Manifestations du sacré et altérité dans l’œuvre d’Alexandra David-Néel
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Universitatea București
Lucrare de disertație
Coordonator științific : Student:
Prof. Dr. Dolores Toma Bungău Maria-Andrada
București 2011
Université de BucarestFaculté de Langues et Littératures Etrangères
Manifestations du sacré et altéritédans l’œuvre d’Alexandra David-Néel
Coordonateur : Etudiant :
Prof. Dr. Dolores Toma Bungău Maria-Andrada
Bucarest2011
Table des matières
INTRODUCTION……………………………………………………………………...3
1. Alexandra David-Néel – voyage, étude, errance…………………………..…….….5
1.1. Le désir de la fugue …………………………………………………………….5
1.2. Premiers voyages : Inde, Tunisie ………………………………………………9
1.3. Philippe Néel et l’expérimente d’un mariage…………………………………10
1.4. Une nouvelle épreuve : le Tibet……………………………………………….11
1.5. Yongden entre dans la vie d’Alexandra David-Néel………………………….13
1.6. En route vers Lhassa…………………………………………………………...15
1.7. Retour en France et des nouvelles fugues : Afrique du Nord et Chine………..17
1.8. Une dernière étape dans la vie de l’exploratrice………………………………18
2. Le voyage - Entre écriture autobiographique et approche anthropologique………..20
2.1. Clifford Geertz et le statut d’auteur dans l’anthropologie…………………….21
2.2. Alexandra David-Néel et l’étude ethnologique comme style de vie………… 24
2.3. Comment Alexandra David-Néel prépare son travail sur le terrain……………28
2.4. Observation et participation dans le travail sur le terrain………………………29
2.5. Méthodes et techniques de recherche anthropologique
dans les voyages d’Alexandra David-Néel……………………………………..32
2.5.1. L’observation participante comme style de vie………………………….33
2.5.2. Dialoguer avec l’Autre…………………………………………………...36
2.5.3. Les tibétains comme informateurs-clef…………………………………...38
2.6. Motivations et finalités des voyages d’Alexandra David-Néel………………….41
3. Manifestations du sacré et altérité…………………………………………………….44
3.1. Le sacré…………………………………………………………………………..45
3.1.1. Qu’est-ce que le sacré…………………………………………………….45
3.1.2. De l’espace sacré à l’au-delà……………………………………………...47
3.1.3. Nature, objets, rituels comme manifestations du sacré…………………...52
3.2. L’altérité………………………………………………………………………….56
3.2.1. La figure de l’Altérité dans l’anthropologie………………………………57
3.2.2. Altérité comme comparaison……………………………………………..58
3.2.3. Altérité et déguisement…………………………………………………...61
CONCLUSIONS……………………………………………………………………..64
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………67
3
Introduction
Du point de vue anthropologique, le voyage peut constituer une expérience de vie qui
entraîne beaucoup de changements sur plusieurs plans. Outre le côté touristique que tout
voyage contient, mais qui n’est pas nécessairement l’essentiel, cette expérience peut être vue
comme une vraie voie vers une meilleure connaissance du monde et de l’homme, et comme
une conséquence inhérente, de soi-même.
Considérant le voyage comme point de départ pour l’étude anthropologique qui sera
développé dans les pages suivantes, j’ai choisi Alexandra David-Néel comme écrivaine qui
pourrait illustrer et soutenir, grâce à sa vaste œuvre, les idées concernant le voyage comme
expérience formatrice. De toute façon, l’analyse qui suivra se concentre seulement sur
quelques-uns de ses livres, évitant d’être exhaustive et plutôt attirant l’attention sur certains
aspects et thèmes anthropologiques qui puissent conduire vers une meilleure compréhension
de l’expérience de voyage. En outre, les objectifs de l’étude se limitent à deux domaines de
recherche, c’est-à-dire les manifestations du sacré et l’altérité, comme potentielles instances
révélateurs des différents aspects qui tiennent de la construction identitaire de l’anthropologue
en tant que voyageur.
Pour ce qui est d’Alexandra David-Neel, même si elle est considerée plutôt une
écrivaine-exploratrice, connue pour ses livres de voyage, on pourra constater dans l’étude
présenté ici que son œuvre peut être adaptée à une analyse anthropologique du sacré et de
l’altérité. Toute sa vie, dont un court résumé est présenté dans le premier chapitre, a été
caractérisée par une fugue constante, un fort désir de quitter le chez soi pour explorer le
monde. Elle a voyagé pendant plus de quarante années dans plusieurs côtés du monde, y
compris une grande partie de l’Europe et l’Afrique du Nord, mais son intérêt principal a été
l’Orient, avec ses peuples et leurs coutumes, pratiques et religions. Je dois mentionner que la
présentation biographique de l’écrivaine n’est pas gratuite, parce qu’elle trouve sa relevance
en rapport avec les deux autres chapitre de l’étude. Ce qu’on a présenté concernant les étapes
de sa vie se lie avec chacun des aspects qui discutent l’anthropologie et ses méthodes de
travail, les manifestations du sacré et l’altérité. De plus, ce résumé des voyages qu’elle a
entreprit souligne la complexité de son œuvre et montre la relevance d’un approche
anthropologique de ses livres à partir de son statut d’exploratrice.
Le deuxième chapitre s’occupe d’un sujet plus théorique, c’est-à-dire l’applicabilité de
l’anthropologie culturelle par rapport à l’œuvre d’Alexandra David-Néel, avec des analyses
faites sur des extraits de ses livres : Voyage d’une parisienne à Lhassa, Mystiques et
4
magiciens du Tibet, Au pays des brigands gentilshommes, Les secrets des enseignements
tibétains, aussi comme de son journal de voyage. A partir des traits généraux de
l’anthropologie culturelle et de ses méthodes de recherche, j’ai essayé d’encadrer l’œuvre de
l’exploratrice dans la ligne de ce qu’on peut nommer une démarche anthropologique. De plus,
j’ai suivi aussi des possibles difficultés qu’elle a rencontrées durant ses recherches et aussi les
changements qu’un tel travail puisse déterminer au niveau psychique et identitaire.
Pour ce qui est du troisième chapitre, celui-ci traite le sujet des manifestations du sacré
et l’altérité dans l’œuvre d’Alexandra David-Néel, en faisant des références aux influences
qu’ils pourraient avoir sur le processus de constructions identitaire auquel se livre
l’exploratrice durant ses voyages. Les analyses sont centrées sur des instances et épisodes qui
illustrent la manière dont l’exploratrice perçoit l’expérience du sacré et de l’altérité et aussi
comment elle se rapporte à ces expériences. Comme dans le deuxième chapitre, j’ai voulu
surprendre aussi quels changements peuvent déterminer ce type d’expériences sur le plan
psychique et quelle est l’attitude qu’Alexandra David-Néel à l’égard de ceux-ci.
Finalement, je veux souligner que cet étude a comme premier objectif de suivre le
processus de construction identitaire qui se construit au fur et à mesure que les voyages
d’Alexandra David-Néel se déroulent. En outre, l’approche anthropologique que j’ai choisie
met en évidence l’influence directe des éléments du sacré et de l’altérité sur l’identité
personnelle et culturelle de l’exploratrice, ce qui prouve qu’à la fin de tout voyage l’individu
se retrouve changé.
5
1. Alexandra David-Néel – voyage, étude, errance
Lorsqu’on pense à Alexandra David-Néel, ce qui frappe c’est le caractère plurivalent
et syncrétique de son œuvre. Louise Eugénie Alexandrine Marie David, autrement dit,
Alexandra David Néel, représente l’écrivaine-voyageuse qui englobe dans son écriture la
fascination du voyage, l’esprit critique de l’anthropologue, en particulier de l’orientaliste,
mais aussi la sensibilité de tout homme qui reste muet devant le miracle que la nature nous
offre. Pour en entre plus exhaustive, il faut mentionner qu’outre écrivaine et voyageuse (ou
exploratrice), Alexandra David-Néel est considérée comme orientaliste, tibetologue,
chanteuse d’opéra et même journaliste. Chacun de ces métiers est strictement lié à une
certaine période de sa vie et les activités exercées durant ces périodes ont une certaine
influence sur l’évolution psychologique de l’écrivain et sur son caractère qui se construira
comme un ensemble des traits assez complexe, mais en même temps très dynamique,
complexité qui se reflétera dans ses textes.
En ce qui concerne son œuvre, son point d’intérêt a été premièrement les récits de
voyage à travers lesquelles ses connaissances sur l’Orient et sur le côté mystique et
philosophique des doctrines religieuses orientales ont été mises en évidence. Ces œuvres ont
de plus une implication ethnologique et anthropologique qui ne peut pas être conteste. Certes,
les remarques subjectives, imprégnées par une sorte d’émotion et sentimentalité, ne manquent
pas, mais, on le verra, l’écrivaine garde cette distance scientifique de l’anthropologue, ce
regarde éloignée duquel parle Lévi-Strauss, qui essai de s’approcher à une culture différente.
On peut intégrer dans le champ du récit de voyage ses journaux aussi qui sont représentés par
des lettres adressées à son mari, Philippe Néel.
Outre les livres centrés sur le voyage, Alexandra David-Néel a beaucoup écrit sur le
thème des religions orientales, œuvres bien structurées et documentées. Elle s’est beaucoup
intéressé sur l‘Orient come espace du sacré et aux manifestations mystico-religieuses.
1.1.Le désir de la fugue
Peu connu au public large, Alexandra David-Néel est née prés de Paris, à Sainte-
Mendé, le 24 octobre 1868 et des son enfance jusqu’à la fin de sa vie, son activité préféré a
été la fugue, dans tous ses acceptions : fugue comme désir de quitter son lieu de naissance,
fugue comme curiosité pour des endroits inconnues, autres, fugue envers l’autre, c’est-à-dire
envers ces cultures différentes qui ont beaucoup intéressé et fascine l’écrivaine, mais aussi
6
une sorte de fugue intérieure, métaphasique, un désir de quitter toujours l’ici pour l’ailleurs.
En effet, on constate des son enfance des détailles qui renvoient vers cette liaison forte qui
s’établie entre l’écrivaine et l’Orient. Jean Chalon dans son livre Le Destin lumineux
d’Alexandra David-Néel parle d’une attirance innée pour l’Asie que la jeune fille manifeste.
Et même son père le constate : « Ma fille a la peau blanche, mais son âme est jaune. »1
La vie d’Alexandra David-Néel doit être regardée et analysée premièrement du point
de vue de ses fugues et se voyages qui déterminent le développement qui suivra. Chaque
voyage et chaque exploration ont un but, outre la simple découverte des espaces nouveaux.
Certes, les motivations de l’écrivaine sont différents et varient en fonction des différentes
périodes de sa vie, mais on peut constater un sorte de motif récurent, qui est l’autre et la
manière de se rapporter à l’autre. Mais il ne faut pas se limiter seulement à une approche
plutôt anthropologique et académique du problème de l’autre. L’altérite a représenté un
élément d’intérêt pour Alexandra David-Néel même dans son enfance, quoiqu’elle ne le voit
comme une question de psychologie ou sociologie, mais plutôt comme un tourment intérieur
et un problème d’intégration dans un groupe social. Pour ce qui est de ses voyages, on
apprend dans le livre de Jean Chalon que « C’est à cinq ans que Nini accomplit sa première
grande fugue, au bois de Vincennes, et sa première exploration qui dura tout une après midi.»2
Toujours lié à sa première fugue, Jean Chalon ajoute qu’elle l’accomplira « en songeant à un
verset de la Bible dont elle fera sa devise : "Marche comme ton cœur te mène et selon le
regard de tes yeux." »3 C’est évident que le voyage ne se limite pas, pour l’exploratrice, a être
seulement une solution pour sa soif de connaissance, pour son goût pour la nouveauté, le
voyage représente aussi une quête spirituelle, voire formatrice dans le plan mystique et
religieux, qui influencera beaucoup la manière de se rapporter aux cultures orientales, mais
aussi à soi même. On a donc les deux coordonnées principales de la vie d’Alexandra David-
Néel, c’est-à-dire le voyage et la religion, qui s’entremêlent dans son œuvre d’une manière
assez complexe touchant aussi la question d’altérité, et réalisant ainsi des études détaillées et
inédits sur l’espace oriental qui situe l’écrivaine dans une catégorie de pionniers dans le
domaine de l’anthropologie et de l’orientalisme.
Un moment assez intéressant dans la jeunesse de l’écrivaine s’est passé dans la gare de
Bruxelles, lorsqu’elle regardait les trains qui emmèneront les voyageurs vers des lieux
lointains. La gare, qui est pour Marc Augé un exemple classique de non-lieu, donne naissance
1 Jean Chalon, Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Librairie académique Perrin, 1985, p. 232 Jean Chalon, op.cit., p. 193Ibid., p. 31
7
dans l’âme d’Alexandra David-Néel à une soif de départ, qui, en 1883 sera la cause de sa
deuxième fugue, en Hollande et en Angleterre. C’est précisément cette soif de départ, cet
esprit de voyage qui la différencie par rapport aux autres gens qui voyagent:
Pour ces gens qui vivent dans le strict accomplissement de leurs habitudes, le voyage c’estl’enfer. […] Pour Alexandra, au contraire, le voyage c’est le paradis, la terre promise, lamatérialisation de ses rêves d’enfant soucieuse de rivaliser, voire de surpasser, un PhiléasFogg ou un capitaine Grant.
4
En effet, ces métaphores utilisées par Jean Chalon décrivent parfaitement
l’atmosphère des quelques récits qu’Alexandra David-Néel réalisera. Ses descriptions seront
comme un miroir pour ses désirs d’enfance, ces lieux inédits qu’elle visitera et conquerra
d’une certain façon, représenteront pour elle la terre promise, le paradis, parce que pour elle
le voyage est comme un moyen de surpasser des aspirations vers quelque chose de supérieur.
La fugue devient pour l’écrivaine plus qu’une simple fuite, elle est un art. « La fugue
est son élément, sa vraie patrie, son oxygène. »5. Cette fugue est le nœud des plupart des
thèmes centrales de son œuvre :
le sentiment de liberté qui engendre le désir de fuite, la marche à pied comme le parfait moyende connaître véritablement un pays et l’obligation de prendre le plus grand chemin pourprolonger ce sentiment de liberté, cette sensation de fuite exquise. El le manque d’argent qui,seul, provoque le retour.
6
Une troisième fugue se matérialise dans le voyage en Suisse, en traversant le Saint-
Gothard, à pied et arrivant dans l’Italie.
Une personne qui a beaucoup influencé la vie et l’écriture d’Alexandra David-Néel a
été Elisée Reclus, écrivain et géographe qui s’est impliqué dans la vie sociale de Paris. Le
protestantisme et le socialisme idéaliste sont deux des points communs qui approchaient les
deux, mais l’influence d’Elisée Reclus se manifeste aussi dans « cette exactitude des
renseignements et cette clarté dans la rédaction »7 qui se retrouveront dans les ouvrages de
l’écrivaine. Bref, pour Alexandra David-Néel, Elisée Reclus était comme un modèle et un
reflet, qui influencera tellement fort l’esprit de l’anarchiste qui est Alexandra David-Néel à
cette époque. De plus, la vie autour d’Elisée Reclus a beaucoup modelé la façon de voir les
gens de l’écrivaine :
4 Ibid., p. 335 Ibid., p. 346 Idem.7 Jean Chalon, op.cit., p. 43
8
Devant le spectacle incessant qui fait de la maison d’Elisée un théâtre permanent, Alexandraperd les dernières préjugés de sa classe et apprend a considérer les autres comme un spectacleque l’on essaie d’immortaliser en posant devant cet appareil qui connait une vogue inouïe,l’appareil photographique.8
Alexandra David-Néel commence à voir les gens qui l’entoure comme des autres
parce qu’elle ne se sent plus comme appartenant à ce monde, au monde des occidentaux. Les
autres deviennent un spectacle, quelque chose d’extravagante qui ne doit pas être ignoré, mais
analysé et immortalisé. Et cet intérêt pour la photographie restera vif dans la vie de
l’exploratrice durant tous ses voyages d’autant plus qu’elle réalisera même un album photo
avec des images prises dans ses explorations.
Le voyage en Angleterre, accompagné par le rencontre avec la Société théosophique
de Londres, voyage qui représente un sorte de point de départe pour son errance continue,
changera d’une façon radicale les intérêts de la jeune anarchiste, changement qui
l’accompagnera toute sa vie durant ses exploration dans Asie :
A la bibliothèque de la Société théosophique de Londres, elle trouve des livres qui la changentagréablement de ces brûlots anarchistes qui se veulent incendiaires et qui ne consument queleurs propres auteurs. Elle va se bruler à d’autres feux, ceux de l’occultisme et de laréincarnation, de l’ésotérisme et de la méditation […]
9
Alexandra David-Néel renonce donc aux principes anarchistes dans sa vie courante,
même si elle garde toujours dans son esprit cette indépendance des pensées et cette
véhémence des actes qui se plient parfaitement sur ses aspirations d’exploratrice et chercheur
dans le domaine de la spiritualité. Pourtant, sa véritable vocation de bouddhiste et
d’orientaliste prend naissance au moment ou elle découvre le Musée Guimet de Paris, comme
elle-même le témoigne dan son livre l’Inde où j’ai vécu :
En ce temps-la, le musée Guimet était un temple. […] Dans la petite chambre, des appelsmuets s’échappent des pages que l’on feuillette. L’Inde, la Chine, le Japon, tous les points dece monde, qui commence au-delà de Suez sollicitent les lecteurs… Des vocations naissent…La mienne y est née.
10
On remarque donc que toutes ses petites fugues et ses soi-disant explorations
géographiques et intellectuelles de jeunesse forment une base de connaissances solide pour
son caractère qui sera défini plus précis au fur et à mesure que ses voyages en Asie se
développent.
8 Ibid., p. 479 Ibid., p. 5810 Alexandra David-Néel, L’Inde ou j’ai vécu, p. 12 cité dans Jean Chalon, Le lumineux destin d'AlexandraDavid-Néel, Librairie académique Perrin, 1985, p. 70
9
1.2 Premiers voyages : Inde, Tunisie
Son premier voyage en Inde, dont on a malheureusement peu d’informations, a été
pourtant très profitable et a déterminé l’écrivaine à établir un principe qui gouvernera ses
futur voyages et ses œuvres aussi : « en ramener le plus d’enseignements et de
renseignements possible, de quoi nourrir son inspiration et produire les articles et les
plaquettes qu’elle publiera dans les années qui vont suivre »11.
Terminant son voyage en Inde et revenant en Tunisie, Alexandra David-Néel se
décide d’écrire un premier grand roman, intitulé Le Grand Art, sous le pseudonyme de Mlle
Myrial, nom adapté après un personnage des Misérables de Victor Hugo. Etant compose de
deux sous parties : Mœurs de théâtre et Journal d’une actrice, le roman témoigne les 7 années
qu’elle a passé dans son voyage. L’écrivaine a renoncé pourtant à la publication du texte
quand elle s’est décidée de se marier avec Philippe Néel. Toujours dans ce roman, l’écrivaine
raconte ses expériences comme actrice, métier pour lequel elle était très douée. Sans compter
les cours de Conservatoire qu’elle avait prit à Bruxelles, son talent était vraiment inné,
d’autant plus qu’elle a été la première chanteuse en Indochine à l’Opéra de Hanoi. De plus, on
pourra constater dans ses récits de voyage, à des diverses occasions, que son talent et sa
tendance de se comporter assez théâtralement l’aideront beaucoup dans ses démarches de
passer comme une native dans des pays comme Tibet ou Chine. Ce voyage en Indochine
confirme une fois de plus que son attraction pour l’espace asiatique était quelque chose
d’inconscient, inné et totalement authentique, sentiments qu’elle révèle dans son Journal de
voyage : « J’ai eu la nostalgie de l’Asie avant d’y avoir jamais été et du premier jour où, il y bien
longtemps, j’ai débarqué en Indochine, je m’y suis sentie chez moi. » 12
Et ce n’est pas une exagération quand elle dit qu’elle se sentait comme chez soi, tenant
compte qu’elle à voyagé dans l’Orient plus de quarante ans. Mais la particularité de sa
personnalité était le fait que bien avant d’arriver en Asie, elle sentait une affinité pour cet
espace, et même Jean Chalon le souligne d’une façon assez ludique :« Indochine, Chine,
Corée, la vaste Asie, pour Alexandra, n’est qu’une maison dont elle parcourt les différent
étages, comme en se jouant, avec l’aisance et l’aplomb du propriétaire. »13
11 Jean Chalon,op.cit., p. 9212 Alexandra David-Néel, Journal de Voyage cité dans Jean Chalon, Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Librairie académique Perrin, 1985, p. 10213 Jean Chalon, op.cit., p. 109
10
1.3. Philippe Néel et l’expérimente d’un mariage
En 1900 Alexandra David-Néel rencontre à Tunis celui qui deviendra son époux et,
pendant toute une longue période de voyages, son meilleur ami et son confident, Philippe
Néel. En dépit de passer par une période assez pleine de tension entre 1900 et 1904, à cause
d’une vie partagée entre le rôle de maîtresse de Philippe Néel et celui de chanteuse ou
directrice artistique à Tunis, Alexandra David-Néel réussi à publier en 1900 à la librairie de
la Société d’ethnographie une livre intitulé De l’ importance des influences ambiantes au
point de vue philosophique. Dans ce livre elle formule ce que va être, dans son futur travail
d’ethnographe, son credo : « En toute étude, j’estime que sous peine de perdre pied et de
s’égarer dans des hypothèses, il faut toujours s’appuyer sur les caractères naturels, sur la base
physique d’où émane toute manifestation intellectuelle. »14
On constate donc que, même avant de commencer à proprement parler sa recherche
ethnographique et anthropologique, l’écrivaine est consciente de l’importance de l’expérience
lorsqu’on fait une étude de ce genre. Et c’est toujours cette soif de nouvelles expériences qui
l’a déterminé à adhérer au rose-croix. Un événement assez intéressant pour l’année 1905 ou
1906 représente son rencontre avec Benito Mussolini, qui l’avait invitée, dans sa propre loge,
à assister à une fête fasciste à la Villa Borghese. En dépit de ses efforts, Alexandra n’a pas
réussi à transmettre à Mussolini, d’une façon efficace et relevant, ses pensées et ses
connaissance bouddhistes
Son mariage avec Philippe Néel a représenté une vraie épreuve pour l’écrivaine,
épreuve qu’elle a eu mal à accomplir et c’est pourquoi, à 43 ans elle se décide de quitter de
nouveau la France pour Ceylan. Débarquant à Colombo, Alexandra David-Néel a part d’un
accueil très chaleureux qui confirme de nouveau que ses liaisons avec ces pays sont
authentiques. Elle continue ses observations minutieuses, en notant le plus possible dans son
agenda et, de plus, elle envoie des cartes postales à son mari, qui deviendra comme une muse
pour Alexandra David-Néel. Elle lui écrira très fréquemment et ses lettres constitueront le
matériel pour une des plus grandes œuvres écrite par la voyageuse, son Journal de voyage.
Pourtant, Ceylan n’est qu’un lieu de passage pour l’écrivaine, qui a comme destination l’Inde,
ou elle arrivera le 16 novembre 1911. Durant ce deuxième grand voyage en Inde, l’orientaliste
se propose son grand objectif, celui d’arriver jusqu'à Lhassa, la capitale interdite du Tibet.
14 Ibid., p. 134
11
Alexandra David-Néel continue son voyage à Darjeeling, Sikkim et ensuite à
Kalimpong, ou elle met le treizième Dalaï-lama, grand politique et grand visionnaire, mort en
1933, étant ainsi la premier Européenne qu’il reçoit. Cette rencontre du 15 avril 1912 sera
racontée aussi dans son livre Mystiques et magiciens du Tibet. Toujours durant ce voyage, elle
commence à prendre des photographies, ce qui complètera son travail d’anthropologue. De
plus, en écrivant à son mari, Alexandra lui dit : « Garde toujours bien mes lettres, elles sont
mon seul journal de voyage. »15 On constate donc la tendance de l’écrivaine de transformer
toute expérience de la vie, même un simple échange des lettres, dans une occasion de
recherche ethnologique, tenant compte que toutes ses lettres feront partie d’une grande œuvre,
Journal de voyage, en deux volumes, œuvre qui surprend non seulement l’itinéraire
géographique et les connaissances qu’elle acquiert, mais aussi une évolution intérieur d’un
moi personnel et subjectif mêlé avec un moi de l’anthropologue objectif, qui subi toute sorte
d’épreuves physiques, mais surtout psychiques et émotionnelles.
1.4.Une nouvelle épreuve : le Tibet
En juin, Alexandra entreprend une expédition audacieuse, dans le Haute-Sikkim,
jusqu'à 5000 mètres d’altitude, ou elle témoignera un paysage singulier pour son voyage,
comme elle-même le dit : « montagnes orange avec un léger chapeau de neige, une des
impressions les plus vives de mon voyage »16. Cette expérience, et beaucoup d’autres qu’elle
a subit durant sept mois avant de retourner à Darjeeling, vont déterminer Alexandra David-
Néel considérer ces endroits comme un ailleurs, comme elle-même le constate : « Je reviens
d’un autre mode »17. Cet autre monde qu’elle admire deviendra un thème récurrent dans ses
descriptions faites dans ses récits de voyage. En outre, ce voyage a représenté pour l’écrivaine
un sorte de bilan qui l’avait fait consciente de ses limites : «Je me suis lancée peut être trop
peu armée, dans une carrière d’orientaliste »18. Comme tout anthropologue et chercheur, elle
passe aussi par des moments d’insécurité et de manque de confiance dans son travail, mais en
même temps, ces moments l’encouragent de plus pour continuer son démarche.
Toujours à Sikkim, au bord de la rivière Bhagmati, dans un endroit qui est un sorte de
correspondent du Bénarès népalais, Alexandra David-Néel ressent une « terreur sacrée »
devant un temple, sentiment qu’elle a déjà senti auparavant lorsqu’elle se trouvait devant un
15 Lettre adressé à Philippe Néel, cité dans Jean Chalon, Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Librairieacadémique Perrin, 1985, p. 21816 Jean Chalon, Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Librairie académique Perrin, 1985, Pp. 220-22117 Jean Chalon, op.cit., p. 22618 Ibid., p. 229
12
autre temple, Madurai. Cette « terreur sacrée » elle va le sentir encore devant des paysages
aussi, et on pourra associer cette émotion, dans un chapitre suivant, à celle dont parle Rudolf
Otto dans son livre concernant le sacré. Ensuite, arrivée a Kapilavasthu, la ville de la jeunesse
de Bouddha, elle a part d’une déception. :
Hélas ! les pèlerinages matériels sont rarement des moments de vraie ferveur. On est pris parmilles détails et gênés par mille yeux et choses. Les vraies pèlerinages, les seuls sont ceux l’onaccomplit dans le silence et le secret de son esprit. J’ai voulu voir le pays du Bouddha, maiscombien différente est la contrée de ce qu’elle était de son temps.19
C’est évident que les attentes de l’orientaliste n’ont pas été accomplies, surtout parce
que, même comme anthropologue, on se fait une image de ce que représente notre objet
d’étude. Et quand il s’agit d’une passion de vie comme dans le cas d’Alexandra David-Néel,
la déception est d’autant plus grande. D’autre part, ces sentiments désagréables sont
contrebalancées par un incident qui est très connu, c’est-a-dire l’épisode avec le tigre.
Lorsqu’elle se trouvait seule dans une jungle prés de Tilora, l’écrivaine a eu une « rencontre »
avec un tigre. On dit que, tandis qu’elle méditait, le tigre ne lui a fait rien et même s’est fuit,
comme s’il avait peur de cette personne immobile.
En 1913, Alexandra arrive à Bénarès, pour aller ensuite à Sarnath, où on dit que
Bouddha a prêché sa doctrine pour la première fois. Bénarès représente pour la voyageuse le
lieu parfait pour continuer ses études de sanskrit et pour les visites des temples accompagnée
par son Boy. A l’occasion de ces visites nocturnes, Alexandra David-Néel s’habille à
l’indienne et pratique le déguisement, en montrant ainsi une attitude anthropologique, parce
qu’en cachant son identité ethnique, elle pouvait se mêler avec la foule et surprendre
l’atmosphère de la culture analyse dans son milieu. Dans L’Inde où j’ai vécu, elle dit de son
Boy qu’il « me servait de paravent tandis que je jouais le rôle effacé de sa tante effectuant un
pèlerinage à la ville sainte ». Même les mots qu’elle utilise : paravent, rôle, jouer renvoient à
ce type de comportement d’un chercheur qui fait le tout possible pour obtenir les informations
et les données nécessaires pour son étude. En effet, ce comportement emprunte des éléments
appartenant au monde du théâtre et c’est grâce à son talent exercé sur les scènes qu’Alexandra
David-Néel a réussi assez aisément de se déguiser.
En 1913, elle part pour Sikkim et est logée à la Résidence anglaise de Gangtok.
Pourtant, ce confort lui demande des obligations qu’elle ressent comme très désagréables :
elle doit assister à la cérémonie du thé, s’habiller pour le dîner, et même, horreur, participer àdes puzzles. Perdre son temps à assembler des pièces de bois colorié quand il y a tant d’autres
19 Ibid., p. 232
13
choses intéressantes à faire, à étudier, à voir. Ces divertissements l’ennuient profondément…20.
Son attitude démontre une fois de plus qu’elle ne se sent pas du tout comme une
touriste lorsqu’elle fait ses voyages, même si elle a le même plaisir de voir des choses
nouvelles et de visiter toute sorte d’endroits. Bref, elle incarne exactement l’opposé du
comportement du touriste, qui est celui de l’anthropologue.
1.5.Yongden entre dans la vie d’Alexandra David-Néel
Trois ans après son départ de France, en 1914, les relations entre Alexandra David-
Néel et son mari deviennent de plus en plus froides et ce détachement coïncide avec le
moment où elle connait Aphur Yongden, un garçon tibétain qu’elle engage comme boy.
Ensuite, elle va s’attacher de celui-ci tellement qu’il deviendra son fils adoptif. Mais plus
qu’un fils, il sera un vrai compagnon de vie pour plus de quarante ans qui servira Alexandra
comme « cuisiner, blanchisseur, tailler, secrétaire »21 et qui l’aidera pour des traductions et
adaptations de livres tibétaines. En 1914, elle quitte Gantok, pour devenir le disciple de
Gomchen, le magicien de Lachen, et décrie cette décision disant que : « C’est une unique
occasion d’apprendre le tibétain et les mystères du tantrisme bouddhiste, complètement
ignorés de tous les orientalistes. Ce sera rude, mais terriblement intéressant »22. Ainsi,
l’écrivaine se montre prête pour faire un grand sacrifice, rompre tout lien avec le monde et
s’isoler, pour au moins un an, dans la compagnie du moine pour apprendre tout ce qu’elle
peut, qui est en effet un sacrifice fait pour son but d’orientaliste dévoué à sa tâche. En 1915,
l’orientaliste se construit une petite maison de retraite, dans l’Hymalaya, où elle pratiquera
des exercices spirituelles bouddhistes, qu’elle va ensuite les raconter dans son livre Mystiques
et magiciens du Tibet. Durant tout ce période de retraite dans la compagnie du Gomchen,
Alexandra David-Néel s’est beaucoup enrichie. Elle a étudié la langue et la grammaire
tibétaine, la vie, les croyances, les rites de magie des mystiques du Tibet et, comme résultat
des conversations avec son maître spirituel, elle a beaucoup apprit sur les mœurs et les
pensées des Tibétains. Finalement, elle a reçu un nom de baptême tibétain, avec lequel elle
sera associée dorénavant et qui est Lampe de sagesse.
20 Ibid., p. 25421 Ibid., p. 26122 Ibid., p. 269
14
En 1916, Alexandra, accompagnée par Yogden et un moine arrive de nouveau au
Tibet, sans avoir pourtant permission pour y être. Elle adopte ainsi le rôle d’autochtone aimé
tellement qu’elle pourrait même renoncer à l’Europe pour vivre en Asie : « Je suis tout a fait à
mon aise dans ce personnage d’Asie centrale. […] Je suis donc Asie-Jaune, tout au fond de
mes cellules. Volontiers, je m’arrêterais ici et oublierais à jamais l’Europe »23.En effet, ce
personnage dont elle parle devient à travers ses voyages comme une seconde nature. Toujours
se trouvant en Tibet, à Shigatzé, Alexandra reçoit la bénédiction de Tachi-Lama, après l’avoir
reçu aussi celle du Dalai-Lama. Pourtant, son petit escapade en Tibet se termine d’une
manière désagréable, parce que son identité est dévoilée et elle est ensuite déportée à
Darjeeling.
Son suivant destination est représenté par le Japon, pays que deviendra une déception
totale. Elle s’est beaucoup préparée pour cette expérience, en particulier pour rencontrer des
professeurs et des savantes universitaires et elle est consciente des différences existantes entre
le Japon dépeint dans les livres et le Japon réel : « Le Japon que je vais voir n’est pas celui des
Geishas, de Loti, des voyageurs quelconques, c’est un pays toujours fermé, en dépit de
l’ouverture du Japon et des ports où s’ébrouent les navires de l’Occident »24 . On constate que
Alexandra reconnait l’autorité des écrivains comme Loti pour ce qui est de l’espace orientale,
mais en même temps se rend compte des clichées que puissent se former sur ce pays et garde
un esprit critique. Cependant, l’expérience sur place transformera ses sentiments envers le
Japon en dégoût et déception. Premièrement, elle est dégoûtée par la cuisine japonaise,
ensuite par les maisons japonaises, qu’elle associe avec une sorte d’idole, qu’il faut vénérer,
plutôt qu’avec un foyer. Finalement, elle conclut qu’elle n’aime pas même les Japonais en
général, qui sont si différents de ces savantes universitaires qu’elle avait déjà connut et qu’elle
admirait beaucoup. En 1917, à Kyoto, Alexandra écrit à son mari, en décrivant cette
expérience désastreuse :
Je m’attendais à trouver ici une claire habitation, un jardin fleuri et la vie à très bon marché.Rien de tout cela n’existe et le Japon des images est un Japon de rêve dont le Japon réel estl’antithèse. […] Je ne suis pas un touriste, je suis plus que blasée sur la visite des monuments,musées, etc. Cela ne me dit rien. Au point de vue « touriste », j’en ai assez vu du Japon.
25
Ce statut de touriste qu’elle déteste est une fois de plus mentionné et souligné et, de
plus, elle met en évidence ce contraste entre le Japon réel et celui créé par des clichées et
idées préconçus des occidentaux. Cette déception se termine le 4 aout 1917 et le 7 aout elle
23 Ibid., p. 28124 Ibid., p. 29325 Ibid., pp. 296-297
15
débarque en Corée, se dirigeant ensuite vers la Chine, en particulier, Pékin. A cette époque, la
Chine se trouvait en pleine guerre, événement qui va beaucoup incommodé et même affectée
l’étude et la vie d’Alexandra David-Néel et de Yongden.
1.6.En route vers Lhassa
Apres Pékin, quitte en 1918, Alexandra a comme destination la Mongolie, d’où,
ensuite, elle se décide pour le monastère Kum-Bum où on disait qu’il y avait un arbre
miraculeux. L’exploratrice arrive à Kum-Bum, dans la province Amdo, ou elle restera entre
juillet 1918 et février 1921, période durant laquelle elle a eu l’occasion d’étudier et observer
des cérémonies, des rites, des joutes oratoires, des danses des lamas, l’arbre sacré, etc. En
outre, Alexandra est enchantée par le mélange des activités qui caractérise la société à Kum-
Bum, où toutes les cotes de la vie, soit qu’il s’agit de la religion, commerce ou expériences
mystiques, s’entremêlent d’une façon assez bizarre, qui pourrait choquer n’importe quel
touriste, mais qui attire l’attention de l’exploratrice. Pourtant, a cause de la guerre civile,
Alexandra doit quitter Kum-Bum le 5 février 1929 et ensuite, elle va errer pour trois ans dans
le désert, voyage durant lequel elle a du nécessairement cacher son identité, pour que son plan
d’arriver à Lhassa ne soit pas détourné. Pour Alexandra, voyager en Tibet, dont on dit que
c’est le dernier pays qui interdit l’accès aux étrangers, et, surtout, arriver à Lhassa devient une
ambition parfois frivole, parce que, finalement, ce qui compte pour elle est de « braver une
interdiction »26. De toute façon, elle reste authentique en ce qui concerne son intérêt pour ce
territoire et est capable de faire n’importe quoi pour atteindre son but, même prétendre être
une Khadoma, c’est-a-dire une dame-lama qui fait des bénédictions et prédictions, pouvant
ainsi cacher sa vraie identité et avancer sans être reconnue. En dépit de toutes ses précautions,
le 21 juillet 1921, Alexandra, accompagnée par Yongden, Sotar, son domestique, deux
novices de Kum-Bum, et de ses sept mules, est reconnue comme européenne et doit donc
renoncer pour le moment à Lhassa comme destination. Elle continue son errance à Bathang et
ensuite à Jakyendo, voyage qui arrive à être très fructueux pour l’exploratrice qui a l’occasion
de faire beaucoup de découvertes ethnologiques qu’elle inclura dans ses deux livres Au pays
des brigands-gentilshommes et Mystiques et magiciens du Tibet. Elle est témoin des
événements hors du commun : « des morts qui dansent, des poignards enchantés qui volent
dans les airs, et des types également extraordinaires, des mangeurs de souffles vitaux, des
26 Ibid., p. 329
16
sorciers jonglant avec les maléfices et les astres. »27, mais, en même temps, elle étudie aussi la
vie des gens communs, les vêtements, le langage, les costumes, un véritable travail
d’ethnologue, qui arrive a changer en profondeur Alexandra David-Néel, comme elle-même
l’avoue dans Mystiques et magiciens du Tibet : « Ah que des choses il me restait encore a
apprendre et quelle transformation morale il me fallait subir pour devenir ce que je fus avec
tant de joie […] plus tard : un chemineau à travers le Tibet »28. Cette transformation morale
dont parle la voyageuse a ses bons côtés, aussi comme ses mauvais côtés. D’un part, ces
changements intérieurs façonnent le moi anthropologique de l’écrivaine de sorte que sa
capacité d’emphatiser et de s’identifier à la société étudiée est plus élevée grâce à son artifice
de déguisement. De l’autre part, elle arrive à questionner le fondement de son démarche :
j’ai peut-être, avec trop de dilettantisme et pas assez de sérieuse conviction, sapé les bases aucours de mes méditations, durant ces dernières années vécues sous la robe orange dessannyasis hindous, simulacre de détachement et renonciations dans lequel entrait peut-êtretrop de sensualité spirituelle et intellectuelle qui réduisaient les vœux prononces auxdimensions d’un jeu, d’un sport plus subtils que ceux auxquels s’amuse le commun deshommes
29.
En effet, Alexandra David-Néel se montre telle qu’elle est, sceptique et rationnelle.
Pourtant, elle se heurte des difficultés que tout anthropologue rencontre dans son travail,
lorsqu’il doit analyser les résultats de sa recherche. Mais, on pourrait voir cette attitude de
l’écrivaine aussi comme conséquence de son échec concernant le voyage à Lhassa ou le
Grand Projet, comme le nommait Alexandra. Et, de cette façon, elle se décide de continuer
son plan sans escortes, bagages et animaux, seulement avec Yongden, pour que, ainsi, ils
peuvent pénétrer à Lhassa sans être reconnues.
Les deux voyageurs arrive finalement a Lhassa en janvier 1924 et en huit jours ils se
voient la ville entière, avec tous ces quartiers : Loubou, Ramotché, Youtog, Lassacheu,
Tengyailing, Tsencholing, Banadjong, Parkor et Norbouling et bien sûr le palais de Potala.
Même si Alexandra avait beaucoup rêvé à arriver à Lhassa, une fois exploré, la ville lui
semble dépourvue d’exotisme et elle en est déçue : « je n’avais aucune curiosité au sujet de
Lhassa. J’y suis allée parce que la ville se trouvait sur ma route et aussi parce que c’était une
plaisanterie bien parisienne à faire à ceux qui en interdissent l’accès »30. On remarque dans les
27 Ibid., p. 33728 Cité dans Jean Chalon, Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Librairie académique Perrin, 1985, p 33729 Alexandra David-Néel, Journal de voyage, tome II, pp. 127-128 cité dans Jean Chalon, Le lumineux destind'Alexandra David-Néel, Librairie académique Perrin, 1985, p. 33830 Cité dans Jean Chalon, Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Librairie académique Perrin, 1985, p. 353
17
conclusions d’Alexandra David-Néel presqu’une exagération qui est, probablement, l’effet de
son déception.
1.7.Retour en France et des nouvelles fugues : Afrique du Nord et Chine
En 1924, Alexandra et Yongden quittent Lhassa, pour aller vers Gyantzé, et, ensuite,
la dernière halte sur le territoire tibétain, Chumbi. Finalement, quittant le Tibet ils arrivent à
Padong. En outre, Alexandra commence à avoir des problèmes avec son mari qui se manifeste
par une manque de communication entre eux et, peut-être comme une conséquence, elle
souffre d’une dépression nerveuse et quitte Padong pour se diriger vers Calcutta, ou elle
restera pour trois mois. Calcutta représente pour l’exploratrice une bonne occasion pour
demander la permission de rencontrer Gandhi afin de changer des opinions sur de divers
thèmes sociales et politique, mais il ne se crée pas une amitié fort entre eux, bien qu’ils
garderaient le contact à travers des lettres. En 1925, elle arrive a Bombay, ou sa célébrité et
toutes les interviews donnes aux journaux la font réaliser qu’il faut retourner en Europe pour
accomplir une mission supérieure, qui est celle de transmettre, à travers ses livres, toutes les
informations et les enseignements acquises durant son voyage. De plus, elle sent de plus en le
plus le besoin de se détacher de tout ce que représente l’Orient pour qu’elle peut le
comprendre mieux et pour être capable d’assimiler d’une manière efficace toutes les donnes
accumules. Il s’agit, en effet, du retour de l’ethnologue qui doit rompre avec la culture
analysée pour mieux préparer sa recherche.
Le 10 mai 1924, Alexandra arrive à Havre et se décide d’acheter une cabane dans les
montagnes pour mieux travailler à ses livres. De plus, son retour en France lui apporte
beaucoup de médailles : médaille de la Société royale belge de géographie, de la Société
française de géographie, le grand prix d’athlétisme de l’Académie des sports féminins en
1927 et la Légion d’honneur en 1928. Mais, ce qui compte le plus des qu’elle retourne en
France représente le travail auquel elle se dédie : traductions, articles pour des revues
internationales, livres, etc. En 1926 elle achève Voyage d’une Parisienne à Lhassa et
commence le travail pour Mystiques et magiciens du Tibet. Alexandra a encore des problèmes
avec son mari Philippe Néel, mais cette fois-ci concernant l’adoption officielle de Yongden.
Même si au début, Yongden n’est pas accepté par Philippe Néel, il arrivera à être beaucoup
apprécié par celui-ci et en 1929 il deviendra officiellement le fils adoptif d’Alexandra David-
Néel. En mai 1928, Alexandra réussi à accomplir son désir d’acheter une maison ou s’installer
pour le reste de sa vie. Elle trouve une maison a Digne, a 600 mètres altitude, maison qu’elle
18
va nommer Samten Dzong, qui signifie forteresse de la méditation et qui est décrit dans les
journaux de cette époque comme « une grandiose synthèse entre l’Orient et l’Occident »31.
Les années trente son pleins d’activité pour l’écrivaine tenant compte des livres
apparus dans cette période : Mystiques et magiciens du Tibet en 1929, Initiations lamaïques
en 1930, L’Epopée de Guésar de Ling en 1931 et Au pays des brigands-gentilshommes en
1933. Ensuite, en juillet 1934 Alexandra et Yongden finissent Le Lama aux cinq sagesses,
roman écrit par les deux, à partir d’un manuscrit réalisé par Yongden contenant des détailles
et des informations sur Tibet qui pourraient créer une image relevant et authentique de ce
pays. En outre, elle participe à beaucoup de conférences organisées a Prague, Budapest,
Vienne, Stuttgart, Zurich, Bâle, Lausanne, Genève, Paris et Bruxelles et en juin 1936 elle fait
un voyage court en Afrique du Nord, accompagnée par son fils, ou ils ont visité Casablanca,
Marrakech, Taroudant, Agadir, Fès et Oujda. En novembre, Alexandra voit pour la dernière
fois son mari et en 1937 elle part pour Chine, traversant la Russie.
Le 26 janvier 1937 Alexandra et Yogden arrivent à Pékin et en court temps elle
commence le travail pour son roman Magie d’amour et magie noir, suivi par Sous des nuées
d’orage et A l’ouest barbare de la vaste Chine, les deux derniers ouvrages racontant les
événements auxquelles l’exploratrice a été témoin durant la période chinoise, en particulier le
conflit sino-japonais. Toujours dans cette période, vers 1939 elle commence aussi à travailler
à une grammaire tibétaine qu’elle ne réussira pas à finir. A cause de la guerre civile de Chine,
ce voyage n’a pas été si pittoresque et exotique comme le dernière et après toute sorte des
problèmes, accidents, bombardements et mauvaises conditions de voyager, Alexandra et son
fils arrivent à Kham.
1.8.Une dernière étape dans la vie de l’exploratrice
Se trouvant toujours en Chine, Alexandra reçoit en février 1941 la nouvelle de la mort
de son mari, événement qui la marquera pour toute sa vie, parce qu’en dépit de tous leurs
malentendus, l’écrivaine l’a considéré constamment son meilleur ami. Obligée à rester en
Chine à cause de la guerre, Alexandra continue son travail et commence à étudier le taoïsme
pour ensuite inclure ces enseignements dans son livre Immortalité et incarnation. Puis, entre
juillet 1938 et mars 1944, Alexandra et Yongden se trouveront a Tatsienlou, ou ils
continueront leur travail. Et, finalement, en juillet 1946 ils arriveront à Paris. Revenant à
31 Jean Chalon, p. 390
19
Digne, la voyageuse continue sont travail et des nouvelles livres apparaissent : L’Inde. Hier-
aujourd’hui-demain en 1951, une traduction de sanskrite de L’Astavakra Gita, Les
Enseignements secrets des bouddhistes tibétains, Textes tibétains inédits en 1952 et en 1953
Le vieux Tibet face a la Chine nouvelle, ouvrage à caractère anthropologique, grâce aux
informations très varies concernant non seulement des aspects religieux, mais aussi des
détailles visant les paysans, les marchands, les pasteurs, les hobereaux, les roitelets. De plus,
dans ce livre, Alexandra touche aussi les relations très dynamiques établies à cette époque
entre la Chine et le Tibet. En 1954, Alexandra commence à écrire le Sortilège du mystère qui
paraîtra seulement en 1972, après sa mort et en 1955 l’écrivaine se confronte avec une
nouvelle perte, cette fois ci s’agissant de la mort de son fils, Yogden. Malgré son malheur,
Alexandra publie un nouvel livre en 1959, La Connaissance transcendante et toujours dans
cette année elle connait Marie-Madeleine Peyronnet, qui l’accompagnera et l’aidera durant
ses derniers dix années, devenant sa meilleure amie. Alexandra David-Néel mort le 8
septembre 1969, à 101 ans et, quatre ans après, ses cendres seraient jetées dans le Gange, par
Marie Madeleine Peyronnet.
20
2. Le voyage - Entre écriture autobiographique et approche anthropologique
L’œuvre d’Alexandra David-Néel a un caractère assez complexe de sorte qu’il est
difficile de l’encadrer dans une certaine catégorie ou même l’associer à un genre littéraire. On
a le côté assez évident de littérature de voyage et aussi les traits spécifiques à l’écriture
autobiographique qui a comme point de départ les voyages de l’écrivaine. Mais on peut
encore subordonner ces aspects de l’écriture ou au moins les corréler avec un possible
approche anthropologique, qui non seulement les englobe comme sous-thèmes, mais de plus
les développe. Ainsi, on observe que cette apparente littérature de voyage se relève comme un
vrai témoignage anthropologique des cultures étudiées.
Toutefois, on doit tenir compte du fait que la complexité qui caractérise les textes de
l’exploratrice n’est pas équivalente à une sorte de mélange chaotique de récit de voyage et
donnés ethnologiques ou anthropologiques. C’est en effet son écriture légère, presque fluide
qui aide à mieux comprendre la quantité assez grande d’informations au caractère inédit
qu’elle offre. Tenant compte des sujet qu’elle touche, sujets comme le bouddhisme,
l’orientalisme, la réincarnation et toute sorte de pratiques mystiques orientales, il faut donc,
comme écrivain, avoir la capacité de transmettre ces information de la façon la plus
compréhensible et en même temps la plus exhaustive possible, pour que le lecteur les
comprennes presque entièrement. Et, dans le cas d’Alexandra David-Néel, on voit qu’elle a la
capacité de faire d’un simple récit de voyage un ouvrage avec un lord contenu scientifique,
sans charger pourtant les phrases avec des termes trop obscurs lorsqu’il n’est pas nécessaire et
donnant en plus des notes explicatives. Outre ces détailles techniques, il y a aussi un trait
spécifique pour les textes de l’exploratrice, qui est la manière ludique dont elle raconte
certains histoires, qui aide encore le lecteur à comprendre plus facilement les informations
transmises. Et ce caractère ludique ne se manifeste nécessairement dans le langage que plutôt
dans l’atmosphère qu’elle essaie de recréer pour donner au lecteur la possibilité de se
transposer dans ces situations ou de s’identifier avec les personnes impliquées dans les
histoires racontées. Je ne crois pas qu’on a ici un artifice littéraire, tenant compte du caractère
non-fictionnel de l’œuvre d’Alexandra David-Néel, mais plutôt une technique moins formelle
d’écrire et de transmettre des informations parce que, finalement, le désir de l’exploratrice est
de faire connaitre au plus des gens ce qu’elle a vu, vécu et connu dans l’Orient.
21
2.1. Clifford Geertz et le statut d’auteur dans l’anthropologie
Dans son livre Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur Clifford Geertz pose le
problème du caractère littéraire de l’anthropologie, en se demandant si on peur prendre en
considération les textes anthropologiques en tant que textes littéraires, analysant ensuite des
textes écrites par Lévi-Strauss, Malinowski, Evans-Pritchard et Benedict. Lorsqu’on pense à
Alexandra David-Neel, on pourrait poser le problème de la direction oppose, c’est-à-dire si
on peut voir dans ses textes, qui parfois ont une valeur autobiographique, un potentiel
anthropologique. En développant encore la problématique, Geertz se demande sur ce que peut
être un auteur du point du vue de l’écriture anthropologique et dans ce but, il se rapporte à
Michel Foucault et à son article « Qu’est ce qu’un auteur ? », ou le dernier présente et discute
deux types de discours auxquelles on associe l’acte d’écrire. De ces deux types de discours
desquels parle Foucault, Geertz associe l’anthropologie à celui qui tient de la fiction, de
l’histoire, de la biographie, la philosophie, et d’autres, cas où la fonction d’auteur est très
évidente. De toute façon, Geertz ne fait pas l’apologie d’un langage trop chargé ou de l’usage
des formules et constructions qui appartiendraient plutôt au domaine de la poésie ou de la
fiction. Geertz même soutient la neutralité et la manque de prétention qui doivent caractériser
un bon texte anthropologique. Considérant aussi la position du lecteur qui se confronte avec
l’étude ethnologique, il ajoute aussi que « mettre l’accent sur la façon dont sont présentées les
affirmations du savoir nuit à notre aptitude à prendre ces affirmations au sérieux. »32. De plus,
Geertz pose le problème de la richesse ethnographique comme source de crédibilité. Il semble
que pour lui, le travail sur le terrain ne prouve pas son efficacité par un volume grand de
matériel ethnographique, mais plutôt par la façon personnelle de l’ethnologue de s’insérer
dans le monde qu’il étudie et duquel il veut obtenir ces matériaux ethnographiques. Geertz
considère qu’un anthropologue peut persuader son lecteur grâce au fait qu’il a pénétré dans
une autre culture ou même qu’il a été pénétré par cette culture. Cette interdépendance entre
sujet et objet d’étude du point de vue du processus d’insertion est, dans l’opinion de Geertz, la
condition essentielle pour qu’une étude ethnologique soit bien compris et de plus qu’il prouve
son authenticité. Mais c’est ici qu’intervient un autre problème, c’est-à-dire celle de la
difficulté de contester l’exposé de l’anthropologue, même s’il y a encore d’autres études faites
dans le même étroit ou concernant les mêmes aspects d’une certaine culture. L’expérience
32 Clifford Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Ed. Métailié, Paris, 1996, p. 10
22
anthropologique se révèle comme personnelle et de plus la validité des raisonnements du
chercheur est fortement liée a la personne qui les faits.
Toutefois, il ne faut pas se borner à des catégories bien établies comme littérature ou
anthropologie, d’autant plus que Geertz parle d’un processus de construction identitaire à
travers l’écriture et donc il devient difficile d’établir un statut d’écrivain ou d’anthropologue.
Pour ce qui est du travail d’Alexandra David-Neel, on constate que ce processus de
construction identitaire prend des valences plus complexes grâce au voyage aussi qui façonne
sa manière de voir le monde et ensuite sa manière de transposer dans l’écriture ce qu’elle a
observé. En outre, Geertz souligne le fait que l’identité de l’ethnographe (et ici on peut aussi
considérer celle de l’exploratrice) se construit aussi à travers la confrontation avec l’Autre,
comme partie composante de la culture analysée et pour renforcer son idée il cite Loring
Danforth, professeur d’anthropologie et épistémologie, qui, dans l’introduction appelée « Soi
et Autre » de son étude « The Death Rituals of Rural Greece » [ Les rituels de la mort dans la
Grèce rurale] affirme que : « la fossé qui sépare le « nous » familier du « eux » exotique est
un des obstacles principaux à la compréhension significative de l’Autre, obstacle qu’on ne
peut franchir qu’au moyen d’une forme quelconque de participation à l’univers de l’Autre
»33. On retrouve concentrées dans la citation de Danforth quelques problématiques
essentielles pour la démarche anthropologique comme la fascination de l’exotisme de
l’altérité, le besoin d’établir un écart par rapport à la culture étudiée et en même temps la
nécessité de « participer à l’univers de l’Autre ». Finalement, l’anthropologue se trouve
devant un dilemme concernant l’attitude nécessaire ou efficiente qu’il doit aborder, en
oscillant entre l’ « inquiétude scientifique liée à l’insuffisance du détachement »34 et
l’ « inquiétude humaniste liée à l’insuffisance de l’engagement »35. Pour ce qui est de
l’attitude d’Alexandra David-Neel, on peut dire qu’elle aussi à la tendance d’osciller entre
engagement et détachement, mais non pas a cause d’une inquiétude humaniste ou scientifique,
mais plutôt à cause d’un changement d’approche en fonction des résultats qu’elle veut
obtenir. Autrement dit, elle considère l’engagement lorsqu’elle est obligée à entrer en contact
avec des gens pour les poser des questions ou le détachement quand elle préfère observer sans
intervenir et sans être reconnue.
Ce que Geertz n’approche pas dans son étude est représentée par une sorte de
conscience se soi de l’anthropologue ou une prise de connaissance de son tâche. Peut-être
33 Cité dans Clifford Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Ed. Métailié, Paris, 1996, p. 2234 Clifford Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Ed. Métailié, Paris, 1996, p. 2435 Clifford Geertz, op.cit., p. 24
23
qu’il est difficile d’encadrer dans des limites bien définis le rôle d’auteur dans le travail
d’anthropologue, mais il y a toutefois une certaine conscientisation de l’acte d’écrire avec un
certain but, acte réflexive qui se manifeste assez visible dans les livres d’Alexandra David-
Néel. Il a des instances où elle écrit en conscientisant son geste et en pensant à une finalité,
qui parfois dépasse les limitations d’un simple récit de voyage ou autobiographique, comme
elle-même l’affirme dans un de ses livres: « J’ai atteint - et peut-être que j’ai même dépassé -
le nombre des pages permises pour un récit de voyage»36. On constate dans cette citation
qu’Alexandra remarque aussi, d’une certaine façon, que son écriture fluidique et assez
complexe transforme un récit de voyage dans quelque chose de plus, même si elle ne se
penche sur une certaine catégorie littéraire. Si elle commence à écrire avoir dans sa tète l’idée
d’une livre de voyages, son travail ultérieure et ses recherches influence l’évolution de sa
démarche. Il est vrai que la tendance générale est d’associer son œuvre à la littérature de
voyage, tenant compte qu’elle-même se considérait en premier lieu comme exploratrice. De
toute façon, des intentions adjacentes ou au moins subordonnées à son but d’explorer l’Orient
en tant que voyageuse peuvent être prises en considération lorsqu’on analyse son œuvre. Il a
aussi une observation qu’elle fait, en écrivant a son mari, sur quelques plans des livres, où elle
dit que :
Ayant terminé « Sous des nuées d’orage », je vais tâcher de finir, aussi vite que possible, lagrammaire tibétaine, puis je me mettrai a un nouvel ouvrage pour Plon, « l’Ouest Barbare dela grande Chine ». Etude des territoires frontière et des tribus qui les habitent, avec des aperçusdes mouvements politiques qui s’y produisent, etc. Ouvrage d’une certaine actualité puisque laChine, rongée du côté de la côte, essaie d’assimiler ces populations.37
Ce qui frappe ici, outre son plan d’établir une grammaire tibétaine, travail qui, à mon
avis, dépasse les possibilités d’un simple voyageur, même au Tibet, c’est l’interdisciplinarité
de ces textes qu’elle avait l’intention d’écrire. Elle parle des études qui touchent non
seulement des problèmes d’anthropologie et de sociologie, mais aussi de politique, ce qui
demande une bonne connaissance des mœurs, d’idéologies et des choix politiques de ces
peuples.
En partant du point du vue de Geertz, on pourrait considérer le domaine de
l’anthropologie et celui de la littérature comme deux pôles opposés appartenant à la même
démarche. Cela veut dire qu’on commence l’étude en appliquant la méthodologie spécifique
de l’ethnologie, en voyageant, en étudiant les peuples indigènes et ensuite, on se livre au
36 Alexandra David-Néel, În țara bandiților gentilomi [Au pays des brigands-gentilshommes], Ed. Nemira,București, 1996, p. 302 (j’ai traduit) 37 Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, édition intégrale 1904-1941, Plon, 2000, pp. 884-885
24
travail littéraire. Ce qui semble compter pour Geertz ne sont pas nécessairement les méthodes
de recherche ou la manière de s’exprimer, mais plutôt la contribution personnelle du
chercheur. Mais pourtant il ne faut pas confondre personnelle avec subjective. Ce que Geertz
veut suggérer par cette contribution personnelle représente le « regard éloigne » dont parle
Lévi-Strauss et que l’anthropologue jette sur le peuple analyse, regard qui est très lié à
l’univers intérieur du chercheur et à une grille de lecture, bien personnelle, de la culture, qui
suppose finalement un processus d’interprétation. Geertz même parle de l’ethnographie
comme « interprétation du réel, un élan vital exprimé »38. De plus, les descriptions faites par
l’anthropologue sont « artisanales », utilisant le mot employé par Geertz, ce qui veut dire que
l’objet de l’étude se livre à l’anthropologue comme matériel qui doit être « travaillé » du point
du vue de l’écriture, parce que finalement, c’est le chercheur celui qui transforme les données
ethnographiques dans le texte final, dans l’étude proprement dit. Ainsi, l’anthropologue
devient un auteur, un sorte d’artisan et son domaine de travail, l’anthropologie se relève
comme une « lecture agréable »39.
De cette façon, il faut considérer qu’en analysant l’œuvre d’Alexandra David-Néel et
en considérant l’écriture, ses prémisses, ses attentes, ses buts et ses finalités, on peut constater
que derrière ce travail d’écrivaine se cache, peut-être inconsciemment, un démarche
anthropologique plutôt inédit. J’ajouterais le fait que l’aspect ludique que, parfois, l’écriture
de l’exploratrice le prenne, ne doit pas diminuer l’importance et l’authenticité des
informations offertes. Même s’il ne s’agit pas entièrement des textes scientifiques, il ne faut
pas ignorer que les livres d’Alexandra David-Néel sont parmi les premiers qui touchent ce
type de sujet à cette époque et que même aujourd’hui on doit beaucoup étudier le bouddhisme
et la pensée orientale pour comprendre vraiment ce qu’elle a écrit il y a un siècle.
2.2. Alexandra David-Néel et l’étude ethnologique comme style de vie
Avant de commencer une analyse de l’œuvre d’Alexandra David-Néel, il faut voir ce
qu’une démarche anthropologique peut représenter pour identifier s’il a ou non une liaison
pertinente entre l’anthropologie, avec peut-être une discipline subordonne – l’ethnologie – et
les textes de l’exploratrice.
Du point de vue étymologiquement, l’anthropologie représente la science (logos) qui
étudie l’homme (anthrôpos). Mais cette définition n’est qu’une explication simpliste et
38 Clifford Geertz, op. cit., p. 14239 Idem.
25
limitée qui a beaucoup évoluée dans le temps. C’est vrai que l’anthropologie représente une
étude de l’homme. Mais à présent on considère plutôt la notion d’anthropologie culturelle qui
est plus vaste comme domaine d’étude et plus complet. L’anthropologie culturelle40 suppose
une étude de la vie symbolique et matérielle de l’homme ou une étude du comportement
humaine. Elle vise la société et la culture aussi comme les ressemblances et les différences
entre eux. En outre, l’anthropologie culturelle a comme disciplines sous-jacentes
l’ethnographie qui suppose recueillir des données concernant une certaine culture, et
l’ethnologie qui s’occupe de l’examinassions et la comparaison des résultats de
l’ethnographie, même si jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, en France on utilisait en
variation libre les deux termes, qui renvoyaient les deux aux sciences humaines qui
s’occupaient presque exclusivement avec l’étude des sociétés primitives. Finalement, on peut
voir l’anthropologue comme un médiateur entre deux ou plusieurs cultures. Et de ce point de
vue, le travail d’Alexandra David-Néel s’identifie à celui de l’anthropologue.
Dans son livre Dix ans avec Alexandra David-Néel, Marie Madeleine-Peyronnet
évoque quelques unes de ses conversations avec l’écrivaine, qui à un certain moment lui avait
dit que : « Je ne suis qu’un reporter […] Tout ce que j’ai vu, entendu, appris là-bas, je l’ai
écrit dans mes livres. »41. On voit donc dans les mots mêmes de l’exploratrice qu’elle ne se
considère pas seulement une voyageuse, mais plutôt un reporter qui a comme tâche la
réalisation des articles, des compte rendus et des reportages sur un thème donné. Pour ce qui
est d’Alexandra David-Néel, la tâche est auto imposée et est accomplie avec plaisir, patience,
voire ferveur. En outre, pour l’écrivaine, voyager et étudier représentent le raison d’être de sa
vie, comme est illustré par les mots de son compagnon de ses dernières années, Marie
Madeleine-Peyronnet :
Il est certain que l’étude a été, sinon l’unique, du moins une des grandes raisons de vivred’Alexandra David-Néel. Ces milliers de kilomètres parcourus en Europe, en Afrique du Nord,et surtout en Extrême-Orient, à pied, à cheval, en voiture…en transsibérien, à dos de chameau,d’éléphant, et surtout de yack, n’étaient pas simplement pour le plaisir "de mettre un pieddevant l’autre", comme elle le disait elle-même. Les marches à travers les vastes étenduesherbeuses, la traversée de rivières n’avaient d’autre but que "l’étude" ethnique, philosophiqueet religieuse. 42
Il s’agit ici effectivement d’une définition du travail et du démarche entreprit par
Alexandra David-Néel, formulée à partir des témoignages faites par l’exploratrice elle-même.
40 Cf. Achim Mihu, Antropologie culturală [Anthropologie culturelle], Ed. Dacia, Cluj-Napoca, 200241 Marie-Madeleine Peyronnet, Dix ans avec Alexandra David-Néel, Fondation Alexandra David-Néel, Digne leBains, 2005, p. 10342 Marie-Madeleine Peyronnet, op. cit., pp. 114-115
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Le plaisir de l’exploration auquel on ajoute les conditions assez inédites de voyager et cette
soif de connaissance dans des domaines comme la philosophie et la religion caractérisent la
vie d’Alexandra. En outre, on identifie aussi des éléments qui renvoient à ce que signifie être
un anthropologue : se déplacer dans une autre culture, accepter des conditions de vie
différentes aux celles auxquelles on est accoutumé, étudier et faire une recherche sur le
terrain.
Dans le domaine de l’anthropologie, le travail sur le terrain implique une approche
directe du comportement, de l’activité et de la culture spécifique pour un certain groupe ou
communauté, prises dans leurs conditions de vie et de l’environnement habituelles. En lisant
Au pays des brigands gentilshommes, Voyage d’une parisienne à Lhassa, Mystiques et
magiciens du Tibet ou même son Journal de voyage, on constate que, peut-être sans se
proposer de le faire, Alexandra David-Néel a vraiment entreprit le travail scientifique de ce
qu’on appelle à présent un anthropologue. Pour exemple, dans son livre Au pays des brigands
gentilshommes elle donne une sorte de définition de ce que représente le voyageur du point du
vue de la motivation et la signification qu’il donne à ses actions :
En effet, le voyageur est, généralement, occupé avec une tache particulière : la raison ou aumoins le prétexte pour lequel il voyage. L’un est géographe, l’autre naturaliste, j’ai recueillitles manifestations de la pensée humaine, en essayant de pénétrer le mystère du monde etd’assoupir la crainte devant la souffrance et la mort. Des philosophies, des religions élevéesou puériles, l’audace des magiciens, la ruse des guérisseurs, l’extase des mystiques, ceci étaitmon domaine de recherche que je fouillais assidûment et patiemment, en glanant par ci et parla les faits que je collectionnais 43
Pour Alexandra, le voyage devait avoir nécessairement un but scientifique ou
intellectuel qui, dans son cas, touche la mystique orientale, un de ses domaines de recherche.
De plus, la manière dont elle faisait sa recherche, en fouillant « avec assiduité et patience » et
en sélectant parmi les notes qu’elle collectionne, suggère une pensée logique, caractéristique
pour un anthropologue penché sur son objet d’étude, qui essaie de valoriser le plus possible le
matériel obtenu. Toujours concernant la finalité ou les raisons considérées comme acceptables
d’un voyage, mais cette fois ci dans le cas particulier de tibétains, Alexandra notait qu’ « au
Thibet44, nul ne pérégrine pour son plaisir, les gens considèrent comme absurde de voyager
quand on n’est pas appelé dans un endroit déterminé pour affaires ou que l’on n’accomplit pas
43 Alexandra David-Néel, În țara bandiților gentilomi [Au pays des brigands-gentilshommes], Ed. Nemira,București, 1996, p. 87 (j’ai traduit) 44 L’exploratrice utilise dans ses livres les deux variantes d’écrire le nom du pays, soit Tibet, soit Thibet et j’aiadopté, selon le cas, la variante qui apparait dans le livre cité
27
un pieux pèlerinage. »45. L’observation de l’écrivaine surprend une idée essentielle pour la
mentalité tibétaine et surtout pour la pensée d’Alexandra David-Néel : voyager en tant que
touriste n’est pas une activité acceptable dans l’espace tibétain et le refus de cette gratuite du
déplacement se reflète dans plusieurs d’autres observations et notes qu’elle fait dans ses
livres, come par exemple dans on Journal de voyage, où, en écrivant à son mari, elle disait
que :
Les voyages ne fouettent pas seulement le sang, comme un sport hygiénique, ils fouettentl’esprit et lui communiquent de la vigueur. Voyager, c’est, de même qu’étudier, faire un longbail avec la jeunesse. Il n’existe pas, je crois, de plus efficace fontaine de jouvence que cesdeux choses combinées : voyage et activité intellectuelle.
46
Encore une fois, Alexandra David-Néel souligne l’importance accorde à l’étude et
l’interdépendance qui s’établie entre voyage et activité intellectuel, approche caractéristique
pour le domaine de l’anthropologie plutôt qu’au celui du tourisme.
Concernant le travail de l’anthropologue, Paul Bohannan47 parle d’une « vision sociale
stéréoscopique » parce que celui-ci voit le monde à travers plusieurs "lentilles" culturelles en
même temps. C'est-à-dire que l’anthropologue peut et doit être capable de penser et percevoir
le registre des valeurs de sa propre culture et ensuite changer de registre pour observer la
même réalité d’un point de vue différent, à travers le regard de la culture analysée. La
particularité de cette vision stéréoscopique réside dans le fait que le chercheur doit internaliser
les valeurs et les caractéristiques de l’autre culture pour pouvoir ensuite faire en parallèle et
par opposition, des jugements et aussi tirer des conclusions. L’anthropologue arrive ainsi à
une sorte de biculturalisme. Dans le cas d’un chercheur comme l’est Alexandra David-Néel ,
on dirait que le terme biculturalisme minimise son travail. Tenant compte de la diversité des
cultures étudiés et des espace où elle a voyage, comme l’Afrique du Nord, l’Inde, le Japon, la
Chine, le Tibet, sans oublier ses courtes déplacements dans l’espace européen, la totalité
d’informations et de données scientifiques qu’elle a accumulé à travers les années est
caractérisée plutôt par un multiculturalisme qui permet à l’écrivaine de se former des opinions
complexes et de tirer des conclusions assez pertinents et aussi de dépasser le plus possible le
relativisme auquel se contentent beaucoup de chercheurs.
45 Alexandra David-Néel, Voyage d’une parisienne a Lhassa, Plon, 1927, p. 29446 Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, édition intégrale 1904-1941, Plon, 2000, P. 56247 Cité dans Achim Mihu, Antropologie culturală [Anthropologie culturelle], Ed. Dacia, Cluj-Napoca, 2002,p.27
28
2.3. Comment Alexandra David-Néel prépare son travail sur le terrain
Toute démarche anthropologique commence, avant du tout, avec la préparation du
travail sur le terrain qui consiste en deux étapes : le choix du thème pour l’étude et la
délimitation du thème de recherche. Mais ce qui est d’essentiel lorsqu’on pense à la
préparation est représentée par la disponibilité de s’immerger dans la culture analyse, afin de
passer plusieurs années avec les peuples indigènes. Et ce trait de la démarche anthropologique
se retrouve d’une façon très évidente chez Alexandra David-Néel, tenant compte que pour elle
le voyage est devenu à travers les années un style de vie, d’autant plus que la période passée
en faisant ses études dépasse quarante années. C’est en effet une prémisse de laquelle
l’exploratrice même part : « On n’a pas le droit de parler d’un pays si on n’a pas vécu au
moins dix ans sur le terrain et parmi ses populations. »48. Bien qu’elle ne se considère pas un
anthropologue dans le vrai sens du mot, elle a toutefois cette pensée rationnelle et logique
nécessaire pour un chercheur qui a l’intention de faire une étude pertinent et relevant. La
particularité de la démarche de l’exploratrice réside dans ce que, du point de vue technique,
on nomme la préparation du travail sur le terrain, étape essentielle pour le déroulement de
l’étude anthropologique, mais qui se manifeste chez Alexandra David-Néel d’une manière
assez différente de celle typique pour un ethnologue.
En ce qui concerne le choix du thème, il y a deux facteurs principaux qui peuvent
l’influencer : premièrement, l’expérience du chercheur et deuxièmement, le manque de ce
type d’études dans ce domaine de recherche. Dans le cas de l’expérience du chercheur, si on
pense à Alexandra David-Néel, on constate que son expérience comme voyageuse,
exploratrice, orientaliste et en fin de compte, de chercheur, s’est formée au fils des années,
grâce à sa capacité d’entrer en contact avec une grande diversité des cultures. En outre,
l’exploratrice a manifesté dès son enfance un désir presque inné pour voyager, pour quitter le
chez-soi. On parle ici de son désir de fugue qui suggère, peut-être, que la rupture du lieu
familier ne doit pas aboutir à un dépaysement ou déracinement avec des conséquences
négatives sur le plan psychique. Alexandra transforme toute ailleurs dans un chez soi, sans
effacer pourtant ces limites qui lui donnent la possibilité d’observer et d’analyser les peuples
avec lesquelles elle vit.
En ce qui concerne les trous des certains types d’études dans le domaine de
l’anthropologie, Alexandra est consciente du fait que certains livres qu’elle avait écrit
48 Marie Madeleine-Peyronnet,op.cit., p. 89
29
n’avaient pas des précédents et que son démarche littéraire était assez innovateur à cette
époque, comme elle-même l’écrit, par exemple, dans Tainele învățăturilor tibetane : « Le
livre ci-présent, probablement le dernier que je vais écrire, est un document – destiné peut-
être à devenir unique – concernant un pays auquel on lui associe les derniers siècles les
épithètes de "mystérieux" et "secret" et qui, bientôt entrera dans le domaine de la légende »49.
En effet, les mots qu’elle utilise, comme « document » et « unique » ne font que souligner une
fois de plus sa capacité d’identifier des manques dans un domaine scientifique et profiter de
cette opportunité pour transformer une livre qui touche des sujet comme le mysticisme et le
bouddhisme dans une étude d’anthropologie. Cependant, il ne faut pas considérer son attitude
comme opportuniste. Il y dans son travail un désir authentique de connaitre certains aspects de
la culture orientale et ensuite de les transmettre aux lecteurs, qui sont pour elle les vrais
critiques de son œuvre : « Mon ”reportage” s’est limité à indiquer les grandes lignes
directrices de ces enseignements et l’esprit qu’elles contiennent. La mesure dans laquelle j’ai
réussi à rendre claire cet aspect, détail dont je ne me peux pas rendre compte, reste à la
latitude des lecteurs d’apprécier. »50
On constate donc que le terme qu’elle utilise pour décrire son livre, « reportage »
renvoie au domaine scientifique et qu’il s’avéré en effet d’être seulement une esquisse,
présentant seulement les lignes directrices, les principaux traits des doctrines bouddhistes. En
outre, Alexandra garde son esprit critique, restant consciente des possibles limitations qu’elle
puisse avoir et finalement, elle donne le dernier mot aux lecteurs.
Pour ce qui est de la délimitation du thème de recherche, pour qu’elle se fasse d’une
manière objective, le chercheur doit formuler des hypothèses pertinentes à travers lesquelles
on peut expliquer le comportement et la pensée des peuples analysés. Ensuite, il faut se
focaliser sur certains domaines de recherche plus spécifiques.
2.4. Observation et participation dans le travail sur le terrain
En ce qui concerne le travail sur le terrain, Richard M. Hessler51 parle des deux rôles
que l’anthropologue doit avoir lorsqu’il fait sa recherche, par rapport à la réalité sociale et
culturelle étudiée. Ainsi, le chercheur est en même temps observateur et participant et
idéalement ces rôles se déroulent également, en maintenant de cette façon un équilibre. Grace
49 Alexandra David-Néel, Tainele învățăturilor tibetane [Les secrets des enseignements tibétains], Ed. Nemira,București, 1995, p. 115 50 Alexandra David-Néel, op.cit., p. 9551 Cf. Achim Mihu, op.cit., p. 27
30
à cet équilibre, on découvre les deux facettes de l’anthropologue qui se révèle soit comme un
participant-observateur, soit observateur-participant, en fonction des circonstances de la
recherche. Comme participant-observateur, l’anthropologue se concentre sur le rôle qu’il joue
dans la réalité sociale et culturelle étudiée, sans toutefois réduire son intérêt pour l’objet
analysé ou même renoncer à son démarche. L’essentiel dans ce rôle est de faire semblant
d’être intégré dans cette société pour mieux saisir des détailles qui peuvent échapper aux non
indigènes. Dans le cas d’Alexandra David-Néel on constate qu’elle adopte ce rôle de
participant-observateur lorsqu’elle cache son identité européenne et se décide de se déguiser
en mendiante, comme le témoigne son livre Voyage d’une parisienne à Lhassa. Pour elle, ce
choix a deux implications : d’un part, elle ne doit pas être identifiée comme non tibétaine pour
atteindre son but, celui d’arriver à Lhassa et de transgresser une interdiction, et de l’autre part,
comme mendiante, elle adopte une identité caméléonesque qui lui permet d’obtenir plus
d’informations nécessaires à ses études d’orientalisme. En ce qui concerne le statut
d’observateur-participant, l’accent est mit sur l’observation, avec le risque de ne saisir pas
toutes les substrats des données obtenus durant l’étude et même de diminuer la qualité de
ceux-ci, tenant compte qu’il y a même des cas ou les membres d’un groupe ou d’une
communauté qui sont observés par un anthropologue peuvent le regarder avec méfiance, voire
mépris et ainsi l’accès qu’il a aux informations est diminue. De ce point de vue, affirmer son
statut d’anthropologue se montre parfois comme une décision à double tranchant et ces
risques sont conscientisés aussi par Alexandra David-Néel qui n’hésite pas d’affirmer ses
craintes, ses doutes et ses mécontentements vis-à-vis de la réussite de son voyage à Lhassa,
qui dépend en premier lieu de la façon dont elle peut ou non passer comme une indigène.
Les notes de terrain et le journal du terrain
Concernant le travail de l’anthropologue, M. Hessler 52 parle de la nécessité de prendre
des notes de terrain et aussi de garder un journal de terrain. Premièrement, les notes de terrain
sont des données obtenues à la suite d’une recherche observationnelle qualitative, information
qui se constitue ensuite dans un texte narratif écrit par l’anthropologue, en ajoutant aussi ses
propres observations. A propos de l’œuvre d’Alexandra David-Néel, pratiquement toute son
œuvre a come base des notes prises durant ses voyages aussi comme des traductions faites de
sanskrite et tibétaine. Outre ses livres plus amples comme Voyage d’une parisienne à Lhassa
ou Mystiques et magiciens du Tibet, Alexandra a aussi des récits plus courtes sur les pays
visités, le Tibet, la Chine, le Japon et d’autres, mais aussi comme sur des divers pratiques,
52 Cité dans Achim Mihu,op.cit., p. 32
31
croyances et fêtes orientales, textes qui se retrouvent dans un recueil appelé Voyages et
aventures de l’esprit53 et qui correspondent à cette description de notes de voyage. On y
trouve des essais bien structurés, courts mais denses du point du vue de l’information, au
caractère argumentatif, qui témoignent d’un esprit analytique et rationnel, même s’il s’agit
d’aborder des sujets qui touchent plutôt l’irrationnel et le spirituel.
En deuxièmement lieu, pour ce qui est du journal, il est comme un agenda où
l’anthropologue note ses décisions concernant le déroulement de l’étude, les problèmes
apparus durant la recherche aussi comme les solutions qu’il a trouvé. Dans le cas d’Alexandra
David-Néel, on ne peut pas dire qu’elle a eu vraiment un journal de terrain. Cependant, son
journal de voyage, constitué par l’échangé des lettres entre l’exploratrice et son mari pendant
plus de trente ans, peut être vu comme un véritable témoignage de ce que signifie être un
anthropologue, des changements qu’il subit durant son travail et même des difficultés qu’une
telle recherche implique. La voyageuse est bien consciente de l’utilité comme matériel
anthropologique que ses lettres puissent avoir et par conséquent elle prie son mari de les
garder : « Je te prie de continuer à conserver celles de mes lettres dans lesquelles je te donne
des détails sur mon voyage, elles me seront des notes utiles pour mon livre. »54. En effet, ce
journal arrive à être non seulement un témoignage très réaliste des voyages d’Alexandra, mais
aussi la preuve de ses transformations intérieurs, de ses soucis et ses incertitudes concernant
son travail. On remarque même que l’exploratrice anticipe le caractère utilitaire qu’une
certaine partie de ses lettres l’auront dans son futur travail, comme un anthropologue qui
prépare son terrain en établissant quelques repères pour son étude. La particularité de ce
journal réside dans la subjectivité qui caractérise en général la correspondance, qui peut
interférer avec l’objectivité nécessaire à une étude anthropologique, même si, souvent,
l’écriture d’Alexandra David-Néel fait preuve d’un caractère très rationnel et logique.
Ces deux types de récits de voyage sont plus que des simples écrits ethnologiques qui
se résument à surprendre des faits de culture et de comportement. D’une part, les notes de
terrain constituent aussi la preuve de la confrontation avec l’Autre, l’étranger, l’exotique.
Avant de partir, on se construit une image de l’altérité qui, dans la plupart des cas, est
déconstruite durant le voyage et lorsque le voyage est termine, il commence un processus de
reconstruction de l’imaginaire de l’Autre, grâce aux expériences vécus. De ce point de vue,
les essais d’Alexandra peuvent constituer une reconstruction de ce que l’Autre représente
pour elle, comme une des multiples conclusions extraites de ses voyages. Elle arrive à
53 Edité par Marc de Smedt, avec l’aide de Marie Madeleine Peyronnet54 Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, édition intégrale 1904-1941, Plon, 2000, p. 694
32
connaître l’Autre non seulement en voyageant, mais aussi en écrivant. Il s’agit en effet d’un
processus de construction et reconstruction identitaire, qui commence avec l’Autre et arrive
au moi personnel de l’anthropologue, qui s’identifie dans notre cas avec Alexandra David-
Néel. De cette façon, son identité à la possibilité de mieux délinéer le côté personnel et le
côté culturel. Ensuite, ce processus arrive à un dégrée de complexité plus élevée dans le
Journal de voyage, où le côté personnel se manifeste d’une façon plus prégnante de sorte
qu’on commence à mieux connaître Alexandra David-Néel comme exploratrice et orientaliste,
mais aussi comme simple individu avec des problèmes quotidiens et des soucis matérielles.
2.5. Méthodes et techniques de recherche anthropologique dans les voyages
d’Alexandra David-Néel
Le travail anthropologique est caractérisé par un transfert méthodologique, parce qu’il
emprunte et adapte des techniques et méthodes qui se retrouvent aussi dans d’autres sciences
sociales, comme par exemple la sociologie, pour seulement nommer une discipline. Ce
transfert donne naissance à une interdisciplinarité qui se manifeste dans les approches
anthropologiques de la culture, tenant compte que l’homme, l’individu se retrouve en même
temps comme objet et sujet de la recherche culturelle55. Georgeta Marghescu parle56 de
l’anthropologue comme être culturelle qui est façonne par une sorte de « dot culturel » qui a
une influence ambivalente sur le travail anthropologique en tant qu’objectives : on peut
osciller entre une évaluation trop objective ou une interprétation trop subjective. En Ce qui
concerne Alexandra David-Neel, ce « dot culturel » prend une forme assez différente de ce
que représenté en général le conditionnement de la culture d’où provient l’anthropologue. Elle
s’est toujours plaint du fait qu’elle ne se sentait pas comme française, étant plutôt attirée par
l’Orient. Mais, ce type de dépaysement renversé se manifeste bien étrange dans une
confession faite a son mari par l’exploratrice même : « […] mon caractère, mes affinités me
disposent mieux à me mouvoir parmi les Anglo-Saxons que parmi les Français. Je me sens
dépaysée parmi ces derniers… »57. Cette rupture par rapport à la France comme cadre
culturelle est soulignée par son attitude et par son choix de voyager, de sorte que le voyage
prend une valence de déni des racines, qui lui donne ensuite la possibilité et l’aisance de
regarder et d’analyser d’autre cultures sans être trop contrainte par des conditionnements
55 Cf. Georgeta Marghescu, Introducere în antropologia culturală, Bucureşti, Editura Fundatiei "România de Mâine", 199956 Cf. Georgeta Marghescu,op.cit., p. 7557 Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, édition intégrale 1904-1941, Plon, 2000, p. 762
33
culturels trop marquantes. De toute façon, ce conditionnement opéré par la société peut être
contrôlé d’une manière productive s’il est conscientisé et accepté comme un inconvénient
inhérent à la démarche de toute anthropologue.
Pour ce qui est du côté pratique de la recherche anthropologique, on constate chez
Alexandra David-Néel qu’il y a dans son démarche une approche assez scientifique et logique
de l’étude, outre cette curiosité véritable pour les philosophies orientales et son fort désir de
les transmettre au grand public. On peut identifier dans sa manière d’aborder ses sujets
d’intérêt des méthodes et des techniques qui appartiennent au domaine de la recherche
anthropologique, qui sont utilises en même temps ou par alternance, en fonction des résultats
qu’on veut obtenir : l’observation participante, poser des questions aux indigènes, utiliser des
informateurs, méthodes qui soulignent et soutiennent fortement le processus de construction
identitaire qui est très spécifique pour Alexandra en tant qu’anthropologue. En outre, ces
méthodes mettent en évidence les expériences de l’altérité et du sacré qui façonnent d’une
manière particulière le moi de l’exploratrice.
2.5.1. L’observation participante comme style de vie
Un aspect important pour la démarche anthropologique, présenté58 par Achim Mihu
dans son livre est l’observation participante, qui constitue en effet l’essence du travail sur le
terrain. La notion d’observation participante est mentionnée pour la première fois par
Malinowski dans son livre Les Argonautes du Pacifique occidental où il souligne
l’importance de :
donner un plan clair et cohérent de la structure et de dégager du fatras des faits les lois et lesnormes de tous les phénomènes culturels […] Cet idéal exige avant tout qu’on se livre à uneétude complète des phénomènes, et non pas a une recherche du sensationnel, de l’original,encore moins de l’amusant et du bizarre59
Les mots de Malinowski surprennent la complexité du travail fait sur terrain qui se
traduit presque tout le temps dans une immersion de l’anthropologue dans la culture analysée,
processus auquel se livre volontiers Alexandra David-Néel dans chacun de ses voyages et
parfois cette immersion devient même une identification avec cette culture grâce à son
attirance innée pour l’espace et pour les philosophies orientales. Même si Malinowski décrie
l’observation participante comme un idéal, pour l’exploratrice il s’agit plutôt d’une mode de
vie, vie qu’elle dédie à cette « étude complète des phénomènes » rencontrés dans les pays et
58 Achim Mihu, Antropologie culturală [Anthropologie culturelle], Ed. Dacia, Cluj-Napoca, 2002, p. 2759 Malinowski B., Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1989, p. 67 cite dans Achim Mihu,p. 26
34
les sociétés visitées. De plus, Alexandra David-Néel se détache de la vision de Malinowski
dans le fait que, pour elle, outre les faits divers et les caractéristiques de la vie de chaque jour
de ses sujets analysés, même le sensationnel, l’original, l’amusant et le bizarre présentent de
l’intérêt, traits qui incarne ce pittoresque tellement apprécié par l’exploratrice. Il y en effet un
témoignage fait par un tibétain, Anagarika Govinda, mentionné dans le livre de Marie
Madeleine Peyronnet60, qui souligne l’authenticité du démarche de l’exploratrice pour
laquelle l’immersion dans la culture tibétaine s’est transforme parfois en identification avec
celle-ci : « j’étais impressionné par le travail de sa disciple61, l’admiration que suscitait en moi
l’endurance aux rigueurs de la vie d’anachorète dont elle avait fait preuve pendant des
nombreuses années. » On remarque donc que, même s’il s’agit d’une confirmation de la
véridicité de l’approche de l’exploratrice faite quelques années après sa mort, cette
confirmation vient de la part d’un membre de la culture analysée, fait qui constitue un signe
d’authenticité caractéristique pour le domaine de l’anthropologie.
A travers cette observation participante, le chercheur peut et doit signaler avec
précision et sans intermédiaire tout ce qu’il voit, observe et entend dans le groupe, dans la
société ou dans l’espace étudié. C’est, comme l’illustre Alexandra David-Néel, une véritable
mode de vie parce que le chercheur vie avec les gens étudiés, observe leur activités de chaque
jour, apprends aussi la manière dans laquelle ils voient et comprennent le monde. Finalement,
il devient un témoin de leur comportement.
Cette technique de l’observation participante est complétée aussi par l’expérience de
l’altérite, qui constitue une des données essentielles de la démarche ethnologique. Il s’agit ici
d’une altérite du terrain, expérience à travers laquelle l’anthropologue se trouve dans une
situation où les coordonnées de sa vie psychique et ses paramètres culturels sont bouleversés,
créant ainsi un écart rationnel entre lui et son objet d’étude, de sorte que son regard devient un
regard critique. Ce regard se montre dans toute sa complexité tenant compte qu’il contribue a
la compréhension de l’Autre en tant que sujet analysé, mais aussi à une compréhension plus
profonde de son propre moi, le moi du chercheur, de l’anthropologue qui se confronte aussi
avec ses préjugés et ses attentes. De cette façon, le voyage devient pour Alexandra une
expérience plurivalente : on a d’un côté le voyage extérieur, géographique, et de l’autre côté,
le voyage intérieur, qui l’aide à se mieux connaître et à se développer sur le plan psychique et
spirituel. On doit mentionner que ce « voyage intérieur » se réalise grâce à cette expérience
60 Peyronnet, Marie-Madeleine, op.cit., pp.139-14061 Alexandra David-Néel a été le disciple d’un lama tibétain, auprès duquel elle a étudié la langue tibétaine et despratiques mystiques spécifiques pour le Tibet
35
de l’altérité, lorsque l’Autre devient un médiateur entre le monde extérieur et le monde
intérieur de l’anthropologue. Dans le cas d’Alexandra David-Néel, cette expérience de
l’altérité ne se résume pas seulement aux rencontres avec les peuples analysés, mais aussi
avec des endroits et des espace caractérisés par cette altérité du sacré, qui se dévoilent et se
montrent à l’exploratrice dans ses voyages. Ainsi, le voyage et l’altérité s’entremêlent dans
une expérience complexe qui façonne d’une manière inédite le travail et l’œuvre de
l’exploratrice.
Toujours concernant l’observation participante, il faut ajouter qu’il a aussi la notion de
regard éloigné duquel parle Claude Lévi-Strauss, approche qui ajoute en effet de l’efficacité
au travail de l’anthropologue, qui doit finalement aborder son étude d’une façon adaptée aux
conditions, sans se borner aux règles préétablis de ce que doit faire un anthropologue. En fin
de compte, son travail implique aussi une vision personnelle, non dans le sens de subjective,
mais plutôt concernant cette prise en considération des circonstances spécifiques et différentes
pour chaque situation et chaque culture étudiée. Comme anthropologue, il faut parfois être
capable d’osciller être des attitudes opposées gardant toutefois son objectivité, fluctuation
parfaitement décrite par Lévi-Strauss :
« il faut être levé avec le jour, rester en éveil jusqu'à ce que le dernier indigène se soit endormiet même, parfois, guetter son sommeil ; s’appliquer a passer inaperçu en étant toujoursprésent ; tout voir, tout retenir, tout noter, faire montre d’une indiscrétion humiliante, mendierles information d’un gamin morveux, se tenir toujours prêt a profiter d’un instant decomplaisance ou de laisser-aller ; ou bien savoir, pendant des jours, refouler toute curiosité etse cantonner dans la réserve qu’impose une saute d’humeur de la tribu. » 62
On remarque dans les mots de Lévi-Strauss ce besoin de mettre entre parenthèses son
propre moi, son idiosyncrasie et son héritage culturel, attitude nécessaire à un meilleur
développement de l’étude de l’anthropologue. A cette mise entre parenthèses on ajoute de
plus la capacité de l’ethnologue de se déguiser, de se transfigurer pour mieux immerger dans
la culture analysée, comme s’il adopterait une masque. Toutefois, il doit avoir une maîtrise de
son déguisement pour pouvoir contrôler son immersion. En ce qui concerne le travail
d’Alexandra David-Néel, on peut constater qu’elle non seulement adopte cette pratique du
déguisement, mais celui-ci devient inhérent à son voyage et à son étude, comme une seconde
nature. En outre, parfois, ce masque qu’elle porte se trouve en conflit avec son moi intérieur,
donnant naissance à des crises identitaires. Mais il s’agit ici de nouveau, comme dans le cas
de l’expérience de l’altérité, d’un processus de connaissance et même de découverte de soi.
62 Cité dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, publié sous la direction de Pierre Bonte,Michel Izard et d’autres, PUF, 1991, p. 471
36
L’observation participante arrive à être une sorte de « rite de passage »63 pour
l’anthropologue, d’autant plus que son travail semble entouré d’une aura de mystère et
romantisme due à la nécessité de pouvoir pénétrer non seulement dans le milieu de la
communauté analysée, mais aussi dans la pensée des autochtones. Et même si toute recherche
sur le terrain ne doit pas être nécessairement une observation participante, toute observation
participante doit, à un certain moment, selon moi, être partie composante d’un processus de
construction identitaire ou de façonnement du moi de l’anthropologue.
Pourtant, observer et participer ne sont pas les seuls facteurs qu’on considère
lorsqu’on fait une étude sur le terrain. Pour que la recherche se déroule d’une manière
efficace, l’observation participante doit en plus obéir à quelques règles64. Premièrement,
l’observation doit être directe, faite sur place et au moment ou se passe le phénomène qu’on
veut observer. Cette condition donne plus de crédibilité à l’analyse faite. Ensuite,
l’observation doit être objective, c’est-à-dire que l’anthropologue essaie de se détacher des
préjugés et des ressentiments personnels et subjectifs, démarche qui aboutit à un simple
enregistrement des faits et coutumes. Une troisième condition est représentée par l’exactitude
de l’observation. Autrement dit, il faut avoir une correspondance à la réalité et en même
temps, l’observation doit être précise, précision qui s’obtient grâce aux enregistrements
techniques. Quatrièmement, l’intégrité de l’étude peut être assurée par une observation
complète, qui tient compte de toutes les facettes du phénomène. De plus, les observations se
font d’une manière systématique. En dernier lieu, l’observation doit être analytique, de sorte
que le phénomène étudié soit analysé dans tous ses substrats et ses éléments constituants.
2.5.2. Dialoguer avec l’Autre
Une autre méthode de recherche anthropologique, qui se retrouve aussi dans l’œuvre
d’Alexandra David-Néel, consiste en poser des questions. Mais il ne faut pas associer cette
méthode avec le questionnaire sociologique qui a comme but des résultats quantitatives plutôt
que qualitatives. Dans le domaine de l’anthropologie, poser des questions implique deux
conditions : en premier lieu, l’anthropologue doit bien connaitre la langue du peuple qu’il
étudie, pour que le contact se réalise plus facilement et que les informations obtenus reflètent
vraiment la réalité, condition qui se retrouve accomplie dans le démarche de l’exploratrice,
mais dans son cas connaître la langue tibétaine ne constitue pas une tache difficilement à faire
63 Cf. Georges Condominas, cité dans Georgeta Marghescu, op.cit., p. 8364 Cf. Dimitrie Gusti, cité dans Achim Mihu, op.cit., p 31.
37
tenant compte que sa vie entière est dédiée à l’orientalisme, non seulement comme étude,
mais aussi comme style de vie :
En dehors de l’étude de la langue tibétaine à laquelle m’initiaient des grammaires, desdictionnaires et, pratiquement, mes entretiens avec le gomtchén, je lisais avec lui les vies desmystiques tibétains. Souvent, il en interrompait la lecture pour me raconter des faits, analoguesa ceux relates dans le livre, dont il avait été témoin.
65
Pourtant, elle s’est confrontée aussi avec des difficultés concernant la compréhension
de la langue tibétaine lorsqu’elle se trouvait dans un milieu très spécialisé, ou la langue était
utilisée dans des buts spécifiques comme dans le cas d’une prédication, acte qui suppose
l’usage d’une langage plus spécialisé, avec des termes qui sont parfois difficiles à comprendre
même pour les autochtones : « A la requête du prince tulkou, Sakyong gomtchén66 entreprit
aussi une tournée de prédication. J’eus l’occasion de le voir prêcher. Je dis voir plutôt
qu’entendre parce qu’il s’en fallait de beaucoup que je pusse comprendre tout ce qu’il disait
en tibétain. »67 Le domaine de la religion et de la mystique orientale en particulier peut
impliquer une difficulté dans la compréhension des notions et des termes utilisés et de cette
façon l’attitude d’Alexandra David-Neel n’est pas condamnable, elle acceptant ses
limitations. Du point de vue anthropologique, ce type d’attitude s’avère a être bénéfique pour
la recherche parce qu’on peut se rendre compte des inconvénients du démarche et ensuite on
peut essayer d’améliorer l’approche. Et c’est effectivement ce que l’exploratrice a fait durant
ses voyages. L’étude du tibétain est devenue à un certain point de sa vie un de ses priorités.
Pour Alexandra, connaître le tibétain constituait en effet un moyen de mieux accéder à la vie
des mystiques comme elle-même le dit. Et ses compétences linguistiques ne se résument pas
au niveau de la conversation qui, en effet, dans le cas des anthropologues est assez suffisant.
L’exploratrice a eu aussi l’intention d’utiliser toutes ses connaissances pour réaliser une
grammaire tibétaine, même si elle n’a pas réussi à finaliser le projet.
Une deuxième condition nécessaire lorsqu’on pose des questions en qualité
d’anthropologue est représentée par une bonne maîtrise de l’art de la conversation, technique
qui suppose une connaissance particulière de la manière dont on formule les questions, un
certain tact et de plus la capacité d’alterner entre des registres formels ou moins formels. Il ne
s’agit pas d’un simple « interview » ou l’anthropologue choisi d’une manière aléatoire des
gens appartenant aux peuples analyses et leur pose n’importe quelle question. C’est ici
qu’intervienne le tact de l’anthropologue qui doit, peut-être, cacher son intérêt professionnel
65 Alexandra David-Néel, Mystiques et magiciens du Tibet, Plon, 1929, p. 8366 Une sorte de sorcier bouddhiste67 Alexandra David-Néel, op.cit., p. 63
38
et même essayer d’établir avec les personnes questionnées des relations plutôt intimes ou au
moins familiers, pour être digne de leur confiance. De ce point de vue, Alexandra David-Néel
a réussi avec du succès de pénétrer dans le monde des indigènes et aussi
d’obtenir d’informations très divers :
Je me suis informée auprès d’un grand nombre de gens des causes de cette curieuse disparitionde l’argent du Thibet central, alors qu’il continue à être abondant dans le Thibet chinois. Lesréponses que j’ai reçues ont différé suivant la condition spéciale et le caractère de ceux a qui jem’adressais. 68
On remarque qu’Alexandra se montre a être un vrai anthropologue et de plus ses
aptitudes psychologiques sont mises en évidence lorsqu’elle aborde « un grand nombre des
gens » qui différent peut-être en fonction d’une condition spéciale ou en fonction de leur
caractère. Quoi que soit la nature de l’information qu’elle cherche, l’exploratrice est capable
de s’adapter à n’importe quelle situation. De plus, sa connaissance de la langue des peuples
avec lesquelles elle entre en contact lui donne plus de crédibilité et d’authenticité de sorte que
parfois, elle arrive à être confondue avec des autochtones ou comme appartenant à la culture
qu’elle étudie :
Finalement, j’eus la chance de rencontrer un group de vraies dokpas69. J’entrai en conversationavec eux dans leur patois, et leur parlais de leur pays où j’avais séjourné quelques annéesauparavant. Ces gens simples furent aisément convaincus que j’habitais non loin de chezeux.70
En fin de compte, on peut dire qu’Alexandra David-Néel se livre à un processus
d’immersion dans la culture analysée, mais il faut mentionner qu’un tel type de démarche peut
mener à des observations et des conclusions assez subjectives si l’anthropologue ne garde pas
un sort d’écart psychologique entre lui et les gens avec lesquels il communique, en se laissant
influencé par ses émotions ou par ses préjugés.
2.5.3. Les tibétains comme informateurs-clef
Parmi les principaux méthodes et techniques de recherche dans le domaine de
l’anthropologie, on compte aussi les informateurs-clef ou les informateurs bien informes, qui
sont en effet des personnes appartenant à la communauté étudiée qui, grâce a quelques
circonstances favorables ils peuvent offrir des informations concernant des détailles
particuliers de la vie sociale et culturelle, données qui seront plus complètes, plus
68 Alexandra David-Néel, Voyage d’une parisienne a Lhassa, Plon, 1927, p. 33069 Peuple qui habite dans la vallée Brog-Yul de Ladakh, dans la région nordique de l’Inde70 Alexandra David-Néel, op.cit., p. 334
39
authentiques et plus pertinents. Les anthropologues choisissent leurs informateurs en fonction
de l’âge, de l’intelligence, l’autorité devant la communauté, le prestige, l’horizon culturel,
etc.71. Dans le cas d’Alexandra David-Néel, il faut dire que beaucoup de ce qu’elle a écrit à
comme fondement des entretiens avec de divers lamas et d’autres personnes importantes
qu’elle a connu durant ses voyages. Parfois il s’agissait seulement des simples membres de la
communauté ou elle se trouvait, mais de toute façon, elle savait comment aborder un certain
sujet ou comment gagner la sympathie d’un certain individu pour qu’à la fin de son entretien,
elle obtiendrait les informations nécessaires pour ses études. Outre cet intérêt scientifique
qu’elle avait pour les indigènes, on pourrait dire qu’elle avait aussi un grand désir de
connaitre la personne derrière ce rôle d’informateur. Elle était capable de se faire plaire ou au
moins respecter, attitude qui l’a beaucoup aide pour pouvoir garder ses relations et ses amitiés
même après des années. De plus, ces types de relations et leurs implications prolongent
davantage notre problématique, en posant la question de l’altérite et du rôle que l’altérite
prenne dans la démarche de l’anthropologue lorsqu’il se trouve sur le terrain, détail qui serait
discuté dans le chapitre suivant. La sympathie que l’exploratrice manifestait envers quelques
unes de ces personnes avec lesquelles elle est entrée en contact pour le but d’obtenir plus de
données sur un certain sujet l’a déterminé à transformer ses relations professionnelles dans
des relations interhumaines plus profondes. Et si d’un part on pourrait considérer comme un
point faible dans son démarche, tenant compte que cet écart spécifique entre l’anthropologue
et la communauté étudiée s’était diminue, il y a aussi cette confiance qu’elle a gagnée et qui,
peut-être lui a assuré plus de dignité et d’autorité devant ces gens-là, et finalement plus
d’authenticité dans son étude. Par exemple, parlant d’un gomtchén qui l’a initié dans des
divers pratiques été connaissances spécifiques pour le Tibet, Alexandra soulignait que :
Souvent, il en interrompait la lecture pour me raconter des faits, analogues à ceux relatés dansle livre, dont il avait été témoin. Il me dépeignait des gens qu’il avait fréquentés, rapportaitleurs conversations et leurs actes. Avec lui, je pénétrais dans des ermitages d’ascètes, despalais des lamas opulents ; je voyageais sur les routes, y faisais des rencontres curieuses. Ceque j’apprenais ainsi, c’était le Tibet lui-même, les mœurs, la pensée de ses populations.Précieuse science qui devait grandement me servir par la suite72.
Ce gomtchén incarne l’exemple le plus relevant de ce qu’un informateur doit faire
pour aider et soutenir le travail d’un anthropologue. En premier lieu, il la une culture
nécessaires pour pouvoir enseigner et lire à une personne qui provient d’une autre culture. De
plus, il peut exemplifier ce qu’il étudie ou lie avec des faits qu’il a vécu, tenant compte qu’il
71 Cf. Achim Mihu, op.cit., p. 3372 Alexandra David-Néel, Mystiques et magiciens du Tibet, Plon, 1929, p. 83
40
en a été témoin. Il est un bon observateur de ce qui se passe autour de lui, des gens, de leurs
conversations et leurs actes. Il a le prestige et l’autorité nécessaires pour avoir accès à des
« ermitages d’ascètes » ou à des « palais des lamas opulentes », d’autant plus que dans ce
pays tout le monde ne bénéficie pas de ces types de permissions. Finalement, on remarque à
travers les mots d’Alexandra que le gomtchén, en qualité d’observateur-clef, a réussi à faire
connaître à l’exploratrice le Tibet et les tibétains tels qu’ils sont, avec leurs mœurs et leurs
pensées.
D’une autre côté, Clifford Geertz conteste cette ouverture que les informateurs
peuvent montrer envers les anthropologues, soulignant que ce qui compte c’est plutôt la
capacité du chercheur de saisir et de comprendre la mentalité et les « systèmes symboliques »
de la communauté d’où viennent les informateurs :
Mais le sens, exact ou demi-exact, qu’on acquiert, de qui sont vraiment, comme on dit, vosinformateurs, ne vient pas du fait qu’ils vous ont accepte comme tel, qui fait partie de votrepropre biographie, non de la leur. Il vient de la capacité à analyser leurs modes d’expression,ce que j’appellerais leurs systèmes symboliques, qu’une telle acceptation vous permetd’arriver à développer.73
On voit donc que Geertz se penche plutôt sur l’importance de la tache de
l’anthropologue que sur celle de l’interaction entre celui-ci et les informateurs. Il est vrai
qu’un chercheur doit être capable de comprendre et interpréter le plus précis possible ces
« modes d’expressions » spécifiques pour les peuples analyses. C’est en effet une de ses
taches principales. Et on constate dans l’approche d’Alexandra David-Néel qu’elle était aussi
consciente du fait qu’il faut observer toute sorte de subtilités spécifiques pour les peuples
indigènes pour que, ensuite, pouvoir mieux comprendre les différentes types de pensées :
Je me suis informée auprès d’un grand nombre de gens des causes de cette curieuse disparitionde l’argent du Thibet central, alors qu’il continue à être abondant dans le Thibet chinois. Lesréponses que j’ai reçues ont différé suivant la condition spéciale et le caractère de ceux à qui jem’adressais74.
Un simple fait d’économie avait pour l’exploratrice l’importance nécessaire pour faire
un recherche parmi plusieurs types des gens, à caractères différentes et provenant des
communautés différentes. Et, par suite, les réponses obtenus reflétaient cette diversité de sorte
qu’elles pourraient offrit une vision plus compréhensive du problème abordé. Mais, de toute
façon, cela ne doit pas exclure le besoin de créer des conditions favorables pour cet échange
73 Clifford Geertz, Savoir local, savoir global, Paris, PUF, 1996, p. 9074 Alexandra David-Néel, Voyage d’une parisienne à Lhassa, Plon, 1927, p. 330
41
d’informations. L’empathie qui se crée entre l’anthropologue et la communauté où il veut
s’insérer est parfois essentielle, ou dans la plupart des cas une des conditions nécessaires, pour
que l’étude puisse avancer. De toute façon, je dirais qu’il y a dans le travail de l’ethnologue
une sorte de symbiose, d’équilibre qui doit s’établir entre les plusieurs conditions qu’il doit
accomplir et les divers tache qu’il veut accomplir. Et, ensuite, il faut aussi tenir compte des
circonstances de l’étude pour pouvoir s’adapter et adapter sa propre méthode. On retrouve
dans l’approche de l’exploratrice ce type d’équilibre qu’elle essaie de maintenir pour que ses
rencontres avec ses informateurs se déroulent sans contraintes ou sans réserves :
« Finalement, j’eus la chance de rencontrer un group de vraies dokpas. J’entrai en
conversation avec eux dans leur patois, et leur parlais de leur pays où j’avais séjourné
quelques années auparavant. Ces gens simples furent aisément convaincus que j’habitais non
loin de chez eux […] »75. On remarque dans cette citation deux éléments qui confirme le
professionnalisme de l’exploratrice du point du vue anthropologique, c’est-à-dire le fait
qu’elle parlait dans le patois des dokpas, patois qui n’est pas accessible a tous les gens, et
aussi la connaissance qu’elle avait du pays d’où provenaient les dokpas. Dans ces aptitudes se
manifeste le rôle dont parle Geertz comme le plus important dans le cas de l’interaction de
l’anthropologue avec les informateurs. Mais, ensuite, on voit que l’exploratrice transforme ces
connaissances dans un moyen de se faire plaire et accepte comme si elle était un membre de
cette communauté. Il ne s’agit pas de mentir ou faire semblant de quelque chose qui n’es pas
authentique, mais de savoir comment profiter des donnes et des informations qu’on recueil
durant la recherche. De plus, dans le cas d’Alexandra il ne s’agit pas seulement de cette
curiosité et cet intérêt typiques pour l’anthropologue. Sa manière presque naturelle de
communiquer avec ces dokpas, par exemple, est le résultat, peut-être, de son attirance innée
pour l’Orient, affinité qui constitue en effet une des motivations pour sa recherche.
2.6. Motivations et finalités des voyages d’Alexandra David-Néel
La dernière étape du travail de l’anthropologue est constitue par la recherche
proprement-dite, suivie, bien sûr, par la transposition dans l’écriture des observations et des
conclusions. Même si, apparemment, la démarche de l’anthropologue semble être caractérisée
par des règles assez strictes, tenant copte du transfert méthodologique qui rapproche
l’anthropologie à la sociologie, qui utilise des méthodes et techniques penchées sur le côté
quantitatif des résultats, plutôt que sur celui qualitatif, on doit admettre que, finalement,
75 Alexandra David-Néel, op.cit., p. 344
42
chaque recherche anthropologique dépende en premier lieu de celui qui la déroule et
seulement en second lieu d’une méthodologie. La préparation du travail sur le terrain situe le
chercheur dans un isolement, tandis que la recherche le rompe de cet isolement, le mettant en
contact direct avec le sujet d’étude. Et c’est dans ce moment que commence la confrontation
avec l’altérité, expérience qui non seulement met en évidence les aptitudes et les
connaissances de l’anthropologue, mais aussi qui pose des problématique plus subtiles,
concernant la psychologie du chercheur et les transformations qu’il subit comme
conséquences des ruptures et changements qui se passent sur le plan psychique et spirituel. De
plus, les motivations et les finalités des études différent de chercheur à chercheur et parfois
elles changent pendant la recherche de la même personne et cela se passe parce toute
immersion dans une autre culture représente une expérience assez forte et marquante qu’il est
difficile d’établir des règles et généraliser les expériences des anthropologues. En outre,
lorsqu’on évalue une démarche anthropologique, il faut la considérer dans toute sa complexité
et totalité, c’est-à-dire, avoir en vue aussi les motivations et les finalités du chercheur, mais
aussi la manière dont son étude a été reçu par le public. En ce qui concerne le travail
d’Alexandra David-Néel, il y a beaucoup de signes de confirmation de l’utilité et de
l’authenticité de son démarche, mais, en même temps, des points faibles et des difficultés qui
peuvent poser le problème de la légitimité de sa démarche. Si on parle de ses motivations, on
constate qu’elle oscille entre une attitude détachée, objective, refusant de faire des jugements
ou d’interpréter, comme elle-même le souligne : « Inutile de faire remarquer que divers
objections peuvent être opposées à ces théories, mais le but du présent livre consiste
uniquement à présenter les vues ayant cours parmi les mystiques et non à les discuter »76.
Cependant, en même temps, elle se montre plutôt superficielle lorsqu’elle parle du voyage à
Lhassa, qui était pour elle comme une plaisanterie, affirme dans une lettre adressée à son
mari:
Et à ce propos où vois-tu qu’il faut une impulsion de « religiosité » pour faire les voyages queje fais ? Mon dernier a surtout été inspire par le désir de faire ce que d’autres n’avaient pasréussi à accomplir, de mesurer mes vieilles forces avec des obstacles matériels et monintelligence avec des obstacles d’un autre ordre. […] Au fond, je me souciais très peu de voirLhassa, mais c’était drôle d’y aller de la façon dont j’y suis allée et j’ai vu, en route, les plusmerveilleux paysages du monde77
Quelles étaient vraiment les motivations de l’exploratrice, son mari ne les savait non
plus, de sorte qu’il croyait plutôt dans des implications religieuses de ce voyage. Pour ce qui
76 Alexandra David-Néel, Mystiques et magiciens du Tibet, Plon, 1929, P. 12177 Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, édition intégrale 1904-1941, Plon, 2000, pp. 761-762
43
est de la réception de ses livres, Marie Madeleine Peyronnet mentionne dans son livre une
lettre adressée à l’exploratrice, dans laquelle, un certain groupe de gens de Salies-de-Béarn,
disaient de son œuvre, où elle parle de ses rencontres avec le Dalaï-lama qu’elle « est
considérée comme le témoignage le plus vrai du Thibet par une Européenne »78, ce qui, à
cette époque signifie plus qu’un signe de respect, mais aussi une confirmation de la valeur de
ses études. De plus, considérant aussi ses convictions religieuses, Marie Madeleine-Peyronnet
mentionne que : « Le XIVe Dalaï-lama, lui-même, en visitant sa maison en 1982 a dit : "La,
on voit qu’une bouddhiste a vécu." »79. Venant de la par d’une autorité en matière de
bouddhisme, cette affirmation ne fait que souligner une fois de plus l’authenticité des
croyances de l’exploratrice, même si, parfois, elle tombe dans une superficialité naïve voyante
plutôt le côté exotique de ce que représente un voyage à Lhassa. Pourtant, il ne faut voir ici
une limitation ou un manque de professionnalisme. C’est en effet un trait assez récurrent du
travail de l’anthropologue qui doit se poser le problème du détachement ou de la neutralité de
son attitude envers l’altérité. De plus, l’engagement émotionnel ou son manque peuvent aussi
signaler des dilemmes d’ordre étique. Tout cela renvoie à ce que représente le dégrée
d’objectivité que l’anthropologue prouve dans son étude, attirant l’attention aussi sur la
qualité de l’information accueillit et sur le problème de l’adéquation du texte à la vie réelle.
En fin de compte, on arrive de nouveau à Claude Lévi-Strauss et à sa vue concernant
la culture, qui « n’est ni naturelle, ni artificielle. Elle ne relève pas plus de la génétique que de
la pensée rationnelle, car elle consiste en règles de conduites qui n’ont pas été inventées, et
dont ceux qui lui obéissent ne comprennent généralement pas la fonction… »80. Si Alexandra
David-Neel a obéit ou non à ces règles ou si elle en a été vraiment consciente, on ne peut pas
le confirmer seulement à partir de ses livres. De toute façon, son œuvre rend compte de
quelques éléments de culture et d’anthropologie, comme par exemple l’altérité et les
manifestations du sacré, qui seront discutées dans le chapitre suivant, détailles qui sont la
preuve qu’elle avait au moins l’intuition de la fonction de ces règles et des possibles
implications qu’ils pourraient avoir.
78 Marie Madeleine-Peyronnet, op.cit, p. 17379 Marie Madeleine-Peyronnet,op.cit, p. 22180 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983, p. 59
44
3. Manifestation du sacré et altérité
En continuant la démarche commencée dans le chapitre précédant, qui pose l’œuvre
d’Alexandra David-Neel dans un rapport direct avec le domaine de l’anthropologie culturelle,
le troisième chapitre continue toujours cette approche anthropologique, mais dans une
direction plus spécialisée, en cherchant des significations plus subtiles qui pourront mettre en
évidence le processus de construction identitaire qui constitue un substrat de l’expérience de
voyage. En se rapportant à l’idée de voyage, Claude Rivière, dans son livre « Socio-
antropologia religiilor » dit que « par la perspective des voyageurs, à travers tant de siècles
d’exploration du monde, la religion a été compris comme ensemble des cultes et croyances,
des attitudes mentales et gestuelles, croyantes et orientées par des différentes conceptions vers
un ailleurs »81. Comme on voit, il trace une liaison entre voyage et religion, comme
expériences qui dirigent l’individu vers un ailleurs, qui peut être vu même comme altérité de
l’espace. Ainsi, les directions adoptées seront celles du sacrée et de l’altérité, comme
expériences qui contribuent à la construction de l’identité personnelle et spirituelle
d’Alexandra David-Néel. Mais il ne s’agit pas seulement d’une observation détachée des
manifestations du sacré ou de l’altérité. C’est comme si l’exploratrice se confronte avec des
expériences limites qui se montrent finalement comme un miroitement de son propre moi
transformé et transfiguré grâce au processus qui se déroule sans cesse durant ses voyages.
D’une part, il y a l’expérience du sacré comme étape dans un processus de la
construction identitaire du point du vue spirituel. L’expérience religieuse est presque
omniprésente dans la vie de l’exploratrice, d’autant plus que ses convictions philosophiques
sont, comme on a déjà vu dans le chapitre précédant, authentiques, et, de cette façon, une
approche du sacré dans son œuvre semble assez valide. De plus, la vue de Rudolf Otto, qui
sera une des lignes directrices de l’analyse des manifestations du sacré, rend possible un tel
approche à partir de l’attitude adoptée par Alexandra David-Néel devant ce qu’apparait
comme expérience religieuse ou mystique.
Deuxièmement, on peut aussi identifier dans l’œuvre d’Alexandra David-Neel la
problématique de l’altérité, qui part d’un niveau assez simpliste qui consiste dans le dialogue
avec l’autre en tant qu’individu différent, appartenant à une autre culture, mais qui arrive
finalement à une confrontation avec l’altérité comme une transfiguration de son propre moi,
de l’essence identitaire de l’anthropologue qui se trouve devant un être tout différent
81 Claude Rivière, Socio-antropologia religiilor, [La socio-anthropologie des religions], Polirom, Iasi, 2000, p.16 (j’ai traduit)
45
seulement en apparence. Par conséquent, cette confrontation avec l’Altérité arrive à poser la
question de sa propre identité et aussi de la possibilité de pouvoir vraiment s’identifier avec
l’autre comme membre de la culture dans laquelle l’anthropologue se livre à une immersion
volontaire. Ainsi, cette confrontation arrive à recevoir au moins deux implications : sur le plan
psychologique, elle engendre la construction identitaire de l’anthropologue et sur le plan
anthropologique, elle peut contribuer à établir une authenticité de l’étude ethnologique.
Finalement, comme résultat d’une l’analyse des éléments du sacré et de l’altérité dans
l’œuvre d’Alexandra David-Neel on pourrait arriver à des conclusions qui confirment leur
statut d’expériences formatrices, comme parties composantes du voyage, qui este le catalyseur
de la construction identitaire à laquelle se livre l’exploratrice.
3.1. Le sacré
3.1.1. Qu’est-ce que le sacré
Avant de commencer une analyse des manifestations du sacré, il faut expliquer qu’est-
ce que le sacré du point du vue anthropologique et de la relevance qu’il puisse avoir. Le sacré
a constitué l’objet d’étude pour beaucoup de sociologues et anthropologues comme Emile
Durkheim, Rudolf Otto, Roger Caillois, René Girard ou Mircea Eliade. Chacun d’entre eux
l’a abordé d’une façon différente, mais c’est Rudolf Otto, un des plus connus spécialistes de la
pensée religieuse du XXe siècle, celui qui a formulé la plus connue et plus complexe théorie,
en parlant en effet du sentiment du numineux, d’autant plus qu’il se détache de la pensée qui
a comme fondement le dualisme sacré-profane, qui, d’une certaine façon, limiterait notre
analyse, tenant compte que pour Alexandra David-Neel le sacré comme essence d’une
expérience religieuse ou mystique représente une partie composante de sa vie et non une
alternative sur la quelle elle se penche de temps en temps. Le numineux dont parle Otto
englobe en effet le rationnel aussi comme l’irrationnel, se manifestant en même temps comme
effrayant et fascinant. De ce point de vue, on peut utiliser la formule de Mircea Eliade de
manifestation et camouflage du sacré dans le profane, dans le sens ou tous les pays visités par
l’exploratrice, qui constituent dans leur ensemble des espaces plutôt profanes, se montrent
pourtant comme des endroits avec du potentiel spirituel et mystiques. Cette conception de vie
imprégnée par la religion et, comme une conséquence implicite, par le sacré, est partagée
46
aussi par Durkheim et Mauss82 qui considèrent le sacré comme la force collective essentielle
pour l’organisation sociale. Toujours dans cette ligne, faisant référence à Francisc de Sales,
Olier et Bérulle, Roger Caillois considérait que la religion faisait partie de notre vie de chaque
jour, lorsqu’on mange, on s’habille, on construit nos maisons, dans nos relations avec la
famille, dans nos activités économiques, etc. De plus, Caillois disait83 que la religion « ne se
distingue pas des autres aspects de l’existence, tout étant imprégné par religion, signe ou
réflexion des forces divines ». C’est vrai qu’Alexandra nie l’existence d’un impulse religieux
comme motivation de son voyage à Lhassa, par exemple, mais son compagnon, Marie-
Madeleine Peyronnet soutien le contraire dans son livre, soulignant l’intérêt que l’exploratrice
avait pour l’étude religieux et sa passion, dès son enfance, pour fréquenter des églises et des
temples. Et en lisant ses livres, on peut avoir la tendance de donner crédit à la dernière d’entre
eux, parce que la base de presque tous ses livres est représentée, d’un côté par les religions
orientales comme le bouddhisme, le hindouisme et le taoïsme, et de l’autre par les pratiques,
les doctrines et les croyances mystiques spécifiques pour le Tibet. Tout cela est de plus
soutenu par ce qu’on a déjà présenté dans le chapitre précédant, c’est-à-dire l’observation
participante, qui entraîne l’exploratrice dans une immersion dans la culture analysée,
immersion qui s’avère être authentique, et non seulement un artifice anthropologique.
Revenant à Rudolf Otto et à sa vision concernant le sacré, il faut dire qu’il ne lie pas
l’expérience religieuse à l’irrationnel, ce que prouve la pertinence de la relation établie entre
l’œuvre d’Alexandra David-Néel et le sacré, parce que l’exploratrice, dans son écriture et
dans son approche de l’étude ethnologique, se montre assez rationnelle et logique et garde un
esprit critique au cours de ses voyages. Pourtant, on le voit, le rationnel n’exclut pas
nécessairement le sacré. Ce qui compte pour Otto, c’est l’émotion qui suscite le sacré dans
l’individu, émotion qui se manifeste dans quatre façons différentes, qu’il voit comme des
étapes qui constituent la manière d’avoir accès au numineux, à travers l’intensité des
émotions. Il parle du sentiment de créature, du tremendum, du mysterium et du fascinans, qui
se retrouvent parfois dans quelques témoignages d’Alexandra David-Néel, même s’il n’y a
pas le cas d’une coexistence de toutes ces quatre réactions, ce que, à mon avis ne diminue pas
l’intensité du vécu. Les explications données par le théologien semblent appartenir au
domaine de la métaphysique, mais c’est en effet la seule façon pertinente de s’exprimer pour
illustrer des vécus qui visent le transcendantal et le spirituel. Il décrit le sentiment de créature
comme un amortissement Ce que dont on doit tenir compte lorsqu’on essaie une analyse des
82 Cf. Claude Rivière, op.cit, p. 2283 Ibid., p.25
47
manifestations du sacré, c’est le fait d’avoir dans l’esprit la prémisse qu’il est la source d’une
révélation intérieure et que, non seulement il se détaché du rationnel et de l’irrationnel, mais
aussi il se trouve dans la sphère d’un « tout autre », indépendant de la réflexion mentale.
Pourtant, le numineux est à la fois une manifestation spécifique de la condition humaine et
donc il doit être possible de percevoir au moins des traces ou des signes qu’indiqueraient la
présence d’un intensité émotionnelle éprouvée devant ce qu’on identifie avec le sacré.
3.1.2. De l’espace sacré à l’au-delà
En considérant le voyage comme activité représentative pour la vie d’Alexandra
David-Néel, tenant compte qu’elle a voyagé pendant plus de quarante années, et, en même
temps, tenant compte de la religion comme une manifestation naturelle de l’activité humaine,
on constate qu’elle s’est trouvée maintes fois dans des endroits qui ont suscité des sentiments
plutôt inédits et que pratiquement, ses voyages ont été imprégnés fréquemment par le
sentiment du numineux, en particulier à travers la nature, de laquelle Eliade dit que peut être
« susceptible de se révéler en tant que sacralité cosmique »84 pour une personne qui a une
expérience religieuse. Mais, avant de tout, on doit considérer l’espace des voyages dans sa
totalité comme l’exemple le plus édifiant de l’idée du sacré, c’est-à-dire l’Orient, territoire par
excellence incarnant l’essence du numineux : « L’Orient – surtout au Thibet – est la terre des
mystères et des événements étranges. Pour peu que l’on sache regarder, écouter, observer
attentivement et longuement l’on y découvre un monde au-delà de celui que nous sommes
habitués à considérer comme seul réel »85.
La description offerte par Alexandra est d’autant plus édifiante en surprenant une
diversité des manifestations étranges et activités à travers lesquelles le sacré peut être saisi.
Pour elle, l’Orient, avec un accent mis sur Tibet, représente le mysterium d’Otto et le
tremendum a la fois. Ensuite, elle se rapporte à tous les sens de l’homme lorsqu’elle considère
l’ouverture psychique et physique qu’il doit montrer s’il veut être le témoin d’une
manifestation numineuse : le regard, l’ouille, l’attention, tous sont entrainés dans ce processus
presque mystique. Et finalement, on arrive à la conclusion que l’Orient est plutôt un au-delà,
un monde différent de celui auquel nous sommes habitués et que donc il faut obéir à d’autres
lois et adopter d’autres convictions.
84 Mircea Eliade, Le sacre été le profane, Gallimard, Paris, 199285 Alexandra David-Néel, Voyage d’une parisienne a Lhassa, Plon, 1927, p. 92
48
Dans Mystiques et magiciens du Tibet, elle décrit une forêt devant laquelle se trouve,
considérant l’atmosphère comme quelque chose que tient du mystérieux, qui est en effet un
des caractéristiques du numineux mentionnées par Otto:
Noyée parmi les brouillards errants, une armée fantomatique d’arbres, drapés en des longuesmousses d’un vert livide, y esquisse des gestes inquiétants devant les pas des voyageurs. Desvallées à la jungle exubérante jusqu’aux pics couverts de neige éternelles, tout le pays baignedans une indicible atmosphère de mystère86
Les sentiments éprouvés se manifestent dans des gestes inquiétants, qui renvoient à
une sorte de tremblement du corps devant quelque chose d’inédit. Il s’agit ici d’une rhétorique
d’une personne qui a du mal à survivre, à faire face à une expérience qui l’a dépassé : « se
noyer », « errer », « livide », « gestes inquiétants ». Et, de plus, cette manque de pouvoir
physique se trouve en opposition avec l’exubérance de la nature, qui accable et donne un
sentiment de néant devant l’éternité. Toujours éprouvant ce même sentiment du mystérieux,
l’exploratrice décri à son mari un autre paysage qui l’a beaucoup impressionné durant son
voyage dans le Tibet :
La nouvelle vallée où nous entrons maintenant par un gai soleil est large, les monts quil’entourent ronds et herbeux, le paysage est un contraste parfait avec celui parmi lequel nousavons vécu des mois. Finies des gorges resserrées, les pittoresques montagnes chinoises auxroches dentelées, aux arêtes aiguës, tout le décor s’est élargi et adouci ; le calme enveloppe leschoses ; une sorte de placidité forte, sure d’elle-même, s’affirme et s’impose. Un air demystères plane sur cette route blanche et droite qui s’enfonce tout au loin entre les montagnesbleuissantes… Ici c’est le seuil d’un monde qui nous a été familier au petit et a moi, d’unmonde pareil a nul autre et l’émotion passe en nous, rapide87
Pour Alexandra le mystérieux est représenté par des paysages douces, aux teintures
pales, qui donnent un sentiment de calme, de sérénité, qui arrive à un apogée de placidité.
Mais, il y a toujours un contraste entre la douceur d’une placidité qui renvoie à l’idée d’un
ailleurs, même un au-delà, un monde tout autre, qui ne ressemble a rien, et son caractère fort,
«sure d’elle-même », qui s’affirme et s’impose. Ce contraste incarne l’opposition contenue
dans la notion de numineux, qui effroi et fascine dans le même temps. On pourrait même dire
que devant ce paysage, Alexandra était capable de ressentir ce sentiment de « créature » dont
parle Otto, qui se manifeste devant quelque chose qui échappe à des explications rationnelles,
mais qui se sent comme une présence dont on dépende. De plus, Alexandra parle d’un seuil
entre ce monde et le mode « pareil à nul autre », et du point du vue de l’architecture de
86 Alexandra David-Néel, Mystiques et magiciens du Tibet, Plon, 1929, p. 1987 Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, édition intégrale 1904-1941, Plon, 2000, pp. 671-672
49
l’espace sacré, est une sorte d’ouverture, en utilisant le terme employé par Eliade88, qui
constitue le passage vers une autre région cosmique. Cette ouverture est vue aussi comme
rupture, une rupture dans l’homogénéité de l’espace qui, dans le cas d’Alexandra se traduit
par un abandon des racines, voire dépaysement. En effet, pour elle, les racines qui devraient
lier son moi à son pays natale ont été fragiles dès sa naissance de sorte qu’elle ne se sentait
pas vraiment chez soi et le voyage a constitué l’occasion de franchir le seuil entre Occident et
Orient et de se libérer des contraintes qui l’empêchait se mieux connaître.
Toujours comme une réaction devant la nature ineffable, Alexandra David-Néel parle
dans Voyage d’une parisienne à Lhassa des sentiments suscités par la vue de la lune qui reçoit
des valences mystiques, comme si elle avait le pouvoir de tout transformer autour d’elle à
travers une lumière presque irréelle, avec ces couleurs diaphanes : « la lune colorait de teintes
bleues et roussâtres la vallée sauvage et mélancolique. Autour de moi tout était silence et
solitude »89. Il y a de nouveau le contraste entre la sauvagerie et la mélancolie de la vallée,
spécifique pour le sentiment du numineux, cette opposition intense entre l’effroi et la
fascination. L’atmosphère qui est ressentie incarne parfaitement le mystérieux. Le silence et la
solitude ne signifient pas nécessairement une absence, c’est en effet une présence très forte,
mais difficile à saisir, c’est cette présence du sacré, une présence mystérieuse, qui ne peut pas
être verbalisée et donc tout est réduit au silence. Ce que accentue de plus l’intensité de cet
aura sacrée c’est l’usage de ces deux mots qui indiquent une même réalité, la manque,
l’absence, dans le cas de la solitude, une absence des êtres et dans le cas du silence, une
manque des paroles. C’est le vide, le néant absolu, qui permet à tout être de se trouver
directement dans la présence du sacré, parce que le néant est le non-être absolu. Parfois, le
mystérieux se montre comme mystique pour l’exploratrice:
Peu de paysages possèdent à un égal degré la majesté sereine et charmante que respire lavallée de Nou tchou. […] De grands sapins solitaires dessinaient leur silhouette imposante surun arrière-plan de feuillage automnal dont l’or imitait un fond de mosaïque byzantine. Descyprès s’alignaient en avenue mystique, close, au loin, par la ligne turquoise de la rivière. Unair de gracieux mystère enveloppait toutes choses90
Les mots utilisés pour décrire chaque paysage suggèrent l’influence de ce sentiment de
numineux qui, non seulement influence les vécus momentanées et la façon de voire le monde,
mais aussi se laisse saisir en tant que source du sacré et comme expérience religieuse ou
mystique. C’est une interdépendance entre l’individu et le monde qui l’entoure, du point du
88 Cf. Mircea Eliade, op. cit89 Alexandra David-Néel, Voyage d’une parisienne a Lhassa, Plon, 1927, p. 2890 Alexandra David-Néel, op.cit., p. 109
50
vue de l’ouverture d’esprit qu’il montre vers ce monde sacré. Cet échange des sentiments se
rend possible seulement s’il y a une prédisposition pour ce type d’expériences, condition qui
dans le cas d’Alexandra David-Néel est accompli. Elle montre une prédisposition pour ces
manifestations du sacré et, de plus, est capable de les transposer dans une forme plus palpable,
rationnelle pour ainsi dire. On remarque ici ce qu’on a déjà mentionné, ce camouflage du
sacré dans le profane, parce que, en effet, l’essence du sacre ne réside pas dans ces
dichotomies sacré-profane, rationnel-irrationnel, et Alexandra se montre consciente de cet
aspect. Ces écrits sont comme un moyen à travers lequel les instances du sacré qu’elle a saisi
sont immortalisées dans des descriptions des paysages presque irréels, qui donnent
l’impression d’un au-delà. Dans cette citation, les sentiments de l’exploratrice évoluent vers
une plus haut dégrée d’intensité, elle parlant d’une « majesté sereine et charmante » qui donne
une note de dignité au paysage, qui est presque mystique. Le motif de la solitude et du
mystère revient aussi de sorte que cette grandeur et noblesse de l’atmosphère est accentuée.
De plus, les couleurs qu’elle utilise ont un air assez diaphane, appartenant à un décor byzantin
comme elle-même le dit. Il s’agit des couleurs précieux, comme l’or d’un paysage d’automne
ou le turquoise de l’eau. En effet, tout le décor présenté par l’exploratrice a l’air d’un lieu
rompu de la réalité quotidienne, presque occultée dans une solitude où toutes les choses ont
« un air de gracieux mystère ».
Alexandra arrive à un certain moment à ce point où même les mots ne peuvent plus
illustrer ce qu’elle voit et sent parce que l’image devant laquelle elle se trouve semble prendre
vie, étant plein de mouvements et d’énergie:
En face de nous le vaste plateau s’élevait aussi, graduellement, et s’évanouissait dans lelointain, sans que nous puissions distinguer s’il conduisait au sommet du col ou a un autreplateau sans issue. Nulle description ne put donner une idée d’un tel décor. C’était un de cesspectacles écrasants qui agenouillent les croyants, comme devant le voile cachant la FaceSuprême91
Cette description incarne dans la façon la plus suggestive l’idée de sacre, qui se montre
ici comme quelque chose d’indicible et d’écrasant, qui domine et comble les êtres, mais qui
ne se montre pas entièrement, restant cachée derrière un voile, pour garder encore le mystère
tellement nécessaire. Pourtant, Alexandra n’associe pas le sacré avec une personnification du
dieu appartenant à une certaine religion, laissant place à l’universalité du sentiment religieux.
Concernant une des étapes dans l’appréhension du numineux Otto décrie celle de
fascinans comme l’étape de la valeur subjective, qui produit dans l’individu un état de
91 Alexandra David-Néel, op.cit, p 178
51
béatitude. En outre elle est source d’amour, de piété et de compassion et se manifeste d’une
manière évidente dans la réaction qu’Alexandra a devant l’image accablante offerte par la
nature couverte de neige:
Plus qu’aucun des nombreux sites grandioses et terrifiants que j’avais contemplés jusque-là au« Pays des Neiges », ces glaciers géants et cette vaste étendue morne soulignaient ladisproportion écrasante existant entre la fantastique région des hautes cimes et les chétifsvoyageurs qui avaient osé s’y aventurer, seuls, au cœur même de l’hiver. Un inexprimablesentiment de pitié m’envahit92
Encore une fois, Alexandra met en évidence le contraste plus qu’évidente qui constitue
l’essence du sentiment du sacré, la fascination et l’effroi, à travers des formules assez fortes et
suggestives comme « grandioses et terrifiants » ou « disproportion écrasante ». Pour
l’exploratrice, le paysage appartient au domaine du fantastique, caractéristique qui est mise en
évidence aussi par la présence des voyageurs qui se perdent dans cette immensité accablante.
De plus, ils sont presque réduits à un statut de mortels, avec une constitution faible, qui se
trouvent seules dans un endroit qui n’est plus de ce monde. Les derniers mots sont plus que
révélateurs. Ce caractère d’indicible, d’extraordinaire se révèle à l’exploratrice à travers le
sentiment de pitié, qui ne fait que renforcer l’idée de la présence du sacré comme fascination.
Dans les citations analysées ci-dessus, on a pu voir un côté assez lumineux des
endroits visités par Alexandra David-Néel, grâce à l’air d’au-delà qui est tellement spécifique
pour ce types de lieux envahis par la neige, parce, en fin de copte, le Tibet est connu comme
« Le Pays des Neiges ». De toute façon, le côté plus sombre du sacré ne manque pas dans ses
pérégrinations, comme on peut le voir dans lignes suivants, ou l’élément de tremendum est
assez accablant :
Sous le ciel d’un noir d’encre, le paysage nocturne s’illumina alors, de façon étrange. Unelumière diffuse, pale et morne parut sourdre du sol tout blanc et s’échapper des arbreschargées de neige ; transformée par cette fantasmagorie, la forêt prit l’aspect insolite d’unesorte de royaume des Ombres93
Dans les descriptions antérieurs, l’exploratrice a surprit plutôt des paysages diurnes,
lumineux, où les couleurs chaudes prédominaient et les sentiments qui renvoyaient aux
éléments du mysterieux ou fascinans étaient récurrentes et très intenses. Tandis que, dans ce
fragment, les tonalités sont assez sombres, presque noirs, créant une atmosphère étrange. Le
caractère de diffuse, pale et morne que prends la lumière renvoie à une aura de confusions,
d’incertitude, d’occulte, de terreur presque mystique et l’entier endroit semble être le royaume
92Ibid., p.17993Ibid., p.224
52
des Ombres, comme un au-delà ténébreux, une sorte d’enfer oriental. En parlant du
tremendum, Otto se rapportait à une « crainte pleine de tremblement intérieure, que toute
chose créée, même les plus menaçantes et plus fortes ne peuvent pas inspirer »94. En effet, ce
que l’exploratrice décrit n’est pas menaçant, mais plutôt intense et, en même temps, il
déconcentre parce que tout échappe à une délimitation rationnelle.
Restant toujours dans le domaine du tremendum, il faut mentionner qu’il est aussi
associé au sentiment de l’effrayant, utilisant le terme de Rudolf Otto, qui voit dans ce
sentiment cette peur de démons qui arrive au dégrée de la panique. C’est vrai qu’on ne peut
pas parler de panique dans le cas d’Alexandra David-Néel, qui réussit tout le temps se
débrouiller dans tout situation limite. Pourtant, il ne manque pas des situations où elle se sent
mis devant quelque chose qui ne peut pas être maitrisé, comme dans le cas du sacré : « Nous
regardions cet extraordinaire spectacle, muets, extasiés, prêts à croire que nous avions atteint
les limites du monde des humaines et nous trouvions au seuil de celui des génies »95.Outre les
réactions qu’on a déjà rencontré, comme spécifiques pour ce que se manifeste comme
fascinant et mystérieux, il y a dans ces lignes des signes faibles d’une trace d’effroi qui se
manifeste devant des êtres qui n’appartiennent pas à ce monde. Apparemment, tout est
spectacle et extase, mais, finalement, elle dépasse la limite qui sépare notre monde d’un au-
delà et de cette façon, elle rompe avec les coordonnées du monde rationnel.
3.1.3 Nature, objets, rituels comme manifestations du sacré
Analysant les manifestations du sacre dans l’œuvre d’Alexandra David-Neel, on
constate aussi qu’elle ne se résume pas seulement aux paysages qui suscitent en elle les
sentiments qui constituent le fondement du numineux. Il y a aussi des traces, plus faibles,
c’est vrai, du sacré dans ce que Shampa Mazumdar et Sanjoy Mazumdar appellent dans leur
article96 « le procès de socialisation » qui inclut plusieurs éléments comme les rituels, l’usage
des artefacts, visiter des divers endroits et d’autres. Cet article discute le problème de l’espace
comme manifestation du sacré, se rapportant aussi à la nature, à l’architecture de l’espace
sacré, à la question des objets sacrés ou des expériences vécues dans des endroits consacrés.
Une partie considérable des idées traitées dans cet article peuvent être appliquées sur l’œuvre
d’Alexandra David-Neel, de sorte qu’on confirme une fois de plus la présence du sacré dans
94 Rudolf Otto, Sacrul [Le Sacré], Humanitas, București, 2005 p. 22 (j’ai traduit) 95 Alexandra David-Néel, op.cit., p25396Shampa Mazumdar, Sanjoy Mazumbar, « Religion and place attachment: A study of sacred places » dansJournal of environmental Psychology, vol. 24, numero 3, septembre 2004, pp. 385-397
53
ses voyages et dans les expériences racontées dans ses livres. Pendant son voyage vers
Lhassa, à un certain moment, l’exploratrice arrive dans un endroit où on disait qu’il se
trouvait un arbre sacré et elle parle de cette expérience d’une façon assez suggestive, qui
donne la possibilité de saisir plusieurs détailles qui ajouteraient à notre discussion :
Décoré de bannières portant des inscriptions et de figures magiques, l’arbre sacré y atténuaitl’impression d’inquiétude causée par la demi-obscurité régnant sous les épaisses frondaisons.Autour de lui rayonnaient ces singuliers influences psychiques, particulières aux lieuxconsacrés aux divinités de la nature, et, tout en me reposant a son pied, j’évoquais le souvenird’époques très lointaines où l’humanité, encore jeune, vivait en communion avec ses petitsdieux97
Cette description de l’arbre sacré englobe plusieurs éléments qui renvoient aux
manifestations du sacré, mais ce qui frappe c’est le mélange des influences humaines et non-
humaines qui donne un caractère plus authentique à l’expérience vécu par l’exploratrice. Il y a
d’un part les bannières avec les inscriptions et les figures magiques qui, évidemment, sont la
marque de la présence humaine et de l’autre part, il y a cette demi-obscurité et les influences
psychiques qui appartiennent plutôt a un autre monde, un monde des divinités et des petit
dieux. De plus, l’arbre comme objet sacré, est profondément chargé avec beaucoup de
significations, d’autant plus que, dans la plupart des cas, il est aussi associé au centre du
monde. De cette façon, il a lieu un investissement humain de l’espace avec de signifiance
religieuse. Dans son livre « Le Sacré », Jean-Jacques Wunenburger parle du lieu sacré comme
l’axe vertical du monde et le foyer où convergent des forces cosmiques. En outre, il considère
le centre comme le lieu des révélations primordiales. De ce point de vue, il est évident que
l’arbre sacré duquel parle Alexandra David-Néel, élément plutôt profane à son origine, a été
imprégné par le sacré à travers un processus de sacralisation et le résultat se voit dans les
réactions décrites par l’exploratrice.
Un autre aspect discuté dans l’article concernant les espace sacrés concerne la façon
dont les ceux-ci gagnent des propriétés spéciales grâce à la qualité de l’air, de l’eau, de la
lumière ou des sons98. C’est en effet une médiation entre l’espace et l’individu qui se fait à
travers les expériences du sacré et Alexandra David-Néel prouve de nouveau que ce type de
manifestation est possible :
J’aimais écouter le soir l’harmonie grave des musiques sacrées, pendant que des lamaschantaient des sérénades aux dieux sur la haute terrasse de la grande salle. Et de plus, j’aimais
97 Alexandra David-Néel, op.cit., p. 27898 Shampa Mazumdar, Sanjoy Mazumbar, « Religion and place attachment: A study of sacred places » dansJournal of environmental Psychology, vol. 24, numero 3, septembre 2004, p. 389 [j’ai traduit]
54
la sérénité des heures durant lesquelles je suivais en silence la pensée des vieux sagesbouddhistes dans les livres tirés spécialement pour moi des bibliothèques scellées.99
L’exploratrice se livre à des expériences sonores qu’elle considère comme sacrées
peut-être à cause du fait qu’elle se trouvait dans un endroit qui engageait ses sens dans cette
direction. Ses voyages, qui étaient des vraies pérégrinations religieuses, l’ont portée dans des
endroits qui sont destinées aux méditations, à la prière et en fin de compte, peuvent mener
même à une sorte d’expérience de transformation identitaire. Toujours dans l’article de
Mazumdar et Mazumdar, on souligne le fait que les structures sacrées, grâce aux détailles de
design peuvent instaurer une tranquillité et un état de sérénité par le simple fait d’être situé
dans une région loin des villes agitées. Ils continuent en attirant l’attention sur le choix de
l’endroit, qui doit être dans la nature, prés d’une rivière ou d’une montagne, ou qui parfois
semble être d’une simplicité presque exagérée, mais qui assure l’atmosphère nécessaire pour
ce type d’expériences religieuses. Même Alexandra parle de cette sérénité qui était
complémentaire à cette harmonie de la musique sacre. Toujours concernant les sons comme
moyen à travers lequel le sacré se fait senti, les cloches et les gongs100 sont considérés comme
des instruments grâce auxquels sont produits des sons caractéristiques pour les manifestations
du sacré. Pour ce qui est des expériences d’Alexandra David-Néel, il faut mentionner
l’instance où, sur la route vers Lhassa, les sons d’un carillon lui ont donné l’impression de se
trouver dans un monde de fées :
L’étrange agglomération baignait dans une pâle lumière dorée. Nulle voix humaine, nuls crisd’animaux ne se faisaient entendre ; mais, de temps en temps, les sons à peine perceptiblesd’un carillon argentin parvenaient à nos oreilles. Nous demeurions stupéfaits. Etions-nous auThibet ou avions nous atteint le pays des bonnes fées ?101
L’effet produit par les sons du carillon est mis en évidence par contraste avec le
manque de la présence des hommes ou des animaux. De plus, le matériel duquel est fabriqué
le carillon renvoie à l’idée de pureté, de clarté, qui peut être associée au sacré. Cette
stupéfaction ressentie par l’exploratrice est en effet l’effroi causé par l’incertitude de ne pas
savoir où se trouve-t-elle, parce que le Tibet, endroit déjà caractérisé par une présence des
éléments religieux, s’est transformé dans un lieu qui semble être plutôt un monde de fées.
99 Alexandra David-Néel, În țara bandiților gentilomi [Au pays des brigands-gentilshommes], Ed. Nemira,București, 1996, p. 11 100 Shampa Mazumdar, Sanjoy Mazumbar, « Religion and place attachment: A study of sacred places » dansJournal of environmental Psychology, vol. 24, numero 3, septembre 2004, p. 391101 Alexandra David-Néel, Voyage d’une parisienne a Lhassa, Plon, 1927, p. 52
55
Un autre mécanisme de l’espace sacré à travers lequel celui-ci se montre au monde,
mentionné dans l’article de Mazumdar et Mazumdar, est représenté par le rituel, comme
manifestation religieuse qui facilite l’approchement entre les hommes et le numineux :
Il me serait difficile de me rappeler le nombre de fois ou j’ai psalmodié mani, tant à l’intérieurqu’à l’extérieur de logis thibetains. J’acquis même une sorte de talent en cet art spécial et ilm’arriva d’être complimenté pour les variantes mélodiques imprévues que j’adaptais auxparoles sacrées…102
L’acte de psalmodier mani fait partie d’une geste plus complexe, qui se déroule
comme un rituel exécuté par des pèlerins dans des endroits spécifiques, en particulier des
temples et autour des monuments construits pour la prière. Les rituels sont destines pour la
vénération les dieux ou à la consécration des espaces. De toute façon, parfois, les rituels sont
transférés dans la vie de chaque jour des croyants, ce qui renvoie à l’idée d’Eliade d’un sacré
camouflé dans le profane et en ce sens on voit même la manière dont décrie Alexandra David-
Neel ce geste, qui este devenu comme un art. Pourtant, des éléments strictement sacrés sont
restés, comme les « paroles sacrées », le signe d’une présence de l’au-delà, adapté au monde
des humains. Un autre exemple de mélange des éléments du sacré et du profane dans des
manifestations religieuses qui se déroulent dans l’activité quotidienne de l’exploratrice est
représenté par l’épisode où, pour échapper à des brigands qui voulaient voler ce qu’ils avaient
avec eux, elle et son fils, l’exploratrice a commencée à chanter une série de mantras, des
formules mystiques et des menaces pour effrayer les voleurs des sorte que toute la nature a été
envahi par ses gestes et ses paroles :
Quoi qu’il en soit, la nature environnante parut entraînée par ma déclaration passionnée et semit à l’unisson. La forêt s’assombrit, une légère brise fit courir des lointaines rumeurs dans lestaillis, des mystérieuses et lugubres voix semblèrent surgir de l’invisible torrent roulant aufond de la vallée et monter vers nous, emplissant l’air des phrases menaçantes dans un langageinconnu103
Dans cet exemple on constate plutôt les conséquences d’une geste qui renvoie à l’idée
de rituel, que le rituel proprement-dit. De plus, l’épisode décrit par l’exploratrice plusieurs
éléments du sacré qui complètent le côté caractéristique du rituel. La nature participe à la
manifestation religieuse, se montrant mystérieuse. En outre, des forces occultes manifestent
une présence invisible qui se sent à travers des sons et des phrases inconnues, qui
n’appartiennent pas au monde des humains. D’une certaine façon, Alexandra semble investir
indirectement cet endroit avec une chargée du sacré. Un espace qui ne se montre pas comme
102 Alexandra David-Néel, op.cit., pp. 65-66103 Ibid., p. 285
56
étant imprégné par un air sacré devient pour quelques instances un foyer du numineux, à
travers une manifestation religieuse. La force presque destructrice de la nature incarne les
éléments de tremendum et du mysterieux à la fois.
Il y a surement d’autres exemples des manifestations du sacré et des objets ou endroits
mentionnés par Alexandra, qui pourraient renforcer notre discussion, mais l’essentiel était
d’attirer l’attention sur la présence visible de ces types d’éléments aussi comme leur relevance
dans une discussion concernant le voyage comme expérience qui mène à un processus de
construction identitaire, d’autant plus que, il y a des cas où le voyage peut se transformer dans
un rituel, une voie initiatique s’il a comme but aussi une meilleure connaissance de soi. De ce
point de vue, le sacré par rapport au voyage s’avère comme une expérience essentielle pour
renforcer le processus de connaissance de l’autre et, comme conséquence inhérente, de soi.
3.2. Altérité
La discussion concernant l’Altérité comme voie vers une meilleure connaissance de
soi dans par rapport à l’activité de l’anthropologue se déroule dans la continuation de
l’analyse des éléments du sacre, tenant compte que, d’un certain point du vue, le sacré est
considéré comme une forme d’altérité ultime. En outre, la vue sur la religion qu’on a adoptée
dans notre étude est celle de système culturel ou de manifestation de l’activité humaine. Ainsi,
l’homme se trouve au centre de ce système. Ainsi, à travers les expériences religieuses,
l’individu essaie d’interpréter le monde à partir de l’élément du sacré et, finalement,
l’expérience religieuse arriva à être « un essai de nous connaître et de nous changer nous-
mêmes, organisé par un autre, par un « ganz Andere »104, par l’Absolu ou, plus précisément,
par le sacré »105. On voit donc la liaison directe qui s’établit entre l’idée de sacré et le
processus de construction identitaire. En outre, il faut ajouter que « l’homme n’a pas existé et
n’es pas devenu une problématique pour soi-même que par rapport à l’Autre»106 de sorte
qu’on arrive au point central de cette partie de notre étude, c’est-à-dire l’Altérité, qui entraine
le débat dans plusieurs directions.
104 Cf. Rudolf Otto, « le tout autre »105 Aurel Codoban, Sacru si ontofanie , Polirom, Iaşi, 1998, p. 44 106 Vintilă Mihăilescu, Antropologie – cinci introduceri [Anthropologie – cinq introductions], Polirom, Iaşi 2007
57
3.2.1. La figure de l’Altérité dans l’anthropologie
Si on pense l’Altérité du point du vue anthropologique, on doit tenir compte du fait
que la notion d’Homme et d’Humanité sont des constructions culturelles établis par l’homme
lui-même et de plus, l’essai de définir l’Homme se fait d’une manière autoréférentielle. Ainsi,
l’individu se construit comme identité soit par rapport à l’Autre, comme membre d’une autre
culture, soit par rapport à « un toute autre », c’est-à-dire le sacré, soit par rapport à lui-même.
Finalement, le processus de construction identitaire dépende directement de l’individu. Les
notions de pluralité, altérité et identité se montrent comme absolument nécessaires pour
rendre possible une étude anthropologique, discipline qui décrie la diversité, mais l’interprète
comme différence, à partir d’une identité. A un certain niveau, l’anthropologie, comme
discours sur l’Autre, peut arriver à être un acte de pouvoir si la diversité perd son autonomie
devant une différence trop exacerbée. De toute façon, l’altérité dans l’œuvre d’Alexandra
David-Néel se montre plutôt comme exotique et comme source d’étonnement, attitude
penchée plutôt vers une connaissance de l’autre que sur une domination de celui-ci.
En outre, l’expérience de l’altérité se montre plus qu’évidente dans les rapports qui
s’établissent entre Orient et Occident, qui parfois dépasse les limites d’une relation
interculturelle devenant plutôt un rapport de contrôle et domination. Mais, une fois de plus,
l’exploratrice connait la dynamique de ce types de relations qui s’établissent entre des peuples
radicalement différents et ne tombe pas dan un orientalisme négatif. Et finalement, Alexandra
arrive à cette attitude équilibrée d’acceptation de l’Autre en tant que différent qui « va mener
à une meilleure connaissance de soi et à une plus profonde ouverture de l’esprit des
occidentaux vers des niveaux de réalité inaccessibles d’une manière habituelle »107. Ce que
Mircea Eliade souligne ici c’est le besoin de se détacher de cette tendance de minimaliser les
différences et de dominer l’Autre à partir d’une fausse impression de supériorité par rapport
aux orientaux. La construction identitaire se montre possible et fructueuse en considérant dans
la même mesure les similitudes mais aussi les différences, à travers lesquelles l’homme se
connaît mieux. Connaître soi-même dépende de la connaissance de l’Autre qui n’est possible
que par l’acceptation de la différence.
107 Cf Mircea Eliade citee dans Nicu Gavriluţă, Antropologie socială şi culturală, Polirom, Iaşi, 2009, p53 (j’ai traduit)
58
3.2.2. Altérité comme comparaison
Dans la vue de Marc Augé, l’exotisme représente « l’évidence simultanée d’une
ressemblance relative et d’une différence radicale »108. La définition que l’anthropologue
formule ici pose l’exotisme, qui représente pratiquement une autre vue sur l’altérité, au
carrefour de deux attitudes radicales, en gardant toutefois, comme le fait Alexandra aussi dans
son approche de l’Autre, cet équilibre nécessaire pour pouvoir saisir l’essence de cette
expérience qui est constitué par la confrontation avec l’Autre en tant que différent, exotique,
pittoresque, mais, en même temps similaire, humaine. D’un autre point de vue, illustré par
Eliade, comparer l’homme occidental à l’Autre constitue une façon de se mieux connaître. De
plus, « l’effort de comprendre correctement les modes de pensée différentes à l’Occident,
c’est-à-dire, en premier lieu, déchiffrer les mythes et les symboles, conduit à un élargissement
considérable de la conscience »109. En effet, les différences de l’autre mettent en évidence de
plus nos particularités. L’autre fonctionne ainsi comme un miroir qui aide l’individu à se
mieux connaître. L’exploratrice fait aussi appel à l’acte de comparaison lorsqu’elle analyse
des différents traits et caractéristiques des peuples qu’elle rencontre durant ses voyages. Par
exemple, en s’intéressant au problème de la religion en Chine, elle constate que :
Le protestantisme qui se vit en Chine semble fort différent du notre, ou bien le notre a fortchangé depuis la guerre. Le « retour du Christ » était un thème classique que l’on maintenaitdans un lointain prudent, mais ici, très sérieusement, certains m’affirment que je n’aurai peut-être pas le temps de gagner le Koukou-nor avant le jugement dernier, le dies irae, dies illa dufameux hymne latin110
Les observations faites par Alexandra David-Neel mettent en évidence les différentes
manières de percevoir une certaine religion, dans notre cas, le protestantisme, à travers deux
visions presque opposées : l’Orient, la Chine en particulier, et l’Occident. Elle constate une
dynamique concernant les changements subis par le protestantisme en Occident et identifie
aussi des possibles causes qui ont pu mener à cette situation, qui est la guerre. De plus, elle
utilise des concepts appartenant à des pensées différentes, comme le « retour du Christ » pour
les occidentaux et une variante orientale du jugement dernier, en traçant des liaisons entre eux
pour rendre plus facile la compréhension des identités établies. Ce qu’elle fait ici n’est pas
seulement une comparaison gratuite des religions. Elle semble se mettre en dehors des
108 Marc Auge cité dans Nicu Gavriluţă, Antropologie socială şi culturală, Polirom, Iaşi, 2009, p. 30, (j’ai traduit)109 Mircea Eliade, „Ganduri pentru un nou umanism”, Manuscriptum, no. 3, p. 98, cite dans Nicu Gavriluţă, Antropologie socială şi culturală, Polirom, Iaşi, 2009, p. 53 (j’ai traduit) 110 Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, édition intégrale 1904-1941, Plon, 2000, p. 507
59
conceptions présentées, mais, toutefois, elle se rapporte à chacune d’entre eux, pour se
construire enfin une identité occidentale, tenant compte qu’elle utilise le pronom personnelle
du pluriel « notre » par rapport au protestantisme occidental. Cependant, elle a la capacité
d’identifier et de comprendre des détailles appartenant à la religion orientale ce qui la rend
plus proche d’une compréhension de l’Autre.
Un autre aspect qu’elle surprend dans se voyages se réfère au style de vie des
orientaux par rapport aux occidentaux, mais aussi aux préjugés que ces derniers se
construisent à partir d’une grille de lecture inhérente à leur culture :
La plupart des Occidentaux deviendraient fous à vivre ainsi et c’est presque un dogme parmieux que la solitude mène à la folie, à l’abrutissement. Il en va tout autrement en Orient oùbeaucoup de gens, qui sont loin d’être toujours de grands penseurs, pratiquent aisément la vied’ermite sans aucun dommage pour leurs facultés mentales, au contraire. Il y a là unesupériorité, c’est incontestable. Pourquoi le Occidentaux ne savent-ils pas se suffire à eux-mêmes ?111
Ici, la comparaison faite par Alexandra David-Néel touche aussi le domaine de la
pratique religieuse, mais, comme elle-même le souligne, il ne s’agit pas de quelque chose
d’impérieux. Et, comme on peut l’observer, ce sont les occidentaux qui s’établissent des idées
préconçues, en se rapportant au style de vie auquel ils se sont accoutumés. Pour eux, une vie
menée en solitude et isolement, pour méditer, prier ou n’importe quel autre but, ne constitue
pas une option valide. De plus, ils voient cette choix comme menant a la folie et
l’abrutissement, sans tenir compte du fait que leur vue du monde peut être différente de celle
des orientaux. L’usage même du mot « dogme » souligne le caractère étroit de la pensée que
certains occidentaux peuvent avoir. Et on peut donner crédit à l’exploratrice dans ses
observations tenant compte qu’elle provient d’un milieu occidental. Mais, en dépit de cela,
elle observe ces détaille sans juger ou tirer des conclusions inadéquats. L’exploratrice voit
dans cette pratique de la solitude une sorte de supériorité incontestable, grâce peut-être à son
intérêt pour cette culture et au fait qu’elle-même a pratiqué ce style de vie pour mieux
comprendre les enseignements apprises, mais aussi pour se rapprocher à cette culture. Cette
fois-ci, elle se détache de la pensée occidentale et même leur reproche de ne pas être capables
de « se suffire à eux-mêmes ». On pourrait se demander si elle a vraiment intériorisé, accepté
et compris ce style de vie ou si c’était plutôt une sorte d’expérimente fait pour sa démarche
anthropologique. C’est vrais, parfois c’est difficile d’établir si une telle immersion et
identification culturelle est possible et si elle est authentique. Mais comme on l’a déjà vu dans
111 Alexandra David-Néel, op.cit., p. 613
60
le chapitre précédent, cette curiosité scientifique et culturelle est complétée par un intérêt
génuine pour l’Orient et par une attirance innée pour cet espace.
Un troisième exemple de différence observée à travers la comparaison concernant les
femmes au Tibet :
Parmi les nombreux exemples de bizarrerie paradoxale qu’offre le Tibet, la bravoure tranquillede ses femmes m’a toujours étonnée. Peu d’Européennes ou d’Américaines oseraient vivre enplein désert par petits groupes de quatre ou cinq compagnes, ou même complètement seules.C’est là qu’apparait la singularité de la conduite des Tibétaines112
Cette fois-ci, Alexandra surprend une réaction très fréquente lorsqu’on entre en
contact avec l’altérité, réaction qui s’avère parfois essentielle dans la compréhension de
l’autre, c’est-à-dire l’étonnement. Elle parle d’une « bizarrerie paradoxale » manifestée à
travers la bravoure des femmes Tibétaines, sans pourtant voire dans ce détaille quelque chose
de condamnable. Son étonnement était ouvert, sincère et en même temps, constructif, de sorte
qu’il suscitait en elle le désir de les mieux observer, attitude spécifique pour un
anthropologue. En outre, elle compare les Tibétaines avec les Européennes et les
Américaines, pour mettre en évidence d’une certaine manière la supériorité et la singularité de
leur conduite. On ne pourrait pas dire avec sureté si Alexandra David-Neel s’identifie, de ce
point de vue, avec une ces trois cultures, seulement en nous rapportant à son témoignage,
mais, de toute façon, on remarque l’admiration qu’elle ressent envers ces femmes qui se
montrent fortes et téméraires. C’est difficile d’établir des signes spécifiques de son identité
dans cette attitude, mais elle se montre de nouveau capable de saisir des différences assez
subtiles de comportement, en comparant trois cultures différentes, ce qui contribue à une
meilleure connaissance de l’Autre et, par conséquent, de soi même.
Cette méthode de la comparaison peut s’avérer très utile et même révélatrice dans une
étude de l’altérité comme moyen de se mieux connaître, mais cela est possible seulement si on
garde un esprit critique et de plus, on se détache des préjugés et des idées préconçues
inhérentes à la culture d’appartenance. Comparer sans juger représente un exercice
d’observation et de patience, qui rend visible la ligne très fine qui s’établit entre l’objectivité
et la subjectivité comme tendances inévitables dans une démarche anthropologique. Et les
exemples tirés des livres d’Alexandra David-Néel mettent en évidence sa capacité de
s’adapter à des conditions variables dans ses voyages sans perdre ses repères d’objectivité,
mais, en même temps, garder cette curiosité qui rend possible l’ouverture vers l’autre.
112 Alexandra David-Néel, Mystiques et magiciens du Tibet, Plon, 1929, p. 72
61
Comparer des cultures et finalement se comparer soi-même à l’autre aide l’individu à mieux
connaître ses limitations, ses préjugés, mais aussi ses faiblesses.
3.2.3. Altérité et déguisement
Un dernier aspect très important pour notre étude de l’altérité comme aide pour une
construction identitaire présente dans l’œuvre d’Alexandra David-Neel est représenté par la
pratique du déguisement, représentative pour sa façon de se montrer au monde et de s’écarter
où s’approcher a l’Autre, en fonctions des exigences du voyage. Le déguisement, comme
façon de voyager, peut sembler assez bizarre tenant conte que pratiquement on cache sa
propre identité qui doit être en contact direct avec l’altérité si on veut que le processus de
construction identitaire se déroule sans contraintes. Mais, dans le cas d’Alexandra David-
Néel, le déguisement a constitué dans la plupart de ses voyages la condition essentielle pour
qu’elle puisse continuer ses pérégrinations et, par suite, ses études. De plus, dans la
perspective d’une analyse de l’altérité, cette technique pose des problématiques assez
intéressantes, qui se retrouvent aussi, d’une certaine manière, dans l’œuvre de l’exploratrice.
D’un part, on peut se demander si le déguisement n’empêche pas ce processus de construction
identitaire ou, de plus, si à cause de cette pratique, l’individu ne perd pas ses repères
identitaires. Et de l’autre côté, est-ce que le moi déguisé de l’anthropologue peut vraiment
s’identifier à l’Autre lorsqu’il se trouve au milieu de la culture analyse ou au moins le
comprendre d’une manière authentique ?
Dans son voyage envers Lhassa, Alexandra David-Neel a été pratiquement obligée à
cacher son identité pour ne pas être identifiée par les autorités parce qu’il était interdit au
étrangers de voyager sur ce territoire. Ainsi, elle raconte la première instance où elle s’est
trouvée devant des tibétains et contrainte à adopter sa nouvelle identité :
Ce fut la première fois que je logeai chez des indigènes dans mon déguisement de pauvresse.Un intérieur thibétain n’était pas une nouveauté pour moi, mais la personnalité que j’avaisadoptée y rendait ma situation très différente de ce qu’elle avait été pendant les annéesprécédentes. J’allais maintenant expérimenter par moi-même nombre des choses que j’avaisjusque-là observées seulement à distance113.
Alexandra David-Neel s’est déguisée en mendiante pour passer inaperçue sur le
territoire tibétain, mais aussi pour mieux s’infiltrer dans des milieux indigènes, ayant ainsi
l’occasion d’observer des choses déjà connus, mais d’une autre perspective. On voit donc que
113 Alexandra David-Néel, Voyage d’une parisienne a Lhassa, Plon, 1927, pp. 106-107
62
son démarche ajoute de complexité à son étude et de plus, elle se trouve dans la situation
d’adapter son identité ou au moins de le transfigurer à des conditions nouvelles. D’une
certaine façon, elle gagne une nouvelle personnalité, une masque de tibétaine, mais il ne s’agit
pas d’une masque qui cache et qui trompe, mais plutôt une qui construit, indirectement,
l’identité de l’exploratrice. Si elle adopte cette nouvelle personnalité, cela ne signifie pas
qu’elle renonce à sa propre. Ce qu’elle fait, en effet, est de les garder les deux et d’opérer un
sorte de transfert de connaissances du moi de l’anthropologue au moi déguisé, tandis que le
moi déguisé acquiert des donnes qui contribueront par suite à l’étude de l’anthropologue. Ce
processus d’interaction va mener à une consolidation du moi de l’anthropologue qui va
enrichir son expérience intellectuelle et identitaire. De toute façon, l’exploratrice ressent
comme fatiguant cet échange constant qui se réalise entre les deux instances identitaires : « Ce
qui était le plus fatiguant et devenait même parfois pénible à l’excès dans l’existence que je
menais, c’était le rôle qu’il me fallait constamment jouer pour ne pas trahir mon incognito
»114. En fin de compte, elle jouait vraiment un rôle, assez différent de celui d’un acteur, mais
toutefois, un rôle joue à l’excès. Alexandra identifie ici les sacrifices qu’elle devait faire pour
atteindre son but, mais, on pourrait aussi voire dans ces idées une crainte ressenti devant la
possibilité de se perdre dans un rôle qui ne lui appartient pas. Sur le plan psychologique, ce
processus pourrait engendrer des changements dans ses convictions et sur sa vision du monde,
si elle ne maitrise pas ce transfert qui se réalise entre le moi de l’anthropologue et le moi
déguisé. Cependant, les réussites de ses voyages et les études complexes qu’elle a réalisé
montre sa capacité de s’adapter à des divers conduisions sans perdre ses repères identitaires.
Le dernier exemple concernant l’identité de l’exploratrice face à l’altérité est
représenté par un épisode où Alexandra ne doit plus se déguiser, mais, de toute façon, elle
semble adopter une identité nouvelle, différente à celle dont elle était habitue mais toutefois
authentique :
A Kum-Bum, j’avais l’habitude de toujours porter les vêtements monastiques et je gardaiscette habitude dans mes voyages. Mon identité durant ces voyages n’était pas si strictementcachée, comme elle était lorsque je suis allée à Lhassa; […] Souvent, les villageois mecroyaient tibétaine et personne ne les contrediraient. […] Sous cet avatar, il était extrêmementdifficile de m’échapper à mes « devoirs ecclésiastiques » qui m’appartenaient115
L’exploratrice mentionne ici qu’il n’y avait plus le cas de se déguiser pour cacher
assez strictement son identité, mais, de toute façon, porter les vêtements monastiques
114 Alexandra David-Néel, op.cit., pp. 150-151115 Alexandra David-Néel, În țara bandiților gentilomi [Au pays des brigands gentilshommes], Ed. Nemira,București, 1996, p. 70
63
représentait une habitude adoptait récemment, ce qui signifie qu’il s’agit d’une nouvelle
facette de son identité, qui était peut-être une conséquence de ses pérégrinations. Cette fois-ci,
elle ne porte pas un masque, parce que ses convictions religieuses se basent sur un fondement
authentique. Et même si elle n’est pas vraiment une tibétaine, elle connait en détail leur
culture et leurs coutumes de sorte qu’elle intériorise avec aisance ces devoirs ecclésiastiques
qu’elle se voit obligée d’accomplir. Ensuite, elle parle de son déguisement en qualité d’avatar,
qu’on peut considérer comme une étape dans une transformation ou métamorphose plus
ample et complexe. Dans cette instance, elle participe à la vie des tibétaines comme membre
de leur communauté, ce qui prouve une identification qui s’est réalisé sur le plan identitaire.
De toute façon, on doit mentionner le fait que, même si Alexandra David-Neel se montre
durant ses voyages assez rationnelle, logique et caractérisée par un esprit fortement critique,
elle a aussi ses moments de doute, en particulier dans le cas de l’altérité, qui suscite en elle
quelques dilemmes :
Est-ce qu’il y a vraiment un proche de nous ? Le proche de nous, ne serait-il, aussi comme lesautres objets qui meublent l’espace environnant, une projection de notre pensée ? Et puisquenos sens nous trompent de tous les points de vue, faut-il faire confiance dans leur témoignagelorsqu’ils nous montrent devant nos yeux l’image d’un autre complètement différent ànous ?116
Ces quelques lignes résument en effet les idées qu’on a essayé d’exposer dans ce
chapitre, non seulement par rapport à l’altérité, mais aussi par rapport au sacré, parce qu’il
aussi se montre devant nous dans sa singularité et différence absolue. De toute façon, le
processus de construction identitaire se montre assez visible et concluent dans l’œuvre
d’Alexandra David-Néel, par rapport aux instances de l’altérité et manifestations du sacre.
Cependant, cela n’exclut pas ces inquiétudes éprouvées par l’exploratrice envers ce qu’on
nomme altérité. Il ne faut pas réduire l’expérience humaine individuelle à un relativisme
absurde, mais chaque expérience est unique et de plus toute confrontation avec l’Altérité
absolue se montre différente, même dans des contextes différents pour le même individu.
Dans ce contexte, il faut toujours garder une réserve lorsqu’on considère l’altérité, et par suite,
les manifestations du sacre, comme intermède vers ce que puisse s’avérer comme une
construction identitaire.
116 Alexandra David-Néel, Tainele învățăturilor tibetane [Les secrets des enseignements tibétains], Ed. Nemira,București, 1995, pp. 92-93
64
Conclusions
La démarche suivie dans la présente étude s’est développée autour du sujet du voyage
comme expérience qui peut entraîner un processus de construction identitaire. Par rapport à
l’œuvre de l’exploratrice Alexandra David-Néel, j’ai fait une analyse, du point du vue
anthropologique, des instances où les manifestations du sacré ou la présence de l’altérité
pourraient mener à des changements sur le plan psychologique de l’exploratrice.
Il est vrai que toute déplacement dans un autre pays ou même sur un autre continent
plus lointain ne doit pas être cette expérience formatrice du soi dont nous parlons ici, d’autant
plus que chaque individu a une relation personnelle et presque intime avec ce qu’il voit et vit
durant ses pérégrinations. De toute façon, on ne peut pas contester qu’il y a un potentiel de
développement psychologique et spirituel dans chaque voyage, aussi longtemps que celui qui
le fait maintient un esprit ouvert et soit disposée à se livrer à une expérience totale, qui doit
être vécu avec tous ses sens.
Un détail assez important et relevant pour notre discussion, qui surprend l’essence de
ce que signifie pour Alexandra David-Neel la complexité du voyage et le processus de
construction identitaire qu’il engendre, est représenté par son permanent désir de fugue. Dès
son enfance, l’exploratrice a senti un impulse pour quitter son lieu de naissance, son chez soi,
entraînée par la curiosité pour des endroits inconnues, différentes. De plus, cette fugue se
manifestait aussi envers les individus qui appartenaient à une culture différente, qui se
présentaient sous la forme de l’altérité qui fascinait et attirait l’attention de l’écrivaine. D’un
certain point de vue, cette altérité prenait une forme absolue, celle du sacré, qui s’est
manifestée chez Alexandra David-Néel même dans sa jeunesse, étant attirée par des sociétés
secrètes et par des croyances orientales même avant de partir pour l’Orient et cet intérêt pour
des manifestations religieuses trouve aussi une applicabilité dans le troisième chapitre. De
plus, ce premier chapitre qui traite le sujet de la vie d’Alexandra David-Néel n’est pas une
simple présentation gratuite des faits de vie. Dans des grosses lignes, j’ai essayé d’esquisser le
trajet suivi par l’écrivaine durant sa vie comme une fugue extérieure, mais aussi intérieure,
presque métaphysique, comme un désir de quitter toujours son ici pour un ailleurs.
Ce qui donne plus de complexité à l’étude, à mon avis, c’est l’approche
anthropologique, illustrée dans le deuxième chapitre, qui met en évidence non seulement des
aspects éthologiques qui appartiendraient plutôt au domaine scientifique, mais aussi des
questions plus subtiles, de psychologie de l’anthropologue qui constituent elles-aussi des
65
expériences qui changent le moi du chercheur. En premier lieu, en partant de l’opinion du
Clifford Geertz, j’ai posé le problème du statut d’anthropologue qu’une écrivain-voyageur
peut avoir et la relevance du matériel autobiographique en tant que document
anthropologique. En empruntant des théories sur l’anthropologie culturelle et sur la
méthodologie appliquée dans des études faites sur le terrain, j’ai fait une analyse de quelques
récits de voyage d’Alexandra David-Neel pour mettre en évidence son caractère
anthropologique assez évident. De plus, j’ai illustré les questions de travail sur le terrain, de
préparation du travail et des méthodes et techniques utilisées dans la recherche
anthropologique à travers des fragments tirés de l’œuvre de l’exploratrice, soulignant ainsi le
potentiel ethnologique de ses livres. En outre, j’ai mis en relation les motivations et les
finalités de ses voyages avec ce que peut constituer le processus de construction identitaire.
Cependant, ce domaine de l’anthropologie culturelle implique aussi quelques
limitations et inconvénients de l’étude, par rapport aux problème touchant le moi du
chercheur et les changements psychologiques qu’il puisse subir, tenant compte que,
finalement, il s’agit d’une science qui s’occupe de l’homme, de l’individu en tant qu’être
unique, qui a une expérience personnelle par rapport au milieu environnant et aux autres
individus et donc, chaque étude garde des réserves de subjectivité qui sont, parfois, difficiles à
surpasser. Donc, j’ai essayé aussi de présenter les problèmes et les inquiétudes qu’Alexandra
David-Néel avait ressenties durant ses voyages, mais aussi la façon dont elle les a dépassées,
ce qui prouve sa capacité d’adaptation nécessaire à tout anthropologue.
Dans le troisième chapitre, j’ai réduit l’aire de l’étude à des éléments plus spécifiques
de l’anthropologie culturelle, en me concentrant sur les manifestations du sacré et la présence
de l’altérité dans l’œuvre d’Alexandra David-Néel, analysant, comme dans le deuxième
chapitre, des fragments de l’œuvre de l’exploratrice qui se montrent assez pertinents pour
l’étude présente. Dans le cas des manifestations religieuses, je me suis rapporté, en premier
lieu, au livre de Rudolf Otto concernant le sacré, pour illustrer la façon dont le numineux se
manifeste chez Alexandra David-Néel et aussi dans laquelle mesure il est compris et
internalisé comme expérience spirituelle. Ensuite, j’ai surprit aussi des éléments concernant
l’espace sacré comme ailleurs ou parfois comme au-delà, expérience qui contribue aussi au
processus de construction identitaire déjà mentionné. Finalement, dans la dernière partie
concernant le sacré, je me suis occupé des manifestations du ceci dans la nature, dans les
objets ou dans les rituels, pour donner plus de complexité à l’image du numineux manifesté
dans l’œuvre d’Alexandra David-Néel.
66
Pour ce qui est de l’altérité, pour garder la relevance de l’approche, je me suis limité à
une présentation plus restreinte de ce qu’elle représente du point du vue anthropologique et en
connexion avec l’expérience de voyage. Toujours faisant appel à la méthodologie
anthropologique, j’ai illustré la présence de l’altérité dans l’œuvre de l’exploratrice par
rapport à la technique de la comparaison et en m’étayant sur la pratique du déguisement,
pratique récurrente dans les voyages d’Alexandra David-Néel.
Finalement, j’ai voulu aussi surprendre de quelle manière la confrontation avec
l’altérité et avec le sacré, qui est l’altérité absolue, peuvent influencer la construction
identitaire de l’anthropologue. Et, de plus, j’ai essayé de constater dans la quelle mesure les
changements qui se passent contribuent à une construction progressive et constructive de
l’identité du chercheur, en ajoutant des nouveaux niveaux de connaissances culturelles, ou
plutôt si ces changements n’opèrent pas une transformation fondamentale du moi qui se
trouve au final des voyages totalement changé.
67
Bibliographie
Bibliographie primaire
1. David-Néel, Alexandra, Correspondance avec son mari, édition intégrale 1904-1941,Plon, 2000
2. David-Néel, Alexandra, În țara bandiților gentilomi [Au pays des brigandsgentilshommes], Ed. Nemira, București, 1996
3. David-Néel, Alexandra, Mystiques et magiciens du Tibet, Plon, 1929
4. David-Néel, Alexandra, Tainele învățăturilor tibetane [Les secrets des enseignements
tibétains], Ed. Nemira, București, 1995
5. David-Néel, Alexandra, Voyage d’une parisienne a Lhassa, Plon, 1927
Etudes biographiques :
1. Chalon, Jean, Le lumineux destin d'Alexandra David-Néel, Librairie académiquePerrin, 1985
2. Peyronnet, Marie-Madeleine, Dix ans avec Alexandra David-Néel, Fondation
Alexandra David-Néel, Digne le Bains, 2005
Livres sur l’anthropologie culturelle :
1. Gavriluţă, Nicu, Antropologie socială şi culturală, Polirom, Iaşi, 2009
2. Geertz, Clifford, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Ed. Métailié, Paris,
1996
3. Geertz, Clifford, Savoir local, savoir global, Paris, PUF, 1996
4. Mihăilescu, Vintilă, Antropologie – cinci introduceri [Anthropologie – cinq
introductions], Polirom, Iaşi 2007
5. Mihu,Achim, Antropologie culturală [Anthropologie culturelle], Ed. Dacia, Cluj-Napoca, 2002
6. Lévi-Strauss, Claude, Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983
68
Livres sur le sacré et l’espace sacré
1. Codoban, Aurel, Sacru şi ontofanie , Polirom, Iaşi, 1998
2. Eliade, Mircea, Le sacré et le profane, Gallimard, Paris, 1992
3. Rivière, Claude, Socio-antropologia religiilor [La socio-anthropologie des religions],
Polirom, Iasi, 2000
4. Otto, Rudolf, Sacrul [Le Sacré], Humanitas, București, 2005
5. Wunenburger, Jean-Jacques, Sacrul [Le Sacré], Ed. Dacia, Cluj-Napoca, 2000 (Le
deuxième chapitre : Les structures symboliques du sacré)
Dictionnaires:
1. Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, publié sous la direction de Pierre
Bonte, Michel Izard et al, PUF, 1991
Articles:
1. Shampa Mazumdar, Sanjoy Mazumbar, « Religion and place attachment: A study of
sacred places » dans Journal of environmental Psychology, vol. 24, numéro 3,
septembre 2004, pp. 385-397
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