Militer à l’İşçi Partisi · TİP et mouvement mené par Mihri Belli et Hikmet Kıvılcımlı, soutenu par Doğu Perinçek. MHP : Milliyetçi Hareket Partisi, Parti de l’Action
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Mémoire de recherche pour le DEA de Relations Internationales de l’Université Paris I
Militer à l’İşçi Partisi
Multiplicité des carrières militantes, modes d’activation et de conversion des ressources
dans un parti politique turc ne donnant pas accès aux rétributions électorales
Présenté par Benjamin Gourisse
Sous la direction de Monsieur le Professeur
Gilles Dorronsoro
Septembre 2005
1
Résumé du mémoire ____________________________
Le but de ce travail de recherche est d’apporter une modeste contribution à la
sociologie du militantisme et de la conversion des ressources en étudiant les types de carrières
et les mécanismes de conversion et d’accumulation des ressources dans un parti politique turc
n’offrant pas de rétribution électorale à ses membres.
Concrètement, on s’attache à isoler et expliquer les ressources « légitimes » et les
mécanismes de conversion de celles-ci à l’İşçi Partisi (İP), parti politique ultra-minoritaire que
l’on peut situer, dans une perspective davantage relationnelle que classificatoire, comme
participant au système d’action « nationaliste – souverainiste » du champ politique turc.
Grâce à l’étude des dispositions individuelles et de leur mobilisation par
l’organisation, notamment par l’inculcation d’une socialisation politique secondaire et d’un
ethos commun au groupe militant, on cerne les déterminants de l’engagement à l’İP ainsi que
les trajectoires sociales des participants. Ce faisant, on repère les ressources sociales pré-
partisanes légitimes aux yeux de la direction du parti et l’actualisation par celle-ci des
prédispositions de chacun.
La seconde partie est consacrée aux stratégies d’accumulation et de conversion
proprement dites des ressources des agents. Ici, la multiplicité des divers types de carrières
proposées par le parti est mise en regard des profils sociaux des agents, afin d’expliquer leurs
stratégies et les rétributions que confère l’activité partisane.
On découvre alors que si le parti offre des opportunités de carrière et d’accumulation
des savoir-faire, il s’avère particulièrement difficile pour ces militants et cadres de
l’organisation, « labellisés » İP, de reconvertir (ou si l’on préfère, transférer) dans d’autres
secteurs sociaux, ou même au sein d’une autre organisation du champ politique turc, le capital
politique ou militant constitué. Ainsi, l’étude des carrières à l’İP a l’avantage de renseigner
indirectement sur la nature, nécessairement circulaire, du « cadre de conversion » des
ressources sociales des participants.
2
« L’université n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans
ce mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. »
3
Remerciements
________________________
Ce travail de recherche a été dirigé par Gilles Dorronsoro, à qui j’adresse mes plus sincères
remerciements pour la confiance qu’il m’a témoignée et la façon dont il a accompagné,
humainement et scientifiquement, la réalisation de ce travail.
Je tiens également à remercier tous ceux qui ont contribué de près ou de loin à la réalisation
de cette recherche : Jean Louis Balans, qui m’a permis de me rendre en Turquie pour une
année « post diplôme » de l’IEP de Bordeaux ; Jean-François Pérouse, qui a contribué au
choix et à la définition du sujet traité ici ; Laurent Godmer, pour ses conseils, la qualité de sa
relecture du mémoire et la pertinence ses remarques ; Nikos Sigalas, qui par son éclectisme et
la finesse de ses réflexions, a représenté un modèle de rigueur intellectuelle influent pendant
toute la durée de la recherche.
Enfin, cette recherche et le travail de terrain mené de décembre 2003 à mai 2004 ont été
rendus possibles grâce à l’accueil de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes, qu’il trouve ici
l’expression de ma gratitude.
Enfin, que tous mes interlocuteurs et enquêtés de l’İP reçoivent ma reconnaissance pour avoir
accepté de m’accorder un peu de leur temps et de répondre à mes questions.
4
Note sur la prononciation du turc
________________________________________
ı est une voyelle intermédiaire entre i et é.
ö se prononce « eu », comme dans « peu ».
u se prononce « ou ».
ü se prononce « u » comme dans « tu ».
c se prononce « dj » comme dans « djellaba ».
ç se prononce « tch » comme dans « tchèque ».
g est toujours dur, comme dans « gramme ».
ğ ne se prononce pas, se rapproche du h français et prolonge la voyelle qui le précède.
h est expiré.
s est toujours dur, comme dans « dessus ».
ş se prononce « ch » comme dans « château ».
y est une consonne, il se prononce comme dans « yoga ».
5
Liste des abréviations
______________________________
ADD : Atatürkçü Düşünce Derneği, Association de Pensée Atatürkiste.
ANAP : Anavatan Partisi, Parti de la Mère Patrie, président : Erkan Mumcu. Parti de centre
droit (tendance libérale) fondé en 1983, longtemps dirigé par Turgut Özal, premier
ministre de 1983 à 1989 puis président de la république de Turquie de 1989 au 17 avril
1993, date de sa mort.
ASD : Aydınlık Sosyalist Dergi, Revue Socialiste Clarté.
ATO : Ankara Ticaret Odası, Chambre de Commerce d’Ankara.
BBP : Büyük Birlik Partisi, Parti de la Grande Unité, président : Muhsin Yazıcıoğlu.
CHP : Cumhurriyet Halk Parti, Parti Républicain du Peuple, président Deniz Baykal.
CYDD : Cağdaş Yaşama Destek Derneği, Association de Soutien à la Vie Moderne.
Dev-Genç : Devrimci Gençlik, Jeunesse Révolutionnaire.
Dev Güç: Devrimci Güç, Force Révolutionnaire, groupuscule un temps présidé par Doğu
Perinçek.
DGM : Devlet Güvenlik Makhemesi, Tribunal de Sécurité de l’Etat.
DHKP-C : Devrimci Halk Kurtuluş Parti-Cephesi, Parti-Front Populaire de Libération
Révolutionnaire.
DP : Demokrat Parti, Parti Démocrate.
DSP : Demokrat Sol Partisi, Parti Démocrate de Gauche, président : Zeki Sezer (longtemps
présidé par Bülent Ecevit).
DYP : Doğru Yol Partisi, Parti de la Juste Voie, président : Mehmet Ağar (longtemps présidé
par Tansu Çiller, premier ministre de 1993 à 1996 et numéro deux du gouvernement
de 1996 à 1997 aux côtés de N. Erbakan du Refah Partisi). Parti se réclamant de
l’héritage du Demokrat Parti (DP), au pouvoir de 1950 à 1961 avec A. Menderes, et
de l’Adalet Parti (AP, Parti de la Justice), au pouvoir pendant les années 70 avec S.
Demirel.
FKF : Fikir Külüpleri Federasiyonu, Fédération des Clubs d’Idée, elle deviendra Dev Genç en
1969.
GP : Genç Parti, Parti Jeune, président : Cem Uzan.
6
İP : İşçi Partisi, Parti du Travailleur, président : Doğu Perinçek.
KKTC : Küzey Kibris Türk Cumhurriyeti, République Turque de Chypre Nord.
MDD : Milli Demokratik Devrim, Révolution Démocratique Nationale, voie prônée au sein du
TİP et mouvement mené par Mihri Belli et Hikmet Kıvılcımlı, soutenu par Doğu Perinçek.
MHP : Milliyetçi Hareket Partisi, Parti de l’Action Nationaliste, président: Devlet Bahçeli.
MİT : Milli İstihbarat Teşkilâtı, Organisation de l’Intelligence Nationale.
ODTÜ : Orta Doğu Teknik Üniversitesi, Université Technique du Moyen Orient.
ONG : Organisation Non Gouvernementale.
ÖG : Öncü Gençlik, Jeunesse d’avant-garde, section de jeunesse de l’İP.
PCF : Parti Communiste Français.
PDA : Proleter Devrimci Aydınlık, Clarté prolétaire Révolutionnaire, revue fondée en janvier
1970 par des dissidents du Dev-Genç, en majorité MDDistes, dont Doğu Perinçek,
leader de l’İP.
PKK : Partiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978 et
dirigé par Abdullah Öcalan, emprisonné depuis le 15 février 1999.
SD : Sosyalist Devrim, Révolution Socialiste, voie défendue par la présidence du TİP
(Mehmet Ali Aybar) dans les années 1960 contre le mouvement MDD.
SP : Sosyalist Parti, Parti Socialiste, parti fondé en 1989 par des proches de Perinçek alors
interdit d’activités politiques. Fermé en 1992 lors de la fondation de l’İP.
SHP: Sosyaldemokrat Halk partisi, Parti Social-démocrate du peuple. Président : Murat
Karayalçın.
TBMM : Türkiye Büyük Millet Meclisi, Grande assemblée nationale de Turquie.
THKP-C : Türkiye Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi, Parti-Front Populaire de Libération de la
Turquie, fondé en 1971 et présidé par Mahir Cayan, il est fermé en avril 1972, après
l’exécution de Cayan le 30 mars 1972 par l’armée. Dev Yol (Devrimci Yol, Voie
Révolutionnaire) puis Dev Sol (Devrimci Sol, Gauche Révolutionnaire) lui
succèderont.
TİİKP : Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi, Parti Révolutionnaire Ouvrier Paysan de Turquie,
parti illégal fondé en 1971 par les membres de PDA, dont Doğu Perinçek.
TİKKO : Türkiye İşçi Köylü Kurtuluş Ordusu, Armée Turque de Libération des Paysans et
des Travailleurs
TİKP : Türkiye İsçi Köylü Partisi, Parti Ouvrier Paysan de Turquie, parti légal fondé en 1978
par les membres du TİİKP. Dirigé par Doğu Perinçek.
7
TİP : Türkiye İşçi Partisi, Parti Ouvrier de Turquie. Parti fondé en 1961 et fermé lors du coup
d’Etat du 12 septembre 1980. Présidé notamment par Mehmet Ali Aybar de 1962 à
1969, puis par Ayşe Boran dans les années 70.
TKP : Türk Komünist Parti, parti Communiste turc.
TKP-ML : Türk Komünist Parti – Maoïst Leninist, Parti Communiste Turc – Maoïste
Léniniste
TÜSİAD : Türk Sanayicileri ve İşadamları Derneği, Association des Industries et des
Entreprises de Turquie.
8
10 février 2004, Rauf Denktaş, président de la République Turque de Chypre Nord
(K.K.T.C) est à New York pour négocier le plan Annan avec le président grec
Papadhópoulos. Pour cette occasion, l’İşçi Partisi (İP) lui manifeste son soutien en mobilisant
ses membres à Tepebaşı1. Un chapiteau est dressé, une permanence à ciel ouvert voit le jour,
des pancartes sont placées tout autour de cette place voisine du siège stambouliote du parti.
Les militants jurent de veiller le nombre de nuits nécessaire pour accueillir le « héros
national » lors de son hypothétique passage à İstanbul une fois les négociations terminées. Les
couleurs rouges et blanches du drapeau national turc sont omniprésentes, un service d’ordre a
été improvisé et partout où le regard du visiteur se pose, on peut lire « Dayan Denktaş, uyan
Türkiye » (« Résiste Denktaş, réveille toi Turquie »)2 ou encore « Kıbrıs’ı veren, Türkiye’yi
de verir » (« Ceux qui donnent Chypre donneront aussi la Turquie »). Le soir venu, les plus
courageux des militants et les « cadres » du parti se rassemblent sous la tonnelle pour écouter
un concert de musique traditionnelle, tous attendent l’intervention de trois personnages qui
doivent informer de l’évolution des négociations avant l’épreuve de la nuit. Le moment venu,
une trentaine de militants, jeunes et vieux, sont présents, le responsable du parti à Istanbul
prend la parole. Il relate le déroulement des négociations new-yorkaises, estime d’une façon
pessimiste les chances de victoire du camp national et passe la parole à son voisin, un
syndicaliste bien connu dans le parti pour avoir participé à de nombreux événements depuis
1968, et devenu pour l’occasion le représentant de la tradition « sociale – nationaliste » dans
laquelle le parti se positionne depuis ses débuts. Il fustige « l’impérialisme américain » et ses
exactions en Irak, dénonce les basses manœuvres de l’Union Européenne et en profite pour
exposer les bienfaits de « l’Eurasie », vague projet du parti censé répondre à l’Union
Européenne et aux Etats-Unis par une alliance des peuples « de l’Adriatique à la mer de
Chine », puissances désignées du XXI° siècle. La soirée continua, l’attente dura trois jours et
trois nuits de veille. Rauf Denktaş ne passa pas saluer ses fervents supporters de l’İP, ultra
minoritaires dans le champ politique turc.
1 Observation menée par l’auteur, à Tepebaşı, İstanbul, les 10, 11, 12 février 2004. 2 Sauf mention contraire, les traductions de turc en langue française sont effectuées par nos soins.
9
A. Les problèmes méthodologiques rencontrés
Comme le suggèrent les quelques lignes précédentes illustrant un aspect du répertoire
d’action collective du parti, le groupe militant peut attirer l’attention de qui veut comprendre
les logiques de l’engagement et de l’investissement de structures partisanes dans un parti
minoritaire du champ politique turc. Mais la question des sources disponibles sur le sujet se
pose, notamment afin d’apprécier la faisabilité d’un tel axe de recherche.
Les sources primaires abondent, tant le parti est soucieux de médiatiser ses activités
d’une façon ou d’une autre. Les organes de presse du parti permettent de se familiariser avec
le discours de l’organisation, le registre du discours utilisé, ainsi qu’avec les principaux
éditorialistes et essayistes participant aux activités médiatiques de l’İP. Hebdomadaires,
bihebdomadaires ou mensuelles, les revues du parti sont nombreuses et diversifiées : Aydınlık
(la lumière), un hebdomadaire d’actualité ; le mensuel Teori, qui est certainement la revue la
plus « prestigieuse » avec des analyses de fond sur le système social, politique et économique
de la Turquie ; et Bilim ve Ütopya (science et utopie), une revue à caractère scientifique et
parfois polémique. Ces trois revues sont disponibles dans les kiosques. Öncü Gençlik (la
jeunesse d’avant-garde) est une revue éponyme de la section de jeunesse du parti, sa diffusion
est interne. Enfin, l’İP participe à la parution d’autres revues telle la Gençlik Cephesi (front de
la jeunesse) avec des partis participant au même système d’action.
Le site Internet du parti3 propose lui aussi de nombreuses analyses politiques, et recense les
événements organisés par le parti et les groupes qui lui sont proches. Enfin, les tracts,
programmes et déclarations de principe lors d’élections peuvent eux aussi être exploités. Les
archives sont inaccessibles, à fortiori pour un étudiant étranger.
La presse turque, notamment à l’approche d’élections, diffuse un grand nombre
d’informations sur les partis politiques, leur préparation aux scrutins, les luttes internes, les
stratégies de tel ou tel homme politique important. Malheureusement, elle n’a consacré que
trois articles4 à l’İP lors des dernières élections municipales pour citer les noms des candidats
de chaque parti, opération obligatoire en ces périodes. Parfois, elle relate les prises de parole
3 www.ip.org.tr 4 Nous nous appuyons ici sur un travail quotidien de revue de presse mené sur 10 quotidiens nationaux à l’occasion des élections municipales du 28 mars 2004, dans le cadre d’un groupe de recherche de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes (IFEA), Istanbul, de janvier à mai 2004. « Ülkü Ocakları Kızıl Elma Koalisiyonu’ndan Cekiliyor », Zaman, 13 janvier 2004, p.3. « İP’nin İstanbul adayı Ünal Erdoğan » (le candidat de l’İP à Istanbul est Ünal Erdoğan), Cumhurriyet, 23 février 2004, p. 4. « İP Zeytinburnu adayı bekler » (l’İP attend le candidat de Zeytinburnu), Cumhurriyet, 7 mars 2004, p. 6.
10
publiques de Doğu Perinçek, le président du parti devenu maître dans le maniement du
scandale médiatique, ce qui donne à l’investigation assez peu de données exploitables.
L’İşçi Partisi n’a jamais dépassé les 0,6%. En ce sens, c’est un « petit parti »5.
Néanmoins, il offre à l’observateur soucieux de découvrir son mode de fonctionnement et ses
logiques internes nombre de particularités dont le peu de travaux universitaires et d’ouvrages
de nature soit sociologique, soit historique qui lui sont consacrés ne rend pas compte. Ergun
Aydınoğlu, dans sa thèse de doctorat consacrée à la gauche turque dans les année soixante
(1960-1971)6 s’attarde sur l’existence du courant MDD (Milli Demokratik Devrim,
Révolution Démocratique nationale), mais ne fait qu’évoquer les partis et organes de presse
dont il accoucha et dans lesquels les futurs fondateurs de l’İP ont fait leurs premières armes.
Tarik Zafer Tunaya, n’en fait pas plus de cas dans son Türkiye’de siyasal partiler7 (Les Partis
Politiques en Turquie) et si l’on devine les orientations « idéologiques » du parti, rien n’est dit
sur son organisation ou son histoire. Les ouvrages turcs à caractère scientifique consacrés au
champ politique turc des années 1960 et 19708, tout comme ceux guidés par des
problématiques portant sur des objets plus contemporains9 ignorent le groupe de militant sur
lequel nous travaillons. Rien n’existe en langue française et si la littérature scientifique de
langue anglaise compte quelques ouvrages consacrés aux partis politiques turcs (dont le
Politics, Parties and Elections in Turkey regroupant des contributions sous la direction de
Sabri Sayari et Yilmaz Esmer, ou encore le Political parties in Turkey de Barry Rubin et
Metin Hepper10), aucun ne consacre la moindre page au parti qui nous intéresse ici. Nous
devons aussi évoquer l’existence d’un mémoire de fin d’études de l’université Galatasaray, les
partis politiques turcs et l’Europe, qui étudie les arguments de chacun d’eux en faveur de
5 Laurent (A.), Villaba (B.) (dir.), Les petits partis, de la petitesse en politique, l’Harmattan coll. logiques politiques. 6 Aydınoğlu (E.), La gauche turque dans les années soixante (1960-1971), thèse pour le doctorat de l’Université Paris I, avril 1993. 7 Tunaya (T. Z.), Türkiye’de Siyasal Partiler, Istanbul, Hürriyet Vakfı Yayınları, 1986. 8Avec par exemple : Feyizoğlu, Turhan, FKF. Fikir Kulüpleri Federasyonu. Demokrasi mücadelesinde sosyalist bir öğrenci hareketi, Istanbul, Ozan Yayıncılık, 2002 ; Lipovsky, Igor P., The Socialist Movement in Turkey. 1960-1980, Leiden, E. J. Brill, 1992 ; Mardin, Şerif, "Youth and Violence in Turkey", International Social Science Journal, vol. 1 n° 2, 1977, pp. 229-254; Ünsal, Artun, Türkiye İşçi Partisi (1961-1971). Umuttan yalnızlığa, Istanbul, Tarih Vakfı Yurt Yayınları. 9 Dorronsoro (G.) (dir.), La Turquie conteste, à paraître; Dumont (P.), Georgeon, François (dir.), La Turquie au seuil de l'Europe, Paris, L'Harmattan, 1991; Güneş-Ayata, Ayşe « Gecekondularda Kimlik Sorunu, Dayanışma Örüntüleri ve Hemşehrilik », Toplum ve Bilim, n° 51/52, 1990, 9-101; Hatiboğlu, Tahir, Eylül üniversitesi, Ankara, Selvi Yayınları, 1990; Helvacı, Nevzat, « 12 Eylül dönemi ve sonrası insan hakları sorunları » in Yüzyıl biterken Cumhuriyet dönemi Türkiye Ansiklopedisi, Istanbul, Iletişim Yayınları, vol. 13, pp. 720-731,1996; Massicard, Elise, Construction identitaire, mobilisation et territorialité politique : le mouvement aléviste en Turquie et en Allemagne depuis la fin des années 1980, thèse de doctorat en science politique, (dir. Gilles Kepel), IEP de Paris, 2002 ; Özen, Haldun, Entelektüelin dramı. 12 Eylül'ün cadı kazanı, Ankara, Imge Kitabevi, 2002. 10 Rubin (B.), Hepper (M.), Political parties in Turkey, Londres, Frank Cass, 2002.
11
l’intégration ou non de la Turquie à l’UE. Des étudiants du département francophone de
sciences politiques et administratives de l’Université de Marmara ont réalisé un travail de
recherche d’une vingtaine de pages, avec notre collaboration, sur le programme économique,
social et les prises de position en politique internationale de l’İşçi Partisi. Une autre étudiante
a consacré son mémoire de maîtrise à la conception de l’Etat nation en Turquie avec pour
exemplification, le cas de l’İP. Ces travaux11, réalisés en mai 2004, permettent de mettre à
plat le programme du parti et s’avèrent être des premiers pas dans le travail de déconstruction
du discours des acteurs de l’İP.
C’est donc avec de grandes difficultés que l’İP peut être abordé, on ne le connaît pas,
on ne peut le comprendre qu’en regroupant des sources disparates et fragmentaires. Les
dictionnaires et encyclopédies consacrées aux partis politiques ou à la gauche turque
permettent d’effectuer certains rapprochements. On pense ici au Türkiye Solu Sözlüğü
(dictionnaire de la gauche turque) de Inönü Alpat12 dans lequel sont regroupés des
développements allant de quelques lignes à quelques pages dédiés aux personnalités,
syndicats, partis, organisations légales ou non de gauche. La Sosyalizm ve toplumsal
mücadeleler ansiklopedisi13 (encyclopédie du socialisme et des luttes sociales) constitue en
ce domaine une référence incontournable puisque les volumes six et sept traitent entièrement
de la gauche turque de la fin de l’empire Ottoman à la décennie 1980. Elle s’avère
particulièrement précieuse pour reconstituer certains parcours de militants, ou l’histoire des
scissions et recompositions de groupes aux idéologies proches. Cependant, on comprend très
rapidement que le travail d’observation et les entretiens sur le terrain seront les seules sources
d’informations conséquentes.
B. Problématique et axes de recherches
Un travail de recherche consacré au militantisme dans un parti politique nécessite de
s’aventurer dans des domaines déjà balisés par la sociologie politique européenne et nord
américaine et il faut s’intéresser aux travaux de chercheurs français ou anglo-saxons pour
11 Cakır (B.), Yıldırım (M.), Civelek (D.), Le Parti Ouvrier en Turquie, travail élaboré pour le cours de monsieur le professeur Laurent Godmer, Département Français de Sciences Politiques et Administratives de l’Université de Marmara, Istanbul, mai 2004. Aksu (C.), Le Parti Ouvrier. Etat nation(aliste) contre l’union européenne, mémoire de fin d’études, Département Français de Sciences Politiques et Administratives de l’Université de Marmara, Istanbul, juin 2004. 12 Alpat, Inönü, Türkiye Solu Sözlüğü, Istanbul, Mayıs yayınları, 2003. 13 Sosyalizm ve toplumsal mücadeleler ansiklopedisi (encyclopédie du socialisme et des luttes sociales), İletişim Yayınları, 1988.
12
trouver des grilles d’interprétation et des outils d’analyse précieux. Concernant l’action
collective et l’étude des mouvements sociaux, outre les ouvrages fondateurs d’Obershall14
(Social Conflict and Social Movements, 1973) et d’Olson15 (Logique de l’action collective,
première édition 1965), il existe nombre d’ouvrages aux orientations diverses s’intéressant à
la question de l’engagement et des mobilisations collectives.
Olivier Fillieule16 qui a dirigé une Sociologie de la protestation. Les formes de
l’action collective dans la France contemporaine, et est l’auteur de Stratégies de la rue. Les
manifestations en France, et en collaboration avec Cécile Péchu17, de Lutter ensemble. Les
théories de l’action collective, est avec Johanna Siméant18 (La cause des sans-papiers, et en
collaboration avec Pascal Dauvin Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au
terrain) un des auteurs français contemporains offrant le plus de pistes méthodologiques sur le
sujet. Patrice Mann19(L’action collective. Mobilisation et organisation des minorités actives)
Erik Neveu20 (Sociologie des mouvements sociaux) ou encore François Chazel21 avec son
Action collective et mouvements sociaux sont eux aussi des sources fort utiles dans la
compréhension du militantisme et de l’action publique. Bien que les sujets traités par ces
auteurs puissent paraître éloignés de celui choisi ici, ils constituent une aide théorique et
méthodologique précieuse. Evoquons également Charles Tilly22 et sa définition du
« répertoire d’action » qui constitue un outil conceptuel heuristique dans l’étude du groupe
que nous allons mener.
Concernant l’étude des organisations, le modèle stratégique choisit par Michel Crozier et
Erhard Friedberg confère une vision heuristique des relations de pouvoir et des structures
lourdes de l’organisation. Mais c’est d’une organisation partisane dont il est question ici.
L’ouvrage pionnier de Michel Offerlé23, ainsi que les orientations de Frédéric Sawicki (Les
réseaux du Parti Socialiste24) donnent une importance bien plus grande que dans la sociologie
14 Obershall (A.), Social Conflict and Socail Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973. 15 Olson (M.), Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978. 16 Fillieule (O.) (dir.), Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1993. Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. 17 Fillieule (O.), Péchu (C.), Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, L’Harmattan, 1993. 18 Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, Siméant (J.), Dauvin (P.), Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002. 19 Mann (P.), L’action collective. Mobilisation et organisation des minorités actives, Paris, Armand Colin, 1991. 20 Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1996. 21 Chazel (F.), Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993. 22 Tilly (C.), La France conteste. De 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986. From Mobilization to Revolution, Reading, Addison-Wesley, 1978. 23 Offerlé (M.), les partis politiques, PUF, coll. que sais-je, 1987. 24 Sawicki, Frédéric, Les réseaux du Parti Socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997.
13
classique des partis politiques aux relations intra partisanes, aux réseaux de sociabilité noués
au sein de l’organisation, aux rapports de pouvoir régulant la vie du parti politique.
Enfin, prétendre étudier le militantisme politique sans se pencher sur la socialisation
primaire ou secondaire de ceux qui décident de s’engager serait un non-sens25. Anne Muxel
interroge intelligemment les héritages, expériences, filiations générationnelles et contextes
pour comprendre l’expérience politique des jeunes. « Entre héritage et expérimentation. Entre
identification et novation. Telles sont les bornes de leur expérience politique »26, déclare-t-
elle à la fin de son introduction. Les pistes qu’elle trace doivent guider la présente recherche,
tant la socialisation des individus et l’importance qu’on lui accorde doivent être maniées avec
précaution. Mais c’est peut-être avec Annick Percheron, qui a consacré sa carrière à l’étude de
la socialisation politique, que ce domaine a véritablement progressé. L’auteur invite dans La
socialisation Politique à une évaluation raisonnée du rôle de la socialisation. « Envisager la
socialisation comme processus formateur de grille de lecture, de prédispositions, d’attitudes
profondes, c’est plaider en faveur de la persistance. Mais penser que les effets de la première
socialisation ne s’effacent jamais complètement, ce n’est pas rejeter l’idée qu’une partie de
l’identité et de la compétence du sujet puisse se transformer ni refuser qu’une même
prédisposition puisse à des moments, dans des circonstances autres, produire des
comportements dissemblables »27. En ce sens, l’individu est porteur de multiples dispositions,
acquises lors de ses expériences du monde social28. Idée que retient Alfredo Joignant qui,
dans un article de la Revue Française de Science Politique, encourage à la tenue d’un agenda
de recherche plus ambitieux prenant en compte les « facteurs politiques », les « cadres de la
socialisation », les « variables sociales » (caractéristiques spatiales, valeurs, et institutions
sociales), et « le niveau individuel d’analyse » (dynamiques psychosociologiques sous-
jacentes), dans une optique interdisciplinaire29.
25 Boltanski (L.), L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990 ; Boy (D.), « Origine sociale et comportement politique », Revue française de science politique, 19 (1), p. 73-102 ; Durkheim, Emile, Education et sociologie, Paris, PUF, 1966 ; Dubar (C.), La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, A. Colin, 1991 ; Merelman (R.M.), « The Family and Political Socialization : Toward a theory of exchange », Journal of politics, vol. 42, n° 2, mai 1980 ; Miller (S.D.), Sears (D.O.), “Stability and Change in Social Tolerance: A Test of The Persistence Hypothesis”, American Journal of political science, vol. 30, n° 1, février 1986 ; Mayer (N.), Muxel (A.), La socialisation politique, Paris, A. Colin, 1993 ; Percheron (A.), La socialisation Politique, Paris, Armand Colin, 1993 ; Piaget (J.), Le jugement moral chez l’enfant, Paris, PUF, 1932 ; Piaget (J.), La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1992 ; 26 Muxel (A.), L’expérience politique des jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, p.16. 27 Percheron (A.), La socialisation politique, Paris, Armand Colin, 1993, p.192. 28 Lahire (B.), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998. 29 Joignant (A.), “La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche”, Revue française de science politique, 47 (5), 1997.
14
S’intéresser aux carrières militantes nous amène aussi à observer la division du travail au sein
de l’organisation et à nous pencher sur les théories de la participation au champ politique.
Daniel Gaxie30, de nombreux articles de Pierre Bourdieu31 dans la revue Actes de la
recherche en sciences sociales, et la sociologie des rôles sociaux développée par Jacques
Lagroye32 nous guideront dans cette entreprise.
Au regard des évolutions récentes des problématiques concernant le militantisme et les partis
politiques, nous intéresser, comme nous allons le faire, aux relations qu’entretiennent le type
d’engagement33 et les ressources des acteurs renseignera quant aux déterminants et aux
conséquences dans les carrières individuelles du militantisme dans un parti politique turc
pendant la période 1990 - 2005.
L’étude des carrières militantes à l’İşçi Partisi offre à la recherche un ensemble de
pratiques, de sociabilités et de formes d’actions particulières par leur activation, leur
structuration et leur type d’activation. Autant de spécificités qui nous ont convaincu d’oublier
les conceptions substantialistes des partis politiques et de leur préférer une étude approfondie
sur les façons dont ces organisations sont investies, utilisées et pratiquées dans les calculs
d’agents désireux d’en tirer des avantages de tous types. Précisons qu’il n’est pas question de
céder à la vision caricaturale d’un entendement économiciste et utilitariste des pratiques des
30 Gaxie, (D.), Les professionnels de la politique, Paris, PUF, 1973. Gaxie, Daniel, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, n°27 fevrier 1977, pp.123-154. Gaxie, (D.), « Les logiques du recrutement politique », Revue française de science politique, vol. 30, n° 1, 1980. Gaxie, (D.), « Les facteurs sociaux de la carrière gouvernementale sous la V° République de 1959 à 1981 », Revue française de sociologie, 24 (3), 1983. Gaxie (D.), Offerlé, (M.), « Les militants syndicaux et associatifs au pouvoir », in Birnbaum, Pierre, Les élites socialistes au pouvoir, Paris, PUF, 1985. 31 Bourdieu, Pierre, « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales (ARSS), 1981, 36-37. Bourdieu, (P.), « l’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986.Bourdieu (P.), « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°16, p. 55-89. Bourdieu (P.), « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales, n°31 janvier 1980. Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980. 32 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), Sociologie politique , presses de Sciences Po et Dalloz, Paris, 2002. 33 Agrikolianski (E.), « Carrières militantes et vocations à la morale : les militants de la Ligue des droits de l’homme dans les années 1980 », Revue française de science politique, vol. 51, n°1-2, 2001, pp. 27-46 ; Berlivet (L.), Sawicki (F.), « La foi dans l’engagement, les militants syndicalistes CFDT de Bretagne dans l’après guerre », n° 27, Politix, 1994, p. 111-142 ; Collovald (A.) (dir), L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002 ; Denis (J-M.), « Les syndicalistes de SUD-PTT : des entrepreneurs de morale ? », Sociologie du travail, vol. 45, n°3, 2003, pp. 307-325 ; Hirschman (A.), Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, coll. « Espace du politique », 1983 ; Hirschman, (A.), Les passions et les intérêts, Paris, PUF, 1981 ; Lagroye (J.), Lord (G.), Mounier (L.), Palard (J.), Les militants politiques dans trois partis français, Paris, Pedone, 1976 ; Mathieu (L.), « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue Française de Science Politique, vol. 52, n°1, 2002, pp. 75-100 ; Mathieu (L.), « La « conscientisation » dans le militantisme des années 1970 », in Hamman (P.) et al. (dir), Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris, l’Harmattan, 2002, pp. 251-270 ; Peroni (M.) (dir.), Engagement public et exposition de la personne, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 1997, p. 99-109 ; Reynaud, Eric, « Le militantisme moral », in Mendras (H.) (dir.), La sagesse et le désordre. France 1980, Paris, Gallimard, 1980, pp. 271-286 ; Wieviorka (M.) et al., Raison et conviction : l’engagement, Paris, Textuel, 1998.
15
agents mais plutôt de souligner la diversité des types de ressources mises en jeu dans l’activité
militante.
Influencés par l’ouvrage programmatique de Michel Offerlé, nous analysons l’İşçi
Partisi comme un groupe constitué d’agents sociaux qui se servent du parti de manière
diverses34. En ce sens, nous nous refusons à classer l’İP dans telle ou telle « famille de
partis », opération sur bien des points périlleuse, tant le substrat social et historique dans
lequel une organisation partisane s’insère, et la diversité des usages dont il fait l’objet rend
caduque toute tentative de classement. Certes, les entrepreneurs politiques ne peuvent pas
mobiliser autour de n’importe quel enjeu, ils doivent choisir des thèmes mobilisateurs
permettant de faire sens dans un champ politique constitué avant leur entrée dans celui-ci et
aux évolutions duquel ils doivent continuellement s’adapter et se repositionner ; mais ces
prises de positions dépendent en grande partie des types de ressources mobilisables et de l’état
du champ. A l’intérieur du champ politique, ces opérations de classement sont courantes et
donnent lieu à des luttes pour ou pour ne pas être classé sur l’axe droite/gauche ou dans une
sous-famille spécifique. Un agent interne au champ peut « faire carrière » sur sa capacité à
incarner une trajectoire spécifique par rapport à la classification dominante construite par le
champ médiatique ou par les leaders d’opinion. A l’İP par exemple, témoigner d’un profil se
situant « au-delà des clivages » peut devenir une ressource individuelle susceptible d’être
convertie en ressource partisane. Cela étant, notre travail tend à se situer à un autre niveau
d’analyse et prend pour objet les carrières individuelles des militants et des cadres du parti, ce
qui constitue l’intérêt spécifique de celui-ci. En effet, le but est ici d’apporter une contribution
à la sociologie de la transformation des ressources en étudiant les processus de conversion et
d’accumulation des ressources dans une organisation politique à l’envergure et au mode de
fonctionnement particuliers, s’inscrivant dans le champ politique turc.
Max Weber35 définit les partis politiques comme des « sociations reposant sur un
engagement libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement
et à leurs militants actifs des chances – idéales ou matérielles - de poursuivre des buts
objectifs, d’obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble. ». La
« sociation » (Vergesellschaftung) est une relation sociale typiquement rationnelle puisqu’elle
se définit par le fait que « la disposition de l’activité sociale se fonde sur un compromis
34 Le parti étant « susceptible d’être l’objet d’investissements et d’usages sociaux très diversifiés : il ne s’agit plus dès lors de comprendre à quoi servent les partis (s’ils servent à quelque chose ils ne servent pas à la même chose pour tout un chacun) mais de rendre compte comment les agents sociaux intéressés par les partis les servent et « s’en servent » de manière extrêmement diverses », Offerlé (M.), les partis politiques, Paris, PUF, coll « que sais je ? », 1987, p. 10. 35 Weber (M.), Economie et société, tome 1 et 2, Paris, Plon, 1971.
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d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination d’intérêts
motivés de la même manière. En particulier, la sociation peut (mais non uniquement) se
fonder typiquement sur une entente »36. L’entreprise – économique mais aussi politique –
n’est alors pas une chose, un objet donné, mais un type particulier de relation sociale ce qui
implique de notre part un nécessaire travail de déconstruction de l’objet, de dépasser
l’impression d’unité qu’il donne à voir à première vue37. Cela autorise l’étude des relations
que les membres actifs du parti peuvent entretenir avec les membres actifs d’autres entreprises
politiques ou associations dans le but d’améliorer leur situation personnelle. Le militant n’est
pas seulement militant, c’est un individu doté d’une histoire, d’une expérience et d’attentes
diverses. Il vit dans une époque dans laquelle il subit son environnement comme il peut
contribuer à le faire évoluer. Il est à la fois le produit d’une position sociale et d’une
socialisation particulière mais, dans une optique plus stratégique, fait quotidiennement des
choix, tisse un réseau de relations susceptibles de le faire évoluer et de transformer son
univers des possibles. Ses attentes dépendent alors d’une trajectoire particulière. Une
perspective s’impose, celle de la déconstruction de l’acteur collectif au profit d’une étude des
processus historiques et sociaux par lesquels « les acteurs individuels, dans leur diversité,
s’agrègent, s’excluent, s’institutionnalisent »38.
Une telle position a l’avantage de permettre une compréhension tant des mécanismes d’entrée
dans l’organisation que des méthodes développées conjointement par les entrepreneurs
politiques et le militant pour la promotion d’une carrière intra partisane. La question est dans
ce cas de savoir comment la direction et le militant s’entendent sur des intérêts communs,
quelles stratégies (modes de socialisation politique et répertoires d’action spécifiques) sont
développées des deux côtés pour l’obtention d’un niveau de bien être collectif apprécié par les
différents acteurs de l’organisation.
Comme le soulignent Michel Crozier et Erhard Friedberg39, les problèmes posés par
l’action collective et l’organisation sont complémentaires. Les organisations, ces « construits
humains », sont « des solutions toujours spécifiques que les hommes avec leurs ressources et
leurs capacités du moment ont inventées pour structurer leurs interactions dans et pour la
36 Ibid., p 78. 37 « Au centre de l’analyse, souligne Bernard Pudal, les luttes concurrentielles [des acteurs sociaux], les jeux complexes de leurs stratégies, leurs usages du jeu politique, les rétributions matérielles et symboliques qu’ils en retirent, les rationalisations qu’ils se donnent en fonction de leurs dispositions intériorisées, et celles qu’on leur procure en jouant et se jouant de ces mêmes dispositions », Pudal (B.), Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, PFNSP, p. 14. 38 Ibid. p. 13. 39 Crozier (M.),Friedberg (E.), L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977.
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résolution de problèmes communs »40. Dès lors, il semblerait insensé de mener une étude sur
les trajectoires des militants sans interroger la « boîte noire » en elle-même, de refuser le
questionnement de l’organisation sous prétexte de se centrer sur des carrières personnelles qui
prennent place dans ces construits d’action collective.
Pourquoi et comment entre-t-on à l’İşçi Partisi, quelles variables entrent en jeu dans la
construction identitaire du militant İP ? Répondre à ces questions suppose d’étudier les types
de socialisations familiales, politiques, religieuses ou laïques favorables à l’engagement
politique dans un parti tel que celui-ci ; d’interroger le contexte dans lequel les futurs militants
ont appris à interpréter le monde qui les entoure et le passé de ces militants fermement
convaincus du bien fondé de leur engagement ; de comprendre pourquoi l’individu entend le
discours proposé par l’organisation. Car l’identité que l’İP se donne est pour le moins
paradoxale. Résolument progressiste selon ses défenseurs, le registre du discours utilisé est
contestataire et conservateur. L’İşçi Partisi dénonce parfois plus qu’il ne propose. Il dénonce
la perte d’un héritage et d’une avancée sociale incarnés dans les réalisations de Mustafa
Kemal. Il critique chaque semaine dans les colonnes de son hebdomadaire Aydınlık les dérives
d’un pays aux mains de dirigeants alliés à l’impérialisme étranger. Dans un registre
correspondant à ce que Guy Hermet a identifié comme le dénominateur commun des
populismes, il nie le temps nécessaire à l’action politique pour promettre tout, tout de suite et
prétend incarner la seule voie possible pour sortir le pays des abîmes dans lesquels la classe
politique toute entière l’a plongé. Fortement teinté de socialisme, étatiste, nationaliste et
militariste, le discours qu’il donne à entendre séduit un ensemble cosmopolite d’auditeurs
tantôt composé de déçus du libéralisme économique et de la politique « politicienne », de
nostalgiques kémalistes et de réfractaires à toute idée de changement. Son auditoire est
cosmopolite mais fortement disposé à défendre les vues d’un kémalisme revisité. Car le
kémalisme duquel se réclame l’İP n’est bien sûr qu’une interprétation de l’œuvre d’Atatürk.
La description des multiples usages possibles du kémalisme menée par Hamit Bozarslan dans
un livre récent consacré à l’histoire de la Turquie contemporaine41 prend ici tout son sens. En
citant des extraits du Discours (Nutuk) de Mustafa Kemal, il décrit les mises en garde du chef
d’Etat à l’encontre des « ennemis de l’indépendance et de la République » qui investissent
« par la force et la ruse toutes les forteresses, tous les arsenaux, tous les recoins du pays »,
ainsi que des « « détenteurs du pouvoir » coupables « d’ignorance, de connivence, voire de
trahison » [qui] se mettent au service des « intérêts des envahisseurs » ». « Ne serait-ce que par 40 Ibid., p. 15. 41 Bozarslan (H.), Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2004, p. 105. C’est nous qui soulignons.
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ce traumatisme qu’il place au cœur de la culture politique » poursuit il, « le kémalisme
s’impose aussi comme une grille belligène, ne pouvant se reproduire qu’en classant et
déclassant, en qualifiant et disqualifiant tel ou tel groupe comme ami ou ennemi. Et en tant
que grille, l’usage qu’il autorise dépend en dernière instance des intérêts de ceux qui la
remplissent ».
Il s’agit maintenant de sortir du dilemme souvent relevé en sciences sociales, qui
oppose une description de l’action mettant l’accent sur les valeurs, les normes et la priorité
aux dispositions, à une vision plus stratégique plaçant les intérêts, les calculs des acteurs et
l’utilitarisme au centre de ses réflexions42. J. Siméant conseille sur ce point d’envisager avec
prudence « la place des calculs dans l’analyse de l’action collective, sous peine de verser dans
une conception étroitement instrumentale des choix individuels ».43 Il faudra selon l’auteur
tenter d’envisager la rationalité des acteurs comme instrumentale mais de comprendre que
celle-ci est utilisée pour la réalisation de desseins non instrumentaux.
Nous proposons donc une réflexion sur les « carrières » des militants de l’İşçi Partisi,
concept entendu ici selon la définition qu’en donne Erving Goffman. En effet, au regard de
l’objet étudié ici, il permet de pallier les insuffisances que celui de « trajectoire » contient.
Alors que l’analyse de la « trajectoire » d’un individu s’attache à mettre en évidence
l’évolution objective de celui-ci en terme de position sociale et de pratique des institutions,
celle de la « carrière » s’avère plus heuristique. Selon E. Goffman, « d’un côté, [le concept de
carrière] s’applique à des significations intimes, que chacun entretient précieusement et
secrètement, image de soi et sentiment de sa propre identité ; de l’autre, il se réfère à la
situation officielle de l’individu, à ses relations de droit, à son genre de vie et entre ainsi dans
le cadre des relations sociales. Le concept de carrière autorise donc un mouvement de va-et-
vient du privé au public, du moi à son environnement social, qui dispense de recourir
abusivement aux déclarations de l’individu sur lui-même ou sur l’idée qu’il se fait de son
propre personnage. »44. Ce concept nous autorise à mener une analyse plus fouillée des
ressources mises en jeu dans le militantisme. Davantage « plastique » que celui de
« trajectoire sociale », il permet une analyse s’attachant à pointer l’objectif sur les logiques
d’interaction, et aide à exclure les risques que fait courir la notion de trajectoire, parfois
utilisée dans une logique déterministe. L’utilisation dans les pages qui suivent de l’expression
42 Le parti pris de quelques auteurs comme Johanna Siméant témoigne d’un effort pour sortir de ce dilemme, en prenant en compte « l’épaisseur du réel », elle tente avec succès d’échapper à une conception purement instrumentale des choix des acteurs. C’est cette position méthodologique que nous essayerons de « tenir » pendant la durée de ce travail. 43Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 57. 44 Goffman (E.), Asiles. Etude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968, p. 179.
19
« faire carrière » ne doit donc pas être interprétée comme la démonstration d’une
conformation à des « logiques sociales prédéfinies », mais comme la réussite ou l’échec de
« coups » toujours influencés par le contexte social dans lequel ils sont menés. Ce concept de
« carrière » nous oblige alors à considérer les évolutions du rapport qu’entretiennent nos
enquêtés avec le monde dans lequel ils évoluent et de leur perception de celui-ci. Cela ne nous
interdit évidemment pas de déceler des « logiques » ou des « sentiers de carrières » (même s’il
n’y a pas forcément de « plan de carrière »), mais nous n’avons pas présupposé de leur
existence avant de commencer ce travail de recherche.
Nous essayons alors de montrer comment l’organisation partisane, considérée ici
comme lieu de conversion de ressources, est investie par des militants dotés de
prédispositions conférées en outre par leur habitus dans un but d’accumulation et de
diversification de ressources de tous types, inaccessible hors engagement. Comment la
conversion s’opère-t-elle dans le « transformateur » de ressources qu’est le parti ?
Notre hypothèse de départ est qu’il n’existe pas un profil type de militant dans l’İşçi
Partisi, aux trajectoires sociales et aux intérêts homogènes, mais plusieurs, qui se singularisent
par les buts recherchés et la pratique de l’organisation qui leur est propre. L’option choisie, se
pencher sur la position initiale des candidats au militantisme, se justifie par la structure et le
mode de fonctionnement du parti, et nous prétendons que la manière dont sont disposés les
agents qui nous intéressent dans l’espace social leur confère des dispositions différenciées à
telle ou telle fonction dans le parti. Il est néanmoins légitime de se demander pourquoi retenir
cette variable et non la différenciation générationnelle ou spatiale (entre Istanbul et Ankara
par exemple). Nous cherchons à expliquer la relation qui existe entre le profil social des
participants à l’entrée, la pratique qu’ils auront de l’institution et la modification de leur
niveau de ressources et de leur position sociale que l’activité partisane induit. Pour ce faire,
nous ne pouvons retenir un nombre élevé de variables. La différenciation spatiale ou
générationnelle peuvent certes donner des clés de lecture intéressantes, mais elles ne
concurrencent jamais la puissance heuristique d’une démonstration en terme de profils
sociaux évalués grâce aux variations du niveau de ressources des individus au cours de leur
vie. La seule question cruciale ici est celle des implications finales du choix des variables.
Introduire l’option géographique ou générationnelle dans notre analyse obligerait à réfléchir
au cas par cas et empêcherait toute généralisation théorique. Nous ne cherchons pas à
dupliquer le monde empirique, mais à déceler les déterminants les plus significatifs dans la
carrière des acteurs étudiés afin de livrer une étude sociologique des carrières militantes à
20
l’İP. Il est en outre possible d’exposer rapidement les raisons qui nous ont poussées à
identifier les variables pertinentes pour l’analyse et à en rejeter d’autres.
L’option géographique ne nous a pas parue pertinente tant le parti atteint un niveau de
centralisation élevé. C’est à Istanbul que tout se passe et de l’avis même des militants, le siège
d’Ankara n’est qu’une façade destinée à assurer l’obligation légale d’une représentation dans
la capitale. Les médias contrôlés par le parti, les membres les plus haut placés dans la
hiérarchie et les personnalités les plus médiatiques sont basés à Istanbul. C’est dans
l’ancienne capitale que sont organisées les manifestations culturelles, politiques, que les
réunions les plus importantes ont lieu. L’organisation de jeunesse (Öncü Gençlik), le parti
proprement dit, Aydınlık (la lumière, la clarté) l’hebdomadaire, Bilim ve Ütopya (Science et
Utopie) le bimensuel, Teori (Théorie) le mensuel, les éditions du partis (Kaynak Yayınları)
ont tous leur siège sur les rives du Bosphore. Il est alors certain qu’Istanbul donne aux
membres des possibilités et des opportunités bien différentes qu’Ankara ou qu’Izmir, que les
carrières militantes emprunteront des chemins distincts selon que l’on se trouve au centre
névralgique des activités du parti ou dans ses périphéries dépendantes.
Le choix d’une différenciation entre les générations a lui aussi été écarté tant il est
clair que cette variable n’explique pas les parcours de chacun. On peut réussir à tout âge dans
le parti, devenir président ou secrétaire général de l’organisation de jeunesse, profiter de
l’expérience de ses parents et de ce fait être propulsé vers le haut de l’organigramme du parti.
Les ressources de tous types des individus, et notamment sociales, ont ici un rôle bien plus
important que la génération dans laquelle on s’insère. Bien entendu, il ne faudrait pas nier
l’importance de cette variable et nous lui consacrerons un développement conséquent, mais
elle n’est pas le principal élément explicatif de la carrière des militants dans l’İP.
En réalité, nous avons choisi la trajectoire sociale des candidats à l’entrée parce que
l’observation que nous avons mené et ce que nous avons constaté nous ont presque imposé
cette variable. L’İşçi Partisi n’est pas une « institution totale »45 , en ce sens, les ressources
initiales tiennent un rôle important dans les postes que l’agent peut convoiter, dans sa manière
de pratiquer l’institution.
Il nous faut alors définir le concept de « ressource », préciser quel usage nous en
faisons dans ce travail et mener une clarification conceptuelle concernant plus précisément les
termes de « ressource sociale », « ressource individuelle », « ressource partisane » et de
45 Goffman (E.), op. cit.
21
« ressource pré - partisane » ou encore de « portefeuille de ressources »46. La « ressource
sociale » est un attribut d’un agent, acquis ou hérité (pour utiliser un terme de F. Bailey,
« prescrit »47), susceptible d’être converti et utilisé dans ses diverses activités sociales et dont
la valeur est déterminée dans les « échanges de coups » auxquels l’agent prend part dans les
différents secteurs de sa vie sociale. Déterminée par et déterminante de la trajectoire sociale,
la ressource oriente la trajectoire en même temps qu’elle est constituée par la trajectoire
sociale des agents. Les « qualités » sociales des agents telles que leur place dans la structure
sociale, leur niveau d’éducation, ou leur stock de capital économique ne deviennent
ressources que relationnellement (est ressource ce qui est normativement reconnu comme tel)
et comparativement au stock de ressources des agents prenant part à l’échange dans le secteur
social où prend place l’interaction. Elle est le fruit de la transformation d’un profil. Ainsi, être
jeune ou diplômé ne sera considéré comme ressource que si ces particularités sont
monnayables sur le marché des biens symboliques, et après une opération de conversion.
La valeur d’une ressource sociale n’est donc pas donnée dans l’absolu, mais
déterminée par la somme des expériences passées des agents. Ainsi, il est peu probable qu’un
agent connaisse précisément son niveau de ressources (les phénomènes de
« misperception »48 étant toujours possibles), et que celui-ci soit fixé une fois pour toutes,
étant entendu que les activités des agents sont susceptibles d’amener un surplus ou une perte
de ressources, et que la valeur d’une ressource est soumise à des fluctuations engendrées par
le contexte social dans lequel évolue l’individu49. C’est ce qui se passe « dans » l’échange de
coups qui est déterminant. A l’instar de Michel Dobry, on peut alors critiquer toute « vision
instrumentale consistant à voir dans ces ressources des entités ayant une réalité isolable des
contextes sociaux dans lesquelles elles prennent place et « opèrent », ou, en d’autres termes,
des choses en soi » »50. La valeur et les propriétés d’une ressource ne sont alors stables que
« vis-à-vis de certaines logiques sociales particulières et des lignes d’action qu’autorisent ou
que définissent ces logiques. Ainsi, ces ressources ne sont-elles pas aisément transférables ou
« convertibles » d’un endroit de l’espace social en un autre »51.
46 Godmer (L.), Les mutations du capital représentatif. La sélection des représentants régionaux. Thèse pour le doctorat de science politique, Université de Paris I, décembre 2002. 47 Bailey, Frederic G., Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 38-39. 48 Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986. 49 Cf. Ibid. ; Gobille (B.), « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en mai 1968 », Thèse pour le doctorat de science politique, Ecole des Hautes Etudes en Science Sociales, mars 2003. 50 Dobry, (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986, p. 34. 51 Ibid. p. 35.
22
On peut donc isoler des ressources sociales « au sens large », c'est-à-dire
économiques, culturelles, politiques, intellectuelles, susceptibles d’être investies dans des
secteurs sociaux divers ; et des ressources plus spécifiques qui font sens dans un secteur ou
un sous-secteur particulier. Par exemple, avoir été syndicaliste pendant de longues années à la
CGT peut s’avérer utile en cas d’investissement du champ politique (davantage au PCF qu’à
l’UDF, où la convertibilité52 de ce profil sera beaucoup plus difficile), mais s’avérera peu
efficace dans le champ universitaire. En ce qui concerne notre objet, nous pouvons isoler des
« ressources partisanes » entendues comme les ressources que l’activité partisane à l’İP
permet de briguer (statut, prestige interne au groupe, rétribution économique, réseaux
sociaux) et qu’un « portefeuille de ressources »53, « légitimes » ou « pré-partisanes »54 permet
d’atteindre. Ressources qui seront donc relativement plus aisément sujettes à reconversion à
l’İP qu’ailleurs, et que le parti va pouvoir utiliser pour son bon fonctionnement.
Pour ce faire, l’İP met en place des organes de socialisation politique particulièrement
efficaces, mais son but n’est pas d’effectuer une uniformisation des profils sociaux des futurs
militants. Il va mettre à profit les capacités, les ressources sociales, culturelles, intellectuelles
et économiques de chacun pour le bien être de l’organisation. Par exemple, le militant
fraîchement investi n’est pas censé couper les ponts avec ses anciennes relations, s’isoler ou
se replier dans le cercle fermé de l’organisation. Il a même pour devoir de maintenir des
relations qui pourront se révéler bénéfiques pour le parti. De même, la socialisation du parti
n’est pas une « école de cadres » comme on pouvait en trouver dans les partis et régimes
communistes, elle ne prétend pas former des élites İP mais créer du lien et encourager
l’acquisition d’un univers mental particulier. Le parti mettra en valeur les ressources initiales
de chacun et les utilisera si nécessaire dans son fonctionnement quotidien en les transformant.
Le fait est que l’on entre dans l’organisation doté de certaines ressources et que le
militantisme permet d’en conquérir d’autres toujours conditionnées par la nature de celles de
départ. Il y a donc conversion de ressources en fonction d’un système interne de légitimation
et de conversion routinisé (c'est-à-dire de « ressourcisation » et de reconnaissance d’un
« portefeuille légitime » de ressources).
52 Pour une étude sur la convertibilité des ressources sociales, cf. Godmer (L.), “Les élus régionaux néo-communistes dans les territoires politiques issus de l’ex-RDA. Domination du capital culturel et conditions de sa reconversion politique », Transitions, Bruxelles, vol. 43, n°2, août 2004, pp. 41- 48. 53 Godmer (L.), Les mutations du capital représentatif, op. cit. 54 Nous préférons le terme « légitime » à « pré-partisane », ce dernier comportant une fâcheuse connotation déterministe, et laissant à entendre que ces ressources seraient par essence susceptibles d’être converties et transférées dans le parti plus qu’ailleurs.
23
C. Le travail de terrain et le recueil des sources orales
Si la littérature sur les partis politiques et les organisations en tout genre abonde, il faut
néanmoins souligner les précautions méthodologiques qu’impose une étude sociologique
portant sur les militants d’une entreprise politique parfois appelée « petit parti » et s’insérant
dans une histoire politique et sociale particulières. En outre, s’agissant d’un parti politique
turc particulier sur lequel « la littérature grise » ne s’est pas encore penchée, il convient de
discuter des biais et des potentiels « dangers » que peut comporter la méthode de recherche
utilisée. Le recours aux entretiens et au travail d’observation s’est avéré nécessaire au recueil
de données et si notre intérêt pour la Turquie est ancien, remontant à nos études à l’IEP de
Bordeaux (1999 – 2003), la découverte du pays et l’apprentissage de sa langue datent de
septembre 2003, soit quelques mois avant le début des entretiens et des observations. La
première difficulté consistait à rassembler des données sur un parti évoluant entre 0,2 et 0,6 %
des voix lors des scrutins locaux et nationaux, et qui fit l’objet de peu de travaux
universitaires ou d’investigations journalistiques. De plus, les membres du parti souffrent de
préjugés négatifs de la part de la grande majorité des citoyens turcs, que les interventions
médiatiques de leur président confortent bien souvent. Avant même la rencontre avec notre
premier contact, nous partions donc méfiants et un peu décontenancés devant la crainte de
trouver porte close et rejet envers un étudiant étranger désireux d’obtenir quelques
informations et de nouer les contacts nécessaires à la réalisation du présent travail. Nous nous
attendions à trouver un groupe fermé et suspicieux envers l’étranger venu se mêler des
affaires d’un groupe replié sur lui-même. Il est alors certain que ces préjugés à la fois
collectifs et individuellement incorporés ont porté préjudice à l’obligation d’objectivité à
laquelle nous devions nous conformer. Au sein de l’équipe de l’Institut Français d’Etudes
Anatoliennes (IFEA/CNRS, Istanbul), conseil nous a d’ailleurs été donné de nous présenter
comme un étudiant voulant mener une étude sur les relations entre les partis politiques
kémaliste et l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne, sujet sur lequel nous n’avons
jamais vraiment pensé travailler. Bien heureusement, la réalité de ce qui nous a été donné
d’observer et le temps passé aux côtés de militants investis dans le travail de l’organisation
nous ont permis assez rapidement de surmonter l’obstacle que les trop grandes précautions et
idées préconçues plaçaient sur notre route.
Notre enquête repose donc sur plusieurs procédés classiques de recueil de données tels
que la distribution de questionnaires, la réalisation d’entretiens directifs et semi directifs, et
24
l’observation55. L’importance de la méthode utilisée mérite quelques lignes de
développement. En marge des premiers entretiens qui ont été menés de décembre 2003 à mars
2004 nous avons distribué une soixantaine d’exemplaires d’un questionnaire composé de
questions ouvertes et fermées (retranscrit en annexe). De cette façon nous pensions pouvoir
obtenir davantage d’informations que les entretiens le permettent et pallier nos difficultés
d’expression et de compréhension de la langue turque en cours d’apprentissage56.
Très rapidement, une évidence s’est imposée à nous, le questionnaire ne pouvait remplacer les
entretiens qualitatifs pour lesquels nous allions devoir consacrer un temps considérable. De
plus, le taux de retour était assez faible, ce qui nous empêcherait de proposer dans le travail
final des données quantitatives exploitables. Concrètement, nous avons obtenu une
quarantaine de questionnaires remplis, ce qui représente une part non négligeable du nombre
de militants présents dans les locaux et lors des manifestations organisées par le parti, mais
une quantité trop faible pour l’exploitation quantitative, notamment dans les essais de
croisement des données (par exemple, le pourcentage de militants de moins de trente ans, au
niveau d’études élevé, membres d’associations extérieures au parti). La méthode qualitative
s’est alors imposée. Sur ce point, nous avons essayé de multiplier les angles d’approche et les
expériences. Lors d’une vague d’entretiens directifs nous posions des questions sur les
origines sociales des militants, leur mode d’entrée dans le parti ; pendant une autre consacrée
aux entretiens semi-directifs, nous leur demandions simplement de parler de leur
positionnement par rapport à des événements de politique intérieure ou extérieure ; un autre
jour nous leur avons proposé une série de termes ayant tantôt trait à la politique intérieure
(patrie, drapeau, gouvernement, citoyen, gauche, droite, etc.), extérieure (impérialisme,
indépendance, communisme, etc.), ou au caractère plus général (avenir, hiérarchie, héritage,
culture, révolution, etc.), les obligeant à exprimer deux idées ou deux mots auxquels ces
termes les faisaient penser, avec pour objectif de repérer quelques régularités dans les
réponses données. Ces méthodes de recueil de données nous ont permis de dépasser un
obstacle majeur que nous avions rencontré en début de terrain, à savoir que nos entretiens
recueillaient des discours davantage collectifs qu’individuels. Le travail d’observation a
constitué une partie importante de notre terrain si l’on considère le temps passé avec les
militants. Nous nous insérions dans leur univers physique, dans les locaux du parti, lors de
55 Le travail de terrain fut effectué à Istanbul lors d’un long séjour de recherche (septembre 2003-mai 2004), complété par une courte mission de deux semaines en février 2005 afin de vérifier les résultats antérieurement recueillis. 56 En effet, la totalité des entretiens et des questionnaires a été administré en langue turque, soit que les enquêtés ne parlaient pas l’anglais, soit qu’ils ne désiraient pas s’entretenir dans une autre langue que le turc.
25
meetings électoraux, de réunions diverses et par exemple de manifestations de soutien au
président de KKTC Rauf Denktaş.
En tant qu’étranger qui commençait seulement à maîtriser la langue, nous ne
pouvions évidemment pas mener d’enquête à couvert et opter pour l’observation à proprement
parler participante, nous faire passer pour le quidam désireux de devenir militant afin d’éviter
tout refus d’admission dans l’organisation. Nous dépendions donc du bien vouloir des
membres du parti. A notre grand étonnement, les portes se sont ouvertes assez rapidement, les
contacts ont été pris par simples appels téléphoniques en choisissant dans un premier temps
les enquêtés dans la liste des responsables d’arrondissement disponible sur le site Internet du
parti57. Ce faisant, nous nous exposions à plusieurs conséquences, la première fut bénéfique.
Dans un parti où la notion de hiérarchie importe, cela nous permit de rencontrer en premier
lieu des personnes exerçant des responsabilités. En effet, nous nous sommes rendus compte
par la suite qu’il était difficile dans un premier temps de mener des entretiens sans avoir été
recommandé. La première question que l’on nous posait portait sur les connaissances que l’on
avait dans le parti, et les militants refusaient nos propositions de rendez vous sans s’être
auparavant renseigné auprès de la personne nommée. La méthode adoptée, dictée par le
besoin de progresser sans contact préalable a alors favorisé notre acceptation dans le cercle
des militants. Cependant, il est certain que l’identité que nous proposions aux enquêtés s’en
trouvait modifiée et engendrait une certaine modification de leurs attentes et réactions. Nous
avons dès lors été victime d’une appréciation constante des enquêtés à notre égard qui peut ici
aussi être un biais quant à l’exigence de neutralité que doit respecter l’enquêteur. Après notre
premier entretien, mené à Beşiktaş (arrondissement central d’Istanbul) avec l’aide d’un ami
francophone improvisé traducteur, un contact particulier nous a été recommandé, qui allait
pendant un temps « gérer » nos rencontres et notre accès aux données. Là encore, et le temps
d’enrichir notre liste de contacts, il nous a fallu faire avec les avantages et inconvénients d’un
tel type de pratique, mais une fois de plus, aucune intégration, de quel type qu’elle puisse être,
n’aurait été possible sans cette façon de procéder. Nous avons donc pu, après un lapse de
temps d’un mois, investir d’autres secteurs de l’organisation pour mener à bien nos
observations.
Les observations directes se sont déroulées dans les types d’espaces suivants :
1. Les bureaux du siège stambouliote du parti, situé à Beyoğlu, arrondissement central de la
partie européenne d’Istanbul.
2. Les lieux de détente du siège stambouliote du parti (cantine, salons, salles d’attente).
57 www.ip.org.tr
26
3. Les bureaux d’arrondissement du parti (à Beşiktaş, à Kadıköy, à Eminönü), les entretiens
que nos enquêtés avaient acceptés servant aussi de prétexte à l’observation.
4. Les lieux de résidence de membres du parti, où nous étions parfois reçus, mais qui font
souvent office de bureau d’arrondissement du parti, comme dans l’İlçe (arrondissement) de
Beşiktaş.
5. Les lieux publics réquisitionnés à l’occasion d’événements organisés par le parti (meetings,
commémorations, manifestations de soutien), comme ce fut le cas lors du meeting tenu sur la
place de l’embarcadère de Kadıköy le 20 mars 2004 pour les élections municipales du 28
mars ou sur la place de Tepebaşı en février 2004; les lieux publics investis par l’İP à des fins
de tractage ou de vente de revues (rues, places publiques), telle l’Avenue de l’Indépendance
(İstiklal Caddesi) ;
6. Les véhicules censés amener les militants sur les lieux d’un meeting ou d’une
manifestation, avec notamment ces discussions dans un minibus acheminant des militants de
Beyoğlu à Yeniköy (arrondissement stambouliote situé sur la rive européenne de la mer
noire).
7. Les lieux publics tels des cafés ou des salons de thé dans lesquels certains militants nous
donnaient rendez-vous pour mener les entretiens, notamment lors de nos premiers entretiens.
Vient alors nécessairement le problème de la neutralité de l’enquêteur. Comme le
souligne Jean-Baptiste Legrave58 « l’enquêté, que l’enquêteur le veuille ou non, a une
représentation de l’enquêteur qui influe sur la parole produite » et nous n’avons jamais été
naïf quant aux différents discours qui ont pu nous être tenus, essayant fréquemment de gérer
un entretien qui ne se déroulait pas comme prévu. Discours d’acteur, répétition du programme
et de l’idéologie inculquée grâce au système d’éducation du parti ou même tentative
d’objectivation de sa propre pratique étaient monnaie courante. D’autres fois, la plupart des
cas, nous étions pris à partie, sommés de justifier le choix de notre sujet d’étude et de citer le
parti politique turc pour lequel nous aurions voté ou encore de dévoiler nos affinités politiques
dans le but d’engager une confrontation d’idées alors inévitable et de se voir suspecté de vices
divers tant la configuration du système de partis français est différente de son voisin turc.
Bref, autant de situations dans lesquelles il n’est parfois pas possible de jouer la carte de
l’autorité du poseur de questions ou de la neutralité imposée par la rigueur d’un travail de
sociologie politique. Autant de précisions qui concourent à une négation de l’idée selon
laquelle l’entretien serait une relation transparente au profit d’une conception faisant de celui-
58 Legrave, (J.B.), « La « neutralité » dans l’entretien de recherche. Retour personnel sur une évidence », Politix, Paris, n° 35, 1996, p. 213.
27
ci une interaction entre agents sociaux qui échangent leurs points de vue, tendant à donner du
réel une explication « coproduite ». L’enquêteur voit alors le rôle que les manuels
méthodologiques lui assignent évoluer au profit d’un entendement certes plus modeste mais
effectivement réalisable, consistant à « proposer des éléments de réflexion à l’enquêté ».
L’image de l’enquêteur se posant sur les bases rassurantes d’une domination avantageuse sur
l’enquêté s’efface rapidement après les premières expériences de terrain.
Par ailleurs, nous avons souvent été contraint d’accepter les lieux et les durées des
entretiens, paramètres qui entrent eux aussi en compte dans la relation qu’entretiennent les
deux parties de l’échange. La configuration de notre terrain était bien sûr variable mais nous
avons passé une partie importante de notre terrain soit dans les locaux stambouliotes de l’İşçi
Partisi, soit dans des lieux investis par le parti pour un temps donné, autrement dit des sites à
l’accès limité, où nos contacts se sentaient en sécurité et insérés physiquement ou
imaginairement dans un univers familier. Nous étions l’élément extérieur, pas forcément
désiré, auquel ils accordaient un peu de leur temps. Il n’était alors pas rare de voir intervenir
un autre membre du parti qui, intéressé par l’intrus que nous constituions et soucieux de
donner son avis, venait s’intercaler dans la dyade que nous formions. S’ensuivait alors une
discussion à trois propice à la collecte d’informations mais différente de ce que nous avions
prévu au départ. Mais il serait inutile de nier la nature des relations, « extraprofessionnelle»
sur bien des points, que nous avons noué avec certains des militants, tout comme cela le serait
d’oublier que l’évolution de ces relations était un des buts que nous nous étions assigné dès le
départ. Ainsi une interview se transformait de temps à autre en point de rendez-vous
improvisé pour une sortie en groupe au caractère plutôt festif ; un déplacement avec un
caméraman de la chaîne câblée Ulusal Kanal (Chaîne Nationale, câblée, appartenant au parti)
se muait en moment de détente et d’échanges d’impressions sur la ville et les projets de
vacances, toutes choses combinant utilité pour la recherche et simple divertissement d’une
banalité toute extra universitaire. De cette façon, le rôle dans lequel nous étions cantonnés a
évolué, et cela a contribué dans une certaine mesure à la reconsidération des préjugés et des
classements préconçus dont nous étions à la fois victimes et producteurs. Mettant de côté
l’image de militants nationalistes, xénophobes et antisémites, nous avons appris à mieux
considérer les différentes facettes de ces militants et à dépasser certains préjugés
substantialistes, choses indispensables à la réalisation d’une étude sociologique.
La description de nos difficultés à respecter les exigences des nombreux manuels
spécialisés dans la façon de mener l’enquête de terrain prend place ici, nous le répétons, dans
un souci d’honnêteté et de rigueur correspondant à celles en vigueur quand il s’agit de
28
nommer telle ou telle source bibliographique. Aussi pensons nous intéressant de rappeler cette
mise en garde de Luc Boltanski en avant propos de son livre consacré aux cadres : « Ces
entretiens ont été menés selon des modalités et dans une relation que la plupart des manuels
de méthodologie auraient sans doute réprouvée, comparable tantôt à la relation que
l’ethnologue un peu naïf (j’avais tout à apprendre sur cet univers) entretient avec son
informateur indigène ; tantôt à la relation du psychologue cognitif au sujet de ses
expériences ; sans même parler de ces amitiés et ces liens qui se nouent, inévitablement dans
ces entreprises de longue haleine. Instruit par la lecture des travaux méthodologiquement
impeccables et parfois terriblement vides, je me méfiais par-dessus tout, de l’interview en
bonne et due forme, accomplie sur le lieu de travail, avec la bénédiction de l’entreprise et de
ses dirigeants. »59
D. Déroulement du raisonnement
Afin d’expliquer les « carrières militantes » à l’İP, nous proposons de construire notre
réflexion en deux temps : l’étude de la mobilisation partisane des prédispositions
individuelles, puis celle des stratégies d’investissement de la machine par les acteurs.
La première étape de notre travail vise à isoler les déterminants de l’engagement et à
expliquer les mécanismes d’adhésion. En étudiant les socialisations primaires des futurs
membres du parti, nous essaierons de circonscrire les prédispositions partagées formant un
habitus commun, bien souvent ressource majeure des candidats à l’entrée. Le travail de terrain
nous a toutefois permis de discerner trois trajectoires sociales typiques de candidats à l’entrée
(trajectoire montante, stabilisation, déclassement) qui se subdivisent chacune en deux
catégories identifiables par les niveaux de capital économique et social. Il est alors utile de
comprendre comment le parti actualise les dispositions de ces six profils. Ici, la socialisation
partisane tient un rôle majeur tant par l’importance que lui donne la direction du parti, que par
ses conséquences sur l’homogénéisation de la façon dont les militants perçoivent le monde
qui les entoure. Nous nous interrogerons alors sur les techniques d’inculcation susceptibles
d’assurer cette homogénéisation et sur les instruments d’évaluation susceptibles d’en rendre
compte. Les prédispositions sont refaçonnées, interprétées et exploitées pour servir au groupe.
L’hypothèse est que cette prise en charge du militant est une technique d’incorporation à
l’institution, bien plus que l’acquisition d’un savoir théorique spécialisé, elle permet le
renforcement du lien fusionnel qu’il entretient avec le parti. La nouvelle socialisation intègre
59 Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, coll « le sens commun », 1982.
29
l’individu dans le groupe, celui-ci n’est plus tout à fait à même d’interpréter sereinement le
niveau d’investissement qu’on lui demande. Il intègre l’institution et comprend peu à peu les
possibilités et les types routinisés de « carrières » qui lui sont offertes par la marge de
manœuvre que ses ressources lui confèrent.
La seconde étape de notre réflexion, consacrée aux stratégies individuelles, familiales
et générationnelles des acteurs, nécessitera de considérer la structure de l’organisation en tant
que rapports de pouvoir. L’organisation, nous l’avons abordé plus haut, est le cadre
contraignant de la mobilisation. Elle est régie par un ensemble de règles, imposées par les
statuts dont s’est doté le parti. Ainsi, les acteurs évoluent dans un cadre préexistant à leur
entrée, et s’ils calculent et se positionnent d’une certaine façon en vue de jouer des coups
stratégiques particuliers, ils le font toujours selon leur place dans la relation de pouvoir. Mais
si les statuts et le modèle organisationnel jouent un rôle déterminant dans les possibilités
d’action, il serait naïf d’oublier qu’une règle est toujours interprétée, que le pouvoir est
toujours une « relation, et non pas un attribut des acteurs »60. La coexistence, souvent niée par
les militants, de plusieurs générations au sein de l’İşçi Partisi, aux caractéristiques,
expériences et marges de libertés différentes prend alors sens dans les relations et sociabilités
partisanes. Elle caractérise autant que les statuts et le modèle d’organisation choisi les
relations de pouvoir et donc d’une certaine manière les possibilités d’accumulation des
ressources qui pourront se développer dans le parti. Selon la place que les individus occupent
dans la machine partisane et ses structures officielles ou informelles, les pratiques et les
modalités d’action sont différentes. Cette étude du modèle organisationnel et des rapports de
pouvoir prend alors sens, puisqu’elle a pour principal intérêt de présenter le cadre dans lequel
l’individu va s’insérer. Comprendre les carrières militantes de l’İşçi Partisi amènera alors
enfin à analyser les stratégies de conquête des ressources des cadres et des « simples »
militants en fonction d’une part du profil de départ et d’autre part des ressources nouvelles
que l’activité militante met à disposition. C’est en évaluant ses propres chances de réussite
que le militant investit le parti, enserré par les liens multiples qui caractérisent les relations
intra partisanes nouées dans l’organisation. Ce faisant, il acquiert une légitimité nouvelle
permise par ses ressources à l’entrée et les avantages que l’organisation peut en retirer.
60 Crozier (M.),Friedberg (E.), op. cit., p. 65.
30
Première Partie
La mobilisation des prédispositions individuelles
31
La première étape de notre démonstration consistera à tenter de comprendre comment
le parti parvient à attirer l’attention de membres potentiels, comment des individus dotés de
ressources et d’expériences sociales particulières en viendront à entendre son message et
devenir militant İP. On l’aura compris, il s’agit d’interroger les rapports entre « les effets
politiques des déterminismes sociaux » et les « effets sociaux des engagements politiques »61.
Cette partie de notre démonstration doit beaucoup aux méthodes utilisées par Bernard Pudal
dans sa sociologie historique du PCF, par Luc Boltanski dans son étude portant sur les cadres,
ou encore par Michel Offerlé dans l’étude des organisations politiques qu’il propose. Il va
falloir « traiter l’entreprise […] non comme une « chose » ou comme des « choses »
successives mais comme le produit objectivé d’une pratique, et analyser, par conséquent, les
opérations de regroupement d’où elle est issue ainsi que le travail symbolique de définition
qui a occupé sa formation »62 ; c’est la construction du groupe par une véritable technologie
d’activation des dispositions individuelles qui nous intéresse ici.
Des expériences et un type de socialisation particulière motivent l’engagement mais
l’engagement lui-même imprime des modifications dans la vie et l’expérience des militants ;
comme le soulignent O. Fillieule et C. Péchu, « non seulement les motivations d’adhésion
sont diverses, mais par ailleurs le mouvement lui-même modifie l’attitude de ses membres. En
effet, toute une gamme de mécanismes organisationnels intervient pour consolider
l’engagement, que ce soit l’expérience de la cohésion, qui donne une composante expressive à
tout mouvement, ou bien les rétributions secondaires de la participation (prestiges, postes…),
ou bien encore les techniques qui enracinent l’identité individuelle dans le mouvement,
comme les rites d’adhésion quasi religieux ou le comportement cérémonial. Dans
l’engagement comme au dehors, l’acteur mélange donc « action rationnelle, irrationnelle et a-
rationnelle » (sans rationalité mais pas pour autant irrationnelle) »63.
Nous avons donc retenu deux temps dans les rapports qu’entretiennent les membres à
l’organisation, démarche parfois caricaturale mais qui permet une décomposition analytique
de l’évolution des relations individu – organisation, ainsi qu’une étude des transformations
que le militantisme imprime dans la vie privée et publique des membres. Il faut donc tout
d’abord mener une étude sur les prédispositions à l’action dont sont porteurs les individus
(chapitre premier). Ici, nous analysons la socialisation et les réseaux sociaux des candidats au 61 Siméant (J.), op. cit. 62 Pudal (B.), op. cit, p. 28. 63 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit., p.67.
32
militantisme, ce qui nous permet d’interroger l’homogénéité du recrutement du parti ; puis,
grâce aux nombreux entretiens réalisés sur le terrain, nous essayons de typologiser les profils
sociaux à l’entrée afin de relativiser les conclusions de l’étude sur la socialisation primaire des
militants et garder à l’esprit qu’« envisager la socialisation comme processus formateur de
grille de lecture, de prédispositions, d’attitudes profondes, c’est plaider en faveur de la
persistance. Mais penser que les effets de la première socialisation ne s’effacent jamais
complètement, ce n’est pas rejeter l’idée qu’une partie de l’identité et de la compétence du
sujet puisse se transformer, ni refuser qu’une même prédisposition puisse à des moments,
dans des circonstances autres, produire des comportements dissemblables »64. Dans le cas
présent, il faut prendre garde à ne pas accorder la prééminence à la socialisation primaire dans
l’explication de l’engagement. Un type de socialisation ne conditionne pas la totalité des
choix et orientations idéologiques des individus qui ont aussi à composer avec un quotidien et
des trajectoires sociales particuliers. Dans un deuxième temps (chapitre second), et cela
correspond au moment où la rencontre entre le parti et l’individu a eu lieu, nous nous
interrogeons sur les techniques d’inculcation et les pratiques susceptibles d’assurer
l’homogénéisation d’individus aux profils sociaux différents. Une telle démarche nous
permettra par la suite d’étudier la carrière politique des militants au regard de leurs
prédispositions éthiques et idéologiques particulières conférées par leurs trajectoires sociales
et le travail d’inculcation de schèmes de perception communs par le groupe. Existe-t-il des
trajectoires sociales types susceptibles de mener au militantisme İP ? Comment l’organisation
mobilise-t-elle les prédispositions et ressources de ses membres ? Quel type de sociabilité
cherche-t-elle à développer et par quels moyens s’y prend elle ? Enfin, que doit-on donner à
l’organisation pour espérer diversifier ses ressources ? Telles sont les questions guidant cette
partie de notre travail.
64 A. Percheron, op. cit., p.192.
33
Chapitre I : Les prédispositions individuelles de l’engagement à l’İşçi
Partisi
Notre travail portant sur les trajectoires sociales des militants de l’İP, nous
commencerons notre développement par une étude de la socialisation primaire, des réseaux et
des profils sociaux des individus membres de l’İP. Ce faisant, nous devrions réussir à isoler
les déterminants de l’engagement ainsi qu’à reconstituer les parcours sociaux types menant au
militantisme à l’İP.
A. Une socialisation homogène d’individus aux réseaux sociaux convergents.
1. Historicité et « situation » de l’İşçi Partisi dans le champ politique turc
Afin de comprendre la congruence qu’il peut exister entre des prédispositions acquises
pendant la socialisation primaire, l’insertion dans des réseaux sociaux particuliers et
l’engagement dans un parti tel que l’İP, il nous faut consacrer quelques lignes à la description
des activités du parti et à son parcours dans le champ politique turc depuis la fin de la
décennie 1960. L’objet de ce travail, le militantisme à l’İP, nécessite cette étape liminaire de
« cadrage » de l’activité militante pour une meilleure compréhension de la « situation » du
groupe dans le champ politique turc.
Taxé de conservatisme, nationalisme et de pro-militarisme, l’İP est un des « mal
aimés » de la scène politique turque dans laquelle il ne parvient pas à acquérir une place
significative. Afin de comprendre cet état de fait, il faut se pencher sur l’histoire du groupe
constitué par Doğu Perinçek dont le noyau lui est resté fidèle depuis le début de la décennie
soixante-dix. Cette « petite histoire » de ce que l’on appellera le « groupe Perinçek », tant son
existence semble dépendre de la personnalité du leader, nous servira de point de départ dans
34
l’analyse de l’organisation en exposant les raisons qui ont présidé à sa création et les traits
caractéristiques qui expliquent aujourd’hui encore beaucoup des particularités de celle-ci.
Selon les informations consultables sur le site du parti65, confirmées par les dires des
membres de la direction, l’İP serait le descendant du Parti Socialiste Ouvrier Paysan de
Turquie (Türkiye İşçi Çiftçi Sosyalist Fırkası), fondé en 1919 par Şefik Hüsnü. Cet héritage
fièrement revendiqué n’est qu’un stratagème destiné à conférer une légitimité historique au
parti. En réalité, le « groupe Perinçek » ne se forme qu’en 1968, au lendemain de la courte
présidence du leader à la tête de la Fédération des clubs d’opinion (Fikir Kulüpleri
Federasyonu. FKF). Afin de comprendre le positionnement et les modalités de la création de
ce groupe, il nous faut revenir rapidement sur le champ politique des années soixante et plus
particulièrement sur le développement de la gauche turque durant cette période.
A la faveur du nouveau texte constitutionnel élaboré par les intellectuels et
universitaires appelés par la junte militaire au pouvoir en 1961, des syndicalistes fondent le
Parti Ouvrier de Turquie (Türkiye İşçi Partisi, TİP) qui deviendra un parti important,
représenté à l’assemblée (il obtient jusqu’à 15 députés lors des élections de 1965) et porteur
des espoirs de la gauche turque en tant qu’organisation capable d’unifier les forces de gauche.
Les origines syndicales du parti autoriseront ses fondateurs à déclarer : « le parti ouvrier de
Turquie est le seul parti dans notre histoire qui fut fondé directement par des travailleurs », et
après avoir tenté de prouver l’impossibilité d’un développement capitaliste en Turquie, ils
formulent l’idée de voie médiane entre capitalisme et socialisme, une « voie non
capitaliste »66. « Le salut donc pour la Turquie est d’entrer dans la voie d’une orientation de
développement non-capitaliste. Nous pouvons définir la voie du développement non-
capitaliste comme un étatisme planifié, qui est appliqué et contrôlé pour le travail et par les
travailleurs. Dans ce système, le secteur public sera essentiel et vaste au point qu’il dominera
l’économie entière. Quant au secteur privé, il fonctionnera et se développera dans le cadre du
plan et comme un associé au secteur public. »67. Sur le plan de la politique extérieure, le parti
se positionne contre la participation de la Turquie à l’OTAN et pour une Turquie
indépendante. Très rapidement, d’intenses débats vont apparaître entre le TİP et des revues de
gauche comme Yön (Direction). Dans un célèbre article paru dans les colonnes du Yön,
Doğan Avcıoğlu déclare n opposition avec la direction du TİP que « les conditions concrètes
de la Turquie exigent des formules capables de rassembler et d’agir d’une façon beaucoup
65 www.ip.org.tr 66 L’ensemble des citations proposées à propos du TİP sont tirées de Aydınoğlu (E.), La gauche turque dans les années soixante (1960-1971), thèse pour le doctorat de science politique, Paris I, avril 1993. 67 « TİP Programı », p.74.
35
plus conciliante. Dans un pays où le socialisme est présenté comme un désastre national, le
premier but devrait être la légitimation de cette idée et non un effort doctrinaire pur et dur. Il
fallait donc mettre l’accent sur le caractère nationaliste et indépendantiste du socialisme, sur
sa nature qui n’était pas contre la religion ni la famille, sur ses prises de positions libertaire et
démocratique, et enfin sur le fait qu’il était la seule voie qui puisse empêcher le communisme.
[…] Donner la priorité à la question du rôle du leadership de la classe ouvrière, vu les
conditions objectives du pays, ne servira qu’à disperser les forces progressistes. »68.
Malgré la virulence des débats internes, le TİP parvient à obtenir 15 sièges de députés
à l’assemblée lors des élections générales de 1965. C’est un succès qui légitime la voie
parlementaire et légale qu’il a choisi. 1965 est aussi l’année de création du FKF (Fikir
Kulüpleri Federasiyonu, Fédération des clubs d’opinion), fondé par les jeunes militants du
TİP dans le but de mobiliser la jeunesse universitaire du pays. Pendant cette période, des
débats passionnés animent la gauche, menés d’un côté par le TİP, de l’autre par des
personnalités telles que Hikmet Kıvılcımlı ou Mihri Belli. Le premier est un vétéran
communiste qui, au lendemain du coup d’Etat du 27 mai 1960 avait appelé le comité d’union
nationale (CUN) au pouvoir à former un parti de deuxième libération nationale – en référence
à celui dirigé par Mustafa Kemal. Il leur propose alors de réaliser le programme d’un parti
qu’il avait fondé dans les années cinquante (le Vatan Partisi, Parti de la Nation) reposant sur
« l’Etat bon marché », « l’industrialisation » et la « réforme agraire ». Le second a été
condamné lors du procès du TKP (Parti Communiste de Turquie) en 1951 et a ensuite essayé
de convaincre les officiers putschistes de la nécessité du soutien des masses paysannes envers
un pouvoir militaire qui réaliserait la réforme agraire. Il fonde le mouvement MDD (Milli
Demokratik Devrim – Révolution Démocratique Nationale) à la fin de l’année 1967, ainsi que
Türk Solu, tribune des idées du mouvement qui accueillera régulièrement Kıvılcımlı de son
premier numéro jusqu’au dernier, bien que celui-ci se situe toujours en dehors du mouvement
MDD.
D’après ce mouvement la tâche première à accomplir est le rétablissement de
l’indépendance complète, ce qui les opposera avec la direction du TİP pour qui la victoire
électorale du parti est la preuve du bien fondé de la « révolution socialiste » qu’ils
encouragent. C’est bien par leur nationalisme que les MDDistes se distinguent de leurs
compagnons du TİP. Pour exemple, reprenons un extrait d’un ouvrage de Mihri Belli cité par
Ergun Aydınoğlu : « La question d’aujourd’hui n’est pas « est-ce que tu crois au 68 Doğan Avcıoğlu, « Türkiye İşçi Partisine Dair » (A propos du Parti Ouvrier de Turquie), YÖN, n°50, 20 novembre 1962, p.3 ; cité par Ergun Aydınoğlu, La gauche turque dans les années soixante (1960-1971), thèse pour le doctorat de science politique, Paris I, avril 1993.
36
socialisme ? » mais « est-ce que tu es pour ou contre l’indépendance nationale ; est ce que tu
es pour ou contre la Turquie indépendante ? Le plus grand effort d’Atatürk était de donner un
sentiment de fierté nationale aux jeunes générations. Le sentiment de fierté nationale est une
bonne chose. Il amène les gens au socialisme. […] Quand nous étions jeunes, nous étions une
génération qui prenait au sérieux les slogans tels que « un turc vaut le monde » ou « quel
bonheur de dire je suis turc ». »69
C’est à ce moment précis que Doğu Perinçek, depuis peu diplômé de la faculté de droit
d’Ankara, entre en politique, sensible aux idées de Mihri Belli et de Kıvılcımlı. Il prend part
au groupe MDDiste, se déclare favorable à ceux-ci dans leur opposition avec le courant de la
« Révolution Socialiste » (Sosyalist Devrim), et devient pendant une très courte période
président du FKF, à la faveur d’une mésentente entre ses concurrents les plus directs. Cette
organisation devient le lieu d’une lutte acharnée entre les deux fractions (MDD/TİP) et le
FKF compte alors cinq comités exécutifs différents. Perinçek doit abandonner la présidence
de l’organisation, il est suivi par ses plus proches compagnons et participe à la revue Aydınlık
Sosyalist Dergi (ASD, Revue Socialiste Aydınlık70) tribune des idées MDDistes. Quelques
mois plus tard, il participe à la fondation de İşçi Köylü (Ouvrier Paysan), édité par les
MDDistes à partir du début de l’année 1969. Après le coup d’Etat du 12 mars 1971, le groupe
rassemblé autour de la personnalité de Perinçek s’orientera vers le maoïsme et diffusera ses
idées dans le PDA (Proleter Devrimci Aydınlık, Aydınlık Prolétaire Révolutionnaire). Le
jeune leader décida alors de fonder sa propre organisation, le TİİKP (Türkiye İhtilalci İşçi
Köylü Partisi) qui souffrit très rapidement d’une scission de ses membres les plus radicaux,
menés par İbrahim Kaypakkaya, l’accusant de pacifisme et qui s’en iront fonder le TKP-ML
(Türkiye Komünist Partisi–Marksist leninist. Parti Communiste de Turquie–Marxiste
Léniniste). Les fondateurs du TİİKP sont d’anciens membres du FKF (devenu Dev-Genç)
proches des idées de Kıvılcımlı et de Mihri Belli, ayant opéré pour d’obscures raisons une
scission au sein du MDD afin de fonder leur propre organisation.
A la suite du coup d’Etat de 1971, le TİİKP dont un des barons est Perinçek, recrute de
nouveaux partisans et devient le TİKP en 1978 (Türkiye İşçi Köylü Partisi, Parti Ouvrier
Paysan de Turquie) après de nombreuses années d’illégalité. Ses membres ont bien souvent
vécu l’enfermement après le coup d’Etat, et se sentent proches de la mouvance
révolutionnaire turque. Cependant, ils fustigent à la fois l’impérialisme économique et
politique américain et l’impérialisme social de l’URSS, ce qui les amène à dénoncer l’attitude 69 Mihri Belli, Yazılar, Ankara, Sol Yayınları, 1976, p. 96 (cité par Ibid.). 70 Aydınlık signifie « clarté » dans un sens premier, mais ce terme est aussi employé pour désigner les intellectuels et autres « éclairés ».
37
des « gauchistes » lancés dans la lutte armée. Ils se démarqueront d’une façon encore plus
explicite en publiant dans les colonnes d’Aydınlık les noms et adresses de ces « gauchistes »
au prétexte que « l’anarchisme conduit l’unité nationale au chaos », ce qui les isola dans le
sous champ politique de la gauche radicale turque. Malgré cette attitude, le parti fera l’objet
d’un procès après le du coup d’Etat du 12 septembre 1980 et Perinçek purgea une peine de
quatre années de prison. A la fin des années quatre-vingt, interdit d’activités politiques,
Perinçek crée le Parti Socialiste (Sosyalist Parti) en 1989 et délègue son autorité à ses plus
fidèles lieutenants pour retrouver par la suite une partie de ses compagnons d’antan. Après la
fermeture du SP par décision de la cour constitutionnelle en 1992, l’İşçi Partisi lui succède.
Résultats électoraux de l’İP aux élections locales de 1994 à 2004
Elections locales de
1994
Elections locales de
1999
Elections locales de
2004
En pourcentage 0,18 0,12 0,24
En nombre de voix 16.592 12.638 79.813
Résultats de l’İP aux élections législatives de 199171 à 2002
Elections
législatives de
1991
Elections
législatives de
1995
Elections
législatives de
1999
Elections
législatives de
2002
En pourcentage 0,44 0,22 0,18 0,51
En nombre de
voix
108.369 61.428 57.593 160.227
Il compterait entre 40.000 et 50.000 membres, dont 4000 militants, chiffre à relativiser
tant le nombre de militants dans les partis politiques turcs est susceptible de manipulation par
les organisations elles mêmes. Le nombre de 1000 à 2000 (qui paraît, au regard de nos
71 Les chiffres de 1991 correspondent aux résultats obtenus par le SP, prédécesseur de l’İP dirigé « à distance » par Perinçek.
38
observations un peu plus « réaliste », ou parfois de 500 militants actifs et de 100 « vraiment
impliqués » est avancé par nos enquêtés, mais là encore il faut considérer cette donnée avec
prudence.
« Il y a 40.000 membres dans tout le pays mais ça ne veut pas dire grand-chose le nombre de membres. On est 500 militants mais dans ceux-ci il y a à peu près 100 militants motivés et vraiment impliqués. Ce sont des chiffres déjà anciens, je ne connais pas les plus récents. »72
Farouchement contestataire envers les différents gouvernements qui ont dirigé le pays
depuis sa création en 1992, l’İP reste pro-étatiste et ne remet jamais en question la place et les
intérêts de l’armée dans le système politique turc, il s’inscrit dans la nébuleuse des groupes
souverainistes et nationalistes qui bénéficient d’une audience croissante depuis que le
processus d’adhésion à l’Union Européenne est en marche et qu’un gouvernement estampillé
islamiste est à la tête du pays. Cependant, et comme nous l’avons précisé plus haut, il est
ultra-minoritaire dans le champ politique et n’offre aucune possibilité de rétribution électorale
à ses membres.
Par l’histoire des groupes et partis animés par Perinçek, il n’était pas question de
montrer que l’İP est exclusivement composé de membres historiques ou que la totalité de
ceux qui ont participé à diverses expériences aux côtés du leader continuent nécessairement la
politique dans l’İP. Nous voudrions simplement attirer l’attention sur le fait que les références
idéologiques et l’expérience de ceux qui continuent de militer aux côtés du leader depuis les
années soixante ou soixante-dix sont particulières et contribuent à la formation d’un groupe
soudé par les luttes passées et les expériences en tout genre (prison, rejet par la gauche turque,
activités illégales). L’histoire explique aussi la position de l’İP sur l’échiquier politique turc
actuel. La façon dont ceux que nous appellerons « les membres historiques » ont adopté une
forme d’habitus de groupe73 explique en partie la structure organisationnelle mais aussi
l’esthétique que le parti entretient, particularités de l’organisation ici étudiée.
Ceci précisé, nous pouvons passer à l’étude des socialisations et des réseaux sociaux
des futurs militants İP.
72 Entretien réalisé le 7 avril 2004 à Istanbul avec Martı. 73 Pierre Bourdieu définit l’habitus de classe ou de groupe comme « l’habitus individuel en ce qu’il exprime ou reflète la classe comme un système subjectif mais non individuel de structures intériorisées, schèmes communs de perception, de concertation et d’action. ». Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 101.
39
2. La question de la socialisation primaire
Engager la discussion sur la socialisation primaire des acteurs en tête d’une partie
consacrée à la mobilisation des prédispositions semble une évidence. On ne considèrera pas
pour autant ce processus comme le déterminant principal de l’engagement futur des acteurs.
Gardons à l’esprit que, tant les situations rencontrées par chacun dans la vie sociale que les
agents de socialisation se caractérisent par leur pluralité et leur hétérogénéité. La socialisation
primaire n’en reste pas moins une étape importante de la formation de l’individu, elle est le
moment de l’appropriation des « schèmes d’action »74 (au sens de Jean Piaget) et de
perception particuliers, de l’incorporation des habitus. Durant les premières années d’une vie,
l’individu acquiert des dispositions corporelles (l’hexis), morales et cognitives (l’eidos) qui le
prédisposent à un certain rapport au monde, il acquiert les structures mentales qui définiront
sa représentation des structures objectives du monde social dans lequel il évolue.
Si l’acteur est pluriel de par le fait que « le même corps passe par des états différents
et est fatalement porteur de schèmes d’action ou d’habitudes hétérogènes et même
contradictoires »75, il est nécessaire de s’attarder sur le point de départ de sa trajectoire
sociale, sur ce qu’il a acquis grâce aux agents de socialisation que sont en premier lieu les
membres de la famille. Il s’agit de garder à l’esprit que les processus d’interaction ne sont pas
universels en ce sens que les contacts entre les individus ne se répartissent pas au hasard76. On
comprend alors l’importance de la notion d’habitus, « principe générateur de pratiques
distinctes et distinctives »77, véritable « individuation, à chaque fois irréductible, de schèmes
collectifs »78. Ce sont les contraintes et les ressources collectives individualisées qui
composeront un répertoire de compétences et de capacités que l’acteur pourra ou non
actualiser au cours des situations rencontrées.79
Ici, la famille joue un rôle primordial. Elle est l’institution dans laquelle l’enfant forge
ses premiers repères, elle rassemble les interlocuteurs premiers de l’enfant, ses parents, ses
74 « Nous appellerons schèmes d’action ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d’une situation à la suivante, autrement dit, ce qu’il y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action », Piaget (J.), La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1992. p. 16. 75 Lahire (B.), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p.25. 76 Mann (P.), op. cit., p.16. 77 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, Paris, Ed de Minuit, p. 23. 78 Corcuff (P.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, in Lahire (B.) dir, Paris, La découverte, 2001, p.103. 79 Théoriquement, nous voudrions exposer les dispositions des acteurs sans pour autant leur donner « le sens tendanciellement déterministe » que peut sembler leur conférer parfois Pierre Bourdieu ; Corcuff (P.), Ibid., p.115.
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« autres significatifs », les agents sociaux auprès de qui il passera la majorité de son temps
pendant les premières années de sa vie, qui représenteront les guides premiers et l’autorité80.
C’est donc sur la famille, considérée comme le lieu par excellence de l’accumulation et de
transmission du capital (sous toutes ses formes : économique, culturel, social, etc.) que nous
allons maintenant focaliser l’analyse.
Il s’avère difficile de reconstruire les socialisations des militants İP tant nos méthodes
de recueil des données sont tributaires des témoignages des enquêtés qui souvent interprètent
et reconstruisent leur parcours. Nous avons donc du opérer un tri de nos données d’enquête,
ne pas prendre en compte tous les matériaux réunis (telles les biographies officielles des
barons du parti disponibles sur le site Internet de l’İP) afin de ne pas devenir un simple relais
du discours des acteurs.
Cette précaution ayant été prise, nous allons voir que les socialisations des militants
İşçi Partisi se caractérisent par une certaine homogénéité sur trois points précis :
- L’engagement politique des parents et l’importance des discussions à
caractère politique entre les générations d’un même foyer (a).
- Le rapport des parents puis des enfants à la religion (b).
- Les ressources économiques et culturelles de la famille (c).
a. L’engagement politique des parents et l’importance des discussions à
caractère politique entre les générations d’un même foyer
On comprend qu’à travers l’étude de la politisation des parents, c’est la question de la
socialisation politique que nous allons devoir traiter. La famille sera ici considérée comme
transmetteur d’un stock social de connaissances qui « approvisionnera ultérieurement en
schémas typificatoires requis pour les principales activités routinières de la vie
quotidienne »81. Sur ce point, Nonna Mayer et Daniel Boy ont montré une relation
significative entre la propension à parler de politique à la maison et la position sur l’axe
gauche – droite. Moins on se positionne au centre, plus les chances de parler politique sont
80 Anne Muxel en fait un agent primordial dans la relation au monde politique. A ses yeux, « la famille est un lieu d’inculcation mais aussi d’échanges où se façonnent et se transmettent les valeurs et modèles, premiers repères ou absence de repères, premiers ancrages ou absence d’ancrage, à partir desquels tout citoyen va établir ses liens élémentaires au monde politique. Selon les milieux sociaux et selon les situations la donne n’est pas la même, mais le décryptage que l’enfant pourra faire de la réalité politique sera déterminé par cette configuration originelle de modèles et de comportements. Au-delà de l’enfance cette interface se poursuit dans le temps de la jeunesse et de la vie adulte, et reste d’une certaine façon valide » ; Muxel (A.), op. cit. , p. 52. 81 Berger (P.), Luckmann (T.), La construction sociale de la réalité, Armand Colin, 1998, p.63.
41
nombreuses82 ; plus l’engagement politique des parents est important, plus l’enfant aura de
chances d’entendre parler politique à la maison. Une assertion qui permet de se rendre compte
que l’enfant obtiendra un rapport au politique déterminé d’une façon ou d’une autre par
l’engagement de ses parents83.
Nous avons sur ce point constaté le même phénomène pour les militants İP que celui
relevé par Bernard Pudal à propos des membres du comité central du Parti Communiste
Français, à savoir l’importance du climat idéologique et politique de la famille dans
l’apprentissage militant84. Pour appréhender et analyser les diverses expériences qu’il va vivre
dans l’espace social au gré des situations qu’il rencontrera, l’individu va activer des
dispositions, des schèmes de réflexion que l’institution familiale lui aura transmises. Les
acteurs sociaux intériorisent ainsi des « modes d’action, d’interaction, de réaction,
d’appréciation, d’orientation, de perception, de catégorisation, etc., en entrant peu à peu dans
des relations sociales d’interdépendance avec d’autres acteurs, en entretenant, par la
médiation d’autres acteurs, des relations avec de multiples objets dont ils apprennent le ou les
modes d’usage, le ou les modes d’appropriation »85. Et force est de constater que les premiers
interlocuteurs de l’enfant sont ses parents. Ils constituent un référent dans le parcours social
car ils participent avec lui à son incorporation de structures cognitives qui lui permettront
d’appréhender les « structures sociales objectives » de l’espace social dans lequel il évoluera.
L’impact des « événements » politiques ou sociaux marquants peut être interrogé ici, mais au
regard de leur retraduction par les schèmes de perception des agents 86. S’attarder sur la
famille comme organe d’inculcation des habitus nous permet de saisir dans une certaine
mesure à quel point les militants İP peuvent s’appuyer sur l’impression d’être « nés dans le
jeu » et par là même développer « l’illusio ».87.
Dans le processus de socialisation, notamment politique, de ceux qui choisiront le
militantisme İP, on constate que dans la grande majorité des cas (67 % des parents des
82 Mayer (N.), Boy (D.), L’électeur a ses raisons, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. 83 « Le contexte familial d’origine, le type de politisation des parents, la nature des échanges intrafamiliaux sont autant de paramètres qui n’impulsent pas au départ les mêmes conditions d’expérience politique » ; Muxel (A.), op. cit., p. 178. 84 Pudal (B.), op. cit., p. 49 85 Lahire (B.), op. cit., p. 204 86 « un événement politique est assimilé, réinterprété ou occulté selon le système de représentations sociopolitiques de la famille ; plus encore il est « pensable » ou « impensable » selon la structure des significations et des valeurs propres à chaque univers familial » ; Percheron (A.), op. cit., p.93. 87 L’illusio est définie par Pierre Bourdieu comme le « rapport enchanté au jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social » ; Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op. cit , p.151
42
militants interrogés) 88 le père a été membre d’un parti politique ou d’un syndicat. Une
militante de l’Öncü Gençlik nous a confié que ses parents faisant partie de l’İP, le choix de
l’engagement s’est fait sur un mode « naturel », et que ses parents l’avaient même encouragée
à s’engager à l’İP.
La quasi-totalité des militants interrogés, surtout les plus jeunes, avouent parler
volontiers politique avec leurs parents et reconnaissent avoir souvent entendu parler politique
à la maison. Pour 45,7 % d’entre eux – soit 16 enquêtés, c’est grâce à leur famille (au sens
large) qu’ils ont connu ou adhéré à l’İP, et pour 31,4 % - soit 11 enquêtés, un parent proche
(père, mère, frère, soeur) est lui-même militant ou responsable dans le parti. Ces chiffres sont
en partie dus au mode de recrutement du parti qui veut que chaque nouvel arrivant soit
parrainé par un militant, mais témoignent aussi du fait que les individus ont été soumis à un
rapport particulier à la politique et cela dès leur plus jeune âge. Et si les référents sont
réappropriés, réinterprétés par chacun, ils ont souvent un aspect traumatique. En effet, la
période qui s’ouvre au début des années soixante et s’étend jusqu’au coup d’Etat du 12
septembre 1980 reste sur bien des points une référence pour les militants de longue date. Elle
fut un moment d’espoir par la libéralisation de la vie politique, par l’ouverture du champ à des
individus auparavant illégitimes, et par l’essor de partis et groupuscules de gauche alliant
nationalisme et socialisme. Elle fut aussi synonyme de rêve brisé, de radicalisation suicidaire
qui allait en partie provoquer la réaction de l’armée en 1971 et 1980. Après le coup d’Etat de
1980, de nombreux militants ont été obligés de disparaître de la vie sociale ou ont été arrêtés
par l’armée, emprisonnés ou torturés. De plus, ceux qui soutenaient l’armée kémaliste (censée
remettre le pays dans les rails d’un kémalisme social et le sortir de la guerre civile
embryonnaire d’alors) l’ont vu rendre le pouvoir aux civils en 1982-1983 au profit d’un parti
libéral (l’Anavatan Partisi, ANAP, Parti de la Mère Patrie) qui allait libéraliser le pays en
l’ouvrant aux marchés internationaux. Double trahison, au socialisme et au kémalisme
synonyme pour eux d’indépendance (politique et économique) et de nationalisme. On
comprend alors le rapport au politique que les familles de militants vont proposer à leurs
enfants. Quand les parents des militants les plus jeunes sont ou ont été membre d’un parti
politique, il s’agit du DSP (Demokrat Sol Parti, Parti Démocrate de Gauche, de centre gauche)
88 Notre panel compte 35 enquêtés, qui ont tous accepté de participer à des entretiens semi-directifs après avoir rempli le questionnaire initial distribué en décembre 2003. Nous avons bien sûr conscience de la difficulté à tirer des conclusions d’un panel à ce point restreint. Toutefois, mis au regard du nombre de militants actifs à Istanbul (une grosse centaine selon nos sources les plus sûres), le panel acquiert une certaine représentativité. Nous tenterons de manier les chiffres obtenus avec prudence, les considèreront tout au plus comme des indicateurs de tendances et appuierons notre argumentation sur des entretiens réalisés avec une dizaine de membres, hommes et femmes, âgés de 21 à 57 ans réalisés de septembre 2003 à mai 2004, ainsi qu’en février 2005.
43
ou du CHP (Cumhuriyet Halk Parti, Parti Républicain du Peuple, parti se revendiquant
comme héritier de Mustafa Kemal, de centre gauche et nationaliste), tous deux nationalistes et
se positionnant comme gardiens de l’héritage de Mustapha Kemal.
L’itinéraire de Kamil Dede89
Kamil Dede est membre du comité central et du conseil de la présidence. Sa trajectoire
politique est marquée par l’héritage idéologique laissé par son père.
Il est originaire de Gölçük dans la région d’Izmit (située au sud d’Istanbul) et son père,
Basrı Dede est ouvrier à l’arsenal militaire d’Izmit depuis 1943. Ce dernier devint
membre du TİP dès sa création et membre du comité central de discipline lors du
premier congrès du parti, ainsi que responsable du TİP à Gölçük. Il aide son fils à
entrer dans l’organisation du TİP avant que celui-ci ne s’en voie rejeter. Le profil
social de Kamil Dede nous semble caractéristique des trajectoires idéologiques des
militants İP, pour la grande majorité marquées par le rapport à la politique établi dans
le cercle familial.
Il finit le lycée en juin 1968 mais dit être membre du TİP (Türkiye İşçi Partisi, Parti
Ouvrier de turquie)90 depuis 1965. Il prend part activement au mouvement étudiant de
1968 en tant que membre du FKF (Fikir Kulüpleri Federasiyonu, Fédération des clubs
de Réflexion) pour ensuite participer aux activités de Dev-Genç (Jeunesse
révolutionnaire). C’est à Ankara, dans l’ilçe (arrondissement) de Çankaya, qu’il
devient militant (üye) du TİP mais son soutien aux thèses MDDistes (Milli Demokratik
Devrim, Révolution Nationale Démocratique, aile sécessionniste du TİP se
caractérisant par une ligne davantage nationaliste et son soutien à l’armée turque) lui
vaut d’être exclu du parti (en 1969). Il se rapproche alors de Mahir Çayan pour
participer aux activités du THKP-C et basculer dans l’illégalisme (hold-up de la Türk
Ticaret Bankası – Banque de commerce turque – à Erenköy à Istanbul le 14 mars
1969). Il connaît toutefois Perinçek depuis cette époque et le rencontre à plusieurs
reprises. Il se rapprochera formellement du groupe Perinçek quelques années plus tard.
89 L’itinéraire de kamil Dede proposé ici est issu d’un recoupage de témoignages proposés dans le livre de Baykam (B.), 68’li yıllar. Eylemciler (Les années 68. Les activites), Ankara, İmge Kitabevi Yayınları, 2002. 90 Pour une description plus étoffée des abréviations, nous renvoyons à la liste des abréviations proposée en début de ce travail.
44
Tout ceci ne renseigne en rien sur la façon dont l’individu va actualiser ou
réinterpréter ce que sa famille lui transmet, mais montre que dans certaines situations de la vie
sociale auxquelles il sera confronté, il devra activer des schèmes de perceptions acquis dès le
plus jeune âge, certes réinterprétés, mais qui constitueront le socle évident de son travail
d’analyse. Et même si certains militants n’ont jamais reçu de leurs parents des incitations
claires à embrasser la cause d’un parti, il semble qu’ils aient un héritage politique assez
homogène et nourrissent un goût pour l’aventure collective capable de transformer le social.
b. Le rapport des parents puis des enfants à la religion
Le rapport à la religion est aussi un caractère partagé des militants İP, qui se déclarent
à 63% (22 sur notre panel de 35) athées (dinsiz). Chose significative, aucun n’est
pratiquant. Près de la moitié du panel (17 enquêtés) avoue qu’aucun des deux parents n’est
croyant mais seuls 34% d’entre eux (12 enquêtés) ont leurs deux parents croyants. Par
ailleurs, quand le père ne croit pas, l’enfant non plus. Ces données sont décisives, elles
montrent un des déterminants centraux de l’engagement à l’İP. Le rapport à la religion
pourrait ne pas dire grand-chose sur la socialisation des militants étudiés, mais ici,
l’organisation à laquelle ils prennent part s’affirme comme farouchement laïque. En Turquie,
alors que la majorité de la population, même si elle est non pratiquante, est enregistrée comme
musulmane et se définit comme telle, cette variable est cruciale et nous pensons qu’elle est
significative pour l’étude des parcours militants. Comme nous le verrons, les militants sont
souvent membres d’associations kémalistes (Atatürkçü) dont un des credo est la défense de la
laïcité turque. Par tout ce que cela sous-entend dans le contexte de la république de Turquie
fondée par Mustafa Kemal le 29 octobre 1923, être athée signifie avoir des probabilités de
rencontres plus importantes avec des groupes qui ont des intérêts dans la défense de la laïcité.
Ici plus qu’ailleurs, l’athéisme est vécu tant comme un rejet de la religion que comme
l’affirmation de valeurs qui sont portées, dans le contexte turc, par l’héritage kémaliste. Il
symbolise le rejet des pesanteurs de la société ottomane et le choix pour la « modernité
républicaine », vécue comme a-religiosité, voire anti-religiosité. La proclamation d’une
république de Turquie laïque fut la grande œuvre du leader historique et depuis, laïcité et
kémalisme vont de paire. Athéisme et laïcité sont des notes de la partition kémaliste et leur
adoption constitue souvent le trait significatif d’un système de valeurs plus large.
45
Être athée et issu d’une famille non croyante crée alors des proximités dans l’espace
social qui prédisposeront à certains types de rapprochements. Nous sommes ici en présence
d’une affinité élective entre l’athéisme de la majorité des membres et un certain habitus
militant qui s’exprime à l’İP. En miroir à ce que Julien Fretel a montré concernant les
militants UDF, on peut alors émettre l’hypothèse que c’est par leur a-religiosité
antérieurement acquise que ces individus en sont venus à partager des visions du monde
communes et à envisager des modes d’action semblables dans et au nom de l’İP.
c. Les ressources économiques et culturelles de la famille
Si nous voulons aborder la question de la proximité sociale, il faut pouvoir analyser le
point de départ de la trajectoire individuelle, et sur ce point, il est difficile d’analyser les
positions initiales dans l’espace social et de les comparer tant la situation socio-économique
de la Turquie a évolué depuis cinquante ans (accès au système éducatif plus large, exode
rural, libéralisation de l’économie turque, etc.). Nos objets d’étude, les militants de l’İP sont
d’âges et de générations différents et il semble peu raisonnable de comparer le milieu social
d’origine d’un militant d’une cinquantaine d’années à celui d’un jeune étudiant dont les
parents ont pu profiter d’un accès plus facile au système éducatif. Néanmoins la faiblesse du
stock de ressources économiques de la cellule familiale est une constante.
Seuls 25,7 % des militants interrogés sont issus d’une famille à haut niveau de capital
économique (père comptable, officier, avocat ou architecte, etc.) et pour 74,3 % de notre
panel, le père exerce une profession le plaçant à un niveau inférieur sur l’échelle des salaires
(ouvrier, chauffeur, policier, artisan, etc.). Souvent, les militants les plus jeunes sont issus de
familles au capital plus fourni. Leurs parents font partie de cette génération qui a commencé à
fréquenter l’université et y ont rencontré des groupes, associations ou partis à caractère
politique avec lesquels ils ont développé un rapport au monde particulier et voulu développer
les conditions nécessaires à leur reconversion pour échapper à la condition qui leur était
prédestinée. Les militants les plus âgés font eux aussi partie de cette génération et s’ils ont fait
des études, leurs parents avaient des conditions de vie assez difficiles. La position de dominé
dans l’espace social reste donc un référent traumatique dans l’histoire socio-économique des
familles de militants, elle est une donnée cruciale dans le processus de socialisation et
d’apprentissage de la « maîtrise pratique de l’espace des possibles ». On est ici face à la
46
composante principale de l’habitus d’une « classe de conditions d’existence et de
conditionnements identiques ou semblables »91. Cet habitus, « à la fois principe générateur de
pratiques objectivement classables et système de classement (principium divisionis) de ces
pratiques »92 produira des pratiques classables, mais aussi des modalités d’interprétation et
d’appréciation des pratiques qui constitueront le monde social représenté. L’existence de cet
habitus de classe augmente la probabilité « que tout membre de la même classe [ait] des
chances plus grandes que n’importe quel autre membre d’une autre classe de s’être trouvé
affronté aux situations les plus fréquentes pour tous les membres de cette classe »93. Mais
gardons à l’esprit que la disposition des acteurs ne peut être considérée comme véritable
déterminante des pratiques (« la réalité est ici relationnelle »94) et c’est dans la singularité des
trajectoires sociales qu’il faudra chercher les éléments nécessaires à la compréhension des
carrières militantes à l’İP.
3. L’inscription dans les réseaux sociaux de l’İP
A propos des outils théoriques qu’il a construit pour ses analyses sociologiques, Pierre
Bourdieu reconnaissait que son modèle définissait donc des « distances qui sont prédictives
de rencontres, d’affinités, de sympathies ou même de désirs […], la proximité dans l’espace
social prédispose au rapprochement : les gens inscrits dans un secteur restreint de l’espace
social sont à la fois plus proches et plus enclins à se rapprocher ; plus faciles aussi à
rapprocher, à mobiliser. »95. Que déduire de cette affirmation ? Est-ce la proximité sociale qui
permet le rapprochement et facilite l’engagement ; ou bien le hasard des situations qui
provoque l’activation de certains schèmes de perception disponibles dans le stock accumulé
au cours de l’expérience personnelle ? Seule une étude empirique peut répondre à cette
question soulevée par ces débats théoriques contemporains. Par la démonstration proposée ci
après, nous voudrions apporter un élément de réponse qui, bien que nécessairement partie
prenante dans ce débat théorique, prétend à l’objectivité par sa méthode d’administration de la
preuve. C’est après une analyse d’entretiens et de périodes d’observations directes que les
conclusions à venir ont pu être avancées.
91 Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p.100. 92 Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979, p. 190. 93 Bourdieu (P.), Le sens pratique, op. cit., p.100. 94 Lahire (B.), op. cit., p.65. 95 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op. cit., p.26.
47
a. Proximité dans l’espace social et mode de recrutement cooptatif
Sur le problème de la rencontre entre une organisation et des individus, nous avons été
guidés par la sociologie de Bernard Lahire, auteur pour qui « ni l’évènement « déclencheur »
ni la disposition incorporée par les acteurs ne peuvent être désignés comme de véritables
« déterminants » des pratiques. […]. En fait la réalité est ici relationnelle (ou
interdépendante) ».96 En abordant la question de la socialisation et de la constitution d’un
habitus primaire liés aux premières expériences de la vie sociale, nous avons montré
l’importance des processus de transmission sans leur accorder pour autant la prééminence
dans notre explication de la rencontre de l’organisation et de l’individu. Nous voudrions
traiter ici des processus concrets de rencontre, des conditions de leur déroulement. Et montrer
que, tout comme le pense Annick Percheron, « dans tout champ de représentation du socialisé
se retrouverait la part acceptée de l’héritage […]. S’y ajoute la part créée ou plutôt aménagée
correspondant davantage aux aspirations et aux expériences de l’individu »97. Les relations
des acteurs sont ici déterminantes.
A la question : « Avant votre entrée dans le parti, connaissiez vous des gens inscrits à
l’İP ? (Si oui précisez s’ils étaient – votre conjoint - votre famille - des amis - des collègues de
travail ou inscrits dans la même école) » ; seuls 11 % de notre panel n’avaient aucune relation
avec un membre de l’İP, 88 % avaient au moins un militant parmi leurs amis et 33 % un
collègue de travail. Cela montre – mis à part que l’on peut être ami et fréquenter le même lieu
de travail – que les militants étudiés font partie des même réseaux sociaux. 55,5 % de notre
panel avouent d’ailleurs que c’est grâce à un ami qu’il a connu le parti98. C’est que l’İP a un
mode de recrutement bien particulier99 qui fait de chacun de ses militants un véritable
entrepreneur politique. A chaque moment de sa vie sociale, le militant « représente » le parti ;
sur son lieu de travail, à l’université, il doit pouvoir convaincre une ou deux personnes pour
former une cellule professionnelle du parti100 et s’organiser. Personne ne peut entrer sans être
parrainé par un membre. « En amont, l’engagement, la famille, les amis, les collègues de
travail ou les camarades d’école, les voisins, etc. apparaissent non seulement comme des
96 Lahire (B.), op. cit., p. 65 97 Percheron (A.), op. cit., p. 33. 98 Anne Muxel avait d’ailleurs remarqué que « d’autres interlocuteurs, notamment dans le processus de la socialisation secondaire, viennent prendre le relais [de la famille]. Dans le temps de la jeunesse, le rôle des pairs, partenaires ou amis, est particulièrement important », Muxel (A.), op. cit., p. 76. 99 « Il est donc difficile de comprendre l’action collective, si l’on ne commence pas par s’interroger sur les conditions structurelles qui permettent aux individus d’entrer en contact au moins visuel les uns avec les autres ». Mann (P.), op.cit., p. 33. 100 cf. annexe (les statuts du parti).
48
instances de socialisation, mais comme les vecteurs de la prise de contact avec les
organisation ou les groupes agissant en faveur de la défense d’une cause »101. A l’İP, les
militants doivent recruter sur leur lieu de travail, dans la famille, à l’école, là où ils évoluent.
La proximité sociale est donc encouragée dans le recrutement et bien souvent, nous l’avons
dit, c’est un ami ou un proche qui « parraine » l’entrée à l’İP. Les enquêtés déclarent tous
avoir des membres d’autres partis politiques dans leur cercle d’amis. Quant ils précisent de
quels partis il s’agit, c’est, par ordre décroissant vers le CHP (Parti Républicain du peuple), le
MHP (Parti d’Action Nationale), le DSP (Parti démocrate de gauche) et le TKP (Parti
Communiste de Turquie) que les réponses se répartissent, tous nationalistes et, sauf pour le
TKP, élaborant parfois des stratégies et des actions communes. Avec eux, tous parlent
politique et s’entendent sur les questions d’indépendance nationale ou sur les problèmes de la
nation en général.
Quant au rôle de la famille il est crucial dans la première configuration du réseau
social que se constitue l’acteur ; un enquêté, qui a commencé à fréquenter le parti à l’âge de
treize ans, nous confiera que la raison principale de son engagement réside dans le fait que ses
parents faisaient partie de l’organisation. Le rôle de l’environnement social dans la rencontre
avec le parti est primordial. N’ayant qu’un accès restreint aux grands média nationaux,
l’organisation mise sur les réseaux sociaux102 de ses militants et profite du fait que « plus un
individu est déjà au contact de personnes engagées dans l’action militante, plus sa situation
personnelle minimise les contraintes professionnelles et familiales, plus ses projets
d’engagement reçoivent l’aval de ceux dont il est affectivement proche, plus la probabilité de
le voir militer s’accroît […]. Le soutien des proches, l’investissement d’amis dans un
mouvement social sont des facteurs explicatifs puissants des recrutements »103. En effet, si la
proximité dans l’espace social ou géographique n’engendre pas automatiquement l’unité,
« elle définit une potentialité objective d’unité »104. Nous l’avons dit, nous ne suivrons pas
l’analyse bourdieusienne des déterminants de l’action mais emprunterons plutôt la voie de
sociologues tels Bernard Lahire, Luc Boltanski ou Laurent Thévenot105pour qui le répertoire
mental et corporel des acteurs est fondamentalement pluriel de par l’hétérogénéité même des
101 Sawicki (F.), Duriez (B.), « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale. Le cas de la CFDT », Politix, n° 63, 2003 102 Nous retenons comme définition des réseaux sociaux, celle donnée par A. Joignant qui en fait des « rapports interindividuels fréquents et chargés d’affectivité, à partir des opportunités et des contraintes imposées par des contextes sociaux tels que l’école, le lieu de travail ou le cercle d’amis A. Joignant, « La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche », Revue Française de Science Politique, vol. 47, n° 5, 1997. 103 Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1996., p.76. 104 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op.cit., p. 26. 105 Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification, Paris, Gallimard, 1991.
49
situations rencontrées dans la vie sociale. Il faudra donc analyser les dispositions des acteurs
comme des dispositions spécifiques, « au domaine de compétence circonscrit, le même
individu apprenant à développer des dispositions différentes dans des contextes sociaux
différents »106.
Comment expliquer que telle ou telle disposition, étudiée plus haut, soit activée à un
certain moment et permette l’engagement dans un certain type d’organisation politique ? Il
s’agit ici d’une rencontre entre disposition et évènement déclencheur qui permettra
l’activation de la disposition en question. Dans les processus sociaux que traverse l’agent, il
rencontrerait alors des « déclencheurs », des « activateurs » de dispositions, qui selon leur
nature et les circonstances rencontrées dans la trajectoire sociale de l’acteur, enclencheront ou
non la mise en action des dispositions analysées plus haut, nous avons en réalité à faire avec
des « dispositions sous conditions », que seul le contexte peut activer. La proximité dans
l’espace social encourage bien entendu certaines rencontres mais rien ne peut à priori laisser
présager de telle ou telle réaction de l’agent. Dans le cas de l’objet étudié, il s’agit de la
rencontre entre des individus ayant reçu une socialisation assez homogène et une organisation
qui utilise les réseaux sociaux et les groupes primaires de ses militants pour profiter de et
utiliser la proximité sociale comme déterminant de l’engagement. On comprend alors la place
de la famille et de la socialisation primaire dans la décision d’engagement à l’İP.
On pourrait, « à la limite », émettre l’hypothèse que le groupe étudié ici se comporte
comme une « contre-société » (sans vouloir pour autant affirmer, à ce stade de notre
démonstration, qu’il constitue une contre-société107), le mode de recrutement cooptatif fondé
sur l’interconnaissance des membres et des candidats au militantisme le rapprochant de partis
extrémistes ouest-européens tels, en France, Lutte Ouvrière ou le Parti des Travailleurs de
Daniel Gluckstein. Il est clair dans le cas de l’İP que l’expérience de la clandestinité qu’ont
connus certains de ses membres les plus influents provoque une inclination du groupe à
adopter une attitude que l’on pourrait qualifier de « post-clandestine » consistant en
l’utilisation de théories du complot, ainsi qu’en des mécanismes de semi-fermeture du groupe
dont la cooptation constitue le trait le plus distinctif en ce qui concerne l’engagement et les
modalités de l’adhésion au parti. Les trajectoires individuelles sont effectivement
hétérogènes, mais le parti en fait peu de cas dans ses discours et ses techniques de
recrutement. Les catégories discriminantes utilisées par le parti amènent à une simplification,
voire à une négation de l’analyse des trajectoires individuelles au profit d’une explication en
106 Lahire (B.), op. cit, p. 136. 107 Sur cette distinction, voir notamment : Askolovitch (C.), Voyage au bout de la France, Paris, Grasset, 1999.
50
terme de destin de groupe, ici la « nation » considérée comme corps, qu’une action basée sur
des liens sociaux forts peut redresser et améliorer.
Empiriquement, les processus de rencontre entre l’individu et le parti se passent de
manière quasi-naturelle. Les enfants accompagnent les parents lors de meetings (comme nous
avons pu l’observer lors du meeting tenu sur la place de Kadıköy à Istanbul le 20 mars 2004
pour les élections municipales du 28 mars 2004) ou de manifestations organisées par le parti
(e. g. la marche Samsun - Ankara à la mémoire du trajet effectué par Mustafa Kemal). Ils sont
susceptibles de rencontrer précocement les diverses publications du parti à la maison (on sait
que la quasi-totalité des membres lisent Aydınlık), ou de côtoyer des membres amis de la
famille ou des enfant de membres amis des parents. Les amis des militants peuvent par
exemple être conviés à se rendre dans un des bureaux du parti pour une raison ou pour une
autre, lieux où ils rencontreront d’autres militants et où pourra être enclenché un début de
socialisation. Lors d’un rendez-vous pour un entretien avec un militant, nous avons rencontré
deux de ses amis qui semblaient ne pas savoir pourquoi ils se trouvaient au siège du parti (ils
attendaient le même militant qui leur avait donné rendez-vous en ces lieux). Lors de cette
rapide entrevue, nous comprenions qu’ils avaient pu se faire une idée de l’organisation, faire
un « tour des locaux », sympathiser avec d’autres militants, et surtout apprendre les dates et
les lieux du prochain meeting que toute l’organisation était occupée à préparer. Il nous ont
confié avoir des idées politiques proches de l’İP mais ne pas faire partie de l’organisation.
b. Les camps d’éducation du parti
L’organisation doit aussi réussir à recruter hors des réseaux sociaux les plus actifs de
ses membres, c’est la raison pour laquelle elle organise l’été des « camps d’éducation ». Le
principe de ces camps est simple, réunir de jeunes militants pour qu’ils organisent pendant un
mois des rencontres avec les paysans anatoliens. Ce groupe prend alors la route et installe des
campements dans le but « d’éduquer la population ». Il dispense des cours d’histoire et de
géographie, de « kémalisme », ainsi que des initiations aux sports de combat (« on leur
apprend aussi à se battre. Fais attention, moi aussi je sais me battre, je peux me défendre »)108.
Le but est clair, convaincre une population aux conditions de vie difficiles que le parti est la
108 Propos recueillis lors d’un meeting de soutien à Rauf Denktaş le 10 février, auprès de Martı, qui a participé à ces camps en été 2002.
51
solution à leurs problèmes et encourager l’activation de dispositions, de schèmes de
perception et d’action propres à susciter l’engagement dans le parti. La même militante nous
affirmera d’ailleurs :
« Partout où on passe, on essaie de créer une cellule de base qui pourra fonctionner après notre départ et travailler pour les élections, gagner encore plus de voix ».
Cela nous permet de vérifier ce que remarque J. Siméant, à savoir que « certaines
phases de l’action collective ne sauraient s’expliquer par des dispositions à l’engagement,
mais renvoient davantage à des interactions »109. L’organisation recherche l’engagement de
plusieurs types d’individus, insérés dans un espace politique contestataire et aux réseaux
sociaux très denses (politiques, familiaux), mais possédant aussi des schèmes de perception
qui en font un auditoire privilégié du parti. En ce sens, il va à la rencontre d’un certain type de
population prédisposée à entendre le message et les valeurs qu’il véhicule.
L’individu, porteur d’un stock de dispositions acquises au cours de ses expériences
multiples dans des contextes sociaux différents, va alors activer un schème d’action particulier
au contact de l’organisation représentée par un ou plusieurs de ses membres, appartenant
souvent aux mêmes réseaux sociaux. L’engagement sera à la fois le produit de l’activité de
l’organisation et de dispositions activées par l’acteur au contact de celle-ci110.
On le voit, ce sont les individus possédant un « système de références proprement
politique » qui seront enclins à se rapprocher de l’İP, ceux capables de rendre intelligibles des
événements politiques et aptes à recevoir un message proposant une interprétation du monde
social et politique. La politisation des membres de l’İşçi Partisi est antérieure à leur entrée
dans le parti, même si elle a subi des inflexions notoires depuis l’engagement. C’est ce qui
leur a permis de maîtriser des schèmes de classification politique et d’évaluation des acteurs
et des enjeux du champ politique. Leur rapprochement dépend alors de la proximité sociale
qu’ils entretiennent avec des individus déjà membres du parti. Mais c’est l’organisation qui va
109 Siméant (J.), op. cit., p. 355. 110 Nous approuvons ici la réflexion méthodologique de P.Mann : « En prenant l’individu pour point de départ, on risque d’interpréter le comportement de l’acteur à partir d’attributs intrinsèques tenant à sa position de classe ou à sa socialisation ». Mann (P.), op.cit., p.40
52
à la rencontre des militants potentiels car malgré des schèmes de perception et une origine
sociale assez homogènes, les trajectoires sociales se caractérisent par leur diversité.
B. Typologie des profils sociaux à l’entrée
Parler de « dispositions », d’« habitus primaires », et de réseaux sociaux conduit
inévitablement à accorder une importance de choix à la situation de l’acteur dans l’espace
social. Il s’avère toutefois nécessaire de prendre en compte la trajectoire sociale des militants
İP dans l’explication de leur rencontre avec l’organisation, tant l’habitus primaire est
retravaillé par la trajectoire. Confronté à la logique de champs diversifiés, il sera l’objet de
multiples retraductions menées au gré des positions successives occupées par l’individu dans
l’espace social.
C’est alors à la trajectoire sociale, en tant que « série des positions successivement
occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un espace lui-même en devenir et
soumis à d’incessantes transformations »111 et ses effets112 que nous devons consacrer une
réflexion approfondie.
Dans l’étude empirique que nous avons menée, nous avons repéré trois trajectoires
correspondant aux déclassés par le haut, à un maintien du niveau de ressources et aux
déclassés par le bas. Nous allons procéder ici à un travail de typologisation de ces trajectoires.
L’objectif est de montrer que si les militants İP ont eu une socialisation politique primaire
homogène, ils ne sont pas tous socialement « égaux » et arrivent aux portes du parti dotés de
niveaux de ressources très divers. Peut être cela aura-t-il des conséquences sur les stratégies
des acteurs une fois insérés dans l’organisation, il faut de toute façon et dans un premier
temps analyser et attester de l’existence de ces différents profils sociaux pour continuer notre
démonstration.
111 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op. cit, p. 88 (l’illusion biographique). 112 L’effet de trajectoire est défini par Pierre Bourdieu comme « effet qui exerce sur les dispositions et sur les opinions l’expérience de l’ascension sociale ou du déclin, la position d’origine n’étant autre chose dans cette logique que le point d’origine d’une trajectoire, le repère par rapport auquel se définit la pente de la carrière sociale »Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, op. cit, p. 124.
53
1. Les déclassés par le haut
Un premier type de prétendant à l’entrée se caractérise par une trajectoire
ascensionnelle dans l’espace social, entendue comme processus d’augmentation du niveau de
ressources économiques et culturelles des acteurs concernés. Ce type de trajectoire concerne
11 de nos 35 enquêtés, soit 31,42 % de notre panel. Ce premier idéal type doit être scindé en
deux sous-ensembles correspondant d’une part à l’augmentation des ressources économiques
et culturelles, et d’autre part à l’augmentation des ressources culturelles sans évolution du
niveau de ressources économiques113. Nous illustrerons chacune de ces trajectoires types par
l’exemple d’un ou plusieurs militants aux profils se rapprochant de l’idéal type proposé.
a. La mobilité ascendante
Au premier abord, il peut sembler surprenant que des individus à qui tout a réussi
deviennent militant dans un parti qui se définit volontiers comme socialiste et nationaliste et
qui revendique pour auditoire les couches les moins dotées en ressources de la population
turque (le groupe latent concerné par le discours du parti serait en ce sens « dominé » dans
l’espace social). Néanmoins, et grâce à la réalisation d’entretiens semi-directifs, il est possible
de rationaliser leur entrée et de comprendre pourquoi ils ont choisi l’İP comme cadre de leur
mobilisation. 7 de nos enquêtés114 (soit 20% de notre panel) ont un parcours social ascendant.
Les acteurs sociaux correspondant à ce type de trajectoire sont bien souvent des
compagnons historiques du leader ou sont issus d’une famille ayant des relations formelles ou
informelles avec des groupes nationalistes. Les plus âgés sont aux côtés du leader depuis leur
entrée à l’université et les plus jeunes, malgré leur ascension sociale, ont décidé de garder
dans leurs réseaux sociaux des éléments que leurs parents avaient contribué à placer là. Pour
soutenir notre argumentation, deux exemples :
Un premier enquêté, 43 ans, est expert comptable indépendant. Il a donc suivi un
cursus universitaire relativement long et affirme être entré en contact avec le parti en 1977,
alors qu’il était lycéen. Sa femme travaille à ses côtés, ce qui indique que son activité permet
113 Ce type de trajectoire nous a posé un problème méthodologique de classification. Nous avons choisi de regrouper ici les enquêtés étudiants à l’université, qui peuvent donc espérer voir leurs ressources économiques augmenter, mais qui vivent encore le décallage entre capital culturel et capital économique. 114 Tunç, Turan Öabay, Mehmet Ulusoy, Mustafa, Mesut, Yüksel, Erol. Cf. Annexes, Liste des enquêtés.
54
au couple de subsister ans avoir à diversifier ses sources de revenu. Lors de notre entretien,
l’enquêté nous reçoit dans un appartement spacieux et confortablement aménagé. Les tenues
vestimentaires du couple, la façon dont l’appartement est décoré (des œuvres d’art au mur, de
grandes bibliothèques couvrant les murs de la pièce où il nous reçoit) et équipé (un ordinateur
à la maison, une cuisine très bien équipée, etc.) laissent peu de place au doute quant au niveau
des revenus du couple. Son père était instituteur dans un village anatolien, ce qui a entraîné
très tôt le départ de l’enquêté pour la mégapole stambouliote. Il estime vivre mieux que ses
parents et avoir pu, grâce à leur « sacrifice », mener de longues études qui lui ont donné un
statut social singulier dans sa famille. A la question « comment êtes vous entré à l’İP ? » il
répond :
« J’avais 16 ans quand j’ai commencé à lire Aydınlık, au lycée, c’était en 1977. C’est cette même année que je suis entré à l’İP. Je me suis renseigné sur les autres partis mais il m’a semblé que c’était le seul qui n’était pas utopique, il avait de bons diagnostics sur la situation du pays, de bonnes analyses. J’y suis entré en côtoyant une organisation de lycée, une association de jeunesse en fait. Ensuite il y a eu le coup d’Etat, la politique a été interdite en Turquie, mais je n’ai jamais quitté le parti depuis lors. »115
Le second enquêté116 que nous retiendrons pour illustrer ce type de parcours social a
42 ans, il possède une entreprise « dans le secteur privé » (c’est lui qui précise), est diplômé
d’université et milite dans le parti depuis 1978117. Son père était policier et son grand-père
mécanicien naval. Il est entré dans le parti grâce à un ami militant qui l’a mis en contact avec
l’organisation. Il ne voit aucun inconvénient à soutenir des thèses ouvriéristes tout en
occupant une position sociale qui pourrait sembler contradictoire, il affirme au contraire
vouloir « agir pour une Turquie unifiée pour le bien-être de tous ».
Comme on peut le constater, ces militants sont généralement entrés assez jeunes dans
le parti, pendant leurs études, à l’université ou au lycée. Leur ascension sociale ne les a pas
empêché de rester proche du parti, parfois pour exploiter leurs aptitudes en son sein. Par leurs
témoignages, on comprend qu’ils ont gardé une grande proximité avec leur milieu d’origine.
On retrouve ici une qualité propre « aux transfuges de classe » ou déclassés par le haut,
socialisés successivement dans des univers où les habitudes de goût, les schèmes de
115 Entretien réalisé le 2 décembre 2003, dans les bureaux du parti à Beşiktaş avec Turan Özbay, 43 ans, comptable, représentant local de l’İP 116 Entretien réalisé le 5 février 2005 au siège de l’İP à Beyoğlu, Istanbul. Militant de 42 ans, chef d’entreprise désirant garder l’anonymat. 117 Quand les dates d’adhésion sont antérieures à la création de l’İşçi Partisi, il s’agit d’une entrée dans un parti de Doğu Perinçek dont l’İP est l’héritier, à savoir le TİİKP, le TİKP ou le SP.
55
perception sont socialement opposés. Pour Bernard Lahire « Les « transfuges de classe »
oscillent de façon permanente – et parfois mentalement épuisante – entre deux habitudes et
deux points de vue. »118. On peut alors supposer que si, « lorsque chaque situation sociale est
perçue, appréciée, jugée, évaluée à partir de deux points de vue opposés et concurrents,
l’ambivalence crée la souffrance »119 , les acteurs vont tenter une réconciliation des deux
systèmes de valeurs par la reconnaissance de la dignité de leur milieu d’origine. Mais dans
une perspective plus stratégique, on peut remarquer que leur ancienneté dans le parti (dans le
cas d’une adhésion pendant le cursus universitaire) devient une ressource, celle-ci leur
permettant une plus grande latitude d’action que dans le cas d’une reconstruction d’une
carrière militante dans d’autres partis, qui serait alors contre-productive.
b. Mobilité culturelle et maintien des ressources économiques
Ce type de profil correspond à de jeunes militants ayant suivi de longues études
universitaires qui n’ont pas donné les résultats escomptés. Ils sont 4 dans ce cas120 (soit
11,42% de notre panel).
Eylül, militante de vingt cinq ans illustrera notre propos. Ses parents ont un niveau de
ressources très bas (père ouvrier), ce qui s’est traduit par un lieu de résidence périphérique
dans Istanbul (elle habite toujours chez ses parents dans une « banlieue défavorisée » de la
ville) et un cursus universitaire qui s’est déroulé dans une université moyennement cotée de la
ville (l’Université d’Istanbul). Ses études de philosophie terminées, elle s’est mise à la
recherche d’un emploi (elle est toujours sans profession) qu’elle devine différent de ce à quoi
ses études la prédestinait. Elle travaille depuis peu en soirée dans un débit de boisson du
centre de la ville, ce qui ne lui convient pas (faible salaire, plusieurs heures de transport
quotidien, précarité de l’emploi, etc.). Elle objective son parcours universitaire par le fait que
« la génération de [ses] parents a été la première à aller à l’Université. Avant ce n’était pas
possible. En général, les parents sont ouvriers ou villageois mais les enfants vont beaucoup
plus à l’université »121.
118 Lahire (B.), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 50. 119 Ibid., p. 50. 120 Semih, Teoman, Eylül, Gözde. Cf. Annexe, liste des enquêtés. 121 Entretien réalisé le 20 mars 2004 avec Eylül, 25 ans, à la recherche d’un emploi.
56
On peut donc interpréter ce parcours social comme un parcours de frustration, une
situation où le niveau des ressources ne correspond pas aux espoirs que les enquêtés de ce
type ont entretenu dans leurs espoirs d’avenir. Ils ont certes accumulé des ressources en plus
grand nombre que leurs parents mais leur diplôme ne leur a pas permis de transformer leur
capital culturel acquis à l’université en capital économique. Ce parcours relèverait de ce que
Ted Gurr, dans Why Men Rebel ? a appelé l’aspirational deprivation où le niveau d’exigence
croît alors que celui de satisfaction est stagnant. Cette frustration, sans être le seul déterminant
de l’entrée en militantisme dans un groupe au discours protestataire (il faut étudier les
modalités d’entrée dans le groupe et les stratégies d’accumulation des ressources que ces
individus mettent en œuvre dans leurs activités partisanes), explique dans une certaine mesure
en quoi le discours du parti fait sens dans l’esprit de ces acteurs qui développent des schèmes
de perception correspondant à leurs expériences quotidiennes.
2. Le maintien du niveau des ressources
Le second type de trajectoire sociale relevé lors de notre travail d’observation
correspond à un maintien du niveau des ressources. C’est la trajectoire de loin la plus
répandue dans le parti avec 21 enquêtés sur 35 (soit 60%). Mais là encore, il faut se garder de
généraliser à outrance des particularités qu’on ne peut en toute honnêteté rassembler dans un
ensemble cohérent. Nous allons alors dégager deux sous-ensembles : le maintien à un niveau
élevé de ressources économiques et culturelles ; la stagnation à un niveau de ressources peu
élevé.
a. Le maintien à un haut niveau de ressources économiques et
culturelles
Ce type de candidat à l’entrée se singularise par des conditions initiales d’existence
confortables et un parcours social digne du modèle familial. La stratégie généralement
observable est celle d’héritiers désirant s’appuyer sur les ressources familiales afin de tenter
57
une diversification de leurs ressources. Ils sont treize dans ce cas122, soit 37,15% de notre
panel.
Une jeune militante de 22 ans123 nous servira d’exemple pour ce parcours type. Son
père, avocat, est membre du parti de longue date sans y occuper de poste à responsabilité.
Elle, diplômée de l’université francophone Galatasaray, souhaite continuer ses études en
Master de communication où sa candidature a été acceptée. Lors des entretiens réalisés avec
cette militante, elle avoua très vite vouloir faire carrière dans le parti et ceci grâce aux
aptitudes qu’elle a développées en communication. Concrètement, elle souhaite entrer dans
l’organigramme du parti comme communicante pour ensuite accumuler responsabilités,
pouvoir et donc ressources de tout type.
Nous pouvons affirmer que cette stratégie n’est pas rare tant les cas similaires sont
nombreux (en proportion de nos enquêtés). En général, ces individus diversifient les
ressources familiales, ils ne peuvent donc pas être considérés comme de véritables héritiers.
Mais s’ils investissent des espaces sociaux que les parents n’occupent pas, ils profitent des
ressources familiales pour cette diversification. Ils acquièrent de ce fait un profil spécifique
qui, s’il ne se caractérise pas par une augmentation des ressources économiques et culturelles,
se démarque par la stratégie d’accumulation de ces ressources. Enfin, la volonté d’accumuler
les ressources sociales ou symboliques (notoriété, pouvoir, réseau de relation) est ici plus
forte qu’ailleurs.
b. Le maintien à un niveau de ressources très bas
Le maintien à un même niveau de ressources peut aussi se caractériser par la faiblesse
de celui-ci. Comme leurs parents, ces individus n’ont pas fait d’études, se sont parfois arrêtés
avant le niveau correspondant au baccalauréat français. C’est cette partie de la population,
constituée des déçus de la libéralisation de la Turquie, des laissés pour compte de la
croissance et du développement du pays, que vise le discours du parti. Leur activité
professionnelle, quand ils en ont une, ne nécessite que peu de capital culturel et ne leur permet
pas d’accumuler les ressources économiques. 8 de nos enquêtés124 ont une trajectoire sociale
122 Martı, Önder, Emre, Uğur, Turan Özlü, Gökten, Melek, Dilek, Zorbey, Serbest, Beyza, Zeki. Cf. Annexes, liste des enquêtés. 123 Entretien réalisé en mai 2004 au siège du parti avec Dilek, étudiante de 22 ans. 124 Erkan, Bülent, Faruk, Barış, Atila, Hasan, Sezin, Ertuğrul. Cf. Annexes, liste des enquêtés.
58
se rapprochant de cet idéal-type (22,85% de notre panel). Quand ils n’ont pas d’emploi, le
parti se charge de leur trouver une activité en son sein. L’enquêté qui correspond le mieux à
l’idéal type est un employé de la chaîne Ulusal Kanal, sans diplôme, longtemps sans emploi,
qui a arrêté ses études avant la fin du lycée. Nous l’avons rencontré un après midi dans une
salle de détente du siège du parti alors qu’il était en repos. Pour eux, le parti est un lieu de
socialisation, le lieu des sociabilités mais avant tout un lieu de réalisation personnelle. Il est
d’ailleurs frappant de constater le nombre d’heures quotidiennes ou hebdomadaires qu’ils
passent dans l’organisation (plusieurs dizaines d’heures s’ils sont employés par le parti, la
majeure partie de leur temps libre et les week-end s’ils sont « simples » militants). Très
souvent au siège du parti, ils prendront part à toutes les activités organisées par le parti,
participeront à tout ce qui est organisé, ne serait-ce que par le fait qu’ils sont « toujours là ».
Basses oeuvres, service de sécurité lors des meetings, vente des journaux dans la rue, ils
donnent au parti la majorité de leur temps mais par les fonctions qu’on leur assigne,
retrouvent une identité généralement bafouée à l’extérieur. Ces individus peuvent espérer
profiter de leur adhésion par de possibles emplois dans le parti ou des fonctions de
représentation (e. g. dans ses branches syndicales, tel cet ouvrier, 40 ans125, dont le père était
chauffeur routier et qui représente l’İP dans ses activités syndicales).
3. La mobilité descendante
La dernière trajectoire sociale idéal-typique correspond aux déclassés par le bas. En ce
qui les concerne, on assiste à une baisse du niveau des ressources sociales, ce qui, on
l’imagine, peut entraîner des traumatismes occasionnés par le décalage entre habitus primaire
et conditions sociales d’existence126. Et si les « déclassés par le haut » souffrent de
l’oscillation entre deux habitudes et deux points de vue, les « déclassés par le bas » subissent
comme lot quotidien humiliation et perte de dignité. Ils ne sont que trois127 à partager ce type
de trajectoire dans notre panel, soit 8,5%.
125 Entretien semi-directif réalisé au siège du parti le 23 mars 2004 avec Faruk, militant de 40 ans. 126 En effet, la position dans l’espace social et la structure des capitaux sociaux entraînent la constitution d’un habitus particulier, la trajectoire est alors susceptible d’entraîner des modifications entre schèmes de perception et structures sociales objectives. 127 Özgür, Ümit, Ayşe. Cf. Annexes, liste des enquêtés.
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Özgür correspond assez bien à ce type de profil. Il a vingt-quatre ans, son grand-père
était officier dans l’armée turque, son père fonctionnaire (memur), lui n’a pas continué ses
études après le Lise Mezunu (niveau baccalauréat) et n’a pas d’emploi actuellement. Au cours
de l’entretien, nous avons compris que son grand-père était un référent, une fierté dans
l’histoire familiale. Il est l’élément qui, par sa bravoure et ses prises de position pour la
Turquie « kémaliste », justifie le discours développé par le petit-fils à propos d’un pays
« décadent » qui sacrifie sa population pour le bien être de puissances étrangères. Il nous
semble évident que ce discours et la convocation du grand-père comme justification de celui-
ci est tributaire du parcours social du petit-fils. Cet enquêté nous a donné à voir un système de
valeurs qui ne correspond plus à sa position sociale. Humiliés, ces acteurs sociaux retrouvent
leur dignité perdue dans la lutte partisane. Ainsi, « la difficulté à se conformer, qui se joue
d’abord sur la scène du déracinement social, appelle une rationalisation susceptible de donner
sens à cet anticonformisme : l’engagement politique du côté des « humiliés » en est une des
formes »128.
Il est d’ailleurs significatif que ces militants soient les plus virulents quant à la
dénonciation de la situation économique et sociale de la Turquie et aux moyens à utiliser pour
rompre avec la dépendance du pays aux marchés internationaux.
Comme toute organisation, l’İP devra trouver un mode de régulation interne des
tensions susceptibles d’apparaître entre ses membres, ceux-ci ayant une expérience différente
du monde social suivant la nature de leur trajectoire. Comment le parti parvient-il à réunir des
membres aussi socialement « différents » ? C’est sur les processus de normalisation et
d’actualisation des prédispositions qu’il faut orienter notre réflexion en gardant à l’esprit que
le modèle du militant type İP est une construction vouée à nier les origines sociales de ses
membres et à dissimuler plus efficacement les diversités internes en terme de dotation en
ressources.
128 Ibid., p. 129.
60
Chapitre II : L’actualisation des dispositions individuelles
A. La mobilisation des prédispositions
Nous avons vu que si les militants du İşçi Partisi ont une socialisation (notamment
politique) homogène, c’est l’hétérogénéité qui caractérise leur trajectoire sociale. C’est donc
dans les dispositions acquises antérieurement par les acteurs et leur activation par la rencontre
avec le parti qu’il faut chercher la raison de l’engagement (et non pas dans une lecture
substantialiste du type : « le discours discriminant les dominants rassemble des militants
dominés socialement »). On se rend alors compte de la somme de travail que devra effectuer
le parti pour atteindre un degré de cohérence interne satisfaisant et rassembler
idéologiquement des acteurs sociaux aux parcours sociaux très différents129.
L’organisation va donc devoir mener un double travail de rassemblement d’éléments
éloignés dans l’espace social grâce à un nationalisme érigé en valeur suprême, et de négation
des différences sociales objectives identifiables entre ses membres. Elle va effectuer un travail
symbolique de constitution du groupe (choix d’un nom, d’un sigle, de signes de ralliements,
de valeurs, etc.) qui, du fait de l’homogénéité de certaines des dispositions de ses membres, va
pouvoir se reconnaître dans le projet proposé. L’imbrication de la socialisation politique -
conférée par le parti - dans la socialisation primaire des individus sera l’objet de cette partie.
Comment le parti parvient-il à faire d’un ensemble aux trajectoires sociales et niveaux de
ressources que tout oppose, une organisation de militants idéologiquement acquis à sa cause ?
Comment l’organisation réalise-t-elle l’intégration de chaque militant pour en faire un soldat
de sa cause ? Berger et Luckman ont mis en évidence les effets d’interaction entre la
socialisation primaire et la socialisation secondaire : « La socialisation n’est jamais totale ni
terminée. Cela entraîne deux nouveaux problèmes : premièrement, le problème du maintien
dans la conscience de la réalité intériorisée au cours de la socialisation primaire, et,
deuxièmement, le problème des voies par lesquelles les intériorisations ultérieures – ou
socialisations secondaires – prennent place dans la biographie de l’individu »130. Outre la
129 Pierre Bourdieu donne une piste pour la résolution d’un tel problème: « si je suis un leader politique et que je me propose de faire un grand parti rassemblant à la fois des patrons et des ouvriers, j’ai peu de chances parce qu’ils sont très éloignés dans l’espace social ; dans une certaine conjoncture, à la faveur d’une crise nationale, sur la base du nationalisme ou du chauvinisme, ils pourront se rapprocher, mais ce rassemblement restera assez superficiel, et très provisoire », Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op. cit., p. 26. 130 Berger (P), Luckman (T), La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksiek, 1988, p.188.
61
question de la capacité du parti à déceler ceux qui font corps avec lui, c’est celle des
croyances, des mécanismes de socialisation politique intra partisane et de constitution d’un
habitus commun à un groupe qui sera traitée ici, avec la conviction que « penser croyances,
justifications et convictions ne nuit pas à une réflexion sur les ressources des groupes
mobilisés, et peut même conjurer une vision stratégiste ou mécaniste où l’action se réduit au
calcul ou à une solidarité pavlovienne »131. Nous proposons alors une réflexion sur les
conditions d’acquisition du savoir d’institution. Comment l’organisation arrive-t-elle à
mobiliser, à réveiller une partie des expériences passées des acteurs ?
1. Un instrument de normalisation des capitaux culturels et des schèmes de
perception des agents : l’école du parti
La question à laquelle nous proposons de répondre a déjà été posée par Turner et
Killian en 1957. C’est celle de la dynamique de la normalisation : Comment, compte tenu de
l’extrême diversité des opinions individuelles, expliquer l’émergence d’une unanimité dans le
groupe ? De même, Olivier Fillieule constatait que « les entreprises de mobilisation se
trouvent face à deux problèmes : comment modifier les perceptions des gens que l’on cherche
à mobiliser ? Comment les convaincre ensuite de participer effectivement à l’action
collective ? »132. Voyons donc « à quelles conditions une organisation qui s’engage dans
l’action collective parvient à renforcer ou à préserver la loyauté de ses membres en vue de
limiter tout risque de défection et de ticket gratuit »133.
L’İP possède à ce sujet une arme redoutable, « l’école du parti »134. Voyons tout
d’abord, grâce à un passage du mensuel Teori135 faisant office de « guide » des enseignants de
l’İP, quelle « économie des pratiques » l’organisation essaie d’inculquer à ses membres
enseignants :
131 Neveu (E.). op. cit., p. 92. 132 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit., p. 164. 133 Mann (P.), op.cit., p. 72. 134 L’existence d’une telle institution n’est pas « exceptionnelle » en soi. On sait par exemple qu’en France le PCF disposait « d’écoles de cadres » et que le FN dispose toujours « d’écoles de formation ». Dans le champ politique turc aussi, d’autres partis ont le même type d’institution, comme au TKP par exemple. 135 İP Merkez Bürosu (Comité central de l’İP), « İP Eğitim Bürosu Çalışmaları », Teori, n° 169, février 2004, pp. 76-80.
62
Guide des enseignants de l’İP
Dans le cadre du programme éducatif de notre parti, nous devons donner une
importance première à la communication vivante et continue entre enseignants et
étudiants. Pour ce faire :
1. Les leçons ne doivent pas être expliquées de façon monotone, assis face à la table.
2. Il faut instaurer entre enseignants et étudiants des dialogues basés sur le mode
question/réponse et menés d’une façon vivante et intéressante
3. Dans les activités d’enseignement, la vitalité est très importante. Pour cette raison,
les cours seront expliqués en utilisant un tableau mural. Nous devons encourager
l’utilisation et la compréhension d’écrits, livres, graphiques, journaux et coupures
de presse.
4. Pour réussir à assurer un cours animé, les cours seront expliqués en marchant,
obligatoirement en se déplaçant du devant vers le fond de la pièce et en donnant
une importance particulière au ton de la voix, à la diction et à la posture physique.
Il faut aussi s’intéresser aux élèves assis au fond de la salle.
5. Il faut user de pédagogie afin d’assurer la productivité de l’enseignement et
l’intérêt des étudiants. Dans ce but, il faut poser des questions aux élèves et de
temps en temps enrichir les cours d’esprit, d’idées, de récits d’expériences et
d’autres choses de ce type.
6. Les cours sont donnés dans un turc compréhensible et abordable. On ne doit pas
susciter d’intérêt pour les mots étrangers, il faut utiliser la langue utilisée dans les
programmes et statuts du parti.
7. Il faut essayer de faire participer les élèves en les encourageant à évoquer leurs
propres expériences. Après que les élèves ont échangé leurs différentes idées, il
faut proposer une présentation et une conclusion sur le sujet débattu.
8. C’est le bureau central de l’enseignement qui prépare le plan des cours et donne
les textes à étudier. Toute donnée utilisée pendant le cours doit être préparée par le
bureau ou doit lui être préalablement présentée.
9. L’adaptation des cours aux événements doit être faite prudemment et de façon à
toujours correspondre au programme d’enseignement du parti.
10. Il faut essayer d’enrichir les cours par des développements concernant les
problèmes contemporains ayant précisément trait au sujet abordé.
63
Ce court extrait montre à quel point l’éducation dispensée dans le parti est pensée dans
les moindres détails, l’organisation ne laissant qu’une marge de liberté restreinte aux
« enseignants » qui doivent se conformer à ces règles leur imposant les gestes, les techniques
et le vocabulaire légitimes dans leur activité.
Durant notre période d’observation il ne nous a pas été possible d’assister directement
aux cours d’histoire, de géographie, de kémalisme, d’économie ou encore de marxisme
dispensés par l’organisation. Cependant de nombreux témoignages attestent l’existence d’une
telle institution. A vrai dire, l’İP teste plusieurs méthodes d’inculcation idéologique. D’un
côté, les cours proprement dits : ils ont lieu pendant une période déterminée, sont distribués en
différents niveaux que le militant doit théoriquement franchir pour espérer accéder à un poste
à responsabilité dans le parti. D’un autre côté, un travail quotidien de conseils
bibliographiques, d’entraide à la compréhension des faits politiques et sociaux auxquels sont
confrontés les militants.
« En fait il y a plusieurs façons d’éduquer les membres. On se réunit et on nous donne une liste de livres qu’il faut lire pour une date précise. On a du temps. A la fin, il y a des examens avec une liste de questions. Après, il y a aussi des périodes plus concentrées où on a des cours sur l’histoire et la politique. L’histoire c’est très important. C’est le bureau de l’éducation qui est chargé de tout cela. Il y a plusieurs types de personnes qui donnent des cours. D’abord il y a les « normaux ». Ce sont des gens avec des professions élevées comme des avocats, des ingénieurs, des pharmaciens. Eux, ils ne passent pas tout leur temps dans le parti, ils viennent pour parler de sujets précis. Ensuite il y a les cadres, ce sont des militants. Moi je suis un cadre alors je peux donner des cours. Puis il y a les professionnels, ce sont les seuls qui sont payés pour leurs activités dans le parti. Ils sont là à plein temps. Pour être professionnel il faut avoir passé cinq ou six ans sans interruption dans le parti et travailler pour le parti. Moi je suis cadre mais j’ai informé le parti que je veux devenir professionnel. » « Si quelqu’un n’est pas bon en histoire, on le fait travailler, je lui donne un livre. S’il y a des questions particulières, on donne des cours à celui qui le demande. Si la question revient fréquemment, on organise quelque chose de spécial, on fait un cours. Ca dépend un peu de l’actualité ».136
L’İP dispose donc de plusieurs méthodes pour réaliser une professionnalisation
d’appareil, entendue comme l’ensemble des mécanismes de construction, de sélection, de
formation et d’organisation d’une bureaucratie partisane destinée à assurer la direction, la
gestion et la cohésion de ses effectifs. Il faut absolument former des militants capables de
136 Propos recueillis lors d’un entretien semi-directif réalisé le 7 avril 2004 dans un lieu public (un salon de thé) avec Martı, une militante à l’Öncü Gençlik, la section de jeunesse de l’İP.
64
« diffuser le programme du parti, travailler dans une organisation de base (Temel Örgüt),
payer sa cotisation, se comporter comme un organe lorsqu’on se trouve seul, recruter d’autres
membres, travailler d’une manière active, être en accord avec la direction et les décisions du
parti, partager la même destinée que le peuple qui travaille, adopter une philosophie qui
privilégie une vie simple et pure. » (cf. annexes, statuts du parti, art. 12, Les fonctions des
membres). Cette école, qui a pour but avoué l’élévation du niveau idéologique des adhérents
impulse une redistribution sociale de la connaissance et devient le lieu d’un rapport particulier
avec le parti (la formation dispensée par l’İP, conçue et contrôlée par l’institution, est parfois
la seule scolarité post-élémentaire dont peuvent bénéficier certains militants qui entretiendront
alors un rapport dominé au savoir et à l’organisation pourvoyeuse de celui-ci). Et lorsque les
résultats électoraux ne sont pas au rendez-vous, c’est le travail des militants formés par le
parti qui est remis en cause. L’éducation est le lieu même de la construction d’un militant
modèle.
« Le problème c’est que les résultats du parti aux élections sont très mauvais. En ce moment on s’interroge beaucoup dans le parti parce que les événements sont tous organisés en alliance avec d’autres [organisations] et on n’a pas de retombées électorales. On va chercher de nouveaux membres, peut-être revoir l’éducation qui n’est certainement pas très bien faite. Il va falloir changer la façon de travailler, avoir un cadre plus strict dans le parti parce que la Turquie va vivre des jours très mauvais. »137
L’école fournit également à des individus fragilisés une « grille de pensée capable de
mettre en sens et en mots »138 leur condition, leur offre la possibilité de maîtriser un langage
sur le monde, de mener des interprétations des évènements qu’ils rencontrent. Et si « dans
cette période particulière que sont les années de jeunesse, l’entrée en politique ne peut être
décrite autrement que comme une phase de construction identitaire et de transition » 139, le
système mis en place dans l’İP correspond à un mécanisme de modelage identitaire et l’école
du parti est le lieu de domestication favori de l’identité İP. Cependant, à l’İP comme au PCF,
« si de nombreux militants sont devenus conformes à ce que l’institution voulait qu’ils soient,
c’est parce qu’elle leur permettait d’accéder à autre chose que ce que leur destin social leur
137 Propos recueillis lors d’un entretien semi-directif réalisé le 7 avril 2004 dans un lieu public (un salon de thé) avec Martı, une militante à l’Öncü Gençlik, la section de jeunesse de l’İP. 138 Ethuin (N.), « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Les écoles du PCF (1970–1990) », Politix, 2004. 139 Muxel (A.), op.cit., p.115.
65
réservait »140. Le champ politique est aussi un champ de savoir qui impose à ses participants
une maîtrise minimale des objets politiques sans laquelle l’entrée dans le champ est vouée à
l’échec, profiter d’une « mise à niveau » signifie pour certains l’acquisition d’une forme de
dignité politique et culturelle dont le contrepoids sera, on l’imagine, le sentiment de
dépendance au parti politique qui les aura aidé à assumer cette très importante question
culturelle. Mais dans le même temps, on ne peut pas considérer que ces objets politiques dont
le militant apprend le maniement sont neutres, et les explications de textes marxisants ou
l’apprentissage des principes du kémalisme sont aussi des mécanismes d’homogénéisation
culturelle et des outils dont l’utilisation sera avant tout pertinente en « interne » (ils sont un
corps de ressources utilisables dans le contexte précis de l’organisation). Le transfert de ces
savoirs et savoir-faire dans le champ politique national étant d’autant plus difficile que le parti
n’offre pas de positions électorales.
On ne peut en aucune façon présupposer l’individu comme malléable à souhait (les
pratiques sont toujours, sinon rationnelles, au moins raisonnables), il adapte ses schèmes de
perception aux situations rencontrées. L’éducation est ici conçue comme moyen de
mobilisation des expériences passées et des dispositions des acteurs sociaux. Elle reconstruit
un contexte (familial, politique, amical, etc.) qui fait écho à ses diverses expériences. Si
« changer le contexte […] c’est changer les forces qui agissent sur nous »141 , reconstruire un
contexte idéologique marqué par l’affirmation de valeurs fortes (nationalisme, socialisme,
etc.) et partagées par des individus enserrés dans des réseaux multiples au sein de
l’organisation, c’est user d’une technique réfléchie de mobilisation des prédispositions
individuelles :
« Aujourd’hui c’est ma façon de vivre, heureusement parce que je sais que mon avenir… si on parle de l’individu, pour qu’il soit heureux, je dois faire les choses comme ça, je ne peux pas être heureuse à l’ouest, loin de mon pays et si je ne m’intéresse pas ici à la politique je serai en désespoir. Mais j’ai de l’espoir pour l’avenir de la Turquie. Je veux travailler dans le parti et je veux être le sujet de ma propre vie, pas l’objet. »142
L’éducation dispensée aux militants vise selon nous une modification des cadres de
perception des individus. Il nous faut alors analyser les modifications de ce qui permet, selon
la terminologie d’E. Goffman, de « localiser, percevoir, identifier, classer les événements de
140 Ethuin (N.), op. cit. 141 Lahire (B.), op.cit., p. 69. 142 Entretien mené avec Martı, retranscrit en annexe.
66
leur environnement, de leur vécu et du monde »143, et donc proposer une analyse dépassant le
cadre strict de l’éducation reçue dans les murs de l’organisation.
2. La normalisation des schèmes de perception et d’action
« Si le dévouement à une cause politique est autre chose qu’un simple jeu frivole d’intellectuels, mais une activité menée avec sincérité, il ne peut avoir d’autre source que la passion, et il devra se nourrir de passion. »144
a. Des relations de pouvoir de type disciplinaire
L’étude du travail d’homogénéisation et de construction du groupe est une étape
cruciale dans la compréhension des raisons et des modalités de l’engagement à l’İP. Quelles
que soient les raisons pour lesquelles l’acteur s’engage, celles pour lesquelles il reste dans le
parti sont différentes, il s’agit alors d’étudier les processus intersubjectifs grâce auxquels les
identités sont redéfinies et de comprendre la façon dont elles sont retravaillées.
Selon Pierre Bourdieu, « tout champ social, que ce soit le champ scientifique, le
champ artistique, le champ bureaucratique ou le champ politique, tend à obtenir de ceux qui y
entrent qu’ils aient ce rapport au champ qu’[il] appelle illusio »145. Pourquoi et comment
l’organisation mène-t-elle ce travail de constitution de routines incorporées que Gildas Renou
nomme « éthos commun minimum »146 ?
L’éducation conduite par les différents organes du parti donne un langage au
mécontentement des acteurs sociaux, elle suggère le répertoire d’actions que l’élève doit
incorporer. Mais c’est dans le quotidien de l’action, dans la vie militante proprement dite que
s’activent les dispositions et enseignements reçus par les agents.
Sur ce point, il faut évoquer le rôle prépondérant du type de pouvoir utilisé par
l’organisation. Nous avons évoqué précédemment l’importance de la notion de hiérarchie 143 Goffman (E.), les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991. 144 Weber (M.), Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 163. 145 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, p. 112. Ce dernier terme désigne « ce rapport enchanté à un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social […] c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine d’être joué », Ibid., p. 151. 146 Renou (G.), « L’institution à l’Etat vif. Sociabilités et structuration des groupes dans un syndicat de salariés ». Politix, n° 63, 2003.
67
dans la gestion des rapports de pouvoir internes au parti. Le moment est venu d’étudier plus
précisément ce phénomène, et notamment l’importance d’un pouvoir de type disciplinaire
dans l’élaboration d’un système de valeurs et de pratiques commun à tous les membres de
l’organisation.
Si la direction du parti parvient à créer cet ethos commun minimum, c’est qu’elle
s’appuie sur une technologie de pouvoir censée encourager un certain type de rapports
sociaux en son sein, à savoir un « pouvoir disciplinaire » 147. Selon Foucault, on ne peut
d’ailleurs parler d’ « une » discipline qui serait l’idéal type du phénomène ; au contraire, il
existe des disciplines, « des techniques différentes et adaptables aux buts recherchés que les
institutions sociales peuvent mettre en œuvre mais qui toutes, assurent « l’ordonnance des
multiplicités humaines »148. Elles sont des « formes de pouvoir […] relayées par toute une
technologie fine et calculée de l’assujettissement »149. Le pouvoir disciplinaire est un
processus cumulatif exercé sur puis par les individus dans le but avoué de l’obtention d’un
appareil au fonctionnement efficace. Il déplace l’instance de contrôle des individus d’une
institution spécifique à la communauté toute entière par l’usage d’instruments simples tels que
le regard hiérarchique, la réification de la norme et la mise en place d’un pouvoir relationnel.
A l’İP, tout se passe comme si la direction du parti parvenait à engendrer une logique
collective incarnée dans l’examen. Celui-ci est constant, on le trouve certes dans l’organe
éducatif proprement dit (il faut réussir les examens de l’école du parti pour se voir attribuer
plus de responsabilités), mais aussi dans le « jeu ininterrompu des regards calculés »150 . Il est
un examen généralisé vécu tel un « regard normalisateur, une surveillance qui permet de
qualifier, de classer et de punir »151. Ce pouvoir disciplinaire nécessite évidemment
l’élaboration de techniques de contrôle et de fonctionnement particulières, telle la répartition
des individus dans l’espace (répartition physique des individus selon leur âge et leur fonction
dans l’organigramme du parti, technologies qui seront l’objet d’un développement plus
important dans le chapitre consacré à l’organisation et son système d’action) ou la
constitution même d’espaces propres à assurer sa bonne marche. Les individus sont répartis
dans des espaces architecturaux, hiérarchiques et organisationnels. Architecturalement, d’une
part le siège du parti est un lieu de refuge, de détente, de socialisation coupé du reste du
147 « La « discipline » ne peut s’identifier ni avec une institution ni avec un appareil ; elle est un type de pouvoir, une modalité pour l’exercer, comportant tout un ensemble d’instruments, de techniques, de procédés, de niveaux d’application, de cibles ; elle est une « physique » ou une « anatomie » du pouvoir, une technologie » ; Foucault (M.), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 251. 148 Ibid., p. 254. 149 Ibid., p. 257. 150 Ibid., p. 208. 151 Ibid., p. 217.
68
monde par la signification que les militants lui donnent, à savoir un lieu hétérogène à tous les
autres ; et d’autre part, ce lieu même est divisé en parcelles ou « cellules » destinées chacune à
un type de militant bien particulier (division de l’espace en étages consacrés le premier à l’İP
et à l’organisation de jeunesse (Öncü Gençlik), le deuxième aux cercles de réflexion
scientifiques et culturels, le troisième aux éditions du parti et le dernier à la chaîne Ulusal
Kanal). S’il est possible pour tout un chacun de passer d’un étage à l’autre, les sociabilités
internes se font en premier lieu entre membres du même « service ». La division
organisationnelle de l’organisation s’illustre dans l’existence de l’organisation de jeunesse, de
la « colonne féminine », du département consacré aux média, dans les organisations
syndicales satellitaires au parti. Hiérarchiquement, on retrouve ce phénomène par les
avantages concédés à certains, notamment dans le droit à la prise de parole en public, à la
médiatisation ou tout simplement à celui de se trouver dans le cercle restreint de ceux
habilités à se trouver aux côtés du leader sur les tribunes des différents meetings.
Comme on peut le constater, le principe de « localisation élémentaire ou du
quadrillage »152, marque les espaces, affirme des valeurs qui garantissent à la fois une
obéissance de l’individu et une meilleure économie du temps et des gestes. Mais plus
généralement, l’individu sans cesse soumis au regard normalisateur de ses pairs reprendra à
son compte les contraintes et les rapports de pouvoir en les inscrivant en lui-même. Il va
devenir un agent, un relais du pouvoir inconsciemment assujetti et contribuera au
développement de ce type de pouvoir qui « peut s’alléger de ses pesanteurs physiques ;
tendant à l’incorporel, [dont les] effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes,
incessamment reconduits »153. Un schéma panoptique en sorte, mais amélioré, d’une
efficacité redoutable reposant sur un mode de fonctionnement continu et automatique.
Le système de référence adopté ou réapproprié par les individus, critère de la
normalisation voulue par l’organisation154, va donc s’insérer dans un mode de fonctionnement
particulier, disciplinaire où chacun se pose comme relais du pouvoir organisationnel. Les
pratiques observées dans les locaux du siège du parti155 « trahissent » l’existence de cette
normalisation par inculcation de rituels domesticants, à savoir par exemple : l’interdiction
tacite de « consommer étranger » (en ce qui concerne les cigarettes ou les sodas), le fait de ne
jamais remettre en question les décisions de la hiérarchie, d’accepter le programme du parti
sans avoir le droit de participation à l’élaboration de celui-ci, l’utilisation d’un vocabulaire 152 Ibid., p. 168. 153 Ibid., p. 236. 154 Mann (P.), op. cit., p.19 155 La période d’observation directe s’est étendue, nous le rappelons, de façon interrompue, de décembre 2003 à mai 2004.
69
consacré par l’institution, le fait de s’interpeller par le prénom, de laisser les porte de tous les
bureaux et des pièces de détente ouvertes, ou de laisser parler les anciens. La complicité
ontologique entre structures mentales et structures objectives dont parlait Pierre Bourdieu se
met en place lors de l’entrée dans l’organisation dans un rapport disciplinaire où la
constitution d’un ethos commun devient un des objets que tente de réguler et d’encourager la
nature disciplinaire des relations intra organisationnelles156.
b. La construction d’un ethos commun constitutif de l’habitus de groupe
Les procédés d’accumulation et de manipulation des biens symboliques « social-
nationalistes »
Nous devons à présent mettre l’accent sur le processus d’enracinement presque
inconscient des croyances et des références qui engendreront la représentation que se feront
les militants de la réalité sociale, ainsi qu’illustrer les développements théoriques menés
précédemment. Dans les théories de l’action collective, Fillieule et Péchu soulignent que
« dans tous les cas, le travail de manipulation symbolique par les organisations revêt une
importance capitale dans les processus de dégel cognitif, de réactivation des solidarités et de
création de nouvelles identités ». D’où l’intérêt, de porter le regard sur ces procédés de
manipulation symbolique, « qu’ils se traduisent par une utilisation stratégique du langage, la
mise en scène de l’action, l’instauration ou la réactivation des rites »157. Dans cet extrait, les
auteurs nous offrent la confirmation de notre choix méthodologique, que nous allons mettre
en pratique dans le développement qui suit, consacré à l’inculcation d’une grille de lecture
mentale avec laquelle les militants vont interpréter les événements politiques. Dans les lignes
qui suivent, nous essayons alors d’expliquer la façon dont est transmis l’ethos partisan,
véritable cadre disciplinaire de la carrière militante.
156 « En effet, du fait de la discipline qui, comme l’observe Weber, « assure l’uniformité rationnelle de l’obéissance d’une pluralité d’hommes » trouve sa justification, sinon son fondement, dans la lutte, il suffit d’invoquer la lutte réelle ou potentielle, voire de la raviver plus ou moins artificiellement pour restaurer la légitimité de la discipline ». Bourdieu (P.), « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, p.23. Nous pensons que l’idéologie et la rhétorique utilisées par le parti contribuent à l’élaboration d’un certain type de pouvoir, disciplinaire au sein de l’organisation. 157 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit., p. 167
70
L’entreprise méthodologique de manipulation menée par les membres relativement
dominants dans les relations de pouvoir internes à l’İP repose essentiellement sur la
construction d’une esthétique de groupe qui va orienter les pratiques et les perceptions des
militants pour peu à peu en faire les fidèles reflets de ce que le groupe veut être, c'est-à-dire
un représentant éclairé et désintéressé de la classe ouvrière et de la nation turque dans son
ensemble (grossièrement amalgamés dans tous les discours que l’organisation propose). C’est
donc sur le coup de force symbolique du parti que nous allons nous pencher, étant entendu
que « la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux,
sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour
produire des agents dotés de schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de
percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir »158.
Cette esthétique est travaillée, encouragée par les membres et la hiérarchie dans un soucis de
sublimation du groupe et de ses objectifs. Mais elle est aussi fondatrice d’un certain rapport
au parti qui enserre chacun dans des types de relations particulières. Comme le soulignait très
justement Bernard Pudal à propos du PCF, « les mêmes hommes font le PCF qui les façonne à
son tour, les mêmes hommes se dotent d’un parti politique d’autant plus susceptible
d’exploiter en eux ce qu’ils sont qu’il est ce qu’ils sont »159. Productrice et produit du groupe
et de son identité, l’esthétique de groupe dépasse sur bien des points les simples
considérations de stratégie pour devenir fondatrice d’une certaine vision que le groupe
entretient sur lui-même et fonder un habitus commun, partagé par les membres du groupe.
Philippe Braud, dans un livre programmatique consacré à l’émotion en politique,
encourage la prise en considération des dimensions émotionnelles du politique afin de
« rompre l’enfermement »160 du rationalisme à tout crin. Il définit l’émotion comme « tout
état affectif qui s’écarte de ce degré zéro qu’est l’indifférence absolue envers un objet »161 et
admet qu’il serait difficile de trouver une transaction sociale totalement neutre. Gérer les
relations internes à l’organisation partisane revient aussi à utiliser ce domaine de l’irrationnel
et développer des discours, pratiques et symboles en vue d’une certaine homogénéisation des
pratiques et références des membres. Il nous faut alors prendre en considération les logiques
inconscientes des acteurs qui agissent à leur insu et contribuent efficacement à la perpétuation
d’une certaine conception du groupe. Quels outils sont utilisés dans la gestion
organisationnelle des émotions ? Comment l’écrit, les cérémonies, rituels, et symboles
158 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op.cit., p. 190. 159 Pudal (B.), Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, PFNSP, 1989, p. 14. 160 Braud (P.), L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p.13 161 Ibid., p.8
71
mettent-ils en scène l’histoire et l’environnement des acteurs pour créer des références
émotionnelles susceptibles d’encourager l’homogénéisation des repères idéologiques et
psychologiques. Plutôt que le discours en lui-même, par ce qu’il dit et par les idées qu’il
présente à l’auditoire, ce sont les symboles qu’il utilise que nous devons étudier, considérer le
discours comme objet, le déconstruire et analyser ce qu’il convoque dans la formation de la
rhétorique du parti.
Edward Sapir fait une distinction entre les « symboles de référence » utilisés dans
la communication quotidienne et les « symboles de condensation » qui « s’enracinent au cœur
de l’inconscient, et chargent d’affectivité des types de comportement, des situations, qui n’ont
pas l’air d’entretenir le moindre rapport avec le sens originel du symbole »162. Quand un signe
ou un objet est investi de signification avec « propagation affective inconsciente », on parle de
symbole de condensation. Cette précision autorise l’emploi du terme de symbole sans oublier
que tout signe est symbole.163. Voyons comment l’İşçi Partisi utilise des symboles chargés
d’affectif dans son travail d’autodéfinition, de légitimation et dans un souci d’activation de
référents et de solidarités nécessaires à la survie de l’organisation164. Le but est ici de montrer
comment l’ethos collectif du groupe de militants, qui peut être considéré comme un « auto-
dressage », va peser sur les types et les modalités des carrières militantes à l’İP.
En ce qui concerne les faits de langage, les références politiques et historiques sont
pour le moins diverses, elles donnent à première vue l’impression d’un répertoire brouillon
aux multiples facettes parfois incohérentes. Mais leur utilisation dans le langage, les objets et
les pratiques constitue un univers de sens particulier dont les implications sur la symbolique
du parti sont très importantes. La conception que chacun se fait du parti repose sur l’idée d’un
groupe d’avant-garde en lutte pour le bien être du peuple opprimé, et soucieux du respect de
l’héritage de Mustafa Kemal. Tour à tour sont convoqués Mustafa Kemal, Mao Ze Dong,
Lenine, Karl Marx et Robespierre. Tous représentent les libérateurs du peuple qui, par leur
sacrifice et le don de leur personne à la cause qu’ils défendaient, ont gagné le combat contre
le féodalisme intellectuel et politique, ont pu réaliser de grandes choses pour le peuple. Ils
sont cités en exemple dans le but de suggérer la conduite que le parti doit tenir pour libérer le
162 Sapir (E.), Anthropologie, Paris, Le Seuil, 1971, p. 52 163 Philippe Braud considère cette distinction porteuse de véritables perspectives pour les sciences sociales car, selon Sapir, « si une expression symbolique de pure référence est contaminée par une effectivité refoulée primordiales pour le moi (cas de l’emblème national ou du beau poème), les deux symbolismes théoriquement distincts se confondent. Ces symboles sont puissants et même dangereux, car les significations inconscientes, très chargées d’affectivité, se rationalisent sous forme de simple référence», Ibid., p.52 164 La classification que nous proposons, en faits de langage, symboles matériels et pratique rituelle et cérémonielle, est empruntée à Braud (P.), L’émotion en politique, op. cit. Cependant, nous ne voudrions pas que celle-ci conduise à minimiser la proximité des diverses pratiques nationalistes utilisées par l’İP comme symboles et qui, toutes, conduisent à un effet contre-sociétal .
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pays des oppresseurs. Dans un même registre, les paysans kurdes opprimés par la structure
latifundiaire du pouvoir et de répartition des terres deviennent les serfs français de l’ancien
régime, la situation de la Turquie exposée à l’impérialisme américain correspond exactement
à celle du pays avant la guerre d’indépendance menée par Atatürk. Enfin, Robespierre n’a pu
réussir son œuvre qu’en mettant en place la structure jacobine du pouvoir, en supprimant les
langues régionales et en se montrant soucieux de l’unité de la France. Ces exemples
historiques montrent à la Turquie la voie qu’elle doit suivre, « éléments décisifs de
classements, toutes ces dénominations de pays, de régimes politiques, de communautés
nationales, de groupes ethniques, de familles idéologiques, de partis, de classe, etc. Elles
permettent des identifications à des groupes d’appartenance et fondent le sentiment
symétrique d’être étranger à d’autres groupes »165. Elles sont censées cristalliser les
différences entre le groupe et ses concurrents, dressent des frontières significatives et
symboliques entre la communauté et l’extérieur. Elles participent à un travail de classement
omniprésent qui donne des limites explicites et clarifie la conception de la lutte retenue par le
parti. Une fois de plus, on constate une analogie entre la méthode utilisée par la direction de
l’İP et celle dont s’est servie le PCF. Dans le cas du parti « ouvriériste » français, Bernard
Pudal a remarqué la constitution d’un univers symbolique « séparé » grâce auquel « l’identité
communiste se réfléchit dans sa singularité »166 (emploi de mots fétiches tels que « dictature
du prolétariat », « théorie marxiste léniniste », « révolution », « classe ouvrière »). Un univers
singulier se met en place avec des références historiques particulières et l’emploi de « mots de
passe » qui font sens dans le contexte particulier de l’organisation İP. Les catégories
linguistiques utilisées s’intègrent dans ce travail d’ordonnement du monde.
L’Union Européenne devient le « cheval de Troie » des Etats-Unis, les Alévis sont
la « cinquième colonne » utilisée par Rome comme missionnaires du catholicisme, les turcs
sont asiatiques (« Asyalıyız ! » [Nous sommes asiatiques !], comme le suggère le titre du
numéro de septembre 2001 de Teori) malgré les tentatives de domestication de l’Occident, les
Etats-Unis veulent « mettre en pièces » la Turquie (parçalamak) alors qu’Atatürk l’a unifiée.
Les termes milli et ulusal (national), sécurité (güvenlik) reviennent sans cesse comme les
signifiants du chemin que doit emprunter la Turquie. Par ce dédale de références et
classements, c’est la rhétorique de la perte qui entre en pratique. La nostalgie d’un temps
165 Braud (P.), op. cit., p 112. A propos de la construction des groupes : « Le nous peut avoir deux orientations différentes, l’une positive et l’autre négative, l’une extensive et l’autre restrictive, l’une qui rassemble et l’autre qui exclut. Le mot nous peut avoir le sens de « nous tous » ou le sens de « nous autres ». Le premier sens entraîne la solidarité et le second la méfiance, parfois l’hostilité, en tout cas le besoin de s’isoler» H. Wallon, « les milieux, les groupes et la psychogenèse de l’enfant », Enfance, n° 3-4, p. 287-297. 166 Pudal (B.), op. cit., p. 292.
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perdu cultive ainsi la nécessité d’un activisme effréné et d’une redéfinition des priorités
nationales. Il faut agir, et vite car arrivera bientôt le point de non retour. Dans cette entreprise
de salut populaire et national, seule l’armée peut rétablir l’ordre et l’indépendance perdus. Le
socialisme viendra après, bien après l’indépendance recouvrée, il n’est qu’à regarder les
exemples historiques qui s’imposent à tous. L’organisation est indispensable, d’autant plus
que seule une petite minorité prend la mesure des dangers. On ressent ici l’angoisse de la
perte de l’intégrité. Nous ne suivrons pas jusqu’à leur terme les analyses de P. Braud, qui nous
conduiraient à repérer une frayeur face au risque de souillure du moi prenant un sens
particulier dans l’esprit des militants et des publics du parti. Notre travail n’aspirant pas à
devenir une psycho-analyse du discours des agents, on remarquera ici tout au plus une
utilisation efficace de la rhétorique nationaliste convoquée dans d’autres partis (tels le CHP,
le MHP ou le DSP) d’une façon moins insistante et sur bien des points, moins « caricaturale ».
Le groupe, réuni dans les structures partisanes de l’İP, réussit à rassembler des symboles
constituant alors des « biens symboliques » qu’il désire monopoliser dans le champ politique,
ce qu’il ne parvient pas à faire (contrairement au succès qu’a rencontré pendant un temps le
Front National français dans son entreprise de monopolisation des biens symboliques de
l’extrême droite)167. Néanmoins, cette rhétorique fait sens pour les militants de l’İP qui, par
leur socialisation primaire et les réseaux sociaux dans lesquels ils s’insèrent, sont sensibles à
ces arguments émanant de cette organisation politique.
Les symboles matériels utilisés par le groupe partisan ont eux aussi pour fonction
l’activation de réflexes et la mobilisation des émotions des participants. On ne s’attardera pas
sur le recours fréquent au drapeau turc comme représentant de la nation et du pays lors
d’évènements organisés par le parti, ni sur la présence systématique de l’image de Mustafa
Kemal dans la majorité des bureaux ou dans les meetings politiques. De longues analyses ont
déjà été proposées par différents auteurs sur ce point168. Néanmoins, l’emploi des couleurs du
drapeau national est une caractéristique des emblèmes du parti et on sait qu’un groupe
politique, en s’appropriant le drapeau ou un autre symbole, en les arborant au cours d’une
manifestation, considère qu’il donne une légitimité à son action, et il exclut de cette légitimité
167 Il semble quasi-impossible pour un parti politique turc de monopoliser les biens symboliques du nationalisme, tant ceux-ci sont convoqués par un nombre élevé d’organisations politiques se réclamant, dans la majeure partie des cas, de l’héritage d’Atatürk. Rappelons que depuis que l’AKP est au pouvoir et que ce parti « joue la carte européenne », d’autres partis cherchent à mobiliser en convoquant des arguments d’ordre nationalistes : « les prochaines élections législatives (novembre 2007) pourraient donc voir revenir deux partis qui jouent sur la fibre ultranationaliste et sécuritaire : le DYP (Parti de la Juste Voie, droite) et le MHP (Parti de l’Action Nationale, extrême droite) », in « Trois questions à Gilles Dorronsoro », Le Monde, 21 juin 2005. 168 Copeaux (E.), Copeaux (C.), « Le drapeau turc, emblème de la nation ou signe politique ? » , Cahiers du CEMOTI, n°26, 1998.
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ceux qui n’y participent pas. Evidemment, les couleurs rouge, jaune et blanche correspondent
aussi à une longue tradition des organisations et régimes léninistes, maoïstes, marxistes ou
plus généralement d’extrême gauche, et comme le précise l’article premier des statuts,
« l’emblème du parti est l’étoile rouge qui montre la voie aux ouvriers et travailleurs unis du
monde entier. Le drapeau du parti est une étoile jaune sur fond rouge »169. Mais le recours à
ces couleurs est tellement fréquent que l’on ne sait jamais quel symbole elles invoquent.
D’autant plus que depuis que l’AKP (Parti de la Justice et de Développement, droite
conservatrice islamiste) est au pouvoir, l’utilisation du drapeau turc et de ses couleurs est
devenue un symbole trans-partisan anti-gouvernemental. Loin de constituer un inconvénient,
cette confusion entretient l’identification de la cause nationale et du socialisme, bien pratique
pour une organisation se réclamant de ces deux traditions.
Autre objet porteur de sens et significatif d’un comportement « symbolique », la
marque nationale représente l’indépendance et la lutte au jour le jour contre le pillage du pays.
Il faut acheter turc, et cela jusqu’au simple paquet de cigarette. Ainsi, lors d’un entretien avec
un militant membre du secrétariat d’Öncü Gençlik, nous posâmes nos effets, au nombre
desquels un paquet de cigarettes de marque américaine, sur la table basse d’un bureau. La
réaction de l’enquêté fut immédiate, qui, s’interrompant, nous prit à partie :
« Tu ne devrais pas fumer ces cigarettes, il y en a de très bonnes de marque turque, les Samsun, les 2001. Tu sais, quand tu achètes celles-là tu enrichies les firmes américaines qui achètent le tabac turc pour quelques dollars. Avant, les cultivateurs de tabac s’en sortaient en Turquie, maintenant que les marques américaines ont envahi le marché, ils sont ruinés. […] . D’ailleurs regarde sur le paquet, c’est écrit « Türkish blend », on a le meilleur tabac, c’est normal ; c’est comme ça que l’impérialisme américain s’y prend, ils achètent les produits locaux et les revendent plus cher. Si tu veux participer à cela tu fais comme tu veux. »170.
La réaction fut passionnée, instinctive, l’argumentation faisait référence à la qualité
des produits turcs exploités par la puissance impérialiste dénoncée, le tabac était devenu le
symbole d’un phénomène plus général (l’exemple du tabac est significatif car plusieurs
militants nous ont tenu à peu près le même discours, signe que l’objet « tabac » est un référent
dans l’exemplification des dénonciations et même des valeurs du parti).
Les pratiques rituelles et cérémonielles sont particulièrement stimulantes
émotionnellement car « elles se déploient dans un espace qu’elles dynamisent, […] elles
169 Cf. Annexe 2, les statuts du parti. 170 Entretien avec Gökten dans les bureaux de l’Öncü Gençlik situés au siège du parti à Beyoğlu, Istanbul, le 12 janvier 2004.
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mobilisent des lieux, des objets, des individus, sollicitant le regard mais aussi, le plus souvent,
l’ensemble des dispositifs sensoriels »171. Les membres de l’İP ont fait de ces pratiques un des
moyens les plus convoqués dans la célébration du groupe et de l’héritage auquel il se réclame.
Nous le verrons par la suite, le parti est inséré par ceux qui le pratiquent172 dans des réseaux à
idéologie nationaliste qui, régulièrement, organisent des meetings ou manifestations en tout
genre. Tous les ans, les militants de ces réseaux de partis et d’associations kémalistes se
rassemblent à Samsun pour célébrer le départ d’Atatürk pour Ankara (événement symbolique
s’il en est, qui marque le début de l’entreprise kémaliste de reconquête du pays après la
première guerre mondiale). Le 19 mai 2003 par exemple, plus de 1000 personnes ont participé
à cette « marche » (Yürüyüş) commémorative reliant Samsun à la capitale. Dans les
questionnaires que nous avons distribué, une large majorité des enquêtés ont cité cet
événement comme l’activité du parti qui leur a procuré le plus de plaisir. Les organisations
participantes s’efforcent de faire de cet événement un moment d’échange, de retrouvailles
entre militants dispersés dans le pays. L’ambiance est plutôt festive et les slogans voués à la
commémoration de l’œuvre de Mustafa Kemal. Selon plusieurs témoignages de nos
enquêtés173, les drapeaux turcs sont partout, la tenue rouge et blanche est de rigueur. Cette
« marche » se termine par un meeting tenu à Ankara pendant lequel tel ou tel responsable
exhorte les militants à continuer le combat contre l’impérialisme et le gouvernement à ses
ordres. Dans l’imaginaire collectif, ce rassemblement de plusieurs partis (İP, CHP, MHP,
DSP, BBP) évoque l’image d’une Turquie unie derrière son leader historique, il donne
l’impression d’une Turquie qui se réveille (« Uyan Türkiye ! », réveille toi Turquie !), il
donne un sens à l’engagement du militant sacrifiant son temps et son énergie pour une cause
transcendantale. Comme d’autres pratiques militantes, cet exemple montre à quel point « de
nouvelles identités peuvent se forger dans la lutte, qui remodèlent les appartenances et
renforcent le sentiment du nous par rapport à eux. C’est dans l’opposition à l’autre ou aux
autres que se réactivent les appartenances initiales ou que se créent et se revendiquent
publiquement de nouvelles appartenances »174.
Lors des meetings du parti, les symboles utilisés sont chargés de sens, les portraits
d’Atatürk, les drapeaux gigantesques tendus ici ou là, les chants révolutionnaires passés en
171 Braud (P.), op. cit., p.131. 172 Notre insistance à ne pas vouloir parler du parti comme entité agissante, et à préférer parler “de la direction”, de « groupe militant », ou de « ceux qui pratiquent l’organisation » doit être comprise comme l’application de notre volonté de ne pas réifier l’organisation en lui donnant l’épaisseur d’un acteur collectif agissant, parlant et décidant d’une seule voix. Le parti est fondamentalement une « vergesellschaftung ». 173 Entretien semi-directif réalisé avec Teoman, militant de 25 ans, dans un café de Beyoğlu, Istanbul, le 18 janvier 2004. 174 Mann (P.), op. cit., p. 125.
76
boucle encouragent l’exaltation du participant. Tout cela permet d’activer des schèmes de
perception chez les agents qui participent à ces événements, on recherche la réaction face à
des symboles qui font écho à la socialisation et aux habitus primaires des acteurs. Des
schèmes de perception sont activés par la reconstruction de « cadres sociaux de la mémoire »
qui mobilisent les souvenirs et permettent le déclenchement de schèmes d’action particuliers.
« Esthétique du leader » et représentations collectives à l’İP
Dans les quelques lignes qui précèdent, nous avons essayé de montrer comment
l’organisation utilise des symboles, des signes à « propagation affective inconsciente » pour
créer un type de relation particulier au parti. Il nous faut alors mener l’étude de l’esthétique du
parti qui par ailleurs, en désignant les faits et objets dignes de considération, crée des rapports
de pouvoirs singuliers basés sur la nature des ressources des membres. On comprend que tel
militant capable de mettre en valeur une expérience ou un positionnement historique et
idéologique particulier pourra exploiter une gamme de possibilités différentes de tel autre.
Essayons dans un premier temps de comprendre la façon dont les militants
apprécient leur leader, ainsi que les expériences personnelles mises en valeur dans les
biographies officielles consultables dans les organes voués à la communication du parti175.
Cette étape de notre argumentation trouve sa source dans une remarque que Max Weber
énonce dans le savant et le politique : « Du point de vue psychologique, une des forces
motrices les plus importantes de tout parti politique consiste dans la satisfaction que l’homme
éprouve à travailler avec le dévouement d’un croyant au succès de la cause d’une personnalité
et non pas tellement au profit des médiocrités abstraites d’un programme. C’est justement en
cela que réside le pouvoir « charismatique » du chef. »176
Il est difficile d’imaginer homme politique plus admiré dans un groupe de
militants que l’est le président de l’İP, Doğu Perinçek. Ce sont l’action, la réflexion et
l’ouverture au monde qui caractérisent particulièrement le leader aux yeux de ses partisans.
Pour comprendre le rapport entretenu à Perinçek, nous avons demandé aux militants de
répondre par quatre ou cinq mots à la question « comment pourriez vous définir la
personnalité du président de l’İşçi Partisi Doğu Perinçek ? », que nous avons ensuite reposée
lors d’entretiens semi-directifs afin d’affiner les réponses obtenues auparavant. Tous 175 Nous ne perdons pas de vue que ces biographies officielles participent d’un travail d’auto-consécration du parti, bien entendu, nous ne les prendront pas pour « argent comptant » mais les analyserons comme telles. 176 Weber (M.), Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p.172.
77
connaissent sa biographie officielle, dans laquelle sont détaillées les différentes luttes qu’il a
menées et les déboires que celles-ci lui ont causés. Ils admirent « l’homme d’action », « sa
bravoure » (cesur), son combat pour la laïcité et la patrie (c’est un « vatan sever », un homme
qui aime sa patrie) et sa manière de défendre les intérêts du peuple turc. Parfois il est vu
comme un homme au « sang chaud » (sıcak kanlı) au caractère autoritaire, mais ceci dans un
sens positif. Il est le seul capable de tenir le parti en main et de le faire progresser. « Action »
signifie aussi mouvement, don de soi pour la cause. Le leader se déplace sans cesse, on
reconnaît les alliances qu’il noue avec des partis étrangers pour l’avenir du pays, ses
rencontres avec tel ou tel responsable chinois, ses visites à des partis amis de Russie ou d’Asie
centrale. Vient ensuite l’image de « l’intellectuel le plus prolifique » (« en seçkin
intelektüel ») qu’on respecte pour ses analyses. Il donne une « interprétation réaliste du
monde », contrairement aux naïfs et autres idéalistes ayant droit de parole dans les médias. Un
homme « intelligent » (Zeki), très cultivé qui a écrit plus de trente ouvrages, une référence
théorique qui « réfléchit » (düşünen) en tant « qu’homme de science » (bilimsel). Et malgré
cela, il a le mérite aux yeux de nombreux de ses militants de rester « modeste » (mütevazı) et
« honnête » (dürüst). Signalons qu’il est effectivement très prolifique puisque, outre la
trentaine d’ouvrages qu’il a publiés depuis la fin des années soixante, il a participé sans
discontinuer à de nombreuses revues qu’il a parfois fondées. Toutes les semaines il signe
l’éditorial de Aydınlık, hebdomadaire du parti dans lequel il écrit régulièrement de longs
articles, on le retrouve irrégulièrement mais très fréquemment dans le mensuel Teori ainsi que
dans le mensuel scientifique, Bilim ve Ütopya. De surcroît, il propose de nombreuses analyses
sur le site Internet du parti. Enfin, on peut signaler les qualificatifs concernant son ouverture
au monde. Dans ce domaine, on touche à la béatification. Doğu Perinçek est un homme
accessible, qui ne refuse jamais une entrevue quand quelqu’un connaît une période difficile, il
accepte de confronter ses idées et accueille tous les Turcs qui le désirent. Cette empathie
naturelle le pousse même à vivre comme les gens du peuple alors qu’il pourrait se complaire
dans le luxe que sa situation lui permet. En conclusion, son leadership et son autorité dans le
parti n’étonnent personne puisqu’il est un « leader de l’avenir » (geleceğin lideri), et comme
le reconnaît ce militant témoignant de la fascination qu’il éprouve pour le leader, « il n’y en a
pas dix comme lui »177.
Cette « esthétique du leader » nous conduit à nous interroger sur la construction des
représentations collectives tant les types de réponses données lorsqu’il s’agit de définir les
traits caractéristiques de Perinçek sont homogènes. Doğu Perinçek représente effectivement
177 Entretien semi-directif réalisé avec Barış, 53 ans, chauffeur de bus, à Üsküdar, Istanbul, le 16 mars 2004.
78
un modèle parfait de militant qui, s’il a su par le mérite atteindre un statut social que
beaucoup lui envient (professeur de droit à l’université d’Ankara, écrivain et président d’un
parti politique), est resté d’une modestie qui surprend tout un chacun. Passons sur l’oubli
généralisé du fait que la famille Perinçek n’a jamais vraiment été dans le besoin puisque le
père du leader était juge dans le sud-est du pays et qu’il a été très tôt envoyé à la capitale pour
suivre ses études. Attardons-nous plutôt sur l’éthique que cette représentation du leader
confère à l’organisation et tout d’abord sur l’article 12 des statuts du parti qui définit les
fonctions des membres :
« Les fonctions des membres sont : Diffuser le programme du parti, travailler dans une organisation de base (Temel Örgüt), payer sa cotisation, se comporter comme un organe lorsqu’on se trouve seul, recruter d’autres membres, travailler d’une manière active, être en accord avec la direction et les décisions du parti, partager la même destinée que le peuple qui travaille, adopter une philosophie qui privilégie une vie simple et pure. »178 (C’est nous qui soulignons)
Vivre comme le peuple, ne pas afficher ses signes de richesse, mais aussi tout faire
pour améliorer ses connaissances pour une meilleure appréhension du monde, telles sont les
obligations de tout membre qui se respecte. Comme le soulignait Bernard Pudal à propos du
PCF et de l’habitus ouvrier qu’il revendiquait, « ce filtre éthique conditionne les jugements
que l’on porte sur les pratiques militantes et tout militant qui n’administre pas la preuve de
son adhésion à cette éthique devient un suspect, un militant en sursis. Tout est passé au crible
de l’éthique militante ouvrière, tout est réinterprété à sa lumière ». Il existe bien une structure
éthique sur laquelle repose l’identité İP. Pour certains militants, acquérir cette identité est un
effort, une négation de leur statut social objectif ou bien un retour sur les conditions de vie
familiales (pour les déclassés par le haut), pour d’autres, les plus faiblement dotés en
ressources de tout type, cette éthique est un habitus revendiqué, elle est « classe incorporée
faite conviction », « la voie de passage quasi obligée qui mène de l’indignité sociale à la
dignité ouvrière, cette tentative de restauration de soi qui, par un coup de force symbolique,
convertit l’humiliation en prise de conscience »179. Mais tous doivent fournir un effort dans
l’acquisition de l’idéologie du parti, apprendre à manier les outils de la rhétorique partisane
tout en assumant le rôle d’avant-garde de la classe ouvrière turque, devenir un intellectuel
178 Cf. Annexe, Les statuts du parti, article 12. 179 Pudal (B.), op. cit., p. 133 et 134.
79
militant capable de décrypter le monde pour la masse endoctrinée par le pouvoir et les
idéologies naïves corruptrices.
On relèvera dans ce phénomène une stratégie d‘autoconsécration et de légitimation du
rôle d’élite ouvrière que l’İP se donne, un travail de manipulation symbolique qui tend à
définir le parti comme un reflet fidèle de ceux qu’il désire représenter. Il est clair que
« l’identité du groupe de mobilisation doit être définie de façon à procurer à chacun de ses
membres une représentation positive de lui-même », et cela parce que « la mobilisation repose
sur des symboles d’identification et des modèles de référence »180. Par tout ce travail sur les
dispositions des militants, le parti tend à obtenir de ceux-ci qu’ils aient le « sens du jeu ».
Pierre Bourdieu observait à ce propos que « les agents sociaux qui ont le sens du jeu, qui ont
incorporés une foule de schèmes pratiques de perception et d’appréciation fonctionnant en
tant qu’instruments de construction de la réalité, en tant que principes de vision et de division
de l’univers dans lequel ils se meuvent, n’ont pas besoin de poser comme fin les objectifs de
leur pratique »181. La description et la déconstruction des modes d’inculcation et de
fonctionnement de ce que nous avons définis comme un ethos collectif, ont montré comment
celui-ci fonctionne comme principe générateur de contraintes, comme cadre disciplinaire
pouvant se vivre comme un « auto-dressage », et pesant sur les modalités des carrières
militantes à l’İP.
Mais cette étude sur l’actualisation des dispositions des acteurs serait incomplète sans
l’étude des sociabilités partisanes ayant cours à l’İP. Il nous faut étudier les types de liens
sociaux que les militants entretiennent avec leur entourage, encouragés par le parti et
constitutifs d’un certain rapport au parti et à l’identité que le militantisme propose.
B. Les réseaux de sociabilité de l’İP
On peut en partie déduire des développements précédents les types de sociabilités
tissés entre les membres de l’organisation. Les nouveaux venus découvrent lors de l’entrée
des types de sociabilités particuliers et s’insèrent dans des réseaux où les liens tendent à
devenir multiplexes. Souvent, le mot « famille » est cité pour caractériser les relations intra
180 Mann (P.), op. cit., p. 126. 181 Bourdieu (P.), Raison pratique, op. cit., p. 155
80
partisanes, et les militants, par le temps qu’ils consacrent aux activités du parti, sont amenés à
se rencontrer très régulièrement. De par le type de relation qui s’institue entre les membres,
ceux-ci s’inscrivent dans un système d’échanges et d’obligations réciproques, ils prennent des
engagements à l’égard des autres qui sont devenus des proches, ce qui rend le désengagement
plus coûteux. Plus les liens au sein d’un groupe militant sont denses et intenses, plus la
fidélité à l’institution sera forte. On constate à ce propos à l’İP un phénomène que F. G.
Bailey avait décrit dans Les règles du jeu politique. Selon cet auteur, un groupe utilisant le
religieux ou la famille comme principe d’organisation des liens intra organisationnels se
caractérise par un niveau de confiance mutuelle élevé et encourage le groupe à devenir
davantage « moral » que « transactionnel »182 . Par l’utilisation de symboles de tous types et
la construction d’un ethos commun au groupe, l’İP tend à sacraliser la cause qu’il sert et son
idéologie « marxisante pro-kémaliste ». Le groupe se considère comme une avant-garde
(l’emploi fréquent des termes « İleri » qui signifie « avant-garde », « en avant », et « İlerici »,
« progressiste », le montre), nourrit par l’idéologie habilement utilisée afin de renforcer
l’esprit de groupe. On voit alors se développer des relations à la fois politiques, syndicales,
professionnelles, amicales ou familiales entre les membres, tout ceci formant un réseau
particulièrement dense et homogène.
Le militant İP, en entrant dans les réseaux de sociabilité du parti, s’insère dans des
réseaux plus larges qui recouvrent le système d’action183 de l’organisation. Si des liens avec
d’autres organisations politiques ou association sont institutionnalisés ou revendiqués par le
parti, ils existent entre les militants İP et les membres de ces diverses organisation.
Il est particulièrement intéressant de constater que les alliés les plus directs de l’İP sont
eux aussi des marginaux dans le système d’action correspondant à la
« nébuleuse » nationaliste et souverainiste. Les groupes les plus proches des militants İP sont
souvent eux-mêmes marginaux dans leur système d’action respectif :
« Le CHP est aussi un bon allié, pas dans son entier mais la branche représentée par Taban Önemli travaille avec nous. […] Les « Aydınlar ocağı », qui se sont séparés du MHP depuis le changement de présidence dans ce parti, sont aussi des personnes avec qui on travaille. […] En fait, on est proche de diverses personnalités qui se sont séparées du MHP. »184
182 « Le leader d’un groupe moral a un taux de confiance plus élevé que le leader d’une bande de mercenaires. », Bailey (F.G.), Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 59. 183 Jacques Lagroye définit le « système d’action » comme un « réseau objectivé d’organisations », Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), Sociologie politique , presses de Sciences Po et Dalloz, Paris, 2002, p.270. 184 Entretien semi-directif réalisé avec Mehmet Ulusoy, responsable de la publication du mensuel Teori, le 2 février 2005 au siège du parti à Istanbul.
81
Cela permet peut-être de comprendre l’importance de ces « marginaux sécants » qui
deviennent parfois clés dans la nébuleuse souverainiste pour assurer les contacts entre des
systèmes d’action différents.
Les manifestations et meetings organisés en commun engendrent l’activation ou la
réactivation du sentiment qu’a chacun des membres de partager un destin commun. Ainsi,
comme l’affirme J. Lagroye, « l’établissement de relations institutionnelles entre
organisations politiques et non politiques n’est de ce point de vue, qu’une officialisation des
liens créés et entretenus par la multipositionnalité de leurs membres »185. Les membres de
l’İP, lors de leurs activités extra partisanes, sont bien souvent engagés dans d’autres
associations ou endossent quelqu’autre rôle social qui les lient avec d’autres individus. Il est
significatif de constater que ces activités se font le plus souvent avec des membres du système
d’action « global » dans lequel l’İP s’insère. Il semble sur ce point que le militantisme
politique, tout au moins à l’İP, prédispose à l’engagement et la prise de responsabilité dans
d’autres secteurs de la vie sociale.
185 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit., p. 270.
82
Que nous enseignent ces développements sur l’actualisation des prédispositions
individuelles par l’organisation ? Tout d’abord que ces prédispositions sont homogènes. Nous
l’avons vu, les militants ont été, pour une grande majorité, confrontés très jeunes à des
milieux politisés (famille, cercle d’amis, etc.). Issus le plus souvent d’une famille laïque (en
ce qui concerne le père), ils ont très tôt été témoins de discussions à caractère politique et se
sont appropriés des schèmes de perception leur permettant de classer et d’interpréter les
événements politiques. L’engagement de militants İP n’est alors pas un hasard en ce sens que,
comme pour tout engagement partisan, il faut pouvoir retraduire les événements politiques et
sociaux pour être sensible au discours du parti. Mais la particularité, ici, réside dans cette
socialisation politique primaire kémaliste, mettant l’accent sur les principes étatistes et
laïcistes de l’idéologie ataturkiste, qui va contribuer à l’insertion des futurs militants dans les
réseaux sociaux constituant les viviers de recrutement de l’İP.
Cependant, considérer les militants İP comme un ensemble homogène d’individus
partageant à priori les mêmes schèmes de perception et d’action serait une erreur. Il est
indéniable que le groupe partage un ethos commun, tend à se considérer comme une
communauté, mais cela résulte davantage d’un effort de l’organisation en vue de normaliser
les relations intra partisanes que d’une uniformité des conditions sociales d’existence qui
justifierait l’engagement dans une telle organisation. L’étude des profils sociaux des militants
tend à démontrer que les façons de vivre l’engagement différent selon le parcours de chacun
dans les secteurs sociaux dans lesquels on évolue. Tous ne deviennent pas militant İP pour les
mêmes raisons. Chacun objectivera son parcours selon les traumatismes et les expériences
rencontrées (en suivant des grilles de lecture pré-disponibles et légitimes à ses yeux). Ainsi, la
rencontre avec le parti peut être considérée comme celle entre des attentes individuelles et un
groupe occupé à définir et redéfinir les causes et intérêts qu’il est censé défendre. Dans ce que
le parti donne à voir de son organisation et de son idéologie, l’individu « choisit » ce qui
psycho-émotionnellement ou rationnellement donnera un sens à son engagement. Les
modalités de l’engagement détermineront ici sur bien des points les modes de participation à
l’activité partisane186.
L’impression d’uniformité idéologique et comportementale que donne l’İP est alors à
la fois l’effort et le fruit de cet effort de construction du groupe développé par ses dirigeants.
Comme toute organisation, il doit gérer des individualités. Par la mise en place d’un
186 Cf. Seconde partie.
83
programme d’éducation qui revisite l’histoire, l’économie et les rapports sociaux du pays au
prisme d’une idéologie empruntant aux kémalisme, laïcisme et marxisme-léninisme, par la
promotion d’un certain type de rapports sociaux fondés sur la discipline et le
désintéressement, par l’exaltation d’une esthétique donnant à certains symboles (le drapeau, la
langue turque, etc.) et leaders (Mustafa Kemal, Doğu Perinçek, mais aussi Mao, Lénine ou
Robespierre) un caractère de sacralité, l’organisation parvient à « policer » sa vie interne. Les
militants, insérés dans un champ tendant à se considérer comme corps, prennent place dans
des réseaux sociaux auxquels ils n’avaient pas accès auparavant, ou voient leur autodéfinition
sociale modifiée par le rôle que leur confère leur statut de représentant İP. Un espace des
possibles plus ample s’ouvre à eux. Mais l’entrée et la socialisation İP leur donne à voir les
réalités du fonctionnement de l’organisation (à savoir la discipline, le népotisme et la
cooptation) dont ils objectivent l’irrationalité intrinsèque.
Le souci d’expliquer les modifications dans la carrière des militants par l’évolution de
leurs opportunités et l’insertion dans le système d’action de l’İP, le niveau de fermeture du
groupe vis-à-vis de l’extérieur, nous amènent aux vues des résultats obtenus, à questionner un
concept de la sociologie contemporaine susceptible de nous guider dans notre entreprise.
Celui d’institution totale, étudié par E. Goffman dans Asiles, élargi par Jeannine Verdes
Leroux187 et utilisé par Bernard Pudal à propos du PCF en institution totale ouverte. J. Verdes
Leroux affirme par exemple que le PCF correspond à l’un des groupes d’institutions sociales
repérés par Goffman, « c’est une institution répondant au dessein de créer les meilleure
conditions pour la réalisation d’une tâche donnée et justifiant toutes ses pratiques par ce
but »188, elle conclut « on voit donc que tout un ensemble de pratiques du groupe dirigeant et
de conduites des dirigés, communément désignées comme staliniennes, sont semblables à
celles qui sont en vigueur dans différents types d’institutions totales. Loin d’être gratuites,
arbitraires, accidentelles, elles prennent dans un tel cadre, sens, logique, nécessité et elles ont
leur efficacité propre. Bien entendu, ces dispositions institutionnelles font appel à certaines
dispositions de la part des individus, dispositions que des trajectoires différentes peuvent
parfaitement engendrer »189. Bernard Pudal et Claude Pennetier190 semblent aussi emprunter
cette voie en questionnant la comparaison entre entrée en militantisme PCF et entrée dans le
clergé.
187 Verdes Leroux (J.), « Une institution totale auto – perpétuée », Actes de la recherche en sciences sociales, n°36-37, février-mars 1981, p. 33-63. 188 Ibid. p. 40. 189 Ibid. p. 61 190 Pudal (B.), Pennetier (C.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002.
84
Il est vrai que le système d’action et d’interaction de l’İP rappelle celui du PCF, mais
il s’en éloigne sur de nombreux points, notamment par le fait qu’une instance unique ne
prétend pas gérer les relations des membres dans la totalité de l’espace social. On ne peut pas
considérer ici que la multiplicité d’appartenances des membres du parti s’efface derrière la
seule définition de militant İP. Par ailleurs, si l’épreuve du temps et l’éducation dispensée
dans le parti permet de repérer les éléments les plus prometteurs, ils n’effectuent pas un
nivellement total des ressources et des capacités des militants. C’est chargé de ses expériences
accumulées dans d’autres secteurs sociaux que l’individu « s’engage ». Doté d’un niveau de
ressources particulier, il pourra s’appuyer sur ce bagage (relations sociale, capital culturel et
économique, notoriété, histoire individuelle, etc.) pour évoluer d’une certaine façon dans
l’organisation.
Néanmoins, on remarque que des techniques de fermeture du groupe sont employées,
notamment lors du recrutement, qui se fait par cooptation. Le modèle organisationnel est le
centralisme démocratique, et « l’embrigadement » idéologique tout comme le complexe
conspirationniste contribuent à la politisation de toutes les sphères de la vie sociale de ses
membres. Le groupe laisse la liberté à ses membres d’évoluer à leur gré dans la société, mais
les pressions idéologiques comme les situations quotidiennes de face à la face et le caractère
restreint du groupe contraignent fortement les pratiques des agents. L’İP est une organisation
qui « se caractérise par un nombre restreint d’acteurs et par l’interaction fréquente de ces
mêmes acteurs dans tous les domaines de l’existence, domaines qui, à l’extérieur, sont vécus
plus fréquemment dans des lieux et avec des acteurs différents »191. Cela ne fait pas du parti
l’idéal type de l’institution totale (qui est toujours un cas limite), mais le place à un haut de
degré de fermeture sur l’échelle allant de l’ouverture à la fermeture totale d’organisations à
engagement formellement libre dans une société à fonctionnement démocratique.
Fonctionnant comme une micro-société, une « mini-entreprise politique» manipulant et gérant
des biens symboliques et conscient de la place qu’il occupe dans la nébuleuse nationale –
souverainiste (entre plusieurs systèmes d’action), le groupe tend à se comporter comme une
contre société dont les pratiques sont fortement structurées par l’ethos de groupe qu’il a
engendré.
Dès lors, les acteurs sont libres d’élaborer des stratégies, de tenter des coups et de
faire profiter le parti de leurs savoirs faire. Ils entrent dans l’İP sans perdre leur liberté, mais
doivent intégrer les logiques et les schèmes de perception internes s’ils veulent rester. Il faut
jouer le jeu de l’institution.
191 Lahire (B.), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 28
85
Afin de comprendre les coups qui peuvent être tentés dans une telle institution au
regard des ressources individuelles des participants, et les rétributions du militantisme İP,
analysons maintenant concrètement ce que signifie et ce qu’implique le militantisme İP dans
la vie sociale des militants, l’enjeu est de comprendre et de repérer les éventuels processus de
conversion et d’accumulation des ressources personnelles dans un parti politique turc « semi-
fermé » ne donnant pas accès aux rétributions électorales.
86
Seconde partie :
Les stratégies d’investissement des structures
partisanes
87
Chapitre III : L’organisation et son système d’action
La routinisation des pratiques dans une institution conduit notamment à produire des
biens collectifs et individuels appropriables par les membres du groupe ainsi qu’à défendre les
intérêts de ces derniers. Ce faisant, l’institution – ici, l’organisation politique de type partisane
– devient le cadre d’échanges multiples, de rapports de pouvoirs et doit gérer les intérêts
souvent divergents de ses membres. Elle doit se donner des règles (formelles ou informelles,
normatives ou pragmatiques) de fonctionnement pour structurer ces relations et atteindre les
buts recherchés. Comme le soulignent E. Friedberg et M. Crozier, « l’organisation régularise
le déroulement des relations de pouvoir. Par son organigramme et par sa réglementation
intérieure, elle contraint la liberté d’action des individus »192. D’où l’intérêt de se pencher,
avant même l’étude des stratégies militantes, sur le modèle organisationnel. Celui-ci signifie
toujours quelque chose et oriente forcément les pratiques.
L’organisation peut effectivement être considérée comme un système ouvert, doté de
structures indépendantes des caractéristiques des unités qui la composent (spécification des
fonctions de chaque unité, distribution des capacités) ; ces structures opérant alors tel le
principe d’ordination (arrangement et positionnement) des unités. D’un côté, le modèle
organisationnel réglemente l’activité de ses membres en les enfermant dans un espace des
possibles balisé et connu de tous ; mais, par ses non-dits et les interprétations dont il est
l’objet, il permet l’exploitation de « zones d’incertitude organisationnelles que les individus
tenteront tout naturellement de contrôler pour la poursuite de leurs propres stratégies »193, et
cela avec les ressources dont ils disposent. Une organisation, par la façon dont elle est
192 Crozier (M.), Friedberg (E.), op. cit., p. 79. 193 Ibid., p. 77.
88
structurée et pratiquée, est toujours singulière par les rapports de pouvoir qu’elle engendre et
qu’elle permet. Les contraintes posées par l’organigramme et les statuts de l’İP secrètent des
« sources » de pouvoir194 particulières. Quelles sont alors les règles officielles de
l’organisation (définies dans les statuts du parti) ? Sachant qu’elles sont elles mêmes le fruit
d’une relation de pouvoir particulière, comment interpréter tel ou tel article des statuts ? Mais
surtout, et au regard de la composition du parti, particulière par l’imbrication de plusieurs
générations de militants aux expériences et rôles différenciés, quelle structure de pouvoir
peut-on repérer dans le fonctionnement même du parti ? Nous chercherons ici à montrer les
contraintes structurelles auxquelles doit faire face l’individu désireux d’entrer dans le parti, en
définissant ce qu’est le cadre contraignant des pratiques. La réponse à de telles questions
contribuera à expliquer195 les choix et stratégies de tel ou tel militant doté de ressources
particulières.
A. Structures et fonctionnement de l’organisation.
La spécificité de l’organisation réside dans son histoire. L’İşçi Partisi est l’héritier
de nombreux groupes et partis fondés par le leader Perinçek. Les ressources que les militants
pourront accumuler sont donc conditionnées par des contraintes structurelles spécifiques. Le
modèle organisationnel participe à cette définition des opportunités et interdits que les
individus rencontrent à l’entrée. Hyper-centralisé et fortement hiérarchisé, il signifie aux
participant leur espace des possibles et les conduites à tenir pour la réalisation de leurs
objectifs. Cependant, des particularités non organisationnelles coexistent à ce modèle.
L’histoire et les statuts sont une chose, la façon dont ils sont investis et interprétés en est une
autre. L’İP se révèle être, malgré les dires de tous ses membres, un parti relativement fermé,
organisé autour de structures informelles beaucoup plus contraignantes que ne le sont les
statuts officiels. Ce parti s’avère être à la fois centralisé, fortement hiérarchisé et népotique.
194 Ici, nous considérons le pouvoir comme quelque chose de relationnel et non un invariant, nous nous appuyons donc sur la définition que Michel Crozier donne du pouvoir comme « relation d’échange, donc de négociation […] et non pas un attribut des acteurs. […] Le pouvoir réside dans la marge de liberté dont dispose chacun des partenaires engagés dans une relation de pouvoir, c'est-à-dire dans sa possibilité plus ou moins grande de refuser ce que l’autre lui demande ». Ibid., p. 69. 195 Cf. chapitre quatre.
89
1. Le modèle organisationnel
a. Le parcours politique de Doğu Perinçek, entrepreneur politique et
leader de l’İP
Doğu Perinçek, « président général » de l’İşçi Partisi, est le fils de Sadık et de Lebibe
Perinçek, il naît à Gaziantep, ville du sud est de l’Anatolie le 17 juin 1942. Son grand-père,
Cemal Perinçek était fonctionnaire des PTT dans la région d’Erzincan à l’est de la Turquie,
son arrière grand-père casseur de pierres. En raison de la profession de son père, procureur et
officier de réserve, il passe les premières années de sa vie entre Gaziantep, Antakya et
Diyarbakır. Il a cinq ans lorsque sa famille s’installe à Ankara, ville dans laquelle il restera
pendant toute la durée de ses études. Entre 1954 et 1957, son père est député à Ankara sous
les couleurs du Demokrat Parti (Parti Démocrate), ce qui lui vaut un emprisonnement en 1960
après le coup d’Etat du 27 mai. A Ankara, il fréquente l’école primaire Sarar, le lycée
Bahçelievler Deneme, puis la faculté de droit dont il sort diplômé en 1964 et devient assistant
en droit public. Pendant ses études supérieures, il part pour l’Allemagne pendant dix mois, où
il apprend la langue et se constitue un réseau de connaissances. Pendant l’année 1967, il entre
au comité de direction et devient un des éditorialistes de Dönüşüm (Transformation), revue de
jeunesse socialiste créée par le TİP qui jettera plus tard les bases du FKF (Fikir Kulüpleri
Federasyonu, la Fédération des Clubs d’Opinion) prédécesseur du Dev – Genç. Il participe à
la fondation des foyers socialistes turcs en Allemagne (Türk Toplumcular Ocağı),
organisation dont il deviendra président, et entre au conseil scientifique du TİP. Un an plus
tard, il finit son doctorat de droit et édite sa thèse « Règlement intérieur des partis politiques et
régime de prohibition en Turquie ».
C’est pendant cette même année 1968 qu’il acquiert une notoriété publique en
devenant en mars président du FKF196. Son élection à ce poste va provoquer une série de
tensions et de confrontations la fédération. En effet, Perinçek représentait un des courants
antagonistes de l’organisation, opposé à Deniz Geçmiş, Mahır Çayan et Yusuf Küpeli. Au
sein du TİP, il soutenait aux côtés de Mihri Belli le MDD (Milli Demokratik Devrim,
Révolution Démocratique Nationale) dans son opposition au SD (Sosyalist Devrim,
196 Baykam (B.), 68’li yıllar. Eylemciler (Les années 68. Les activites), Ankara, İmge Kitabevi Yayınları, 2002.
90
Révolution Socialiste), position qui lui permit de conquérir le poste convoité - rappelons ici
que le mouvement MDD reprochait aux cadres du TİP leur conception de la révolution
socialiste qui à leurs yeux n’était qu’une révolution démocratique. Ainsi, pour les MDDistes,
il fallait avant tout assurer l’indépendance nationale et ne pas se fourvoyer dans les espoirs
que la représentation parlementaire pouvait offrir, attitude caractéristique des cadres du TİP
théorisée dans les pages de la revue Yön. Mais la présidence de Perinçek ne fut acceptée ni
par l’ancienne direction, ni par les courants en opposition, ce qui poussa la direction du TİP à
intervenir par un vote de sécurité qui annule l’élection. La direction qui lui succèderait allait
alors s’empresser de renvoyer les membres proches de Perinçek, en majorité venus du Dev –
Güç (abréviation de Devrimci Güç, la Force Révolutionnaire, petite organisation dans laquelle
le président déchu avait une certaine influence). Cet événement constitue la première division
d’un mouvement de jeunesse en Turquie et lorsque le FKF devient Dev – Genç (Devrimci
Gençlik, la Jeunesse Révolutionnaire), les membres qui avaient soutenu les vues de Perinçek
démissionnent.
Pendant cette courte période de sa vie, il put accumuler les ressources politiques.
Aujourd’hui encore197, il aime à rappeler son rôle dans l’organisation d’événements
estudiantins (occupations d’universités par exemple), et plus généralement, la place qu’il a
réussi à conquérir pendant quelques temps au sein de l’organisation estudiantine la plus
importante de Turquie.
A la suite de cet incident, Perinçek comprend qu’il ne peut plus exercer de
responsabilité au sein du TİP ou des organisations qui en dépendent directement. Il devient
écrivain permanent au Aydınlik Sosyalist Dergi (ASD), revue fondée le premier octobre 1968
et proche du courant MDD. Il y côtoie Hikmet Kıvılcımlı, Mihri Belli, Mahir Çayan mais s’en
retire en juillet 1969 pour participer à la fondation de la revue İşçi Köylü, qui continuera de
paraître jusqu’au 12 mars 1971. Mais parallèlement, pour mieux signifier son opposition à
ASD, il lance Proleter Devrimci Aydınlık (PDA) en 1970, revue dans laquelle écriront Şahın
Alpay ou encore Halil Berktay. Il va sans dire que la fondation de ces deux revues est la
conséquence directe des conflits de personnalité et de programmes au sein du champ de la
gauche radicale turque en formation dont la principale ligne de fracture idéologique se situe
sur la façon d’arriver à la révolution. Les écrivains du PDA composeront le programme du
TİİKP, premier parti dirigé par Perinçek.
197 Ibid., pp. 509-544.
91
Le TİİKP (Türkiye İhtilalcı İşçi Köylü Partisi - Parti Révolutionnaire Travailleur
Paysan de Turquie), illégal, est fondé en 1971198. Il est lui aussi associé aux luttes internes au
TİP et représente une variante de plus de la voie MDDiste dans laquelle on trouve les
écrivains de İşçi Köylü et du PDA. Si le groupe manifeste alors un penchant pour la lutte
armée, il n’est jamais passé aux actes.
Le 12 mars 1971 est une date marquante et synonyme de répression pour la gauche
turque dans son ensemble. Perinçek lui aussi subira les conséquences de son activité politique
et éditoriale en étant jugé lors du procès intenté contre le TİİKP et condamné à 12 ans de
prison. Profitant de l’amnistie générale décidée par le gouvernement Ecevit, il ne purgera pas
la totalité de sa peine et sera libéré en 1974. Il reprend la diffusion de Aydınlık et lance la
revue Halkın Sesi (la voix du peuple).Cette revue est créée en 1975 pour soutenir le TİİKP, de
nouveau en activité (illégale) après la libération de ses membres. Elle sera fermée en 1978
pour permettre la diffusion quotidienne de Aydınlık, nouvel organe (éponyme de revues
antérieures) du second parti formé par Perinçek, le TİKP (Türkiye İşçi Köylü Partisi, Parti
travailleur paysan de Turquie).
Ce parti, légal cette fois, prend acte de naissance le 29 janvier 1978199. Sa principale
particularité, outre la faible audience qui semble caractériser tous les partis fondés par
Perinçek, est d’adopter une posture anti-américaine tout en dénonçant l’impérialisme social de
l’URSS. Perinçek avait trouvé sa voie, le maoïsme, et son modèle, le parti communiste
chinois. Cette prise de position originale lui vaudra une certaine antipathie des groupes
d’extrême gauche prosoviétiques, la revue Aydınlık sera unanimement accusée d’être l’organe
de la fausse gauche et le parti subira un isolement forcé dans la gauche turque jusqu’à sa
fermeture le 12 septembre 1980. Rappelons néanmoins que cette antipathie subie par le parti
est compréhensible au regard de son attitude vis-à-vis des gauchistes ayant opté pour la lutte
armée. En effet, Aydınlık publiait dans ses colonnes les noms et adresse de ceux-ci en
légitimant son attitude par un rejet inconditionnel de l’anarchie. Cette posture n’épargnera
pas Perinçek de l’emprisonnement et il passera quatre ans en prison après le procès du TİKP.
Ce n’est qu’en 1987 qu’il reprend ses activités publiques200, année pendant laquelle il
participe aux activités de la revue 2000’e Doğru (Vers l’an 2000) et reprend la diffusion
d’Aydınlık en tant que rédacteur en chef. A la même période, interdit d’activités politiques, il
198 Sosyalizm ve Toplumsal Mücadeler Ansiklopedisi, Istanbul, İletişim Yayınları, 1988, p. 2186-2189. 199 Alpat, (I.), Türkiye Solu Sözlüğü (dictionnaire de la gauche turque), Istanbul, Mayıs yayınları, 2003, p. 87. 200 Erten (B.), « Doğu Perinçek », Modern Türkiye’de Siyasî Düşünce (Pensée Politique dans la Turquie Moderne), volume 4 « Milliyetçilik » (Nationalisme), Istanbul, İletişim Yayınları, 2002, pp. 462-469.
92
crée dans l’ombre le Sosyalist Parti (qu’il confie à ses plus anciens compagnons),
prédécesseur direct de l’İşçi Partisi dont il est depuis 1992 le président général.
Il est retourné en prison à deux reprises depuis le coup d’Etat de 1980, une fois le 10 avril
1990 pendant une période de trois mois, une autre fois en 1998 pendant deux mois et vingt
jours pour propagande contre l’intégrité de l’Etat du fait d’un discours qu’il avait tenu en
1991 en qualité de chef du SP201.
Doğu Perinçek a donc participé à la vie politique turque depuis 1967, s’inscrivant dans
une mouvance et dans un héritage socialo – kémaliste, de ses premières affinités avec le MDD
à ses dernières prises de position au sein de l’İP. Cependant, il serait naïf de considérer après
la lecture de ces quelques éléments biographiques, que sa première préoccupation est la
réalisation d’une révolution socialiste. Au fil des années, il a donné de plus en plus clairement
à voir une attitude nationaliste et populiste, criant au pillage du pays par les impérialismes de
tout ordre et pointant du doigt les dangers que tel ennemi intérieur ou extérieur ferait peser sur
l’unité du pays. Il a donc su faire évoluer l’offre idéologique de ses groupes politiques en
fonction de l’état du marché national des biens politiques, a stratégiquement évolué selon les
mutations du champ politique turc et de la perception qu’il a pu avoir de ce qu’il est légitime
ou non d’affirmer publiquement dans les contextes changeants de la scène politique turque de
1968 à 2005. En ce domaine, la liste de ses interventions et prises de parole est
impressionnante.
Pour exemple, nous en citerons quelques unes :
- en 1995, le Turkish Dayly News lui offre une tribune dans laquelle il dénonce l’attitude des
Etats-Unis et le but de leurs manœuvres en Irak : faire de la Turquie un protectorat américain.
Il y déplore au passage la collaboration secrète entre la Turquie, les Etats-Unis et le leader
Kurde Barzani et accuse les Etats-Unis d’avoir perpétré les évènements de Gaziosmanpaşa.
- en 1997, il accuse l’ancien premier ministre Çiller d’avoir été un agent de la CIA en
Turquie, accusation largement relayée par les média.
- le 3 février 2002, il publie dans son organe Aydınlık une lettre envoyée au président Sezer lui
demandant le renvoi du ministre des affaires étrangères Ismail Cem au prétexte qu’il constitue
un problème de sécurité nationale.
- en février 2002 il fait publier, par la maison d’édition Kaynak Yayınları proche du parti, les
e-mails de Karen Frogg, représentante de l’UE en Turquie, récupérés illégalement.
201 « Les discours litigieux consistaient en un projet politique visant pour l’essentiel à établir, dans le respect des règles démocratiques, un système fédéral dans lequel les turcs et les Kurdes seraient représentés sur un pied d’égalité et sur une base volontaire », www.ehcr.coe.int, Site de la cour européenne des droits de l’homme, « Perinçek c. Turquie (n°46669/99) Violation de l’article 10 Violation de l’article 6 § 1 ».
93
- lors des attentats des 15 et 20 novembre 2003 à Istanbul, il accuse les Etats-Unis et Israël
d’être les responsables de l’explosion de plusieurs bombes placées aux abords de deux
synagogues et dans des véhicules lancés contre le consulat du Royaume-Uni, qui fit plus de
65 morts, dont le consul britannique .
La liste pourrait être longue tant Perinçek est habile dans le maniement du scandale
médiatique. Chaque semaine, il s’offusque dans son éditorial d’Aydınlık d’un accord secret,
d’une découverte édifiante pour l’avenir de la Turquie et de bien d’autres choses.
Il est depuis longtemps marié à Şule Perinçek, journaliste à Aydınlık, a quatre enfants
dont Mehmet Perinçek, responsable de l’Öncü Gençlik à Istanbul et Kiraz Perinçek, qui
travaille elle aussi à la section stambouliote du parti.
Pour appréhender la trajectoire sociale de Doğu Perinçek, il faut analyser ses stratégies (ses
coups) au regard à la fois de ses propres ressources sociales, économiques et culturelles, et de
l’état du champ social dans lequel il évolue, les mutations et les transformations de celui-ci
dues à son historicité.
Doğu Perinçek est diplômé de l’université de droit d’Ankara, et au regard du profil des
hommes politiques de l’époque, son cursus universitaire lui confère une certaine légitimité à
s’intéresser à la politique. Il a la capacité à participer aux débats publics, ce qu’il fera
notamment dans de nombreux articles parus dans des revues à caractère politique à partir de la
fin des années 1960. De la même façon, il publie plusieurs livres202 traitant aussi bien du
système de partis que de politique internationale. Culturellement, il est donc particulièrement
bien doté en ressources. Très certainement conscient de son capital culturel, on peut supposer
qu’il n’est pas totalement étranger au champ politique de par les activités politiques de son
père. Il sait ce qu’est la politique et son tout premier « autre significatif », son père, s’engage
politiquement et participe activement à la vie politique nationale au moins pendant les années
1950 (par manque d’informations, on ne connaît que cette période des activités politiques du
père). Sans présumer d’un peu probable lien de cause à effet automatique, on peut supposer
que les activités de son père l’ont amené à s’intéresser plus qu’un autre à la politique. Enfin,
la famille Perinçek dispose de capitaux économiques et sociaux relativement importants de
202 Perinçek est l’auteur, seul ou en collaboration, d’une trentaine d’ouvrages, tous publiés par la maison d’édition du parti, dont : Sosyal-Emperyalizm ve Revizionisme Karşı 1970’te Açılan Mücadele (le combat ouvert en 1970 contre le social-impérialisme et le révisionnisme), Istanbul, Aydınlık Yayınları, 1976 ; Kemalist Devrim (la révolution kémaliste), Istanbul, Kaynak yayınları, vol. 1, 1977, vol. 2, 1994, vol. 3, 1999, vol. 4, 1999 ; Anarşism Kaynağı ve Devrimci Siyaset (l’origine de l’anarchisme et la politique révolutionnaire), Istanbul, Kaynak Yayınları, 1978 ; Atatürk’ün Bugünkü Önemi (l’importance d’Atatürk aujourd’hui), Istanbul, Kaynak Yayınlari, 1980 ; Anayasa ve Partiler Rejimi (la constitution et le système de partis), Istanbul, Kaynak Yayınları, 1985 ; Stalin’den Gorbaçov’a (de Staline à Gorbatchev), Istanbul, Kaynak Yayınları, 1991 ; Türk Sorumu (la question turque), Istanbul, Kaynak Yayınları, 1993 ; 28 Şubat ve Ordu (le 28 février [1997] et l’armée), Istanbul, Kaynak Yayınları, 2000.
94
par l’activité professionnelle du père (procureur de la république), qui lui confère des revenus
convenables et des réseaux sociaux dont l’activation peut s’avérer particulièrement
intéressante politiquement.
Le champ politique turc des années 60 présente plusieurs particularités. Il a connu une
ouverture en 1961 grâce à la nouvelle constitution et a vu l’émergence du TİP à son extrême
gauche. Créé en 1961, il doit rapidement s’élargir géographiquement et doit pour ce faire
disposer d’un stock de militants et de mandataires dans la totalité du pays. De plus il lui faut
profiter de son succès et de son fort potentiel d’attraction pour rallier à lui des secteurs de la
société turque auparavant exclue du débat politique. Il commence alors à investir les
universités, crée des syndicats et des organisations de jeunesse pour encadrer les entreprises et
l’université. Cette démarche conduit à la création du FKF, fédération qui rassemble la
nébuleuse d’organisations estudiantines d’extrême gauche. C’est du FKF que sortiront les
nouveaux leaders de la jeunesse révolutionnaire turque. Sans réussir totalement à
s’autonomiser du TİP, le FKF, qui débouchera sur la création d’organisations concurrentes ou
divergentes (Dev-Genç, THKP-C, TKP (ML), THKO), est l’occasion pour des individus
relativement jeunes dotés des ressources suffisantes d’accéder à des postes à responsabilité
rapidement. Cela explique certainement les divergences internes et les scissions successives
dont a souffert le FKF. Chaque acteur estimant détenir assez de capital politique personnel, et
désireux de « tirer son épingle du jeu », va essayer de se positionner idéologiquement et
stratégiquement par rapport à ses concurrents dans l’organisation. Certains choisiront le
maoïsme, d’autres mettront l’accent sur le nationalisme, d’autres se réclameront d’un
kémalisme révolutionnaire et créeront leur propre chapelle, ralliée ou non au FKF. Au fur et à
mesure que les divergences au sein du TİP se cristallisaient (conflits entre Mehmet Ali Aybar
et Aren/Boran, entre la tendance MDD et SD), les organisations de jeunesses se multipliaient.
Dans le parti comme dans les organisations de jeunesse, la discipline n’était plus de mise. Le
coup d’Etat de 1970 va accélérer ce processus, en entraînant indirectement la radicalisation et
la création de groupuscules d’extrême gauche illégaux.
Dans ce sous champ politique de la gauche radicale, par lequel Perinçek est entré en
politique, diverses stratégies sont possibles. Perinçek a fait des choix stratégiques, misé sur
des alliances qui lui ont permit d’acquérir davantage de capital politique et militant
(notamment grâce à son passage à la tête du FKF). De part ses activité politiques et
éditoriales, ainsi que par ses choix politiques (il n’a jamais tenté de porter atteinte à l’unité de
la nation, se définit comme un kémaliste pro militariste, et s’il critique les gouvernements au
pouvoir, il ne remet jamais en question l’Etat) il a pu constituer des réseaux sociaux dans des
95
secteurs particuliers de la société turque; son savoir-faire et sa présence de longue date dans le
champ politique lui confèrent aujourd’hui encore une légitimité politique qui lui donne la
possibilité de diriger un parti capable de présenter des candidats à chaque élection turque,
locale comme nationale. Il a su s’entourer d’un noyau dur de compagnons historiques qui
participent activement aux activités de l’İP.
b. Hiérarchisation et centralité
L’İşçi Partisi revendique un modèle d’organisation léniniste. Se voulant socialiste
scientifique (bilimsel sosyalism), il invoque le centralisme démocratique comme principe
organisateur et considère ses structures comme favorables à la lutte révolutionnaire. Une fois
sorti du discours d’acteurs destiné à définir le groupe vis-à-vis de l’extérieur, il faut se
pencher sur la réalité qu’un tel vocabulaire recouvre. Les mécanismes décisionnels et les
rapports officiels de pouvoir seront donc l’objet du développement qui suit.
L’İP correspond à ce que Max Weber avait repéré comme organisation partisane
enfantée par le suffrage universel en ce sens qu’il doit recruter et organiser les masses. « Ces
nouvelles formations [remarquait-il] sont les enfants de la démocratie, du suffrage universel,
de la nécessité de recruter et d’organiser les masses, de l’évolution des partis vers l’unification
des partis vers l’unification de plus en plus rigide au sommet et vers la discipline la plus
sévère aux divers échelons »203. Nonobstant le peu de militants qu’il arrive à séduire, il
appartient à ce que Maurice Duverger204 a appelé parti de masse. Il résulte d’initiatives prises
à l’extérieur du système de pouvoir, par des acteurs dénués de représentation politique au
niveau parlementaire. Il devient alors heuristique de s’interroger, comme nous l’avons fait, sur
les conditions qui présidèrent à sa fondation pour comprendre son modèle d’organisation, sans
pour autant proposer une analyse centrée sur la genèse de l’organisation qui selon nous
restreindrait la capacité explicative de notre démonstration. Sur ce point, nous rejoignons les
analyses d’Angelo Panebianco205 qui donne un enracinement historique à sa sociologie des
organisations partisanes. Dans cette optique, le passé ne pèse pas que sur le projet ou
l’idéologie du parti, il affecte aussi dans une certaine mesure son organisation. La
démocratisation oblige le parti à rechercher le suffrage des masses ; il oriente son discours
203 Max Weber, Le savant et le politique, op. cit., p.171. 204 Duverger (M.), Les partis politiques, Paris, A. Colin, 1976. 205 Angelo Panebianco, Political Parties : Organization and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
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dans le but de séduire et représenter une certaine catégorie de la population (les ouvriers et
socialistes patriotes –« vatansever ») ; son mode d’action repose sur une mobilisation intense
de ses membres qui constitue l’investissement principal de l’organisation ; il existe en grande
partie grâce à la cotisation et aux contributions internes ; il encadre les activités de ses
membres en insistant sur les droits et devoirs de chacun et enfin, il se pose comme le
représentant du peuple et de la société civile. Sa petite taille ne suffit pas à l’exclure de la
catégorie « parti de masse », les caractéristiques qualitatives qu’il donne à voir ne permettent
pas de douter à ce sujet. Néanmoins, nous opterons pour l’appellation « parti bureaucratique
de masse » tant le poids de la machine hiérarchique importe dans les prises de décisions et les
relations intra partisanes.
L’importance donnée à la hiérarchie et à la notion de centralité est tout à fait
caractéristique des partis se réclamant de la catégorie « léniniste ». Si par l’intermédiaire de
ses statuts l’organisation affirme l’importance de la communication (art. 7) et célèbre la
diversité des opinions théoriques comme « moteur » (art. 8), l’article trois énonce clairement
le principe fondamental de l’organisation : « le centralisme démocratique ». Ainsi, il est
stipulé que tout le parti doit s’adresser au centre (merkez) pour l’application des décisions, et
cela dans un souci de préservation des « principes fondamentaux que sont la discipline et la
protection des liens internes au parti ». Et si les échelons inférieurs peuvent discuter des
problèmes rencontrés et de la façon de les résoudre, c’est strictement dans le cadre de rapports
réguliers qu’ils adressent aux échelons supérieurs. C’est dans un cadre contraignant et
hiérarchisé que l’İP voit « comme une réalité l’existence en son sein de différentes opinions »
(art. 8). Bien qu’il se dise tourné vers l’extérieur et ouvert à la diversité des expériences de
chacun, il ne recrute que prudemment et le candidat à l’entrée subira une période probatoire
de six mois pendant laquelle il devra se faire accepter et ne pourra donner son avis ni de façon
« officielle » lors des élections internes, ni par des procédés plus informels.
On comprend très vite à la lecture de l’organigramme du parti (proposé en annexe)206,
que rien n’est vraiment dit sur les relations de pouvoir et les phénomènes de pluralité des
mandats qu’il est aisé de relever lors du travail de terrain. Par exemple, le congrès général se
réunit tous les deux ans. Sont amenés à y participer les délégués élus par les membres du
parti, mais aussi « le président général, le comité central, le conseil disciplinaire central, les
206 Les statuts, ainsi que l’organigramme du parti sont des documents intéressants sur bien des points. Ici, nous ne prétendons pas analyser les structures de l’organisation par le biais des statuts, et gardons à l’esprit que ceux-ci peuvent n’être qu’un document destiné à la communication et au cadrage du parti. Ils participent alors davantage au travail de définition qu’à celui d’organisation du groupe.
97
ministres et députés issus du parti » qui en sont les membres naturels. Plus généralement, le
comité central et le conseil de la présidence sont les deux instances de direction du parti.
Le comité central, composé de quarante membres permanents, est élu lors du congrès
général avec le président du parti. Il est chargé de préparer un rapport de travail et un projet de
décisions à prendre qu’il présente lors des congrès généraux du parti. Dans les faits, les
projets qu’il présente seront les seuls sujets abordés lors des congrès, pendant lesquels il
« décide de l’ordre du jour des réunions en s’assurant que celui-ci est convenable pour le
président général » (art. 18). Dans ses rangs sont choisis les membres du conseil de la
présidence composé de onze membres. De fait, les membres de ce conseil sont aussi les onze
premiers noms présents dans l’organigramme du comité central. Le conseil de la présidence
est l’organe exécutif du parti (art. 19), il exerce un pouvoir déterminant sur les autres organes
du parti. « Il contrôle les décisions du congrès et du comité central ; annonce, adopte et publie
les programmes, principes et politiques du parti ; organise les relations politiques et légales du
parti ; organise, planifie et dirige les recherches, les publications et les travaux d’éducation du
parti ; prépare le congrès général, les congrès de il (Circonscription électorale dont
l’équivalent français le plus approchant serait le département) et d’ilçe (d’arrondissement) et
vérifie que les élections de délégués sont conformes aux statuts du parti ; prépare le budget
annuel ; fait entrer en vigueur les décisions du comité central ; conduit et organise les
relations internationales du parti ; prend les décisions concernant la direction de l’organisation
du parti, les contrôles et tous les autres domaines qui permettent un renforcement et une
croissance du parti » (art.19). Bref, il est omniprésent, sait tout, peut s’opposer à n’importe
quelle décision d’un organe du parti et par la dernière de ses fonctions retranscrites plus haut,
peut être considéré comme omniscient. De plus, ses prérogatives sont de fait étendues par la
place prépondérante accordée à son président, Doğu Perinçek, qui exerce logiquement la
fonction de président général du parti.
Celui-ci est la tête pensante et agissante de l’organisation, il préside, comme nous
l’avons suggéré, le comité central et le congrès du parti, il est « responsable dans toutes les
décisions qui lient le parti » avec l’extérieur (art. 17), peut convoquer les membres dans leur
ensemble ou individuellement et fait « appliquer ses décisions par les organes compétents »
(art. 17).
Le degré de centralisation est aussi une caractéristique de l’İP. Dans les il sont
régulièrement organisés des congrès fonctionnant sur le même modèle que les congrès
généraux. Lors de ces congrès, les délégués sont choisis par « le conseil de direction du il, le
conseil disciplinaire du il et les délégués au congrès général », de même, les « députés,
98
maires des grandes villes ainsi que les membres du conseil disciplinaire sont les membres
naturels du congrès » (art.24). La façon dont les délégués du congrès général interfèrent dans
la désignation des délégués des congrès de il, et la présence de membres du conseil
disciplinaire lors de ces congrès témoigne du contrôle exercé par le centre sur ses périphéries.
On retrouve le même contrôle à l’échelon inférieur. Si des décisions prises lors de congrès ou
de conseils de direction de ilçe s’avèrent être en contradiction avec le programme ou les
statuts du parti, le comité central peut dissoudre le conseil de direction de l’ilçe (art. 25).
Enfin, il faut mentionner l’existence de conseils disciplinaires à tous les échelons de
l’organisation, élus lors des congrès (généraux, de il ou d’ilçe). Des peines sont prononcées
en cas de « comportement contraire au programme et statuts du parti ». La décision d’envoyer
un membre en conseil disciplinaire central est prise à la majorité des deux tiers lors de la
première réunion du comité central ayant lieu après le recours (articles 34, 35 et 36).
Par la rapide description des statuts, nous avons voulu montrer le rapport que le parti
entretient à la centralité et à la hiérarchie. Cependant, les véritables rapports de pouvoir se
situent davantage dans le non dit des statuts. Michel Crozier et Erhard Friedberg considèrent
sur ce point que « c’est à l’intérieur de ces contraintes, autour de l’organigramme et des règles
officielles que l’organisation sécrète ses propres sources de pouvoir »207. Par ailleurs, il est
normal que les statuts ne puissent décrire la réalité des rapports de pouvoir d’une organisation,
ils ne représentent qu’un ensemble de règles normatives ou pragmatiques avec lesquelles les
individus, ici comme ailleurs, vont devoir composer. La question à poser relève du rapport
qu’entretiennent les membres avec ces règles. Voyons ce que l’on peut découvrir sur ce sujet.
Le siège officiel de l’İP se trouve à Ankara, mais les militants admettent volontiers que le
centre névralgique du parti se situe à Istanbul, dans l’ilçe de Beyoğlu. Dans l’immeuble du
siège, les activités sont organisées spatialement. Après la fouille réglementaire à l’entrée, il
faut donner le nom de la personne que l’on doit rencontrer et après confirmation prise par le
gardien auprès de la personne en question, la porte s’ouvre. Le premier étage est réservé à
l’Öncü Gençlik (l’organisation de jeunesse du parti), et au parti proprement dit ; le second
rassemble les bureaux scientifiques, artistiques et d’éducation du parti ; au troisième étage on
trouve le département d’édition où sont regroupées les rédactions des hebdomadaires
Aydınlık, Bilim ve Ütopya (Science et Utopie), et Gençlik Cephesi (Front de Jeunesse), ainsi
que du mensuel Teori ; le quatrième étage est celui de Ulusal Kanal (Chaîne Nationale), la
chaîne du parti diffusée sur le câble. Tout ce petit monde évolue d’étage en étage, se rencontre
quotidiennement et se détend dans les diverses salles prévues à cet effet. Une des
207 Crozier (M.),Friedberg (E.), op. cit., p.83.
99
caractéristiques principales de l’organisation est que les postes de direction de chacun de ces
« organes » sont monopolisés par une minorité de membres, souvent les « compagnons
historiques » ou des « experts », qui cumulent les postes de pouvoir ou les fréquentent les uns
après les autres et forment le groupe réduit des véritables détenteurs du pouvoir dans le parti.
Le cas de plusieurs barons du parti est très intéressant. Turan Özlü, président du parti dans l’il
d’Istanbul depuis 2003 avait déjà occupé ce poste de 1999 à 2001, il est actuellement un des
vice-présidents du parti et membre du comité de direction de Teori (le mensuel du parti), lui
aussi cumule les ressources positionnelles intra-partisanes, de l’homme de science au
responsable historique (il suit Perinçek depuis 1974) ; Arslan Kiliç, président depuis 2003 du
conseil disciplinaire central, est quant à lui rédacteur en chef de Teori, il a été par le passé
membre du conseil de la présidence ; Kamil Dede, ancien président du parti à Istanbul, est
actuellement membre du conseil de la présidence et écrit régulièrement dans Teori ; Turan
Özbay est à la fois président de l’İçe de Beşiktaş et membre du comité central ; Tugay Şen est
président de l’Öncü Gençlik et depuis peu membre du conseil de la présidence. Ces quelques
exemples montrent qu’à côté des règles et statuts censés réguler la vie interne du parti, il
existe une autre hiérarchie, informelle, qui constitue les véritables rapports de pouvoir. On
observe un phénomène de cumul des postes de responsabilité, qui accordent à leurs détenteurs
une gamme de légitimités de tous ordres. Scientifique, par le statut de tête pensante que le fait
d’écrire dans Teori confère, historique – celui qui exerce une responsabilité n’est jamais un
nouveau venu – , et légale car les statuts sont interprétés mais respectés. Dans les échanges et
relations intra organisationnels ce phénomène vérifie la thèse des auteurs de L’acteur et le
système, à savoir : « Les structures et règles gouvernant le fonctionnement officiel d’une
organisation déterminent les lieux où des relations de pouvoir pourront se développer. En
définissant des secteurs où l’action est plus prévisible que dans d’autres, en mettant sur pied
des procédés plus ou moins faciles à maîtriser, elles créent et circonscrivent des zones
d’incertitudes organisationnelles que les individus ou les groupes tenteront tout naturellement
de contrôler dans la poursuite de leurs propres stratégies »208.
Si l’existence de stratégies d’acteurs désireux de profiter des zones d’incertitudes
organisationnelles ne fait guère de doute, la réflexion sur leur activation doit être mise en
perspective avec les structures informelles que l’organisation politique développe. Celles-ci
vont conditionner dans une certaine mesure les choix des acteurs, leurs comportements dans
un espace de possibilités particulier, leur faisant préférer une conduite plutôt qu’une autre,
208 Crozier (M.), Friedberg (E.), op. cit., p.78.
100
leur suggérant le type de stratégie qui sera le plus porteur dans leurs relations avec leur
environnement.
2. Népotisme et autoreproduction des élites
L’organisation clame son ouverture au monde et sa volonté d’intégrer les citoyens
turcs désireux de défendre la patrie pour la réalisation du projet socialiste et nationaliste dont
elle s’est doté. Mais dire que quiconque peut entrer ne renseigne pas sur les possibilités de
carrières internes dans le parti, sur les rapports de pouvoir et les ressources préalables
nécessaires à une accumulation de ressources. L’organisation est particulièrement sensible à
l’apport de ressources économiques et intellectuelles, c’est un fait. Mais que rencontre-t-on
comme obstacles ou possibilités, quel mode de fonctionnement non officiel le parti impose-t-
il à ses militants ? Répondre à cette question permettra de cerner dans quelle mesure il existe
des structures informelles lourdes que chacun doit prendre en compte dans ses stratégies de
conquête et de diversification de ressources. Nous pensons ici à la coexistence de plusieurs
générations qui pratiquent l’organisation de façon différenciée et qui encouragent le
développement d’un népotisme organisationnel.
a. Coexistence et échanges intergénérationnels
Parler de « génération » implique quelques précautions méthodologiques tant ce
concept est porteur de contresens et susceptible d’utilisations abusives. K. Mannheim, dans
son ouvrage Générations, définit ce concept comme « l’être ensemble spécifique des
individus réunis dans l’unité de génération » et par « le fait qu’elle participe en parallèle à la
même période du devenir collectif » 209. Nous adopterons ici l’idée qu’il est possible de
« référer l’idée de génération à celle de groupes particuliers partageant une même relation à
un même événement considéré comme fondateur »210. On parlera alors de la génération mai
68 ou de celle de la guerre d’Algérie211. Cependant, il s’agit de ne pas adopter une conception
209 Mannheim (K.), Générations, Paris, Nathan, 1990. 210 Percheron (A.), op. cit., p.156. 211 Annick Percheron enrichit la définition dans un souci de clarté et de précision. Elle dissocie notamment la génération de l’effet de période, défini comme « l’impact plus ou moins durable d’un même événement sur
101
essentialiste de la génération, de ne pas la considérer comme un objet donné mais comme une
construction constituée rétrospectivement après la constatation de la création d’un système de
références communes.
Enfin, parler d’effet de génération suppose l’idée de persistance dans le changement
d’attitudes et de comportements de la partie de la population concernée par l’événement
considéré. En ce sens, l’événement est un véritable marqueur identitaire. Nous parlerons de
génération dans l’İşçi Partisi en retenant plusieurs événements ou séries d’évènements
distincts ayant marqué profondément plusieurs catégories de militants de l’İşçi Partisi. Nous
tenterons de montrer que ces groupes de personnes ont de ce fait des systèmes de références
différenciés susceptibles de créer des affinités particulières entre certains membres de
l’organisation et de peser sur les structures informelles « lourdes » du parti pour créer des
contraintes structurelles supplémentaires.
Au cours de nos observations et de nos entretiens, nous avons pu isoler l’existence
d’au moins deux groupes distincts susceptibles de constituer deux générations différentes. Il
s’agit, d’une part, du groupe que nous nommerons les compagnons historiques du leader, et
d’autre part de celui de la génération Özal (du nom du premier ministre turc élu après le coup
d’Etat de 1980, qui fut ensuite président de la république). Ces deux générations ne
s’opposent pas, elles ont simplement un rapport au monde et un bagage d’expériences
différents. Le fait qu’elles se retrouvent dans une organisation pour lutter côte à côte
s’explique par le fait que les événements qu’elles ont vécus ont cristallisé et renforcé des
attitudes et valeurs déjà existantes, étudiées dans la section de ce travail consacrée à la
socialisation des membres.
La génération des compagnons historiques du leader
Cette génération dont sont bien souvent issus ceux que nous appellerons plus tard les
hommes de réseaux, est constituée des membres du parti qui suivent le leader depuis plus de
vingt ans. Ces militants sont nés en majorité avant 1965, sont donc au minimum
quadragénaires et ont une longue expérience de la politique. Leur système de valeurs a été
forgé par les expériences et évènements situés entre 1968 et 1983. Pourquoi choisir ces
toutes les classes d’âge à la fois », pour admettre que « l’idée de génération est associée à celle d’un événement producteur d’apprentissages aux effets durables et fondateur d’une identification collective » ; Ibid., p. 156. En ce sens, rares sont les événements susceptibles d’entraîner de telles conséquences. Le plus souvent, le groupe constituant une génération connaît une dispersion, un fractionnement des âges concernés limitée mais non négligeable. C’est ce qui le différencie de la classe d’âge (pour reprendre un exemple donné par A. Percheron, on parlera de la « classe 1915 » ou « 1916 » dans le but de nommer un groupe de mobilisés lors de la première guerre mondiale, et de la « génération du feu » pour évoquer l’ensemble de ceux ayant participé à la guerre).
102
dates ? Il s’avère que l’écrasante majorité des membres de cette génération est devenue
membre d’un parti de Perinçek pendant les années soixante-dix, alors qu’ils étaient étudiants
ou jeunes travailleurs. Le lieu de recrutement de ces partis était alors l’université, ce qui
explique peut être les situations professionnelles confortables de ces personnes aujourd’hui
(haut niveau de capital économique et social). Ceci n’est d’ailleurs pas une spécificité en soi,
tant les organisations d’extrême gauche ont profité de la première vague d’accès massif à
l’université dans les années soixante pour se constituer un vivier de militants potentiels.
Quels-ont été les événements cristallisateurs de valeurs pour cette génération ? L’émergence
d’une gauche radicale dans le champ politique turc des années soixante et soixante-dix et la
participation aux activités d’organisations de gauche ou de gauche radicale ont durablement
marqués ces militants. En ayant assisté à la naissance de celles-ci ou en ayant participé à des
groupes politiques actifs et idéologiquement radicaux, les membres ont développé un esprit de
contestation, une prédisposition à l’action. Bien souvent, ils ont fait leurs premières armes
dans le même parti que Perinçek (TİP, TİKP ou TİİKP), personnalité qu’ils n’ont plus quittée
par la suite. A la fin des années soixante-dix, ils ont été victimes d’un rejet de la part des
groupuscules et partis de gauche, dû à leur attitude dénonciatrice envers les groupes
« gauchistes » armés. C’est bien le contexte, prenant ici le sens de texture, d’entrelacs
d’événements et de circonstances particulières, qui permit le développement d’un ensemble
de valeurs homogènes. Plus généralement, on retrouve l’idée, développée par Anne Muxel,
que « la socialisation politique s’effectue dans un cadre historique et social, dont les éléments
sont fournis non seulement par l’état du système politique à un moment donné, mais aussi par
l’ensemble des valeurs et des représentations au travers desquelles le « monde objectif d’une
société » (pour reprendre la terminologie de Berger et Luckman) se donne à voir. Elle résulte
d’une intériorisation de ces divers éléments et d’un travail de recomposition de ceux-ci, pour
« agencer les différents paramètres orientant le parcours politique d’un individu »212. Alfredo
Joignant montre lui aussi comment l’expérience individuelle prend sens à partir d’un travail
d’interprétation des contextes dans lesquels l’individu est inséré. Ainsi, l’individu est « un
sujet doté de capacités cognitives moins passivement héritées qu’activement acquises dans le
cadre de ses interactions sociales. »213. On comprend alors l’importance du contexte politique
sur les socialisations politiques.
Les coups d’Etat de 1971 et 1980 doivent être retenus comme événements marquants
car ils ont participé à l’élaboration de schèmes de perceptions et d’actions particuliers dans la 212 Muxel (A.), op. cit. , p.142. 213 Joignant (A.), “La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche”, Revue française de science politique, vol. 47, n°5, 1997.
103
jeunesse et la gauche turque pendant les années soixante-dix et quatre-vingt. Dans les années
soixante-dix, l’action politique contestataire est devenue illégale, punie et susceptible de nuire
aux carrières individuelles (vie professionnelle, familiale). Les membres du TİİKP ou du
TİKP, tous deux illégaux avant que le second aie droit à la parole publique, ont appris à
cultiver la suspicion, à nouer des liens forts, à toujours cacher l’essentiel de leurs activités aux
curieux ou à leurs proches étrangers au parti. D’ailleurs, les membres des partis de Perinçek
ont été jugés lors des procès organisés par les militaires putschistes de 1971 et 1980. Certains
ont fait de la prison, d’autres ont vécu « l’exil intérieur » ou l’expatriation à l’étranger.
L’identité de ces individus a donc été formée et transformée par des événements aux
répercussions significatives dans leur vie privée provoquant une évolution des habitus de
chacun et créant un ethos commun par l’homogénéité de leurs positions sociales (haut niveau
de capital culturel et social, trajectoire montante par rapport aux générations précédentes) et
les valeurs partagées. Pierre Bourdieu, nous l’avons vu, donne une définition de l’habitus de
classe qui correspond à ce que nous avons pu relever dans l’observation du groupe constituant
la génération des compagnons historiques. Selon lui, l’habitus de classe est générateur de
pratiques, « forme incorporée de la condition de classe et des conditionnements qu’elle
impose ». La « classe objective » étant dans ce sens un « ensemble d’agents qui sont placés
dans des conditions d’existence homogènes, imposant des conditionnements homogènes et
produisant des systèmes de disposition homogènes, propres à engendrer des pratiques
semblables, et qui possèdent un ensemble de propriétés communes, propriétés objectivées,
parfois juridiquement garanties (comme la possession de biens ou de pouvoir) ou incorporés
comme les habitus de classe (et, en particulier, les systèmes de schèmes classificatoires) »214.
Les conditions d’existence sont effectivement homogènes, puisque les membres sont ou
étudiants, ou diplômés des universités d’Istanbul et d’Ankara, souvent originaires de villes
d’Anatolie ou des régions côtières des mers Egée et Méditerranée et l’essentiel de leurs
activités extra-universitaires est consacré à l’action politique dans un groupe soudé par les
expériences communes. On se trouve bel et bien face à un habitus de groupe, partagé par tous
ceux que nous avons identifié comme la génération des compagnons historiques.
214 Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1980, p.112.
104
Portrait : une carrière de compagnon de route historique de Perinçek
Arslan Kiliç
Membre du conseil disciplinaire
Ancien membre du comité central et du conseil de la présidence.
Arslan Kiliç est né en 1948 à Konya (Anatolie centrale), il sort diplômé du département de
physique - mathématique de la faculté d’Istanbul en 1970. En 1967 il s’engage à Eminönü
(Istanbul) dans le FKF et prend sa carte au TİP, organisations dans lesquelles il a défendu la
thèse de la « révolution par étape » (aşamalı devrim) jusqu’à son exclusion en 1969. Il fait
partie de ces militants du TİP qui ont soutenu le MDD et ont suivi Doğu Perinçek dans le
groupe PDA - Türksolu. En raison de sa participation au TİİKP, il est emprisonné et
condamné à 12 ans de réclusion en octobre 1972 mais relâché lors de l’amnistie de 1974. Lors
de la division du TİİKP qui a suivit le coup d’Etat du 12 mars, il suit Y. Kaypakkaya et entre
dans la direction du TKP(ML)/TİKKO, groupe maoïste favorable à la lutte armée
(contrairement au TİKP où évolue Perinçek). Il est de nouveau condamné et emprisonné lors
du coup d’Etat du 12 septembre 1980, cette fois pour ses activités au sein du TKP (ML). En
1989, il entre au Parti Socialiste (Sosyalist Parti) mis sur pied et dirigé par des compagnons de
Perinçek alors interdit d’activités politiques, prend place dans le comité central et le conseil de
présidence de ce parti pour, lors de sa fermeture, participer à la fondation de l’İşçi Partisi.
Depuis, il y exerce diverses fonctions à responsabilité - membre du comité central, du conseil
de la présidence. Aujourd’hui, il écrit dans la revue Saçak, est membre du conseil disciplinaire
du Parti et a été rédacteur en chef de la revue Teori (mensuel de l’İP).
Enfin, cette génération constitue le groupe de fidèles de Perinçek, ils le suivent depuis
leur entrée en politique et ont pris place dans chaque nouvelle création de parti de Perinçek.
Ils ont eu une socialisation politique assez homogène et ont appris à développer des valeurs,
des éléments de critiques et de contestations communs. La nature des relations ayant cours
dans ce groupe oriente évidemment les relations de pouvoir du parti dans son ensemble. Cette
génération est celle qui conseille, qui peut faire valoir sa longue expérience de lutte et
d’activités politiques, en un sens sa légitimité historique, pour orienter les décisions de
l’organisation en sa faveur. L’individu entrant dans le parti découvre alors peu à peu que
malgré toute la bonne volonté énoncée dans les statuts, l’ouverture du parti et la démocratie
interne s’estompent face au poids des structures sociales, de la « vielle garde » historique
105
soucieuse de protéger les privilèges que son statut lui offre. D’où l’importance de l’ancienneté
comme ressource centrale du portefeuille de ressources des membres215. Comme nous l’avons
vu dans l’étude de la hiérarchisation et de la centralité, les positions de pouvoir sont
accaparées par une minorité qui réclame son bon droit en avançant une légitimité historique
que tout le monde reconnaît première. D’ailleurs c’est peut-être dans ce sens qu’il faut
interpréter l’existence d’une organisation de jeunesse intégrée mais distincte du parti lui-
même. De cette façon, la génération vieillissante s’assure que les postes à responsabilité
générateurs de ressources lui sont réservés. Les jeunes doivent d’abord faire leur preuve dans
l’Öncü Gençlik pour acquérir une légitimité que seules les années de fidélité et la preuve
d’une capacité d’expertise permettent d’obtenir. Grâce à l’étude de cette génération, nous
comprenons que les capitaux historique et culturel sont les types de capitaux les plus utiles
dans l’organisation, même s’ils ne sont pas plus recherchés que d’autres (capital social ou
économique).
La génération Özal
Nous avons choisi de nommer le second ensemble générationnel la génération Özal
car il est composé de personnes ayant grandi dans la période pendant laquelle Türgüt Özal a
exercé la fonction de premier ministre ; ou encore d‘individus au système de références non
différencié des premiers. Cette période correspond à l’ouverture de la Turquie au commerce
international et aux premières grandes vagues de privatisations. Nous insistons sur ce point
tant le discours de cette génération se démarque de celui des compagnons historiques. Si les
aînés mettent en avant l’héritage kémaliste et la nécessité d’un Etat fort et indépendant, les
membres de la génération Özal insistent davantage sur les déstabilisations économiques que
subit la Turquie depuis la libéralisation de son économie. Ainsi, nous avons constaté
l’utilisation d’arguments relevant de ce que Gurr a nommé la frustration relative dans Why
Men Rebel ?216, comme une des motivations de la décision d’engagement politique dans un
parti alliant nationalisme et socialisme. Nous sommes conscients des critiques adressées au
modèle de la frustration relative développé par Davies puis Gurr, notamment en ce qui
concerne la non-réponse à la question de la convergence des frustrations individuelles vers
une expression commune, et voulons simplement signifier que la frustration est un registre
utilisé par les acteurs pour justifier à posteriori leur engagement. Dans la génération Özal, les 215 Si l’ancienneté dans l’organisation devient une ressource centrale, c’est certainement parce que le parti ne rencontre aucun enjeu électoral. 216 Gurr (T.), Why Men Rebel, Princeton, Princeton University Press, 1971.
106
jeunes sont souvent plus diplômés que leurs parents, ou bien ont grandi dans une Turquie qui
promettait la réussite à celui qui se montrait entreprenant, malheureusement, si le niveau
d’attente a progressé, celui de satisfaction a stagné, ou bien a chuté brutalement avec la crise
économique de la fin des années 90. Ce modèle explicatif pourrait expliquer l’engagement de
ces jeunes militants qui ont souvent recours à l’argument de la difficulté des conditions de vie
ou de la désillusion dans l’explication de la prise en main de leur destin que signifie pour eux
l’engagement. Ainsi, un militant de vingt-trois ans nous confia ces remarques lors d’un
entretien semi-directif :
« Les gens veulent vivre en Europe ou aux Etats-Unis parce qu’il y a un haut niveau de chômage et quand tu es étudiant à l’université et tu sais que tu ne vas pas trouver un emploi tel que tu le désires ou que tu ne trouves rien du tout, tu veux partir. C’est pourquoi il y a les programmes d’échange en Europe. Les étudiants peuvent aller en Europe, faire un Master et après on rentre en Turquie … Mais en fait après on ne revient pas. Il y a un manque d’espoir même s’il y a des entreprises riches en Turquie… Mais à cause de l’impérialisme… Par exemple, l’Europe désire beaucoup d’ingénieurs mais en Turquie il n’y a pas besoin d’ingénieurs…Ou bien tu étudies 5 ans pour devenir ingénieur et tu te retrouves personnel de banque »217.
Ainsi, l’ouverture de la Turquie au commerce international s’est fatalement accompagnée de
déçus dont l’infime partie qui s’est engagée dans l’İşçi Partisi représente un groupe
homogène, une génération au sens que nous avons retenu plus haut, aux valeurs cristallisées
par un événement ou une série d’événements.
On peut aussi relever une série d’éléments de portée internationale dans la création de
cette génération. Lors de notre travail de terrain, nous avons posé aux militants la question :
« pouvez vous citer les deux ou trois événements qui vous ont particulièrement marqués au
niveau national ou international, que vous les ayez vécus ou qu’ils soient antérieurs à votre
naissance ? ». Le but d’une telle question était de pouvoir dissocier le niveau national de
l’international, et la nature contemporaine ou non des événements marquants pour l’enquêté.
Alors qu’une majorité écrasante des membres enquêtés de la génération des compagnons
historiques évoque la guerre d’indépendance nationale menée par Mustafa Kemal puis les
coups d’Etat militaires (négativement) ou le coup d’Etat « de velours » du 28 février 1997
(positivement), ceux de la génération Özal citent presque tous des événements ayant trait à la
politique internationale. En première position on retrouve la guerre du Golfe ou l’intervention
de la coalition menée par les Etats-Unis en Irak en cours depuis 2003 suivies par le problème
217 Entretien réalisé le 16 mars 2004 au siège de l’İlçe de Beşiktaş, avec Melek, Militante de vingt trois ans.
107
posé par les négociations sur le statut de Chypre ou les négociations portant sur l’entrée de la
Turquie dans l’Union Européenne.
On remarque une césure entre le national et l’international, puis entre le caractère
contemporain et historique des faits évoqués, la génération Özal se distinguant par une plus
forte sensibilité à l’international et à la contemporanéité des événements marquants. Au sein
de cette génération, marquée par des événements particuliers inscrits dans les années suivant
le coup d’Etat du 12 septembre 1980, et ayant généralement une portée internationale, on
trouve quelques individus qui objectivent leur engagement comme une réaction à la venue au
pouvoir de l’AKP, un « anti-islamisme actif », mais les parcours sociaux et les événements
marquants correspondent à ceux isolés dans la génération Özal. Cela vérifie certaines
conclusions d’Anne Muxel à propos de l’expérience politique des jeunes, « la configuration
historique du temps, qui voit chaque génération nouvelle entrer en politique, est déterminante
dans la constitution des repères à partir desquels peuvent se construire les choix
personnels »218, deux cohortes différentes vivent « deux temps historiques, deux histoires
avec leurs résonances et leurs liens, mais aussi avec leurs spécificités »219.
Il existe donc deux générations aux expériences et références différentes, qui se
partagent de fait les fonctions au sein de l’organisation. D’un côté, les compagnons
historiques qui occupent les postes de pouvoir qui concentrent les ressources, qui ont la
légitimité nécessaire pour les distribuer comme bon leur semble et gérer l’espace des
possibles de la majorité des militants n’ayant pas droit au chapitre en ce domaine ; de l’autre
la génération Özal, obligée de prouver ses capacités et sa loyauté à l’organisation avant de
pouvoir conquérir telle ou telle ressource, contrainte de se remettre à la bonne volonté de ses
aînés. Cette explication peut paraître caricaturale, exagérée, elle correspond pourtant au
partage des tâches effectif de ce construit d’action collective, et si des membres de la
génération Özal parviennent à conquérir des postes propices à l’accumulation et à la
diversification des ressources, c’est qu’ils profitent d’une particularité organisationnelle
reposant sur le népotisme institutionnalisé.
b. Une tendance à l’autoreproduction des élites
218 Muxel (A.), op. cit. , p.68. Sur ce point, nous ne pensons pas que cette différence dans les événements ayant marqué les membres du groupe étudié puisse être un artefact lié à un moindre capital culturel et donc à une moins bonne maîtrise de l’histoire, les cours d’histoire proposés par « l’école du parti » étant consacrés en partie à la fin de l’Empire Ottoman et aux premières années de la République de Turquie. 219 Ibid. , p. 68.
108
Parmi les structures informelles de l’organisation, le privilège donné aux familles des
compagnons historiques est peut être celui qui détermine le plus les stratégies de chacun des
membres. L’institution familiale a donc un double rôle à l’İP : comme nous l’avons vu plus
tôt lors de nos développements sur la socialisation primaire des individus, elle motive
l’engagement des membres, mais elle est aussi une institution qui structure le parti et qui
oriente les possibilités de carrière dans l’organisation et les stratégies de chacun.
La progéniture d’un baron du parti a toutes les chances de réussir et de trouver une
place avantageuse dans l’organigramme du parti. C’est un fait220. D’ailleurs, quoi de plus
normal quand on considère que les membres ont une identité politique tellement marquée
qu’elle ne peut que transparaître dans leur vie privée, que la socialisation primaire et
secondaire est en grande partie menée par la famille et que de ce fait les enfants de militants
ont toutes les chances d’avoir reçu une éducation conforme à ce que le parti considère comme
légitime. On hérite davantage d’un positionnement idéologique si celui-ci est omniprésent
dans la vie des parents. Evidemment, les acquis de la socialisation familiale sont mis à
l’épreuve, confrontés aux réalités et circonstances personnelles des individus, mais une
certaine grille de lecture du monde (schèmes de perception) est proposée, et la façon dont elle
peut servir ou desservir les intérêts particuliers jouera dans le choix de la remettre ou non en
question. On peut donc admettre que d’une part, les profils des enfants de militants
intéressent l’organisation car ceux-ci ont toujours côtoyé physiquement et/ou idéologiquement
le parti, et que ces individus sont plus facilement contrôlables par la multiplicité des liens
qu’ils entretiennent avec lui ; d’autre part que les enfants de militants trouvent un intérêt à ne
pas remettre en question l’héritage idéologique familial et à jouer la carte de la fidélité par les
possibilités d’accumulation de ressources que leur statut leur confère. Les exemples abondent,
au premier rang desquels celui de la famille Perinçek. Doğu, le président du parti et chef de
famille a pris soin de nommer sa femme Şule directrice de publication de Teori, il lui réserve
chaque semaine une page dans Aydınlık, son fils Mehmet est président de l’Öncü Gençlik à
Istanbul et membre du comité central du parti, sa fille Kıraz travaille elle aussi pour le parti en
tant que responsable de la rubrique arts et culture de Aydınlık. De fait, de la même façon que
dans divers partis d’extrême droite européens tels le Front National (FN), le Mouvement
National Républicain (MNR) et le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ)221, la famille
220 C’est le cas des enfants de Doğu Perinçek (le cas de son fils Mehmet, qui dirige la section stambouliote de l’Öncü Gençlik et qui est membre du comité central du parti, étant le plus caractéristique), de Tugay Sen, président de l’Öncü Gençlik dont le père est un compagnon historique du leader, et de Martı, notre contact privilégié dont les parents sont compagnons historiques ayant exercé des responsabilités dans le parti dans la région d’Izmir. 221 La comparaison avec le FPÖ nous a été suggérée par Laurent Godmer.
109
Perinçek accumule à l’İP les postes de direction et d’influence qui en font le pilier de
l’organisation. Elle est représentée dans la jeunesse, les médias (Aydınlık, Öncü Gençlik,
Teori, Ulusal Kanal) et à la tête du parti, les intérêts sont donc bien gardés. Martı, une
militante devenue un de nos contacts privilégiés profite elle aussi de ce système non officiel
de promotion interne. Ses deux parents sont membres de l’organisation, elle milite depuis ses
19 ans (cela fait 5 ans) et tente de monter les échelons de l’organigramme. Elle a terminé un
cursus de science politique et semble promise à un avenir enviable dans le parti puisqu’elle est
déjà chargée de la communication lors des manifestations organisées par l’İP, s’occupe des
relations entre les organes de province et le centre stambouliote, effectue régulièrement des
allers retour entre Ankara et Istanbul pour participer à des réunions réservées à une minorité
de membres et commence en mai 2004 à publier des articles dans le très sérieux mensuel
Teori. Lors de notre série d’entretiens menée entre décembre 2003 et mai 2004, elle savait
qu’elle deviendrait professionnelle du parti dès ses études terminées (les relations privilégiées
qu’entretiennent ses parents avec le leader lui ont permis de poser directement la question de
son avenir dans le parti à celui-ci), en août 2005 elle est devenue professionnelle (chargée de
la rédaction des scripts des journaux télévisés de la chaîne Ulusal Kanal) et pense aujourd’hui
pouvoir très rapidement obtenir un poste à responsabilité et grâce à cela, diversifier ses
ressources pour rendre à sa trajectoire sociale un caractère ascendant.
Le parti ne se contente pas de réserver les postes de direction aux familles de militants,
elle leur donne aussi parfois un emploi dans une des activités qu’il dirige. Ainsi tel militant
qui fréquente le parti depuis ses treize ans, est devenu technicien à Ulusal Kanal car ses
parents sont membres du parti depuis plusieurs décennies, alors qu’il n’a pas le moindre
diplôme et n’avait jamais pensé travailler dans les médias.
La force de l’organisation réside dans sa capacité à former un groupe homogène, à
développer des liens sociaux par un système d’entraide généralisé ou chacun est censé devoir
quelque chose au parti dans sa vie privée. Si, lors d’une première visite au siège stambouliote
on est frappé par l’impression que tout le monde se connaît et par l’ambiance « bon enfant »
qui règne dans les couloirs et bureaux, on comprend rapidement que ce climat est recherché,
encouragé par la façon dont le recrutement et les promotions internes sont effectués.
Rappelons que les enfants de vieux militants se côtoient depuis leur enfance, ils fréquentent
les mêmes cercles d’amis, jouent le jeu de l’organisation et en retirent des ressources de toutes
sortes souvent réservées au noyau de compagnons historiques et à leur famille. Rien
d’étonnant alors que deux générations coexistent sans rivalité, tant la légitimité des uns fait la
force et la situation des autres. Les événements fondateurs, cristallisateurs d’attitudes et de
110
comportements ont engendré la cohabitation de deux générations certes distinctes, mais qui
partagent des valeurs qui font sens plus qu’ailleurs car relayées par l’institution familiale et
les réseaux primaires de sociabilité. Rappelons que ce type de liens internes est
particulièrement efficace et exploitable car nous sommes face à un groupe réduit, rappelons
aussi les dires d’un contact considéré comme fiable : « On est 500 militants mais dans ceux-
ci il y a à peu prés 100 militants motivés et vraiment impliqués. ». C’est dire la possibilité de
créer des liens forts et d’encourager leur perpétuation par la mise en avant de l’institution
familiale et l’échange intergénérationnel. C’est aussi suggérer les effets sur les carrières
individuelles d’un système relativement clos, dont le centre est réservé aux rares agents
fortement dotés des ressources légitimes aux yeux du groupe.
B. Coûts de fonctionnement et ressources de l’organisation
Jusqu’ici, nous nous sommes concentrés sur les structures lourdes internes de
l’organisation, les rapports de pouvoir qu’elle encourage, les possibilités stratégiques qu’elle
laisse deviner. Mais il faut dépasser ce niveau d’analyse et étudier l’environnement
idéologique, politique et social de l’organisation222 afin d’expliquer son mode de
fonctionnement. Nous approuvons tout particulièrement la critique qu’Olivier Fillieule dans
la postface de l’ouvrage La Turquie conteste dirigé par Gilles Dorronsoro : « Le mouvement
qui a conduit, à partir du milieu des année soixante-dix, les sociologues dits de la
« mobilisation des ressources » à imposer une vision rationnelle de l’action collective centrée
sur les ressources entrepreneuriales et organisationnelles a contribué à écarter le rôle des
ressources politiques et institutionnelles et, plus généralement, les conditions sociales
affectant la forme, l’ampleur et donc les conséquences de l’action protestataire »223.
222 Kitschelt, (H. P.) , "Political Opportunity Structure and Political Protest : Anti-Nuclear Movements in Four Democracies", British Journal of Political Science, 1986, pp. 57-85 ; McAdam (D.), & Paulsen (R.), « Specifying the Relationship between Social Ties and Activism », AJS, vol. 99, n° 3, Novembre 1993, pp. 640-667 ; McCarthy, (J.D.), Zald, (M. N.) (dir.), Comparative Perspectives on Social -Movements : Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings. Cambridge : Cambridge University Press, pp. 275-290, 1996 ; Tarrow (S.), « State and Opportunities : The Political structuring of Social Movements » in Mc Adam, McCarthy, Zald, Comparative Perspectives on Social Movements. Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, pp.41-61 ; Tarrow (S.), “ Mobilisation, élites et configurations institutionnelles ”, Cultures et conflits, n° 38-39, 2001. 223 Fillieule (O.), postface à Dorronsoro (G.) (dir.), La Turquie conteste, à paraître.
111
La forme de l’action collective est évidemment choisie au sein de répertoires
existants, différents selon les lieux, les avantages recherchés, et l’époque, que Charles Tilly a
nommé « répertoire d’action »224.
A partir de la formation du concept par Tilly, les théoriciens des mobilisations
collectives vont commencer à prendre en compte les déterminants politiques et sociaux de
l’action collective. Ils en viendront à considérer que « si la structure sociale et institutionnelle
conditionne les opportunités d’action, elle détermine également quelles formes pourra prendre
la contestation »225, et par la même, ils créeront le concept de structure des opportunités
politiques. Voyons dans quelle mesure ce concept peut constituer un outil opportun à l’étude
d’une mobilisation prenant corps dans un construit d’action collective en Turquie
contemporaine. Charles Tilly dans un livre de 1978, From Mobilization to Revolution226,
considérait déjà que la structure des coûts et avantages de l’organisation est déterminée par les
menaces de répression ou chances et tolérances dont il fait l’objet de la part du pouvoir. Mais
c’est Sidney Tarrow227 qui, en 1989, en donne une définition synthétique. Il la caractérise
selon cinq facteurs : « le degré d’ouverture ou de fermeture du système politique ; la stabilité
ou l’instabilité des alignements politiques ; la présence ou l’absence d’alliés ou de groupe de
soutien ; la division des élites et leur tolérance pour la protestation ; enfin, la capacité du
gouvernement à initier des politiques publiques »228. Cependant, et peut-être particulièrement
dans le cas turc, des raisons fortes incitent à penser que ce concept, s’il n’est pas dénué de
toute utilité, s’avère beaucoup trop « objectiviste » dans le sens où il ignore les cadres de
perception des acteurs et conduit à adopter une conception trop systémique au détriment d’une
vision relationnelle des opportunités politiques. Ici, l’Etat ne doit pas être pensé comme
« entité indivise » et nous devons prendre en considération le fait que l’armée exerce une
domination sur les institutions étatiques et qu’elle détient une autonomie de fait depuis le
coup d’Etat de 1980 ; que les institutions de sécurités mènent une « domination indirecte » sur
les institutions étatiques représentatives ; que l’obsession de la sécurité nationale est diffuse 224 Ainsi, « toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c'est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés. […] Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où on l’entend dans le théâtre et la musique […]. On en connaît plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi. Chaque représentation entre deux parties au moins – l’initiateur et l’objet de l’action -, auxquelles s’en ajoute souvent une troisième ; même lorsqu’ils ne sont pas directement en cause, les agents de l’Etat, par exemple, passent une bonne partie de leur temps à contrôler, régler, faciliter et réprimer diverses sortes d’actions collectives », Tilly (C.), La Vendée, Paris, Fayard, 1986, pp. 541-542. « Les opportunités et l’organisation interagissent pour produire un répertoire d’action disponible qui contraint les actions des parties en conflit », Tilly (C.), Ibid., p. 151. 225 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit. , p. 110. 226 Tilly (C.), From Mobilization to Revolution, New York, Random House, 1978. 227 Tarrow (S.), Democracy and Disorder. Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Clarendon Press, 1989. 228 Fillieule (O.), op. cit., p. 114.
112
dans tout le corps social de par la « méta-idéologie sécuritaire ». Tout ceci implique de ne pas
considérer Etat et « société civile » comme deux objets distincts et antagonistes et donc de ne
pas se fourvoyer dans la description d’alliances d’organisations de la société civile menée face
ou malgré un « Etat indivise »229.
Les activités, réseaux et alliances de l’İP ici seront donc étudiées avec comme
principal souci la contextualisation des voies par lesquelles l’Etat et les groupes interagissent,
tel que le suggère Olivier Fillieule dans Stratégie de la rue230, afin d’analyser le répertoire
d’action choisi et donc les ressources disponibles dans l’organisation. De cette façon, l’étude
du « transformateur » de ressource, replacé dans son environnement social, politique et
idéologique, permettra de comprendre comment il est investi par des militants aux profils
variés.
1. Le répertoire d’action diversifié mais contraint de l’organisation
Si l’organisation opte pour un mode d’action particulier c’est parce que le groupe est
porteur de caractéristiques intrinsèques mais ce répertoire d’action choisi impose lui aussi des
contraintes stratégiques particulières. La réflexion proposée ici étudiera le rapport choix –
contraintes dans l’élaboration du répertoire d’action de l’organisation, ainsi que ses effets sur
son fonctionnement.
a. L’environnement idéologique et politique de l’İP
La façon dont l’İşçi Partisi mobilise ses membres et son électorat potentiel trahit le peu
d’importance qu’il accorde aux échéances électorales auxquelles il devrait se soumettre.
L’organisation est en alerte constante sur des sujets tels que la partition Chypriote,
l’intervention américaine en Irak, la réforme des université ou des pouvoirs locaux,
cependant, elle ne se donne jamais la peine d’élaborer un programme politique regroupant des
projets concrets susceptibles d’être appliqués ou de constituer une plateforme de départ pour
le gouvernement du pays. Lors d’un entretien avec le responsable de l’İlçe de Beşiktaş, nous 229 Ibid. 230 Fillieule, (O.), Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
113
lui demandions quels étaient les projets de politique intérieure que le parti allait proposer aux
citoyens lors des élections municipales du 28 mars 2004, sa réponse fut sans appel :
« Vous savez, pour nous, la politique générale est supérieure à la politique locale. Prenez les élections municipales, on ne va pas dire aux gens, « votez pour nous, on construira des routes », on ne peut pas faire d’investissement, la Turquie n’a pas le budget nécessaire à cela. On va plutôt essayer de mobiliser sur l’Irak, Chypre. On va négocier avec d’autres partis pour essayer de présenter des candidats communs, si on ne trouve pas d’accord, on essayera tout de même de présenter un candidat partout où ce sera possible. »231
D’autres entretiens confirment ces déclarations. Il s’agit pour le parti de mobiliser sur
des thèmes considérés comme « nobles » mais qui n’ont jamais de rapport direct avec la
politique intérieure turque. Cela n’implique pas pour autant un niveau d’activité des plus bas.
Les militants sont toujours sur le pied de guerre, ils donnent de leur temps pour vendre les
revues du parti, passent des journées entières à essayer de coordonner des manifestations avec
d’autres groupes, ils font exister le parti. La raison réside dans le fait que le mode de
fonctionnement de l’organisation relève plus du groupe de pression que du parti politique. En
effet, si on considère la définition que Joseph La Palombara donne du parti politique, il faut
prendre en compte la nécessité d’une « volonté délibérée des dirigeants nationaux et locaux de
l’organisation de prendre et d’exercer le pouvoir, seuls ou avec d’autres et non pas –
simplement – d’influencer le pouvoir »232. Or, le parti agit comme un groupe d’influence,
voire d’intérêt et suit la même ligne politique que celle des associations kémalistes garantes
de la distribution sociale du pouvoir dans le régime politique turc et composées de
fonctionnaires ou autres officiers retraités ou non. Cette idée va nous guider dans toute cette
partie de notre développement tant les conséquences qu’elle implique sont diverses et
significatives. L’organisation appartient à la nébuleuse des groupes nationalistes turcs dont la
temporalité de la mise en agenda des actions entreprises et les revendications sont
concordantes. De même, le cadrage des évènements politiques, économiques et sociaux est
similaire. Sur ce point, de nombreux chercheurs s’interrogent sur la nature des relations entre
les milieux « souverainistes » et l’armée turque233, l’enjeu étant de comprendre à quel point
ces deux pôles sont liés. Nous devons alors considérer l’İP comme participant d’un « réseau
231 Entretien réalisé avec Turan Özbay, président de l’İlçe de Beşiktaş, le 2 décembre 2003. 232 LaPalombara (J.), Weiner (M.), « The origin and development of political parties », in LaPalombara (J.), Weiner (M.), Political parties and political development, Princeton, Princeton University Press, 1966, pp. 5-7. 233 Ces questions ont été soulevées lors de la table ronde Quelle Turquie dans quelle Europe ? Organisée au CERI, à Paris, le 8 décembre 2004 par Semih Vaner.
114
objectivé d’organisations ou d’un système d’action »234 souverainiste nationaliste, et ceci afin
de comprendre les effets sociaux en interne de l’interaction entre les membres du système
d’action.
Sans avoir à notre disposition la somme d’informations nécessaire à la vérification,
nous voudrions proposer une hypothèse quant à la place de l’İşçi Partisi dans cette nébuleuse.
En entrant en conflit avec d’autres acteurs étatiques, certaines sections de l’appareil étatique
(armée, bureaucratie « kémaliste » profitant de la constitution de 1982, etc.) appelleraient à
leur secours des groupes non étatiques et participeraient sous diverses formes à leur bon
fonctionnement pour une mobilisation dans la sphère publique en faveur d’intérêts devenus
communs aux entrepreneurs de l’action collective ainsi formée. L’hypothèse avancée d’une
instrumentalisation réciproque entre l’İP et certains membres de secteurs étatiques, est
aisément falsifiable, mais elle permet d’expliquer la façon dont l’İP se comporte envers
certains secteurs du pouvoir étatique et comment est financé l’ensemble de ses activités.
Nous allons donc examiner le répertoire d’action et l’agenda politique de l’İP, les réflexions à
venir couvriront également l’aspect financier d’une telle entreprise.
Les groupes identifiables comme membres de ce système d’action se rassemblent
régulièrement pour mener des actions communes et décider d’une position commune face aux
problèmes du moment. Un militant nous décrivait à ce propos la nature des alliances que l’İşçi
Partisi avait noué avec divers partis et organisations de la « société civile » :
« En général, on organise des choses avec des gens du MHP (Parti de l’Action Nationale) et du CHP (Parti Républicain du Peuple) mais sur ce point, ça dépend de l’endroit. Au lieu du MHP ça peut être le DYP (Parti de la Juste Voie), ils disent la même chose mais il y des villes où le DYP est présent alors que le MHP non. On fait ça avec des kémalistes, des associations civiles, ADD (Atatürkçü Düsünce Dernegi – association de réflexion ataturkiste), CYDD (Çağdaş Yaşama Destekle Dernegi – association de soutien à la vie moderne) et puis les syndicats ».[…] Parfois l’armée vient aussi ; à Ankara l’ATO (Ankara Ticaret Odasi – chambre de commerce d’Ankara) a organisé un meeting pour Denktaş et tous les commandants étaient là. »
Il va sans dire que le répertoire d’action et l’espace des opportunités de l’organisation
s’en trouvent largement influencés. Ces rapprochements ne sont pas cachés, bien au contraire,
ils constituent un supplément de légitimité pour cette petite organisation qui commente
abondamment ce type d’événement dans les médias qu’elle contrôle. Il en est ainsi de
l’alliance Kızıl Elma (Pomme Rouge), entre İP et MHP (Parti de l’Action Nationale – extrême
234 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), Sociologie politique , presses de Sciences Po et Dalloz, Paris, 2002, p.270.
115
droite nationaliste), censée représenter l’union des forces nationales contre l’impérialisme
américain et les dangers de l’étranger. Ces accords et réseaux en tous genres impriment un
rythme assez élevé aux mobilisations militantes et aux organisations d’évènements dans tout
le pays, ils entretiennent en quelque sorte la fiction d’une vie de parti en imposant aux
militants un travail quotidien pour le faire exister. En « s’entendant » avec d’autres groupes
politiques ou para-politiques, l’İP s’intègre dans un front plus large dans lequel il ne peut
prétendre à l’égalité avec ses interlocuteurs. En interne, cela donne une légitimité paradoxale
à l’existence du groupe en donnant l’impression de participer à des causes « nobles » relevant
de la « grande politique » :
« Par exemple, le 25 octobre il y a eu un meeting à l’université d’Ankara qu’on a fait avec l’université d’Istanbul. Le recteur de l’Université d’Istanbul est proche de nous. On parle avec les professeurs de l’Université d’Istanbul et ils invitent d’autres personnes d’Ankara ou d’Adana. En fait, chaque recteur fait sa propre affiche, c’est nous qui organisons mais sur les affiches ils ne font pas allusion à l’İP. Ce meeting du 25 octobre c’était contre la réforme du YÖK, on a réuni 100.000 personnes. En été on a organisé 3 ou 4 symposiums dans les facs avec des syndicats de gauche ou de droite, à l’Université d’Istanbul. C’était à propos de Chypre ou de la Kamu Yönetim Yasasi. Là on a déclaré la création du mouvement Kuvay Millie. Entre le meeting de Chypre et celui de la Kamu Yönetim Yasasi, il y a eu la création du conseil de l’union nationale (Ulusal Birliği Konsey) ».235
Ces « alliances politiques » non traduites sur le plan électoral donnent lieu à des
événements réguliers organisés quand l’actualité internationale ou nationale permet une
certaine visibilité médiatique. Tel fut le cas d’un meeting organisé à Malatya pendant la
dernière phase des négociations en Suisse sur le statut de Chypre. Destiné aux jeunesses des
partis nationalistes tels que le CHP, MHP, İP ou le DSP, il fut l’occasion d’un rassemblement
d’étudiants pendant trois jours acheminés dans cette ville du Sud Est en bus gratuits depuis
l’Université d’Istanbul pour un week-end tous frais payés. Cumhuriyet en fit sa une du
lendemain. Le voyage organisé en juin 2005 à Lausanne afin de célébrer le 82° anniversaire
du traité éponyme en est un autre exemple. Le parti étudié ici, inséré dans son environnement
donne à voir une dimension supplémentaire de son mode d’organisation. Olivier Fillieule
remarque sur ce point que « l’étude de l’environnement est un enjeu d’autant plus central que
celui constitue une structure structurante de l’activité des contestataires, en même temps qu’il
est modifié en retour par l’activité de ces groupes », il convient dès lors de ne plus considérer
l’İşçi Partisi comme une organisation indépendante dans ses modes d’action, mais d’analyser
235 Entretien semi-directif réalisé avec Martı, alors militante, le 7 avril 2004
116
dans quelle mesure elle essaie de s’inscrire dans un réseau qui la contraint et oriente ses
activités.
Il est bien sûr difficile de savoir les véritables raisons pour lesquelles ces rapprochements ont
été effectués et les réponses des enquêtés restent vagues ou correspondent à ce que l’on
pourrait appeler un discours d’acteur, du type « parce qu’avant de faire la révolution, il faut
l’indépendance, donc on se rassemble avec les partis nationalistes. On ne pourra faire la
révolution que si la Turquie est un pays indépendant… »236 . Toujours est il qu’il nous faudra
interroger les pistes que nous avons pu relever, notamment financière. Le parti est structuré
d’une certaine manière, avec ses statuts et ses rapports de pouvoir internes, mais il obéit aussi
à une logique spécifiquement relationnelle qui elle aussi structure l’espace des possibles de
chacun. Entrer à l’İP c’est découvrir un entrelacs de réseaux de sociabilités particuliers
susceptibles d’activations et d’investissements de la part de chacun des participants, qui
privilégiera nécessairement un certain type de ressources exploitables et cumulables.
L’observateur peut tenter de forcer l’opacité de ces réseaux, notamment grâce à une étude des
médias de l’İşçi Partisi, qui parfois laissent deviner les collaborations officielles ou officieuses
qu’il entretient avec son environnement. Cette étude, que nous allons mener maintenant aura
aussi, et surtout, pour but d’explorer les richesses du répertoire d’action du parti.
b. Un accès routinier mais restreint aux médias
La spécificité de l’İP concernant ses relations aux médias est qu’il dispose de ses
propres organes de presse, de sa propre chaîne de télévision et d’une maison d’édition privée,
mais que ceux-ci n’ont qu’une audience limitée qui ne lui permet pas de pallier son manque
de visibilité externe. Le rapport que l’İP entretient aux médias peut alors faire l’objet de deux
développements complémentaires portant sur son accès routinier aux médias grâce à ses
propres organes de presse et l’utilisation des médias externes comme moyen d’actions non
routinières et d’innovations stratégiques – notamment par l’utilisation du scandale.
L’accès routinier du parti aux médias se fait, nous l’avons dit, par le biais des organes de
presses internes ou par la chaîne Ulusal Kanal. Signalons aussi l’existence du site Internet du
parti, actualisé presque quotidiennement, qui permet la lecture des articles parus dans les
revues internes. Ici, nous nous trouvons dans le cas d’une organisation qui choisit « une
236 Paroles recueillies lors du meeting électoral tenu sur la place de l’embarcadère de Kadıköy à Istanbul le 20 mars 2004.
117
stratégie de retrait en tentant de se passer des médias par la mise en place de ses propres
réseaux d’information »237.
Aydınlık est certainement la revue la plus connue du parti parce qu’elle est la plus
ancienne (la première publication remonte à la fin de la décennie 1970), elle est détenue à cent
pour cent par l’organisation, rassemble des articles rédigés par des membres du partis
considérés comme journalistes ou ayant les capacités intellectuelles nécessaires à une telle
activité. C’est un hebdomadaire qui traite de l’actualité et informe des éventuels événements
organisés par le parti, les réunions, meetings, discours du leader ou autres interventions
médiatiques prévues. On la trouve dans tous les kiosques, mais elle est aussi vendue par des
militants mandatés dans les rues stambouliotes (comme sur l’avenue de l’indépendance). Elle
est la revue la plus lue par les membres du parti, et on trouve dans ses colonnes diverses
publicités pour les autres organes de presse du parti. Mais c’est le rôle de tribune de
dénonciation de scandales qui caractérise le mieux la revue. Régulièrement, Perinçek y
dévoile des « affaires » en profitant d’informations auxquelles lui seul a accès sur la scène
politique. Cette pratique amène certains observateurs à se poser la question des rapports entre
le parti et les services secrets turcs (le MİT).
Teori est un mensuel qui se veut plus « intellectuel » et regroupe des plumes plus
célèbres, des essayistes n’appartenant pas obligatoirement à l’organisation, et adopte un
registre d’écriture plus ardu. C’est dans Teori que le parti prend le temps de faire le point sur
des sujets plus importants, qui demandent plus de place, qu’il constitue des dossiers sur des
thèmes précis. Par exemple ce numéro : « Nous sommes asiatiques » (« Asyalıyız »238), ou
encore celui consacré aux rapports entre « sécurité et mondialisation » (« Küreselleşme ve
güvenlik »239), ou à la retranscription et aux commentaires du symposium sur « l’Eurasie »
(« Avrasya Sempozyumu »240). Teori sert aussi d’organe de communication sur les décisions
prises en comité central ou en ce qui concerne l’éducation dans le parti, sur les nominations
ou décisions du conseil disciplinaire. Teori est lui aussi disponible dans tous les points presse.
Bilim ve Ütopya (science et utopie) est un bihebdomadaire consacré à la science, un
« Science et Vie » qui, en traitant de la géographie ou de l’histoire, tenterait de prouver que le
territoire turc a une existence géographique irréfutable ou que le peuple turc est le plus
valeureux de l’histoire ; mais son propos concerne aussi la culture et la politique avec par
exemple un numéro consacré à la réforme du système universitaire turc, on trouve donc aussi
237 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit., p.187. 238 Teori, septembre 2001. 239 Teori, août 2003. 240 Teori, janvier 2005.
118
dans ses pages des sujets renseignés par des informations objectives. Comme Teori et
Aydınlık, on le trouve dans tous les kiosques.
Öncü Gençlik est élaboré par l’organisation de jeunesse, pour la jeunesse du parti dans
un but pédagogique. On y trouvera des explications du marxisme, du maoïsme, de
l’anarchisme ou du fonctionnement de l’impérialisme américain, des justifications théoriques
ou historiques de prises de position du parti (sur l’alliance « pomme – rouge » par exemple).
On privilégiera dans cet organe les extraits de textes ou discours originaux de personnalités
historiques invoquées par l’organisation. Öncü Gençlik est la revue qui souffre de la situation
financière la plus difficile et la diffusion en externe est parfois suspendue pour une vente
interne, au siège du parti.
Aux côtés de ces organes appartenant à l’İşçi Partisi, le parti collabore activement à
l’élaboration d’autres revues moins connues mais dans lesquelles des personnalités d’horizons
politiques au premier abord différents se côtoient. Gençlik Cephesi (le front de la jeunesse) en
est un bon exemple. Cette revue a vu le jour après la création du mouvement Kuvay Milliye
en août 2003. Elle est destinée à la jeunesse nationaliste du pays et répond à la revue éponyme
du mouvement moins ciblée quant au lectorat qu’elle prétend toucher. Dans la première se
côtoient tous les quinze jours le président général de l’Öncü Gençlik, Tugay Şen, Levent
Temiz, président de la section stambouliote des Ülkü Ocakları (organisation proche du MHP,
Milliyetçi Hareket Partisi – parti de l’action nationale. Extrême droite nationaliste), des
représentant de l’ADD (Atatürkçü Düşünce Derneği – association de réflexion ataturkiste),
des responsables d’organisations de jeunesses du CHP et d’autres membres de la nébuleuse
souverainiste et nationaliste241. Dans Kuvay Milliye des membres des mêmes partis et
associations écrivent aux côtés de militaires, ou d’anciens membres de cours de sûreté de
l’Etat. D’autres organes de presse sont aussi utilisés pour relayer les idées de cette mouvance
à laquelle appartient l’İP mais leur audience est négligeable.
Le parti est aussi parvenu à créer une chaîne de télévision diffusée sur le câble, Ulusal
Kanal, grâce à laquelle il espère pouvoir toucher une population qui n’achète pas la presse à
caractère nationaliste. Sur cette chaîne alternent musique traditionnelle et bulletins
d’informations pour lesquels tous les reportages sont réalisés en interne. Si l’on peut
considérer que cette entreprise n’a toujours pas rencontré le succès espéré, elle n’en continue
pas moins d’exister et de diffuser ses programmes quotidiennement.
241 Ainsi, dans le numéro du 27 mars 2004 de Gençlik Cephesi, on pouvait trouver des articles et des éditoriaux de Tugay Şen, de Levent Temiz, de Ersan Barkın (membre du conseil d’administration général de l’ADD), de Seçkin Avcı (représentant de l’Union des Universités Kémalistes), ou encore de Serkan Bal (secrétaire de la section de jeunesse stambouliote du CHP).
119
Enfin le parti détient une maison d’édition, la Kaynak Yayınları, qui édite tous les
livres écrits par les membres du parti, ce qui représente une quantité non négligeable
d’ouvrages. On trouve ces ouvrages dans de nombreuses librairies stambouliotes, à un prix
abordable, et les sujets traités vont de la dénonciation de l’homosexualité comme virus
importé par les Etats-Unis à l’étude historique du syndicalisme ou du système de partis turcs.
Cet accès routinier aux médias souffre d’une grande faiblesse en ce sens qu’il permet de
toucher un lectorat ou un auditoire déjà sensibilisé à la cause défendue, il n’autorise en rien le
recours à des stratégies d’exposition pour se faire connaître et diffuser les objectifs de
l’activité politique. La forte activité médiatique de l’İP se révèle être un effort de contre-
cadrage au cadrage ostracisant des médias nationaux à son encontre. En ce qui concerne la
visibilité médiatique externe de l’organisation, rien n’est simple. L’İşçi Partisi a donc décidé
de forcer son accès aux médias par l’utilisation du scandale. De cette façon, il s’assure un
droit à la parole dans la presse et les télévisions turques. En ce domaine, Doğu Perinçek a un
certain talent d’agitateur. Le vieux leader s’est fait une spécialité de la dénonciation des
affaires en tous genres susceptibles d’ébranler telle ou telle personnalité par l’utilisation de
preuves et de dossiers secrets qui parfois, s’avèrent être de véritables bombes médiatiques.
En février 2002 il fait publier, par la maison d’édition Kaynak Yayınları proche du parti, les
e-mails récupérés illégalement dans la boite de réception numérique de Karen Fogg242,
représentante de l’UE en Turquie. La presse relaie cet événement ainsi que les passages les
plus compromettants pour le fonctionnaire européen. On ne saura jamais par quel moyen il a
pu se procurer ces documents mais son opération fut une réussite et le nom du parti apparu
dans les colonnes de la plupart des journaux pendant quelques jours. En 1995, le Turkish
Dayly News lui offre une tribune dans laquelle il dénonce l’attitude des Etats-Unis et le but de
leurs manœuvres en Irak : faire de la Turquie un protectorat américain. Il y déplore au passage
la collaboration secrète entre la Turquie, les Etats-Unis et le leader Kurde Barzani et accuse
les Etats-Unis d’avoir perpétré les évènements de Gaziosmanpaşa. En 1997, il accuse l’ancien
premier ministre Tansu Çiller d’avoir été un agent de la CIA en Turquie, accusation largement
relayée par les média et dévastatrice pour l’accusée. Le 3 février 2002, il publie dans son
organe Aydınlık une lettre envoyée au président Sezer lui demandant le renvoi du ministre des
affaires étrangères Ismail Cem au prétexte d’un accord secret conclu avec les Etats-Unis en
totale contradiction avec la constitution turque. Une fois encore, il y joint la copie d’une lettre
envoyée par le ministre à son homologue américain dans laquelle il propose une collaboration
officieuse entre les services secrets des deux pays, document récupéré on ne sait comment.
242 Perinçek (D.), Karen Fogg’un E-Postalları (les e-mails de Karen Frogg), Istanbul, Kaynak Yayınları, 2002.
120
Les médias s’empressent de relayer l’accusation et le parti s’offre une fois de plus une
opération de communication à moindre frais.
En 2002, l’Öncü Gençlik, organisation de jeunesse du parti, prend pour prétexte une
altercation entre un de ses membres et un militant d’un autre groupe d’extrême gauche pour
déclarer une guerre ouverte à ce groupe dans les locaux de l’Université d’Istanbul. Le
lendemain, une véritable bataille rangée éclate entre les deux organisations, des couteaux sont
utilisés, on comptera plusieurs blessés. En 2005, cet événement (très bien couvert
médiatiquement) reste marquant dans l’esprit de beaucoup de jeunes stambouliotes, frappés
par la violence de l’échange et les moyens utilisés pour la résolution des conflits que le
groupe peut avoir avec ses concurrents243. On le voit, l’İşçi Partisi, s’il n’a pas un accès
routinier aux médias turcs, a décidé de forcer son entrée dans les rédactions de ceux-ci par
l’utilisation du scandale médiatique comme mode d’actions non routinières et d’innovations
stratégiques. La façon dont il obtient les nombreuses informations déstabilisatrices pour les
personnes visées reste un mystère, même si nous pouvons suspecter l’activation de certains
réseaux dans lesquels on trouve des associations, organisations et groupuscules civils ou
militaires pour qui de tels procédés peuvent s’avérer en accord avec les objectifs politiques
qu’ils cherchent à atteindre. Il est alors temps d’interroger les sources de financement du parti,
tant la nature et les coûts de ses activités semblent disconnectés de ce qu’un parti politique de
cette taille peut se permettre en temps normal.
c. Les coûts de fonctionnements : un répertoire d’action contraint
L’İşçi Partisi, nous l’avons vu, édite quatre revues (Aydınlık, Teori, Bilim ve Ütopya,
Öncü Gençlik), diffuse sur le réseau câblé une chaîne de télévision (Ulusal kanal), possède
une maison d’édition (Kaynak yayınları), est le siège du bihebdomadaire Gençlik Cephesi,
peut se permettre d’occuper un immeuble dans le quartier de Beyoğlu en plein centre
d’Istanbul et doit rémunérer de nombreux militants professionnels. Objectivement, il ne peut
pas financer toutes ces activités avec les seules cotisations de ses militants et de ce que ses
résultats électoraux lui fournissent. Il y a donc un problème de taille à considérer
l’organisation comme un espace de relations, inséré dans un environnement, ayant recours à
un certain répertoire d’action, sans comprendre quelles sont ses sources de financement. Le 243 Dans le cas des exactions de l’Öncü Gençlik, le mode d’action correspond à un autre aspect du répertoire de l’İP : la violence. Néanmoins, nous évoquons ici cet événement pour les retombées médiatiques dont a pu bénéficier le parti grâce à lui.
121
plus intéressant aurait été de savoir « d’où vient l’argent », malheureusement, nous ne
sommes pas parvenu à l’apprendre. Nous avons posé la question à des membres, des
responsables – démarche bien naïve -, mais aussi à d’anciens membres qui sont tous restés
muets ou très vagues. Nous avons tenté de diversifier nos sources d’information, nous
sommes renseignés auprès d’autres hommes politiques ou militants qui auraient pu, de par
leurs activités, nous en apprendre un peu plus. La démarche s’est avérée elle aussi naïve tant
les réponses allaient cette fois dans le sens inverse. Précises, elles désignaient toutes l’armée.
Réponse au final toute aussi caricaturale tant elle ne nomme personne en voulant susciter de
notre part une réflexion simpliste menant à la dénonciation d’un complot tout trouvé244. Nous
avons donc du abandonner cette entreprise de recherche précise des sources de financement.
Néanmoins, nous voudrions ici développer quelques pistes que parfois la seule logique induit.
Le parti revendique 1000 à 2000 professionnels, tous rémunérés à hauteur de 300
millions de livres turques s’ils sont célibataires (soit à peu près 170 euros), la solde s’élevant à
500 millions si le militant est marié (soit 280 euros). Par ailleurs, il est stipulé dans les statuts
que tout militant doit verser tous les mois un minimum de 1% de son salaire mensuel comme
cotisation. La faible audience que rencontrent les médias et revues du parti nous laisse à
penser tout au plus que l’organisation rentabilise de justesse ses activités éditoriales, elle n’en
sort en aucun cas bénéficiaire. Les frais consacrés au paiement des professionnels
s’élèveraient donc entre 170 000 euros (pour 1000 militants rémunérés 170 euros) et 560 000
euros mensuels (pour 2000 militants rémunérés 280 euros). Dans ce cas, il nous semble peu
probable que les cotisations des adhérents puissent suffire à couvrir ces frais, et cela même si
on retient le chiffre donné par les enquêtés de 40 000 adhérents245. En outre, notre évaluation
des coûts ne prend pas en compte les charges sociales et les divers impôts que le parti doit
acquitter pour ses activités, tout comme elle ignore les coûts de fonctionnement « annexes » :
propagande, loyers, participation aux élections, organisations de manifestations, etc.
L’İşçi Partisi bénéficie très certainement de financements externes, ce qui implique
dans une certaine mesure une orientation particulière de son répertoire d’action et de ses
programmes dans le sens voulu par les financeurs. Suivant la piste tracée par Mac Carthy et
Zald246, nous pourrions presque affirmer qu’au sein d’une organisation, les membres les plus
244 Cette hypothèse, pour caricaturale qu’elle puisse paraître, reste plausible si on considère les cas de militaires finançant individuellement certains lobbies. Pour l’İP, nous ne pouvons rien prouver. 245 Il semble sur ce point que les enquêtés donnent le nombre de votants pour l’İP en réponse à la question du nombre d’adhérents, et d’une façon générale, les militants aimaient à nous induire en erreur en confondant volontairement le nombre de militants, d’adhérents, sympathisants et de votants. 246 McCarthy (D.), Zald (J.D), Mayer (N.) (eds.), Comparative Perspectives on Social -Movements : Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings. Cambridge : Cambridge University Press, pp. 275-290, 1996.
122
importants sont les « constituents », pourvoyeurs de ressources, et non les adhérents qui
contribuent au mouvement en « croyant » aux buts qu’il s’est assigné mais n’ont que peu de
ressources. Cependant cette dichotomie nous parait un peu trop caricaturale pour prétendre
décrire la réalité des faits, d’autant plus que contrairement à ces auteurs, nous ne nous
consacrons pas ici aux ressources mais au militantisme en lui même. Tout au plus, retenons
que le pourvoyeur de ressource détient un rôle des plus importants dans l’organisation
puisqu’il est forcément en mesure de décider, ou au moins d’orienter le répertoire d’action de
l’organisation. Rappelons ici que selon Oberschall, c’est bien souvent une aide extérieure au
groupe mobilisable, qu’elle soit financière ou de leadership, qui est à l’origine des
phénomènes de mobilisation. Etudions alors les ressources de tout type accumulées par
l’organisation, étape nécessaire à l’analyse des stratégies des acteurs.
2. Les ressources disponibles dans le parti
a. Ressources idéologiques ou psychoaffectives
Pour expliquer l’engagement militant, force est de reconnaître que le plaisir de
défendre une cause considérée comme juste et supérieure participe aux divers types de
rétributions que propose le militantisme, quitte à s’éloigner du « paradigme » économiciste
trop rigide et peu enclin à résoudre le paradoxe olsonien du « ticket gratuit ». Max Weber
l’avait souligné lors de ses conférences regroupées dans Le savant et le politique qui affirmait
que « la conscience d’exercer une influence sur les autres humains, le sentiment de participer
au pouvoir et surtout la conscience d’être du nombre de ceux qui tiennent en main un nerf
important de l’histoire en train de se faire, peuvent élever l’homme politique professionnel,
même celui qui n’occupe qu’une condition modeste, au dessus de la banalité de la vie
quotidienne »247. Ajoutons que ce qui peut parfois être considéré comme des coûts de la
participation (temps consacré aux activités militantes, « don de soi », changement de la
perception qu’ont les autres de sa propre identité, etc.), se révèle en réalité constituer un type
de rétribution du militantisme. C’est ce qu’Erik Neveu nomme « l’effet surgénérateur ». Le
propre de la participation à une organisation d’action collective est peut être de transformer
coûts en bénéfices. Il semble qu’il faille considérer comme Oberschall, que « les bénéfices
247 Weber (M.), Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1987, p.162.
123
peuvent se ramener à un statut social, au prestige, aux satisfactions personnelles, etc. en plus
des récompenses financières et économiques. Il ne s’agit pas là de bénéfices au sens absolu,
mais de bénéfices liés à la participation qui sont du même type que les bénéfices et
satisfactions que l’on retire de la vie courante normale »248. Le sentiment de participer à un
combat voué à la justice sociale, d’appartenir à une famille choisie, la chaleur des relations
qui se nouent au sein de l’organisation, l’émotion partagée lors des manifestations, meetings,
collages d’affiches et tractages donne un sens particulier à l’action et à la vie des participants ;
il s’agit ici de quelque chose que l’on reçoit plutôt que d’un don gratuit de sa personne. D.
Gaxie l’expliquait à propos de ces organisations qui produisent « d’autant plus de combustible
qu’elles en consomment davantage ». Le sentiment de participer à une aventure riche de sens
et de faire partie de la minorité porteuse de la vérité devant affronter l’opprobre des
adversaires noyés dans les idéologies ennemies accentue le dévouement de chacun. Ce
sentiment est accentué par la nature des liens qui se nouent au sein de l’organisation. Nous
l’avons montré, celle-ci rassemble des familles et des proches, son mode de recrutement
encourage la multiplicité et la force des liens internes.
Entrer dans le parti nécessite d’avoir été sponsorisé par un proche déjà membre, et
chaque militant à pour devoir de recruter dans son cercle d’amis quelques nouveaux membres.
Pour exemple, évoquons le militantisme de Uğur, étudiant de l’université de Marmara fier de
nous confier qu’au départ il était le seul militant İP dans son université :
« Aujourd’hui nous sommes trois et on espère pouvoir convaincre d’autres personnes. Et ces personnes, elles étaient tes amis avant de devenir membre ? Oui, évidemment, c’est plus facile quand tu en parles à tes amis, ils comprennent ce que tu racontes et ils ne se moquent pas de toi. »249. Cet extrait nous a paru des plus intéressants car il articule plusieurs traits
caractéristiques utiles à l’analyse. On recrute d’abord dans son cercle de proches avant de
chercher à élargir le recrutement, et si l’on agit de la sorte, c’est parce que ceux-ci sont plus à
l’écoute et « ne se moquent pas » de ce que le militant peut raconter. Le groupe, s’il se
construit malgré les moqueries de certains concitoyens, sera amené à resserrer ses liens
internes afin d’éviter la défection de ses membres, et donnera un cadrage à ses activités qui
sera de nature à augmenter les rétributions psychoaffectives de chacun. En ce sens, nous
souscrivons à cette conclusion d’Hirschman : « Le bénéfice individuel de l’action collective
248 Obershall (A.), Social Conflicts and Social Movements, New Jersey Prentice hall, Englewood Cliffs, p. 162. 249 Entretien semi-directif réalisé avec Uğur, étudiant de 24 ans, réalisé à Beşiktaş le 24 mars 2004. On trouve un nombre relativement élevé de jeunes militants fiers de nous confier le nombre de nouveaux venus qu’ils ont réussi à convaincre d’entrer à l’İP à l’université.
124
n’est pas la différence entre le résultat qu’espère le militant et l’effort fourni, mais la somme
de ces deux grandeurs »250.
b. Les ressources financières
Sans nier les motivations idéologiques ou psycho-affectives du militantisme, on peut
s’attendre à ce que d’autres incitations, notamment financières, viennent renforcer
l’attachement du militant à l’organisation. La rémunération des activités de ceux qui
deviennent professionnels du parti (cadres ou employés dans la branche des médias du parti
par exemple) est alors une technique utilisée par le parti, aidé en cela par les sources de
financement dont il profite (cf. supra). Le parti devient créateur d’emplois par le nombre de
postes à pourvoir dans sa hiérarchie et dans les organisations et entreprises qui lui sont
satellites. Ainsi, les multiples fonctions dans les journaux, au sein de la chaîne Ulusal Kanal,
dans sa maison d’édition, mais aussi les postes de professeur ou d’intervenant auprès de
l’école du parti, les postes à responsabilités qui sont tous rémunérés, la possibilité qu’il donne
à chacun d’être édité dans les colonne de ses revues contribuent à cultiver l’attachement des
membres au parti.
L’İP revendique de 40.000 à 50.000 adhérents251 ou membres et de 1000 à 2000
professionnels, ce qui est un nombre assez exceptionnel pour un parti ne rassemblant parfois
pas plus de 0,6 % des voix lors de scrutins nationaux. L’imprécision des chiffres tient
certainement à la volonté de « gonfler » les effectifs de la part de nos interlocuteurs, mais
aussi au fait que de nombreux professionnels ne travaillent que par intermittence pour le parti.
Cela tient à la terminologie employée. La langue turque sépare les membres (üyeler) qui sont
les adhérents sympathisants et qui paient une cotisation, des militants (militanlar) qui sont
aussi appelés professionnels (profesyoneller) et qui eux sont rémunérés par le parti. Pour les
militants professionnels, l’activité partisane est rétributrice financièrement mais ils consacrent
250 Hirschman (A.), Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983. 251 Nous n’avons pas pu avoir accès à des sources écrites, aussi, toutes les données proposées ici ont été recueillies lors d’entretiens avec certains responsables du parti.
125
un temps important au parti252. Sont regroupés aussi sous le terme professionnel tous les
journalistes qui publient parfois dans les revues. Ils sont payés mais ne sont pas forcément
militants İP (et ne paient pas de cotisation). Il faut donc accepter de raisonner sur des
moyennes nécessairement imprécises.
Les 1000 à 2000 professionnels employés par le parti gagnent chacun 300 millions de
Livre Turques (TL), le revenu passant à 500 millions si le militant est marié ou a des enfants,
soit de 200 à 300 euros. Chaque membre est sommé de payer une cotisation mensuelle
s’élevant à au moins 1% du salaire mensuel de l’adhérant. Si le parti est capable d’offrir ce
nombre d’emplois à ses membres, c’est qu’il a développé ses activités dans les médias écrits
et télévisuels mais aussi, nous l’avons vu, qu’il bénéficie très certainement de financements
externes.
c. Les ressources sociales
Les ressources financières ne sont pas le seul type de ressource que peut espérer le
militant de l’İşçi Partisi, les dimensions psycho-affectives (comme nous l’avons vu) et
sociales des rétributions pouvant s’avérer décisives. Dans un article publié en 1977253, D.
Gaxie suggérait déjà que les incitations sélectives que propose un parti relevaient de plusieurs
types, et de cette façon, traçait une voie vers la résolution du paradoxe olsonien du « free
rider ». Sur ce point, les postes à responsabilité ne sont pas seulement pourvoyeurs de
ressources financières, l’acquisition d’un capital social peut conférer une rentabilité sociale,
une visibilité en tant qu’expert d’organisation. Le fait que l’İP soit une petite structure à
l’identité fortement affirmée encourage la naissance d’un tel type de sentiment. Dans cette
optique l’action collective n’est pas perçue comme un coût, les activités telles que le tractage
ou les collages d’affiches sont vécues comme la manifestation d’un esprit de camaraderie,
d’un plaisir d’être ensemble ; les repas pris en commun, les sorties en groupe, le réconfort que
l’on peut trouver auprès d’autres militants sont autant d’affirmations de la solidarité partisane.
Toutes ces pratiques sont constitutives d’un ensemble de ressources sociales que le
militantisme permet d’accumuler. L’institution met à disposition des lieux, des temps et
252 Le temps hebdomadaire consacré au parti varie. Le responsable de l’İlçe de Beşiktaş affirme consacrer deux jours de sa semaine à ses activités politiques, alors qu’un responsable qui travaille dans les médias du parti passe sa semaine dans les locaux de l’İP. 253 Gaxie, Daniel, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 1977, vol. 37, n°1, pp. 123-154.
126
propose des pratiques qui font se rassembler les individus dans un réseau de relations
permanentes et utiles susceptibles d’être utilisables à court ou moyen terme.
Par ailleurs, le parti peut offrir des possibilités de reconnaissance sociale par
l’audience que certains de ses membres ne sauraient avoir hors du parti. Les revues donnent
l’occasion de publications, les postes à responsabilité confèrent un prestige social que le
confinement dans un univers semi fermé facilite (nous développerons ce point dans le chapitre
suivant). Tel que le soutient Daniel Gaxie, « en devenant les économistes, les historiens ou les
idéologues plus ou moins officiels du parti, certains d’entre eux se trouvent en effet placés sur
le devant de la scène publique sans avoir à suivre le cursus honorum habituellement exigé et
acquièrent ainsi une renommée qu’une carrière strictement académique ou scientifique leur
permettrait difficilement d’atteindre »254.
Les divers types de ressources dont dispose l’organisation lui « permettent de
conserver les adhérents et contribuent par là au fonctionnement [de] l’organisation »255. Le
parti dispose de mécanismes permettant la satisfaction des intérêts propres des militants, leur
donnant l’occasion, par les avantages matériels et symboliques qu’il propose, de contribuer à
leur ascension ou à leur intégration sociale.
Ce chapitre a permis d’isoler les ressources et capacités d’action offertes par le parti à
ses membres. Nous l’avons vu, la collaboration et le soutien reçu d’autres organisations
offrent aux militants une gamme de ressources beaucoup plus large dont le parti, seul, ne
pourrait disposer. L’İP, considéré comme membre d’un système d’action (ou d’interaction)
« nationaliste – étatiste », profite aussi en tant qu’organisation de cette situation et tente de
convertir politiquement et électoralement les ressources sociales et financières dont il dispose
de fait. Mais l’insertion du parti dans ce système d’action nous importe tout autant quand nous
254 Gaxie (D.), Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978, p. 137. 255 Ibid., p. 140.
127
passons à l’étude de l’organisation comme espace de concurrence. Le candidat au
militantisme doit savoir que la structure revendiquée du parti, décrite dans ses statuts n’a que
peu à voir avec le fonctionnement concret de l’organisation. Le mode de sélection des élites
repose sur les deux piliers que sont le népotisme et la cooptation. Le dévouement au parti, lui
rester fidèle et correspondre aux exigences requises pour certains postes peut ne mener à rien
si les postes de pouvoir sont monopolisés par un noyau inséré dans les réseaux sociaux les
plus saillants pour le parti.
Par l’ampleur de ses activités (activités médiatiques, doublement de la hiérarchie par
l’existence de l’Öncü Gençlik – section de jeunesse du parti, etc.), le parti offre toutefois à ses
membres de nombreuses sources de rétributions.
On le voit, l’insertion du parti dans un réseau particulier oriente et imprime sur son
fonctionnement des contraintes objectives. Son répertoire d’action aussi est déterminé par
cette situation dans le champ politique turc. La grande majorité de ses activités est menée en
commun avec d’autres organisations, institutions ou partis. Ainsi des journées d’action ,des
grèves, des occupations de lieux publics, des marches, rassemblements, réunions, meetings,
manifestation, pétitions, fêtes, conférences de presse, colloques, commémorations de la fête
du travail, accords électoraux, coups médiatiques, affichages sur certains thèmes. Dans les cas
de meetings électoraux récents, de boycottage de produits, de distribution de tracts, de
congrès ou communiqué, l’action n’est pas mise en commun. Notons néanmoins que si son
financement dépend de groupes extérieurs, l’ensemble de son répertoire d’action est dans une
plus ou moins grande mesure déterminé par le type de relation entretenu avec le financeur. Et
nous pensons avoir montré l’inéluctabilité de liens financiers avec l’extérieur, la faiblesse du
nombre de membres et les faibles scores électoraux supposant l’impossibilité d’un
autofinancement. Des liens sont explicitement revendiqués par le parti, lors de discours, par
des tribunes régulières offertes à des officiers de l’armée ; ils sont sublimés par l’idéologie du
parti, pro-étatiste et pro-militariste.
Concernant le militantisme et les trajectoires sociales des membres du parti, ceci nous
importe car il va maintenant nous falloir comprendre de quelle manière les individus
candidats au militantisme, dont les parcours sociaux ont été analysés en première partie,
investissent l’organisation.
Nous savons qu’il existe une certaine homogénéité dans la socialisation des membres,
et nous avons vu de quelle façon le parti actualise les prédispositions des acteurs en
encourageant la construction d’un ethos, d’un habitus partisan. Cela nous avait permis de
montrer que ni l’adhésion, ni le militantisme ne peuvent être déduits logiquement et
128
« mécaniquement » des conditions d’existence. Nous voudrions maintenant montrer comment
il est possible de faire carrière dans le parti et expliquer quels sont les déterminants et les
modalités de l’investissement partisan.
Chapitre IV : La division du travail partisan : stratégies d’accumulation et de
conversion des ressources
Nous avons jusqu’à présent étudié l’organisation comme un lieu susceptible d’être
investi par des individus désireux de dégager des ressources diverses de leur activité. Ce parti
pris nous a contraint à analyser les lignes de fracture, les structures organisationnelles lourdes
(qu’elles soient formelles ou non) et l’environnement de l’organisation à la fois comme
contrainte et ressource dans le choix de son répertoire d’action. L’organisation a une histoire
qui l’a façonnée et qui s’impose à qui désire entrer dans ses rangs. Nous espérons avoir
montré ces contraintes et marges de manœuvres praticables que chacun découvre en entrant à
l’İP et décri le cadrage que l’organisation essaie de donner d’elle même par ses actions
concrètes et ses choix idéologiques. Comprendre les trajectoires de militants nécessitait cette
démarche de dissection de la « machine » pratiquée par les membres, qui deviendra un espace
d’investissements divers selon les prédispositions et buts recherchés par chacun.
Nous appuyant sur les réflexions de Max Weber à propos des partis politiques, nous
pouvons considérer l’İşçi Partisi comme « une sociation reposant sur un engagement
(formellement) libre ayant pour but de procurer à son chef le pouvoir au sein d’un
groupement et à ses militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des
buts objectifs, d’obtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble » 256. Cela
suppose que les individus prenant part à cette sociation soient intéressés par les activités du
parti (si l’adhésion est libre, les participants ont des raisons d’agir) ou par la politique en
général. De plus, l’existence de buts objectifs et d’avantages personnels accessibles implique
la mise en place de stratégies pour les atteindre ; enfin, la participation à la compétition
politique implique une spécialisation des rôles et des activités. Le parti peut donc être étudié 256 Weber (M.), Economie et société, tome 1, Paris, Ed. Plon, 1971, pp. 371-380.
129
comme un champ (ou un marché très régulé) où s’établit une concurrence pour l’obtention
d’avantages de tous types, mais aussi comme une organisation investie par des individus qui
vont voir, par leurs activités même, évoluer leur condition sociale et la perception qu’ils
peuvent en avoir.
Nous allons considérer l’İP comme un ensemble de relations et de transactions entre des
individus, certains d’entre eux ayant plus de chance que d’autres de faire prévaloir leurs
objectifs, le but étant de comprendre ce qu’implique et ce que modifie l’activité partisane dans
la vie sociale des militants et élites du parti selon leur forme de participation à l’organisation.
Ce type de réflexion n’est certes pas nouveau et Roberto Michels dénonçait dès 1911257
l’illusion d’un fonctionnement égalitaire des partis politiques, notamment sociaux-
démocrates, pour mettre l’accent sur l’inéluctable constitution d’une oligarchie partisane
nécessitée par la compétition politique et la technicité croissante des compétences requises par
celle-ci. La compétition qui s’instaure au sein du parti peut aussi être considérée comme
résultante du faible nombre de « trophées » comparativement à celui des acteurs entrant en
compétition, « par définition, affirme Bailey, il n’y a jamais assez de trophées pour tout le
monde. Un trophée que tout le monde emporte n’est pas un trophée. […] C’est uniquement
parce que les trophées sont en petit nombre que les gens sont en compétition entre eux »258.
L’élite du parti peut éventuellement être formée par l’organisation, à l’instar des écoles de
formation du Parti Communiste Français, et la « loi d’airain » de Michels détournée, mais
dans le cas de l’İP, l’école n’est qu’un instrument d’élaboration d’un socle commun de
connaissances et de techniques qui ne constitue pas en lui seul un déterminant pour
l’accession aux postes à responsabilité. Par le mode de fonctionnement inhérent aux partis
politiques (une organisation implique la division du travail et la production de biens et de
ressources appropriables) et la tendance à la bureaucratisation et à la rémunération des
activités des partis, un partage des tâches tend à s’instituer au profit de quelques-uns.
Mais cette façon d’appréhender le parti tel un tissu de relations sociales suppose deux
choses. D’une part, l’existence d’oppositions au sein du parti pour le contrôle d’un « capital
objectivé »259 de biens, postes, traditions, emblèmes, entre des acteurs dotés différemment en
ressources : ceux pour qui le parti est tout ce dont ils disposent et ceux disposant d’autres
ressources – réseaux sociaux, reconnaissance sociale, réussite professionnelle, insertion dans
des espaces sociaux particuliers. Les dominants de l’organisation sont ceux qui ont su
valoriser des qualités spécifiques, proposer des savoir-faire utiles au parti. D’autre part, 257 Michels (R.), Les partis politiques, Paris, Flammarion [1° ed. 1914]. 258 Bailey (F.G.), Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 34. 259 Offerlé (M.), Les partis politiques, Paris, PUF, 1987, pp. 75-80.
130
l’agent est perçu par ses pairs en fonction du rôle qu’il occupe dans l’organisation, un type de
comportement est attendu de lui dont il a intériorisé les exigences, l’acteur « sait tenir son
rôle, et il peut anticiper les actions de ses partenaires, les ressources que ceux-ci mobiliseront,
et jusqu’à leur façon de faire, grâce à la connaissance qu’il a de leur position
institutionnelle »260.
L’objet de cette étape de notre réflexion consiste donc à expliquer, au regard de la
structuration de l’organisation et de la façon dont le parti a actualisé les prédispositions
individuelles de ses membres, comment ceux-ci prennent place dans les relations intra
partisanes et en quoi cela modifie leur position dans le monde social. Pour ce faire nous allons
construire une typologie dissociant les militants des cadres du parti, un choix plus heuristique
concernant notre objet d’étude que la traditionnelle opposition entre professionnels et
amateurs.
En effet, le terme de « profession » pose problème, chargé de présupposés sur la
division du travail intra partisane, il propose une classification de fait qui nuit à la
compréhension de la réalité observée. Dominique Damamme remarque que « c’est l’alliance
de la spécialisation et de la rétribution qui justifie la qualification de professionnel »261. Pour
Patrick Lehingue, « on peut sommairement entendre par professionnalisation le processus au
terme duquel un savoir-faire pratique est érigé en profession »262. « Spécialisation », « savoir-
faire » et rétributions seraient les constantes nécessaires à la professionnalisation, auxquelles
Frédéric Sawicki ajoute la durée de la présence dans le forum politique. En ce sens, trop de
militants İP peuvent être considérés comme professionnels, le parti encourageant la
participation rétribuée ou non à ses activités (médias, emplois de techniciens, possibilité de
rétribution pour des tâches ponctuelles, etc.) et fournissant à tous une formation complète,
sorte de savoir-faire pratique et théorique.
Mais s’il existe une tendance à la professionnalisation de l’ensemble des militants,
l’accession aux postes susceptibles de dégager relativement le plus de ressources dépend
d’autres déterminants que l’acquisition d’un savoir-faire263. C’est en partant des rétributions
conférées par l’activité partisane, et les possibilités de transferts dans d’autres champs sociaux
que nous proposons une typologie des profils militants dans l’İP. Choix motivé par l’objet de
260 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit, p. 124. 261 Damamme (D.), « Professionnel de la politique, un métier peu avouable », in Offerlé (M.) dir., La profession politique XIX° XX° siècles, Paris, Belin, , 1999, p. 39. 262 Lehingue (P.), « Vocation, art métier ou profession ? Codification et étiquetage des activités politiques », in Ibid., p. 131. 263 Cette tendance à la « sur-professionnalisation » (en termes de rémunération et de pratiques) étant également l’indicateur d’une sociation groupusculaire.
131
ce travail, les carrières militantes à l’İP, et nous permettant de comprendre les déterminants
d’une trajectoire particulière. C’est ce qui motive notre choix d’une étude comparée des
cadres et des militants (considérés comme ceux qui ne détiennent pas de mandat formel de
représentant de l’organisation – poste dans la hiérarchie, délégation du parti à l’extérieur,
participation aux activités médiatiques ou de représentation – et qui ne peuvent prétendre à un
tel statut, qu’ils soient militants non rémunérés ou permanents du parti).
A. Les cadres
Au sein de l’organisation se met donc en place une division du travail qui va voir
certains des membres accéder aux postes de responsabilité et de pouvoir relativement mieux
dotés en ressources. Dans ce processus, des groupes d’acteurs parviennent à rendre
dépendants d’autres groupes et à leur faire accepter l’inégalité de position qui en résulte dans
l’organisation, ce qui suppose que ces « dominants » aient pu faire accepter par l’ensemble
des militants les valeurs qui assurent leur supériorité. Dans les activités politiques, ce type de
domination repose bien sûr sur la valorisation de qualités spécifiques, mais il n’est pas
isolable d’une logique plus générale qui tend à structurer l’ensemble des rapports sociaux. Il
est tributaire « d’une valorisation globale de certaines qualités sociales et de certaines façons
de faire où telle ou telle catégorie d’agents excelle plus que d’autres »264. Les acteurs
déploient alors des stratégies de multipositionnalité sur différents champs, profitant de leur
situation de dominant dans d’autres secteurs (universitaire, professionnel, financier,
médiatique, etc.) pour faciliter leur accès aux postes de responsabilité du parti. Ils
convertissent notoriété, reconnaissance et savoir-faire spécifique en ressources exploitables
dans l’activité politique. Dans le cas de l’İP, il n’est pas étonnant de trouver aux postes
dirigeants des personnalités qui recourent aux mêmes valeurs et aux mêmes intérêts que ceux
que défend le parti. Comme ailleurs, les dirigeants ont des savoir-faire déjà éprouvés dans
d’autres activités sociales puis valorisés dans le champ politique, ils donnent la preuve de leur
aptitude à occuper des postes dominants dans le parti en affichant une expérience sociale en
accord avec les valeurs défendues par le groupe.
Etudier les stratégies d’accumulation et de conversion des ressources des cadres du
parti nous mènera donc à analyser les ressources et profils les plus exploitables dans
l’organisation. Pour ce faire nous proposons une sociographie du groupe des cadres tendant à
montrer que deux profils clés sont particulièrement porteurs : l’homme de réseaux et l’expert,
264 Lagroye (J.), François (B.),. Sawicki (F.), op. cit., p. 132.
132
chacun menant des stratégies consistant respectivement à devenir indispensable ou
omniprésent. Ainsi, nous posons l’hypothèse que le profil et les ressources à l’entrée
conditionnent le type de rétribution que les acteurs tireront du magistère İP ainsi que leur
façon d’endosser les rôles proposés.
1. Sociographie des élites du parti : qui fait carrière à l’İP ?
Ici, la possibilité d’occuper une position de responsabilité dans le parti dépend d’une
part des ressources sociales du titulaire (position sociale, savoir-faire, notoriété, etc.) et
d’autre part de la place de la position briguée dans la hiérarchie. Les ressources initiales
déterminent les postes auxquels les acteurs peuvent prétendre et comment ils accompliront
leur rôle. Nous sommes donc en présence de règles normatives et pragmatiques au sujet du
personnel, qui précisent quelles sont les qualifications nécessaires pour qu’un acteur occupe
un rôle, « les règles concernant le personnel définissent donc la compatibilité entre les rôles
politiques et les rôles qui existent dans d’autres structures ou entre deux ensembles de rôles
politiques »265. Nous axerons notre développement sur la compatibilité entre rôles politiques
et rôles préexistant dans d’autres structures. Dans le haut de la hiérarchie du parti (comité
central, conseil de la présidence), ce phénomène est flagrant. Selon que les membres sont
issus des rangs des militants ou originaires de l’extérieur du parti, la façon dont les rôles, à
priori similaires, sont accomplis diffère fortement. Par exemple, Mehmet Bedri Gültekin et
Suphi Karaman, respectivement numéro deux et trois du parti266, n’accomplissent pas leur
rôle de la même façon. Le premier, compagnon de Perinçek depuis 1971 (au sein du TİİKP)
s’investit fortement dans les activités du parti, en 1989, il prend la direction du Parti Socialiste
dirigé dans l’ombre par Perinçek alors interdit d’activités politiques. Depuis la création de
l’İP, il fait parti du conseil de la présidence et du comité central, participe activement aux
activités du parti – intervention lors de meetings, réunions avec des responsables d’autres
partis, nombreuses publications dans les revues du parti, responsabilités ponctuelles dans les
organes de presse, publication d’essai dans la société d’édition du parti – de même qu’il est
visible dans les locaux du siège. Quant à Suphi Karaman, décédé en 2004, on pourrait à la
rigueur soutenir la thèse d’une nomination honorifique, tant sa façon d’endosser son rôle se 265 Bailey (F. G.), op. cit., p. 37. 266 Ces deux personnalités incarnent à la tête de l’organisation deux types de profils sociaux particulièrement saillants parmi les cadres du parti.
133
caractérisait par le détachement. Rarement présent, sinon jamais dans les locaux du parti, il ne
participait pas aux activités éditoriales et ne consacrait que peu de temps au parti. Ce colonel
retraité n’est entré qu’en 1995 dans l’organisation pour y occuper directement la place de
vice-président. On conçoit ici la possibilité d’un contrat tacite entre le colonel et l’İP qui lui
procurait une légitimité politique et une possibilité de prendre place dans les réseaux du parti
en échange d’un gain de légitimité et de représentativité pour le parti dans la défense d’un
Etat fort et indépendant.
Ces deux responsables représentent les deux filières d’accès privilégiées aux postes à
responsabilités du parti. Ici, il semble que le mode d’entrée dans l’organisation et les
conditions dans lesquelles s’est fait l’engagement déterminent l’accomplissement des rôles.
Nous avons en effet repéré deux profils sociaux particulièrement représentés dans
l’organigramme du parti, qui correspondent à deux modalités différentes de
l’accomplissement des rôles endossés. Ainsi l’organisation recoure à deux profils types,
incarnés par l’expert et l’homme de réseaux, deux types d’acteurs correspondant à deux
trajectoires radicalement différentes, qui ont acquis le corps de savoirs spécifiques nécessaire
à l’accomplissement du rôle de cadre du parti.
a. L’homme de réseaux
L’homme de réseaux a des relations multiples dans le parti, il a longtemps été militant
puis a pris des responsabilités partisanes une fois installé dans la vie active. En ce sens, son
parcours correspond à une des filières bien connues de professionnalisation politique via le
militantisme dans les organisations politiques françaises. Il faut rappeler le nombre élevé de
postes disponibles relativement au nombre de membres de l’İP, ainsi, on peut comprendre
concrètement comment s’opère le passage au poste de représentant. Il est plutôt aisé de
devenir représentant local du parti ou de participer activement aux activités locales tant le
nombre de militants est bas. Vivre dans un arrondissement (un ilçe) dans lequel il n’y a que
peu de militants encourage à la prise de responsabilités. Cela ne demande qu’un faible
investissement, les activités partisanes pouvant être effectuées à la maison (souvent, c’est le
domicile du cadre qui fait office de bureau local) et n’occupant qu’une part réduite de
l’emploi du temps hebdomadaire267. L’homme de réseaux est reconnu par le poids de son
267 Le président de la cellule de Beşiktaş nous confiait sur ce point qu’il consacrait en moyenne l’équivalent de deux jours par semaine au travail partisan.
134
engagement dans le parti, son enracinement dans le monde associatif (membre
d’organisations proches du parti tels ADD, l’organisation de défense de la vie moderne, etc.)
et par les compétences techniques qu’il a acquises dans l’organisation. Il combine expérience,
réussite professionnelle et investissement dans le parti. Dans tous les cas, des membres de sa
famille prennent part à l’organisation (le père, les enfants, le frère). De par le type de relation,
davantage morale que transactionnelle, qu’ils entretiennent avec le leader, ces hommes de
réseaux constituent ce qu’on peut appeler le noyau de l’organisation.
De nombreux individus correspondent à ce profil. Martı Şahin est née en 1981, ses
parents sont membres du parti de longue date et son père a occupé un poste à responsabilités
du parti dans la ville d’Izmir. Arrivée à Istanbul, la famille se rapproche du siège du parti et
Martı devient militante. Rapidement, elle devient membre du secrétariat de l’Öncü Gençlik
(l’organisation de jeunesse du parti) et investit un temps considérable dans les activités
partisanes. Présente à tous les meetings, prenant part aux activités les plus basiques de
l’organisation (vente des revues, collage des affiches, distribution de tracts, etc.), acceptant de
sacrifier son temps libre et fidèle relais de l’idéologie du parti, elle réussit à « se faire une
place » parmi les jeunes élites de l’organisation. Parallèlement, elle suit un cursus
universitaire à l’université Galatasaray en science politique et communication, elle devient
francophone. Au sein de l’université elle se révèle active et parvient à convaincre plusieurs
étudiants de s’engager à l’İP, par ailleurs, elle est élue présidente du conseil des étudiants en
2002. En 2004, elle est acceptée en Master de communication à l’université d’Ankara. Cet
excellent parcours universitaire lui attire la confiance de la hiérarchie qui lui confie certains
cours de l’école du parti et la propulse responsable officieuse de la communication avec les
autres organisations politiques turques. A partir de mai 2004, elle commence à publier des
articles dans le mensuel Teori, elle est un membre de référence auprès de tous les jeunes du
parti. En août 2004, elle devient rédactrice à Ulusal Kanal et poursuit depuis son ascension
dans le parti. Il apparaît que ce sont ses ressources universitaires et sociales (son père fait
partie des compagnons historiques du leader) qui lui ont permis d’accéder à ces postes si
rapidement. Nous verrons plus loin les stratégies développées dans cette ascension, ainsi que
la façon dont elle a calqué son parcours universitaire sur les possibilités de carrière au sein du
parti.
Tugay Sen correspond lui aussi à ce parcours. Il a 26 ans, est actuellement président de
l’Öncü Gençlik et a fait son entrée dans le conseil de la présidence fin 2003. Son père est
membre du parti de longue date. Comme Martı, il pourrait être considéré comme un expert
tant son cursus en droit semble lui avoir servi. Mais c’est dans l’organisation qu’il a acquis ses
135
ressources politiques et son savoir-faire organisationnel. Il écrit régulièrement dans Teori et
codirige le bihebdomadaire Gençlik Cephesi (le front de la jeunesse – revue coécrite par les
jeunesses de l’İP, du CHP et de certaines organisations nationalistes). Présent à toutes les
manifestations, il est disponible et participe à toutes les actions menées par l’Öncü Gençlik
(affrontement avec d’autres groupes d’extrême gauche à l’Université d’Istanbul, veille de
soutien à Rauf Denktaş, camps estivaux en Anatolie, meetings avec d’autre partis politiques
tel celui sur Chypre à Malatya, etc.), ce qui lui a permis de constituer des réseaux nombreux et
utiles dans le système d’action du parti (cf. supra). Ces hommes de réseaux correspondent
dans la grande majorité des cas aux individus que nous avions isolés sous la rubrique
compagnons historiques du leader dans le troisième chapitre de ce travail. La légitimité qu’ils
ont à occuper des postes à responsabilité dans le parti est issue des liens de confiances qu’ils
ont avec Perinçek et entre eux. Ils ont pu rejoindre le leader dès le début de leur engagement
politique mais aussi au cours de leur parcours social. Face à la radicalisation et à la violence
interne au champ politique dans les années 70, beaucoup des hommes de réseaux de cette
génération se sont ralliés à l’organisation politique où Perinçek occupait des responsabilités,
le TİKP, légal et légaliste. Ici, c’est le parcours et l’ancienneté dans le champ politique et la
longévité dans le parti qui confèrent la légitimité à prétendre au mandat interne.
Portrait d’un homme de réseaux
Mehmet Bedri Gültekin.
Membre du conseil de la présidence
Vice président général, secrétaire général
Mehmet Bedri Gültekin est né à Tunceli (est de la Turquie) en 1953 dans une famille
de la classe moyenne locale. Quatrième d’une fratrie de dix enfants, il fréquente l’école
primaire, le collège et le lycée de la ville. En 1969, il entre à l’Université Technique du
Moyen Orient à Ankara (Orta Doğu Teknik Üniversitesi – ODTÜ). La même année, il devient
membre du club de réflexion socialiste de l’ODTÜ (ODTÜ Sosyalist Fikir Kulübü), rallié à la
Fédération des associations de jeunesse révolutionnaire (Devrimci Gençlik Dernekleri
Federasyonu. Dev Genç). A la suite du coup d’Etat du 12 mars 1971 il rejoint le TİİKP, raison
pour laquelle il est condamné le 4 mars 1972 à 15 ans de prison. Cependant, il sera libéré le
12 juillet 1974 à la faveur de l’amnistie décrétée par le gouvernement Ecevit. Il participe alors
136
à la création de l’hebdomadaire Aydınlık dont il deviendra le responsable à Tunceli. En 1978,
il entre au TİKP dirigé par Perinçek, est de nouveau condamné après le coup d’état de 1980 à
8 ans de prisons, et s’évade en novembre 1984. En 1987, il participe à la création de la revue
2000’e Doğru dont il devient rédacteur en chef. En juillet 1991, il devient membre du comité
présidentiel du Parti Socialiste (Sosyalist Parti). Lors de la fermeture de ce parti, il participe à
la fondation de l’İşçi Partisi, ce qui lui vaut d’obtenir sans attendre le poste de premier vice
président et de faire partie du comité central. Emprisonné une nouvelle fois en 1998 avec
Doğu Perinçek pendant deux mois, il occupe toujours le même poste dans la hiérarchie du
parti. Fidèle compagnon de Perinçek, il a participé à toutes les entreprises politiques du leader
depuis son entrée en politique. Ayant compté parmi les journalistes ou éditorialistes des
revues Aydınlık, Bora, Türkiye Gerçeği, Varlık, Saçak, 2000’e Doğru, Yüzyıl, Teori,
Öğretmen Dünyası, publiant ses essais chez Kaynak Yayınları, la maison d’édition du parti, il
fait partie du cercle restreint des compagnons de route inconditionnels du leader.
Ces hommes de réseaux voient effectivement leur niveau de ressources augmenter
par leur activité partisane, mais s’ils parviennent à se constituer un capital politique, celui-ci
correspond à ce que Pierre Bourdieu appelle le « capital délégué d’autorité politique ». Il est
« le produit du transfert limité et provisoire d’un capital détenu et contrôlé par l’institution et
par elle seule » 268. L’institution tend à investir ceux qui ont investi dans l’institution, dans ce
cas, perdre sa position privilégiée (retrait du capital délégué d’autorité politique) est vécue
comme une faillite, « une banqueroute à la fois sociale et psychologique »269. Seul le parti
« compte », les dirigeants n’ayant ni ressources locales, ni mandat politique. Tout se passe
alors comme si l’anticipation de cette perte possible de capital conduisait à des attitudes ultra-
légitmistes et donc à des carrières peu autonomes.
b. L’expert
L’expert se caractérise par son « capital personnel de notoriété et de popularité » élevé,
et par le fait qu’il a acquit l’essentiel de son savoir-faire à l’extérieur du parti. Sa réussite
s’appuie donc sur la reconversion de ce capital et de savoir-faire accumulés à l’extérieur du
parti. En un sens, sa multipositionnalité peut lui permettre de s’abstraire des compromis 268 Bourdieu (P.), « La représentation politique. Eléments pour un théorie du champ politique », in La représentation politique-1, Actes de la recherche en sciences sociales, n°36-37 février-mars 1981, p. 18. 269 Ibid., p. 18.
137
qu’imposent les enjeux de la lutte politique, il est donc moins dépendant du parti que l’homme
de réseaux. La place privilégiée qu’il occupe dans le haut de la hiérarchie du parti montre que
l’extranéité et la capacité à mobiliser des réseaux extérieurs sont recherchées par le parti. Aux
savoir-faire acquis dans le champ politique des hommes de réseaux, s’oppose une légitimité
d’expertise, potentiellement extérieure au champ politique, qui, elle, n’a pas besoin de
s’inscrire dans la durée pour s’avérer efficace. L’expert, peu importe son âge et son passé,
peut très rapidement se voir accorder des postes à responsabilité et acquérir un capital
politique important. A la différence de ce qui se passe pour l’homme de réseaux, on observe
un retournement de légitimité dans les rapports entre l’expert et le parti : alors que le
militantisme constitue un précieux ressort de légitimation pour le premier, c’est l’expertise qui
constitue une source de légitimité importante pour le parti.
Le parcours social effectué par les individus regroupés dans cette catégorie diffère de
celui des hommes de réseaux par la façon dont ils ont accumulés les ressources nécessaires au
magistère İP. L’expert a su accumuler des ressources à l’extérieur pour s’en servir et
remporter des trophées dans l’organisation. Qu’elles soient culturelles (diplômes
universitaires) ou symboliques (les officiers retraités tel Sufi Karaman) elles permettent
l’acquisition rapide d’une légitimité dont la valeur est reconnue à l’extérieur de l’organisation.
Ces individus s’autorisent de leur compétence d’expertise pour intervenir dans le débat
politique, confondant volontairement leurs postures de cadre de l’organisation et
d’universitaire ou de stratège militaire (par exemple) pour donner un caractère légitime à leurs
discours dans le parti. L’expert illustre le fait qu’un individu donné puisse être porteur de
plusieurs rôles dans des champs sociaux différents. Si l’on considère le parti comme une
structure politique dotée de règles qui prescrivent des rôles précis aux acteurs, on peut
admettre avec F. G. Bailey que « l’environnement à la fois procure des moyens à usage
politique et impose des contraintes au comportement politique »270. Ici, les rôles tenus par
l’expert à l’extérieur de l’organisation influencent son comportement politique de façon
directe en lui conférant des ressources économiques, sociales ou culturelles lui permettant de
mener des coups stratégiques particuliers. Ses activités menées à l’extérieur lui confèrent de
fait des ressources politiques qui correspondent aux thèmes normatifs (réputation, capacité
d’organisation, qualité d’orateur) comme l’illustre la biographie de Suphi Karaman proposée
plus bas et aux impératifs pragmatiques développés et recherchés par l’organisation. Enfin,
par la construction d’une double position d’universitaire, de spécialiste ou de stratège à
l’intérieur du parti ; et d’homme d’action ou d’intellectuel organique dans le champ
270 Bailey (F.G.), op. cit., p. 24.
138
universitaire ou plus largement professionnel, ces individus s’assurent une position
d’intellectuel militant autonome. En mettant leur notoriété, parfois conséquente dans le champ
intellectuel, universitaire (c’est le cas de Cüneyt Akalin), ou encore militaire (pour Suphi
Karaman), au service de la cause du parti, ils contribuent à conférer à celui-ci la légitimité
dont il a besoin pour s’élargir à d’autres univers sociaux. L’expertise permet alors au parti de
fonder son action sur un savoir quasi-scientifique.
Portrait d’un expert
Suphi Karaman
Membre du conseil de la présidence et du comité central
Vice président général
Né en 1920 à Bayburt, il finit l’école militaire de Kara Harp le 15 janvier 1941 en tant
qu’officier canonnier. En 1950 il entre à l’état Major après être sorti de la « Harp Akademisi »
avec le rang de capitaine. En août 1959, il quitte Diyarbakır pour rejoindre Istanbul et devenir
colonel. Il participe au coup d’Etat du 27 mai, ainsi qu’à l’élaboration de la constitution de
1961. Plus tard, il deviendra éditorialiste à Türk Solu (« La Gauche Turque », revue de gauche
nationaliste) et à Cumhuriyet, et concrétisera son entrée en politique dans les années 1980 en
occupant le poste de président du SODEP (Sosyal Demokrasi partisi) dans l’İl d’Ankara. En
décembre 1989 il dirige la liste du SHP à Çankaya, un arrondissement d’Ankara. Ce n’est
qu’en 1995 qu’il entre à l’İşçi Partisi, parti dans lequel il devient très rapidement vice
président et meurt de vieillesse en avril 2004 Il semble évident que Suphi Karaman tenait un
rôle bien particulier dans l’organigramme de l’İP. Dans un parti où la plupart des membres
considère l’armée comme protectrice du pays et de l’intégrité de l’identité turque, il est celui
qui permettait de rassurer l’auditoire potentiel et de prouver que l’alliance socialisme –
kémalisme – armée est toujours possible. Il tenait ainsi le rôle de repère historique qui plaçait
l’İP dans la continuité d’un héritage particulier.
2. Les stratégies d’accumulation des ressources partisanes
139
En isolant deux catégories de membres du parti, les cadres et les militants, nous
adoptons une démarche consistant à typologiser les trajectoires sociales des membres selon
les rétributions auxquelles ils peuvent prétendre dans l’organisation. C’est sous cet angle que
nous avons pu isoler deux profils sociaux sensiblement différents, ceux des hommes de
réseaux et les experts, particulièrement propices à l’accès aux postes à responsabilité du parti.
Partir des rétributions nous permet d’éviter les préjugés théoriques quant à la distribution des
profils sociaux selon le type d’activité et de rétribution dans le parti.
Mais ce choix impose de s’intéresser aux stratégies mises en œuvre pour l’acquisition
des ressources rendues disponibles par l’activité partisane. Nous savons maintenant que les
profils de l’homme de réseaux et de l’expert sont particulièrement adaptés à la carrière de
détenteur de position officielle dans le parti, par les ressources que ceux-ci confèrent à leur
détenteur. Arrêter l’analyse à ce point serait néanmoins réducteur car il ne semble pas
pertinent de considérer la seule possession de ressources comme un déterminant automatique
de l’accession au mandat. En effet, une ressource peut être valorisée ou perdue selon
l’actualisation qu’en fait son détenteur, et il serait légitime de se demander ce que vaut une
ressource si elle n’est pas mise en œuvre. Les acteurs ont-ils au moins conscience du niveau
de leurs ressources avant de faire l’expérience empirique de la valeur de leur capital ? Nous
ne le pensons pas, la ressource ne peut être définie qu’à posteriori et le niveau des ressources
d’un acteur n’est appréciable que comparativement à celui de ses concurrents les plus directs,
après l’opération de conversion d’un profil en ressource. Ce postulat posé, une analyse des
stratégies déployées par les acteurs est nécessaire pour compléter cette sociologie des élites du
parti.
La catégorie des cadres est certes large. Elle englobe tous ceux qui, en se rendant
visible dans le parti, deviennent mandataires (symboliques ou officiels) de l’organisation. Les
acteurs qui investissent dans le parti pour accéder aux fonctions rétributrices en capital
symbolique (et notamment politique) ou économique nous intéressent ici. Ce sont eux qui
élaborent des stratégies et tentent des coups pour en recevoir des avantages de toute nature. Ils
investissent souvent plus que la base militante en temps et en énergie dans le parti et la
relation qu’ils entretiennent avec l’organisation revêt une dimension particulière par la nature
des rétributions qu’ils reçoivent de leurs activités. Quelles stratégies, quels répertoires de
légitimation sont pratiqués par ces acteurs intéressés au premier chef par l’activité partisane ?
Dans ce champ où s’entrecroisent des trajectoires sociales et politiques diverses, la définition
des compétences légitimes peut faire l’objet de luttes (déclarées ou non) entre acteurs dotés de
ressources différenciées et consciemment ou non, les individus intériorisent les possibilités
140
qu’ils ont de s’approprier quelque avantage de leur activité partisane. Mais il existe des
manœuvres, des tactiques considérées comme légitimes pragmatiquement et normativement
pour l’accès aux postes les plus rétributeurs, tout comme il existe des normes et des règles
normatives qui constituent le langage adéquat que les acteurs doivent apprendre pour prendre
part au jeu. Ces règles normatives, définies comme les « règles qui expriment les valeurs
élémentaires et reconnues publiquement »271 sont incarnées par le leader. Comme nous
l’avons vu dans un chapitre précédent, les enquêtés reconnaissent unanimement les qualités de
réflexion, d’action et l’ouverture au monde du leader, qui en font un intellectuel accessible et
dévoué à la cause. Il semble qu’il faille mettre en avant les mêmes qualités pour pouvoir
briguer les postes de mandataire à l’intérieur du parti.
Néanmoins, il nous faut pouvoir dépasser cette constatation pour déceler dans les
actes des acteurs les stratégies qu’ils déploient tant il est évident que les cadres manipulent les
règles normatives d’une façon pragmatique afin de remporter les trophées brigués (tout
comme un trophée, un poste à responsabilité, n’est pas brigué uniquement pour lui-même et la
situation honorifique qu’il confère, mais aussi pour les bénéfices matériels substantiels qu’il
entraîne). Il faut alors se pencher sur les stratégies et stratagèmes des acteurs à propos
desquels les règles normatives ne se prononcent pas.
La longue expérience dans le parti produit un véritable sens du jeu « capable d’orienter
les pratiques de manière à la fois inconsciente et systématique »272. La valeur accordée à
l’expérience est facilement observable dans l’organigramme du parti où la surreprésentation
des mandataires de plus de 50 ans est flagrante. L’inscription dans la durée est en effet
constitutive d’un capital social s’apparentant au « capital délégué d’autorité politique » décrit
par Pierre Bourdieu. Le capital de relations personnelles, particulièrement recherché par l’İP
peu doté en capitaux économiques, s’étoffe avec les années et offre une légitimité croissante
aux membres les plus anciens (politisés dès les années soixante-dix et membres
d’organisations politiques depuis leur passage à l’université).
Le concept de « classes particulières de conditions d’existences »273 s’avère être ici un
outil adapté pour comprendre comment les acteurs prennent conscience des possibilités qu’ils
ont de prendre place dans le jeu et comment ils adaptent leurs stratégies d’investissement de la
machine partisane à leur parcours et profil sociaux. Pris dans son sens le plus général, le
concept désigne le processus par lequel un individu ajuste ses espérances et ses pratiques aux
probabilités qu’il accède à tel poste étant donné la position qu’il occupe dans l’ensemble de 271 Bailey (F.G.), op. ci., p. 17. 272 Bourdieu (P.), Le sens pratique, op. cit., p. 22. 273 Bourdieu (P.), Choses dites, Paris, Minuit, 1987.
141
ses rapports sociaux. L’individu, en interprétant sa position sociale, établit les possibilités de
succès attachées à son appartenance à tel ou tel groupe (à telle ou telle classe particulière de
conditions d’existence). Il ajuste alors ses espérances et ses stratégies aux expériences de
succès et d’échecs qu’il a vécues dans son parcours social. C’est en étant socialement situé
qu’il assimile les règles du jeu pour prendre une place dans le jeu qui correspond à ses
dispositions à penser et à agir.
Les individus appartenant au noyau de l’organisation ont, comme nous l’avons décri
plus haut, effectué la totalité de leur carrière politique dans l’entourage de Perinçek ou se sont
greffés à l’entourage de Perinçek dès les années 1970. Ils ont un rapport direct avec le leader
et participent aux activités partisanes depuis leur plus jeune âge (un individu nous a avoué
militer depuis l’âge de treize ans, d’abord encouragé par ses parents).
Les individus occupant des postes au conseil de la présidence ou au comité central
profitent de leur longue inscription dans le parti pour monopoliser les postes à responsabilité
et cumuler les mandats. En outre, l’inscription au conseil de la présidence donne un droit à la
parole et offre au titulaire du poste la possibilité de participer à toutes les activités du parti.
Ainsi, Mehmet Bedri Gültekin, actuellement numéro deux et secrétaire général du parti,
économiste, a publié quatre ouvrages aux éditions Kaynak Yayınları (Gelenek ve gelişme,
« Tradition et avenir », Sultan Galiyev eleştirisi, Laikliğin neresindeyiz, Türkçenin dünü ve
yarını, « L’hier et le demain de la Turquie »), et écrit régulièrement dans Teori. On peut lire
ses éditoriaux et essais sur le site du parti où il est un des seuls à être édité avec Perinçek.
C’est lui qui intervient quand le parti organise ou participe à des colloques ou autres
conférences publiques. Il suit le leader depuis les années 1970 et a milité au sein du TİİKP
après avoir parti pour le MDD avec Perinçek au sein du FKF (qui devient Dev Genç en 1968).
Il est un fidèle légitime par ses capitaux culturels (c’est un économiste compétent capable de
discourir publiquement avec aisance) et sociaux (sa longue inscription dans le champ
politique de la gauche radicale dans les années 1970, ses relations au sein de la gauche
kémaliste) qui a su s’imposer comme intellectuel d’organisation. En participant activement
aux activités politiques de Perinçek depuis les années 1970 et cela sans discontinuité, il est
devenu un des rares membres historiques aussi bien doté en ressources. C’est alors assez
logiquement qu’il occupe de telles fonctions. Hasan Yalçın, trésorier général et membre du
conseil de la présidence présente les mêmes caractéristiques sociales que Gültekin. Militant
pro-MDD du TİP dans les années 1960, il devient membre du TİİKP dans la décennie
suivante. Il rencontre Perinçek en 1969 et participe à ses côtés aux activités de la revue
Aydınlık (PDA, revue pro-MDD). Il est comptable et occupe donc dans le parti une fonction
142
qui correspond à son savoir-faire professionnel274, il écrit des ouvrages, sortes d’essais sur les
intellectuels turcs, lui aussi dans la maison d’édition du parti. Evoquons enfin le cas de Turan
Özlü, actuellement président du parti à Istanbul et numéro quatre du parti en tant que
troisième vice-président. Il milite de longue date aux côtés de Perinçek même s’il n’a rejoint
le noyau que tardivement, à la fin des années 1970. Membre du conseil disciplinaire central en
2002, il est entré dans le conseil de la présidence en 2004 et occupe son poste à Istanbul
depuis 2003 (il a succèdé à Kamil Dede, lui aussi membre du conseil de la présidence).
C’est la longue inscription dans le noyau des membres historiques, ainsi que la
maîtrise d’un savoir-faire utile à l’organisation qui constituent les déterminants les plus
saillants pour l’accès aux postes les plus prestigieux du parti (la détention de capitaux sociaux
et de savoir-faire d’expertise donne bien plus de chance d’accéder au statut de cadre que la
voie du militantisme). Néanmoins, il est possible de développer des stratégies diverses pour
accéder au statut de cadre. Si l’on s’en tient aux fonctions officielles de représentation (la
hiérarchie proposée par le parti dans son organigramme), parmi les membres du comité
central, on trouve quelques responsables du parti dans des il anatolien ou dans des ilçe
stambouliotes. Turan Özbay est à la fois membre du comité central et responsable de l’ilçe de
Beşiktaş, Erkan Önsel est aussi responsable du parti dans l’ilçe d’Avcılar, Hüseyin Koç dans
l’il de Malatya et Dursun Karadağ dirige le parti à Ankara. Chronologiquement, ces individus
ont occupé des fonctions au niveau local avant d’investir le centre, leur stratégie consistant
alors à devenir dominant dans la « structure englobée » pour ensuite investir la « structure
englobante » doté d’un haut niveau de capital politique délégué par l’organisation. Il est aussi
possible de se voir attribuer la direction d’un il ou d’un ilçe après avoir longtemps gravité
dans le noyau de l’organisation sans attache locale. La direction de l’il d’Istanbul est sur ce
point caractéristique par l’aspect honorifique de son mode d’attribution. Kamil Dede, vieux
compagnon du leader passé un temps par l’action illégale au THKP-C avant de rejoindre le
TİİKP, a été responsable de l’İP à Istanbul jusqu’en 2003 et Turan Özlü, actuel détenteur de la
charge, a un parcours comparable. Le haut de l’organigramme mis à part, on remarque que
nombre de cadres occupent dans le parti une position entretenant des affinités avec leur place
dans les rapports sociaux en général, notamment à la place qu’ils occupent dans la vie active.
Une enquêtée a fait des études de communication et occupe des fonctions importante dans les
médias du parti, un autre se charge de la comptabilité à l’Öncü Gençlik et poursuit un cursus
d’économie et de gestion à la faculté d’Istanbul ; des journalistes et écrivains (publiés par la
274 En ce sens, on peut légitimement considérer l’engagement dans une organisation comme un échange de ressources ou de savoir-faire entre l’individu et l’entreprise politique.
143
société d’édition Kaynak Yayınları) prennent part aux activités de la « colonne culture et
arts » ou à la « colonne sciences », groupes de réflexion chargés d’aider à l’élaboration du
programme du parti ; Mehmet Ulusoy, le responsable de la revue Teori est professeur de
physique (ses capitaux culturels et sa position sociale sont en ce sens normativement en
adéquation avec ses fonctions dans le parti), il investit le champ intellectuel grâce à un
savoir-faire acquis dans le champ universitaire.
Certains individus gravitent autour du noyau de l’organisation et participent à ses
activités, notamment éditoriales, sans pour autant être adhérents ou permanents. Ils ne militent
pas à proprement parler pour l’İP, mais s’en servent comme tribune et mode d’accès au débat
public, ces éditorialistes ou penseurs proviennent d’horizons divers (universitaires comme
Cüneyt Akalın, de l’armée comme Suphi Karaman, etc.) mais tiennent un discours identique
à celui de l’İP, teinté de nationalisme et de socialisme. Cüneyt Akalın, docteur en science
politique et enseignant à l’université de Marmara à Istanbul, s’est rapproché du parti depuis
mi-2004 et participe à un nombre croissant de conférences organisées par l’İP, une partie de
ses livres étant édités par Kaynak Yayınları. Sans être à proprement parler membre du parti, il
lui réserve l’exclusivité de ses interventions publiques. Il est un proche de Perinçek et a
participé à la fondation du TİİKP aux côtés du leader en 1971. Vural Savaş a été procureur
d’un tribunal de sécurité de l’Etat (Devlet Güvenlik Makhemesi), il écrit maintenant dans
Aydınlık et propose parfois des articles à Teori. Pour ces individus, la participation au débat
public via les structures de l’İP correspond à une conversion de capitaux acquis dans des
champs particuliers. Grâce à l’İP, ils acquièrent une visibilité publique et investissent la
sphère civile. Le parti y gagne en légitimité, s’appuyant sur le statut de ses porte-parole
reconnus, et ces derniers gardent une liberté de ton qu’ils perdraient sans aucun doute en cas
d’adhésion formelle à l’organisation.
3. Etude des rétributions du magistère İP
Les postes proposés à ces acteurs peuvent être consciemment recherchés ou
simplement offerts, leur occupation possède à coup sûr un caractère de rétribution objective
de l’activité partisane. Mais occuper un poste c’est aussi occuper un rôle et réfléchir
uniquement en terme de rétribution et d’accumulation de ressources ne renseigne en rien sur
les transformations objectives et subjectives de l’espace des possibles de chacun.
144
Que procurent concrètement les stratégies des acteurs en terme de rétribution, et plus
généralement, que signifie l’adoption d’un rôle au sein de la hiérarchie de l’İP dans les
trajectoires sociales des acteurs ?
a. Endosser le rôle de mandataire
Occuper des responsabilités dans le parti, c’est devoir composer avec un rôle assigné à
la position occupée. Devenir président d’une cellule d’ilçe ou éditorialiste à l’hebdomadaire
Aydınlık, c’est adopter, modifier ou rejeter l’attitude attendue du détenteur du poste. Qu’attend
on des cadres du parti ? Qu’est-ce qu’être membre de l’élite de l’İP ? En devenant un homme
de l’organisation, le cadre comprend ce qu’implique son statut. En gagnant le droit d’affirmer
« je suis le groupe », le mandataire doit en quelque sorte s’annuler derrière sa fonction,
devenir ce que son statut lui impose d’être. L’entrée dans l’organisation peut alors être vue
comme une prise de rôle, « c'est-à-dire d’abord l’acquisition de savoir-faire, ou « savoirs
pratiques », permettant à l’individu d’accomplir correctement ses tâches et d’identifier les
différents rôles auxquels il a affaire dans son activité habituelle », l’acteur acquiert une
« conscience pratique » entendue comme ce qu’il « sait à propos de ce qu’il fait alors même
qu’il n’éprouve pas le besoin de « s’en expliquer » »275.
Mais selon les situations (à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution), on peut
s’attendre à ce que la définition du rôle de l’acteur change, ses pairs ne considérant pas le
mandataire de la même façon que ses collègues de travail par exemple. L’acteur apprend à
faire un usage différencié du rôle qu’il a endossé dans l’institution selon les interactions
auxquelles il participe, ce qui s’exprime par un processus d’identification et de distanciation
au rôle selon la situation. Raisonner en terme de rôles permet d’éviter l’écueil d’une réflexion
basée sur l’identité des acteurs, qui serait donnée une fois pour toutes. Il faut tout au moins
accepter l’idée que l’identité des acteurs n’est pas donnée, elle évolue selon les positions
qu’ils occupent dans les différents champs dans lesquels ils inscrivent leurs actions276. Les
stratégies de présentation de soi ainsi que la façon de se comporter changent selon la situation
et le lieu de l’action. Investir un rôle, c’est devoir se conduire en conséquence, c’est aussi
275 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), Sociologie politique, op. cit., p. 142. 276 C’est ce que suggère Erving Goffman : « lorsque nous examinons comment l’individu participe à l’activité sociale, il nous faut comprendre que, en un certain sens, il ne le fait pas en tant que personne globale, mais plutôt en fonction d’une qualité ou d’un statut particulier ; autrement dit, en fonction d’un moi particulier » ; in Goffman (E.), Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 47, voir aussi Roussel (V.), « Labels politiques et construction de l’identité militante : le cas du front national », in Dobry (M.) (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, pp. 237-277.
145
l’occasion d’un changement de la représentation qu’on a de soi. Pour l’acteur, quelles
transformations cela implique-t-il au sein du parti et à l’extérieur de celui-ci (dans les autres
domaines de la vie sociale) ?
Dans le parti. Les acteurs sociaux sont contraints de respecter des règles de conduites
particulières dans chacune de leurs activités sociales. Selon leur position dans le champ
considéré, ils doivent respecter des obligations sociales que leur rôle leur enjoint mais sont
aussi en droit d’attendre des autres un comportement particulier (respect, dévotion, ou mise au
ban, rejet, etc.). Pour exemple, un prêtre, en tant que représentant du clergé et de l’autorité
religieuse dans sa paroisse, doit se comporter d’une manière particulière et respecter la
définition sociale de son rôle. De la même façon, il est en droit d’attendre des croyants une
attitude particulière dans les interactions qu’ils sont amenés à connaître. Sa position dans le
marché des biens religieux implique pour les participants au champ une certaine attitude à son
égard. Bien qu’objectivement contraignantes, ces obligations et attentes ne sont toutefois pas
vécues sur le mode de la contrainte en conjoncture routinière et ce n’est que lorsque la routine
se bloque que la personne « peut découvrir qu’elle n’a pas cessé de se conformer aux
propriétés de son groupe, et que son échec présent peut être une source de honte et
d’humiliation »277.
L’institution partisane sera ici considérée comme une « cristallisation de routines, de
savoirs et de représentations, comme imposant des contraintes et comme proposant des
modèles d’action »278. L’institution est un ensemble de croyances et de représentations qui
orientent les pratiques279 et justifient leur existence, en ce sens, entrer dans l’institution et
s’inscrire dans la hiérarchie des positions qu’elle propose, c’est recevoir un rôle qui suppose
des obligations et des attentes liées au rang (tâches particulières, activités spécialisées, etc.).
Le parti devient un système d’attentes réciproques et comme l’affirme Erving Goffman,
« chaque fois que des individus sont réunis, il se présente une multitude de paroles, de gestes,
d’actes et d’événements fugitifs, souhaités ou non, par l’intermédiaire desquels chacun peut,
intentionnellement ou par mégarde, symboliser son personnage et ses attitudes »280.
En premier lieu, c’est la position sociale et les dispositions acquises (l’extérieur ou
dans le parti) qui permettent au cadre de tenir correctement le rôle que lui assigne sa place
dans l’institution. La concordance entre deux types de profils sociaux identifiés plus haut
(l’expert et l’homme de réseaux) et la probabilité d’endosser le rôle de cadre semble 277 Goffman (E.), op. cit., p. 45. 278 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit., p. 165. 279 Ceci est particulièrement visible à l’İP, entreprise politique visant en quelque sorte à se faire exister par ces routines dans un champ politique où elle est électoralement exclue. 280 Ibid., p.102.
146
témoigner de la capacité de ces types d’acteurs à maîtriser l’accomplissement des tâches
dévolues aux cadres. Le postulat de départ, à savoir la concordance entre profils sociaux et
types de rôles susceptibles d’être endossés dans l’organisation est donc vérifié. Le cadre est
celui qui détient la parole légitime du parti, il est autorisé à parler au nom du parti devient un
modèle de comportement aux yeux des militants de la base.
Les capitaux sociaux et les savoir-faire acquis à l’extérieur ou au cours de la longue
inscription dans les structures partisanes sont recherchés par l’organisation. Nous avons certes
relevé l’avantage qu’il y a à être issu de la famille d’un compagnon de route du leader, mais
cela ne suffit pas pour conquérir les postes de cadres. La maîtrise de savoir-faire techniques et
pratiques est ici nécessaire, notamment en ce qui concerne la maîtrise du discours considéré
comme légitime par l’institution. Une discussion avec des membres menée en présence d’une
cadre rémunérée par le parti, permet de s’en rendre compte. Un militant, employé par le parti
en tant que technicien au sein de la chaîne Ulusal Kanal, n’appartenant pas à la catégorie
cadres mais dont les parents sont militants de longue date dans le parti, a voulu à cette
occasion discuter des méfaits de l’Union Européenne. Très rapidement, le ton de la voix s’est
élevé et le vocabulaire employé est devenu de plus en plus injurieux envers l’UE et les pays
d’Europe occidentale. Le registre du discours utilisé par ce militant ne correspondait pas à
celui utilisé par l’organisation qui s’évertue à placer ses critiques du système international sur
le registre de la scientificité (le matérialisme historique), et à produire une parole « lissée »,
acceptable par les interlocuteurs et l’auditoire. Devant cette situation et en présence d’un
individu extérieur au parti, la cadre présente, après un moment de gêne sensible, se mit à
retraduire en propos légitimes ce qu’elle avait cru comprendre du discours de son compagnon.
Malgré le fait que ce militant utilisant un registre injurieux fasse parti d’une famille influente
dans l’organisation, son faible niveau de capital culturel et sa non maîtrise du discours lui
interdit de devenir cadre. Cette façon de s’adresser à un individu non membre du parti ne
pourrait être le fait d’un cadre conscient de son rôle. C’est que le parti fait appel pour les
fonctions de représentation à des classes particulières de conditions d’existence que nous
avons décrites plus haut.
Plus généralement, le cadre, en tant qu’acteur détenteur de la parole légitime, est
conscient de son rôle prépondérant dans l’organisation, il se sait écouté et a conscience que sa
fonction dépend de ses capacités à relayer l’esthétique discursive et comportementale du parti.
Il est celui qui s’engage à « maintenir une règle » et a donc tendance à « s’attacher […] à une
certaine image de lui-même. S’agissant de ses obligations, il devient pour lui-même et pour
les autres la personne qui suit telle règle, la personne qui agit naturellement de telle façon.
147
Pour ce qui est de ses attentes, il se met à dépendre des autres, puisque la façon dont ils le
traitent traduit ce qu’ils pensent de lui »281.
La façon dont les cadres se conduisent et agissent en public et vis-à-vis des autres
militants est significative à cet égard. Dans la production de discours, ils savent ce qu’ils
doivent dire et comment le dire, cette activité étant alors à considérer comme une routine
institutionnelle. Un professionnel du parti qui parvient à faire publier des articles dans Teori
nous confiait sur ce point qu’il existe des règles informelles d’argumentation théorique. Il sait
devoir convoquer des exemples historiques précis pour soutenir son argumentation et utilise
un vocabulaire approprié à l’idéologie partisane. L’action (hareket) est toujours mise en
avant, et les concepts de révolution (devrim), de libération (kurtuluş), d’avant-garde (ileri) et
de lutte (mücadele) sont utilisés de manière récurrente dans tous les articles publiés dans les
revues du parti. De la même façon, des exemples historiques ou sociopolitiques que les cadres
savent connotés positivement ou négativement par l’organisation sont convoqués et utilisés
comme mode de démonstration. Ceux-ci fonctionnent tel un « stock » de références pour
l’exemplification censée faire automatiquement sens dans l’esprit des lecteurs des revues. Les
références à Mustafa Kemal, Mao, Lenine ou à la révolution française seront dans tous les cas
considérés comme positifs et serviront d’arme dans la critique ou la démonstration de la thèse
développée. Occident (Batı), impérialisme, Etats-Unis, Europe sont toujours connotés
négativement et associés à la dénonciation d’organisations secrètes (gizli örgütler), de mafias
(mafyalaşma), ou de l’impérialisme. Et comme en réponse, les concepts « national » (milli
hükümet, milli devrim, milli ordu, milli meclis), peuple (halk), est (doğu), moderne (modern,
modernleşme) sont utilisés pour signifier la voie à suivre et situer le parti idéologiquement.
Que le parti encourage un type de rhétorique particulier n’est pas surprenant en soi (c’est un
rite d’institution, entendu comme rite qui fait exister l’institution et qui assure une cohérence
langagière au groupe), mais la façon dont les éditorialistes et tous ceux qui publient dans les
revues du parti connaissent les impératifs implicites de l’activité éditoriale montre qu’ils
savent ce que le parti attend d’eux et qu’ils acceptent de jouer le jeu du représentant conscient
de ses devoirs. L’activité éditoriale peut en ce sens être considérée comme une « routine
institutionnelle », entendue comme « l’inscription dans des dispositifs stables des tâches
habituellement attachées à un rôle, et de l’ordre dont ces tâches sont – et « doivent être » -
accomplies »282. Les acteurs acquièrent un savoir pratique qui permet de faire l’économie
d’évaluations complexes dans l’activité de production de discours. Pour tel ou tel type de sujet
281 Goffman (E.), op. cit. , p.46. 282 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit., p. 146.
148
traité, ils savent quels types d’arguments et d’exemples convoquer, quel ton doit être employé
pour toucher au mieux le lectorat en grande majorité acquis à la cause.
Cette connaissance presque inconsciente des routines institutionnelles est aussi
repérable dans les situations d’interaction quotidienne. Là encore, ce sont les représentants qui
sont producteurs de discours. Lors de manifestations ou d’organisation de rassemblements de
tous type ou observe, surtout chez les jeunes, des regroupements autour de personnalités
pivots de l’organisation. Quand un intervenant extérieur cherche à discuter avec un membre
du parti, c’est le cadre qui prend la parole (en ce qui concerne l’Öncü Gençlik, les
représentants sont issus du secrétariat de l’ÖG et sont susceptibles d’occuper des postes à
responsabilité dans le parti quelques années plus tard. Ce sont eux qu’on appelle pour fournir
des articles au mensuel Öncü Gençlik ou à Gençlik Cephesi, magazine édité en collaboration
avec d’autres partis politiques et destiné à la jeunesse de Turquie). Lors d’entretiens menés
sur les lieux de manifestations du parti, nous partions à la recherche de potentiels
interlocuteurs. A chaque prise de contact avec un membre (de l’Öncü Gençlik), un cadre
arrivait pour exposer les vues du parti sur les questions que nous nous posions. En général, un
groupe se formait très rapidement autour de nous pour écouter le discours du représentant,
mais personne ne prenait la parole. Ceci est sans doute dû au fait que le cadre possède
davantage la capacité à énoncer un discours construit en phase avec l’idéologie officielle,
qu’il soit davantage doté en ressources culturelles.
Lorsqu’il arrive sur les lieux d’un événement organisé par le parti, le cadre voit les
autres militants venir à lui et le saluer pour passer quelques minutes avec lui. Il peut alors
donner quelques instructions sur le déroulement des événements. Sa parole fait autorité, ainsi,
bien qu’il ne soit « que » membre du secrétariat d’Öncü Gençlik, un cadre refusa de laisser
partir un militant lors d’une manifestation où les membres de l’İP étaient trop peu nombreux.
Quand il parle, le cadre est écouté. A de nombreuses occasions où nous attendions la
personne avec qui nous avions rendez-vous dans les locaux du parti à Istanbul, nous
engagions la conversation avec des militants présents. A chaque fois, c’est le cadre présent
qui prenait la parole et les autres militants restaient silencieux. Le réflexe de ces cadres lors
des conversations menées avec un étudiant travaillant sur l’İP, qui consiste à énoncer et
défendre l’idéologie du parti pendant un long moment, ne permet pas à ceux qui connaissent
moins bien les référents historiques ou idéologiques du discours de l’institution (les militants)
de participer. Souvent, il nous fallait attendre que le cadre s’absente pour entendre parler les
militants qui étaient présents sans participer à la conversation.
149
Être cadre suppose de sacrifier à l’obligation de tenir un rôle précis, de respecter les
attentes de ses pairs pour parvenir à incarner la fonction occupée. A l’İP, les représentants
savent intuitivement ce que l’organisation attend d’eux, ils ont appris à se considérer comme
porteurs de valeurs et relais d’une idéologie qu’ils doivent diffuser au sein du parti et si
possible à l’extérieur. Mais cela confère aussi des droits, comme prendre place sur la tribune
lors de meetings de Perinçek, ainsi que la reconnaissance de la part des militants qui
respectent et ne remettent jamais en question la parole du cadre.
A l’extérieur du parti et de son système d’action, le capital politique acquis dans
l’organisation tend à devenir insignifiant. La multipositionnalité sociale des cadres du parti
leur permet de composer avec de multiples « étiquettes » sociales, processus dans lequel
l’identité İP n’intervient que dans le cadre d’une représentation formelle du parti. Considérés
comme les porte-parole d’un parti minoritaire sur la scène politique, ils perdent à l’extérieur
l’aura symbolique qu’ils avaient acquise dans le système d’action du parti. Ceci est dû au fait
que l’apprentissage du rôle est « inséparable d’un apprentissage de ses usages, et notamment
des usages qui permettent de s’acquitter correctement des tâches qu’il implique sans subir les
effets négatifs d’une identification absolue à ces tâches »283. Pour jouer de sa muti-
positionnalité, encore faut-il avoir accumulé du crédit et de la reconnaissance dans d’autres
champs sociaux ou au moins à l’extérieur du parti. Ce qui n’est pas toujours le cas. Le capital
politique conféré par la participation à l’organisation n’est que collectif pour les hommes de
réseaux. Il se conserve très mal à l’extérieur de l’organisation. Dans certains cas, à l’issue
d’un long travail d’accumulation, de stratégies multisectorielles et de conversion, le capital
politique peut se transformer en capital personnel, mais la longévité du personnel politique à
l’İP (notamment des hommes de réseaux) est un signe que ces conversions réussies sont rares.
Les stratégies de présentation de soi à l’extérieur sont ici significatives. Dans un
ouvrage rassemblant les témoignages d’acteurs du champ politique turc des années 1970,
Bedri Baykam mène plusieurs interviews avec des membres de l’İP284. Kamil Dede, membre
de l’İP au bureau de la présidence, se présente comme un ancien membre du TİP puis du
THKP-C, il évoque certes ses rapports avec Perinçek dès le début des années 1970 mais doit
insister sur ses activités et ses responsabilités antérieurement exercées pour obtenir le crédit
que ne lui confère pas ses fonctions à l’İP. Et Doğu Perinçek, dans le même ouvrage, insiste
longuement sur son rôle dans les évènements de 1968 et ses fonctions de président du FKF et
leader d’un parti politique clandestin dans les années 1970. Il se présente davantage tel un
283 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit., p. 144. 284 Baykam (B.), 68’li yıllar. Eylemciler, Ankara, İmge Kitabevi Yayınları, 2002.
150
acteur vivant d’un temps révolu, mais profite de sa fonction de président d’un parti politique
en activité pour accéder à l’espace médiatique et politique.
Nos enquêtés semblent avoir développé une éthique de l’engagement qui les conduit à
prendre part à la vie associative du pays. Par exemple, beaucoup sont membres de ADD
(Atatürkçü Düşünce Derneği, association de réflexion ataturkiste). Une cadre a été élue
représentante des élèves au conseil d’administration de l’université Galatasaray. Beaucoup de
nos enquêtés ont déjà signé une « pétition » et déclarent prendre part à des discussions à
caractère politique en dehors de leurs activités partisanes. Sur ce point, on remarque un
processus de politisation de toutes les sphères de la vie sociale.
b. Les rétributions « économiques et sociales » de l’activité partisane
A l’İP, « la multiplication des niveaux de responsabilité à tous les niveaux tend à
accroître le nombre de membres dont les intérêts symboliques sont liés à ceux de
l’organisation et à renforcer par là leur activité, leur discipline et leur attachement »285. Les
échelons hiérarchiques prolifèrent avec l’ « Öncü Gençlik », la colonne des femmes, la
colonne culture et arts, la colonne des sciences, les représentants à l’étranger, les représentants
dans les villages, les organisations de il, d’arrondissement (ilçe), et de municipalité, les
congrès de il, ilçe et de municipalité, les présidents et conseils de direction de il et d’ilçe, les
conseils disciplinaires de il286, tous ces organes présentant l’opportunité d’obtenir un poste de
cadre du parti. Ainsi, les défaites électorales n’affectent que peu l’organisation, les
compensations étant assez nombreuses pour assurer un niveau de satisfaction individuelle
suffisant. Si le parti politique est « une sociation reposant sur un engagement (formellement)
libre ayant pour but de procurer à son chef le pouvoir au sein d’un groupement et à ses
militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs,
d’obtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble », et qu’il ne parvient
pas à obtenir des résultats significatifs aux élections, il faut accepter l’existence d’avantages,
matériels ou non, qui motivent la participation des acteurs.
L’accès à des responsabilités hiérarchiques dans le parti confère toute une gamme de
rétributions symboliques ou objectives qui confortent l’intérêt à la participation. Par le
285 Gaxie (D.), « Les rétributions du militantisme », Revue française de science politique, op. cit. , p. 134. 286 Cf. Annexe 2, les statuts du parti, article 15
151
prestige interne à l’organisation, les savoir-faire acquis, l’admiration des militants, la visibilité
médiatique, toute une gamme de rétributions est offerte aux représentants. Les cadres sont
amenés à produire des actes d’institution qui les légitiment dans leur fonction. En publiant des
articles dans les revues du parti, ils gagnent en légitimité et s’approprient le discours de
l’institution pour devenir l’homme de l’organisation. Ainsi de Serbest - membre du secrétariat
de l’Öncü Gençlik et fils d’un officier à la retraite membre du parti – qui, lors du meeting
organisé à Istanbul, prend place sur un coin de la tribune où est installé Perinçek, parmi la
quinzaine de privilégiés autorisés à se tenir devant la foule287. Par ce geste, il rend explicite sa
position dans l’organisation et gagne en pouvoir symbolique et en capital politique288. Il est
relativement plus aisé d’obtenir une reconnaissance sociale à l’intérieur qu’à l’extérieur du
parti, et nous avons rencontré des individus dominants dans le champ intellectuel du parti
mais relativement moins bien situés dans le champ universitaire (tel Mehmet Ulusoy,
professeur de physique et responsable de la revue Teori dans laquelle il publie très
régulièrement ses articles).
Plus généralement, on constate une instrumentalisation réciproque des ressources
propres au mandataire et à l’organisation. Ainsi, grâce à la place de choix que le parti leur
accorde, les officiers retraités (comme Suphi Karaman) et autres anciens membres
d’institutions de sécurité de l’Etat (tel Vural Savaş qui n’est plus membre d’un tribunal de
sécurité de l’Etat – DGM – depuis peu), regroupés dans la catégorie experts, renégocient leur
rapport à l’Etat en se repositionnant dans l’espace public où ils interviennent de façon visible.
En sens inverse, le parti profite des réseaux et des ressources sociales du mandataire pour
diversifier ses ressources et ses possibilités d’action. Au secrétariat de l’Öncü Gençlik, on
trouve une grande majorité de diplômés ou d’étudiants effectuant un long cursus universitaire
(économie, droit, communication, etc.), une façon pour le parti de s’assurer de la compétence
de ses responsables et pour ces derniers d’investir rapidement les instances de décision de
l’organisation (Tugay Şen, président de l’Öncü Gençlik depuis plusieurs années, a fait son
entrée au comité central en 2004).
Accumuler ressources « sociales » (être membre d’une famille de militant du parti,
longue expérience dans le champ politique par exemple) et « culturelles » confère des chances
de rétributions importantes. Les parcours de cadres décris dans les parties précédentes
témoignent en faveur de cette thèse. La famille de Doğu Perinçek profite de son statut pour 287 Observation menée lors du meeting du 20 mars 2004 sur la place de l’embarcadère de Kadıköy, Istanbul. 288 « Le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance ou, plus précisément, sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à un personne (ou à un objet) les pouvoirs mêmes qu’ils lui reconnaissent. », Bourdieu (P.), « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique op. cit., p. 14
152
investir les postes pourvoyeurs de capital symbolique, et Martı (cadre diplômée en science
politique et communication, fille d’un couple de militants historiques compagnons de route du
leader, père représentant local du parti dans la région d’Izmir dans le passé) s’est vue assurée
d’un poste par Perinçek lui-même. Elle travaille aujourd’hui dans le parti et gagne 300
millions de livres par mois. Des individus tels Mehmet Bedri Gültekin (membres du conseil
de la présidence dont le parcours a été exposé plus haut) ou Cüneyt Akalın (universitaire
docteur en science politique qui s’exprime dans les colonnes des revues de l’İP et lors de
conférences du parti) montrent qu’il est possible d’exploiter de multiples façons le savoir-
faire spécifique légitime et les liens anciens entretenus avec Perinçek. Ils gagnent tous deux
en notoriété en devenant de fait les idéologues et intellectuels du parti, et trouvent dans leurs
rapports différenciés au parti l’opportunité d’une reconnaissance sociale qu’ils n’ont pas dans
leurs champs professionnels respectifs.
B. L’espace du militantisme
Tous ceux qui ne représentent pas le parti de façon officielle, en tant que porte-parole
accrédités et légitimes seront ici regroupés dans la catégorie militant. Cette « rubrique » peut
sembler assez vague, mais elle trouve sa cohérence dans le type et le niveau de rétributions
que l’activité partisane est susceptible de dégager. Pour étudier cet ensemble d’individualités,
il faut refuser l’interprétation du militantisme comme « dévouement à la cause » afin d’éviter
tout risque de substantialisation des pratiques des acteurs et de ne pas considérer l’adhésion
partisane comme la matérialisation d’une croyance politique. Ici comme ailleurs, ces
militants, souvent « déclassés par le haut » ne ressemblent pas toujours à ceux dont ils
défendent la cause289 et trouvent des raisons d’agir diverses et parfois paradoxales. Il faut sur
ce point garder à l’esprit que ces acteurs sociaux ont choisi un type de militantisme
traditionnel, politique, qui semble aller à l’encontre de la dépolitisation de la société turque
observée depuis le coup d’Etat du 12 septembre 1980, mais également un travail très éloigné
de l’action en milieu populaire que supposerait la rhétorique marxisante, ouvrièriste et
nationaliste du parti. Le groupe étudié donne alors à voir des pratiques particulières
susceptibles de lui conférer un rôle et un rapport au monde particuliers.
289 Collovald (A.) (dir.), L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du tiers monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
153
En élaborant une typologie des membres de l’İP basée sur les rétributions que
l’activité partisane est susceptible de conférer, nous opérons un « découpage » du monde
social qui relève nécessairement du raisonnement naturel290, nous effectuons un choix
méthodologique qui ne peut être sans conséquence sur nos résultats et nos conclusions. Mais,
au risque de nous répéter, partir des rétributions nous permet de mener une étude plus
heuristique sur les carrières des individus, en apportant des données précieuses quant aux
stratégies élaborées et aux marges de manœuvre des acteurs à l’intérieur comme à l’extérieur
de l’organisation. Concrètement, nous avons observé que si la fonction de cadre permet
d’accumuler un capital politique, considéré comme une forme de capital symbolique, « crédit
fondé sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une
personne socialement désignée comme digne de créance les pouvoirs même qu’ils lui
reconnaissent »291, le militantisme tend plutôt à conférer un autre type de rétribution fondé sur
la constitution d’un capital militant292. Très différent du capital politique lié à la
représentation collective que le groupe attribue à son détenteur, fondé sur la croyance et ayant
pour enjeu « d’accumuler le crédit et d’éviter le discrédit », le capital militant est forcément
moins instable et doit être considéré comme incorporé, exportable et convertible293. Prendre
comme variable lourde le type de rétribution (et donc ici le capital militant), nous invitera à
nous intéresser aux apprentissages conférés par le militantisme, aux compétences acquises à
l’extérieur et apportées dans le parti, ainsi qu’à celles acquises pendant l’activité partisane. Un
capital qui s’acquiert en grande partie dans le champ politique mais qui peut être reconverti
ailleurs en cas « d’exit »294 (au sens d’Albert d’Hirschmann).
Guidés par l’idée que « c’est en tenant compte des allées et venues nécessaires entre le
parti et les univers non politiques dans lesquels les individus puisent une partie de leurs
raisons d’agir que l’on pourra comprendre ce que prendre parti ici ou là, veut dire »295, nous
partons de l’hypothèse que des individus, porteurs de dispositions antérieurement incorporées,
290 Passeron (J-C.), Le raisonnement sociologique, l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991. 291 Bourdieu (P.), « La représentation politique. Eléments pour un théorie du champ politique », op. cit. , p. 4. 292 Actes de la recherche en science sociale, « Le capital militant » (I) et (II), décembre 2004 et juin 2005. 293 «Incorporé sous forme de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir, il recouvre un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intra-partisanes, mais aussi exportables, convertibles dans d’autres univers, et ainsi susceptibles de faciliter certaines reconversions » ; Matonti (F.), Poupeau (F.), « Le capital militant, essai de définition », Le capital militant (1), Actes de la recherches en sciences sociales, n°155, décembre 2004. 294 Les cadres, comme nous l’avons vu, accumulent en plus du capital militant un capital politique délégué par l’organisation plus difficilement convertible en cas de défection. 295 Fretel (J.), « Quand les catholiques vont au parti », Ibid., p. 89 ; Fretel, (J.), Des militants catholiques en politique : la Nouvelle UDF, thèse pour le doctorat en science politique, Université de Paris-I, 2004.
154
rencontrent une organisation à l’intérieure de laquelle ils acquièrent des savoir-faire
(constitutifs d’un capital militant) susceptibles d’être réinvestis dans d’autres espaces.
Cela implique alors de nous intéresser aux modes d’ajustement des dispositions individuelles
au militantisme İP, à la manière dont ces agents sociaux acquièrent puis utilisent ce capital
notamment au travers des logiques de transfert par lesquelles le capital militant peut être
utilisé dans d’autres espaces, et inversement, comment des propriétés acquises dans d’autres
domaines peuvent s’avérer efficientes dans l’organisation.
1. Les origines sociales du groupe militant
A l’İP, nous n’avons pas repéré de conflit ouvert, il semble sur ce point que le choix se
dirige vers la défection en cas de conflit avec la hiérarchie du parti. Lors de notre travail
d’observation, nous n’avons pas repéré de tensions particulières entre la base et la hiérarchie.
Les postes de direction sont monopolisés par des experts ou des individus particulièrement
bien implantés dans l’organisation (compagnons historiques, membres de famille d’un
personnage important dans l’organisation, etc.), et la plupart des militants ne souhaitent pas
exercer de poste à responsabilité. Pierre Bourdieu écrivait à ce propos que « la concentration
du capital politique entre les mains d’un petit nombre est d’autant moins contrariée, donc
d’autant plus probable, que les simples adhérents sont plus complètement dépossédés des
instruments matériels et culturels nécessaire à la participation active à la politique, c'est-à-dire
notamment le temps libre et le capital culturel »296.
Les faits constatés sur notre terrain permettent toutefois de relativiser cette assertion,
tant le groupe militant est hétérogène (même si l’objet de notre travail n’est pas les « simples
adhérents »). Les militants İP appartiennent aux trois catégories isolées dans le premier
chapitre de notre travail, à savoir les déclassés par le haut, ceux qui maintiennent le niveau de
leurs ressources, et ceux à mobilité descendante. On ne peut pas considérer qu’ils partagent
des conditions d’existence en tout point communes, ne font pas partie d’une même catégorie
socioprofessionnelle et ont des niveaux de revenu très disparates. Ils n’ont donc en commun
que la socialisation, le fait d’être dans leur grande majorité athées et une politisation précoce
effectuée dans la famille ou à l’université. Par exemple, un enquêté d’une cinquantaine
d’années, chef d’entreprise employant une dizaine d’ouvriers, explique son engagement à l’İP
par sa volonté de participer à l’effort national et de dépasser la vision de la société en termes
296 Bourdieu (P.), « La représentation politique. Eléments pour un théorie du champ politique », op. cit. , p. 4.
155
de lutte des classes. Ce faisant, il objective et met en relation sa participation dans un parti
politique à la rhétorique socialiste et nationaliste avec son parcours professionnel. Ici, on
s’aperçoit que la justification de l’engagement s’effectue sur le registre de l’universel et non
par des arguments particularistes en terme de frustration. Analyser l’engagement comme
résultant d’une frustration sociale (relative ou non) serait de toute façon une erreur.
Chefs d’entreprises, étudiants, comptables, ouvriers ou chômeurs, les militants
occupent en général des positions sociales plus avantageuses que celles des adhérents et
sympathisants présents lors des meetings du parti. Sur ce point les assertions maintes fois
vérifiées ailleurs sur la participation politique comme pratique d’individus suffisamment dotés
en capitaux culturels pour se sentir légitimes dans le champ politique sont confirmées dans le
cas de l’İP.
Les « simples » militants se caractérisent aussi par leur âge, sensiblement moins élevé
que les membres des organes de direction, ce qui semble logique si on garde à l’esprit que ces
derniers sont en majorité des compagnons historiques du leader et des hommes de réseaux, ce
qui nécessite un capital social que seule la durée de l’engagement peut conférer.
Le groupe des militants se caractérise donc par des trajectoires sociales fortement
hétérogènes, que la socialisation primaire, l’insertion dans des réseaux sociaux partagés et le
travail de normalisation du parti, permettant d’objectiver le monde social de façon homogène,
rassemblent.
2. Les modalités du militantisme İP : une tendance au surinvestissement
individuel en groupe restreint
a. Le culte du désintérêt militant
Les militants et mandataires du parti mettent en avant le caractère révolutionnaire de
leurs actions et une militante devenue cadre quelque temps plus tôt nous affirmait avec fierté
« maintenant je suis une révolutionnaire professionnelle, et je suis fière de ça »297. Une étude
des pratiques permet de douter du caractère révolutionnaire ou radical du militantisme İP. Il
faut dans un premier temps tenter de définir ce que les militants entendent par « parti
révolutionnaire », ce qu’ils retiennent dans leur acceptation du terme « parti léniniste » (et
297 Entretien réalisé le premier février 2005 avec Martı, militante devenue professionnelle, travaillant dans le parti depuis août 2004.
156
donc essayer de déchiffrer le codage interne ayant trait à ce point) et surtout ce que le
chercheur peut identifier comme tel. Rappelons que le projet du parti fait de lui une
organisation souverainiste – ses relations avec d’autres groupes souverainistes le confirment –
pro-étatique, et ses programmes comme ses pratiques en font un fidèle soutien à l’armée
turque. Selon les membres, il faut que la Turquie recouvre dans un premier temps son
indépendance pour ensuite mener une révolution calquée sur le précédent kémaliste. Sur un
plan purement idéel, le parti se présente donc plutôt comme légitimiste que révolutionnaire.
En ce qui concerne les pratiques, on peut s’attendre à ce qu’un parti se disant
« révolutionnaire » (ou « radical ») propose dans son mode de fonctionnement une inversion
par rapport à ce qui se passe dans les partis alors dits « bourgeois ». Sur ce point aussi, les
déclarations des acteurs ne résistent pas à l’analyse. Contrairement aux partis communistes
d’Europe de l’ouest, l’İP n’effectue pas de nivellement des profils sociaux des membres à leur
entrée, et l’école du parti sert moins à former des hommes nouveaux ou des cadres ayant
comme unique source de capital culturel les enseignements dispensés par le parti, que des
individus partageant un ethos commun. Si on s’intéresse à la place des femmes dans le parti
ou plus exactement à la division sexuelle du travail partisan, on s’aperçoit que l’İP ne déroge
pas à la « règle » des partis politiques turcs voulant que les hommes monopolisent les postes
de pouvoir dans l’organisation298. Le parti encourage la participation des femmes à l’activité
partisane dans ses statuts et dans les faits, et il est vrai que de nombreux militants sont des
militantes. Dans les couloirs des locaux du parti, on croise certes davantage d’hommes mais
les femmes sont présentes, participent à la préparation des meetings, sont employées ou
oeuvrent bénévolement dans les activités médiatiques (c’est une femme qui présente les
journaux d’information de la chaîne Ulusal Kanal). Mais dès que l’on s’intéresse à
l’organigramme du parti et aux échelons les plus élevés de la hiérarchie, les femmes sont
absentes, à l’exception notoire de Şule Perinçek, la femme du leader qui est responsable de la
rédaction de Teori et s’occupe d’une rubrique satirique de Aydınlık. Rien donc que de bien
banal en ce qui concerne la division sexuelle du travail à l’İP. Un autre aspect du mode de
militantisme İP qui interdit de le penser comme révolutionnaire (ou radical) nous est apparu
en comparant l’attitude des militants face au mariage et à la famille, à celle de membres
d’organisations « révolutionnaires » turques (c'est-à-dire « radicales »), notamment du DHKP-
C. Dans une interview que nous avons visionné, l’enquêteur demandait à ces membres s’ils
souhaitaient se marier et fonder une famille. La réponse fut très claire, à savoir que le mariage
et la famille représentaient un obstacle à l’activité militante en détournant les pensées du
298 Le cas de Tansu Çiller, ancien premier ministre et présidente du DYP, étant une exception notoire.
157
militant de l’activité politique et en l’obligeant à consacrer son temps à d’autres activités. Cela
constitue une caractéristique du militantisme dit « révolutionnaire » ou radical, mais d’autres
sont possibles, comme par exemple une remise totale de sa vie privée à l’organisation, qui se
charge de désigner pour l’individu le conjoint le plus approprié, ou qui s’immisce d’une façon
ou d’une autre dans la vie privée des membres (interdiction des rapports sexuels entre
membres ou avec des individus non membres du groupe, interdiction du mariage ou
désignation du conjoint, interdiction de la procréation au risque de se voire exclu du groupe
ou existence de règles normatives orientant la reproduction, etc.). A l’İP, ce type de pratiques
est inexistant.
Les pratiques observées nous permettent donc de nier l’existence d’un aspect radical
du militantisme İP. Cependant, les militants se considèrent bel et bien comme
« révolutionnaires », ils vivent leur engagement comme une façon non conventionnelle de
faire de la politique et souvent, cet aspect motive l’engagement. En outre, pouvoir se dire
« révolutionnaire » est une forme de rétribution, une auto-transformation symbolique de sa
militance. Dans les discours et les stratégies de présentation des militants et du groupe, cela
transparaît par l’insistance mise sur le désintéressement du militantisme à l’İP et le caractère
universel des motivations de l’action299, principales sources de légitimation du caractère
revendiqué comme révolutionnaire du militantisme İP. Les militants opposent d’ailleurs
couramment (mais cela est récurrent dans le champ politique) leur action sincère et
désintéressée à celle de leur concurrents politiques guidée par l’intérêt personnel. Cela a des
conséquences déterminantes sur le niveau d’investissement personnel attendu des militants,
ainsi que sur les comportements des militants, constamment soumis au regard et au jugement
de leurs pairs de par le caractère restreint du groupe étudié.
Concernant le groupe des cadres, on peut comprendre grâce au niveau des incitations
sélectives pourquoi ces individus participent à l’activité partisane et en supportent le coût.
Mais pour les militants, l’analyse s’avère moins aisée et on sait que le groupe latent concerné
par les biens collectifs offerts par le parti a intérêt à en laisser supporter le coût par les autres
en l’absence de coercition ou de possibilité d’attribution de biens individuels300.
299 On trouve à l’İP le même phénomène que des chercheurs français ont pu relever au front national, Violaine Roussel remarquait notamment que « les pratiques politiques sont aussi décrites selon les principes du discours religieux (catholique) : c’est le don de soi, l’action par devoir », Roussel (V.), « Labels politiques et construction de l’identité militante : le cas du front national », in Dobry (M.) (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, pp. 237-277. La différence étant que les registres de légitimation des pratiques ont une source différente. 300 Olson (M.), Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978.
158
Le groupe des militants de l’İP n’est pas très étendu. A Istanbul, nous avons pu repérer
un groupe de 100 à 150 personnes, de tous âges, participant régulièrement aux activités du
parti et investissant donc de leur temps de manière régulière. Cela n’en fait pas un groupe
restreint au sens Olsonien du terme (les exemples de petits groupes proposés par Olson ne
comptent parfois que 5 ou 6 participants). Cependant, nous considérons que l’étendue du
groupe étudié permet des situations de face à face réguliers et nous avons pu constater une
forte densité des liens unissant les membres du groupe, configuration donnant la possibilité de
montrer du doigt celui qui s’écarte des règles normatives mises en avant par la machine. Dans
l’espace du militantisme aussi, il existe des stimulations distinctes du but collectif qui
permettent de supporter les coûts de l’action, stimulations pouvant s’exprimer sous forme de
rétributions sociales ou psychoaffectives, mais aussi de pression sociale et de jugements
généralisés des uns par les autres. Dans ce cas, oublier la déontologie partisane basée sur le
désintérêt du militantisme correspond à s’exposer à la coercition et aux critiques exercées par
le groupe.
L’habitus et l’idéologie partisans, couplés au caractère restreint du groupe, orientent et
contraignent les pratiques à l’intérieur de la machine, ce qui a pour conséquence d’éviter les
conflits en son sein (les militants préférant dans la majorité des cas la défection au conflit).
Mais c’est aussi en cherchant à devenir un référent central dans les diverses activités sociales
de ses membres qu’il obtient de leur part une fidélité et un niveau d’investissement
étonnamment élevé.
b. La politisation de toutes les sphères de la vie sociale
L’investissement en temps et en énergie dans le parti, souvent effectué au détriment
d’activités prenant place dans d’autres secteurs sociaux, entraîne une politisation de
l’ensemble des sphères de la vie sociale des militants. Tout se passe comme si l’individu se
vivait comme militant İP dans l’ensemble de ses activités sociales. L’article 12 des statuts du
parti le laisse deviner :
« Les fonctions des membres sont : Diffuser le programme du parti, travailler dans une organisation de base (Temel Örgüt), payer sa cotisation, se comporter comme un organe lorsqu’on se trouve seul, recruter d’autres membres, travailler d’une manière active, être
159
en accord avec la direction et les décisions du parti, partager la même destinée que le peuple qui travaille, adopter une philosophie qui privilégie une vie simple et pure. »301
Mais outre ces règles élaborées avant tout dans un but de définition du groupe et de
visibilité extérieure, nous avons pu remarquer une tendance à la diffusion de l’habitus militant
dans la vie privée des militants. Ainsi, sur le lieu de travail ou à l’université, les membres
doivent recruter, ce qui implique de leur part de véhiculer une certaine image à l’extérieur de
ce que peut être un vrai militant İP. Nous avons eu l’occasion de rencontrer des proches d’un
militant suivant des études à l’université de Marmara, qui reconnaissaient volontiers que
celui-ci en faisait « un peu trop » et « qu’il confondait l’université avec un meeting électoral
». Il est alors certain que les militants se ressentent comme actifs à l’intérieur comme à
l’extérieur du parti, où il faut « recruter d’autres membres », mais il apparaît également que
l’ethos commun, l’habitus de groupe reçu dans la machine sert également de principe
générateur des pratiques à l’extérieur. Les discussions menées avec certains membres, ainsi
que des situations où nous avons eu l’occasion de « surprendre » des militants avec d’autres
personnes non membres de l’İP confirment que cet habitus partisan structure les pratiques des
agents dans toutes les sphères de la vie sociale, et nous n’avons pas remarqué de clivage
particulier entre pratiques relevant du militantisme et pratiques à priori « non partisanes »302.
Souvent, cela s’explique par le fait que le parti soit présent de fait dans plusieurs secteurs de
la vie privée ou publique des participants. C’est le cas pour Bülent, le caméraman d’Ulusal
Kanal que nous évoquions dans un chapitre précédent, militant dès le plus jeune âge, issu
d’une famille İP, employé par le parti et socialisé dans la machine, qui partage son temps
entre le siège du parti, des lieux où il doit mettre en image des sujets concernant le parti, et sa
famille303. On remarque d’ailleurs que le parti encourage cette confusion des secteurs de la
vie sociale en demandant aux membres de participer bénévolement à ses activités et donc de
passer une part importante de leur temps dans les locaux du siège (des étudiants militants sont
régulièrement réquisitionnés pour la mise en page des revues, ou pour assurer la logistique
d’évènements organisés par le parti). Comme nous le suggérions dans le point précédent, l’İP
n’interfère pas à proprement parler dans la vie privée des militants, mais l’habitus partisan est
susceptible d’orienter les pratiques notamment en encourageant un certain type de sociabilité.
Lors d’un entretient avec une militante, nous nous interrogions sur l’existence de relations
intimes entre les membres. Celle-ci nous a répondu sur le ton de l’évidence que les
301 Cf. annexe 2, « Les statuts du parti », article 12 (c’est nous qui soulignons). 302 Il est certain que notre présence et la façon dont les militants nous considéraient orientaient elles aussi les pratiques de ceux-ci, alors soucieux de donner à voir le meilleur de ce que peut être un membre de l’İP. 303 C’est aussi le cas de Beyza, par exemple. Cf. Annexes, liste des enquêtés.
160
« histoires d’amour » sont courantes dans le parti, notamment entre jeunes, et nous a expliqué
que cela était tout à fait normal et qu’elle espérait bien trouver son futur époux dans le parti,
tant celui-ci comptait d’individus partageant une même vision du monde, les mêmes centres
d’intérêts, se battant pour un même idéal. C’est dire la force de l’idéologie partisane et des
liens qui unissent les militants, ainsi que leur place dans la vie de chacun.
Certains de nos développements précédents suggèrent la place que prend l’activité
militante dans la famille, institution qui à la fois oriente vers le parti et structure la machine
partisane.
« Il y a plusieurs raisons d’entrer dans le parti. Par exemple mon oncle s’est récemment inscrit à l’İP, il ne se considère pas comme gauchiste comme moi mais s’engage à cause des Etats-Unis, du problème chypriote. »304
« Est-ce que d’autres membres de votre famille font partie de l’İP ? Oui, il y en a qui militent dans le parti, d’autres qui sont seulement membres et qui ne militent pas. Par exemple, j’ai quatre frères et tous sont au moins membres. »305
Elle est un lieu privilégié de recrutement, ce qui permet au parti de s’assurer d’un
investissement important et très certainement d’une plus grande fidélité de chacun de ses
membres, les référents les plus directs des militants participant au travail de l’organisation et
partageant alors l’habitus partisan.
Par toutes ces techniques et ces incitations à faire du rôle de militant un type de définition de
soi omniprésent dans tous les secteurs des activités quotidiennes, l’İP obtient de tous ses
membres les plus actifs un niveau d’investissement bien plus élevé que dans la plupart des
partis politiques turcs contemporains.
3. Les rétributions du militantisme İP
Sans nier la force des motivations idéologiques et le dévouement à la cause auquel se
prêtent les militants İP, on peut s’attendre à ce que diverses incitations (des incitations
sélectives) viennent renforcer l’engagement et que les militants soient rétribués d’une manière
ou d’une autre. Nous l’avons vu, c’est ce que suggère Mancur Olson dans la Logique de
304 Entretien numéro deux, réalisé le 7 avril 2004, retranscrit en annexe, Martı. 305 Entretien numéro cinq, du deux février 2005, Mehmet Ulusoy, retranscrit en annexe.
161
l’action collective306. Les travaux de Daniel Gaxie tendent eux aussi à le démontrer307, c’est
en offrant un panel d’incitations isolées sous le terme de « rétribution » que les organisations
politiques motivent l’engagement, ces rétributions ne devant bien entendu pas être comprises
dans un sens strictement économiciste qui restreindrait la portée de l’analyse.
Les militants tout comme les cadres doivent composer avec leur rôle au sein et à
l’extérieur de l’organisation. Quelles transformations le fait « d’être » militant İP imprime-t-il
dans la vie sociale des acteurs, dans leurs schèmes d’action et de perception ?
Les militants s’enrichissent au contact de l’organisation, ils participent à certaines
réunions, lisent sa presse et fréquentent son école, ce qui peut leur conférer des rétributions
autres que politiques (culturelles, psychosociales, estime de soi, etc.). En outre, les contacts
entre les militants permettent de dégager des ressources sociales et la constitution d’un capital
de relations qui représente parfois la source unique d’accumulation de capital social308
personnel. On sait que le bénéfice le plus général retiré de la participation à l’organisation
réside dans l’intégration à un groupe et les avantages psychologiques et sociaux qui lui sont
associés, mais d’autres types de rétributions sont repérables.
Si « seule une incitation indépendante et « sélective » peut pousser un individu
raisonnable dans un groupe latent à agir dans l’intérêt du groupe »309, il convient de se
demander quelles manifestations concrètes prend cette incitation à l’İP.
a. Les rétributions en capital social
C’est en capital social que les militants sont le plus rétribués. En entrant dans
l’organisation ils découvrent des relations fondées sur la confiance et l’entraide. L’adhésion
306 « aucune grande organisation ne peux subsister sans offrir un encouragement ou un attrait distinct du bien public lui-même afin d’inciter les individus à supporter les charges indispensables à la survie de l’organisation. […] Les grandes organisations qui ne peuvent contraindre les gens à adhérer doivent aussi fournir des biens non collectifs afin d’inciter des membres virtuels à s’affilier »Olson (M.), op. cit., pp. 37-38. 307 Gaxie (D.), « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, vol. 27, n° 1, février 1977, pp.123-154, Gaxie (D.), Les professionnels de la politique, Paris, PUF, 1973, Gaxie (D.), Offerlé (M.), « Les militants syndicaux et associatifs au pouvoir », in Birnbaum, Pierre, Les élites socialistes au pouvoir, Paris, PUF, 1985. 308 « Le capital social est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance, ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles ». Bourdieu (P.), « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales, n°31 janvier 1980, p. 2 309 Olson (M.), op. cit. , p. 73.
162
entraîne l’entrée dans des réseaux constitués des membres du système d’action de l’İP310,
réseaux qui vont tendre à devenir multiplexes au fur et à mesure que le temps passera. La
politisation de toutes les sphères de la vie sociale entraîne une semi fermeture sur le groupe
constitué des membres de l’İP et des organisations amies, ce qui rendra les liens entre les
membres beaucoup plus forts, utiles à chacun et presque nécessaires. Comme nous l’avons vu
plus haut, l’entraide est de mise dans le parti, on se rend des services, on pratique le sport
ensemble, on sort ensemble, et on cherche son conjoint dans le groupe. C’est le mode de
fonctionnement même de l’İP qui pousse à la densification des liens entre militants. L’habitus
partisan inculqué par l’école ainsi que la socialisation dans le groupe militant sont créateurs
de liens fondés sur la reconnaissance d’un destin commun et la certitude d’œuvrer pour une
cause qui transcende tout un chacun. Mais l’intérêt d’un développement sur les capitaux
sociaux acquis à l’İP réside dans la tendance qu’ont les liens entre militants à devenir
multiplexes. Comme nous l’avons repéré dans la sous section précédente, en encourageant ses
membres à recruter dans tous les secteurs de leur vie sociale, l’İP produit une politisation des
aspects les plus privés de la vie de ses membres. Mais une autre conséquence est repérable
dans le fait que très souvent, un collègue de travail ou camarade de promotion à l’université
devient aussi compagnon de lutte, ami, et parfois conjoint ; de la même façon, un frère ou un
cousin peuvent devenir militants, ce qui interfère dans la définition qu’ont chacun des
militants de leurs proches concernés.
Ainsi Martı, notre contact privilégié, est parvenue à motiver l’engagement de quatre
étudiants de son université (avant d’entrer dans la catégorie que nous avons identifiée comme
celle des cadres, Martı était militante. Ils cherchent à recruter davantage de militants, et sont
amenés à passer un temps considérable ensemble en étant tous rattachés à l’organisation de
base (Temel Örgüt) de Beşiktaş, cellule du parti la plus proche de l’université311. Outre le
travail strictement militant (affichage de banderoles sur la façade de la cellule, tractage,
collage d’affiches dans l’ilçe lors d’élections, élaboration de stratégies et de messages à
retranscrire sur les affiches, etc.), ces individus vont développer un type de lien particulier à
l’intérieur même de l’université, Martı nous confiant sur ce point qu’elle était devenue amie
avec l’une des recrues et qu’ensemble, elles s’entraidaient pour les examens ou quand un
travail à réaliser à la maison était demandé. De plus, les militants affichant en général d’une
manière ostentatoire leur engagement politique à l’université, ils sont souvent critiqués par
leurs pairs qui considèrent généralement comme « ridicule » l’idéologie et les projets de l’İP. 310 Pf. Première partie, chapitre 2, Les réseaux de sociabilité du parti. 311 Même si un militant occupe des fonctions au siège du parti, il doit participer aux activités de la cellule d’İlçe (d’arrondissement) à laquelle il est rattaché lors de son adhésion.
163
Ils « souffrent » donc ensemble de l’ostracisme dont ils sont victimes, ce qui donne l’occasion
de renforcer le groupe restreint qu’ils constituent sur le lieu de leurs activités.
Autre exemple illustrant le caractère multiplexe des liens développés à l’İP, quand un
militant coopte un nouvel entrant, il doit le prendre sous son aile pendant quelques mois et lui
montrer en quoi consiste le militantisme İP, les deux individus vont donc devoir passer un
temps considérable ensemble, l’un devenant pour un temps le « mentor » de l’autre. Ici,
comme dans l’exemple précédent, on n’est plus dans un rapport de stricte inter-
reconnaissance entre militants, l’identité des uns aux yeux des autres étant susceptible
d’évoluer selon les situations et les lieux. Cela montre qu’en entrant à l’İP on trouve plus que
des compagnons de lutte, et le caractère multiplexe des liens développés dans la machine
engendre un dépassement du caractère public de l’action pour apporter des bénéfices dans
d’autres sphères de la vie privée des militants. Le parti en est conscient qui encourage la
densification des liens sociaux en proposant des espaces de sociabilité à l’intérieur de ses
murs (telle la cantine où tous se retrouvent en petits groupes à l’heure des repas, ou les salles
de repos meublées d’une télévision, de canapés et de revues en tout genre), ou en organisant
des manifestations censées permettre le dépassement du cadre purement politique de l’action
collective, telle la projection de classiques du cinéma turc, l’organisation de conférences sur
l’écologie ou l’éducation en Turquie.
Les ressources sociales que confère le militantisme se manifestent aussi par des
pratiques qui peuvent paraître plus anodines, comme par exemple l’occasion qu’on ceux qui
le désirent d’utiliser les ordinateurs du parti pour rédiger leurs travaux universitaires, ou de
demander conseil aux militants et cadres les plus dotés en capitaux culturels pour des
problèmes de toute nature, ou enfin, la fierté pour la famille d’un militant décédé de voir
réservé à ce dernier un encart nécrologique dans Aydınlık résumant ses faits de militantisme et
présentant les remerciements du parti au défunt et à sa famille pour ses activités dans
l’organisation.
b. La constitution d’un capital militant
Le militantisme İP, hormis les ressources d’ordre social, est pourvoyeur de ressources
culturelles, économiques et permet l’acquisition d’un savoir-faire susceptible d’être réinvesti
hors de la machine. Considérer ces différents types de rétributions comme exclusifs les uns
des autres serait d’ailleurs une erreur tant ils sont imbriqués et tant les uns dépendent des
164
autres. Sans lien social, pas de rétribution financière ni acquisition de savoir-faire, et sans ces
rétributions, le lien social que confère le militantisme ne serait peut être pas recherché.
Les rétributions financières sont le plus souvent la contrepartie d’un service rendu à
l’organisation, en ce sens, elles s’apparentent à un salaire. Nous l’avons vu plus haut (cf. sous
section consacrée aux coûts de fonctionnement et ressources proposées par le parti, seconde
partie, chapitre 1, B), de par ses activités éditoriales et médiatiques, le parti détient un panel
d’emploi, nécessitant ou pas des qualifications particulières qu’il peut attribuer à ses
membres. Ainsi, de nombreux militants, permanents du parti, vivent de leurs activités
partisanes, ils sont rétribués sans être cadres. C’est le cas des caméramans, des preneurs de
son, des individus occupés à mettre en page les revues de l’organisation, du service d’ordre
(lors de meetings ou dans les locaux), du gardien des locaux du siège, du portier, de la
personne chargée de préparer le thé et de l’apporter dans les différents services, du technicien
qui assure les diverses menues réparations au siège, des chauffeurs du président ou des
minibus qui acheminent les militants sur les lieux des meetings. Pour ces services rendus, la
rétribution financière peut être ponctuelle ou salariée. Dans ce dernier cas, nous l’avons
évoqué, le salaire est de 300 millions de livres turques pour un célibataire, et de 500 millions
si la personne est mariée et/ou si elle a des enfants. Ces mécanismes de rétribution permettent
de s’assurer la fidélité des militants (encouragés à ne pas faire défection sous peine de perdre
leur emploi), et de garantir une certaine homogénéité idéologique du groupe, ce qui semble
être un souci permanent vue la méfiance que les membres entretiennent vis-à-vis de
l’extérieur. Le lien social que crée le militantisme est aussi générateur de rétributions
financières par des voies « détournées ». Ainsi, tout entrepreneur peut profiter des espaces
consacrés à la publicité dans les revues du parti pour proposer ses services aux lecteurs, dans
leur grande majorité membres ou adhérents à l’İP. C’est le cas des « assurances nationales »,
une compagnie d’assurance qui achète des espaces de publicité dans Aydınlık. Ce faisant,
l’entrepreneur mobilise le lien social partisan (afin de médiatiser ses activités professionnelles
et en retirer des ressources économiques) et œuvre pour le parti en finançant ses activités. De
telles pratiques sont repérables dans les secteurs de l’édition et des loisirs, une société
proposant des camps d’été (sortes de colonies de vacances) à des tarifs préférentiels pour les
enfants des membres de l’İP. Cela rassure les parents sur l’homogénéité idéologique de ces
colonies de vacances, mais montre aussi que les membres ne sont pas totalement agis par
l’habitus partisan et l’idéologie du désintérêt ayant cours dans l’organisation, qu’ils
stratégisent leur pratique pour en retirer une sorte de plus-value (ici au sens premier du
terme).
165
Le militantisme est également source d’accumulation de savoir-faire, de compétences
techniques que les individus acquièrent par leurs activités partisanes, et qui s’apparentent plus
généralement aux ressources culturelles proposées par l’organisation. Rappelons que pour les
individus qui n’ont pas suivi d’études très longues, l’école du parti offre une première grille
de déchiffrement du monde, ainsi que des occasions d’accumuler des savoirs, sources de
légitimation sociale. Lors d’entretiens, les militants les plus défavorisés culturellement
aimaient à engager la conversation sur des sujets tels que la politique extérieure de l’Union
Européenne, l’histoire de la Turquie ou les méfaits de l’union douanière que la Turquie a
signée avec l’UE en 1995. On se rend alors compte de ce que l’école du parti, les lectures
hebdomadaires des revues du parti ou des ouvrages conseillés par les cadres chargés de
l’éducation, offrent aux plus démunis en capital culturel, qui se sentent légitimes et capables
de tenir une conversation sur des sujets habituellement considérés comme réservés aux plus
éduqués de la société turque, en relayant l’idéologie officielle. Ici, l’utilisation de ce qu’on
peut considérer comme un « capital militant » dans d’autres sphères sociales est aisé, on voit
alors comment un militant peut transférer les ressources acquises à l’intérieur vers l’extérieur,
par le simple biais d’une discussion avec des amis non membres, et gagner en légitimité et
estime de soi. Cela est encore plus remarquable en ce qui concerne les savoir-faire techniques
acquis dans la machine.
Pour l’exemplification, revenons une fois de plus sur le cas de Bülent, ce cameraman
rencontré dans une salle de détente du siège stambouliote du parti. Il n’a aucun diplôme, a mis
un terme à ses études avant la fin du lycée, et ne dispose d’aucun savoir-faire particulier
susceptible d’être investi sur le marché de l’emploi. Cependant, il est inscrit très jeune à l’İP
et ses parents sont militants de longue date. Il se voit alors proposer un poste de cameraman
lors de la création de la chaîne Ulusal Kanal, apprend le maniement de la caméra de façon
informelle et occupe depuis lors le même poste à temps plein. En cas de défection, il perdrait
son emploi au parti, mais pourrait faire valoir sa longue expérience et son savoir-faire à
l’extérieur. On rencontre d’autres cas relevant sensiblement du même registre, tels ces
étudiants qui avouent être « perdus » dans des cursus universitaires qui leur laissent peu
d’espoir de trouver un emploi correspondant à leurs attentes (conversation informelle menée
avec un militant inscrit en faculté de littérature), et qui apprennent le maniement de logiciels
informatiques spécialisés dans l’édition ou dans le montage d’images et de son (pour Ulusal
Kanal).
Si ce n’est évidemment pas la motivation première de l’engagement partisan, ces
activités fournissent une expérience professionnelle et parfois de réels savoir-faire qui seraient
166
restés inaccessibles hors militantisme. On comprend alors la différence entre capital politique
et capital militant, somme de savoir-faire, de compétences, de réseaux sociaux accumulés
dans le militantisme, plus stable et plus facilement transférable dans d’autres secteurs sociaux
ou dans d’autres organisations politiques.
Néanmoins, si ce capital militant est potentiellement plus aisément transférable dans
d’autres lignes d’action que le capital politique constitué par les cadres, concrètement, il n’est
que peu susceptible de faire l’objet d’une reconversion à l’extérieur, les membres étant
labellisés İP et stigmatisés dans le champ politique turc.
167
Comprendre la constitution du groupe İP, l’économie des pratiques partagée par ses
membres, ses rapports de pouvoirs internes et la multiplicité des types de carrières et de
rétributions qu’offre le parti nécessitait de rompre avec la « logique classificatoire » et
d’adopter une « perspective relationnelle »312. Il nous fallait considérer le parti comme un
espace de concurrence et de luttes pour l’attribution de « trophées » et la reconnaissance de ce
que peuvent être les ressources pré-partisanes légitimes aux yeux de la direction du parti. En
ce sens, nous devions « ouvrir la boîte noire » de l’organisation et considérer les pratiques
comme premières, ne pas essentialiser le parti et garder à l’esprit que l’İP est en premier lieu
le résultat de sociabilités et de transactions entre des individus désireux de participer au
champ politique. Il nous a fallu penser le groupe étudié dans son « rapport aux espaces ou
univers de compétition dans lesquels les mouvements agissent et se définissent, dans leurs
relations aux autres mouvements qui y « opèrent » mais aussi aux contraintes et structures de
concurrence propres à ces univers ou, si l’on préfère, « contextes d’action », et dans leurs
rapports aux conjonctures historiques variables qui affectent ces espaces de compétition »313.
En adoptant une « logique relationnelle », on est donc en mesure de situer l’İP dans ce que
l’on peut isoler comme un système d’action nationaliste–souverainiste turc. Celui-ci
rassemble des partis politiques (tels le MHP - Milliyetçi Hareket Partisi, Parti de l’Action
Nationaliste, le DSP - Demokrat Sol Partisi, Parti Démocrate de Gauche ou encore, une partie
du CHP - Cumhurriyet Halk Parti, Parti Républicain du Peuple), groupes (les Ülkü Ocakları),
associations (tels l’ADD - Atatürkçü Düşünce Derneği, Association de Pensée Atatürkiste, et
le CYDD - Cağdaş Yaşama Destek Derneği, Association de Soutien à la Vie Moderne),
syndicats (Türk-iş) et individus (journalistes, éditorialistes dans les quotidiens nationaux,
intellectuels, écrivains, universitaires), et concentre tous ceux ayant fait du nationalisme et de
la défense des intérêts nationaux les biens symboliques les plus saillants de leurs projets
politiques. On peut considérer que l’évolution du contexte national et international leur donne
régulièrement des occasions de s’entendre et d’allier leurs forces lors d’événements (comme
la commémoration du traité de Lausanne, en Suisse, en juin 2005, ou le meeting dans la ville
de Malatya en soutient à la République Turque de Chypre Nord et à Rauf Denktaş) ou dans le 312 Dobry (M.) (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p.12. 313 Dobry (M.), « La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique classificatoire » ; in Ibid., p. 47.
168
cadre d’activités médiatiques ou éditoriales (telle la publication de la revue Gençlik Cephesi
et Yeni Hayat), en outre, de par leur rhétorique légitimatrice d’un Etat fort, ils sont dans leur
ensemble peu inquiétés par les institutions de maintien de l’ordre (armée, police) et de
sécurité de l’Etat. En effet, cette « nébuleuse » d’organisation et d’individus « profite » du fait
qu’un parti dit islamiste de droite conservatrice (l’AKP) soit au gouvernement et que celui-ci
se démène pour accélérer le processus d’adhésion à l’Union Européenne, pour acquérir une
audience élargie et tenter de monopoliser les biens symboliques du nationalisme en
collaborant ponctuellement (lors de meetings organisés en commun) ou sur le long terme (cas
des revues ou des associations regroupant des personnalités des divers groupes et partis
membres de ce système d’action, telle l’ADD).
Cependant, et malgré des soutiens financiers manifestes et des liens avec ce que ce qu’il est
convenu d’appeler « l’Etat profond », l’İP est on ne peut plus exclu du « marché coalitionnel
nationaliste – souverainiste » (et de quelque « marché coalitionnel » que ce soit). Disposant de
peu d’effectifs et n’ayant toujours pas réussi la moindre percée électorale, il ne peut collaborer
qu’avec d’autres groupes eux aussi marginaux dans le système d’action en question. Mehmet
Ulusoy, responsable de la publication de Teori le confiait malgré lui, si l’İP considère que le
CHP « est un bon allié »314, ce n’est « pas dans son entier mais la branche représentée par
Taban Önemli », et ses relations avec le MHP ne sont pas si idylliques qu’il y paraît, leur
contact le plus proche de ce parti étant les « Aydınlar ocağı », « qui se sont séparés du MHP
depuis le changement de présidence dans le parti ». Enfin, quand l’İP a voulu se rapprocher
du MHP pour réaliser l’alliance électorale « Pomme Rouge (Kızıl Elma), « c’est l’Öncü
Gençlik qui s’est occupé de cela en prenant contact avec les Ülkü Ocakları (organisation
extrémiste proche du MHP) ». L’İP est marginal dans son système d’action, il sert de tribune
à certains universitaires ou intellectuels (certains experts) mais est trop « petit » pour
contribuer au succès politique des représentants de cette nébuleuse. Il se révèle alors isolé et
ne peut offrir à ses militant et à ses cadres (notamment aux hommes de réseaux) de possibilité
de transfert externe des ressources politiques et militantes accumulées en interne.
C’est peut être pour cette raison que le groupe a développé des routines et des règles
normatives sur lesquelles il est d’autant plus figé qu’elles visent à le faire exister en tant que
groupe, et à faire exister « symboliquement » ses membres. Tout se passe comme si la
normalisation des schèmes de perception et d’action, réalisée grâce au développement de
relations de pouvoir de type disciplinaire et à l’inculcation d’un ethos commun, ainsi que le
314 Entretien semi-directif réalisé avec Mehmet Ulusoy, responsable de la publication du mensuel Teori, le 2 février 2005 au siège du parti à Istanbul
169
fonctionnement népotique de l’organisation et l’idéologie conspirationniste qui règne vis-à-vis
de l’extérieur contribuaient à constituer le parti.
La position et le parcours de Doğu Perinçek et du groupe fondateur de l’İP dans le
champ politique turc depuis la fin de la décennie 1960 semblent donc bien avoir encouragé un
mode de fonctionnement interne quasi contre-sociétal. L’İP représente un type d’entreprise
politique fonctionnant en « vase clos » et offrant un cadre d’accumulation et de conversion
des ressources rendant toute tentative de transfert à l’extérieur difficile. Néanmoins, il offre
une multiplicité de types de carrières adaptées aux capacités et profil de chacun, ce qui lui
permet de sortir indemne des sévères déconvenues électorales qu’il subit à chaque scrutin, les
incitations sélectives étant assez nombreuses en interne pour assurer un niveau de satisfaction
individuelle et de loyauté suffisant. Nous l’avons vu, l’İP n’est pas une institution totale à
proprement parler : il ne gère pas l’ensemble des relations de ses membres dans l’espace
social, et profite même de la multipositionnalité de certains d’entre eux pour gagner en
efficacité et en légitimité. Cela dit, on doit reconnaître que son mode de fonctionnement en
fait une institution « semi-fermée »315 qui recherche la politisation de toutes les sphères de la
vie sociale de ses membres et le surinvestissement de ceux-ci grâce à la diffusion d’une
idéologie du désintérêt soutenue par l’esthétique du parti et l’ethos partagé par les membres
du groupe. C’est en acquérant le sens du jeu que les agents pourront tenter des coups et mener
des stratégies pour acquérir une position recherchée dans le parti (une rémunération, un
emploi, un poste dans l’organigramme, des articles publiés dans les revues du parti, etc.).
A tous les niveaux de l’organisation, il est un type de ressource particulièrement
reconnu par le parti : les ressources « familiales ». Ainsi, que ce soit pour investir le Comité
Central ou le Conseil de la Présidence, pour briguer un emploi ou obtenir une publication, la
ressource familiale doit souvent occuper une place majeure dans le portefeuille de ressources
sociales des participants. Par le rôle de la famille, qui mène au parti (par la socialisation
primaire et les réseaux sociaux de celle-ci) et structure l’organisation (par le népotisme
institutionnalisé et la tendance à l’autoreproduction des élites qui ont cours), certains agents
ont une sorte de connaissance « pré-militante » de leur parti et accumulent des ressources
particulièrement appréciées dans le parti316. Ainsi Bülent, caméraman à Ulusal Kanal depuis
quelques années car fils de militants et lui-même militant İP, opère une conversion de ses
ressources familiales en ressources économiques, de la même façon, il accumule un savoir-
faire potentiellement transférable dans d’autres secteurs sociaux. Cet exemple est significatif
315 Par le mode de recrutement par cooptation et l’existence du complexe conspirationniste par exemple. 316 Le cas de Martı illustre assez bien ce phénomène.
170
des pratiques et des processus d’accumulation et de conversion des ressources observées dans
l’organisation, à savoir que, mis à part pour les cadres experts317, être cadre à l’İP permet la
constitution d’un capital politique particulièrement reconnu et respecté en interne mais
totalement inefficace en externe, et que le militantisme est pourvoyeur d’un capital militant,
fait de savoirs, techniques, dispositions à agir et savoir-faire mobilisables lors des actions
collectives, des luttes inter ou intra-partisanes, et plus aisément transférable dans d’autres
« contextes d’action ». Néanmoins, si le parti offre des opportunités de carrière en son sein et
des possibilités d’accumuler ces dispositions et savoir-faire, il s’avère particulièrement
difficile pour ces militants « labellisés » İP de reconvertir ce nouveau capital militant dans
d’autres secteurs sociaux, ou même au sein d’une autre organisation du champ politique turc.
Tout se passe alors comme si les cadres et les militants, par leur activation permanente des
mêmes pratiques, faisaient exister l’organisation. En ce sens, la tendance à l’autoreproduction
des élites par la nature des échanges intergénérationnels, les pratiques des cadres et des
militants, ainsi que les types de sociabilités intra-partisanes, constituent l’architecture
humaine de l’institution. Malgré des effets de rôles très forts, militer à l’İP c’est
essentiellement faire exister le parti.
« Prendre parti » à l’İP signifie, certainement davantage qu’ailleurs, « faire parti » en
y apportant ses ressources. C’est créer et assurer la pérennité du cadre circulaire de conversion
de celles-ci.
317 On a vu que les cadres identifiés comme experts se servent davantage de l’İP comme d’une tribune, un mode d’accès au débat public et que l’expertise constitue une source de légitimation pour le parti. En outre, leur profil et leur multipositionnalité sociale leur confèrent plus d’autonomie qu’aux hommes de réseaux.
171
Annexes
Annexe I. Retranscription d’entretiens
1. Entretien semi-directif réalisé avec Turan Özbay, le président de la section de l’arrondissement de Beşiktaş, Istanbul, le 2 décembre 2003
2. Entretien semi-directif réalisé avec Martı Şahın, alors militante, le 7 avril 2004
3. Entretien semi-directif réalisé avec Melek, militante de vingt trois ans, le 16 mars
2004 au siège de l’İlçe de Beşiktaş 4. Entretien semi-directif réalisé avec Martı, le premier février 2005 (travaillant dans
le parti depuis août 2004)
5. Entretien semi-directif réalisé avec Mehmet Ulusoy, responsable de la publication
du mensuel Teori, le 2 février 2005 au siège du parti à Istanbul 6. Courrier électronique d’un membre chargé de la communication d’une des
principales organisations illégales d’extrême gauche, basée à Bruxelles (souhaitant garder l’anonymat), le 8 décembre 2004
Annexe II. Les statuts de l’İşçi Partisi Annexe III. Premier questionnaire proposé aux militants de l’İP. Annexe IV. Liste des enquêtés.
172
Annexe 1
Retranscription d’extraits de quelques entretiens
1. Entretien réalisé avec Turan Özbay, le président de la section de
l’arrondissement de Beşiktaş, Istanbul, le 2 décembre 2003 Racontez moi votre entrée à l’İşçi Partisi. J’avais 16 ans quand j’ai commencé à lire Aydınlık, au lycée, c’était en 1977. C’est cette même année que je suis entré à l’İP. Je me suis renseigné sur les autres partis mais il m’a semblé que c’était le seul qui n’était pas utopique, il avait de bons diagnostiques sur la situation du pays, de bonnes analyses. J’y suis entré en côtoyant une organisation de lycée, une association de jeunesse en fait. Ensuite il y a eu le coup d’Etat, la politique a été interdite en Turquie, mais je n’ai jamais quitté le parti depuis lors. Quelle est votre situation dans le parti aujourd’hui, combien les activités partisanes vous prennent elles de votre temps ? Je suis président de l’İlçe de Beşiktaş. C’est assez difficile d’estimer le temps que je consacre à l’İP, disons qu’en additionnant les heures, cela doit représenter une journée de travail par semaine. Quelle est votre profession ? Comptable. La profession de votre père ? Instituteur. Quels sont les évènements politiques qui vous ont le plus marqué en Turquie ? 1980, le coup d’Etat, en fait, il s’agit d’une politique de déstabilisation de la part des USA. 1980 est vraiment quelque chose qui m’a marqué. Un évènement positif… Le 28 février [1997], ce fut un véritable moment social, une période de lumière. Depuis, la Turquie vit une période négative, avec l’attaque de la mondialisation et la politique des USA qui rend le monde instable. Comment interprétez vous les résultats électoraux de l’İP ? C’est un succès. On a recueilli 165000 votes 50,54 % des voix lors des élections générales du 3 novembre 2002], et cela malgré la manipulation des élections menée par l’AKP et le CHP. Il n’y avait que deux choix possibles et 165000 personnes ne sont pas tombées dans le piège. Il s’agit de personnes intellectuelles qui connaissent la façon dont les
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choses se passent, qui ont une conscience. En fait, on ne peut pas avoir beaucoup de votes car nous voulons la révolution et la révolution se fait avec peu de gens. Il faut une avant-garde, une révolution ne peut pas être faite par les élections. C’est donc un succès. Comment définiriez vous l’İP ? Un parti révolutionnaire, mais du côté de la réalité, du prolétariat et des classes ouvrières. Nous refusons l’individualisme, nous voulons une conception socialiste des rapports humains, une société capable de lutter contre l’impérialisme. Par rapport aux autres partis, l’İP est rusé, nos actions sont justes, réalistes, c’est ce qui nous distingue le plus des autres partis de gauche. Selon moi, l’action juste prend son pouvoir dans le peuple, et les analyses justes engendrent des actions justes. Enfin, l’İP peut changer de point de vue sur plusieurs points, selon la conjoncture, mais il est un point qu’il ne peut abandonner, l’anti-impérialisme. Par exemple, nous sommes contre l’entrée de la Turquie dans l’UE. La Turquie doit prendre place dans l’Eurasie, l’adhésion de la Turquie est voulue par les USA et tous les pays qui veulent entrer dans l’UE sont proches des USA. En réalité, nous pensons que l’on parle toujours de l’UE pour empêcher la Turquie de penser à d’autres modèles tels que l’Eurasie. Ma préoccupation première en ce qui concerne l’économie, c’est cette union douanière, qui est une capitulation, car c’est un engagement unilatéral de la Turquie qui ne reçoit rien en échange de l’UE. Résultat, on exporte moins que l’on importe. Avec l’union douanière, la Turquie n’a pas gagné la liberté de circulation. Alors que si on regarde à l’Est, on voit que la Russie, l’Inde et la Chine sont des puissances du vingt-et-unième siècle, et à cause de l’union douanière avec l’UE, la Turquie s’éloigne de ces pays. De toute façon, la Turquie ne peut plus décider elle-même, ce sont le FMI et la Banque Mondiale qui décident des programmes économiques, sociaux et politiques. Et en politique intérieure, quels sont vos projets ? Vous savez, pour nous, la politique générale est supérieure à la politique locale. Prenez les élections municipales [du 28 mars 2004], on ne va pas dire aux gens, « votez pour nous, on construira des routes », on ne peut pas faire d’investissement, la Turquie n’a pas le budget nécessaire à cela. On va plutôt essayer de mobiliser sur l’Irak, Chypre. On va négocier avec d’autres partis pour essayer de présenter des candidats communs, si on ne trouve pas d’accord, on essayera tout de même de présenter un candidat partout où ce sera possible. Quelles sont les régions dans lesquelles vous réalisez les scores les plus importants ? On a à peu près partout les mêmes scores, sur la mer Egée on marche bien, 3-4 %. […]
2. Entretien semi-directif réalisé avec Martı Şahın, alors militante, le 7 avril 2004
Je voudrais aborder la question de l’éducation que l’on reçoit au parti. En fait il y a plusieurs façons d’éduquer les membres. On se réunit et on nous donne une liste de livres qu’il faut lire pour une date précise. On a du temps. A la fin, il y a des examens avec une liste de questions. Après, il y a aussi des périodes plus concentrées où on a
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des cours sur l’histoire et la politique. L’histoire c’est très important. C’est le bureau de l’éducation qui est chargé de tout cela. Il y a plusieurs types de personnes qui donnent des cours. D’abord il y a les « normaux ». Ce sont des gens avec des professions élevées comme des avocats, des ingénieurs, des pharmaciens. Eux, ils ne passent pas tout leur temps dans le parti, ils viennent pour parler de sujets précis. Ensuite il y a les cadres, ce sont les militants. Moi je suis un cadre alors je peux donner des cours. Puis il y a les professionnels, ce sont les seuls qui sont payés pour leurs activités dans le parti. Ils sont là à plein temps. Pour être professionnel il faut avoir passé cinq ou six ans sans interruption dans le parti et travailler pour le parti. Moi je suis cadre mais j’ai informé le parti que je veux devenir professionnel [Martı deviendra professionnelle en août 2004]. Tu passes combien de temps dans le parti, disons par semaine ? Ca dépend, ça peut être une journée mais ça peut aussi être toutes les nuits. Là, on a du travail car on a eu de mauvais résultats aux élections et on est mobilisé pour Chypre [un référendum sera organisé le 24 avril 2004]. Oui, Gözde [une autre militante] travaille surtout dans la soirée… Oui, elle travaille dans la branche média, moi je suis à la direction centrale, ça représente un peu plus de travail. Mais tout ça c’est normal, ce n’est pas secret je te l’ai déjà dis, notre modèle d’organisation c’est celui des partis léninistes. Et Chypre, comment ça se passe… Pas bien mais on y travaille, tu n’es pas allé à Malatya ce week-end ? [A Malatya, dans l’est du pays, avait lieu un meeting qui réunissait les membres de plusieurs partis refusant le plan Annan et l’évolution des choses concernant Chypre Nord]. Non, j’avais à faire Moi non plus. Mais bon, voila comment ça se passe, il y a une division du travail selon ce que les gens peuvent faire. Chaque département est spécialisé en quelque chose. Par exemple à Galatasaray on est 5 personnes… Des militants ? Oui, et en plus il y a 5 ou 6 personnes qui votent pour nous, ils participent à certaines de nos activités. Si quelqu’un n’est pas bon en histoire, on le fait travailler, je lui donne un livre. S’il y a des questions particulières, on donne une éducation à celui qui le demande. Si la question revient fréquemment, on organise quelque chose de spécial, on fait un cours. Ca dépend un peu de l’actualité. A propos de ce que les gens lisent, tu pourrais me parler de la presse du parti, ou des médias en général ? Oui, pour cela on a le groupe d’édition. En fait ce sont souvent les mêmes personnes qui travaillent dans l’ensemble des médias. Ca tourne pour Aydınlık, Ulusal Kanal. Ca représente 100 personnes dans toute la Turquie. On a des journalistes dans les grandes villes
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qui envoient leurs articles. Le centre est à Istanbul mais on a des bureaux Ulusal Kanal à Ankara et Izmir. Tous les employés sont membres du parti ? Non, et nous avons besoin de bénévoles, ça coûte cher. D’ailleurs, je me demande comment le parti est financé. Les membres paient chaque mois une cotisation. Les syndicats nous aident parfois : Türk-iş, le syndicat des « ormanca » (les fôrets), maden işçileri ( les mines), Petroliş, Türkie Sen Eğitim (un syndicat d’enseignants de gauche), le syndicat des chauffeurs de bus. Ceux dans lesquels on est bien représenté. Combien le parti compte-t-il de membres ? 40000 dans tout le pays mais ça ne veut pas dire grand-chose le nombre de membres dans les partis turcs. On est 500 militants mais dans ceux-ci il y a à peu prés 100 militants motivés et vraiment impliqués. Ce sont des chiffres déjà anciens, je ne connais pas les plus récents. Est ce que tu pourrais me citer les événements organisés par le parti depuis disons…un an ? Par exemple, le 25 octobre 2003 il y a eu un meeting à l’Université d’Ankara qu’on a fait avec l’Université d’Istanbul. Le recteur de l’Université d’Istanbul est proche de nous. On parle avec les professeurs de l’Université d’Istanbul et ils invitent d’autres personnes d’Ankara ou d’Adana. En fait, chaque recteur fait sa propre affiche, c’est nous qui organisons mais sur les affiches ils ne font pas allusion à l’İP. Ce meeting du 25 octobre c’était contre la réforme du YÖK (Conseil Supérieur de l’Education), on a réuni 100.000 personnes. En été on a organisé 3 ou 4 symposiums dans les facs avec des syndicats de gauche ou de droite, à l’Université d’Istanbul. C’était à propos de chypre ou de la Kamu Yönetim Yasasi. Là on a déclaré la création du mouvement Kuvay Millie. Entre le meeting de Chypre et celui de la Kamu Yönetim Yasasi, il y a eu la création du Conseil de l’Union Nationale (Ulusay birligi konsey). En général, on organise des choses avec des gens du MHP et du CHP mais sur ce point, ça dépend de l’endroit. Au lieu du MHP ça peut être le DYP, ils disent la même chose mais il y des villes où le DYP est présent alors que le MHP non. On fait ça avec des kémalistes, des associations civiles, ADD (Atatürkçü Düsünce Dernegi), CYDD (Çağdaş Yaşama Destekle Dernegi, l’Association de Soutien à la Vie Moderne) et puis les syndicats. On a fait 10 symposiums dans tout le pays et l’IP a été l’un des leaders de ce mouvement. Parfois l’armée vient aussi ; à Ankara l’ATO (Ankara Ticaret Odasi, chambre de commerce d’Ankara) a organisé un meeting pour Denktaş et tous les commandants étaient là. L’Öncü Gençlik a aussi créé l’Ulusal Üniversiteler Hareketi (le Mouvement des Universités Nationales), destiné aux jeunes. Le problème c’est que les résultats du parti aux élections sont très mauvais. En ce moment on s’interroge beaucoup dans le parti parce que les événements sont tous organisés en alliance avec d’autres on n’a pas de retombées électorales. On va chercher de nouveaux membres, peut être revoir l’éducation qui n’est certainement pas très bien faite. Il va falloir changer la façon de travailler, avoir un cadre plus strict dans le parti parce que la Turquie va vivre des jours très mauvais.
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Je me pose aussi une question sur les différences qu’il pourrait y avoir entre les jeunes et les personnes plus âgées du parti, leur façon de voir leur engagement, de percevoir leur rapport à la politique… Moi je ne vois pas de différence entre les jeunes et les plus vieux, par contre elle existe certainement entre les nouveaux et les anciens militants. Il y a plusieurs raisons d’entrer dans le parti. Par exemple mon oncle s’est récemment inscrit à l’İP, il ne se considère pas comme gauchiste comme moi mais s’engage à cause des Etats-Unis, du problème chypriote. En général, quel est le niveau d’éducation dans le parti ? A Istanbul, Ankara et Izmir, les gens ont un bon niveau d’éducation mais ailleurs non. En Turquie, seulement 5 % des femmes sont éduquées et beaucoup n’ont été qu’à l’école primaire. La génération de mes parents a été la première à aller à l’Université. Avant ce n’était pas possible. En général, les parents sont ouvriers ou villageois mais les enfants vont beaucoup plus à l’université. […]
3. Entretien semi-directif réalisé avec Melek, militante de vingt trois ans, le 16 mars 2004 au siège de l’İlçe de Beşiktaş
[…]« Les gens veulent être en Europe ou aux Etats-Unis parce qu’il y a un haut niveau de chômage et quand tu es étudiant à l’université et tu sais que tu ne vas pas trouver un emploi tel que tu le désires ou que tu ne trouves rien du tout, tu veux partir. C’est pourquoi il y a les programmes d’échange en Europe. Les étudiants peuvent aller en Europe, faire un Master et après on rentre en Turquie … Mais en fait après on ne revient pas. Il y a un manque d’espoir même s’il y a des entreprises riches en Turquie… Mais à cause de l’impérialisme… Par exemple, l’Europe désire beaucoup d’ingénieurs mais en Turquie il n’y a pas besoin d’ingénieurs…Ou bien tu étudies 5 ans pour devenir ingénieur et tu te retrouves employé de banque. » Et pourquoi t’es tu engagée dans le parti ? Aujourd’hui c’est ma façon de vivre, heureusement parce que je sais que mon avenir… si on parle de l’individu, pour qu’il soit heureux, je dois faire les choses comme ça, je ne peux pas être heureuse à l’ouest, loin de mon pays et si je ne m’intéresse pas ici à la politique je serai désespérée. Mais j’ai de l’espoir pour l’avenir de la Turquie. Je veux travailler dans le parti et je veux être le sujet de ma propre vie, pas l’objet. Tu veux travailler dans le parti ? Oui, sinon quelqu’un d’autre va décider de mon avenir et je ne veux pas être dans cette position. Par exemple, ça influence les études aussi. J’arrive aux examens sans travailler car je possède une vision à moi. Je m’intéresse à tout, je lis beaucoup de livres. Quand ils posent des questions comme « les média et la démocratie », il y a notre chaîne de télévision et je connais les problèmes. Quels types de livres vous lisez dans le parti ?
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Surtout à propos de l’histoire de la Turquie, livres théoriques sur le kémalisme, la révolution kémaliste, il y a beaucoup de livres. Ensuite, les autres théories pratiques des autres pays. Les livres de Lénine, de Marx. Pour les théories et les programmes dans le parti il y a des livres aussi, par exemples les questions internationales d’aujourd’hui, il y a l’Eurasie. J’essaie de lire des livres sur l’économie parce qu’il y a beaucoup de spéculation sur la Chine, est elle capitaliste, etc. Des romans aussi, j’aime beaucoup. Je veux faire ma Yüksek Lisans à Ankara l’année prochaine, au mois de mai il y a un examen, avec des questions de sciences sociales et de mathématiques, je veux faire mon master en sciences politiques […] Mon idée […] Les politiques […] Il y a beaucoup de gens qui pensent comme nous. Mais si on parle d’être actif, il y a des problèmes. Quand nous expliquons nos idées tout le monde dit oui, tu as raison … Sur Chypre, ça va nous prendre du temps, il y beaucoup de points qui posent problème. Mais Denktaş dit que si les choses vont dans le sens de la Grèce ou de l’Union Européenne, il va se suicider. Il a dit ça pendant notre meeting. Le référendum est prévu dans peu de temps mais s’il y a un référendum maintenant, le résultat ne sera pas très bon, je pense. Denktaş dit qu’il va tout raconter. Je pense qu’on a beaucoup de chances, ça va retarder les choses et ce sera bon pour la Turquie parce que cette urgence n’est pas bonne. Dans la période imposée ce n’est pas possible. . Il y a une chose importante, l’armée a déclaré qu’elle va ficher les gens qui ont des relations avec l’Union Européenne et les Etats-Unis, les francs-maçons, les membres des Tarikat (organisations religieuses), des ONG... C’était très bien. Autrefois les révolutionnaires étaient fichés, maintenant c’est le contraire. Il y a eu une enquête pour les précédentes élections, sur les médias. Pour l’AKP et le CHP, les télévisions ont consacré 30 heures, pour l’İP, seulement 4 minutes. Il y a un embargo des médias. » […]
4. Entretien réalisé avec Martı, le premier février 2005 (travaillant dans le parti depuis août 2004)
Tu travailles donc à temps plein pour le parti maintenant ? Oui, depuis six mois maintenant. Je travaille pour Ulusal Kanal et pour Teori, j’écris des articles, des textes qui seront utilisés lors des journaux télévisés de la chaîne. Comment tu as fait, c’est toi qui a demandé à travailler dans l’İP ou on te l’as demandé ? En fait, je savais que je voulais travailler dans le parti mais je ne savais pas quoi faire, continuer mes études à Ankara et faire un Master ou commencer tout de suite. J’ai demandé à Doğu Perinçek (le président du parti) qui m’a dit de ne pas m’en faire, si je décidais de faire mon Master, je pourrais travailler après, sinon, j’avais un emploi qui m’attendais. Je n’ai pas fait de Master et j’ai commencé à travailler tout de suite après mes études. Tout le monde peut demander ce genre de conseil à Perinçek ? Oh non, pas tout le monde, mais je le connais depuis longtemps. Qu’est-ce qui a changé dans ta vie depuis lors ?
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Pas grand-chose, c’est juste plus facile. Avant je faisais des allers-retours tous les jours entre le parti et l’université, la journée à la fac, le soir au parti jusque tard dans la nuit parfois. Aujourd’hui je suis une révolutionnaire professionnelle et je suis fière de ça. Tu gagnes bien ta vie ? Pas mal, je gagne 300 millions [de livres turques, soit à peine 200 euros] par mois, comme tous les professionnels du parti d’ailleurs. Tu gagnes 300 millions si tu es seul et si tu es marié ou que tu as des enfants, c’est 500 millions. Et il y a combien de professionnels en tout ? Je ne sais pas, je dirais entre 1000 et 2000, les médias compris. Et combien de membres en tout ? 40 000 sur toute la Turquie. Je te remercie pour tes réponses, peux tu me dire à combien s’élève la cotisation ? Ca dépend, on donne ce qu’on veut, par mois ça peut aller d’un million [soixante centimes d’euro] à … je ne sais plus, mais c‘est inscrit dans les statuts, tu peux regarder.
5. Entretien semi-directif réalisé avec Mehmet Ulusoy, responsable de la publication du mensuel Teori, le 2 février 2005 au siège du parti à Istanbul
Pouvez vous me dire quelles sont les principales organisations avec lesquelles l’İP travaille ? L’İP travaille avec de nombreuses organisations nationalistes ou indépendantistes. En premier lieu, vient ADD (Atatürkçü Düşünce Derneği). Cette organisation compte près de cent mille membres en Turquie, des hommes politiques mais pas seulement, ils sont proches du CHP sans pour autant suivre ce parti en toutes occasions. On y trouve des intellectuels, des kémalistes, etc. Ensuite, il y a le Saadet-i tantanin yurt partisi, qui vient très certainement en seconde position. Le CHP est aussi un bon allié, pas dans son entier mais la branche représentée par Taban Önemli travaille avec nous. Le DSP est un autre parti proche de nous, le syndicat Türk-iş, qui devient de plus en plus nationaliste, est aussi un bon allié. Je sais aussi que vous avez conclu une alliance électorale avec le MHP, l’alliance « Kızıl Elma »… Oui, je vais en parler mais avant cela, je dois évoquer les commandants à la retraite tel Tuncer Kilinç, regroupés au sein de l’union nationale et du conseil national (Ulusal Birliği, Ulusal Konseyi). Les « Aydınlar ocağı », qui se sont séparés du MHP depuis le changement de présidence dans ce parti, sont aussi des personnes avec qui on travaille. Que ces gens soient de gauche ou de droite, peu importe, ils sont nationalistes et c’est cela qui compte. En fait, on est proche de diverses personnalités qui se sont séparées du MHP. Il y a aussi quelques revues comme Yeni Hayat (Nouvelle Vie) ou Töre, qui sont laïcs et atatürkistes. Quant à la coalition
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Kızıl Elma, elle a été menée en août 2003. En fait, c’est l’Öncü Gençlik (l’organisation de jeunesse de l’İP) qui s’est occupé de cela en prenant contact avec les Ülkü Ocakları (organisation proche du MHP). Grâce à cela, on a pu mener des actions communes à propose de Chypre, du nord Irak, etc. Il y a aussi des rapprochements dans certaines revues telle Gençlik Cephesi (le Front de la Jeunesse) dans laquelle on retrouve les jeunesses de l’İP, du CHP, du DSP et du MHP. Très bien, j’aurais maintenant quelques questions à propos des effectifs du parti, le nombre de militants, de professionnels, de sympathisants. C’est une question assez difficile. Je dirais qu’il y a 2000 membres dans l’Öncü Gençlik, en comptant ceux qui participent occasionnellement à ses activités. A l’İP il y a environ 50 000 membres, mais en réalité il n’y a que 2000 militants, actifs. L’Öncü Gençlik comprise ? L’Öncü Gençlik comprise. Et dans les médias du parti ? A peu près 200 employés, mais tous ne sont pas membres du parti, surtout à Ulusal Kanal (la chaîne de télévision du parti). Mais de fait, leurs opinions sont proches de celles du parti. Je voudrais maintenant vous poser quelques questions à propos de votre expérience personnelle. Quel âge avez-vous, quelles études avez-vous faites et quelle est votre profession ? J’ai 55 ans, je travaille pour l’İP en tant que responsable de la publication de Teori mais je suis diplômé en physique. J’étais donc professeur de physique. La profession de votre père ? Il était paysan. Etes vous croyant, pratiquant ou athée ? Je suis athée (dinsiz), et laïc bien sûr. C’est assez frappant, tous les militants que j’ai interviewés se disent athées, ce qui est assez rare en Turquie. Oui, mais vous savez, ils sont tous kémalistes, et nous ne concevons pas le fait de pouvoir être kémaliste et religieux à la fois. Pour nous la religion est un obstacle au progrès et à la révolution. Nous avons adopté le matérialisme historique, alors nous sommes athées. D’accord, quand êtes vous entré dans le parti ? En 1978. Quels ont été les divers postes à responsabilité que vous avez occupé depuis votre entrée ?
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Il y en a eu beaucoup, disons que j’ai été responsable, cadre en quelque sorte, avant de de m’occuper de la publication dans le parti. En étant professeur de physique à l’extérieur, est-ce que vous donnez des cours dans l’école du parti ? Oui, je fais ça occasionnellement, je peux donner des cours d’histoire ou d’idéologie du parti, intervenir dans des conférences. Vous connaissiez des gens de l’İP avant votre entrée ? J’étais à l’université dans les années 1970 et je me sentais proche du mouvement de 1968, alors je me suis rapproché d’organisations de gauche, en particulier la 1968’lik Vakfı (l’association de 1968). C’est là que j’ai appris à devenir un vrai militant, après cela je me suis rapproché de Doğu Perinçek. Participez vous aux activités d’autres organisations ou associations en Turquie ? Non, seulement à l’İP, enfin, je suis aussi membre de l’eğitim derneği (association de l’éducation) en tant que professeur de physique mais c’est tout. Est-ce que d’autres membres de votre famille font partie de l’İP ? Oui, il y en a qui militent dans le parti, d’autres qui sont seulement membres et qui ne militent pas. Par exemple, j’ai quatre frères et tous sont au moins membres. […]
6. Courrier électronique d’un membre chargé de la communication d’une des principales organisations illégales d’extrême gauche, basée à Bruxelles (souhaitant garder l’anonymat), le 8 décembre 2004
Message du 08/12/04 à 12h27 De : "X" A : b.gourisse@voila.fr Objet : RE: demande renseignements Bonjour Monsieur, J'aimerais pouvoir vous aider avec grand plaisir mais malheureusement, en ce moment, je n'ai pas beaucoup le temps de me lancer dans de telles investigations. Ce que je peux vous dire d'emblée, c'est que ce parti a joué un rôle historique dans la répression contre la gauche marxiste révolutionnaire. Il suffit de lire les éditions d'Aydınlık de la fin des années 70 pour comprendre le rôle de ce parti au sein de la gauche turque. Aydınlık publiait régulièrement les noms et les adresses des militants d'organisations révolutionnaires et ainsi, la police n'avait plus qu'à aller éliminer ces derniers. Cette organisation est honnie par tous les secteurs de la gauche pour ses collusions avec la Sûreté turque. Ces derniers temps, leur mouvement de la jeunesse a semé la terreur sur les campus, en s'attaquant à tous les autres mouvements de la gauche, des plus réformistes aux plus radicaux.
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Je vous conseille de consulter également les "secrets d'Etat" qui sont régulièrement publiés dans Aydınlık. Comme si Aydınlık avait l'exclusivité de ce genre de documents confidentiels émanant des services secrets turcs. Enfin, si vous jetez un oeil sur la composante de ce parti, vous verrez que la plupart des cadres dirigeants d'IP sont des officiers retraités. Ils organisent quelques fois des tournées de conférence en Europe avec l'un ou l'autre membre de l'Etat-major... Vu la faiblesse d'implantation de ce parti parmi la population notamment à travers ses scores électoraux ridicules et son alliance déclarée avec la junte qu'il considère comme une force révolutionnaire (!), il ne reste pas beaucoup de solutions de financement... Je pourrais aisément retrouver les sources pour corroborer mon propos. C'est juste le temps qui me manque un peu. Si vous me laissez quelques jours, je tenterai de faire quelque chose. A bientôt.
Annexe 2 Les statuts de l’İşçi Partisi
1. Nom et qualité.
L’İşçi Partisi est le parti d’avant-garde de la classe ouvrière turque, des travailleurs urbains et ruraux et des intellectuels (aydınlar) socialistes. Son abréviation est İP. Son siège est à Ankara. L’emblème du parti est l’étoile rouge qui montre la voie aux ouvriers et travailleurs unis du monde entier. Le drapeau du parti est une étoile jaune sur fond rouge. La marche (marş) du parti est celle du premier mai.
2. Fondation et héritage historique.
L’İşçi Partisi accepte comme date de fondation historique celle du parti socialiste ouvrier paysan de Turquie ( Türkiye İşçi Çiftçi Sosyalist Fırkası ), organisation d’avant-garde fondée par Şefik Hüsnü et qui commença la lutte le 22 septembre 1919 […]. L’İşçi Partisi s’unit aux héritages culturels de toutes les avant-gardes des classes travailleuses [emekçi] et socialistes.
3. Elément essentiel de l’organisation : le centralisme démocratique.
Le principe fondamental de l’organisation est le centralisme démocratique. 4. Démocratie.
La liberté d’expression des initiatives des membres, l’ouverture et les différences d’opinion sont les principes essentiels de la démocratie interne du parti. La structure démocratique de l’İP fait se rencontrer les caractères travailleurs des organes et des membres. La majorité des membres de l’administration du parti et des délégués au
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congrès sont des travailleurs et des ouvriers. Ceux qui travaillent de leur mains sont reconnus en priorité. On accordera une attention particulière à ce que les jeunes et les femmes soient représentés dans les organes et fassent partie des délégués du parti. La fonction des membres du parti est d’encourager la réalisation d’une réflexion vivante à l’intérieur du parti […]. Toute décision des organes du parti peut se voir opposer un avis contraire d’un membre ou d’organes différents […].
5. La centralité.
Pour l’application des décisions les échelons inférieurs doivent s’adresser aux échelons supérieurs. Tout le parti s’adresse au centre afin de préserver les principes fondamentaux que sont la discipline et la protection des liens du parti. Il est de la responsabilité des échelons inférieurs de fournir des rapports réguliers aux échelons supérieurs. Dans ces rapports, on décrit de façon ouverte les points positifs et négatifs du travail de l’organisation, on y discute les solutions possibles aux problèmes rencontrés. Les échelons supérieurs évaluent et donnent des réponses à ces rapports en les examinant.
6. Les initiatives des membres des échelons inférieurs.
Les organes centraux et les échelons supérieurs donnent aux membres et échelons inférieurs de larges initiatives. Ils les encouragent à se joindre d’une manière créative à l’administration du parti et plus généralement à la vie de celui-ci. Le développement des mécanismes nécessaires à cela doit être encouragé.
7. L’ouverture de la vie interne du parti.
La vie politique du parti, les discussions internes et les processus de prise de décision sont ouverts aux membres. La discussion de points de vue particuliers, les nouvelles propositions et discussions ne doivent pas être ouverts aux membres et aux unités inférieurs du parti. Les organes du parti, afin de travailler d’une façon ouverte, doivent donner une importance particulière à la communication. Dans ce but, on trouvera dans tous les organes de l’İP un panneau mural qui sera le miroir de la vie du parti. Les propriétaires du panneau sont les membres du parti et la direction. Les informations, décisions et critiques qui circulent entre les membres et la direction seront inscrites sur le panneau. Les questions ou problèmes sur la théorie du parti, le programme et les relations politiques sont résolues par une discussion ouverte et une confrontation idéologique ouverte avec la direction. Des réunions de discussion sont organisées dans un esprit naturel de justice, les organes d’édition du parti existent et les panneaux sont utilisés pour expliquer et exposer les opinions et réflexions des membres du parti.
8. La vie intellectuelle interne au parti.
Dans le cadre des diverses inclinations des théories et programmes que connaît la classe ouvrière, l’İP voit comme une réalité l’existence en son sein de différentes opinions. La diversité d’opinions théoriques dans le parti est considérée comme un moteur. La défense des programmes et des principes politiques du parti sont la responsabilité des membres. A partir de cela, il appartient à chaque membre de proposer des changements dans le programme.
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9. Les membres.
Peuvent devenir membres du parti ceux qui adoptent le programme et les statuts du parti, qui prennent place dans les organisations de base et qui acceptent de verser une cotisation au parti.
10. Cotisation des membres.
La cotisation mensuelle des membres s’élève à au moins un pour cent de leurs revenus bruts.
11. Devenir membre.
Afin de devenir membre du parti, il est possible de s’adresser à toutes les organisations du parti. Tous les candidats concitoyens trouveront un accueil digne auprès de toutes les organisations du parti. Tous ceux qui se proposent d’entrer dans le parti verront leur candidature enregistrée. La candidature à l’entrée dans le parti s’étale sur une période de six mois. Pendant ces six mois, le candidat ne peut pas utiliser sa voix lors d’élections internes et l’organisation décide de l’acceptation ou du refus de la candidature. Tout nouveau membre du parti, en acceptant cette fonction, fait cette promesse : « En devenant membre de l’ İşçi Partisi, je promets de m’engager pour une société sans classe, pour la révolution mondiale des travailleurs et pour la guerre de libération des peuples opprimés du monde. »
12. Les fonctions des membres.
Les fonctions des membres sont : Diffuser le programme du parti, travailler dans une organisation de base [Temel Örgüt], payer sa cotisation, se comporter comme un organe lorsqu’on se trouve seul, recruter d’autres membres, travailler d’une manière active, être en accord avec la direction et les décisions du parti, partager la même destinée que le peuple qui travaille, adopter une philosophie qui privilégie une vie simple et pure.
13. Interdiction de faire partie au même moment de plusieurs organisations.
Aucun membre du parti ne peut être membre de plusieurs organisations à la fois. Dans cette situation, seul le dernier enregistrement est valide. Le membre qui déménage devient membre dans l’organisation de son nouveau lieu de résidence.
14. Quitter le parti.
Le membre qui veut quitter le parti doit en informer par écrit la présidence de il [il başkanlığı] et le conseil de la présidence [başkanlık kurulu] dans un délai de quinze jours avant son départ.
15. Organisation.
A) Organes centraux.
a. Congrès général b. Président général c. Comité central
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d. Conseil de la présidence e. Conseil disciplinaire central
B) Organisations de il, d’arrondissement (ilçe), et de municipalité. a. Les congrès de il, ilçe et de municipalité b. Les présidents et conseils de direction de il et d’ilçe c. Organisations municipales d. Conseils disciplinaires de il
C) Organisations de base (Temel örgütler) D) Groupes du parti
a. Conseil général du groupe à la Grande Assemblée Nationale Turque(TBMM)
b. Conseil de direction du groupe à l’assemblée c. Conseil disciplinaire du groupe à l’assemblée d. Groupes du parti dans les assemblées de il e. Groupes du parti dans les assemblées municipales
a. Colonnes, représentants et fondations amies
f. l’ « öncü Gençlik » g. La colonne des femmes h. La colonne culture et arts i. La colonne des sciences j. Les représentants à l’étranger k. Les représentants dans les villages et les arrondissements.
16. Congrès général.
L’organe du parti le plus haut placé est le congrès général. Les membres délégués du congrès général du parti sont élus par les membres du parti. Le président général, le comité central, le conseil disciplinaire central et les ministres appartenant au parti ainsi que les députés sont membres naturels du congrès général. Les réunions ordinaires du congrès général ont lieu tous les deux ans. Des réunions extraordinaires sont organisées à la suite d’une demande du président général, du comité central, des délégués du congrès général ou d’au moins un cinquième des membres du parti. C’est le président général qui convoque le congrès général. […] Les décisions sont prises à la majorité des deux tiers.
17. Le président général.
Le président général représente le parti, il est le président de toute l’organisation du parti. Il est responsable et compétent dans toutes les décisions qui lient le parti, dans l’organisation de rencontres, dans la fondation de liens avec l’extérieur et dans la communication du parti. Le président général peut organiser des réunions avec les organes de direction du parti, les conseils et les commissions, convoquer les membres du parti dans leur ensemble ou séparément. Il fait savoir ce qu’il voit aux membres compétents [görevli] et à l’organisation du parti, il donne des missions et fait appliquer ses décisions par les organes compétents. Le président général préside le comité central et le conseil de la présidence. Il est élu lors du congrès général à la majorité absolue des voix lors d’un vote à bulletin secret. Si, lors des deux premiers tours de scrutin, les candidats n’ont pas été départagés, un troisième tour est organisé où celui qui obtient le
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plus de voix l’emporte. Si pour une raison ou pour une autre le président doit abandonner ses fonctions, le comité central choisit dans ses rangs son successeur.
18. Le comité central.
Le comité central est composé de quarante membres permanents plus dix de réserve, élus avec le président général par le congrès général. Les membres du comité central qui démissionnent sont remplacés par des membres de réserve. Le comité central est l’organe le plus important du parti après le congrès général. Le comité central choisit en son sein un secrétaire général qui s’entoure alors du vice président général ainsi que de trois autres vice-présidents généraux, du comptable général et de trois membres du conseil présidentiel. Le comité central prépare les élections générales et locales et décide, conformément aux statuts du parti, des candidats que le parti présentera aux élections. Il présente un rapport de travail lors des congrès et prépare un projet de décision à prendre pour l’occasion. Il discute le budget annuel, prépare un projet sur les possibles évolutions du programme et des statuts et le présente au congrès. Le comité central décide de l’ordre du jour des réunions en s’assurant que celui-ci est convenable pour le président général (l’ordre du jour lui aura été présenté auparavant par le secrétaire général). Il ne se passe pas trois mois entre deux réunions du comité central.
19. Le conseil de la présidence.
Le comité central désigne, avec le président général, en son sein quatre vice-présidents généraux, un comptable général et cinq membres de conseil de la présidence. Le conseil de la présidence est donc composé de onze membres. Le conseil de la présidence est l’organe exécutif le plus élevé du parti. Pouvoir et fonctions du conseil présidentiel :
- Il contrôle les décisions du congrès et du comité central. - Il annonce, adopte et publie les programmes, principes et politiques du parti. - Il organise les relations politiques et légales du parti. - Il organise, planifie et dirige les recherches, les publications et les travaux
d’éducation du parti. - Il prépare le congrès général, les congrès de il et d’ilçe et vérifie que les élections
de délégués sont conformes aux statuts du parti. - Il prépare le budget annuel. - Il fait entrer en vigueur les décisions du comité central. - Il conduit et organise les relations internationales du parti. - Il prend les décisions concernant la direction de l’organisation du parti, les
contrôles et tous les autres domaines qui permettent un renforcement et une croissance du parti.
Il ne se passe pas un mois entre deux réunions du conseil de la présidence. 20. L’article 20 a été supprimé. 21. Le secrétariat général.
Le vice-président général est nommé secrétaire général. Il applique les décisions prises par le comité central et le conseil de la présidence. Il informe le comité central et remplace le président dans ses travaux officiels lorsque celui-ci est absent.
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22. Le comptable général.
Les obligations du comptable général sont de rassembler les revenus du parti et de préparer les dépenses nécessaires aux projets du parti. Il cherche les moyens de financement et s’efforce de discerner les dépenses nécessaires et convenables du parti. Il est responsable de l’inventaire, des comptes et du contrôle des dépenses.
23. Conseils et commissions scientifiques, artistiques, d’information et de recherche.
Le comité central et le conseil de la présidence peuvent créer des conseils et commissions sur des sujets de recherche politiques, sociologiques, économiques, techniques et scientifiques. Ces commissions et conseils peuvent être temporaires ou permanents. Ces travaux peuvent être publiés par les éditions ou utilisés dans les travaux éducatifs du parti.
24. Les organisations de « pays » (il).
Le congrès de il a lieu tous les deux ans.[…]. Les députés faisant partie du il, les maires de grandes villes, ainsi que les membres du conseil disciplinaire seront les membres naturels du congrès. Le conseil de direction du il, le président inclus, comptera sept membres, ainsi que trois de réserve. Le conseil de direction du il nommera dans ses rangs un secrétaire et un comptable. Le président du il, le conseil de direction du il, le conseil disciplinaire du il et les délégués au congrès général élisent les délégués au congrès du il. Un congrès de il extraordinaire est convoqué par la décision du conseil de direction de l’il ou par la volonté d’un cinquième des délégués du congrès précédent ou de l’organisation de il. Si le comité central remarque que des décisions ont été prises en contradiction avec le programme ou les statuts du parti lors d’un congrès de il ou dans le conseil de direction du il, il peut dissoudre le conseil de direction du il. Dans ce cas un conseil de direction provisoire sera nommé par le comité central en attendant que ce conseil provisoire organise un congrès extraordinaire dans les quarante-cinq jours et que de nouvelles élections soient organisées. Le congrès de il réunit au plus six cent délégués. Si le nombre de membres dans le il ne dépasse pas les six cents membres, tous les membres peuvent assister au congrès.
25. Les organisations d’arrondissement (ilçe).
Le congrès de ilçe ne doit pas compter plus de 400 délégués. Pour les ilçe qui ne dépassent pas quatre cent membres, tous les membres peuvent assister au congrès. Les maires et les présidents de ilçe du parti ainsi que le conseil de direction de ilçe sont les membres naturels du congrès de ilçe. Le président d’organisation de il et le maire de grande ville [Büyük Şehir] dont fait partie l’ilçe s’ajoutent aux membres naturels cités précédemment. Les congrès de ilçe ont lieu tous les deux ans, les dates seront fixées en portant attention à celle du congrès général. Le conseil de direction du ilçe, le président inclus, comptera cinq membres et trois de réserve. Le conseil de direction choisit dans ses rangs un secrétaire et un comptable. Un congrès de ilçe extraordinaire est convoqué par la décision du conseil de direction de l’ilçe ou par la volonté d’un cinquième des délégués du congrès précédent ou de l’organisation de ilçe. Si le comité central remarque que des décisions ont été prises en contradiction avec le programme ou les statuts du parti lors d’un congrès de ilçe ou dans le conseil de direction de l’ilçe, il peut dissoudre le conseil de direction du ilçe. Dans ce cas un conseil de direction provisoire sera nommé par le
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comité central en attendant que ce conseil provisoire organise un congrès extraordinaire dans les trente jours et que de nouvelles élections soient organisées.
26. Organisations de ville.
Dans les villes qui se trouvent à l’extérieur des centres de il et d’ilçe est fondée une direction de municipalité qui compte au minimum trois membres. La direction de municipalité choisit en son sein un président d’organisation municipale. La direction de l’organisation municipale est la représentante des membres enregistrés auprès des instances supérieures du parti.
27. Les organisations de base [Temel Örgüt].
Les organisations d’il et d’ilçe fondent, afin de constituer une avant-garde de parti, des organisations de base dans les usines, les lieux de travail, les villages, les arrondissements, et plus généralement dans tous les rassemblements de travailleurs. Ces organisations prennent une forme différente selon la particularité de chaque profession. Les membres sur le point de devenir membre d’un organe d’administration, tous les membres et candidats au statut de membre travaillent dans une organisation de base. Une organisation de base est instituée à partir d’un minimum de trois membres. L’objectif est d’élargir l’auditoire du parti dans la proximité géographique et professionnelle de ces trois membres. Les candidats au statut de membre, les électeurs et élus prennent place dans ces organisations de base. Dans chacune de ces organisations de base, on trouve un président, un comptable et un responsable d’éducation et de diffusion des idées du parti. D’autres fonctions peuvent être précisées selon les besoins. L’organisation de base se réunit au moins une fois par mois.
28. Les groupes parlementaires.
Les membres du parti élus à la TBMM, dans les assemblées de ville et dans les assemblées de il fondent des groupes de parti dans ces institutions. Les députés et membres d’assemblées locales se rassemblent au moins tous les trois mois.
29. La création de nouvelles organisations.
Toute nouvelle organisation est nécessairement lancée par un organe supérieur. L’organisation créée élira un président parmi ses membres et respectera les statuts du parti.
30. Colonnes [kollar], représentants à l’étranger, bureaux, commissions et comités.
Le parti annonce ici la fondation de la colonne Öncü Gençlik (la jeunesse d’avant-garde), de la colonne des femmes, de la colonne arts et culture, de la colonne scientifique, ainsi que de représentions à l’étranger. D’autres organisations dont l’existence sera jugée nécessaire seront créées par la suite. Cet ensemble d’organisations et de colonnes dépendent d’un statut spécial. Les organisations d’il et d’ilçe diffusent les idées du parti, informent le peuple sur divers sujets, fêtent le premier mai ainsi que d’autres journées qui concernent les travailleurs et contribuent au travail de diffusion des idées du parti par l’organisation dans des salles fermées ou à ciel ouvert de conférences et meetings.
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31. Annonce de congrès.
Pour les congrès du parti, il n’est pas obligatoire de procéder à une annonce dans la presse […].
32. Quitter ses fonctions.
Quand, pour une raison ou pour une autre, le président de il ou d’ilçe quitte ses fonctions, la direction d’il ou d’ilce organise des élections en vu d’élire un nouveau président. Dans ce cas, un vote secret est exigé et la majorité simple est demandée. Si, pour quelque raison que ce soit, un membre du comité central, du comité disciplinaire central, de la direction de il, d’ilçe ou de ville, et de conseil disciplinaire d’il démissionne, il est remplacé par un membre de réserve. On veillera dans ce cas à ce que le principe d’une représentation majoritaire des ouvriers et travailleurs soit respectée.
33. Règles concernant les élections.
Les élections du comité central du parti, du conseil présidentiel, des organes d’ilçe, d’il et de ville, les élections des délégués de la ville et du congrès général se font au scrutin majoritaire. Le vote est secret.
34. Les conseils disciplinaires.
Ceux qui se comportent d’une manière contraire aux statuts, programmes et décisions des organes seront l’objet d’une commission disciplinaire. Les organes compétents en ce qui concerne les mesures disciplinaires sont les conseils disciplinaires. Le conseil disciplinaire central est composé de sept membres et de trois membres de réserve, élus lors du congrès général. Le scrutin est secret. Le conseil disciplinaire d’İl est élu lors du congrès d’il. Le conseil disciplinaire d’il comporte trois membres ainsi que trois membres de réserve. Le scrutin est secret. Le conseil disciplinaire du groupe TBMM est élue par la commission générale du groupe, à scrutin secret. Elle est composée de sept membres et de sept membres de réserve.
35. Les mesures disciplinaires.
Les peines dépendent de la gravité des activités et comportements contraires au programme et statuts du parti. Les mesures disciplinaires peuvent consister en un blâme, une exclusion temporaire ou définitive. Les exclusions temporaires couvrent une période d’au moins un an et d’au plus deux ans. En cas de multiplication des blâmes, une peine d’exclusion peut être décidée. Les peines d’exclusions définitives sont décidées en cas de refus du socialisme, des statuts et de la discipline du parti.
36. Travaux disciplinaires.
Les membres sont expédiés aux conseils disciplinaires leur correspondant par le conseil d’administration d’arrondissement auquel ils sont attachés. Ces conseils disciplinaires doivent donner une décision dans une période maximale de deux mois. La décision d’envoyer un membre en conseil disciplinaire central est prise à la majorité des deux tiers lors de la première réunion du comité central ayant lieu après le recours. Les décisions de
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conseils disciplinaires peuvent faire l’objet d’un appel. La seconde décision alors rendue est irrévocable.
37. Le financement du parti.
Les revenus du parti sont soumis à l’autorité de la loi sur les partis politiques. Les budgets, bilans, revenus et dépenses, la façon dont ils sont organisés sont présentés sous forme de compte à la direction du parti. Les comptes de chaque échelon sont ouverts au contrôle de chaque membre et du peuple.
Annexe 3 Premier questionnaire proposé aux militants
Ce premier questionnaire souffre de nombreuses faiblesses, certaines questions peuvent sembler « naïves » ou maladroites, certaines ont provoqué l’étonnement des militants, d’autres manquent. Par ailleurs, notre méconnaissance de la langue turque au moment de la distribution de ce questionnaire (en décembre 2003) nous a amené à commettre des erreurs de vocabulaire ou des imprécisions dans les termes employés (comme cette confusion récurrente entre membre et militant). Néanmoins, nous avons pu exploiter les questionnaires que nous avons récupéré remplis, et nous nous en sommes servis comme une première prise de contact. Nous avons ensuite contacté les militants en question pour des entretiens semi-directifs. A la soixantaine de questionnaire distribuée (dans les locaux du siège, dans les locaux de la section de Beşiktaş, lors de la veillée consacrée à l’attente de Rauf Denktaş sur la place de Tepebaşı), quarante nous ont été rendus remplis. Le taux de retour élevé peut s’expliquer par notre méthode de distribution et la façon dont nous avons récupéré les questionnaires. En effet – et comme nous l’avons en partie stipulé en introduction -, nous dépendions à cette époque d’individus « clés » de l’organisation. Nous leur avons donc demandé de distribuer les questionnaires « à notre place » et de les récupérer pour ensuite nous les rendre, démarche qu’ils ont appréciée par l’aspect « légitime » (ce faisant nous « jouions le jeu » de l’organisation fortement hiérarchisée) et « légitimant » qu’elle leur conférait. Ces « relais privilégiés » nous ont donc remis les questionnaires par « paquet » d’une dizaine, ce qui nous a permis de progresser et de contacter par la suite un nombre de militants que nous n’aurions certainement pas pu joindre par nos « propres moyens ».
1. İşçi Partisi üyeliğiniz öncesinde başka bir partiye üye miydiniz ? [Avant d’être membre de l’İP, avez-vous été membre d’un autre parti ?]
2. İşçi Partisine neden üye olmaya kara verdiniz ? [Pourquoi avez-vous décidé de devenir membre de l’İP ?]
3. İşçi Partisi üyeliğiniz öncesinde, İşçi Partisi’nden tanıdığinı birileri var miydi ? (arkadaşlarınızda biri ya da aile fertterinden biri…).
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[Avant de devenir membre, connaissiez vous un membre de l’İP (un de vos amis, ou un membre de votre famille) ?]
4. Isçi Parisine üye olurken, hayatınızda politik ya da sosyal olarak belirleyici bir olay var miydi ?
[Est-ce qu’un événement social ou politique a motivé votre adhésion ?]
5. Partiye girerken ne işle meşguldunuz ? (öğrenci miydiniz ya da çalşıyor muydunuz ?). [Lors de votre entrée à l’İP, quelle profession exerciez vous ? (travailliez vous, ou étiez vous étudiant ?)]
6. Şu anki mesleki pozisyonunuz nedir ? [En ce moment, quelle est votre profession ?]
7. İşçi Partisi üyeliğinizin profesyonel hayatınıza yardımcı olduğumu mu yoksa profesyonel hayatınız için bir engel teşkil ettiğini mi düşünüyorsunuz ?
[Diriez vous que votre militantisme à l’İP a constitué une aide, ou un obstacle dans votre vie professionnelle ?]
8. Babanızın en son olarak uğraştığı iş nedir ? [Quelle a été la dernière profession qu’a exercé votre père ?]
9. Dedenizin son olarak uğraşmış olduğu iş nedir ? [Quelle a été la dernière profession de votre grand père ?]
10. Eğitim seviyeniz nedir ? [Quel est votre niveau d’études ?]
11. İşçi Partisi üyeliğine girisiniz, size profesyonel hayatınız için farklı seçim şansları tanıdı mı ? Tanıdıysa ne tür seçim şansları tanımıştır ?
[Le fait d’être militant à l’İP vous a-t-il donné de nouvelles opportunités dans votre vie professionnelle ? Le cas échéant, de quel type d’opportunités s’agit-il ?]
12. İşçi Partisi üyeliğinizle birlikte, özel hayatınızla ilgi olarak değişliklikler oldu mu ? [Le fait d’être membre à l’İP a-t-il engendré des changements dans votre vie privée ?]
13. İşçi Partisi üyeliğinizle birlikte, arkadaş çevrenizle ilgili olarak değişiklikler oldu mu ?
[Le fait d’être membre de l’İP a-t-il engendré des évolutions dans les rapoorts que vous entreteniez avec vos amis ?]
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14. Genel olarak farklı derneklerde üye olduğunuz mu ?
[Êtes vous membres d’une autre association ?]
15. Parti içerisinde bulunan farklı generationdaki üyelerle kendiniz arasında farklılıklar görüyer musunuz ? Görüyorsanız ne gibi farklılıklardır ?
[Avez-vous remarqué des différences entre les différentes générations de membres de l’İP ? Si oui, les quelles ?]
16. Ailenizdeki diğer fertteder işçi partisine üye olan var mı ? Varsa kimlerdir ? (Eşiniz, çocuğunuz..)
[D’autres membres de votre famille participent-ils aux activités de l’İP ? Si oui, lesquels (votre conjoint, vos enfant, etc.) ?]
17. İşçi Partisi Başkanı Doğu Perinçek’i nasıl tanımlarsınız ? [Par quels mots définiriez vous le président de l’İP Doğu Perinççek ?]
18. Eğer İşçi Partisine bir arkadaşınız sayesinde girdiyseniz, bu arkadaşınızı nereden tanıyordunuz ? ( Üniversite, Lise, İş arkadaş…) ve bu arkadaşınızla olan ilişkinizi nasıl tanımlarsınız ? Ayrıca ne kadar zamandan beri arkadaşlığınız devam etmektedir ?
[Si vous êtes entré à l’İP grâce à une de vos connaissances, où avez-vous connu cette personne (lycée, université, lieu de travail, etc.), et comment définiriez vous les relations que vous entretenez avec cette personne ? Par ailleurs, depuis combien de temps connaissiez vous cette personne ?]
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Annexe 4 Liste des enquêtés
Prénom318 Sexe Âge Profession Niveau
d’études319Profession du
père
Présence de
membre de la famille dans le parti320
Fonction dans le parti
Martı F 24 Rédactrice à Ulusal Kanal
Yüksek Lisans (Equivalent Master 1)
Avocat Père et mère
Cadre, professionnelle
responsable de la communication à l’Öncü Gençlik
Semih M 25 Etudiant Yüksek Lisans Ouvrier Non Cadre, membre
de la direction de l’Öncü Gençlik
Erkan M 40 Boulanger Lycée Chauffeur Non Militant
Özgür M 24 Sans profession Equivalent du Baccalauréat Fonctionnaire Non Militant
Tunç M 42 Chef d’entreprise
3 années d’université
Fonctionnaire de police Non Militant
Bülent M 27 Cameraman à Ulusal Kanal Lycée Ouvrier Père et
mère
Cadre, professionnel,
ancien trésorier de l’Öncü Gençlik
Önder M 25 Etudiant Université Fonctionnaire Non Militant Emre M 21 Etudiant Baccalauréat Instituteur Père Militant
Teoman M 25 Etudiant
Université (dernier diplôme :lisans)
Employé dans une supérette
Père Militant
Faruk M 40 Ouvrier Lycée Chauffeur routier Non Militant
Barış M 53 Chauffeur de bus Lycée Ouvrier Non Militant
Uğur M 24 Etudiant Université Comptable Père Militant
Turan Özbay M 44 Comptable Yüksek Lisans Instituteur Oui
Cadre, responsable de l’İP à Beşiktaş
318 Certains prénoms ont été remplacés par d’autres. Ce faisant, nous respectons la volonté d’enquêtés qui acceptaient de répondre à nos question si, et seulement si, le travail final n’était pas publié ou si leur nom n’apparaissait pas dans la version finale de cette recherche. 319 Quand le niveau d’études a un équivalent dans le système universitaire français, nous le précisions. 320 Quand l’enquêté n’a pas voulu préciser quel membre de sa famille est membre du parti, nous ne le précisions pas. Ici, la famille est à considérer au sens large (cousines, cousins, tantes, oncles, père, mère, etc.), nous ne précisons pas si le membre de la famille adhère à l’İP avant ou après l’engagement de l’enquêté.
193
Turan Özlü M 51
Professeur de mathématiq-
ues Université Instituteur Oui
Cadre, membre du
comité central. Responsable de
la section stambouliote de
l’İP
Mehmet Ulusoy M 55 Professeur de
Physique Université Agriculteur
Oui (ses
quatre frères sont
membres)
Cadre, responsable de la
publication de Teori
Tugay Şen M 27 Président de
l’Öncü Gençlik Diplômé en
Droit Avocat Père
Cadre, membre du comité
central. Président de
l’Öncü Gençlik
Gökten M 23 Etudiant
Université (dernier
diplôme :équivalent
baccalauréat)
Comptable Oui Cadre, membre
de la direction de l’Öncü Gençlik
Melek F 23 Etudiante
Equivalent Licence en
science politique
architecte Père et Mère Militante
Eylül F 25 Sans profession
Yüksek Lisans (équivalent
Master 1) en phylosophie
Ouvrier Non Militante
Dilek F 22 Etudiante Yüksek Lisans
en communication
Juriste Père et mère Militante
Mustafa M 57 Contremaître Lycée Agriculteur Oui Militant Atila M 47 Maçon Lycée Mécanicien Non Militant
Hasan M 34 Coiffeur Lycée Coiffeur Non Militant
Zorbey M 21 Etudiant Equivalent Baccalauréat Ingénieur Oui Militant
Mesut M 38 Informaticien Yüksek Lisans
(équivalent Master 1)
Ouvrier textile Non Militant
Serbest M 26 Etudiant
Université (dernier
diplôme : lisans)
Officier Non Cadre, membre
de la direction de l’Öncü Gençlik
Yüksel M 45 Commerce extérieur
Lisans (équivalent
licence) Artisan Oui Militant
Beyza F 37 Essayiste, écrivaine
Lisans (équivalent
licence)
Directeur de restaurant Oui
Cadre, membre de la colonne culture et arts
194
Sezin F 47 Employée dans
l’industrie textile
Equivalent Baccalauréat
Manutentionnaire Non Militante
Ümit F 25 Sans profession Lycée Employé de banque Oui Militante
Gözde F 34 Rédactrice pour
les revues de l’İP
Lisans (équivalent
licence) Electricien Non Militante,
professionnelle.
Ayşe F 32 Sans profession Université (non précisé)
Officier de police Non
Cadre, donne épisodiquement
des cours à l’école du parti
Zeki M 43 Médecin Doctorat Gros commerçant
N’a pas voulu
répondre
Cadre, membre de la colonne des
sciences
Ertuğrul M 52 Mécanicien Lycée Maçon Non Militant
Erol M 54 Employé
administratif dans un hôpital
Lycée Agriculteur Oui Militant
195
Bibliographie
I. Ouvrages de sociologie générale 197 II. La sociologie du militantisme, de l’action collective et des mouvements
sociaux 200 III. Travaux sociologiques traitant des mobilisations collectives en Turquie
209
A. A propos de l’İşçi Partisi 209 B. Militantisme et radicalisation : les années 1960 et 1970 210
C. Les transformations du militantisme depuis le coup d’Etat du 12
septembre 1980 211
D. Les relations Etat/société en Turquie contemporaine 212
E. Un essor de la « société civile » ? 212
196
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213
Table des matières
Résumé du mémoire 2 Remerciements 4 Prononciation 5 Abréviation 6
Introduction 9
Partie I : la mobilisation des prédispositions individuelles 31
Chapitre 1 : Les prédispositions individuelles de l’engagement à l’İP 34
A. Une socialisation homogène d’individus aux réseaux sociaux convergents 34
1. Historicité et « situation » de l’İşçi Partisi dans le champ politique turc 34
2. La question de la socialisation primaire 40 a. Engagement politique familial et influence des discussions à caractère politique entre générations d’un même foyer 41 b. Le rapport à la religion 45 c. Les ressources économiques et culturelles de la famille 46
3. L’inscription dans les réseaux sociaux de l’İP 47 a. Proximité dans l’espace social et mode de recrutement cooptatif 48 b. Les camps d’éducation du parti 51
B. Typologie des profils sociaux à l’entrée 53
1. Les déclassés par le haut 54 a. La mobilité ascendante 54 b. Mobilité culturelle et maintien des ressources économiques 56
2. Le maintien du niveau des ressources 57 a. Le maintien à un haut niveau de ressources économiques et
culturelles 57 b. Le maintien à un niveau de ressources peu élevé 58
3. La mobilité descendante 59
214
Chapitre II : L’actualisation des prédispositions individuelles 61
A. La mobilisation des prédispositions 61
1. Un instrument de normalisation des capitaux culturels et des schèmes de perception des agents : l’école du parti 62
2. La normalisation des schèmes de perception et d’action 67 a. Des relations de pouvoir de type disciplinaire 67 b. La construction d’un ethos commun constitutif de l’habitus de
groupe 70 Les procédés d’accumulation et de manipulation des biens symboliques « social-nationalistes » 70 « Esthétique du leader » et représentations collectives à l’İP 77
B. Les réseaux de sociabilité de l’İP 80
Partie II : Les stratégies d’investissement des structures partisanes 87
Chapitre III : L’organisation et son système d’action 88
A. Structures et fonctionnement de l’organisation 89
1. Le modèle organisationnel 90 a. Le parcours politique de Doğu Perinçek, entrepreneur politique 90 et leader de l’İP b. Hiérarchisation et centralité 96
2. Népotisme et autoreproduction des élites 101 b. Coexistence et échanges intergénérationnels 101
La génération des compagnons historiques 102 La génération Özal 106
c. Une tendance à l’autoreproduction des élites 108
B. Coûts de fonctionnement et ressources de l’organisation 111
1. Le répertoire d’actions diversifié mais contraint de l’organisation 113
a. L’environnement idéologique et politique de l’İP 113 b. Un accès routinier mais restreint aux médias 117
215
c. Les coûts de fonctionnement : un répertoire d’action contraint 121
2. Les ressources disponibles dans le parti 123 a. Les ressources idéologiques ou psychoaffectives 123 b. Les ressources financières 125 c. Les ressources sociales 126
Chapitre IV : La division du travail partisan : stratégies d’accumulation et de conversion des ressources 129
A. Les cadres 132
1. Sociographie des élites du parti : Qui fait carrière à l’İP ? 133 a. L’homme de réseaux 134 b. L’expert 137
2. Les stratégies d’accumulation des ressources partisanes 139
3. Etude des rétributions du magistère İP 144 a. Endosser le rôle de mandataire 145 b. Les rétributions « économiques et sociales » de l’activité
partisane 151
B. L’espace du militantisme 153
1. Les origines sociales du groupe militant 155
2. Le dévouement comme mode de militantisme 156 a. Le culte du désintérêt militant 156 b. Une politisation de toutes les sphères de la vie sociale 159
3. Les rétributions du militantisme İP 161 a. Les rétributions en capital social 162 b. La constitution d’un capital militant 164
Conclusion 168 Annexes 172 Bibliographie 196
216
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