la guerre en raison de ses ascendances juives, il suivit au départ une formation d’ingénieur chimiste, tout en se passionnant pour la philosophie, qu’il étudia seul, dans une perspective personnelle, pour réfléchir à ce qui le faisait souffrir dans ses rapports aux autres et au monde de l’époque. Il va ainsi se forger sa propre culture philosophique en bricolant — il aimait beaucoup ce terme — un système de valeurs qui le conduisit petit à petit à élaborer sa pensée et à ne plus pouvoir s’arrêter, chaque question en entraînant une autre ; mais le socle premier est de nature personnelle. Pour vivre, il est devenu journaliste, à Paris Presse d’abord, à l’Express ensuite en 1955, où il écrit sous le pseudonyme de Michel Bosquet, puis il participe à la fondation en 1964 avec Jean Daniel du Nouvel Obs.

Il y a deux ans, au moment de son décès, on a assisté à un regain d’intérêt pour la personne d’André Gorz, parce que le suicide du couple, et la Lettre à D. qui le précède, ont attiré l’attention sur lui, et ont remis en perspective son itinéraire ainsi que son compagnonnage avec Sartre. D’une certaine manière, ce suicide était un acte de liberté. Mais cet acte n’appartient qu’à Gérard et Dorine et à eux seuls. Et maintenant il y a un vrai regain d’intérêt pour son œuvre elle-même, accentué par l’actualité, car il se trouve que Gorz a produit des réflexions très pertinentes sur l’avenir du capitalisme, et que la crise actuelle, qui est une des plus grandes crises que le système capitaliste ait connues, donne une résonance presque prémonitoire à ses écrits.

Mais il occupera toujours une place à part. À la fois, on ne peut pas ne pas tenir compte de sa pensée, à cause de la pertinence et de la fécondité de ses analyses sur l’écologie et le capitalisme, mais en même temps on cherche presque à l’enfouir, tant sa pensée est radicale et subversive — il insistait d’ailleurs là-dessus, il disait que c’était là son seul pouvoir, et il assumait complètement le côté subversif de sa pensée.

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À quel titre se réfère-t-on aujourd’hui à la pensée d’André Gorz ? S’inscrit-il dans une perspective universitaire, comme une référence fondamentale pour penser l’écologie politique, couplé en ce sens avec Ivan Illich dont il était très proche, ou a-t-il une place à part entière dans le champ politique, comme matière à propositions pour repenser l’écologie au sein du champ politique ?

Progressivement, je pense que le monde universitaire va reconnaître son œuvre, qui est immense. C’était déjà le cas en 1988 avec Métamorphoses du travail, qui permettait de cerner les enjeux réels d’un certain nombre de débats de l’époque sur la place, le rôle et le sens du travail.

Dans le champ politique, si on sort un peu de la France, on s’aperçoit que c’est quelqu’un qui a énormément d’influence, notamment en Allemagne, chez les Grünen, mais également pour une certaine partie du SPD (le parti social-démocrate), qui se réfère à ses écrits théoriques aussi bien qu’à ses propositions. André Gorz concevait son travail comme un dialogue constant avec les mouvements sociaux, les partis politiques, les syndicats, mais aussi avec les mouvements militants — des premiers mouvements écologistes des années 70 jusqu’aux expériences actuelles des Systèmes d’Echanges Locaux1 ou celles du développement des logiciels libres. En France, il a été un compagnon de route de la CFDT pendant les années 1970, mais son indépendance d’esprit le plaçait parfois en porte-à-faux avec ses interlocuteurs, alors même qu’il avait une vraie estime et une vraie complicité avec eux (notamment Michel Rollant, Pierre Héritier, Fredo Krumnow, etc.). Pour prendre l’exemple de la CFDT, en 1980, André Gorz écrit un ouvrage assez connu, Adieux au prolétariat, qui a provoqué une polémique avec le secrétaire général de la CFDT de l’époque, Edmond Maire. Dans ce livre, André Gorz amorce sa réflexion sur la fin du travail : c’est un ouvrage dans lequel il perçoit l’émergence de ce qui l’appelle la « non classe des non travailleurs », c’est-à-dire de tous ceux qui n’arrivent plus, ou de moins en moins, à se reconnaître dans leur travail salarié. C’est un phénomène qui a pris énormément d’ampleur depuis, mais pour les syndicalistes, c’était absolument inaudible, parce que dire qu’on ne se reconnaît plus dans le travail, et en particulier dans le travail salarié, c’est un peu « saper » leur action, qui s’appuie avant tout sur le travail pour pouvoir continuer la lutte et les revendications.

La pensée d’André Gorz se soucie toujours d’articuler les données économiques à la question du vécu et du sens du travail. En ce sens, sa réflexion est moins strictement philosophique ou économique qu’anthropologique : il propose une vision humaine globale, qui se soucie de penser ensemble toutes les dimensions de l’activité humaine.

Oui, l’approche est toujours globale. André Gorz a été catalogué un peu rapidement comme un des théoriciens de la fin du travail, or il dit qu’on aura toujours besoin de travailler — là n’est pas la question — et que le travail au sens de « l’œuvre », de ce qu’on réalise, est un des moyens fondamentaux pour l’être humain de se réaliser lui-même. Il y a, selon lui, d’abord un débat sémantique sur ce qu’on appelle « travail ». C’est aussi une vision très anthropologique du travail qu’il met en avant.

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Sur ce sujet, lire André Gorz permet de repenser la question de la limitation de la durée du temps de travail, mais aussi peut-être les polémiques et crispations idéologiques très fortes qu’a suscitées la réforme des 35 heures, qui s’inscrivait pourtant dans une évolution historique de longue durée. Pour Gorz, il ne s’agit pas seulement de diminuer le temps de travail pour réduire le chômage en redistribuant l’emploi, mais de subordonner la question économique à une réflexion plus large sur le sens général du temps libre dans la société actuelle : comment faire en sorte que ce temps libre puisse engendrer une forme d’activité autonome, et pas simplement une plage de pure consommation passive, ou de divertissement ? La réduction du temps de travail est pensée plus largement comme la pièce centrale d’un droit du non-travail, aussi important que le droit du travail. Les polémiques suscitées par les 35 heures ne sont-elles pas dues en partie à la question sous-jacente du sens qu’on entend donner au temps libre, et plus généralement à l’activité humaine, qui doit dépasser le clivage entre emploi-activité d’une part, et oisiveté-consommation d’autre part ?

Concernant les 35 heures, il est statistiquement prouvé que cette réforme a eu un effet positif sur la création d’emploi. Des statisticiens sérieux ont montré qu’elle avait permis de créer ou de préserver environ 350 000 emplois à l’époque, ce qui n’est pas rien. Mais, encore une fois, on était, et on est toujours, dans une logique où il s’agit de créer de l’emploi salarié, et c’est là que se situe le décalage avec la façon dont Gorz envisage les choses. Cela dit, on a pu entendre deux types de critique vis-à-vis des 35 heures. Il y a eu la critique dite de droite, qui dit « les 35 heures dévalorisent le travail », ce que Sarkozy reprend aujourd’hui et essaye de réhabiliter, avec des slogans comme « travailler plus pour gagner plus ». Et puis il y a eu une autre critique, venue plutôt de gauche, qui était centrée sur le sens de ce temps libéré, en montrant que dans la société marchande actuelle, on ne peut occuper ce temps libéré que dès l’instant où l’on a un pouvoir d’achat suffisant.

Ça rejoint les critiques qui disaient : le temps gagné, c’est du temps en plus passé devant la télé...

Oui, pouvoir utiliser son temps et en profiter, aller au cinéma et se payer des vacances, tout cela suppose d’avoir des moyens. Ou d’avoir le temps de s’investir dans des réseaux sociaux et associatifs, mais on sait que cela concerne souvent la même catégorie de personnes, assez aisée. Et cette critique était effectivement très forte, car elle rejoignait ce que Gorz appelait de ses vœux, « une véritable politique du temps » : faire en sorte que l’on développe des actions et des infrastructures permettant une meilleure utilisation du temps libéré pour une implication dans la vie citoyenne qui soit favorable aux échanges sociaux. André Gorz a toujours mis l’accent sur l’idée qu’on ne pouvait pas penser la réduction du temps de travail sans en même temps élaborer et développer des « politiques du temps », c’est-à-dire se demander à quoi on utilise notre temps, et développer des activités qui ne soient pas subordonnées à la seule logique économique.

Cette réflexion sur la réduction du temps de travail est au centre de la pensée de Gorz sur une période qui va, en gros, du début des années 1980 au début des années 1990. Après, Gorz passe à un registre sensiblement différent, dans la mesure où il dit qu’aujourd’hui ce n’est plus le temps de travail qui peut mesurer la production de valeurs, parce que le travail — et là-dessus il rejoint ce

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que constatent certains économistes et sociologues — est de plus en plus intellectuel, que sa valeur est maintenant dépendante du savoir, de la connaissance, de l’innovation, comme des valeurs symboliques (marques, image, « aura » d’un objet) qui singularisent le produit. Tout cela fait qu’on ne peut plus mesurer la productivité sur la seule base du temps de travail. Cette perspective remet tout en cause : on ne peut plus alors s’appuyer sur la seule réduction du temps de travail, mais il faut faire en sorte que cette productivité globale puisse être redistribuée sous forme de revenus totalement déconnectés du travail, cette déconnection libérant un espace pour des activités qui n’ont pas une valeur au sens économique du terme mais participent à la richesse d’une société. Donc on voit bien qu’à partir du moment où Gorz propose d’instaurer un revenu déconnecté du travail, la question de la réduction du temps de travail prend un sens différent.

On a pu lire ces derniers mois, au début de la crise, un florilège d’articles qui annonçaient la sortie du capitalisme, en montrant la faillite du système, la fin d’une idéologie et d’une époque, la nécessité de tout repenser... Quelques mois plus tard, on voit que les choses sont plus complexes que cela, et qu’on pourrait tout aussi bien dire le contraire : cette crise marque une étape de plus dans la précarisation et la flexibilité du travail. En accroissant le chômage, elle vient renforcer la logique binaire opposant ceux qui ont un travail à ceux qui n’en ont pas, repoussant à un « après-crise » toute réflexion générale sur les conditions de travail, la souffrance physique mais aussi psychique, le vécu.

Oui, là on touche du doigt le fait que la pensée de Gorz est difficile à accepter. Gorz est quelqu’un avec lequel on peut être d’accord ou non, mais sur cette thèse-là — la disparition progressive du travail-emploi — il a globalement du mal à convaincre ou à se faire comprendre. Au-delà de l’aspect sémantique des choses — de quoi parle-t-on réellement quand on réfléchit sur le travail ? — sur lequel il est obligé de revenir constamment, l’incompréhension vient surtout de ce qu’on ne peut tout simplement pas accepter cette idée : notre société est tellement organisée autour du travail-emploi que le fait de dire « le travail-emploi est en train de disparaître » ne peut absolument pas être relayé sur le plan politique, parce que, pour aller vite, « c’est un peu effrayant ». Donc il y a très peu de gens qui osent dire qu’on ne retrouvera jamais le plein emploi, et que de toute façon, le système sur lequel on vit est en train de mourir. Or il se trouve que la crise majeure que l’on est en train de traverser donne une certaine consistance aux analyses d’André Gorz, et fait qu’on peut légitimement se demander s’il n’avait pas un peu raison. Notre société est à la croisée des chemins, elle se trouve à une bifurcation, et peut-être, comme Gorz l’exprimait lui-même, que « la sortie du capitalisme a déjà commencé »...

Mais peut-on dire réellement qu’elle a déjà commencé ? Il y a cette pensée très forte, chez André Gorz, d’une limite interne du capitalisme qui, en se perpétuant, crée lui-même sa propre extinction, faute de pouvoir entretenir indéfiniment la dynamique du « toujours plus ». Mais ses écrits nous montrent aussi que la sortie du capitalisme ne pourra venir que d’une impulsion politique très puissante : on ne peut se contenter d’espérer qu’une dégénérescence progressive du capitalisme entraîne à elle seule un changement des mentalités et amène les gens à repenser la nature du travail et la façon d’être ensemble. Si sortie il y a,

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celle-ci est indissociable d’une série de décisions collectives structurelles, comme par exemple la mise en place du revenu social inconditionnel. Ces mesures peuvent cependant paraître irréalisables, tant elles sont radicales et loin des schémas de pensée actuels. Si Gorz ne peut pas vraiment être qualifié d’utopiste — sa pensée se nourrissant d’une attention constante aux expérimentations sociales contemporaines (le développement des logiciels libres, les SEL ou les jardins partagés, par exemple) — il ne montre pas pour autant, au-delà de ces initiatives locales, quels sont les relais politiques ou les mouvements collectifs qui permettraient d’incarner la radicalité de sa pensée pour une « après société du travail »

Sur l’aspect politique, les partis écologistes, les Verts français et les Grünen allemands, sont assez clairement des relais politiques, en tout cas des traductions de la pensée d’André Gorz en propositions de mesures et d’actions. Si vous regardez le dernier livre de Daniel Cohn- Bendit avant la campagne européenne, Que faire ?, André Gorz est cité en référence dès le début de son ouvrage : Daniel Cohn-Bendit a été fondamentalement marqué par un texte d’André Gorz dans les années 1970, qui l’avait « converti » à l’écologie politique, et il dit la dette théorique qu’il a à son égard. On voit bien que dans cette veine-là, dans ces mouvements-là, Gorz est extrêmement lu, étudié et souvent suivi. Ecologica, de ce point de vue, est symbolique. Ce livre — qui est un recueil de textes récents et anciens — est paru après sa mort, mais c’est lui qui l’a entièrement conçu. Au moment où il pense cet ouvrage, qui regroupe plusieurs articles antérieurs, Gorz sait que sa mort est très proche, car la maladie de Dorine s’est aggravée, et que Dorine et lui s’étaient fait le serment de partir l’un avec l’autre. En concevant le livre Ecologica, il est donc en train de dire quel est le message qu’il veut laisser : il voulait donc clairement laisser la trace d’un pionnier de l’écologie politique, qui est aujourd’hui un mouvement de fond qui prend de l’ampleur.

Ce que vous dites sur la radicalité de sa pensée rejoint la question de l’utopie. Gorz est un utopiste au bon sens du terme : il refuse d’imaginer une société sans problème, sans histoire, sans conflit, mais il s’attache à pointer ce qui n’est pas possible maintenant, mais qui pourrait le devenir. Et je pense que, tout au long de son œuvre, Gorz est toujours sur ce registre-là : quand il analyse la fin du capitalisme, il est en même temps capable de montrer ce sur quoi on peut s’appuyer pour construire le dépassement du capitalisme.

Sur la question de la flexibilité du travail, la pensée de Gorz se structure autour de deux pôles : une flexibilité qui est synonyme de précarité, reposant sur une juxtaposition de petits boulots mal rémunérés, intégrés à un système dont le fonctionnement suppose la généralisation du travail temporaire, et, d’autre part, une diversification et une temporalisation nouvelle de l’activité de chaque individu, dont la finalité serait profondément humaine, actualisant l’idée que l’existence ne se réalise pleinement qu’à travers plusieurs dimensions et différents types de rapport au travail, qui débordent la catégorie du travail-emploi.

La pièce maîtresse de cette idée positive de flexibilité, c’est le revenu social suffisant. André Gorz s’est rallié au revenu d’existence suffisant au milieu des années 90, en renouvelant sa pensée, puisqu’il proposait jusque-là un revenu social qui soit simplement découplé du volume de travail, mais qui conservait un lien entre le revenu et le travail, alors que dans le « revenu d’existence »,

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il n’y a plus de lien entre le revenu social et le travail qu’on exécute. Le travail ne peut plus être une marchandise. En conséquence, les travailleurs ne sont plus condamnés, en quelque sorte, à ne rêver qu’à des marchandises.

C’est-à-dire concrètement qu’on ne demande plus rien en échange de ce revenu...

Il n’y a plus de contrepartie. Les travailleurs-citoyens peuvent enfin bénéficier des formidables gains de productivité dégagés par une automatisation croissante de la production puisque cette productivité est d’abord produite au niveau de la société tout entière. Gorz s’est finalement rallié à cette option, mais il l’a fait en argumentant, en montrant pourquoi on peut financer aujourd’hui un revenu qui soit déconnecté du travail : d’une part parce qu’aujourd’hui la productivité est de plus en plus per-formante, qu’on peut produire de plus en plus avec moins de travail et moins de capital. Donc il y a une hausse de la productivité sociale globale — ce n’est pas individuellement que les gens ont une certaine productivité, c’est l’ensemble des travailleurs qui fait qu’il y a une masse de productivité que l’on peut redistribuer sous la forme d’un revenu. D’autre part, Gorz dit que le fait d’attribuer un revenu de façon totalement inconditionnelle permettra de ne plus considérer le travail comme une marchandise, donc que les travailleurs ne seront plus dans l’obligation de vendre leur propre force de travail pour recevoir en échange un salaire qui leur permette de vivre. C’est seulement lorsque l’idée de gagner de l’argent pour pouvoir acheter des marchandises perdra de son attractivité que l’on s’acheminera vers la décroissance d’une société fondée uniquement sur la valeur d’échange.

L’idée que le revenu social reposerait sur une monnaie différente, déterminée seulement par la valeur d’usage, comme ce qui est expérimenté actuellement dans les SEL, s’inscrit-elle dans cette vision décroissante ?

Oui, et plus que cela : ce n’est pas que ce revenu « reposerait sur une monnaie différente », il serait lui-même cette monnaie différente. Il permettrait aux gens de ne plus vivre leur activité comme une marchandise, donc de rêver à d’autres choses qu’à des marchandises, et c’est en cela que le revenu d’existence serait une monnaie différente. On pourrait ainsi donner de la valeur à des formes d’échanges qui ne seraient pas uniquement des échanges marchands. Fondamentalement, pour Gorz, sortir du capitalisme, c’est diminuer le rôle de l’échange marchand, et faire émerger le plus possible des formes d’échanges qui ne passent ni par l’argent ni par la forme marchandise.

L’acheminement vers un autre système ne fait donc sens, pour Gorz, que si les désirs et l’imaginaire des individus évoluent également. On peut donc dire, en un sens, que la mise en place d’un revenu social minimum qui exigerait en contrepartie un travail quantifiable reste dans une logique redistributive qui ne change rien au système. En cela, la pensée de Gorz est beaucoup plus radicale qu’une pensée socialiste de redistribution ou de revenu minimum.

Cela dit, la question du revenu d’existence inconditionnel chemine à « bas bruit » dans la société, et la crise va forcément remettre en avant le débat autour du revenu d’existence.

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Comment articulez-vous de ce point de vue-là le RSA avec l’idée d’un revenu d’existence suffisant ? Est-ce pour vous un compromis nécessaire, une étape ?

Nous ne sommes pas sur le même niveau de débat et d’analyse. C’est donc une question difficile. Le RSA vise avant tout à lutter contre la pauvreté. Il est ciblé pour venir en aide à ceux dont les revenus sont insuffisants, y compris ceux qui ont une petite activité économique. Cela dit, et dans la perspective de votre question, une des dimensions qui me paraît très novatrice dans le RSA, c’est que ce dispositif prévoit de manière pérenne l’articulation de ressources qui proviennent de la solidarité avec celles qui proviennent de l’activité. Comme son nom l’indique, le RSA est une combinaison de différentes ressources qui peut se perpétuer aussi longtemps que nécessaire, contrairement à ce qui se passait avant, où il arrivait souvent que l’on sorte du revenu minimum pour y revenir ensuite faute d’avoir stabilisé sa situation sur le marché du travail. Le but est bien sûr de sortir du RSA, mais la possibilité de combiner des revenus d’activité et des revenus de solidarité de façon pérenne est une avancée fondamentale.

Mais cette combinaison, est-ce que ce n’est pas aussi un conditionnement ?

Oui, c’est pour cela que je vous disais qu’on ne se place pas ici dans la même perspective. Mais je ne suis pas sûr moi-même d’être complètement favorable à l’instauration d’un revenu d’existence. Gorz, lui, a soutenu ce choix-là, et il l’argumente de façon admirable. En même temps, il y a une phrase dans Ecologica, à propos du revenu d’existence, où il dit ceci : « Je ne pense pas que le revenu d’existence puisse être introduit graduellement et pacifiquement par une réforme décidée d’en haut2 ». Gorz est donc très affirmatif sur l’instauration de ce revenu d’existence, mais en même temps il suggère que celui-ci ne pourra voir le jour que s’il y a une crise majeure. Et d’une certaine manière, le contexte actuel peut laisser entendre que nous sommes entrés dans une phase de ce type. Gorz pense que cette évolution ne peut venir que d’en bas, d’un impératif exigé par la population, dans le cadre d’une crise — je n’ose pas dire d’une révolution, mais il y a un peu de ça dans la pensée de Gorz.

Le titre de votre livre qualifie Gorz de « penseur », pourquoi ?

Gorz est effectivement pour moi un penseur, car sa pensée crée une rupture. Un peu comme Marx ou Rousseau par exemple. Edgar Morin a animé une revue qui s’appelait Arguments, dont un des numéros posait la question suivante : « qu’est-ce qui distingue un intellectuel d’un penseur ? » La réponse est, en simplifiant : l’intellectuel produit un savoir, le penseur se sert de ce savoir pour créer une rupture dans la façon de penser les problèmes. Pour moi, on peut ranger André Gorz dans la catégorie des « penseurs », car son analyse de l’évolution du capitalisme et de son dépassement crée une véritable rupture, qui accompagne le mouvement de dépassement du capitalisme par l’écologie politique.

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On pourrait de ce point de vue reprendre la distinction entre « écologie politique » et « dévelop-pement durable ». Gorz montre bien que les positions les plus radicales écologiquement sont atteintes lorsqu’on part du social : c’est en pensant les apories actuelles du système capitaliste qu’on arrive à une position écologique extrêmement forte, peut-être plus forte que si l’on partait de considérations strictement environnementales.

D’une certaine manière, la question du développement durable, c’est de savoir quels sont les aménagements que l’on peut faire pour que le système puisse continuer, en étant plus respectueux de l’environnement. L’écologie politique est beaucoup plus radicale, plus subversive : elle est en rupture avec le système capitaliste lui-même. Gorz dit qu’il est venu à l’écologie politique par la critique du système de consommation opulent que génère le capitalisme, et au sein duquel il faut toujours entretenir la machine de la consommation et l’obsolescence des produits pour que le système de production continue à être viable.

Sur ce point, à nouveau, je trouve sa pensée extrêmement utile pour comprendre la situation politique actuelle, et notamment la forte attractivité que connaissent les partis écologistes. Gorz montre en effet que l’écologie est un domaine non homogène, et que la défense de l’environnement peut aussi bien mener, comme il le dit, au « pétainisme vert » qu’à une critique radicale de la société : l’écologie est politique par définition, ce n’est pas un domaine neutre qui relèverait du bon sens. Vous faisiez référence à l’importance de Gorz pour Daniel Cohn-Bendit : sans être très éloigné des principales idées de Gorz, il me semble cependant que son programme se situe bien plus du côté du développement durable que de l’écologie politique. On est plus dans le réaménagement, ou dans l’idée de rendre le capitalisme plus humain, que dans un discours de rupture.

Je pense que Daniel Cohn-Bendit est d’abord quelqu’un d’extrêmement pragmatique, qui est plutôt dans le registre du rapport de force politique, mais il cherche aussi à accompagner le mouvement qui fera que des prises de conscience s’opèrent dans la société. Le rapport de force entre les Verts et le PS est de ce point de vue-là très intéressant : si aujourd’hui les Verts sont en train de prendre autant d’espace politique, c’est parce que le PS est depuis ses origines ancré dans les classes populaires qui ont fini par s’en éloigner, et qu’il a du mal à se repenser, à changer « le logiciel » de son programme historique. C’est un parti qui défend encore le travail et l’emploi de façon extrêmement traditionnelle, et qui n’a pas réussi à accepter l’idée que le rapport au travail-emploi est en train de changer radicalement. Le PS est un parti qui est né de la classe ouvrière et qui a évolué en trouvant son assise électorale dans les classes moyennes salariées et supérieures, c’est-à-dire ceux qui ont véritablement bénéficié des aménagements apportés au capitalisme. Il n’arrive donc pas aujourd’hui à avoir une pensée et une programmation qui dépassent cela, et c’est vrai que c’est extrêmement difficile quand on a plus d’un siècle d’histoire derrière soi. D’une certaine manière, à gauche, seuls les Verts peuvent aujourd’hui rendre plus perceptibles les évolutions récentes et les enjeux majeurs à venir. C’est ce qui fait sans doute que, petit à petit, de plus en plus de personnes se disent « ah oui, peut-être que la voie est de ce côté-là ».

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Le terme de « solidarité », cher au PS, est d’ailleurs très peu employé par André Gorz. On sent que c’est pour lui un terme qui est de l’ordre de la redistribution du système capitaliste plus qu’un outil utile pour actualiser la rupture. La pensée du « suffisant » est en ce sens plus radicale que celle de la « solidarité ».

La décroissance que défend Gorz, dans une certaine acception de ce terme, c’est l’idée de ramener la sphère marchande, et donc les rapports économiques, à une proportion qui ne soit pas aussi envahissante qu’aujourd’hui. Le problème du raisonnement économique actuel, c’est que la question du « suffisant » est étrangère au raisonnement économique comme à son imaginaire. C’est pourquoi on essaye aujourd’hui d’introduire cette idée du suffisant en remettant en question le progrès. Mais Gorz ne dit pas qu’il faut remettre en question le progrès, ou le freiner, il dit qu’il doit surtout être correctement orienté, qu’on soit capable de dire vers quoi utiliser cette formidable capacité à produire. Une des difficultés mentales pour penser l’après capitalisme, c’est d’abord la difficulté à l’imaginer, la peur de perdre ce qu’on a déjà, mais encore, de manière plus régressive, la pensée que l’on va revenir à une société « d’avant », souvent idéalisée. Le capitalisme a aussi une dimension civilisatrice, qu’il faut savoir reconnaître, et que Gorz reconnaît. Mais en même temps, il montre que ce système-là est en train d’arriver à une limite tant interne qu’externe, qu’il « ne peut plus se reproduire » — c’est là son expression — et c’est en ce sens qu’il faut imaginer et organiser son dépassement.

À propos de la décroissance, l’expression « norme du suffisant » dit beaucoup de choses. Gorz ne parle pas de « loi » du suffisant, qui serait imposée d’en haut aux citoyens, et inversement, il ne prône pas une certaine éthique individuelle qui inciterait chacun à restreindre sa propre consommation et ses besoins — en cela d’ailleurs il se distingue nettement des mouvements de « simplicité volontaire » —, mais c’est bien la règlementation par la norme qui est ici pertinente. Dans cette idée de norme, Gorz pense une articulation très forte entre deux dimensions, collectives et individuelles : les décisions collectives sur le temps de travail, sur le revenu inconditionnel d’existence, mais aussi sur les infras-tructures — associations, crèches, théâtre, conservatoires, espaces sportifs — doivent permettent que le temps libre soit un temps riche d’activités, que la population ait à disposition un ensemble de moyens pour mener des activités qu’il qualifie d’« autonomes », trouvant en elles-mêmes leur fin. Il y a donc chez lui le souci de donner à l’exigence écologique un sens existentiel, qui soit pleinement vécu comme tel par les individus, et non simplement institué de manière bureaucratique par un aménagement de la production obéissant à l’impératif de « sauver la planète », ou par un repli communautaire sur une forme de société villageoise, comme on le lit parfois dans la pensée actuelle de la décroissance. Cette échelle-là n’est jamais valorisée par Gorz en tant que telle, c’est beaucoup plus complexe que cela. C’est une manière de vivre qui est en jeu, qui s’inscrit dans des structures et des mesures collectives permettant de s’approprier individuellement ce mode de vie institué par la « norme du suffisant ».

Oui, mais d’une certaine manière, le travail du politique, c’est d’essayer d’accompagner la réflexion et de donner du sens et un projet à la société, de lui faire partager une vision commune vers laquelle elle puisse avancer. Et c’est ce qui manque aujourd’hui en politique. Je crois que ce qui fait défaut aujourd’hui, en tout cas à gauche, c’est la capacité des partis politiques à proposer

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des visions de la société alors que des valeurs fondamentales sont en train de vaciller. Peut-être que « ralentir » en ce sens, ce serait prendre le temps de se donner des perspectives. Ce n’est pas ralentir pour ralentir, c’est ralentir pour voir loin, pour projeter, et c’est là le rôle du politique, de ce qu’on appelle « le » politique, qui implique les mouvements sociaux, les associations, les syndicats. Aujourd’hui les syndicats sont dans une configuration de repli sur le travail et de revendication sur le pouvoir d’achat. Ils devraient pouvoir oser aller vers d’autres domaines que la seule dimension du travail, essayer de penser leur action au-delà même du seul travail et de sa rémunération. Les gens « s’accrochent » au travail-emploi parce qu’il n’y a pas d’autres possibilités aujourd’hui pour se donner les moyens de vivre, voire dans des cas de plus en plus nombreux de subsister.

Je trouve qu’il y a chez Gorz un certain optimisme, qui est indéniablement, aussi, une force politique. Ce n’est pas un optimisme naïf, mais une forme de confiance réelle dans le sens du possible. Gorz a ce pouvoir de nous montrer que l’on peut raisonnablement avoir confiance, car cette confiance s’ancre dans certains signes qu’il vient pointer dans le présent, mais qui s’articulent aussi à ce qui nous fait défaut actuellement : la projection globale d’une certaine vision de la société pensée comme désirable.

Je pense que l’on rejoint sur ce point ce que l’on disait sur l’utopie. Gorz ne souhaite pas décrire un monde idéal, il produit une analyse extrêmement rigoureuse de l’évolution du système capitaliste tout en essayant de réfléchir aux conditions de son dépassement. Il y a chez lui ce souci du dialogue social pour essayer de faire émerger la perception que des choses fondamentales de la société sont en train de changer et que déjà des innovations sociales sont à l’œuvre, qui peuvent être à l’origine d’un système nouveau dès lors qu’on souhaite collectivement les amplifier. Et c’est ça qui fait qu’effectivement on a le sentiment que c’est une pensée positive. Tout un ensemble d’initiatives font qu’on arrive, petit à petit, à penser notre vie quotidienne différemment, et ce sont ces germes-là qui, si l’on y prête un peu d’attention et qu’on est capable de les entretenir, peuvent ouvrir une perspective, et faire naître une société radicalement différente.

Propos recueillis par Sarah Troche

Christophe Fourel est directeur général de l’Agence nouvelle des solidarités actives. Il a récemment fait paraître sous sa direction l’ouvrage collectif André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle (La Découverte 2009).

1 Les systèmes d’échange locaux (SEL) sont des associations au seins desquelles les adhérents mettent en commun leurs connaissances et compétences pour pratiquer des échanges multilatéraux de services, savoirs et biens, sans avoir recours à la monnaie gouvernementale. La monnaie d’échange est fictive et autonome, souvent basée sur le temps passé pour chaque service concerné. Pour une analyse des SEL par André Gorz, voir Misères du présent, Richesse du possible, Galilée, 1997, p. 165-175.

2 Ecologica, Galilée, 2008, p. 153.

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