LE PROBLEME DU CORPS ET DE L'ESPRIT DANS LA PHILOSOPHIE DE RENE DESCARTES
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LOÏC LEMAÎTRE
LE PROBLEME DU CORPS ET DE L'ESPRIT DANS LA PHILOSOPHIE
DE RENE DESCARTES
Mémoire de Master 1 – Sciences humaines et sociales Mention Philosophie
Réalisé sous la direction de Claire Schwartz
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Année universitaire 2014-2015
Table des matières
INTRODUCTION ........................................................................................................................ 4
Chapitre 1 : Le concept cartésien de corps .......................................................................... 9
Introduction : la rupture avec l'aristotélisme ................................................................................... 9
1. La notion aristotélicienne d'âme ................................................................................................ 10
2. Deux couples conceptuels de la théorie aristotélicienne : la forme et la matière, l'acte et la
puissance ....................................................................................................................................... 11
3. Retour à l'étude de l'âme ........................................................................................................... 14
4. Le problème de la relation psychophysique : un problème absent dans la pensée Antique ...... 17
5. La physique cartésienne ............................................................................................................ 19
6. La nouvelle conception du corps ............................................................................................... 21
7. Descartes et la biologie.............................................................................................................. 23
Conclusion ..................................................................................................................................... 26
Chapitre 2 : Le concept cartésien d'esprit ......................................................................... 28
Introduction : le projet épistémologique ....................................................................................... 28
1. L'autre rupture avec Aristote : le nouveau concept d'esprit ....................................................... 29
2. Les Méditations métaphysiques : un projet de fondation à la fois épistémologique et
métaphysique ................................................................................................................................. 33
2.1 L'épistémologie rationaliste de Descartes........................................................................... 33
2.2 Les fondements métaphysiques : l'ontologie cartésienne et la question de la substance ... 35
3. Le dualisme cartésien ................................................................................................................ 39
4. Les conséquences théoriques de la distinction réelle sur la notion d'esprit .............................. 43
Conclusion : le problème de la relation du corps et de l'esprit ...................................................... 45
Chapitre 3 : L'unité psychophysique et l'interaction de l'esprit avec le corps ..... 47
Introduction : les conséquences du dualisme cartésien ................................................................. 47
1. Les notions primitives et la manière dont on peut les connaître ............................................... 48
2. La notion de l'union ................................................................................................................... 51
3. Explication scientifique de l'union : anatomie et physiologie ................................................... 54
4. Les mécanismes de la causalité réciproque ............................................................................... 57
5. Tentatives conceptuelles de résolution de la contradiction ....................................................... 62
6. L'instabilité de la notion de « corps » ........................................................................................ 69
Conclusion : L'instabilité de la notion de l'union .......................................................................... 70
CONCLUSION ............................................................................................................................ 72
Bibliographie ................................................................................................................................ 78
Sources...................................................................................................................................... 78
Bibliographie ............................................................................................................................ 79
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Abréviations et références :
Nous citons les œuvres de Descartes d'après les Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et
Paul Tannery (notées AT dans notre étude), vol. I à XI, Paris, Vrin, 1996.
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INTRODUCTION
Qu'est-ce que le problème ontologique du corps et de l'esprit, ou « mind-body problem » dans la
philosophie contemporaine ? Quels sont ses fondements ? Ce problème se constitue essentiellement
à partir de trois thèses plausibles qui formulent trois intuitions communes et de leurs relations1 :
(1) Nous avons pour habitude de distinguer les propriétés, les faits ou les états mentaux et les
propriétés les faits ou les états physiques. Nous concevons en effet spontanément nos désirs, nos
émotions ou nos pensées comme des phénomènes distincts des phénomènes proprement organiques,
liés à l'activité de notre corps. Il ne viendrait à l'idée de personne, hors cas exceptionnel, de soutenir
que c'est son cerveau qui est amoureux ou que c'est son bras qui a décidé de saisir l'objet qu'il tient.
Si ces phénomènes variés peuvent être fortement corrélés les uns avec les autres, il n'en reste pas
moins qu’ils nous paraissent intuitivement relever de domaines différents.
(2) Nous sommes également accoutumés à considérer que nos états mentaux peuvent avoir une
efficacité causale sur nos états physiques, et réciproquement. La manière dont nous interprétons
spontanément ce que nous nommons « les actes volontaires » illustre parfaitement cette intuition.
Pour expliquer un acte volontaire (par exemple « j'ai levé le bras »), nous tendons à dire qu'un acte
mental a précédé et causé l'ensemble des états physiques nécessaires à l'effectuation du mouvement
désiré (« je voulais prendre la parole, alors j'ai levé le bras pour héler le chauffeur » est intuitivement
interprété conçu comme « c'est ma volonté de prendre la parole qui a causé mon lever de bras »).
Nous concevons aussi ce type de causalité comme s'exerçant du corps à l'esprit, des états physiques
aux états mentaux. Il suffit pour cela de songer à tout ce qui relève du domaine des émotions. Prenons
l'exemple d'un individu vivant seul dans une maison au fond des bois, et qui éprouve de la peur après
avoir entendu un bruit fort inhabituel. On aura alors tendance à penser que la sensation (ici entendue
précisément au sens de « stimulus auditif ») a causé un état mental (en l’occurrence une émotion, la
peur).
(3) En tant qu'individus contemporains, nous pensons généralement que les propriétés et les faits
physiques constituent la condition nécessaire et suffisante pour expliquer ce qui se produit dans le
monde. Autrement dit, il est aujourd'hui raisonnable de penser que pour expliquer les phénomènes
qui se produisent dans le monde, il suffit de recourir aux lois physiques. Ces lois constituent donc un
principe explicatif que nous jugeons spontanément suffisant pour expliquer la totalité des
1 ENGEL, Pascal, Préface à KIM, Jaegwon, Philosophie de l'esprit, Paris, Ithaque, 2008 ; ESFELD, Michaël,
Philosophie de l'esprit : une introduction aux débats contemporains, Paris, Armand Colin, 2012.
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phénomènes. Pour expliquer la chute d'une pierre, on ne fera par exemple pas appel à la volonté d'une
divinité ou à l'action de quelque principe mystique, mais nous nous référerons plutôt aux lois de la
pesanteur.
Prise individuellement, chacune de ces thèses ne semble pas faire problème, puisqu'elle exprime
la manière habituelle dont nous nous concevons nous-mêmes ainsi que notre rapport aux choses et au
monde. Nous sommes donc spontanément tentés de souscrire à l'ensemble d'entre elles. Or, un
problème surgit lorsque nous essayons d'adhérer à ces trois thèses en même temps. Car elles se
contredisent logiquement.
(a) La thèse (1) (les propriétés, faits ou états mentaux et les propriétés, faits ou états physiques
diffèrent) et la thèse (3) (les propriétés, faits ou états physiques sont suffisants pour expliquer tout
phénomène se produisant dans le monde) sont de toute évidence incompatibles.
(b) De même pour les thèses (1) et (2). En effet, le principe même de la causalité exige que les
phénomènes entrant en relation causale soient de même type. Alors, si le domaine mental et le
domaine physique sont distincts, comment est-il possible d'affirmer que des états physiques peuvent
causer des états mentaux et vice-versa ?
(c) Les thèses (2) et (3) entrent tout autant en contradiction. On ne peut pas considérer que l'ensemble
des états du monde s'explique par le recours à des faits, états et propriétés physiques, tout en affirmant
qu'il existe un domaine non physique, celui du mental.
C'est donc à partir des rapports problématiques entre ces intuitions que se constitue le problème
du corps et de l'esprit. Dès lors, toute tentative de réponse au problème doit s'efforcer de tenir compte
de la plausibilité des trois intuitions de départ, tout en en élaborant une formulation qui évite les
contradictions rencontrées en première analyse. Dès lors, si l'une de ces intuitions apparaît comme
fallacieuse, il est aussi nécessaire d'expliquer pourquoi elle paraissait plausible, au départ.
De fait, cette formulation du problème du corps et de l'esprit et les difficultés à déterminer les
relations entre états physiques et états mentaux sont tributaires de l’œuvre de ce philosophe du Grand
Siècle que fut René Descartes. Car les profondes transformations qu'il a opéré à l’Age Classique sur
les concepts de « corps » et d’ « esprit » ont posé les fondements de questions centrales pour la
philosophie de l'esprit comme champ de recherche contemporain. L'Age Classique fut en effet le
creuset d'immenses réformes conceptuelles qui marquent la rupture entre la pensée antique et la
pensée moderne. Ces réformes ont contribué à instituer des problèmes dont la structure même est
encore présente aujourd’hui en dépit de leurs nombreuses reformulations, les réponses divergentes
qui leur sont apportées faisant toujours l’objet de vives discussions. En particulier, la question des
rapports entre les états mentaux et les états cérébraux (ou « mind-brain problem » dans la philosophie
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de l’esprit contemporaine) et son corollaire, celui de la causalité mentale, s’inscrivent dans l’héritage
de Descartes, comme en témoignent les affirmations de figures contemporaines majeures de la
philosophie de l’esprit. Daniel Denett explique ainsi qu'il a commencé à s’intéresser aux questions
qui entourent la relation du corps et de l'esprit sous l'impulsion d'une lecture des Méditations
Métaphysiques de Descartes2. Et Jaegwon Kim, qui considère la causalité mentale (c'est à dire la
causalité des états mentaux sur les états physiques) comme une des questions fondamentales que doit
affronter la philosophie de l'esprit, va jusqu’à envisager une « revanche de Descartes »3 tant les
problèmes que celui-ci a contribué à façonner demeurent persistants. La relation des théoriciens
contemporains avec l'héritage conceptuel de la pensée classique n'est pourtant pas sans ambiguïté. Le
cartésianisme est souvent associé à la seule idée d'une dualité irréductible du corps et de l'esprit. Et
cette idée est vigoureusement récusée, parfois au prix d'une lecture superficielle et tronquée de la
doctrine elle-même (par exemple en laissant de côté tous les nombreux développements que Descartes
consacre à la notion de l'union quasi-substantielle de l'âme avec le corps). Le cartésianisme et la
distinction substantielle qui lui est associée font office de « doctrine repoussoir » en raison des
impasses où ils mèneraient. Pourtant, dès lors qu'elle entend attribuer et rendre raison de la relative
spécificité du domaine du mental, la philosophie contemporaine se retrouve confrontée à des schèmes
conceptuels hérités de la pensée cartésienne.
En effet, la manière dont Descartes a problématisé les rapports du corps et de l'esprit est tout
autant fondatrice qu’exemplaire. Il a d’une part argumenté en faveur d'une thèse radicalement dualiste
pour ce qui est de la connaissance de l'esprit et du corps et de la distinction substantielle entre ce qui
relève du mental et ce qui relève du physique. D’autre part, il a soutenu que l'esprit est étroitement
joint au corps, ainsi que l'atteste notre expérience sensible la plus commune. C’est à cette occasion
qu'il a forgé la si problématique notion de l'union, dont il reconnaît le vécu primordial comme une
chose cruciale. Pourtant, si l'on a d'abord posé une distinction conceptuelle radicale entre le corps et
l'esprit, en leur attribuant à chacun un champ et des lois propres, il devient difficile de concevoir la
manière dont ils peuvent mutuellement s'affecter et entrer en rapport. Comment alors rendre compte
de l’étroitesse des relations entre le mental et le physique dont témoigne pourtant notre expérience
sensible ? En effet, théoriser l'interaction entre l'esprit et le corps, c’est soulever le problème de la
causalité mentale, c'est-à-dire des conditions de possibilité d'une efficacité causale de l'esprit dans un
monde physique pourtant conçu comme gouverné par un ensemble de lois excluant en principe le
recours à des causes non physiques, position clairement endossée par le scientifique Descartes. On
mesure ici clairement le tribut cartésien de la formulation contemporaine du problème ontologique
des relations corps-esprit telle que nous l'avons précédemment résumée.
2 DENNETT, Daniel, Consciousness Explained, 1991. 3 KIM, Jaewong, Mind in a Physical World, 1998.
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Afin de clarifier ce problème, il est donc nécessaire de bien saisir la manière dont Descartes en
élabora une réponse, et donc de revenir sur sa théorie et d'étudier en détail la manière dont il analysa
le domaine mental comme un domaine distinct du monde physique tout en argumentant en même
temps en faveur d'une certaine notion de l'unité psychophysique, de laquelle il put dégager par la
même occasion une théorie des passions. Si le dualisme cartésien est devenu un lieu commun à propos
de la philosophie du XVIIe siècle, on néglige en effet souvent ses fondements théoriques et les effets
profonds induits par cette pensée dans notre représentation contemporaine des rapports de l'esprit au
corps. Car Descartes ne se contentait pas de soutenir qu'il existe une distinction épistémologique et
ontologique entre le domaine physique et le domaine mental. Il élabora également un modèle
représentationnel de l'esprit caractérisé par l'importance des notions d'intériorité et de réflexivité. De
plus, il posa les fondements d'une théorie que nous pouvons appeler avec Pascale Gillot
« neuropsychologique »4, lorsqu'il argumenta en faveur d'un lien privilégié entre le cerveau et l'âme
dans le cadre de sa conception de l'union psychophysique. Ainsi, compte tenu de la persistance de ces
problématiques dans la philosophie contemporaine, celle-ci paraît plus redevable aux
développements de la doctrine cartésienne qu'elle ne voudrait le laisser entendre lorsqu'elle réduit le
cartésianisme à une doctrine mythologique qui poserait l'existence de deux réalités radicalement
indépendantes.
Il nous faudra donc dans un premier temps analyser la manière dont Descartes a conceptualisé à
de nouveaux frais le domaine physique, en s'opposant en particulier à Aristote et aux scolastiques. Le
geste inaugural et constitutif de la philosophie de Descartes est en effet la réfutation de la conception
traditionnelle de l'âme. Avant lui, l'âme était envisagée comme le principe de vie et donc aussi de
l'animation du corps. Nous nous efforcerons alors de comprendre comment cette reconceptualisation
du monde physique est la condition de possibilité de la distinction épistémologique et ontologique du
corps et de l'esprit. Car en faisant du domaine corporel un domaine sui generis et qui ne dépend de
l'action de l'âme ni pour exister, ni pour être connu, Descartes pose bel et bien les conditions de
l'autonomie de l'âme et de sa distinction en nature d'avec le corps.
Ceci nous conduira dans un second temps à l'étude fine de la notion cartésienne d'esprit et de ses
fondements épistémologiques et ontologiques. C'est à partir de ces fondements qu'il sera possible de
clarifier le geste caractéristique de la philosophie cartésienne, qui consiste en la distinction radicale,
sur le plan de la connaissance et sur celui de l'être, des domaines mental et physique. En effet, l'âme
reconceptualisée par Descartes se retrouve « dévitalisée » et elle devient exclusivement le sujet de
l'activité de la pensée. Et puisque l'âme n'est pas nécessaire à la compréhension des processus
physique, Descartes peut alors lui attribuer un domaine propre, doté de son organisation et dont
4 GILLOT, Pascale, L'esprit, figures classiques et contemporaines, Paris, CNRS éditions, 2007, note 11, p. 22.
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l'intellection se fait d'une toute autre manière que celle du domaine corporel.
Enfin, le dualisme nous conduira à la notion d'union psychophysique. Si Descartes distingue
l'esprit et le corps sur le plan ontologique, il définit également une troisième notion, qui nomme
l'étroite union de l'âme et du corps. Cette union est même si fondamentale à ses yeux qu'il faut en
rendre compte en termes substantiels :
« […] j'avais pris garde assez soigneusement à ce que personne ne pût pour cela [i.e. la distinction
réelle] penser que l'homme n'est rien qu'un esprit usant ou se servant du corps. Car, dans la même
sixième Méditation, où j'ai parlé de la distinction de l'esprit d'avec le corps, j'ai aussi montré qu'il
lui est substantiellement uni »5.
Or, pour pouvoir expliquer sa notion de l'union, Descartes doit aussi poser l'hypothèse d'une
localisation cérébrale de l'âme et postuler une corrélation entre les actes de l'esprit et les actes du
corps. Dès lors, le concept d'union mobilise des notions issues de la philosophie mécaniste pour
expliquer la manière dont l'âme et le corps peuvent agir l'un sur l'autre, ce qui ne va pas sans soulever
d'immenses problèmes qui doivent être analysés. Comment cette théorie peut-elle ne pas entrer en
contradiction avec la thèse de la distinction réelle ? N'est-elle pas un obstacle à la volonté d'articuler
des domaines qui ont d'abord été si efficacement distingués ?
Et c'est très exactement ceci qui pose un des plus grands problèmes aux lecteurs contemporains
de Descartes : la juxtaposition de la thèse ontologique de distinction réelle, qui met l'accent sur
l'immatérialité et l'inextension de l'âme, et des développements « neuropsychologiques » dans
lesquels l'accent porte sur l'union interactive de l'âme avec le corps. Descartes les concevait pourtant
comme complémentaires, complémentarité qui est loin d'aller de soi. Et ce geste cartésien qui,
simultanément, distingue le domaine mental du domaine corporel et pose leur union, est bien
déterminant dans la constitution du problème du corps et de l'esprit.
Le concept cartésien de corps
« Et je vous dirai entre nous que ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma
Physique. Mais il ne faut pas le dire s'il vous plaît ; car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-
être plus de difficulté de les approuver ; et j'espère que ceux qui les liront s'accoutumeront
insensiblement à mes principes et en reconnaîtront la vérité avant que de s'apercevoir qu'ils
détruisent ceux d'Aristote »6.
5 DESCARTES, René, Quatrièmes Réponses, AT, IX-1, p. 176-177. 6 DESCARTES, Lettre à Mersenne, 28 janvier 1641, AT, III, pp. 297-298.
9
Introduction : la rupture avec l'aristotélisme
Au moment où écrit Descartes, le discours traditionnel sur l'âme et le corps se réfère à la théorie
d'Aristote telle qu'elle a été retravaillée par la pensée scolastique. Par conséquent, c'est en regard de
cette doctrine que la reconceptualisation cartésienne des notions de corps et d'esprit se situe. Tout le
projet de Descartes va consister, dans un premier temps, à détacher les fonctions corporelles de la
notion d'âme. Pour expliquer le corps, il s'appuie sur une nouvelle physique et une épistémologie
réactualisée qui lui permettent d'évacuer littéralement tout principe extérieur à la matière pour
expliquer les fonctions corporelles et la plupart des mouvements du corps humain. Le geste
typiquement cartésien qui consiste à distinguer radicalement le domaine physique de celui de l'esprit
n'a donc rien d'arbitraire mais repose sur une histoire de la pensée en rapport étroit avec l'histoire des
sciences. En effet, la distinction métaphysique opérée par Descartes entre le corps et l'esprit est
impliquée par une réforme plus large du cadre scientifique moderne. Pour Descartes et contrairement
à la pensée scolastique inspirée de la tradition aristotélicienne, le principe des mouvements du corps
humain n'est pas extérieur à l'ensemble de lois qui régissent la nature physique tout entière7 et ces lois
relèvent elles-mêmes de la mécanique, ainsi qu'il l'explique à Mersenne dans sa lettre du 28 octobre
1640 : « j'explique tout ce que nous appelons [dans les animaux] appétits naturels ou inclinations, par
les seules règles des Mécaniques »8. La négation de la conception traditionnelle de l'âme comme geste
inaugural et, en quelque sorte, constitutif de la philosophie de Descartes suppose donc lui-même un
renouvellement conceptuel de la notion de corps. Alors que l'âme était jusque-là envisagée comme le
principe de vie et donc aussi des mouvements des animaux, l'intervention de Descartes va consister
en une « dévitalisation » de l'âme et à son assignation exclusive au statut de sujet de l'activité de la
pensée. C'est seulement en effectuant ce geste théorique que Descartes peut argumenter en faveur de
ce que l'histoire de la pensée a retenu comme le dualisme cartésien.
1. La notion aristotélicienne d'âme
Descartes construit sa nouvelle conception du monde physique et de l'âme contre celle héritée de
l'aristotélisme. Il nous faut donc dans un premier temps nous pencher brièvement sur cette doctrine,
afin d'en dégager les grandes lignes théoriques et ainsi comprendre les arguments que Descartes va
explicitement lui opposer.
Dans le traité qu'il consacre spécifiquement à l'étude de sa notion d'âme (De l'âme), Aristote
recherche de la nature des fonctions essentielles du vivant, et plus particulièrement de celles des
7 DESCARTES, Traité de l'Homme, AT, XI, p. 202. 8 DESCARTES, AT, III, p. 213.
10
animaux. Or, Aristote pense que pour connaître l'âme, il faut l'étudier en physicien. En effet, dans le
premier livre des Parties des animaux, Aristote identifie la biologie à la plus éminente des formes
prises par la physique. Pour lui, la biologie n'est rien d'autre qu'une étude de l'âme :
« Si cela [la forme du vivant], c'est l'âme, ou une partie de l'âme, ou ne peut pas être sans âme
(…), ce sera l'affaire du physicien de traiter de l'âme et de la connaître, sinon de l'âme tout entière,
du moins de sa partie qui fait que l'animal est ce qu'il est. Il devra savoir ce qu'est l'âme, ou cette
partie de l'âme, et ses propriété essentielles »9.
Ainsi, Aristote identifie l'étude des processus vitaux à l'étude de l'âme. Ceci implique bien
évidemment une conception bien particulière du rapport entre l'âme et le corps. Néanmoins, ce
passage révèle aussi autre chose quant à la conception aristotélicienne de l'âme. Il y est laissé entendre
que la plus intéressante des sciences de l'âme que peut posséder le physicien est celle qui concerne
l'âme tout entière, c'est-à-dire la science qui englobe toutes ses parties. L'âme telle que la conçoit
Aristote peut donc être divisée en de multiples parties ou fonctions. Ce passage révèle aussi le statut
de la physique dans la philosophie d'Aristote. Ce qui relève du sensible et la relation sont pour lui
corrélatifs, de même que l'intelligible et l'intellection sont corrélés. Par conséquent la science
physique a autant pour objets les concepts de la pensée que les choses sensibles. Et comme tout objet
est de toute évidence soit sensible soit intelligible, alors la physique peut en droit devenir une science
universelle. Le traité De l'âme s'inscrit ainsi dans une démarche de recherche physique, et plus
particulièrement dans la partie de cette discipline qui concerne les animaux, car « l'âme est notamment
principe des animaux »10.
La seconde partie du traité De l'âme énonce la définition de l'âme mobilisée par Aristote. Elle est
la forme, au sens d'acte, d'un corps qui possède la vie en puissance. Autrement dit, pour Aristote l'âme
est la forme ou entéléchie du corps vivant. Il illustre cette définition en prenant l'exemple de l’œil :
« Si l’œil était un animal, son âme serait la vue »11. Autrement dit, l'âme est assimilée à la fonction
du corps dont elle est constituée en même temps l'acte d'exister. Pour énoncer sa définition, Aristote
se sert du couple formé par les notions d'acte de puissance. Or, ces concepts présupposent eux-mêmes
un autre couple de notions cruciales dans le système d'Aristote : la matière et la forme, notions
fondamentales de sa philosophie qu'il nous faut analyser.
2. Deux couples conceptuels de la théorie aristotélicienne : la forme et la matière,
l'acte et la puissance
C'est précisément dans le traité De l'âme qu'on trouve une des définitions les plus explicites de
9 ARISTOTE, Parties des Animaux, I, 1, 641a 17-25. 10 ARISTOTE, De l'âme, I, 1, 402 a 4. 11 Ibid., II, 1, 412 b 18.
11
ce à quoi Aristote se réfère lorsqu'il parle de matière et de forme. Cette définition apparaît dans le
cadre plus général de l'explication de son concept de substance :
« L'un des genres de l'être, disons-nous, est la substance. En un premier sens, la substance c'est la
matière, c'est-à-dire ce qui, par soi, n'est pas tel être déterminé ; en un deuxième sens, c'est la
figure et la forme qui dès lors valent à la matière d'être appelée tel être déterminé ; en un troisième
sens, c'est le composé de ces deux principes »12.
Commençons par préciser qu'il faut se garder de confondre les concepts aristotéliciens de
substance et de substrat car cela reviendrait à assimiler la substance à la matière. Or, la matière qui
ne constitue en réalité qu'un des termes de tout composé substantiel. Pour Aristote, le substrat est le
sujet d'attribution et il ne peut être attribut. Cela le rend analogue à la substance puisqu'elle n'est pas
non plus un attribut, autrement dit elle ne se dit de rien mais elle est au contraire ce à quoi se réfère
tout attribut. N'être pas attribut est cependant insuffisant pour différencier la notion de substance
d'avec la notion de substrat car la matière, par exemple, n'est attribut de rien mais elle est aussi
purement indéterminée et elle ne saurait donc être dite substance, car la substance se caractérise par
le fait d'être une chose bien déterminée.
Il faut alors signaler que pour Aristote, il existe trois manières de parler de ce qui existe. Dans un
premier sens, on parlera de matière. Aristote envisage la matière comme le substrat de toutes les
choses. Mais ce substrat est par nature indéterminé et il demande donc à être mis en forme. Comme
la matière première est indéterminée par nature, elle est cette puissance qui reste constante sous les
changements de forme. En résumé, la matière est l'état initial et indéterminé, c'est-à-dire en puissance
de toute chose. L'autre manière de parler d'une chose qui est associée à cette notion de matière c'est
donc le concept de puissance. Le substrat que constitue la matière est porteur d'une existence
potentielle, c'est-à-dire qu'elle est toujours susceptible de recevoir plusieurs formes car elle est
indéterminée par nature13.
Aristote envisage la notion de forme comme la seconde manière dont on peut parler de la
substance. Elle est ce qui caractérise toute chose comme cette chose-ci, ce qui en fait une entité
déterminée à partir de la matière première indéterminée. Par conséquent, la forme prévaut
logiquement sur la matière puisque c'est son intervention qui fait d'une chose cette chose-là et pas une
autre. Notons également que la forme, telle que la théorise Aristote, se distingue de la morphologie,
qui n'en est qu'un cas particulier. Ainsi, la forme est l'état terminal du processus d'organisation de la
matière. Elle en est la fin et le terme, le moment où la chose composée est pleinement en possession
12 Ibid., II, 1, 412 a ; nous associons ce texte à celui de Métaphysique, Λ, 1069 a 24-36 : « Les substances sont
donc au nombre de trois : l'une est sensible – et on la divise en deux dont l'une est éternelle, l'autre
périssable (tout le monde reconnaît la dernière, par exemple les plantes et les animaux) – […], l'autre est
immobile, celle-ci aussi certains soutiennent qu'elle est séparée ». 13 « La matière est puissance, la forme entéléchie [c'est-à-dire acte] », Ibid., II, 1, 412a.
12
de sa nature. En résumé, la forme est l'état différencié, achevé, en acte, d'une chose.
La notion de forme est donc étroitement associée à celle d'acte (ou entéléchie). On dira d'une
chose qu'elle est en acte en tant qu'elle est en train d'exister, c'est-à-dire, lorsqu'une forme détermine
de la matière à devenir une chose particulière. Cependant, la notion d'acte est équivoque. Aristote
précise en effet qu'elle peut recouvrir plusieurs états distincts :
« L'acte, donc, est le fait pour une chose d'exister en réalité et non de la façon dont nous disons
qu'elle existe en puissance […]. Toutes les choses ne sont pas dites en acte de la même manière,
mais seulement par analogie, comme quand nous disons : de même telle chose est dans telle chose,
ou relativement à cette chose, telle est dans telle autre chose, ou relativement à cette autre chose.
En effet, l'acte est pris tantôt comme le mouvement relativement à la puissance, tantôt comme la
substance [au sens de forme] relativement à quelque matière »14.
Par conséquent, il faut comprendre la relation entre l'acte et la puissance tantôt comme celle qui
unit la forme et la matière, tantôt comme ce qu'est une action par rapport à une capacité d'agir.
Cependant, l'acte au plein sens du terme est plus proche de l'action comprise comme mouvement15.
C'est d'ailleurs ce que confirme Aristote dans ce passage de sa Métaphysique :
« Le terme acte, que nous posons toujours avec celui d'entéléchie, a été étendu des mouvements,
d'où il vient principalement, aux autres choses : il semble bien, en effet que l'acte par excellence
c'est le mouvement »16.
Pour Aristote, la matière et la forme n'existent jamais abstraitement ou séparément, mais toute
chose est un composé de matière et de forme, le composé constituant d'ailleurs la troisième manière
de parler des choses : la substance. Cela revient à dire que ce qu'est une substance n'est pas séparable
de ce qui est une substance, c'est-à-dire d'une chose singulière17.
L'intervention de la forme est ce qui est le plus déterminant dans le processus de détermination
d'un composé substantiel. C'est elle qui, par un processus de structuration complexe et de
différentiation de ses parties en un tout organisé aux fins et fonctions bien distinctes, permet le passage
de la matière de son état naturel de substrat purement indéterminé à celui chose ou de substance.
Comme c'est la forme du composé substantiel qui constitue sa nature ou son essence, tout ce qui est
accidentel ne peut donc relever que de la matière :
« Comme il y a d'une part, la forme et, d'autre part, la matière, les contrariétés qui résident dans
la forme créent les différences d'espèces, tandis que celles qui n'existent que dans l'être considéré
14 ARISTOTE, Métaphysique, Θ, 6, 1048a-b. 15 On aperçoit ce sens dans la notion grecque d'energeia, qui possède un sens plus actif que celui de la notion
d'entéléchie qui se réfère plutôt à la forme parfaite car achevée par l'action. 16 Métaphysique, Θ, 6, 1047a 30. 17 Ce que dit Aristote en Métaphysique, Z, 17 permet de comprendre que le rapport articulatoire qui existe
entre la forme et la matière les rend en pratique inséparables.
13
en tant qu'associé à sa matière, n'en créent pas »18.
Ce texte met l'accent sur l'existence d'une sorte de résistance de la matière à la détermination de
la forme. Ce qu'Aristote appelle les accidents sont donc des conséquences de cette sorte de résistance
que la matière manifeste à la détermination opérée par la forme.
Dès lors, le fait que la physique d'Aristote soit une physique des qualités, où le devenir est
assimilé au mouvement entre des pôles contraires devient plus clair. Comme nous l'avons dit, la
matière est conçu comme un substrat et elle peut donc être le sujet d'attribution de qualités. Aristote
parle de qualité en deux sens distincts. La qualité peut être identifiée ou bien à la différence de la
substance déjà stabilisée par rapport aux autres substances, ou bien aux altérations ou mouvements
d'une substance en cours de détermination par une forme19. Aristote réconcilie donc la notion de
mouvement avec le concept de forme. Le mouvement cesse d'être envisagé, comme c'était le cas dans
d'autres pensées antiques, comme un obstacle à la détermination d'une chose mais il en est au contraire
le moyen. Tout ce qui change est de la matière qui change sous l'action d'un principe moteur et en vue
d'une forme20. La matière change de forme sans qu'il y ait modification ou engendrement d'une
nouvelle matière ou d'une nouvelle forme à chaque changement. Ce qui est modifié, c'est toujours le
composé. C'est donc le même cadre qui permet la définition du mouvement dans la physique et dans
les traités métaphysiques.
La parenté entre l'acte et le mouvement est donc cruciale pour comprendre la manière dont
Aristote construit sa biologie. C'est en effet en grande partie sur la notion d'acte que repose sa
conception de la vie comme mouvement. C'est donc à partir de l'articulation de ses notions d'acte et
de puissance qu'Aristote comprend le processus du devenir. Il réhabilite la notion de mouvement en
la concevant comme le moyen de la détermination des choses (en l'associant à sa notion de forme).
S'il y a du changement dans le monde, c'est parce que la matière est essentiellement une puissance
disposée à recevoir des formes et qu'elle possède donc une tendance naturelle à devenir des choses
déterminées.
3. Retour à l'étude de l'âme
Le contenu conceptuel de la notion aristotélicienne d'âme peut à présent être étudié à la lumière
des développements qui précèdent. En effet, l'âme et ses fonctions, sont décrites par Aristote comme
18 Métaphysique, I, 9, 1058a 35-1058b 5. 19 Ibid., Δ, 1020b 10-25. 20 Et non pas changement de la forme elle-même ou de la matière, car ces principes ne sont pas soumis à la
génération qui se limite seulement à la mise en forme de la matière, autrement dit, seul le composé
substantiel est soumis à la génération : « Ce qu'on appelle forme ou substance n'est pas engendré, mais ce
qui est engendré, c'est le composé de matière et de forme, lequel reçoit son nom de la forme ; et que tout
être engendré renferme de la matière, une partie de la chose étant matière, et une autre partie, forme »,
Métaphysique, Z, 8, 1033b 15-20.
14
les entéléchies du corps, c'est-à-dire comme ses actes et comme sa réalisation. On retrouve donc une
analogie entre cette conception du rapport de l'âme et le corps, qui sont unis dans le même acte
d'existence, et la conception plus générale d'Aristote concernant les couples matière-forme et
puissance-acte. Cette analogie apparaît d'ailleurs de la manière la plus frappante dans le livre Z de la
Métaphysique :
« Il est évident que l'âme est substance première, que le corps est matière, et que l'homme en
général, ou l'animal en général, est composé de l'âme et du corps pris l'un et l'autre
universellement »21
L'homme, en tant qu'il est composé d'un corps matériel et d'une âme formelle, est donc assimilé
par Aristote à une substance. Comme il le faisait avec la matière et la forme Aristote ne met donc pas
l'accent sur la séparabilité de l'âme et du corps22 mais, dans le second livre du traité De l'âme où il
énonce une définition générale de l'âme et de ses fonctions, il se concentre plutôt sur une définition
de l'animé en terme de possession de la vie :
« Ce qui distingue l'animé de l'inanimé, c'est la vie. Or il y a plusieurs manières d'entendre la vie,
et il suffit qu'une seule d'entre elles se trouve réalisée dans un sujet pour qu'on le dise vivant : que
ce soit l'intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement
qu'implique la nutrition, enfin le dépérissement et la croissance. […] contentons-nous de dire que
l'âme est le principe des facultés susdites et se définit par elles, à savoir : les facultés nutritive,
sensitive, pensante et le mouvement »23.
Dans ce passage, Aristote souligne donc que « vie » est une expression équivoque. Cependant, il
suffit qu'un seul des sens en lesquels elle se dit appartienne à une chose pour qu'on puisse dire de
cette chose qu'elle est vivante. Mais ce qui définit la vie au sens le plus général, c'est le mouvement.
Autrement dit, toute substance qui a en elle le principe de ses mouvements pourra être dite « être
vivant ». Or, le principe de toutes les facultés qui font d'un être une chose animée, c'est son âme. Ce
qui est confirmé par deux autres passages du traité De l'âme :
« La vie telle que je l'entends consiste à se nourrir soi-même, à croître et à dépérir. Aussi tout
corps naturel doué de vie sera-t-il une substance, en prenant « substance » au sens de composé.
Mais puisqu'il s'agit en outre d'un corps de telle qualité – à savoir : doué de vie – le corps ne
21 Métaphysique, Z, 11, 1037a 5-10. 22 Il est toutefois remarquable que dans ce traité Aristote n’exclut pas par principe la possibilité de l'existence
séparée d'une partie de l'âme : « rien n'empêche la séparation de certaines parties de l'âme si elles ne sont
l'acte d'aucune partie du corps », De l'âme, II, 1, 413a 6 ; dans son introduction au traité (ARISTOTE, De
l'âme, Texte établi par A. Jannone et trad. E. Barbotin, Paris, Les Belles Lettres, 1989), A. Jannone montre
qu'Aristote pense en particulier à l'intellect qu'il s'abstient de concevoir comme la forme du corps périssable
et dont déclare, sous l'un de ses aspects, qu'il est immortel et éternel : « C'est lorsqu'il a été séparé qu'il est
seulement ce qu'il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. », De l'âme, III, 5, 430 a 22-23.
Ajoutons à cela que, comme le remarque A. Bitbol-Hesperies (1990), la critique des conceptions dualistes
des rapports entre l'âme et le corps est propre au traité De l'âme, car dans des fragments de l'Eudème et du
Protreptique, il arrive à Aristote de professer un dualisme radical. 23 De l'âme, II, 2, 413a-b.
15
saurait être identique à l'âme : en effet, le corps ne compte pas au nombre des attributs d'un sujet
mais il est plutôt lui-même sujet et matière. Il s'ensuit nécessairement que l'âme est substance au
sens de forme d'un corps naturel possédant la vie en puissance. Or la substance formelle est
entéléchie : l'âme est donc l'entéléchie d'un corps de cette sorte. […] Voilà donc, d'une manière
générale, ce qu'est l'âme : une substance au sens de forme, entendons : l'essence propre de tel
corps déterminé »24.
« L'âme est pour le corps vivant cause et principe. […] C'est elle en effet qui est le principe du
mouvement, la fin, et c'est encore comme substance formelle des corps animés que l'âme est cause.
Qu'elle le soit au titre de substance formelle, c'est évident : la cause de l'être pour toute chose est
la substance formelle ; or vivre est, pour les vivants, leur être même, et la cause et le principe de
ceux-ci, c'est l'âme. […] c'est au titre de fin que l'âme est cause. De même en effet que l'intellect
agit en vue d'un but, de même aussi la nature, et c'est ce qu'on appelle sa fin. Ce qui joue ce rôle
chez les animaux, et conformément à la nature, c'est l'âme. En effet, tous les corps naturels sont
de simples instruments de l'âme, aussi bien ceux des animaux que ceux des plantes : ce qui montre
qu'ils ont l'âme pour fin. Double est l'acception du terme « fin » : le but lui-même et le sujet pour
qui ce but est une fin »25.
Comme l'explique Annick Jaulin26, l'âme d'un être vivant, c'est donc avant tout la substance, au
sens de forme, d'un corps naturel qui possède la vie en puissance et qui réalise cette substance formelle
en même temps qu'il existe en acte, c'est-à-dire lorsqu'il accomplit l'ensemble des actes à travers
lesquels il persévère dans l'existence27. Parler de réalisation dans ce cadre équivaut à parler de l'âme
comme l'état accompli de l'être vivant, c'est-à-dire à l'envisager comme son entéléchie. Cette
conception implique donc la quasi impossibilité de la séparation de l'âme et du corps ainsi que
l'impossibilité de faire entrer n'importe quel type d'âme dans n'importe quel corps.
La définition de l'âme comme principe de l'accomplissement de l'ensemble des facultés et des
fonctions du vivant28 implique également une définition de la vie et de la mort. En effet, un corps ou
une partie de corps qui cesse d'accomplir ses fonctions ne peut être dit corps que par analogie puisque
selon Aristote on ne peut pas définir un être physique en dehors des processus constituent sa
réalisation et son état accompli29. Pour autant, il n'est pas question de réduire l'âme au corps, tout
comme le statut d'une substance ne saurait se réduire à celui d'un de ses termes. L'âme constitue bien
un principe distinct, mais au même titre que la forme se distingue de sa matière. Or, Aristote montre
aussi qu'en réalité forme et matière ne peuvent pas exister séparément et qu'elles n'ont pas d'existence
autonome et individuelle30.
L'âme est donc « cause et principe » du corps vivant au sens où c'est en déterminant la manière
dont un corps matériel existe que sa forme en fait ce corps-ci. L'âme des êtres vivants est le principe
24 Ibid., II, 1, 412a-b. 25 Ibid., II, 4, 415b. 26 JAULIN, Annick, La philosophie d'Aristote, Paris, PUF, 2003. 27 De l'âme, II, 1, 412 a 20-22. 28 Ibid., II, 2, 414 a 12-13. 29 Métaphysique, Z, 10, 1036 b 24-32. 30 Leur séparation conceptuelle n'est en effet que logique : pour la matière, voir De la génération et de la
corruption, 320 b 13-15 ; pour la matière, voir Métaphysique, H, 1, 1042 a 28-29.
16
de tous leurs mouvements et elle leur procure donc aussi un degré d'autonomie dont sont privées les
choses inanimées. Elle est aussi le principe interne qui les fait tendre vers leur forme spécifique au
cours de leur développement ou qui tend à rétablir cette forme en cas d'altération accidentelle31.
Cependant, il est important de préciser que, pour Aristote, si l'âme est le principe du mouvement des
êtres vivants, elle n'est pas elle-même en mouvement32. Pierre Aubenque a en effet bien montré que
l'âme aristotélicienne est incompatible avec le mouvement33. Et si ce qui distingue un corps vivant
d'un corps non-vivant, c'est l'âme en tant qu'elle est la forme et qu'elle assure les la réalisation des
fonctions du corps vivant, l'âme n'est rien d'autre que l'existence en acte de chaque organe fonctionnel
du corps vivant. Corps et âme forment donc un tout : l'être vivant en train d'exister.
La théorie de l'âme que propose Aristote ne semble pas autoriser sa localisation dans une partie
particulière du corps, en tant qu'elle constitue la réalisation du corps tout entier, conçu comme un tout.
Or, paradoxalement, il est remarquable qu'Aristote s'autorise à localiser de manière privilégiée l'âme
des animaux dans leur cœur34. Cette apparente contradiction pourrait s'expliquer par les travaux de
physiologie d'Aristote, dont le but premier était d'expliquer la manière dont l'âme des animaux anime
leur corps et qu'il envisageait comme un complément à sa théorie biologique générale. Comme nous
le verrons plus loin, Descartes suscitera un paradoxe analogue lorsqu'il localisera le siège principal
de l'âme, substance incorporelle, dans le cerveau humain.
Dans les textes précédemment analysés, Aristote attribue diverses fonctions corporelles à l'âme.
La manière dont il en parle est d'ailleurs souvent surprenante, car tout se passe comme s'il s'agissait
pour lui de plusieurs âmes distinctes. L'âme est au principe de quatre fonctions : premièrement la
faculté de se nourrir et de se développer, deuxièmement la faculté de percevoir, troisièmement la
faculté de penser et enfin, quatrièmement, la faculté de se mouvoir localement. L'âme est donc
composée d'un certain nombre de facultés (dynameis) en acte. L'âme nutritive est la faculté la plus
commune et la plus fondamentale des êtres vivants, celle par laquelle tout vivant s'entretient lui-même
en assimilant certains éléments35. La faculté sensitive ou perceptive est en revanche réservée aux
31 « Ces corruptions [la maladie ou la mort] sont accidentelles ; c'est la matière même de l'animal qui, par sa
corruption, est puissance et matière du cadavre […] », Métaphysique, H, 6, 1044b-1045a. 32 De l'âme, I, 3, 406a 1-3. 33 AUBENQUE, Pierre, Le problème de l'être chez Aristote, Paris, Puf, 1962, p. 493. 34 « le principe de l'âme sensible et celui de l'âme qui fait croître, et de l'âme nutritive se trouvent à la fois dans
cette partie [le cœur] et au centre des trois parties corps », Petits traités d'histoire naturelle, 469a, 24-27 ;
Dans Le principe de vie chez Descartes (1990), A. Bitbol-Hesperies précise que c'est à partir du cœur,
conçu comme le centre du corps, que l'âme donne le mouvement à ce même corps, que ce soit par les
mouvement du cœur lui-même (Les parties des animaux, 666b, 14-15) ou bien par les sensations (ibid.,
666a, 12). Le mouvement et la sensation sont deux des caractères principaux de l'âme (De l'âme, I, 2, 403b,
24-28) et ils se retrouvent dans le cœur car c'est à partir de lui que l'âme transmet le mouvement et la
sensation à l'organisme. 35 « L'âme nutritive appartient à tous les autres vivants aussi bien qu'à l'homme, elle est la première et la plus
commune des facultés de l'âme, c'est par elle que la vie est donnée à tous les êtres animés. Ses fonctions
sont la génération et la nutrition », De l'âme, II, 3, 415a ; voir aussi ibid., III, 12, 434a-b.
17
animaux et la faculté motrice est encore plus spécifique puisqu’elle appartient seulement aux animaux
les plus parfaits. Quant à la faculté de penser, elle n'appartient qu'à l'Homme, et par extension « tout
être de cette sorte ou supérieur, s'il en existe »36. Ce qui retiendra notre attention ici, c'est donc
l'attribution à l'âme de fonctions proprement corporelles.
4. Le problème de la relation psychophysique : un problème absent dans la
pensée Antique
On le voit, la relation du corps et de l'âme ne constitue pas un problème chez le Stagirite. Dans
la théorie d'Aristote, l'unité du phénomène humain est en effet assurée a priori par les concepts de
forme et de matière qui expliquent les rapports de l'âme et du corps en termes de substance. Si, comme
le pose Aristote, l'âme constitue la forme du corps ainsi que le principe de ses mouvements, alors leur
solidarité est indéfectible. C'est cette association naturelle entre l'âme et le corps qui explique tous les
mouvements humains car ils proviennent de l'âme ou d'une de ses parties et s'accompagnent de
modifications corporelles37. L'unité que composent le corps et l'âme est donc inséparable, et elle
conserve le statut de substance, c'est-à-dire de réalité. Kambouchner a bien montré qu'au-delà de la
théorie aristotélicienne, c'est une condition commune dans la pensée antique qui explique que le
problème des relations du corps et de l'esprit n'a pas pu y prendre une consistance significative38. Soit
l'âme y est définie de telle sorte que ses rapports avec le corps et la cause de son incarnation
deviennent obscurs39, soit elle est si étroitement jointe au corps qu'elle devient en quelque façon
quelque chose du corps40, ou bien, comme chez les stoïciens, elle est conçue comme quelque chose
de corporel41.
Mais alors, si le problème des relations corps esprit ne se posait pas dans l'Antiquité, comment
ses conditions de possibilité ont émergé dans la philosophie moderne, et, en particulier, dans la
philosophie de Descartes ? De toute évidence, cela a supposé une profonde réforme des notions d'âme
et de corps. Cette réforme s'appuie en réalité sur un mouvement plus vaste dans la pensée moderne et
36 De l'âme, II, 3, 414 b 18. 37 Comme nous le précisions précédemment, le mouvement aboutit à l'âme ou émane d'elle mais il n'est pas
dans l'âme. Kambouchner (L'homme des passions. Commentaires sur Descartes. (Volume I), Paris, Albin
Michel, « Bibliothèque du Collège international de philosophie », 1995) montre que si l'on attribue des
mouvements à l'âme c'est de manière erronée car il faudrait plutôt dire que c'est l'homme qui éprouve des
affects en tant qu'il a une âme, ce sont des affections du sujet qui possède une âme en tant qu'il la possède,
c'est-à-dire en tant qu'il est un composé substantiel (De l'âme, I, 4, 408b 1-18). 38 KAMBOUCHNER, L'homme des passions. Commentaires sur Descartes. (Volume I), pp. 33-34. 39 C'est en particulier ce que remarque Aristote à propos de la philosophie de Platon dans De l'âme, I, 3, 407b
14-17. 40 C'est le cas dans la théorie d'Aristote : « L'âme ne peut être sans corps, ni un corps : car elle n'est pas un
corps, mais quelque chose du corps [autrement dit, elle est dans un dans un rapport d'interdépendance avec
le corps] » De l'âme, II, 2, 414a 21. 41 LAËRCE, Diogène, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Trad., notice et notes par R.
Genaille, Paris, Flammarion, « GF », 1965, t. II, VII, 156, 159.
18
qui implique une épistémologie nouvelle et des fondements métaphysiques renouvelés pour les
sciences naturelles telles qu'elles se pratiquaient au XVIIe siècle. Descartes instaure les conditions de
possibilité de la problématisation des rapports de l'âme avec le corps en instituant une distinction
substantielle entre l'âme et le corps, autrement dit, en les rendant incomparables en raison de la
diversité radicale de leurs attributs42. Dès lors, le principe de leur relation ne peut plus être inhérent à
leur définition respective43. L'autonomisation du domaine physique par rapport au domaine de l'esprit
nécessite donc une nouvelle conception du monde physique. La position mécaniste de Descartes
s'oppose explicitement aux notions de forme et de qualité réelle qui servent, selon son interprétation
de ces doctrines, de fondement au modèle d'explication physique de l'aristotélisme. Il reproche à ces
modèles de n'être que des confusions entre « mental » et « corporel », car les qualités qu'ils attribuent
aux corps ne sont en réalité que des qualités de l'esprit projetées sur le monde physique. Le monde
physique des scolastiques inspirés par Aristote n'est donc, selon Descartes, que le développement
métaphysique des intuitions du sens commun. C'est pour cette raison qu'il va lui opposer son propre
modèle.
5. La physique cartésienne
Dans sa philosophie naturelle, Aristote opposait le monde sublunaire et le monde céleste car dans
le monde céleste, le mouvement est éternel44, alors qu'au contraire dans le monde sublunaire les corps
ne possèdent jamais pleinement le mouvement en acte 45 . Cette opposition se retrouve dans
l'explication des mouvements des êtres vivants46. Pour le post-galiléen qu'est Descartes, l'opposition
des lois qui régissent le monde céleste avec celles, différentes, qui régiraient le monde sublunaire n'a
plus grand sens.
Sa physique est mathématisée47, au contraire de celle d'Aristote. Ce dernier s’intéressait en effet
42 Distinction que nous analysons en détail dans le second moment de notre étude. 43 Ceci apparaît de manière frappante dans la lettre à Regius, mi-décembre 1641, AT, III, p. 461 où Descartes
déclare que si nous considérons le corps ou l'âme seuls, aucune de ces instances ne demande d'être unit à
l'autre. 44 La circularité et l’éternité du mouvement des corps divins se rapprochent de l'immobilité, qu'Aristote associe
à une plus grande perfection. C'est une sorte de mouvement immobile (AUBENQUE, Le problème de l'être
chez Aristote, p. 418 et note 2 de cette page). 45 « Tout mû est nécessairement mû par quelque chose et ou bien mû par autre chose ou bien non, et si c'est par
une chose mue, il faut qu'il y ait un premier moteur qui ne soit pas mû par autre chose ; mais si, d'autre
part, on a trouvé un tel premier moteur, il n'est pas besoin d'un autre », Physique, VIII, 5, 256a 13-17. 46 « L'être qui est mû par soi-même sous sa propre action est mû par nature, ainsi chaque animal ; l'animal en
effet est mû par soi-même par sa propre action et tout ce qui a en soi le principe du mouvement, nous le
disons mû par nature », Physique, VIII, 254b 14-17. Il est remarquable, comme le montre J.-M. Le Blond,
que la physique aristotélicienne puisse se lire « comme la transposition et la généralisation de la division
des fonctions vitales, de croissance, de sensation, de locomotion » (Aristote, philosophe de la vie. Le livre
premier du traité sur les parties des animaux, 1945, p. 13 de l'introduction, cité par A. Bitbol-Hesperies,
Le principe de vie chez Descartes, 1990, p. 113). 47 « Car j'avoue franchement ici que je ne connais point d'autre manière des choses corporelles que celle qui
19
très peu aux mathématiques dans le cadre de sa physique car il les concevait comme ne rendant
compte que de l'aspect quantitatif des choses. Or, pour lui cette facette de la réalité relevait plutôt de
l'accidentel que de l'essentiel, c'est-à-dire de ce qui appartient à la forme. Par ailleurs, il considérait
les objets mathématiques comme des produits de l'abstraction et il les jugeait donc peu adéquats pour
l'explication qu'il concevait comme une recherche des causes réelles. Par conséquent, contrairement
à ce qu'elle est pour Descartes, qui s'inscrit dans l'héritage de Galilée, la vérité n'était pas
prioritairement d'ordre mathématique chez Aristote. L'importance que revêtent les mathématiques
pour Descartes vient de ce qu'elles sont constituées d'idées claires et distinctes. Descartes est, là
encore, héritier de la révolution initiée par Galilée, pour qui la nature est un livre écrit en caractères
mathématiques et la connaissance mathématique est absolument vraie 48 . La vérité cesse d'être
subordonnée au domaine empirique à mesure qu'elle se retrouve liée aux mathématiques. C'est en ce
sens que le mécanisme cartésien s'oppose au mélange de sens commun et d'aristotélisme scolastique
qui pose que les choses sont en elles-mêmes comme elles nous apparaissent. C'est précisément ce
geste théorique qui permet de dépasser l'opposition du monde sublunaire et du monde céleste posée
depuis l'Antiquité par la philosophie aristotélicienne et les pensées qui s'y sont apparentées. La
physique moderne unifie le monde en montrant que les mouvements du monde sublunaire ne sont pas
moins parfaits que les mouvements des astres.
Pour Descartes, « la grande Mécanique [n'est pas autre chose] que l'ordre que Dieu a imprimé
sur la face de son ouvrage, que nous appelons communément la Nature »49. A partir de cette nouvelle
physique, il est possible d'établir des lois physiques immuables en les fondants sur les mathématiques
et surtout sur l'immuabilité de Dieu50. Ceci implique que, puisque l'ensemble du monde matériel
relève d'une même nature et qu'il est gouverné par les mêmes lois, il faut expliquer le comportement
de tous les corps à partir de caractéristiques proprement matérielles, c'est-à-dire des selon les
différences de grandeur, de figure et de mouvement des corpuscules qui les composent et des lois
géométriques qui desquelles ils dépendent51. Cette manière de concevoir la physique se retrouve à
peut être divisée, figurée & mue en toutes sortes de façons, c'est-à-dire celle que les Géomètres nomment
la quantité & qu'ils prennent pour objet de leurs démonstrations ; & que je ne considère, en cette matière,
que ses divisions, ses figures & ses mouvements ; & enfin que, touchant cela, je ne veux rien recevoir pour
vrai sinon que ce qui en sera déduit avec tant d'évidence qu'il pourra tenir lieu d'une démonstration
mathématiques. Et pour ce qu'on peut rendre raison, en cette sorte, de tous les phénomènes de la nature
comme on pourra juger par ce qui suit, je ne pense pas qu'on doive recevoir d'autres principe en la Physique,
ni même qu'on ait raison d'en souhaiter d'autres », Principes, part. II, art. 64, AT, IX-2, p. 102. 48 Voir par exemple GALILÉE, Lettre à Fortunio Liceti, janvier 1641, in Dialogues et Lettres choisies, 1967,
p. 430 ; GALILÉE, Dialogue des grands systèmes, première journée, in Dialogues et Lettres choisies, pp.
217-218. 49 Fragment de la lettre à Villebressieu, été 1631, AT, I, p. 213-214. 50 DESCARTES, Principes de la philosophie, II, art. 36, AT, IX-2, p. 84 ; Descartes fonde l'ensemble des règles
de sa physique sur l'immuabilité de Dieu, car « agissant toujours de la même sorte, il produit toujours le
même effet », Traité de la Lumière, AT, XI, p. 43. 51 Principes, II, art. 22-23, AT, IX-2, p. 75.
20
l’œuvre dans les Sixièmes Réponses aux objections faites contre les Méditations métaphysiques :
« Je reconnus qu'il n'y avait rien qui appartînt à la nature du corps ou à l'essence du corps, sinon
qu'il est une substance étendue en longueur, largeur & profondeur, capable de plusieurs figures &
de divers mouvements, & que les figures & mouvements n'étaient autre chose que des modes qui
ne peuvent jamais être sans lui ; mais que les couleurs, les odeurs, les saveurs & autre choses
semblables n'étaient rien que des sentiments qui n'ont aucune existence hors de ma pensée, & qui
ne sont pas moins différents des corps que le douleur diffère de la figure ou du mouvement de la
flèche qui la cause ; & enfin que la pesanteur, la dureté, la vertu d'échauffer, d'attirer, de purger,
& toutes les autres qualités que nous remarquons dans les corps, consistent seulement dans le
mouvement ou dans sa privation, & dans la configuration & arrangement des parties »52.
Ce texte montre clairement que pour expliquer le monde physique, on ne doit retenir que les lois
du mouvement et les propriétés géométriques des corps. La notion de mouvement de la physique
moderne a son existence en elle-même, contrairement au mouvement aristotélicien qui n'avait
d'existence que par rapport aux deux pôles stables entre lesquels il avait lieu. Descartes juge d'ailleurs
que la définition qu'Aristote donne du mouvement est incompréhensible 53 . Il définit plutôt le
mouvement comme « l'action par laquelle un corps passe d'un lieu en un autre »54. La nouvelle notion
de mouvement définit donc les corps comme des choses étendues. Dès lors, un corps « ne consiste
point en ce qu'il est une chose dure, ou pesante ou colorée ou qui touche nos sens de quelque autre
façon, mais seulement en ce qu'il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur »55.
Descartes définit donc exclusivement l'essence de la substance corporelle à l'aide de trois modes : la
figure, la grandeur et le mouvement.
Les corps ne diffèrent les uns des autres que par leurs mouvements, car un corps est toujours
mouvement par rapport à un autre corps avec lequel il est en contact et qui le délimite. La physique
cartésienne décrit ainsi principalement le mouvement à partir d'un principe d'inertie qui s'exprime
sous la forme d'une conservation de la quantité totale de mouvement présente dans le monde56. La
première des règles du mouvement veut qu'un corps conserve un même état de mouvement ou repos
tant qu'il n'est pas contraint de changer par la rencontre avec un autre corps57. La seconde règle pose
que le mouvement se transmet de corps en corps lors des chocs qui adviennent entre les parties de
52 AT, IX-1, p. 239. 53 « [Les Philosophes] avouent eux-mêmes que la nature [de leur Mouvement] est fort peu connue ; et pour la
rendre en quelque façon intelligible, ils ne l'ont encore su expliquer plus clairement qu'en ces termes :
Motus est actus entis in potentia, prout in potentia est, lesquels sont pour moi si obscurs, que je suis
contraint de les laisser ici en leur langue, parce que je ne les saurais interpréter. (Et en effet ces mots : le
mouvement est l'acte d'un Être en puissance, en tant qu'il est en puissance, ne sont pas plus clairs, pour être
français.) », DESCARTES, Traité de la Lumière, VII, AT, XI, p. 39. 54 Principes, part. II, art. 24, AT, IX-2, p. 75 ; ou encore comme « le transport d'une partie de la matière, ou
d'un corps, du voisinage de ceux qui le touchent immédiatement, et que nous considérons comme en repos,
dans le voisinage de quelques autres », ibid., part. II, art. 25, AT, IX-2, p. 76. 55 Ibid., part. II, art. 4, AT, IX-2, p. 65 ; voir aussi, ibid., part. II, art. 11, AT, IX-2, pp. 68-69. 56 Ibid., II, art. 22, 24-25, AT, IX-2, pp. 75-76. 57 Traité de la Lumière, VII, AT, XI, p. 38.
21
l'étendue58. Ces lois sont essentielles pour comprendre la manière dont Descartes conçoit le corps car
le principe de vie qu'il lui attribue dépend en particulier du principe d'inertie.
6. La nouvelle conception du corps
Ainsi, contrairement à la théorie d'Aristote, reprise dans ses grandes lignes par les scolastiques,
Descartes ne considère plus l'âme ou l'une de ses parties comme le principe de tous les mouvements
des corps. Sa conception du mouvement ne peut s'appliquer qu'au domaine de l'étendue corporelle et
ce principe est purement mécanique59. C'est par conséquent à partir de la nouvelle physique qu'il met
en place que Descartes peut réfuter la conception médiévale des relations de l'âme et du corps. Celle
qu'il énonce dans le traité des Passions de l'âme constitue un cas exemplaire :
« [L'erreur] consiste en ce que, voyant que tous les corps morts sont privés de chaleur et ensuite
de mouvement, on s'est imaginé que c'était l'absence de l'âme qui faisait cesser ces mouvements
et cette chaleur. Et ainsi on a cru sans raison que notre chaleur naturelle et tous les mouvements
de nos corps dépendent de l'âme, au lieu qu'on devrait penser au contraire que l'âme ne s'absente
lorsqu'on meurt, qu'à cause que la chaleur cesse, et que les organes qui servent à mouvoir le corps
se corrompent »60.
Dans l'article 6 des Passions, Descartes continue sa réfutation :
« Afin donc que nous évitions cette erreur, considérons que la mort n'arrive jamais par la faute de
l'âme, mais seulement parce que quelqu'une des principales parties du corps se corrompt ; et
jugeons que le corps d'un homme vivant diffère autant de celui d'un homme mort que fait une
montre ou un automate (c'est-à-dire autre machine qui se meut par soi-même), lorsqu'elle est
montée et qu'elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée,
avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre, ou autre machine, lorsqu'elle est
rompue et que le principe de son mouvement cesse d'agir »61.
Il apparaît clairement dans ces textes que l'activité ou la non-activité du corps ne s'explique plus
à partir de celle de l'âme ou des facultés qui lui avaient été attribuées. Il convient de n'expliquer ce
qui advient à la substance corporelle que par les processus de l'étendue, c'est-à-dire par la disposition
et le mouvement des organes du corps humain62. Ceci se confirme dans un autre passage du traité des
Passions de l'âme, que Descartes consacre spécifiquement à la question de l'union psychophysique et
aux passions qu'elle implique :
58 Ibid., VII, AT, XI, p. 41. 59 Traité de l'Homme, AT, XI, p. 202. 60 DESCARTES, Les Passions de l'âme, I, art. 5, AT, XI, p. 330. 61 AT, XI, pp. 330-331. 62 « On n'eut point attribué à l'âme les fonctions qui ne dépendent que [du corps], et de la disposition de ses
organes. […] les autres fonctions que quelques-uns attribuent [à l'âme], comme mouvoir le cœur et les
artères, de digérer les viandes dans l'estomac, et semblables, qui ne contiennent en elles aucune pensée, ne
sont que des mouvements corporels, et qu'il est plus ordinaire qu'un corps soit mu par un autre corps, que
non pas qu'il soit mu par une âme, nous avons moins de raisons de les attribuer à elle qu'à lui », Description
du corps humain, AT, XI, pp. 224-225.
22
« [Le corps] est un et indivisible, à raison de la disposition de ses organes, qui se rapportent
tellement tous l'un à l'autre, que lors que quelqu'un d'eux est ôté, cela rend tout le corps
défectueux »63.
Pour expliquer l'activité du corps seul, Descartes ne recourt donc à ni aux facultés de l'âme
aristotélicienne ni aux formes et aux qualités posées par la tradition pour expliquer les qualités et les
comportements des corps. Dès le début de son œuvre, il définit l'âme comme une « substance distincte
du corps, et dont la nature n'est que de penser »64. Il s'oppose donc à l'explication scolastique de
l'activité du corps car elle revient, selon lui, à attribuer aux comportements physiques des « petites
âmes ». Or, il s'agit d'une confusion qui projette des notions seulement attribuables à l'âme et à notre
nature d'être pensant dans le monde des objets inanimés. Les scolastiques pensaient donc qu'il y a une
infinité de principes d'action distincts dans le monde, correspondant chacun à un type de
comportement relevant de la physique. Pour Descartes, c'est une conception erronée car il ne peut
exister qu'un seul type de substance dans le monde physique et toutes les choses physiques se
comportent selon les lois de la géométrie et du mouvement. Toutes les propriétés observables des
corps sont donc le résultat de la géométrie et du mouvement. Les qualités réelles que les scolastiques
attribuent aux corps ne sont alors que des qualités mentales, c'est-à-dire des actions de l'esprit
projetées dans le monde physique. Ce sont seulement ces fausses substances, construites mentalement,
qui peuvent recevoir les propriétés que leur attribue naïvement le sens commun.
7. Descartes et la biologie65
Lorsqu'il parle du corps, Descartes juge qu'il est indispensable de prendre en compte le discours
des anatomistes66, discours qu'il a lu avec attention comme l'a montré Bitbol-Hesperies67. Descartes
envisage la science du corps comme une science expérimentale et il a lui-même pratiqué des
dissections et s'est même essayé à la vivisection. Les notions de physiologie qu'il expose sous forme
63I, art. 30, AT, XI, p. 351 ; La même conception du corps se retrouve au début du Traité de l'Homme : « Je
suppose que le Corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour
la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la
couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu'il met au dedans toutes les pièces qui sont requises
pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle respire, et enfin qu'elle imite toutes celles de nos fonctions
qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes », AT,
XI, p. 120. 64 Lettre à Mersenne, mars 1637, AT, I, p. 349-350. 65 La biologie se définit comme le discours sur les phénomènes du vivant et l'étude des manifestations du
vivant, mais, dans Le principe de vie chez Descartes (Vrin, 1990), Annie Bitbol-Hesperies signale que le
terme n'est utilisé que depuis le début du XIXe siècle, avec des travaux tels que ceux de Lamarck et de
Treviranus. 66 DESCARTES, Traité de l'Homme, AT, XI, p. 120. 67 Dans Le principe de vie chez Descartes, elle explique que Descartes a lu le De motu cordis et sanguinis in
animalibus de Harvey, les travaux de Fernel sur les mouvements du cœur et des artères, le Theatrum
anatomicum de Bauhin, et les travaux de l'illustre Vésal, dont il mentionne le nom dans la lettre à Mersenne
du 20 février 1639 (AT, II, p. 525).
23
de résumé dans la cinquième partie du Discours de la méthode ne sont donc pas anecdotiques. Le
corps humain représente à ses yeux un objet d'étude qu'il revient à la seule philosophie mécaniste
d'expliquer, c'est-à-dire sans recourir à « aucune (…) âme végétative, si sensitive »68 . L'âme se
retrouve donc détachée de tous les processus corporels. Cependant, Descartes n'ignore pas que la
nouvelle manière de concevoir la nature corporelle qu'il institue peut être difficile à assimiler69, car
tout un chacun est plutôt enclin à suivre les habitudes héritées de son enfance et à concevoir le monde
à partir de l'expérience immédiate de l'union de l'esprit avec le corps. Mais l'expérience, et en
particulier celle que les anatomistes participent à promouvoir, montre que le fonctionnement du corps
est conforme aux lois de la nature, et que ces lois éternelles relèvent de la mécanique. Le principe de
la vie du corps est donc résolument situé du côté de la substance étendue tandis que l'âme est
« réduite » à la seule faculté de pensée, qui n'est pas une faculté corporelle pour Descartes70. Avec le
bouleversement conceptuel provoqué par Descartes, cette dernière devient le centre où la volonté
humaine peut initier les mouvements corporels volontaires, sans pour autant être partie intégrante du
corps71. Son usage du cadre théorique mécaniste, qu'il applique aux phénomènes vitaux, a pour effet
de ruiner le vitalisme présent dans les théories issues de la scolastiques et qui envisageaient encore
l'âme comme la forme du corps, conformément au modèle aristotélicien.
En effet, grâce à sa théorie physiologique mécanisée, Descartes élimine les fonctions non-
intellectuelles de la notion d'âme. A la notion d'âme envisagée comme principe des fonctions et des
mouvements corporels, il substitue celle d'un « feu sans lumière »72. L'identification du principe de
l'activité corporelle à l'âme relève pour Descartes de l'erreur conceptuelle car le corps n'a pas besoin
de l'âme pour accomplir la plupart de ses mouvements (il pense à la digestion et à tous les autres
mouvements involontaires qui sont accomplis automatiquement par le corps sans qu'on ait à y penser).
Dans la Description du corps humain, il va jusqu'à déclarer que même les mouvements volontaires,
c'est-à-dire ceux qui sont déterminés par un acte de l'âme, « procèdent principalement de cette
68 Traité de l'Homme, AT, XI, p. 202. 69 « Il est vrai qu'on peut avoir de la difficulté à croire, que la seule disposition des organes soit suffisante pour
produire en nous tous les mouvements qui ne se déterminent point par notre pensée ; c'est pourquoi je
tacherai ici de le prouver, et d'expliquer tellement toute la machine de notre corps, que nous n'aurons pas
plus de sujet de penser que c'est notre âme qui excite en lui les mouvements que nous n'expérimentons
point être conduits par notre volonté, que nous en avons de juger qu'il y a une âme dans une horloge, qui
fait qu'elle montre les heures », La Description du Corps Humain, AT, XI, p. 226. 70 On trouve déjà cette conception de l'âme comme instance exclusivement pensante dans la lettre à Mersenne,
mars 1637, AT, I, p. 349-350. Elle sera développée par excellence dans les Méditations métaphysique II et
VI. On retrouvera cette notion d'âme dans le traité des Passions de l'âme, I, art. 47, AT, XI, pp. 364-365. 71 Passions de l'âme, I, art. 4, 5, et 6, AT, XI, pp. 329-331 ; nous développerons ce point plus en détail dans le
troisième temps de notre étude. 72 On trouve cette notion de « feu sans lumière » dans le Discours de la méthode, part. V, AT, VI, p. 46. La
théorie exposée dans ce texte est plus longuement développée dans le Traité de l'Homme où Descartes
déclare ne connaître « aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par
la chaleur du feu qui brûle continuellement en son cœur, et n'est point d'autre nature que tous les feux qui
sont dans les corps animés » (AT, XI, p. 202).
24
disposition des organes, puisqu'ils ne peuvent être excités sans elle, quelque volonté que nous en
ayons, bien que ce soit l'âme qui les détermine »73. Autrement dit, tout mouvement volontaire a
comme condition nécessaire une disposition adéquate des organes.
Descartes s'oppose à ses prédécesseurs en un autre point : sa théorie du corps et plus largement
l'ensemble de son épistémologie est anti-finaliste. Dans le cadre de sa théorie physiologique, Aristote
affirme que le cœur est dans les animaux comme « la partie la plus importante et il ajoute la fin à tout
le reste » 74 . Plus généralement, l'ensemble du corpus aristotélicien se ponctue d'une forme
d'admiration pour la finalité et tout se passe comme si celle-ci était dotée de quelque propriété
esthétique. C'est ce qui ressort par exemple de cet extrait du traité des Parties des animaux :
« … dans les œuvres de la nature ce n'est pas le hasard qui règne, mais c'est au plus haut degré la
finalité. Or la fin en vue de laquelle un être est constitué et produit, tient la place du beau »75.
Le même type d'admiration pour les fins se retrouve dans l’émerveillement à l'égard des « œuvres
de la Nature » dont témoignent non seulement les œuvres d'Aristote mais aussi les textes de Galien,
ou même de Harvey. Descartes rompt avec cette admiration vis-à-vis des causes finales héritée
d'Aristote. En promouvant une physique mécaniste fondée sur des lois naturelles, il se dispense
d'office d'avoir à recourir aux causes finales pour expliquer le monde. Là où, pour Aristote et ses
héritiers, l'intervention permanente d'un premier moteur était nécessaire, Descartes conçoit les lois du
mouvement comme édictées une fois pour toute par Dieu et, une fois l'impulsion de départ donnée,
le monde s'auto-organise mécaniquement sans finalité. Descartes oppose donc le projet d'une
philosophie résolument orientée vers la pratique scientifique au néo-aristotélisme spéculatif qui
s'enseigne encore à son époque76. Par ailleurs, il exprime la plus vive des méfiances quant au discours
admiratif sur la nature. Le discours philosophique n'a, selon Descartes, ni à passer par la forme
admirative ni à considérer l'admiration comme suffisante pour rendre compte de l'organisation de la
nature77. Pour rendre compte des corps, il est suffisant de les expliquer par les lois qui gouvernent
De la confusion de ses prédécesseurs entre le domaine de l'étendue et celui de la pensée,
Descartes rend compte par des raisons anthropologiques : elle repose en fait sur les habitudes acquise
durant l'enfance par tout individu humain. Il considère ainsi cette période de la vie comme une sorte
73 DESCARTES, AT, XI, p. 225. 74 ARISTOTE, Petits traités d'histoire naturelle, 496a, 4-5. 75 ARISTOTE, I, 645a, 23-25. 76 Discours de la méthode, VI, AT, VI, p. 61. 77 En particulier la lettre à Mersenne du 24 décembre 1640, AT, III, 262 ; c'est la même volonté de rigueur qui
caractérise sa définition de la nature : « Sachez donc, premièrement, que par la Nature, je n'entends point
ici quelque Déesse, ou quelque autre puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour signifier
la matière elle-même, en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées, comprises
toutes ensemble et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu'il l'a créée »
(Traité de la lumière, VII, AT, XI, p. 36-37).
25
de « handicap de l'entendement ». La raison et l'âme y sont occupées par des motifs corporels et
l'individu est gouverné par ses « appétits et [ses] Précepteurs »78 et où nous acquérons des préjugés
tenaces qui rendent difficile l'appréhension du vrai79. D'où l'erreur qui consiste à croire que les corps
sont tels qu'ils nous apparaissent, « entièrement semblables aux sentiments que nous avions à leur
occasion »80. Ce préjugé, apparemment en faveur des données brutes des sens, relève en réalité d'un
jugement que nous portons soit sur la cause soit sur le contenu des idées issues des sensations. Ce qui
est erroné, c'est donc ce jugement que nous portons sur nos idées, pas les idées elles-mêmes, et l'erreur
est de juger que les sensations sont des « choses existantes hors de notre esprit »81. C'est le même
préjugé anthropologiquement enraciné qui est au principe des croyances physiques que Descartes
réfute : la croyance au vide82 et les croyances liées aux mouvements et au repos des corps83. C'est
donc en les réfutant qu'il peut dissocier le domaine propre aux corps, et un domaine réservé à la seule
pensée.
Conclusion
Toute l'entreprise cartésienne de refonte du concept de corps ne vise en vérité qu'un seul objectif :
le détacher de la notion traditionnelle d'âme avec laquelle il avait été mêlé dans les doctrines
précédentes. Il s'appuie donc sur la physique mécaniste du XVIIe siècle pour montrer que le corps
constitue une sphère autonome, gouvernée par les seules lois de la nature matérielle. Comme l'a
montré Bitbol-Hesperies84, il déplace le principe de vie de l'âme, où l'avait situé Aristote et la
scolastique, pour l'identifier à la chaleur localisée dans le cœur. Il détache donc radicalement la
biologie et la psychologie, qui étaient étroitement liées dans les traditions héritières d'Aristote.
Descartes prétend apporter une explication mécaniste à toutes les fonctions corporelles dont on
avait connaissance à son époque. De toute évidence, les progrès ultérieurs accomplis dans le domaine
de la connaissance scientifique du corps ont montré qu'une grande partie des thèses cartésiennes sur
les processus physiologiques étaient erronées. Cependant, comme l'explique Pierre Guénancia85, si
78 Discours de la méthode, II, AT, VI, p. 13. 79 « Or, pendant nos premières années, notre pensée était si fort offusquée du corps qu'elle ne connaissait rien
distinctement bien qu'elle aperçût plusieurs choses assez clairement ; et pour ce qu'elle ne laissait pas de
faire cependant une réflexion telle quelle sur les choses qui se présentaient, nous avons rempli notre
mémoire de beaucoup de préjugés dont nous n'entreprendrons presque jamais de nous délivrer », Principes,
I, art. 47, AT, IX-2, p. 44 ; la même réflexion est plus longuement développée dans l'article 71 de la
première partie des Principes (AT, IX-2, pp. 58-59). On la retrouve mentionnée dans la lettre à Mesland
du 2 mai 1644 (AT, IV, p. 114). 80 Principes, I, art. 66, AT, IX-2, p. 55. 81 Ibid., I, art. 68, AT, IX-2, p. 56. 82 Ibid., II, art. 18, AT, IX-2, pp. 72-73 83 Les modalités de ces croyances sont analysées et réfutées dans : Principes, II, art. 26, AT, IX-2, p. 77 ; ibid.,
II, art. 37, AT, IX-2, pp. 84-85 ; Lettre à Morin du 13 juillet 1638, AT, V, pp. 212-213. 84 Le principe de vie chez Descartes, Vrin, 1990. 85 GUÉNANCIA, Pierre, L'intelligence du sensible. Essai sur le dualisme cartésien, 1998.
26
les conceptions anatomiques et physiologiques de Descartes sont scientifiquement obsolètes, elles
mettent l''accent de manière exemplaire sur les clarifications opérées sur le concept de corps, la
volonté de localiser précisément les fonctions corporelles, et le principe selon lequel la machine
corporelle dépend de la grandeur, de la figure et des mouvements de ses parties constituantes. La
rupture d'avec les conceptions antérieures que représente ce geste théorique est significative ; il est
l'une des étapes du développement de la science moderne.
Le fait de considérer la notion de corps seule, et sur le modèle de l'automate, manifeste la prise
en compte par Descartes de la nécessité théorique de schémas causaux particuliers pour comprendre
les phénomènes physiologiques sans passer par d'autres principes que ceux qui président à
l'organisation de la matière. Le but principal de l'entreprise cartésienne d'explication du corps est de
montrer que les phénomènes physiologiques ne nécessitent pas l'intervention de l'âme ou de l'esprit
mais que les lois générales de la mécanique suffisent à en rendre compte de manière complète. C'est
en commençant par étudier le corps de manière indépendante que Descartes peut attribuer à l'âme un
domaine propre et autonome, ne relevant pas des principes qui s'appliquent à l'étendue matérielle. Il
nous reste donc à étudier la notion cartésienne d'esprit. Cela permettra de rendre compte de l’aspect
problématique qu'implique la combinaison entre de la distinction cartésienne du corps et de l'esprit,
instance immatérielle et étrangère à la nature corporelle, et l'affirmation de leur union quasi-
substantielle.
27
Le concept cartésien d'esprit
Introduction : le projet épistémologique
Le corps cartésien est donc désormais conçu en termes de substance, là où dans la tradition
héritière de l'aristotélisme le corps était associé à la matière (un des deux termes qui composent la
substance aristotélicienne). La rupture cartésienne repose donc sur une nouvelle conception de la
substance. C'est en effet parce que l'esprit et le corps sont des substances autonomes qu'il faut les
distinguer. Pour fonder cela, Descartes met en place une métaphysique où la connaissance du monde
va s'appuyer sur celle des substances et de leurs attributs ou modes. Une chose ne pourra être dite
pleinement réelle que si elle existe par elle-même, c'est-à-dire si elle n'existe pas comme la modalité
d'une autre chose créée. Or, pour Descartes, toute substance se caractérise par un attribut principal
qui est ce par quoi il est possible de saisir sa nature et son essence. C'est ainsi que la nature de l'esprit
sera caractérisée par la pensée tandis que celle du corps sera caractérisée par l'étendue géométrique,
à partir des acquis de la physique mécaniste. La distinction à la fois ontologique et épistémologique
n'est donc pas un geste arbitraire mais elle est profondément liée aux réformes conceptuelles portées
par la philosophie cartésienne. Ce projet de réforme se trouve exprimé dans le titre même du maître
ouvrage de Descartes : la traduction française des Méditation métaphysiques publiée en 1647
s’intitule en effet « Méditations Métaphysiques de René Descartes (…) dans lesquelles la distinction
réelle entre l'âme et le corps de l'homme [est] démontré[e] (...) ». Les Méditations vont dans le sens
du projet initié dans les traités d'anatomie et de physiologie en distinguant radicalement le sujet de
l'activité de la pensée et l'activité corporelle. Y sont développée une conception du « je » autonome
par rapport à « cet assemblage de membres qu'on appelle le corps humain »86 et exclusivement
identifiable à une chose dont l'essence n'est que de penser 87 . Cela implique donc une nouvelle
définition de l'activité de l'esprit, c'est-à-dire d'une activité complètement détachée des processus
corporels et qui est le propre d'une substance proprement mentale. Cette représentation de l'esprit
implique également une prise de distance d'avec le jugement habituel que nous portons sur
l'expérience immédiate que nous faisons de nous-mêmes, en tant que sujet indissociablement
composé d'un esprit et d'un corps 88 . Les Méditations métaphysiques sont donc l'occasion pour
Descartes de déployer son projet épistémologique en montrant pourquoi nous devons utiliser des
86 Méditations métaphysiques, II, AT, IX-1, p. 21. 87 Ibid., AT, IX-1, p. 22. 88 Expérience de l'union psychophysique que Descartes ne néglige pas et qui occupera le troisième moment de
notre étude.
28
types de concepts différents pour parler des états mentaux et des états physiques. Et c'est à partir de
cette nouvelle conception de l'esprit, et de la distinction ontologique d'avec le corps qu'elle implique,
que se formule le problème des rapports du corps et de l'esprit dans la philosophie de Descartes.
1. L'autre rupture avec Aristote : le nouveau concept d'esprit
La rupture avec la tradition aristotélicienne est tout aussi nette en ce qui concerne la notion d'âme
que celle de corps. A cet égard, la seconde Méditation métaphysique de Descartes est certainement le
lieu où le rejet du modèle aristotélicien de l'homme « animal raisonnable », composé substantiel d'un
corps matériel et d'une âme conçue comme principe formel du corps, est le plus explicitement posé.
L'âme entendue comme le principe d'animation du corps vivant se retrouve à nouveau réfutée et les
facultés nutritive et sensitive lui sont niées pour être renvoyées du côté de l'étendue corporelle et des
lois physiques qui la gouvernent. La seule faculté que Descartes consent à conserver à l'âme
s'apparente à la faculté théorétique ou de raisonnement de l'âme aristotélicienne. Cependant Descartes
ne se contente pas de la reprendre telle quelle, mais la redéfinit en profondeur, de manière à l'accorder
avec sa propre métaphysique.
La seconde Méditation est décisive car elle permet également à Descartes de poser les jalons de
sa propre conception de la pensée, en montrant qu'elle constitue à la fois l'essence et la nature de
l'âme, et surtout qu'elle seule nous appartient en propre, autrement dit que seule l'activité pensante ne
peut être détachée de nous89. C'est parce qu'elle est le principe de la seule activité mentale que l'âme
est identifiée au « moi », c'est-à-dire au sujet dont cette activité est la pensée :
« Je ne suis donc, précisément parlant, qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un
entendement ou une raison (…). Mais enfin que dirais-je de cet esprit, c'est-à-dire de moi-même ?
Car jusqu'ici je n'admets en moi autre chose qu'un esprit »90.
Cette Méditation assigne donc l'âme à la seule fonction cogitative et marque le plus nettement la
rupture la théorie d'Aristote. Si le corps avait été « dévitalisé » par les traités d'anatomies et de
physiologie, c'est cette fois l'âme qui se retrouve débarrassée de toute propriété corporelle. Là où les
travaux que Descartes consacre au corps montrent son autonomie, son étude de l'âme oblige à ne plus
la concevoir comme « la cause » et le « principe du corps vivant »91, en tant que sa nature est tout à
fait étrangère à celle de l'étendue physique. Par ailleurs, là où le concept d'âme d'Aristote pouvait
s'appliquer aux bêtes et aux plantes, l'âme cartésienne, en tant qu'elle est essentiellement une chose
pensante, devient le propre des êtres humains. Descartes envisage les animaux de la même manière
qu'il envisage le corps : comme des automates, dont le jeu des parties constituantes suffit à expliquer
89Méditations métaphysiques, II, AT, IX-1, p. 21. 90Ibid., II, AT, IX-1, pp. 21 et 25. 91Aristote, De l'âme, II, 4.
29
le fonctionnement sans qu'il soit nécessaire d'y supposer l'action d'un principe extra-physique.
La rupture que Descartes opère avec Aristote sur le plan ontologique s'accompagne d'une rupture
sémantique. En effet, dans ses texte, l'auteur des Méditations use plus volontiers du terme latin de
mens (version latine de la notion d'esprit) que du terme d'anima (version latine de la notion d'âme).
Descartes s'explique de ce choix dans les Réponses aux Cinquièmes Objections :
« Ainsi, d'autant que peut-être les premiers auteurs des noms n'ont pas distingué en nous ce
principe par lequel nous sommes nourris, nous croissons et faisons sans la pensée toutes les autres
fonctions qui nous sont communes avec les bêtes, d'avec celui par lequel nous pensons, ils ont
appelé l'un et l'autre du seul nom d'âme ; et, voyant puis après que la pensée était différente de la
nutrition, ils ont appelé du nom d'esprit cette chose qui en nous a la faculté de penser, et ont cru
que c'était la principale partie de l'âme. Mais moi, venant à prendre garde que le principe par
lequel nous sommes nourris est entièrement distingué de celui par lequel nous pensons, j'ai dit
que le nom d'âme, quand il est pris conjointement pour l'un et l'autre, est équivoque, et que pour
le prendre précisément pour ce premier acte, ou cette forme principale de l'homme, il doit être
seulement entendu de ce principe par lequel nous pensons : aussi l'ai-je plus souvent appelé du
nom d'esprit, pour ôter cette équivoque et ambiguïté. Car je ne considère pas l'esprit comme une
partie de l'âme, mais comme cette âme tout entière qui pense »92.
Il s'agit pour lui de prévenir toute confusion liée à ce qu'il désigne comme l'équivoque qui est
attaché à la notion d'âme. Comme ses prédécesseurs ont désigné par le terme d' « âme » à la fois des
processus corporels et des processus mentaux, erreur que Descartes attribue à une conception confuse
dérivée de l'expérience sensible, il faut se distinguer d'eux en parlant d'esprit, c'est-à-dire de la seule
activité de la pensée. Cette activité n'est plus, pour Descartes, une fonction de l'âme parmi d'autres,
mais elle en constitue l'essence. Le seul mode d'existence de l'âme, c'est donc la pensée. Ceci implique
par conséquent une redéfinition de la notion de pensée.
Descartes énonce sa définition de la pensée dans l'article 9 de la première partie des Principes de
la philosophie :
« Par ce mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons
immédiatement par nous-mêmes… ; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer,
mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. (…) si j'entends parler seulement de l'action
de ma pensée, ou du sentiment, c'est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu'il me
semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n'en
peux douter, à cause qu'elle se rapporte à l'âme, qui seule a la faculté de sentir, ou bien de penser
en quelque autre façon que ce soit »93
La pensée est donc assimilée à toute action de l'esprit. Cette action de l'esprit, Descartes la conçoit
comme accompagnée, simultanément, d'une connaissance indubitable. L'activité mentale est donc
intrinsèquement réflexive. Elle mobilise des idées, assimilées à des images. Dès lors, la pensée se fait
donc sur le mode d'une représentation dans l'esprit, ainsi qu'il le décrit dans la troisième Méditation,
92AT, IX-1, p. 356. 93AT, IX-2, p. 28.
30
ce qui nous permet de parler d'une conception représentationnelle du mental et d'un modèle
représentationnel de l'esprit à l'œuvre dans a pensée cartésienne :
« Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c'est à celles-là seules
que convient proprement le nom d'idée : comme lorsque je me représente un homme, ou une
Chimère, ou le Ciel, ou un Ange, ou Dieu même »94.
Cette activité de représentation fait de l'esprit une instance résolument active. En effet, les
« images des choses » ne sont pas de simples duplications des objets de la sensation. Descartes prend
ainsi bien soin d'écarter sa notion d'image de celle de ressemblance avec ce dont elle est la
représentation. A cette occasion, il se démarque une fois de plus explicitement des traditions
antérieures :
« Il faut (…) prendre garde à ne pas supposer que, pour sentir, l'âme ait besoin de contempler
quelques images qui soient envoyées par les objets jusqu'au cerveau, ainsi que font communément
nos Philosophes (…). Car d'autant qu'ils ne considèrent en elles autre chose, sinon qu'elles doivent
avoir de la ressemblance avec les objets qu'elles représentent, il leur est impossible de nous
montrer comment elles peuvent être formées par des objets, et reçues par les organes des sens
extérieurs, et transmises par les Nerfs jusqu'au cerveau. Et ils n'ont eu aucune raison de les
supposer, sinon que, voyant que notre pensée peut facilement être excitée, par un tableau, à
concevoir l'objet qui y est peint, il leur a semblé qu'elle devait l'être, en même façon, à concevoir
ceux qui touchent nos sens, par quelques petits tableaux qui s'en formassent en notre tête »
C'est donc la conception scolastique de la perception qui se retrouve récusée. La perception
visuelle ne doit pas se concevoir sur le mode de la ressemblance entre l'objet des sens et l'image que
cet objet suscite dans l'esprit. Descartes poursuit en opposant sa propre conception de l'essence de
l'idée :
« Nous devons considérer qu'il y a plusieurs autres choses que des images, qui peuvent exciter
notre pensée ; comme, par exemple, les signes et les paroles, qui ne ressemblent en aucune façon
aux choses qu'elles signifient. (...) il faut au moins que nous remarquions qu'il n'y a aucune image
qui doive en tout ressembler aux objets qu'elles représentent : car autrement il n'y aurait point de
distinction entre l'objet et son image : mais qu'il suffit qu'elles leur ressemblent en peu de choses ;
et souvent même, que leur perfection dépend de ce qu'elles ne leur ressemblent pas tant qu'elles
pourraient faire. (…) »95.
Le critère de la ressemblance n'est pas adéquat pour rendre compte de nos idées, car il rend
confuse la distinction entre la chose, et l'image ou concept de l'esprit. Les représentations ou idées
présentent se caractérisent plutôt par leur non-conformité avec ce qu'elles nous représentent, c'est-à-
dire par leurs petites imperfections. Par conséquent, les idées ne détiennent pas non plus en elles-
même de valeur de vérité. Cette valeur ne leur advient qu'à travers la manière dont nous nous
rapportons à elles. C'est le sens de la remarque de Descartes dans les Principes :
94Méditations métaphysiques, III, AT, IX-1, p. 29. 95Dioptrique, AT, VI, pp. 112-113.
31
« Lorsque nous faisons réflexion sur les diverses idées qui sont en nous, il est aisé d’apercevoir
qu'il n'y a pas beaucoup de différence entre elles, en tant que nous les considérons simplement
comme des dépendances de notre âme ou de notre pensée, mais qu'il y en a beaucoup en tant que
l'une représente une chose, et l'autre une autre »96.
Notre rapport à nos idées est donc différent selon qu'on les considère comme des productions de
l'activité de notre esprit ou comme des substituts mentaux des objets dont elles sont les idées. C'est
en ce sens que Descartes pourra dire qu'une idée exprime son objet dans l'esprit au titre de réalité
objective ou de représentation. La réalité objective est « cette façon d'être par laquelle une chose est
objectivement ou par représentation dans l'entendement par son idée »97.
Descartes s'écarte donc de l'erreur qu'il attribue à la pensée scolastique en posant que l'esprit,
substance incorporelle, n'a jamais accès aux choses corporelles et sensibles elles-mêmes, mais qu'il
peut saisir et connaître immédiatement l'idée de la chose. Ce qui est mis en place dans les Méditations
n'est donc rien moins qu'une nouvelle épistémologie, qui entend se substituer aux préjugés censément
inhérents à la pensée scolastique. Cette épistémologie passe, comme l'ont montré H. Gouhier98 et D.
Garber99, par une critique sévère des habitudes que l'entendement a acquis dans l'enfance. En d'autres
termes, elle suppose opposition et rupture avec l'épistémologie naïve et spontanée de l'être humain,
qui repose sur un socle anthropologique qu'il faut objectiver pour ne plus être sujet à ses effets d'erreur
et de présuppositions. C'est ainsi en rompant avec les connaissances produites à partir des données
sensibles et de l'imagination que Descartes peut développer sa conception de la substance, qui
s'oppose ainsi à la manière dont nous croyons que le monde nous apparaît. Il nous faut donc examiner
de plus près cette épistémologie nouvelle et l'ontologie que lui associe Descartes pour comprendre
ensuite les conséquences qui s'ensuivent sur son concept d'esprit et sur la nature des rapports que ce
dernier entretient avec le corps.
2. Les Méditations métaphysiques : un projet de fondation à la fois
épistémologique et métaphysique
2.1 L'épistémologie rationaliste de Descartes
L'acquisition d'une connaissance vraie du monde et des choses doit passer par l'élimination de
l'enfant en nous, c'est-à-dire de l'ensemble des habitudes au principe de la confusion entre nos
jugements et nos sensations et qui motivent notre imagination à nous représenter l'expérience
sensorielle comme cause unique de notre croyance en un monde doté de propriétés sensibles,
autrement dit, un monde qui s'exprimerait lui-même. Ce que critique Descartes, c'est donc
96I, art. 17, AT, IX-2, p. 32. 97Méditations métaphysiques, III, AT, IX-1, pp. 32-33. 98GOUHIER, Henri, La pensée métaphysique de Descartes, 1987, pp. 58 sqq. 99GARBER, Daniel, Corps cartésiens. Descartes et la philosophie dans les sciences, 2004, pp. 291 sqq.
32
l'épistémologie naïve du sens commun qui pose que les faits font sens d'eux-mêmes et que les
propriétés que nous prêtons aux choses extérieurs sont telles que nous les imaginons, c'est-à-dire
extérieurs à l'esprit qui les perçoit. Si nous éprouvons des difficultés à connaître ce qu'est réellement
l'âme, c'est que nous avons l'habitude de recourir à notre imagination. Or, l'imagination n'est qu'une
« façon de penser particulière pour les choses matérielles »100 et qui empêche l'esprit de saisir les
choses qui ne relèvent pas de ce domaine. Dès lors, l'épistémologie cartésienne qui veut rompre avec
les erreurs de l'enfance101 commande donc de détacher autant que faire se peut les processus de la
pensée « du commerce des sens »102.
C'est ce projet de rupture qui rend nécessaire le recours aux arguments sceptiques de la première
Méditation. En effet, grâce à ce mode d'argumentation, l'esprit se retrouve préparé à « considérer les
choses intellectuelles et les distinguer des corporelles »103. Cette distinction a partie lié avec celle du
corps et de l'esprit puisqu'il s'agit de détacher les facultés proprement corporelles que sont les sens
des processus exclusivement mentaux que représentent l'ensemble des facultés intellectuelles. La
première Méditation clarifie la distinction entre ce qui relève du mental et ce qui ne relève que du
domaine physique. Le projet de détourner l'esprit des sens se retrouve d'ailleurs réaffirmé dans
l'appendice synthétique que Descartes propose à ses objecteurs dans les Secondes Réponses104. Son
but est de détacher notre attention des apparences et de nous concentrer sur la réalité objective des
choses. Ceci ne peut se faire qu'à partir de la notion de perception claire et distincte. Les Méditations
constituent donc un modèle d'argumentation rationaliste, car elle attribue à la raison le pouvoir
d'éclairer l'esprit sans l'assistance des données sensibles. C'est en attribuant ce rôle à la raison que se
fait la sortie de l'état de subordination spontané dans lequel se trouve l'esprit vis-à-vis des sens et de
l'imagination qui leur est associée.
A partir de cette démarche, Descartes peut démontrer que l'esprit nous est en vérité plus
immédiatement connu que les choses sensibles, qui nécessitent la médiation des facultés
corporelles105. L'exemple bien connu du morceau de cire est mobilisé à cette occasion, afin d'étayer
la thèse cartésienne selon laquelle ni l'imagination ni les sensations ne nous permettent de saisir la
nature des choses extérieurs. Les sens ne saisissent en effet que des propriétés susceptibles de varier
alors que la nature de l'objet en lui-même demeure identique106. Par conséquent, contrairement aux
apparences, la nature des corps n'est pas accessible aux sens mais elle se découvre seulement à travers
100 Discours de la méthode, AT, VI, p. 37. 101 « Pour ceux qui veulent connaître la vérité, il doivent surtout se défier des opinions dont ils ont été ainsi
prévenus dès leur enfance », lettre à un destinataire inconnu de mars 1638, AT, II, p. 39. 102 Secondes Réponses, AT, IX-1, pp. 122-123. 103 AT, IX-1, p. 133. 104 AT, IX-1, pp. 125-126. 105 Méditations métaphysiques, II, AT, IX-1, p. 23. 106 Ibid.
33
ce que Descartes nomme « une inspection de l'esprit », car notre connaissance de l'esprit est antérieure
à l'expérience des choses sensibles et il faut alors passer par la pensée pour que leur essence soit
révélée107 . En effet, toute perception présuppose l'esprit comme sa condition nécessaire et elle
démontre donc avant tout l'existence de l'esprit. C'est en ce sens que Descartes pose la connaissance
de l'esprit comme plus facile que celle des corps. Dès lors il lui est possible d'exposer plus en détail
sa manière de concevoir l'activité interne de l'esprit. Il distingue trois modes de la pensée : les idées,
les volontés particulières et les émotions108. Cependant, il ne s'arrête pas là, car les idées elles-mêmes
se partagent en trois grandes catégories : les idées innées, les idées qui nous viennent de notre
existence empirique, et celles fabriquées par notre esprit109.
Comme le montre Garber, dans son article « Semel in vita : sur l'arrière-plan scientifique des
Méditations de Descartes »110, ce que défend Descartes dans ses Méditations n'est rien moins qu'un
« principe général d'évidence » dont le but est de guider les jugements de l'esprit par rapport aux
données des sens, aux productions de l'imagination et aux enseignements de la nature (c'est-à-dire
aux inclinations naturelles et habituelles à croire en nos idées). Cela signifie que contrairement à ce
à quoi nous pouvions nous attendre, Descartes ne considère pas que le sens commun a
systématiquement tort, mais il pense qu'il s'agit de le placer sous l'autorité exclusive de la raison pour
examiner soigneusement toutes les opinions qu'il nous présente avant d'y souscrire ou non. Les
convictions de la jeunesse qui égaraient l'entendement et le gardaient captif dans la confusion entre
le domaine corporel et la sphère psychique se retrouvent alors domptées par la raison, qui est une
pure puissance de l'esprit. Descartes n'évacue donc pas le sens commun, et il lui ménage même une
place dans son épistémologie. Cependant, c'est à l'esprit seul que revient la connaissance de la vérité,
qui est une forme de la pensée, et non à l'ensemble composé de l'esprit et du corps111. Les Méditations
n'ont donc rien d'un monument à la gloire du scepticisme ou d'un éloge du solipsisme épistémologique,
mais elles visent bien à établir la possibilité de la connaissance objective du monde extérieur. Pour y
parvenir, il faut concevoir l'intellect et des perceptions claires et distinctes comme prioritaires sur les
données des sens lorsqu'il s'agit de connaître la nature des choses. Ce projet s'inscrit dans la
refondation théorique plus large qui a lieu au XVIIe siècle dans le champ de la physique. Il est
remarquable que cette épistémologie nouvelle s'appuie également sur une métaphysique qu'il nous
faut maintenant exposer brièvement avant d'en arriver à la thèse de la distinction réelle, qui constitue
le point culminant de la problématisation cartésienne des rapports entre la notion de corps et la notion
d'esprit.
107 Ibid., AT, IX-1, p. 24. 108 Ibid., III, AT, IX-1, p. 29. 109 Ibid., AT, IX-1, pp. 29-30. 110 GARBER, Corps cartésiens. Descartes et la philosophie dans les sciences, 2004, pp. 318-320. 111 Méditations métaphysiques, VI, AT, IX-1, pp. 65-66.
34
2.2 Les fondements métaphysiques : l'ontologie cartésienne et la question de la substance
Pour Descartes, le corps et l'esprit ne peuvent pas se connaître de la même manière. Ceci n'est
pas l'effet d'une décision arbitraire : cette distinction épistémologique s'explique par une distinction
ontologique qui la fonde. S'il est nécessaire de différencier le corps et l'esprit dans le champ de la
connaissance, c'est qu'ils n'existent pas de la même manière. Pour le comprendre de manière complète,
il faut ainsi analyser quelques notions cruciales de l'ontologie cartésienne. Et puisque Descartes
qualifie le corps et l'esprit de substances, c'est en étudiant la conception de la substance qu'il mobilise
que nous pourrons comprendre les raisons qui justifient son dualisme. Elle forme en effet le pivot qui
autorise la transition argumentative de l'ordre épistémologique à l'ordre ontologique, et qui justifie en
retour l'affirmation selon laquelle les distinctions épistémologiques bien opérées, c'est-à-dire en
raison, sont ontologiquement fondées.
Dans l'article 51 des Principes de la philosophie112, Descartes reconnaît l'équivocité de la notion
de substance. Si elle semble ne concerner en première analyse que les choses « qui existe[nt] de telle
façon, qu'elle[s] n'[ont] besoin que de soi-même pour exister », l'autonomie que suppose une
existence qui ne relève que de soi ne semble pourtant pouvoir s'attribuer qu'à Dieu et à rien d'autre,
en tant que c'est Lui qui assure le maintien des choses créées dans l'existence. Par conséquent, la
notion de substance ne peut pas s'appliquer de la même manière aux êtres créés et à Dieu. Cependant,
Descartes juge suffisant que la nature de certaines choses créées leur permette d'exister sans
l'assistance des autres choses pour les considérer comme des substances. Quant à l'ensemble de ce
qui n'existe qu'à travers autre chose, c'est-à-dire dont l'existence n'est pas autonome mais au contraire
dépendante d'autre chose, Descartes les nomme des « qualités » ou des « attributs » des substances.
La substance se définit en conséquence comme une chose qui n'a besoin de rien d'autre qu'elle-même
pour exister. Comme le remarque M. Rozemond dans Descarte's Dualism, il est très tentant de lire
dans cette définition que la condition suffisante pour être une substance est, pour une chose, d'exister
séparément des autres. Et c'est de facto une manière très commune d'interpréter la notion cartésienne
de substance. Dès lors, l'idée que l'esprit et le corps sont des substances différentes se réduirait à la
possibilité de leur séparation. Cependant, Descartes lui-même indique que cette idée de séparation
n'est pas fondamentale, mais qu'il ne s'agit que du résultat du mode d'existence actuel de chaque type
de substance.
Il arrive aussi à Descartes de définir une substance comme ce à travers quoi existent ses propriétés.
C'est le cas dans la définition du concept de substance qu'il donne dans l'Appendice sous forme
synthétique qu'il joint aux Secondes Réponses :
« Toute chose en laquelle réside immédiatement comme dans son sujet, ou par laquelle existe quelque
112 AT, IX-2, pp. 46-47.
35
chose que nous concevons, c'est-à-dire quelque propriété, qualité ou attribut, dont nous avons en nous
une réelle idée, s'appelle Substance »113.
L'ontologie de Descartes contient donc des substances, mais aussi des modes, des qualités ou des
attributs. Ces trois notions s'appliquent à tout ce qui existe dans ou à travers quelque chose d'autre,
c'est-à-dire l'ensemble des propriétés qui existent en tant qu'elles sont les propriétés d'une substance,
dépendant donc de cette dernière. Ceci permet d'opérer aisément la distinction entre d'une part les
modes, les qualités et les attributs, et de l'autre les substances.
On peut donc dire que seule la substance est une chose au plein sens du terme, car contrairement
à un mode ou à un attribut, le principe de son existence réside en elle-même114. Descartes s'exprime
clairement à cet égard lorsqu'il réfute la notion scolastique de qualité réelle (les qualités qui sont
supposées être dans la chose elle-même par ceux qui la perçoivent), qui selon lui révèle une confusion
entre qualités et substances. Cette confusion provient elle aussi d'une habitude acquise dans l'enfance,
qui consiste à attribuer aux qualités la capacité d'exister séparément des choses115. Dans sa lettre du
21 mai 1643 à la princesse Élisabeth116, Descartes explique cette erreur en parlant des « qualités
réelles » comme des qualités « que nous avons imaginé être réelles, c'est-à-dire avoir une existence
distincte de celle du corps, et par conséquent être des substances, bien que nous les ayons nommées
des qualités ». Ceci représente donc une incohérence car seule une substance peut exister sans
l'assistance d'autre chose. La substance est ainsi le seul genre d'entité qui existe par soi, tandis que les
modes ou les qualités n'existent qu'en vertu de leur appartenance à quelque chose d'autre qu'eux-
mêmes. En d'autres termes, ils ne peuvent exister sans un sujet d'inhérence.
Le monde, tel que le conçoit l'ontologie cartésienne, contient donc des choses et des propriétés.
Ses entités principales sont les choses, qui existent à part entière et en elles-mêmes tandis que les
propriétés des choses n'existent précisément que parce qu'elles appartiennent à des choses. C'est en
ce sens que Descartes entreprend d'établir non seulement que le corps et l'esprit sont bien deux choses,
mais aussi qu'il s'agit de deux genres de choses essentiellement différents.
Un autre élément est cependant essentiel pour parvenir à ce résultat : la nature et l'essence d'une
substance sont identifiées à un attribut principal. Cette conception est centrale pour comprendre la
conception cartésienne de la substance et l'argument de la distinction réelle. Elle est parfaitement
exprimée dans l'article 53 des Principes de la philosophie :
113 AT, IX-1, p. 125. 114 En réalité, cette formulation n'est pas exacte car compte tenu de la notion de création continuée en laquelle
croit Descartes, et qui pose que Dieu maintient à chaque instant toutes les choses du monde dans l'existence,
il faudrait dire que l'existence d'une substance lui vient continuellement et directement de Dieu alors que
les modes ne reçoivent pas directement leur existence de Dieu, mais ils existent en vertu de leur
appartenance à une substance donnée. 115 Sixièmes Réponses, AT, IX-1, p. 235. 116 AT, III, p. 667.
36
« Certes, n'importe quel attribut fait connaître la substance, mais chacune d'elles a pourtant une
unique propriété principale, qui constitue sa nature et son essence et à laquelle toutes les autres
propriétés se rapportent. Ainsi donc, l'étendue en longueur, largeur et profondeur constitue la
nature de la substance corporelle ; et la pensée constitue la nature de la substance pensante. Car
tout ce qu'on peut attribuer d'autre au corps présuppose l'étendue et n'est qu'un certain mode de la
chose étendue ; de même que toutes les propriétés que nous découvrons dans un esprit ne sont
que divers modes de penser »117.
Dans son étude de la substance, Descartes insiste sur l'idée que toutes les propriétés d'une
substance se réfèrent à cet attribut. Autrement dit, que les autres propriétés de la substance sont en
fait des manières d'être de l'attribut principal et qu'elles le présupposent118. Ainsi, c'est donc l'attribut
principal d'une substance qui détermine les propriétés qu'elle possède, en tant que toutes ces
propriétés se réfèrent à lui. Rozemond propose de comparer la notion d'attribut principal à la structure
atomique d'un élément physique. La structure détermine les propriétés de son élément en même temps
qu'elle permet de le connaître. Il en va de même pour la nature d'une substance, qui détermine et
explique en même temps les propriétés qu'elle possède. En résumé, l'attribut principal se définit
comme l'essence de la substance. Les propriétés s'y rapportent comme à leur présupposé logique
tandis qu'il ne présuppose quant à lui aucune propriété119.
Il est donc possible de résoudre la question de la connaissance de la substance. Si, pour Descartes,
chaque chose ou substance se caractérise par un attribut principal, c'est-à-dire par une propriété qui
constitue à la fois sa nature et son essence et à laquelle toutes les autres propriétés de cette chose se
rapportent comme ses modes, alors connaître une substance c'est avant tout saisir son attribut
principal120. Ce sur quoi va pouvoir se fonder la distinction opérée par Descartes entre la substance
corporelle et la substance mentale est donc moins une séparation de principe que la diversité qui existe
entre leurs modes et leur attribut principal respectif. C'est parce que nous pouvons avoir une idée
claire et distincte de l'essence du corps seul et une idée claire et distincte de l'essence de l'esprit seul,
en saisissant leur attribut principal, que nous devons aussi les envisager comme des entités
indépendantes. Ainsi, l'étendue géométrique permet de rendre compte du domaine physique sans
recourir à l'âme. Il en va de même pour l'esprit, que nous pouvons connaître dans son ordre propre à
travers son attribut principal, qui constitue donc la manière dont il existe, à savoir la pensée. Ce qui
117. AT, IX-2, p. 48. 118. Par exemple, les modes de la substance corporelle présupposent d'une manière ou d'une autre l'existence
de l'étendue (Principes, I, art. 53, AT, IX-2, p. 48). Le même argument sert à contester l'opinion qui fait de
l'imagination et de la sensation des facultés de l'esprit. En tant que ces facultés ne présupposent pas la
pensée, qui constitue pourtant l'essence et donc l'attribut principal de l'esprit, elles ne peuvent pas être
envisagées comme des modes de l'esprit, mais doivent être conçus comme des modes du corps. Autrement
dit, nous pouvons clairement et distinctement nous concevoir comme une unité sans l'imagination et la
sensation alors que la réciproque n'est pas vraie, car nous ne pouvons pas concevoir ces facultés sans
recourir à une substance intelligente à laquelle ils appartiennent (Méditations métaphysiques, VI, AT, IX-
1, p. 63). 119 ROZEMOND, Marleen, Descartes's dualism, Harvard University Press, 1998. 120 Principes, I, art. 53, AT, IX-2, p. 48.
37
importe, c'est donc la diversité de nature des attributs des substances que sont le corps et l'esprit, plus
qu'une supposée séparation de principe de ces substances.
Pour penser une chose en tant que chose complète, c'est-à-dire en tant que substance il faut donc
y inclure l'attribut principal 121 . L'attribut principal constitue par conséquent l'intégralité de la
substance à laquelle il appartient. Autrement dit, il n'y a rien au-delà ou en-deçà de l'attribut principal
d'une substance122. Descartes considère en effet que l'attribut principal et sa substance sont une même
chose considérée de différentes manières : ce sont seulement les objets d'une distinction de raison123.
Ce point est confirmé par le rejet cartésien de la notion aristotélicienne de matière. Nous l'avons déjà
dit, Descartes juge cette notion inintelligible 124 . La notion d'attribut principal semble pourtant
s'apparenter fortement à la conception aristotélicienne de forme substantielle, puisque pour Descartes
cet attribut joue le rôle de critère de substantialité. L' « attribut principal » hérite de bien des aspects
de la « forme substantielle » aristotélicienne : il constitue la nature d'une substance et il détermine les
modes qui peuvent lui appartenir, tout comme la forme de la substance aristotélicienne est la source
des propriétés, des facultés et des activités ainsi que des genres que peut avoir une substance dans le
modèle aristotélicien. La séparation d'avec le modèle aristotélicien n'est donc pas aussi radicale qu'il
n'y paraît prima facie et Descartes ne constitue pas sa propre théorie à partir de rien mais il hérite des
traditions qui le précèdent, même s'il s'y oppose et s'il reformule les concepts qu'il leur reprend.
Comment, alors, Descartes peut-il dire de l'esprit qu'il fait l'objet d'une idée claire et distincte et
que la pensée constitue son attribut principal ? En premier lieu, il établit qu'il a une conception claire
et distincte de l'esprit comme chose complète125, cette dernière étant définie comme « une substance
revêtue des formes, ou attributs, qui suffisent pour me faire connaître qu'elle est une substance »126.
Il ajoute plus loin dans la même Réponse que :
« L’esprit peut être conçu distinctement et pleinement, c'est-à-dire autant qu'il faut pour
être tenu pour une chose complète, sans aucune de ses formes, ou attributs, au moyen
desquels nous reconnaissons que le corps est une substance, comme je pense avoir
suffisamment démontré dans la seconde Méditation ; et le corps est aussi conçu
distinctement et comme une chose complète, sans aucune des choses qui appartiennent à
121 Il faut par exemple inclure l'attribut principal de l'étendue pour qu'elle puisse être dite substantielle, c'est-à-
dire complète (les Quatrièmes Réponses, AT, IX-1, pp. 173-174). 122 Principes, I, art. 63, AT, IX-2, pp. 53-54. 123 Pour autant, cela ne signifie pas que Descartes identifie formellement la substance et son attribut principal,
car une distinction de raison est, pour lui, toujours fondée sur une distinction dans la réalité, il y a une
distinction dans la réalité entre la pensée de l'essence d'une chose et la pensée de l'existence d'une chose
(lettre de 1645/1646, AT, IV, pp. 349-350) ; autrement dit, il y a une distinction entre la chose telle qu'elle
existe dans l'intellect et la chose telle qu'elle existe hors de l'intellect, mais pour ce qui est de la chose telle
qu'elle existe hors de l'intellect, il n'y a pas de distinction entre son essence et son existence. 124 Traité de la Lumière, VI, AT, XI, pp. 33 et 35. 125 Première Réponses, AT, IX-1, pp. 94-95 ; Quatrièmes Réponses, AT, IX-1, pp. 172-178. 126 Quatrièmes Réponses, AT, IX-1, p. 172.
38
l'esprit »127.
Ainsi, c'est parce que nous pouvons concevoir pleinement chaque type de substance sans recourir
aux attributs d'un autre type de substance que cette substance constitue aussi une chose complète.
Dans la seconde Méditation, l'esprit est donc envisagé seulement comme une chose pensante car
l'attribut pensée suffit pour qu'il puisse être dit une substance, sans qu'interviennent dans cette
définition aucun attribut corporel. La pensée n'est donc pas réductible à un mode mais elle est
véritablement l'attribut principal d'une substance différente du corps. La même seconde Méditation
permet donc non seulement de nier l'extension à l'esprit, mais également d'exclure toutes les
propriétés corporelles de sa définition. D'un autre côté, l'étendue est envisagée comme l'attribut
principal du corps car toutes les autres propriétés du corps la présupposent. Voilà le cadre conceptuel
du dualisme cartésien posé.
3. Le dualisme cartésien
Que veut-on dire lorsque l'on parle de « dualisme » ? Ce terme désigne en général la distinction
métaphysique posée entre deux réalités totalement indépendantes l'une de l'autre. L'image
traditionnelle du dualisme cartésien est ainsi celle d'une théorie qui pose l'existence de l'esprit d'une
part, et celle du corps d'autre part, comme deux types de réalités complètement autonomes. Cette
conception réductrice met donc l'accent sur la possibilité de séparer les deux modalités que nous
envisageons pourtant spontanément comme les éléments constituant d'un seul et même être. Toutefois,
la distinction théorique des concepts de corps et d'esprit mise en place par Descartes diffère
significativement de cette version simplifiée qui en est souvent donnée. Son geste théorique est en
effet loin d'être arbitraire. Son dualisme repose sur sa notion de substance. C'est sur elle qu'il
reconstruit ses notions d'esprit et de corps. Là où l'esprit se connaît à partir de l'activité pensante qui
le caractérise, le corps ne peut être connu qu'à partir de la notion de l'étendue matérielle. De plus,
notons, comme le précise fort justement Esfeld128, que si le dualisme est bien la position théorique
générale qui soutient que les états mentaux et les états physiques sont de nature différente, il ne se
réduit pas à l'option défendue par Descartes, car il ne nécessite pas forcément l'existence de deux
substances. On peut être dualiste si on se contente de distinguer les états et propriétés physiques d'avec
les propriétés et états mentaux en les attribuant à une seule et même substance. C'est l'option que
défendra par exemple Spinoza.
Le dualisme que Descartes met en place repose donc sur le bouleversement qu'il apporte aux
définitions du domaine physique et de la sphère mentale. Cette redéfinition implique un genre bien
127 Ibid., AT, IX-1, p. 174. 128 ESFELD, Michaël, Philosophie de l'esprit : une introduction aux débats contemporains, Paris, Armand
Colin, 2012, pp. 31-32.
39
particulier de distinction qu'il nous faut maintenant analyser. Dans l'article 60 des Principes,
Descartes expose précisément le concept de « distinction » qui est opératoire dans sa philosophie de
l'esprit :
« Il y a des distinctions de trois sortes, à savoir, réelle, modale, et de raison, ou bien qui se fait de
la pensée. La réelle se trouve proprement entre deux ou plusieurs substances. Car nous pouvons
conclure que deux substances sont réellement distinctes l'une de l'autre, de cela seul que nous en
pouvons concevoir une clairement et distinctement sans penser à l'autre »
C'est donc la distinction réelle qui est mobilisée pour rendre compte de la nature des rapports
entre corps et esprit, puisque c'est ce type de distinction qui s'applique aux substances. Deux choses
seront donc dites réellement distinctes si et seulement si nous pouvons saisir l'attribut principal de
l'une sans avoir besoin de recourir à l'attribut principal de l'autre. Descartes illustre justement cette
conception de la distinction avec celle qu'il opère entre le corps et l'esprit :
« C'est pourquoi, de ce que nous avons maintenant l'idée, par exemple, d'une substance étendue
ou corporelle, bien que nous ne sachions pas encore certainement si une telle chose est à présent
dans le monde, néanmoins, pource que nous en avons l'idée, nous pouvons conclure qu'elle peut
être ; et qu'en cas qu'elle existe, quelque partie que nous puissions déterminer de la pensée, doit
être distincte réellement de ses autres parties. De même, pource qu'un chacun de nous aperçoit en
soi qu'il pense, et qu'il peut en pensant exclure de soi ou de son âme toute autre substance ou qui
pense ou qui est étendue, nous pouvons conclure aussi qu'un chacun de nous ainsi considéré est
réellement distinct de toute autre substance qui pense, et de toute substance corporelle. Et quand
Dieu même joindrait si étroitement un corps à une âme, qu'il fut impossible de les unir davantage,
et serait un composé de ces deux substances ainsi unies, nous concevons aussi qu'elles
demeureraient toutes deux réellement distinctes, nonobstant cette union ; pource que, quelque
liaison que Dieu ait mis entre elles, il n'a pas pu se défaire de la puissance qu'il aurait de les séparer,
ou bien de les conserver séparément l'une sans l'autre, et que les choses que Dieu peut séparer, ou
conserver séparément les unes des autres, sont réellement distinctes129. »
Cet exemple est particulièrement utile. Il démontre que le fait de concevoir une substance comme
une chose complète et se suffisant à soi pour exister exclut de fait le recours à d'autres substances
pour connaître et expliquer son existence. Tout se passe comme si le fait de concevoir la nature d'une
substance impliquait immédiatement sa distinction d'avec les substances qui en diffèrent. Par
conséquent, même si Dieu, par sa toute-puissance, instituait une union entre des substances de nature
différente, ces substances demeureraient étrangères l'une à l'autre, au sens où elles resteraient de
nature radicalement différentes.
Le geste cartésien consiste donc à inférer une distinction réelle ou de nature à partir d'une
distinction conceptuelle. Autrement dit, Descartes part de la thèse qui pose la différence réciproque
des concepts de corps et d'esprit, à cause de la diversité essentielle de leur attribut principal respectif,
pour démontrer l'autonomie réciproque de ces deux notions. Comme il est possible, en droit, de
concevoir l'attribut principal du corps sans faire intervenir celui de l'esprit, qui l'exclut de toute
129. AT, IX-2, pp. 51-52.
40
manière, et réciproquement, l'un et l'autre peuvent donc se définir en réalité comme des substances
indépendantes l'une de l'autre.
Cet argument se retrouve exposé de la manière la plus claire et la plus explicite dans l'appendice
des Secondes Réponses, où Descartes expose de manière synthétique les arguments métaphysiques
qu'il a développé de manière analytique dans ses Méditations. La thèse de la distinction réelle des
substances est exposée de la manière suivante :
« Tout ce que nous concevons clairement peut être fait par Dieu en la manière que nous le
concevons (…). Mais nous concevons clairement l'esprit, c'est-à-dire une substance qui pense,
sans le corps, c'est-à-dire sans une substance étendue (…). Donc, au moins par la toute-puissance
de Dieu, l'esprit peut être sans le corps, et le corps sans l'esprit. Maintenant les substances qui
peuvent être l'une sans l'autre sont réellement distinctes (…). Or est-il que l'esprit et le corps sont
des substances (…) qui peuvent être l'une sans l'autre (…). Donc l'esprit et le corps sont réellement
distincts »130.
Cette argumentation mérite quelques éclaircissements. Dans les Méditations131, Descartes met
en place une expérience de pensée. Cette dernière vise à démontrer que nous pouvons concevoir sans
contradiction que l'existence de tous nos états physiques est douteuse, et qu'il nous arrive de nous
tromper lorsque nous attribuons une existence réelle à des états physiques en dehors de notre esprit
alors qu'ils ne sont en réalité que des fictions produites par l'imagination132. Si nous pouvons sans
contradiction remettre en question l'existence des états physiques, il est en revanche impossible de
nier l'existence de nos propres états mentaux. En effet, le simple fait de douter est déjà une forme de
pensée. C'est ce qui permet à Descartes d'affirmer que « il faut conclure, et tenir pour constant que
cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que
je la conçois en mon esprit. (…) la pensée est un attribut qui m'appartient. Elle seule ne peut être
détachée de moi »133. Pour tout être doté d'un esprit et, donc, d'une pensée, la proposition « je pense,
j'existe » est donc nécessairement vraie et indubitable (donc certaine) chaque fois qu'il la conçoit.
Descartes établit donc que pour concevoir l'existence de nos propres états mentaux, il n'est nullement
nécessaire de nous référer aux propriétés physiques. De cet argument épistémologique, Descartes se
déplace au terrain ontologique, cette transition reposant sur sa conception de la substance. En effet,
s'il est possible de connaître nos états mentaux sans référence aucune à nos états physiques, cela
signifie que d'un point de vue ontologique, les propriétés de l'esprit n'ont rien de commun avec les
propriétés physiques. En vertu de la relation entre connaissance et être dans la conception cartésienne
de la substance, et de la définition du rapport entre attribut et substance134, cela signifie donc que nos
130. AT, IX-1, pp. 131-132. 131. Principalement dans la seconde Méditation. 132 C'est à cette occasion que Descartes mobilise le cas du rêve et la fiction d'un « malin génie » trompeur dans
la seconde Méditation. 133 Méditations métaphysiques, II, AT, IX-1, pp. 19 et 21. 134 Qui est une relation d'inhérence : tout état ou toute propriété existe à par rapport à la substance à laquelle il
41
états mentaux n'appartiennent pas à la substance corporelle et qu'ils sont nécessairement les propriétés
d'une substance mentale. Et comme nos états mentaux ne sont pas détachables de ce qui constitue
notre individualité, cela signifie que tout être pensant est en priorité une substance mentale ; et qu'en
tant que son esprit est une substance différente de son corps, alors tout être pensant est aussi distinct
en réalité ou nature de son corps.
La distinction ontologique (c'est-à-dire réelle) de l'esprit et du corps n'est donc rien moins que la
conséquence logique de leur distinction conceptuelle, comme le conclut Descartes dans les
Quatrièmes Réponses :
« La notion de la substance est telle qu'on la conçoit comme une chose qui peut exister par soi-
même, c'est-à-dire sans le secours d'aucune autre substance, et il n'y a jamais eu personne qui ait
conçu deux substances par deux différents concepts, qui n'ait jugé qu'elles étaient réellement
distinctes »135.
Le dualisme des substances est ainsi est rendu nécessaire par l'autonomie conceptuelle de la
notion même de substance. Puisque la connaissance d'une substance ne requière pas l'attribut principal
de l'autre (et même, elle l'exclue et serait rendue obscure par son intervention), on ne peut pas ne pas
conclure à leur indépendance ontologique réciproque. Il présente donc le passage de la dualité
épistémologique à la dualité ontologique comme une évidence qui fait l'objet d'une certitude
universelle pour qui philosophe conformément à l'ordre dû.
La prémisse de l'argument cartésien est essentielle, car la discrimination épistémologique que
pose Descartes entre le domaine physique et le domaine strictement réservé à la pensée est
typiquement moderne. C'est principalement à partir de ce geste cartésien, qui vise à montrer que le
corps et l'esprit sont deux notions dont le principe d'existence et d'intelligibilité se trouve en chacune,
que se constitue le cadre de pensée caractéristique de la pensée moderne en rupture la théorie de la
connaissance qui prévalait avant Descartes. Et ce qui importe, c'est moins la vérité intrinsèque de la
conception promue par Descartes que son geste théorique : l'institution d'un cadre de pensée et d'un
ensemble de problèmes dont hériteront les penseurs qui lui succéderont.
4. Les conséquences théoriques de la distinction réelle sur la notion d'esprit
La distinction radicale entre le corps et l'esprit, conçus comme des domaines différents sur les
plans ontologique et épistémologique, implique une série de conséquences cruciales quant à notre
appréhension de l'activité mentale. En effet, si le corps ne s'explique plus qu'à partir de mécanismes
proprement physiques, reposant sur les lois du mouvement et sur la définition de l'étendue
géométrique, l'esprit se retrouve quant à lui défini en termes de pensée. Et cette nouvelle notion de
appartient.
135 AT, IX-1, p. 175.
42
pensée est associée aux notions d'intériorité et de réflexivité. L'assimilation de l'idée à une image
mentale implique en effet une conception « picturale » et « représentationnelle » de l'activité de
l'esprit, corrélée à une théorie qui envisage la vie mentale sur un modèle internaliste, c'est-à-dire
comme une sphère purement interne et distincte du monde et des objets extérieurs. Le domaine de
l'intériorité mentale contiendra tout ce qui nous est le plus immédiatement connu tandis que le
domaine des objets qui existent en dehors de l'esprit ne pourra être connu qu'à travers la médiation de
nos facultés corporelles ou de l'exercice de notre raison, c'est-à-dire à travers un processus menant à
leur représentation idéelle dans l'esprit. Ce qui rejoint la thèse cartésienne selon laquelle l'activité de
l'esprit nous est toujours plus immédiatement connue que celle du corps, dont les connaissances
dérivée ne sont que probables lorsqu'elles ne sont pas fondées sur la lumière de la raison.
Descartes contribue donc aussi à la fondation de la notion moderne de conscience. Si l'esprit
perçoit immédiatement son activité interne, en tant qu'il est le sujet de tous ses actes mentaux, alors
la pensée doit pouvoir se définir en terme de conscience. C'est ce que laisse entendre la définition
cartésienne de la catégorie générale de la pensée lorsqu'elle argumente en faveur d'une connaissance
immédiate par le « moi » de ses propres états dans les Méditations :
« Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes
immédiatement connaissants »136.
Cette notion est conservée jusque dans les Principes, lorsque Descartes définit ce que c'est que
penser :
« Par ce mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons
immédiatement par nous-mêmes… ; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer,
mais aussi sentir, est la même chose ici que penser »137.
On peut donc légitimement voir une corrélation étroite entre la conception cartésienne de
l'intériorité et la conception de la réflexivité qu'il défend simultanément. Il dessine en effet clairement
une conception réflexive des processus mentaux : la manière dont il parle de l'esprit en fait une
instance qui se perçoit toujours sur le mode de la coïncidence à soi. Les états mentaux apparaissent à
l'esprit en tant qu'ils lui appartiennent en propre. Ses états (qu'ils relèvent de l'entendement ou de la
volonté) se donnent à l'esprit sur le mode du seul apparaître, c'est-à-dire comme une évidence
immédiate et qui ne dépend pas des choses extérieures au domaine mental. Autrement dit, en droit,
les états mentaux ne dépendent pas directement des objets que l'esprit se représente. C'est la
justification mise en place par Descartes lorsqu'il inclut la sensation dans sa définition générale de la
pensée de l'article 9 des Principes :
136 Méditations métaphysiques, II, AT, IX-1, p. 124. 137 I, art. 9, AT, IX-2, p. 28.
43
« non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que
penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que j'infère de là que je suis ; si
j'entends parler de l'action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion
n'est pas tellement infaillible que je n'aie quelque sujet d'en douter, à cause qu'il se peut
faire que je pense voir ou marcher, encore que je n'ouvre point les yeux et que je ne bouge
de ma place ; (...) au lieu que, si j'entends parler seulement de l'action de ma pensée, ou
du sentiment, c'est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu'il me semble que
je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n'en peux
douter, à cause qu'elle se rapporte à l'âme, qui seule a la faculté de sentir, ou bien de penser
en quelque autre façon que ce soit138.»
En parallèle de ce couple formé par les notions d'intériorité et de réflexivité, Descartes développe
le couple « actions intérieures » (associée à l'activité de l'esprit, c'est-à-dire à la pensée) et « actions
extérieures » (c'est-à-dire processus physique, relevant des lois de la mécanique). Ces notions
constituent notamment le critère sur lequel il s'appuie pour distinguer les hommes des bêtes. Le corps
ne nous différencie pas essentiellement des animaux ou des automates. Par contre, puisque la parole
procède d'un « principe intérieur », elle est le propre des êtres humains, puisque eux seuls possède
une activité mentale et un esprit. Le langage sert donc de paradigme pour illustrer la distinction du
domaine mental d'avec le domaine physique139. Descartes parle alors de l'âme comme d'un principe
purement intérieur qu'il oppose aux mécanismes corporels qui gouvernent la vie animale. Cette série
d'oppositions conduit alors au troisième concept cartésien crucial pour la pensée des relations entre
esprit et corps : l'union psychophysique.
Conclusion : le problème de la relation du corps et de l'esprit
Dans la théorie cartésienne, l'esprit n'a plus besoin du corps pour son activité tandis que le corps
assure l'essentiel de ses fonctions et de ses mouvements sans l'assistance ou la détermination de
l'esprit. Le premier temps de la théorie cartésienne s'attachait donc à démontrer la distinction radicale
qui existe entre les deux notions primitives que sont le corps et l'esprit. Cependant, Descartes déclare
aussi, et ceci dès les Méditations, que la nature de l'homme est d'être un « composé de l'esprit et du
corps »140. L'anthropologie de Descartes entre alors en conflit avec son épistémologie et son ontologie.
Car comment penser la composition de deux éléments dès lors qu'on les a distingués en termes
substantiels, les concevant comme des entités de nature radicalement différente ? C'est que le
dualisme substantiel doit bien s'accommoder de certains phénomènes : que faire du mouvement
volontaire, ou de la sensation, et encore plus des passions, qui semblent bien témoigner des étroites
relations qui existent entre physique et mental, une fois si fortement consolidée l'argumentation en
138 Ibid. 139 En particulier la lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, AT, VI, pp. 573-576. 140 Méditations métaphysiques, VI, AT, IX-1, p. 70, nous soulignons.
44
faveur de la distinction ontologique de l'âme et du corps ? Les phénomènes en question révèlent en
effet la double-nature de l'homme, à la fois être pensant et corporel, mais aussi être susceptible
d'éprouver des passions – et chez lequel cette épreuve même des affects est constitutive d'une certaine
nature, « la nature humaine », et constitue dès lors un irréductible fait anthropologique. Qu'est-ce,
donc, qui fait de cette double-nature - un corps dont les processus relèvent presque tous de
l'automatisme et un esprit dont la pensée ne relève que de lui-même - « une seule personne » et pas
une multiplicité ou un agrégat, comme le dit Descartes à Élisabeth dans sa lettre du 28 juin 1643141 ?
A partir de la reconceptualisation opérée par Descartes sur les notions de corps et d'esprit, la
représentation d'un homme irrémédiablement double se profile : corps-machine et chose pensante,
étendu d'une part et incorporel d'autre part. Ceci révèle la difficulté inhérente à la mise en relation de
la distinction réelle opérée par Descartes et qui pose le corps et l'esprit comme des sphères n'ayant
rien en commun et, d'autre part, l'expérience commune qui nous enseigne que l'esprit sent ce qui se
produit dans le corps et qu'il peut déterminer certains de ses mouvements (les mouvements
volontaires). Dans la théorie de Descartes, le corps et l'esprit sont donc substantiellement distincts
tout en étant, en même temps, en relation étroite dans l'expérience, de manière à pouvoir agir ensemble
comme une seule substance et se déterminer mutuellement à agir.
Or, le plus étonnant est que Descartes juxtapose tout au long de ses œuvres la thèse dualiste (par
laquelle il distingue l'esprit et le corps) et la thèse qui argumente en faveur de leur union (conçue sur
le mode du mélange) et qui explique comment, dans le cadre de cette troisième notion, le corps et
l'esprit interagissent l'un avec l'autre. La juxtaposition de ces deux thèses est explicite dans la sixième
Méditation, au moment où Descartes affirme que « ce moi, c'est-à-dire mon âme, par laquelle je suis
ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister
sans lui »142 et, un peu plus loin dans la même Méditation, que nos sentiments sont en réalité les effets
« de l'union et comme du mélange de l'esprit avec le corps », la notion d'union ainsi posée se référant
alors à un « moi » non plus assimilé de manière privilégiée à la « chose pensante » mais plutôt à un
« moi-même tout entier, en tant que je suis composé du corps et de l'âme »143. Il semble donc que
Descartes n'envisage pas ces thèses comme opposées ou contradictoires. Pourtant, c'est bien leur
conjonction qui constitue le problème du corps et de l'esprit. Car il y a en effet une part d'énigme dans
le geste qui consiste à poser une distinction de nature entre le corps, chose physique, et l'esprit, chose
inétendue, tout en argumentant, en faveur de la localisation de l'âme dans le corps ou, en tout cas, de
son action sur le corps alors qu'il représente un domaine avec lequel elle n'a pourtant rien en commun.
Tout ceci repose en vérité sur le développement de la troisième notion cartésienne : l'union
141 AT, III, p. 694. 142 AT, IX-1, p. 62. 143 AT, IX-1, pp. 64-65.
45
psychophysique. Nous allons dorénavant l'étudier dans le troisième et dernier temps de notre étude,
ainsi que le concept d'interaction qui lui est associé.
46
L'unité psychophysique et l'interaction
de l'esprit avec le corps
Introduction : les conséquences du dualisme cartésien
Descartes a manifestement eu pour priorité d'instaurer des fondements solides pour sa
distinction ontologique. Par conséquent, s'il ne semble pas avoir pris soin de développer une théorie
de l'union psychophysique avant d'avoir bien établi sa théorie dualiste, cela n'est pas sans raison.
Lorsque la princesse Élisabeth engage une correspondance avec lui sur les problèmes que suscite chez
elle la juxtaposition de la théorie de la distinction réelle et l'esquisse de ce qui deviendra la théorie
cartésienne de l'interaction psychophysique, Descartes reconnaît n'avoir « quasi rien dit de [l'union
de l'âme avec le corps et des actions et passions communes qui s'ensuivent] » et qu'il s'est surtout
« étudié à faire bien entendre [que l'âme pense] » car son « principal dessin était de prouver la
distinction qui est entre l'âme et le corps ». Par conséquent, s'attarder sur le développement d'une
théorie de l'union de l'âme et du corps aurait « été nuisible »144 à ce projet.
Autrement dit, dans les Méditations, Descartes s'est occupé d'ouvrir une voie épistémologique
permettant de concevoir clairement et distinctement ce qui appartient exclusivement au domaine de
l'esprit, en les différenciant de ce qui relève uniquement du domaine corporel. Cette entreprise avait
vocation à rompre avec l'occupation de l'esprit par la seule union de l'âme et du corps,
anthropologiquement enracinée et devenue obsédante, à partir de laquelle chacun a pris pour habitude
de former toutes ses connaissances dès lors fallacieuses. Car cette habitude empêche de penser les
choses purement mentales ou purement corporelles et entraîne à appliquer des notions inadéquates à
chacun de ces domaines. C'est donc ce défaut de l'entendement, érigé en schème de pensée, que les
Méditations avaient pour but de réformer. Mais une fois cette réforme opérée, un autre problème de
taille se présente, qui se présente comme l'image inversée du premier. Le rapport entre anthropologie
et connaissance s'est en effet renversé : si la nature de l'homme, en ce qu'elle contient de pente vers
l'erreur, formait obstacle à la connaissance vraie du corps et de l'esprit, c'est désormais cette dernière
qui fait obstacle à l'appréhension de la nature humaine. L'appréhension du dualisme et de la distinction
ontologique se heurtait aux habitudes du sens commun. Mais la pensée de l'union se heurte au rapport
144 Lettre à Élisabeth du 21 mai 1643, AT, III, pp. 664-665.
47
d'étrangeté que la distinction réelle instaure vis-à-vis des relations entre corps et esprit. Comment
concevoir la nature de l'homme comme « composé de l'esprit et du corps »145 dès lors que la
distinction radicale des deux éléments a été posée et justifiée ? Comment comprendre l'expérience de
la détermination du corps, chose seulement physique, au mouvement par la volonté, qui relève quant
à elle du domaine mental et essentiellement incorporel ? Et comment l'esprit peut-il bien être
déterminé à la représentation par des affections du corps ? Si le corps ne nécessite aucune cause
psychique pour accomplir ses fonctions ordinaires, comment peut-il être en rapport avec l'esprit conçu
en tant que chose pensante et non-corporelle de manière à former « une seule personne » et pas un
agrégat sans individualité ? Les questions que soulève la princesse Élisabeth dans sa correspondance
avec Descartes nous permettront de voir quels sont les arguments que propose l'auteur du traité des
Passions de l'âme pour y répondre. Ce sera l'occasion d'analyser en détail la notion d'union
psychophysique qu'il propose et la théorie interactionniste qu'il lui associe pour expliquer les rapports
qui lient esprit et corps. Cette étude nous permettra alors de soulever les problèmes posés par la
position soutenue par Descartes.
1. Les notions primitives et la manière dont on peut les connaître
L'intervention d’Élisabeth est essentielle, car c'est elle qui suscite l'explication par Descartes de
sa conception des trois notions primitives et le développement de sa conception de l'union. La
Princesse palatine ouvre sa correspondance avec Descartes en lui expliquant, avec la déférence du
disciple envers son maître et néanmoins franchement, qu'elle éprouve des difficultés à concilier les
enseignements des Méditations avec son expérience. La question est d'emblée formulée, et la
difficulté circonscrite avec acuité par la correspondante de Descartes : comment concevoir que l'âme,
qu'il a définie en toute rigueur comme essentiellement immatérielle et entièrement distincte des
attributs de l'étendue corporelle, puisse interagir avec le corps en exerçant une détermination causale
sur ses mouvements et en étant en retour déterminée par lui à éprouver des passions146 ? Par définition,
il ne semble en effet y avoir aucun contact possible entre des substances de nature si diverse. Or, pour
qu'une telle relation causale soit possible, la nouvelle physique cartésienne pose bien qu'il est
nécessaire qu'une « pulsion » (sic), c'est à dire la transmission d'un mouvement par contact, soit
exercée 147 , autrement dit que l'âme exerce une force proprement corporelle. Ce qui semble
inconcevable, compte tenu de la distinction radicale entre des domaines propres au corps et à l'âme.
145 Méditations, VI, AT, IX-1, p. 70. 146 Ces questions sont exprimées pour la première fois dans sa lettre à Descartes du 16 mai 1643 (AT, III, p.
661) puis elles sont précisées dans la lettre du 20 juin 1643 (AT, III, pp. 683-685). 147 Lettre à Descartes du 16 mai 1643, AT, III, p. 661.
48
La réponse de Descartes est pour lui l'occasion de clarifier la position qu'il défend et d'apporter
de nouveaux éléments de compréhension quant aux notions fondamentales de sa philosophie. Il
répond à Élisabeth en résumant ce qui sera l'article 48 de la première partie des Principes, c'est-à-dire
en exposant sa conception de ce qu'il nomme les trois notions primitives :
« Je considère qu'il y a en nous certaines notions primitives, qui sont comme des originaux, sur le
patron desquels nous formons toutes nos autres connaissances. (…) nous n'avons, pour le corps
en particulier, que la notion de l'extension, de laquelle suivent celles de la figure et du mouvement ;
pour l'âme seule, nous n'avons que celle de la pensée, en laquelle sont comprises les perceptions
de l'entendement et les inclinations de la volonté ; enfin, pour l'âme et le corps ensemble, nous
n'avons que celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu'a l'âme de mouvoir le corps,
et le corps d'agir sur l'âme, en causant ses sentiments et ses passions148.»
Ces notions sont donc dans notre esprit comme des idées innées, à partir desquelles nous pouvons
construire toutes nos connaissances. L'esprit seul se connaît à partir de son attribut principal qui est
la pensée, tandis que le corps seul se connaît à partir de l'étendue, qui est son attribut principal propre.
Raison pour laquelle Descartes nomme l'esprit la res cogitans, c'est-à-dire une substance caractérisée
essentiellement par l'attribut « pensée », et le corps, la res extensa (la chose, ou substance, étendue).
Quant à l'union de l'esprit et du corps fait l'objet d'une connaissance différente des deux autres notions,
car elle est immédiatement connue comme évidente. L'union de l’âme et du corps est alors conçue
comme s'il s'agissait de l'attribut principal du composé humain. Elle est au composé ce que l'étendue
est au corps et ce que la pensée est à l'âme149. En vertu du modèle représentationnel mis en place par
Descartes, les notions en question sont des idées, elles représentent donc dans l'esprit les choses
existantes en réalité. Cela implique dès lors un rôle bien particulier pour le philosophe dans les
sciences :
« Toute la science des hommes ne consiste qu'à bien distinguer ces notion et à n'attribuer chacune
d'elles qu'au choses auxquelles elles appartiennent150. »
Il revient au philosophe d'enseigner la bonne distinction entre les notions primitives et de prévenir
contre l'attribution d'une notion à une réalité qui ne lui correspond pas. La conséquence en est que
chaque notion possède son domaine propre, et que la notion de l'union correspond à une réalité
originale, ses modes ne pouvant pas se découvrir à partir des deux autres notions primitives.
Le projet des Méditations était de mettre en place une distinction correcte entre l'esprit et le corps
en s'opposant explicitement au réflexe enfantin mais anthropologiquement enraciné qui nous fait
interpréter le monde à partir de la seule notion de l'union psychophysique. L'esprit de l'enfant est en
148 Lettre du 21 mai 1643, AT, III, p. 665. 149 Nous empruntons cette image à Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, p. 330. 150 Lettre du 21 mai 1643, AT, III, p. 665.
49
effet captivé par la notion de l'union, qui constitue le patron à partir duquel il forme toutes ses autres
notions. Chacun s'habitue donc à concevoir l'existence des choses à partir de la seule manière dont il
expérimente l'union de son âme et de son corps. La tâche que Descartes assigne à la philosophie est
donc de briser ces habitudes, pour pouvoir distinguer correctement ce qui relève du domaine mental
seul et ce qui relève du domaine physique seul. Il s'ensuit que pour penser l'union, il faut bien se
garder de tenter de l'expliquer à partir des deux autres notions qui ne lui correspondent pas, ce qui ne
serait que renouer avec les erreurs spontanées entre temps dissipées. Descartes précise ainsi
clairement que chaque notion se connaît d'une manière qui lui est propre et non par comparaison avec
les deux autres. Il lui reste cependant la tâche de clarifier cette notion de l'union.
Dans un premier temps, Descartes répond ainsi à Élisabeth que sa théorie de la distinction
substantielle du corps et de l'esprit relève du domaine des vérités métaphysiques. Par conséquent, en
vertu de son épistémologie, ce genre de distinction ne peut avoir lieu que par une opération de
l'entendement. Ceci la distingue de la connaissance des corps qui s'atteint certes à l'aide de
l'entendement, mais également en mobilisant l'imagination. En revanche, l'union de l'esprit et du corps
est un enseignement qui nous vient de l'expérience de la vie. Il s'agit de quelque chose que tout être
humain « éprouve toujours en soi-même sans philosopher » 151 . Cette connaissance relève
exclusivement du « sentir »152. Si le champ de la sensation, des passions ou de la détermination
volontaire du mouvement ne peut pas être l'objet d'une intellection ou d'une démonstration au même
titre que peut l'être la distinction réelle, leur expérience n'en est pas moins une chose incontestable.
Ainsi, le point de vue adopté doit changer lorsqu'on passe à l'expérience de l'union
psychophysiologique. L'union de l'âme et du corps, c'est-à-dire « les concevoir comme une seule
[chose] », ne fait appel ni aux « pensées Métaphysiques », ni à « l'étude des Mathématiques » ; mais
elle se conçoit à partir du seul usage de « la vie et des conversations ordinaires, et en s'abstenant de
méditer et d'étudier aux choses qui exercent l'imagination »153. Il y a donc décalage entre les notions
produites ou découvertes par la philosophie et ce qui relève proprement de l'expérience commune de
la vie humaine, qui est susceptible de produire un savoir authentique, mais d'un ordre spécifique et
irréductible aux connaissances fondées sur l'exercice de l'entendement (seul, ou combiné à
l'imagination). La rationalité philosophique et l'expérience sont alors complémentaires : la première
permet de découvrir la distinction réelle de l'esprit et du corps, la seconde fait éprouver leur union.
C'est ce qui explique que « ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne
doutent point que l'âme ne meuve le corps, et que le corps n'agisse sur l'âme ; mais ils considèrent
151 Lettre à Élisabeth du 28 juin 1643, AT, III, p. 694. 152 Méditations, VI, AT, IX-1, p. 59. 153 Lettre à Élisabeth du 28 juin 1643, AT, III, p. 692.
50
l'un et l'autre comme une seule chose, c'est-à-dire, ils conçoivent leur union ; car concevoir l'union
qui est entre deux choses, c'est les concevoir comme une seule »154 . Du fait de son lien avec
l'expérience intime, la notion de l'union est immédiatement et spontanément saisissable par n'importe
quel être humain. Cependant, en raison du pouvoir de l'habitude et de sa sédimentation au sein de la
coutume, il est a priori plus difficile de distinguer correctement l'essence de l'âme et celle du le corps.
C'est le sens de la réponse que Descartes adresse à Élisabeth lorsqu'il l'invite à se méfier de la manière
de penser qui caractérise l'enfance, autrement dit l'état d'un esprit intégralement occupé par la notion
de l'union et qui construit tous ses concepts et ses explications à partir d'elle seule. D'un autre côté, le
philosophe rompu à la démarche cartésienne est, quant à lui, bien habitué à distinguer la notion de
l'esprit de celle du corps, mais il a perdu « le sens de l'union »155. Une lecture incorrecte de la
démarche cartésienne soulève donc d'autres difficultés pour la pensée. Lorsque, captivé par la
distinction de l'âme et du corps, on se met à concevoir l'union à partir de la seule notion du corps ou
bien de la seule notion de l'âme on aboutit à « une espèce d'aristotélisme à l'envers »156, comme le
remarque Gouhier. Descartes préconise donc à la princesse de s'exercer longtemps à pratiquer les
règles de sa méthode sur des questions simples, de manière à créer de nouvelles habitudes 157 .
Élisabeth contribue pourtant à montrer à Descartes combien le fait de concevoir en même temps la
distinction du corps et de l'esprit et leur union est une chose difficile et problématique.
2. La notion de l'union
En effet, d'après la distinction opérée par Descartes, la res extensa et la res cogitans sont bien
deux choses dont la nature est différente et dont les attributs s'excluent mutuellement. La démarche
qui vise à les connaître de manière distincte mobilise pourtant le même entendement. Mais la
connaissance de l'union se situe encore à un autre niveau : celui des choses que « nous expérimentons
en nous-mêmes »158. L'union s'éprouve et s'expérimente plus qu'elle ne se pense. Elle existe et agit
d'une manière qui ne peut s'expliquer ni à partir des seuls mécanismes corporels, ni par les modalités
propres à l'esprit, mais elle s'explique par la manière dont l'âme se rapporte au corps et le corps à
l'âme, et par les états impliqués par cette présence de ces deux instances l'une pour l'autre. Comme
toute chose, la notion d'union se connaît par un attribut principal, et, pour Descartes, cet attribut est
justement et précisément l'union du corps et de l'âme elle-même. Ce qui à première vue nous éclaire
peu. Toutefois, nous disposons d'un moyen de bien saisir cet attribut : les modes qui en découlent.
154 Ibid. 155 GOUHIER, La pensée métaphysique de Descartes, p. 333. 156 Ibid., p. 334. 157 Lettre-préface des Principes, AT, IX, p. 14. 158 Principes, I, art. 48, AT, IX-2, p. 45.
51
Ces modes ce sont les actions et les passions, au sens précis que prenaient ces termes à l'Age
Classique : chaque fois que l'un des deux pôles agit, l'autre pâtit (c'est-à-dire est affecté)
nécessairement, car l'un agit sur l'autre, et réciproquement. L'union est ainsi interactive, en ceci que
le corps et l'âme se modifient sans cesse réciproquement, et c'est à travers les effets de cette interaction
que nous ne cessons de ressaisir dans notre expérience la composition de l'âme et du corps. En d'autres
termes, la connaissance que nous avons de l'union n'est pas celle d'une chose : c'est celle d'une relation,
et l'attribut-union exprime cette relation à travers ses modes.
En ceci, la connaissance de l'union est bien distincte de la pure intellection dont font l'objet les
notions de l'esprit et du corps. Nous éprouvons l'union en même temps que nous vivons. Nous sommes
comme « un seul tout » dans l'ordre de la sensation. C'est donc l'expérience même de la sensation qui
rend le plus évident le fait que nous ne sommes pas « logé[s] dans notre corps ainsi qu'un pilote en
son navire » mais que nous lui sommes « conjoint[s] très étroitement et tellement confondu[s] et
mêlé[s], que [nous] compos[ons] comme un tout avec lui »159 . Autrement dit, l'union n'est pas
réductible à une agrégation d'éléments divers qui auraient été arbitrairement conjoints, mais n'existe
que sur le mode du mélange. Par conséquent, il faut envisager des sensations telles que la faim, la
soif ou la douleur comme rien d'autre « que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent
et dépendent de l'union et comme du mélange de l'esprit avec le corps »160. Ces façons de penser sont
dites confuses car elles résultent de la double nature du composé humain et qu'elles ne peuvent être
attribuées seulement à l'âme ou seulement au corps, mais à l'entre-affection de ces termes au sein de
leur union. Pour autant, et si surprenant que cela puisse paraître de la part du philosophe fondant la
certitude de toute connaissance sur les idées claires et distinctes, cette pensée confuse n'en est pas
moins le vecteur d'une certitude qui est tout autant une vérité - puisque, Descartes nous le dit bien
dans la sixième Méditation, la vérité de cette certitude est garantie, à l'instar de celle des idées
mathématiques, par Dieu.
Cette conception ne va toutefois pas sans poser problème. Il est bien déroutant de distinguer ainsi
les enseignements de la philosophie de ceux des sens ou de la « nature »161, en affirmant que les
premiers nous font envisager le corps et l'esprit comme des choses différentes tandis que les seconds
nous les font concevoir comme les parties constituantes d'une seule et même chose, ces connaissances
étant, bien que de genre différents, tout aussi certaines. Descartes reconnaît cette difficulté lorsqu'il
affirme que « l'esprit humain [ne lui semble pas] capable de concevoir bien distinctement, et en même
159 Méditations, VI, AT, IX-1, p. 64. 160 Ibid. 161 Selon l'expression qu'utilise Descartes dans la Méditation VI pour parler d'un jugement qui se base sur des
données sensibles, par opposition à la lumière naturelle qui constitue une irrésistible impulsion à croire.
52
temps, la distinction d'entre l'âme et le corps, et leur union ; à cause qu'il faut, pour cela, les concevoir
comme une seule chose, et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie »162. La notion
d'union censée éclairer cette expérience si immédiate et si commune est bien loin d'aller de soi, au
point où l'on se demande dans quelle mesure elle ne soulève pas une pure contradiction logique et
n'est pas un simple concept ad hoc visant à accommoder les résultats de la raison avec les données de
l'expérience.
Descartes livre néanmoins une clé pour rendre compatibles les notions des substances distinctes
et celle du composé. C'est qu'il préserve l'unité de l'âme au sein même de l'union psychophysique. Or,
cette indivisibilité conditionne aussi la manière dont l'âme va se trouver uni au corps humain. La
notion du corps seule nous le fait en effet envisager comme un ensemble de parties. Mais concevoir
une union de l'âme, chose indivisible, au corps oblige à concevoir ce dernier comme un tout, car l'âme,
si elle est indivisible ne peut être mélangée qu'à un corps considéré comme un ensemble et non comme
une série de parties. Ceci suppose donc une totalité indivisible moins qu'une machine divisée en
parties. Cette conception est développée dans l'article 30 de la première partie des Passions de l'âme :
« L'âme est véritablement jointe à tout le corps, et […] on ne peut pas proprement dire qu'elle soit
en quelqu'une de ses parties, à l'exclusion des autres, à cause qu'il est un et en quelque façon
indivisible à raison de la disposition de ses organes, qui se rapportent tellement l'un à l'autre que,
lorsque quelqu'un d'eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux ; et à cause qu'elle est d'une
nature qui n'a aucun rapport à l'étendue, ni aux dimensions ou autres propriétés de la matière dont
le corps est composé, mais seulement à tout l'assemblage de ses organes »163.
Dans cet article, il semble que la représentation du corps comme une unité se fonde sur les
rapports complémentaires qui existent entre tous les organes. Dans le même temps, dans sa lettre à
Mesland du 9 février 1645, Descartes semble faire dépendre l'unité du corps humain de son union
substantielle avec l'âme :
« Quand nous parlons du corps d'un homme, nous n'entendons pas une partie déterminée de
matière, ni qui ait une grandeur déterminée, mais seulement nous entendons toute la matière qui
est ensemble unie avec l'âme de cet homme ; en sorte que, bien que cette matière change, et que
sa quantité augmente ou diminue, nous croyons toujours que c'est le même corps, idem numero,
pendant qu'il demeure joint et uni substantiellement à la même âme »164.
L'individualité d'un corps vient donc de son union avec une âme particulière et non de sa seule
nature corporelle. La notion d'individualité se comprend donc dans le cadre de la notion d'union
psychophysique. Cet argument en faveur de l'union substantielle de l'esprit avec le corps se trouve
162 Lettre à Élisabeth du 28 juin 1643, AT, III, p. 693. 163 AT, XI, p. 351. 164 AT, IV, pp. 166-167.
53
déjà dans les Quatrièmes Réponses :
« Dans la même sixième Méditation, où j'ai parlé de la distinction de l'esprit d'avec le corps, j'ai
aussi montré qu'il lui est substantiellement uni (…). Et comme celui qui dirait que le bras d'un
homme est une substance réellement distincte du reste de son corps, ne nierait pas pour cela qu'il
est de l'essence de l'homme entier, et que celui qui dit que ce même bras est de l'essence de
l'homme entier, ne donne pas pour cela occasion de croire qu'il ne peut pas subsister par soi ; ainsi
je ne pense pas avoir trop prouvé en montrant que l'esprit peut être sans le corps, ni avoir trop peu
dit, en disant qu'il lui est substantiellement uni ; parce que cet union substantielle n'empêche pas
qu'on ne puisse avoir une claire et distincte idée ou concept de l'esprit, comme une chose
complète »165.
Si, dans la seconde Méditation, Descartes se concentrait sur la mise en place de la distinction, il
s'est efforcé dans la sixième Méditation d'articuler ce dispositif avec la thèse de l'union substantielle
en montrant qu'elles n'étaient pas contradictoires l'une avec l'autre. L'union n'est pas censée empêcher
de connaître l'esprit comme une chose complète, c'est-à-dire comme une substance qui a en elle-
même le principe de son existence et qui peut se connaître indépendamment du corps. Pourtant, même
pour la lectrice attentive qu'était Élisabeth, la mise en relation de la thèse de l'union et de celle de la
distinction restait moins qu'évidente, car le dualisme assigne les deux substances à des domaines si
différents et indépendants que l'on ne parvient pas, en dépit des affirmations cartésiennes, à
appréhender la notion de leur composition. Ainsi, si Descartes affirme que l'articulation de sa notion
de l'union psychophysique avec les notions de corps et d'esprit ne contient en elle-même aucune
contradiction, l'évidence n'en est pas acquise. Il le reconnaissait lui-même, et a développé pour cette
raison une autre série d'arguments visant à résoudre les problèmes que soulèvent la notion d'union et
à l'appréhender adéquatement. Il reste alors à les examiner précisément.
3. Explication scientifique de l'union : anatomie et physiologie
L'union psychophysique se dit en terme d'interaction, c'est-à-dire d'action causale réciproque du
corps et de l'esprit l'un sur l'autre ; en d'autres termes, le concept d'union est chez Descartes la
condition de possibilité de la pensée des relations entre les états mentaux et les états physiques.
L'esprit est inscrit dans le corps, et c'est cette inscription seule qui l'inscrit plus largement dans le
monde physique, car il est en lui-même un principe essentiellement interne et non immédiatement en
contact avec le monde extérieur. Cette inscription corporelle de l'esprit le rend ainsi capable de
d'initier des mouvements corporels et, en retour, d'éprouver des passions. Descartes déclare lui-même
que l'interaction causale dépend de la notion même de l'union, dans sa lettre à Élisabeth du 21 mai
1643 :
165 AT, IX-1, p. 177.
54
« Pour l'âme et le corps ensemble, nous n'avons que [la notion] de leur union, de laquelle dépend
celle de la force qu'a l'âme de mouvoir le corps, et le corps d'agir sur l'âme, en causant ses
sentiments et ses passions »166.
L'union est ainsi théorisée à partir de deux modalités principales. Il y a d'abord la manière dont
l'esprit uni au corps est capable d'agir de manière à affecter le corps, et qui s'expérimente lorsque des
actes mentaux causent des actes physiques : ce sont les actes volontaires. L'autre modalité est la
manière dont les états corporels peuvent affecter les états mentaux : ce sont les sensations et les
passions.
Et dans le contexte de la conception cartésienne de l'action causale, qui relève d'une
épistémologie résolument moderne et tributaire du développement de la nouvelle physique, l'action
mutuelle que l'esprit et le corps exercent l'un sur l'autre dans le cadre de leur union implique
nécessairement une forme de localisation de l'âme (en tant qu' « âme-unie-au-corps », et pas
purement conçue comme substance pensante) dans le corps humain auquel elle est jointe, c'est-à-dire
un point privilégié, de nature corporelle, où puisse s'effectuer cette interaction causale entre le mental
et le physique. En effet, la causalité chez Descartes est essentiellement physique est liée à sa théorie
mécaniste : pour qu'il y ait relation causale entre deux éléments, il faut qu'une certaine quantité de
mouvement soit transmise par contact (c'est la « pulsion » dont parle Elisabeth). Descartes se fonde
alors sur le savoir médical de son époque et sa propre expérience anatomique afin de définir
spatialement ce point d'interaction, qui est alors tout autant le lieu des relations entre l'esprit et le
corps que leur condition de possibilité. Ce lieu paradoxal, Descartes le situe dans une petite glande
appelée conarium (et que la tradition a retenue sous le nom de « glande pinéale ») et qui est à
l'intérieur du cerveau. Cette glande est décrite comme extrêmement mobile et suspendue au sein des
concavités de la substance cérébrale. Dans sa lettre du 29 janvier 1640 à Meysonnier, Descartes en
parle comme du « principal siège de l'âme, et le lieu où se font toutes nos pensées »167. La même
conception est développée dans le traité qu'il consacre aux passions, où cette glande est à nouveau
envisagée comme « le principal siège de l'âme »168. L'argument avancé par Descartes en faveur du
lien privilégié de la glande avec l'âme est l'unité qui la caractérise. Elle est en effet le seul organe à
n'être pas double au sein de la substance cérébrale. Cette unité qui la caractérise la rend donc
particulièrement compatible avec le caractère indivisible que Descartes attribue à l'esprit humain :
« Et notre âme n'étant point double, mais une et indivisible, il me semble que la partie du corps à
qui elle est le plus immédiatement unie, doit aussi être une et non divisée en deux semblables, et
166 AT, III, p. 665. 167 AT, III, p. 19. 168 Passions de l'âme, I, art. 32, AT, XI, pp. 352-353.
55
je n'en trouve point de telle en tout le cerveau que cette glande »169.
Le même argument était mobilisé un peu plus tôt dans une lettre à Meysonnier :
« Mon opinion est que cette glande est le principal siège de l'âme, et le lieu où se font toutes nos
pensée. La raison qui me donne cette créance est que je ne trouve aucune partie en tout le cerveau,
exceptée celle-là seule, qui ne soit double »170.
A la fin de la même année, Descartes semble toujours accorder une importance significative à
l'unité propre à la glande, et considérer que son emplacement et sa forme sont des conditions
suffisantes pour en faire le siège corporel de l'âme-unie-au-corps (qu'il faut par ailleurs distinguer de
la notion primitive de l'âme) :
« Et d'autant qu'il n'y a que [le conarium] de partie solide en tout le cerveau, qui soit unique, il
faut de nécessité qu'il soit le siège du sens commun, c'est-à-dire de la pensée, et par conséquent
de l'âme : car l'un ne peut pas être séparé de l'autre »171.
La localisation cérébrale d'un siège de l'âme est donc commandée par la nécessaire conjonction
de l'âme à « quelque partie du corps », comme le confie Descartes à Mersenne dans sa lettre du 30
juillet 1640172. C'est à cette seule condition que peut s'opérer l'interaction psychophysique, et plus
particulièrement l'action causale des états mentaux sur les mouvements physiques du corps humain
auquel ils se réfèrent. Autrement dit, la localisation cérébrale d'un siège où s'effectue le rapport entre
les deux pôles qui composent l'union est une condition nécessaire à l'explication du mouvement
volontaire.
Puisque Descartes prétend expliquer l'activité corporelle à partir de la nouvelle philosophie
mécaniste, sa physiologie se doit d'expliquer les mouvements corporels de manière purement
physique en partant d'un modèle qui envisage le corps comme automate, c'est-à-dire comme une
machine qui détient en elle-même le principe de la plupart de ses mouvements. Il faut donc adjoindre
à la thèse d'une localisation du point d'interaction entre l'âme et le corps une théorie physiologique
précise des mécanismes qui mettent en jeu la glande pinéale et président donc à l'interaction. En
d'autres termes, il faut passer de la structure anatomique à la fonction physiologique : il faut mettre
la glande pinéale en mouvement. Descartes développe ainsi sa théorie en s'appuyant sur les
connaissances physiologiques de son époque : pour s'effectuer, les mouvements corporels dépendent
d'éléments très subtils qui se déplacent à travers le circuit nerveux et le sang, dits esprits animaux.
Dans son Traité de l'Homme, Descartes les décrit comme « un certain vent très subtil, ou plutôt une
169 Lettre à Mersenne du 30 juillet 1640, AT, III, p. 124. 170 Lettre du 29 janvier 1640, AT, III, p. 19. 171 Lettre à Mersenne du 24 décembre 1640, AT, III, p. 264. 172 AT, III, p. 123.
56
flamme très vive et très pure » et comme « les plus subtiles parties du sang »173. Les esprits animaux
sont également mobilisés comme éléments d'explication dans les Passions de l'âme, où Descartes en
parle comme d'un « certain air ou vent très subtil »174 constitué de « corps très petits et qui se meuvent
très vite »175. Ces « esprits » circulent donc entre le cerveau, où leur mouvement est initié, et les
muscles, qu'ils viennent gonfler en passant par le canal des nerfs, et ils provoquent ainsi les
mouvements du corps. C'est grâce à la circulation incessante des esprits animaux que les mouvements
corporels adviennent. Ces « esprits » sont donc le vecteur matériel de l'efficace causal de l'esprit sur
le corps.
Cependant, cette description est insuffisante. Poser la possibilité pour l'esprit de déterminer
certains mouvements du corps, comme le fait Descartes dans le traité des Passions de l'âme, contredit
le principe même de sa physiologie, qui envisage d'abord les processus corporels sur le mode de
l'automatisme. Il faut donc précisément expliquer quelles sont les voies par lesquelles l'esprit peut
agir sur la glande pinéale, et réciproquement.
4. Les mécanismes de la causalité réciproque
C'est en raison de sa relation privilégiée et même de sa liaison avec la glande pinéale que l'âme-
unie-au-corps est en mesure de déterminer la circulation des esprits animaux, qui déterminent à leur
tour les mouvements musculaires dépendant de la volonté. Mais pourquoi la glande pinéale en
particulier ? Pourquoi pas le cœur, comme c'était le cas chez Aristote ? C'est qu'en plus des raisons
anatomiques, il existe selon Descartes une raison fonctionnelle justifiant le privilège de la glande :
non seulement elle est située au centre de la substance cérébrale et est un organe simple et non double
(raison anatomique), elle est susceptible d'être mue dans un sens ou dans un autre au sein de la cavité
du cerveau où elle est sise (raison fonctionnelle). Elle est en effet censée être suspendue au sein de ce
que Descartes décrit comme les cavités cérébrales, et elle est donc capable de s'y mouvoir légèrement
dans diverses directions. De cette manière, elle peut modifier le cours des esprits animaux qui
remplissent les cavités de la substance cérébrale. C'est ainsi qu'en parle Descartes dans le traité des
Passions :
« [La glande est] tellement suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavités
antérieures ont communication avec ceux de la postérieure, que les moindres mouvements qui
sont en elle, peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits ; et réciproquement, que les
moindres changements qui arrivent au cours des esprits, peuvent beaucoup pour changer les
173 AT, XI, p. 129. 174 I, art. 7, AT, XI, p. 332. 175 I, art. 10, AT, XI, pp. 334-335.
57
mouvements de cette glande »176.
Ainsi, lorsque l'esprit éprouve une volition particulière (c'est-à-dire qu'il conçoit un acte de la
volonté), il a les moyens d'incliner légèrement la glande dans un sens ou dans un autre et, de cette
manière, faire en sorte que les esprits animaux s'engagent dans une direction ou dans une autre, tout
comme un organiste fait entrer de l'air dans les tubes qui composent son instrument lorsqu'il presse
un de ses touches. Comme ce sont les esprits animaux qui sont les causes efficientes des mouvements
musculaires, c'est grâce à l'action de l'âme sur la glande, qui est première dans la chaîne causale et
initiatrice du mouvement, que peut se comprendre le mouvement volontaire177. C'est donc à partir
d'éléments procédant de la théorie mécaniste que Descartes comprend la détermination de certains
mouvements corporels par l'esprit.
La modalité de l'interaction où le corps agit sur l'âme se comprend également à partir de certaines
notions mécanistes lorsqu'il s'agit de l'action du corps sur l'âme – ce qui, logiquement, correspond à
une passion de l'âme. Ainsi, pour expliquer l'expérience de la sensation, Descartes déclare que que
les objets extérieurs à l'esprit « excitant quelque mouvements dans les organes des sens extérieurs, en
excitent aussi par l'entremise des nerfs dans le cerveau, lesquels font que l'âme les sent »178. Si en
dernière analyse, c'est donc toujours l'esprit qui sent (stricto sensu), et non le corps, les origines
corporelles de la sensation sont cependant bien reconnues et développées : toute sensation implique
un circuit causal des états cérébraux aux états mentaux, qui repose ici encore sur l'hypothèse de la
localisation cérébrale de l'esprit, et plus précisément de celle du point où s'exerce de l'interaction entre
les états mentaux et les états physiques. En effet, la glande, en tant qu'elle est en état de suspension
dans les cavités du cerveau, « peut être mue par [les esprits animaux] en autant de diverses façons
qu'il y a de diversités sensibles dans les objets »179. Dans le cas de la sensation, le flux des esprits
animaux impriment des mouvements à la glande de manière à ce qu'elle agisse « immédiatement
contre l'âme »180, comme par contact, et la détermine à se représenter les objets sentis. Cette manière
dont les états du cerveau et du corps peuvent déterminer les états mentaux est d'ailleurs exposée en
partie dès la Dioptrique qui succédait elle-même au Discours de la méthode, où était affirmé le rapport
privilégié entre le cerveau et l'âme :
« On sait déjà assez que c'est l'âme qui sent, et non le corps (…). Et on sait que ce n'est pas
proprement en tant qu'elle est dans les membres qui servent d'organes aux sens extérieurs, qu'elle
176 I, art. 31, AT, XI, p. 352. 177 Passions, I, art. 43, AT, XI, p. 361. 178 Passions, I, art. 23, AT, XI, p. 346. 179 Passions, I, art. 34, AT, XI, pp. 354-355. 180 Passions, I, art. 35, AT, XI, p. 356, nous soulignons le « contre » car il nous paraît significatif quant à la
conception de l'âme au sein de la notion d'union.
58
sent, mais en tant qu'elle est dans le cerveau, où elle exerce cette faculté qu'ils appellent le sens
commun »181.
Reste à déterminer en quoi consistent exactement ces sensations et ces passions qui caractérisent
la notion de l'union en tant qu'elles sont ses modes. Et l'analyse nous permet d'affirmer qu'elles
relèvent d'une explication que l'on peut légitimement considérer comme neurophysiologique. Les
sensations sont en effet d'abord des phénomènes corporels, au sens où il s'agit de stimulations
produites par « l'attouchement des sens avec quelque objet » et qui sont communiquées au cerveau
par l'entremise des nerfs, et plus précisément des « petits filets » qui viennent « du plus intérieur de
son cerveau, et [qui composent] la moelle de ses nerfs » qui s'étendent dans « toutes celles de ses
parties qui servent d'organe à quelques sens » de telle manière que lorsque ces nerfs se retrouvent
stimulés par des objets extérieurs ou par des mouvements internes du corps, « ils tirent en même
temps les parties du cerveau d'où ils viennent, et ouvrent par même moyen les entrées de certains
pores, qui sont dans la superficie intérieure du cerveau, par où les esprits animaux qui sont dans ses
concavités commencent aussitôt à prendre leur cours, et dans les muscles, qui servent à faire en cette
machine, des mouvements tout semblables à ceux auxquels nous sommes naturellement incités,
lorsque nos sens sont touchés en même sorte »182. Tout se passe donc comme si le jeu des nerfs et des
esprits animaux venait actionner les mouvements corporels adéquats pour que l'âme puisse éprouver
les sensations. Ainsi, si l'esprit se retrouve déterminé à la représentation, c'est bien, en dernière
analyse, à cause des mouvements corporels relayés par les nerfs et par les mouvements qui s'ensuivent
dans le cerveau. Pour ce qui est des passions, elles relèvent aussi d'une explication
neurophysiologique. Descartes les définit comme « des perceptions, ou des sentiments, ou des
émotions de l'âme, qu'on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées
par quelque mouvement des esprits »183. Les passions « se rapportent particulièrement à l'âme »
comme à leur sujet, contrairement aux sensations extérieures et intérieures qui se rapportent soit aux
objets du monde (pour les premières) soit au corps (pour les secondes). Kambouchner rappelle à ce
sujet que les motions passionnelles n'entraînent pas nécessairement une action dans l'âme mais elles
doivent forcément être considérées184. Elles sont ainsi « causées, entretenues et fortifiées » par les
mouvements des esprits animaux. C'est d'ailleurs ce qui lui permet de les distinguer des « volontés »
qui sont des actes purement mentaux et qui se rapportent à l'âme185. Les passions sont donc elles aussi
181 Dioptrique, Discours IV, AT, VI, p. 109. 182 Traité de l'Homme, AT, XI, p. 141. 183 Passions, I, art. 27, AT, XI, p. 349. 184 KAMBOUCHNER, « L'erreur de Damasio : la transition Descartes-Spinoza en psychophysiologie », in La
théorie Spinoziste des rapports corps/esprit et ses usages actuels, 2009. 185 Passions, I, art. 29, AT, XI, p. 350.
59
des effets des mouvements des esprits animaux.
Il faut alors souligner, avec Pascale Gillot, que l'hypothèse cartésienne d'un lien privilégié entre
les états mentaux et le cerveau peut être envisagée comme l'esquisse des fondements de la théorie qui
posera au XIXème siècle une corrélation systématique entre les états cérébraux et les états mentaux
d'un sujet. En effet, si, en vertu de ce que Descartes appelle une « institution de la nature », chaque
mouvement de la glande pinéale ou du conarium est corrélé à une représentation particulière dans
l'esprit, il y a alors bien un sens à envisager le modèle cartésien comme l'esquisse d'une théorie non
seulement neurophysiologique, mais aussi neuropsychologique. Précisons cependant l'usage de ce
terme, afin d'éviter toute erreur rétrospectiviste. Comme le précise Pascale Gillot lorsqu'elle le
mobilise, « l'usage du terme de neuropsychologie, rapporté au contexte de la philosophie classique,
ne se confond assurément pas avec son acception scientifique contemporaine, dans le cadre des
neurosciences »186 . Cette dernière désigne en effet « la discipline qui essaie de comprendre et
d'expliquer les phénomènes psychologiques en termes d'activités neurochimiques,
neurophysiologiques et neurofonctionnelles du cerveau » 187 . En revanche, si l'on définit plus
largement la neuropsychologie (et même le projet neuropsychologique) comme « une théorie des
corrélations entre états mentaux et états cérébraux (…) qui pose l'existence de relations systématiques
entre (une partie) des états psychiques (…) et des états cérébraux (…) », il apparaît tout à fait légitime
de considérer la théorie cartésienne de l'union psychophysique comme relevant d'une
neuropsychologie, en particulier telle qu'elle est exposée dans le traité sur les Passions de l'âme, car
Descartes y met en place une théorie des correspondances réglées entre les états de la choses pensante
et les états du corps en général et du cerveau en particulier.
Pour autant, ce serait une erreur que de voir en Descartes un « précurseur » des théories
réductionnistes, c'est-à-dire des conceptions qui évacuent l'existence même de l'esprit comme une
chose et réduisent les états mentaux à des avatars des états physiques. Car pour Descartes, les objets
qui entrent en contact avec les organes des sens sont des occasions pour l'âme de sentir tout ce qui
relève de l'étendue188. C'est donc toujours l'esprit qui sent, stricto sensu et en dernière analyse.
Autrement dit, ce n'est pas le corps qui est le sujet de la sensation, mais c'est toujours à l'âme qu'elle
se réfère comme à son sujet. Cette dernière sent d'une manière proprement psychique, qui n'est pas
identifiable aux mouvements corporels à l'occasion desquels la sensation a lieu. Raison pour laquelle,
lorsque Descartes concède une sensibilité aux animaux, il distingue très clairement deux types de
186 GILLOT, L'esprit, figures classiques et contemporaines, p. 22, note 11 de cette page. 187 CHURCHLAND, Matière et conscience, 1999, Chap. 7, p. 180, cité par GILLOT, L'esprit, figures
classiques et contemporaines, p. 22, note 11. 188 Traité de l'Homme, AT, XI, p. 176.
60
sensibilités qui correspondent à deux sens du terme « sentir » : la manière animale, purement
mécanique, qui ne renvoient qu'aux mouvements de la matière (esprits animaux compris) ; et la
manière humaine, qui met en jeu la causalité du corps vers l'âme, et qui seule peut être considérée
comme une sensibilité (une capacité à la sensation) stricto sensu. Car pour sentir, il faut être doué de
conscience, c'est-à-dire avoir une âme-unie-au-corps189.
Le retour sur le traité Des passions et sur les étapes de l'élaboration de la théorie de l'interaction
nous permet alors de comprendre que Descartes n'a jamais considéré le projet scientifique d'une
explication positive des relations entre le corps et l'âme comme contredisant l'entreprise métaphysique
menant à l'affirmation du dualisme. Certes, c'est dans le traité des Passions que la relation privilégiée
que le cerveau entretient avec l'âme est le plus fermement affirmée 190 , et que la conception
« neuropsychologique » se trouve le plus développée afin d'expliquer l'interaction réciproque de
l'esprit avec le corps191. Toutefois, dans les Méditations métaphysiques, Descartes annonçait déjà que
« un même mouvement dans le cerveau ne [peut] causer en l'esprit qu'un même sentiment »192. Et si
les versions antérieures de la théorie neuropsychologique ne sont pas aussi développées que celle
exposée dans le traité des Passions, on en trouve déjà les prémisses dans le Traité de l'Homme et dans
la cinquième partie du Discours de la méthode. Sans compter que la conception du conarion comme
« principal siège de l'âme » est également évoquée dans la correspondance de Descartes avec
Meyssonnier193, c'est-à-dire avant même la publication des Méditations.
La juxtaposition de la distinction réelle de l'esprit et du corps avec la thèse qui pose leur union
interactive ne semble donc pas faire problème pour Descartes. Ceci est évident dans la sixième
Méditation lorsqu'il affirme tour à tour que « ce moi, c'est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que
je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans
lui »194 et que nos sentiments sont les effets « de l'union et comme du mélange de l'esprit avec le
corps », l'union étant alors associée à un moi non plus lié de manière privilégiée à l'âme mais plutôt
à un « moi-même tout entier, en tant que je suis composé du corps et de l'âme »195. Dans trois articles
du traité des Passions, Descartes va même jusqu'à poser la distinction réelle de l'esprit et du corps,
ainsi que de leurs fonctions, comme le cadre théorique permettant de mieux saisir leur union :
189 Lettre à Morus, 5 Février 1649 AT, V, p.267-279. 190 « Il y a une petite glande dans le cerveau en laquelle l'âme exerce ses fonctions plus particulièrement que
dans les autres parties. » Passions, I, art. 31, AT, XI, p. 351. 191 I, art. 34, AT, XI, pp. 354-355. 192 Méditations, VI, AT, IX-1, p. 70. 193 Lettre du 29 janvier 1640, AT, III, p. 19. 194 AT, IX-1, p. 62. 195 AT, IX-1, pp. 64-65.
61
« Il n'y a point de meilleur chemin pour venir à la connaissance de nos Passions, que d'examiner
la différence qui est entre l'âme et le corps, afin de connaître auquel des deux on doit attribuer
chacune des fonctions qui sont en nous »196.
La priorité de la distinction sur la compréhension de l'union est posée. Seule une bonne maîtrise
de la pensée de la distinction ontologique de l'âme et du corps peut permettre de penser clairement et
distinctement leur union substantielle au sein de la troisième notion primitive. Seule la distinction
permet en effet de bien différencier les fonctions qui appartiennent à chaque substance, et de ne pas
les appliquer à l'autre. Au point même que c'est l'exposé préalable du dualisme qui lui permet
d'introduire la notion d'union :
« L'âme est véritablement jointe à tout le corps, et [on] ne peut pas proprement dire qu'elle soit en
quelqu'une de ses parties à l'exclusion des autres (…). Bien que l'âme soit jointe à tout le corps, il
y a néanmoins en lui quelque partie, en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulièrement
qu'en toutes les autres »197.
5. Tentatives conceptuelles de résolution de la contradiction
Quelle que soit l'apparente évidence que cela revêt pour Descartes, une difficulté véritable se
pose au lecteur - bien représentés par Elisabeth, son repérage exact du problème et ses interrogations
- lorsqu'il s'efforce de comprendre comment peuvent véritablement se concilier au sein du même
système la thèse de la distinction substantielle et celle qui pose l'interaction de l'âme et du corps au
sein du composé humain. La princesse Élisabeth, en dépit des éclaircissements proposés par Descartes
dans la réponse qu'il fait à sa première lettre, n'a ainsi de cesse que de presser le philosophe d'expliquer
comment « l'âme de l'homme peut déterminer les esprits du corps, pour faire les actions volontaires
(n'étant qu'une substance pensante) »198.
Elle convoque ainsi la conception cartésienne de la causalité, qui ne reconnaît que la causalité
efficiente pour ce qui est de la détermination du mouvement : il faut qu'il y ait nécessairement choc
ou contact entre les parties impliquées dans le mouvement. Le problème vient alors précisément de
ce que la chose qui meut doit être de même nature que la chose mue, c'est-à-dire que les deux choses
doivent être des choses étendues. Or, comment la mécanique peut-elle bien s'appliquer à la
détermination des mouvements corporels par l'âme, compte tenu de la définition qu'en donne
Descartes ? Si l'on accepte que la mécanique formule des lois universelles du mouvement et qu'elle
n'admet donc aucune exception, on voit mal comment l'âme, chose dont l'étendue est exclue, peut
agir sur le monde matériel. Et c'est la même inextension de l'âme rend aussi problématique sa
196 I, art. 2, AT, XI, p. 328. 197 I, art. 30 et 31, AT, XI, pp. 351-352. 198 Lettre du 16 mai 1643, AT, III, p. 661.
62
localisation dans le corps, car cela suppose que d'une manière ou d'une autre elle soit spatialisée, ce
qui est incompatible avec sa définition comme res cogitans. Les développements
neurophysiologiques semblent alors n'être qu'une manière de repousser, voire de « miniaturiser » le
problème dans la glande pinéale : la contradiction est la même, que l'âme soit toute jointe toute entière
au corps, ou qu'elle le soit par un seul de ses points. Encore faut-il qu'elle soit susceptible d'une
certaine extension, même minimale, pour être en contact avec quoi que ce soit.
En somme, la question d’Élisabeth revient à demander comment il est possible qu'une chose par
nature inétendue puisse déterminer les mouvements d'une chose étendue, tout en respectant les lois
de la mécanique, et en particulier la loi du choc énoncée par Descartes (les parties qui se trouvent
impliquées dans un mouvement doivent être en contact). Comment l'âme cartésienne, qui par
définition exclut tout élément corporel, peut-elle bien déterminer de manière non mécanique les
mouvements du corps, pourtant régis par les lois universelles de la mécanique ? On comprend bien
pourquoi Élisabeth demande à Descartes de lui fournir « une définition de l'âme plus particulière
qu'en [sa] Métaphysique »199. Cette nouvelle définition de l'âme devrait alors se distinguer de celle
que Descartes donne dans son modèle de la distinction réelle, en vue de permettre une explication
plus claire de la force que l'âme exerce sur le corps dans le cadre du mouvement volontaire.
Mais contre toute attente, dans sa réponse du 21 mai 1643, Descartes confirme sa distinction
entre la manière dont les mouvements sont déterminés habituellement dans l'univers physique et la
manière dont l'âme exerce sa force sur cet univers de manière non mécanique. Sa réponse recourt à
nouveau à l'ancrage anthropologique de nos préjugés et de nos erreurs. Selon lui, notre difficulté à
concevoir la détermination que l'âme exerce sur les mouvements du corps dans le cadre du
mouvement volontaire provient d'une confusion profondément ancrée en nous, et qui revient à
concevoir spontanément la manière dont l'âme détermine le corps sur le modèle de la détermination
que les corps exercent entre eux, c'est-à-dire à confondre « la notion de la force dont l'âme agit dans
le corps avec celle dont un corps agit dans un autre ; et que nous avons attribué l'une et l'autre, non
pas à l'âme, car nous ne la connaissions pas encore, mais aux diverses qualités des corps […] que
nous avons imaginé être réelles, c'est-à-dire avoir une existence distincte de celle du corps, et par
conséquent être des substances, bien que nous les ayons nommées des qualités »200. Cela témoigne
plus profondément d'un problème de distinction relatif aux notions primitives, et plus
particulièrement d'une confusion, occasionnée par l'habitude acquise suite à l'usage des sens, entre
les notions qui « appartiennent à l'union de l'âme avec le corps » avec celles qui « appartiennent au
199 Lettre du 16 mai 1643, AT, III, p. 661. 200 AT, III, p. 667.
63
corps seul »201.
Et, en effet, Descartes conçoit bien la puissance qu'a l'âme de mouvoir le corps comme une
puissance distincte des lois qui servent à expliquer les mouvements dans le domaine de l'étendue.
Pour argumenter dans ce sens, il s'oppose à ce qu'il décrit comme la notion scolastique de pesanteur.
Selon lui, les scolastiques imaginent la pesanteur comme une force qui agirait sur les corps sans
contact et qui ferait que leurs mouvements tendraient naturellement vers le centre de la terre. Ce
concept de pesanteur est donc non mécanique (car il se conçoit comme une cause finale et non à partir
de la causalité efficiente qui prévaut dans la théorie mécaniste) et il équivaut alors à ce que Descartes
appelle une « qualité réelle ». Cette conception n'est pas appropriée dans le cadre de la science de la
nature que Descartes met en place, car la pesanteur est envisagée en tant que détermination s’exerçant
dans le domaine physique tout en étant dissociée de la représentation que nous en avons, c'est-à-dire
comme une puissance de mouvement qui ne dépendrait pas proprement de l'explication mécaniste.
Le problème vient donc de l'application au domaine de l'explication physique de la notion d'une
détermination au mouvement qui se ferait sans que soit nécessaire « un attouchement réel d'une
superficie contre une autre »202, car il s'agit d'une idée confuse qui mélange la manière dont nous nous
représentons la relation qui a lieu entre l'esprit et le corps lorsque l'esprit détermine le corps à se
mouvoir et qui applique cette expérience à un domaine pourtant gouverné par les seules lois du
mouvement.
Pourquoi sommes-nous spontanément enclins à concevoir les choses de cette manière ? C'est que
la notion de l'union de l'âme avec le corps ou la représentation que nous avons du rapport entre notre
âme et notre corps, est primordiale en nous, et elle nous apparaît donc comme une évidence. Le même
discours se retrouve dans les Sixièmes Réponses lorsque l'auteur des Méditations explique comment
il a été tributaire, lui aussi, de cette confusion qui nous pousse à concevoir la pesanteur comme une
qualité réelle des corps :
« Lorsque je concevais la pesanteur comme une qualité réelle, inhérente et attachée aux corps
massifs et grossiers, encore que je la nommasse une qualité, en tant que je la rapportais aux corps
dans lesquels elle résidait, néanmoins, parce que j'ajoutais ce mot de réelle, je pensais en effet que
c'était une substance (…). Et bien que je conçusse que la pesanteur est répandue par tout le corps
qui est pesant, je ne lui attribuais pas néanmoins la même sorte d'étendue qui constitue la nature
du corps, car cette étendue est telle qu'elle exclut toute pénétrabilité de parties (…). Mais ce qui
fait mieux paraître que cette idée de la pesanteur avait été tirée en partie de celle que j'avais de
mon esprit, est que je pensais que la pesanteur portait les corps vers le centre de la terre, comme
si elle eût eu en soi quelque connaissance de centre : car certainement il n'est pas possible que
cela se fasse sans connaissance, et partout où il y a connaissance, il faut qu'il y ait de l'esprit.
Toutefois j'attribuais encore d'autres choses à cette pesanteur, qui ne peuvent pas en même façon
201 AT, III, pp. 666-667. 202 Lettre à Élisabeth du 21 mai 1643, AT, III, p. 667.
64
être entendues de l'esprit : par exemple, qu'elle était divisible, mesurable, etc. »203.
Autrement dit, le phénomène physique de la pesanteur est d'abord perçu à partir de l'expérience
immédiate que chacun fait de sa capacité à mouvoir son corps par la seule force de sa volonté. C'est
sur ce modèle que nous nous mettons à interpréter le monde qui nous entoure, car c'est la connaissance
qui nous est la plus immédiate. Une fois la genèse de l'erreur mise en évidence, Descartes peut donc
expliquer comment il pense s'en être libéré :
« Mais après que j'eus suffisamment considéré toutes ces choses, et que j'eus soigneusement
distingué l'idée de l'esprit humain des idées du corps et du mouvement corporel, et que je me fus
aperçu que toutes les autres idées que j'avais eues auparavant, soit des qualités réelles, soit des
formes substantielles, en avaient été composées, ou formées par mon esprit, je n'eus pas beaucoup
de peine à me défaire de tous les doutes qui sont ici proposés. Car, premièrement, je ne doutais
plus que je n'eusse connaissance, puisqu'il m'était si présent et si conjoint. Je ne mis plus aussi en
doute que cette idée ne fut entièrement différente de celles de toutes les autres choses, et qu'elle
n'eut rien en soi de ce qui appartient au corps : pource qu'ayant recherché très soigneusement les
vraies idées des autres choses, et pensant même les connaître toutes en général, je ne trouvais rien
en elles qui ne fut en tout différent de l'idée de mon esprit. Et je voyais qu'il y avait une bien plus
grande différence entre les choses, qui, bien qu'elles fussent tout à la fois en ma pensée, me
paraissaient néanmoins distinctes et différentes, comme sont l'esprit et le corps, qu'entre celles
dont nous pouvons à la vérité avoir des pensées séparées, nous arrêtant à l'une sans penser à l'autre,
mais qui ne sont jamais ensemble en notre esprit, que nous ne voyions bien qu'elles peuvent pas
subsister séparément »204.
Ainsi, c'est en prenant soin de bien distinguer les notions primitives qui sont en nous qu'il devrait
nous être possible de nous libérer de la confusion nous poussant à projeter la manière dont nous nous
rapportons à notre expérience de l'union interactive de notre esprit avec notre corps aux mouvements
de l'étendue qui concernent seulement les corps. Une fois encore, la réponse cartésienne se formule
comme un appel à la distinction conceptuelle opposé à la spontanéité de nos idées confuses
anthropologiquement ancrées : c'est seulement en opérant une distinction rigoureuse entre les notions
primitives qu'il est possible de comprendre adéquatement une action de l'âme sur le corps qui
n'implique ni contact ni attribution de l'étendue à l'âme.
Le fait que Descartes mobilise l'explication scolastique de la pesanteur pour rendre compte de
l'interaction psychophysique ne doit pas nous étonner. S'il rejette l'assimilation de la pesanteur à une
qualité réelle distincte des corps et qui les déterminent à tendre vers le centre de la terre pour lui
substituer la théorie mécaniste qui explique le mouvement en terme de loi, de choc, de grandeur, de
figure et de mouvement de corpuscules, il montre aussi qu'il est possible de comprendre la théorie
scolastique, abstraction faite de son application erronée au domaine physique. Par conséquent, il est
également possible de comprendre comment l'âme, substance immatérielle, peut causer des
203 AT, IX-1, pp. 240-241. 204 AT, IX-1, p. 240-241.
65
changements dans le monde physique. Comme Descartes l'explique à Arnauld, les philosophes qui
mobilisent le concept de pesanteur scolastique ne font en fait que mobiliser « l'idée qu'ils ont en eux
de la substance incorporelle pour se représenter la pesanteur »205. Le fait qu'il leur soit possible de
concevoir qu'une chose incorporelle telle que la qualité réelle de pesanteur puisse être au principe de
certains mouvements physiques permet donc de comprendre comment l'âme peut agir dans le monde
physique.
Mais il est bien étrange de mobiliser le paradigme scolastique pour expliquer la manière dont
l'âme peut mouvoir le corps, tout en critiquant à partir de la nouvelle physique la manière dont les
scolastiques ont conceptualisé la notion de pesanteur. N'est-ce pas redevenir scolastique, c'est-à-dire
se laisser reprendre aux erreurs de l'enfance, que de rendre ainsi compte de l'interaction ? Ceci suscite
d'ailleurs une réponse embarrassée de la part d’Élisabeth lorsqu'elle écrit à Descartes, dans sa lettre
du 20 juin 1643 :
« ne pouvoir comprendre l'idée par laquelle nous devons juger comment l'âme (non étendue et
immatérielle) peut mouvoir le corps, par celle que vous avez eu autrefois de la pesanteur ; ni
pourquoi cette puissance, que vous lui avez alors, sous le nom d'une qualité, faussement attribué,
de porter le corps vers le centre de la terre, nous doit plutôt persuader qu'un corps peut être poussé
par quelque chose d’immatériel, que la démonstration d'une vérité contraire (…) nous confirmer
dans l'opinion de son impossibilité : principalement, puisque cette idée (…) peut être feinte par
l'ignorance de ce qui véritablement meut ces corps vers le centre. Et puisque nulle cause matérielle
ne se présentait aux sens, on l'aurait attribué à son contraire, l'immatérielle, ce que néanmoins je
n'ai jamais pu concevoir que comme une négation de la matière, qui ne peut avoir aucune
communication avec elle »206.
L'explication que fournit Descartes ne semble rendre l'action de l'âme sur le corps que plus
obscure, Elisabeth avouant ne pas apercevoir en quoi l'idée de pesanteur permet d'éclairer
l'interaction entre l'âme et le corps. Elle va jusqu'à déclarer qu'il lui semble « plus facile de concéder
la matière et l'extension à l'âme, que la capacité de mouvoir un corps et d'en être ému, à un être
immatériel »207. L'idée d'une interaction causale entre un être immatériel et un être matériel est soit
inintelligible, soit contradictoire. Elle prend en effet le contre-pied de la nouvelle science de la nature
et les lois du mouvement, que Descartes développe par ailleurs en tant que scientifique. Ainsi que le
souligne Élisabeth, la résolution de cette contradiction nécessiterait qu'on attribue d'une manière ou
d'une de l'extension à l'âme. Mais cela va, à son tour, à l'encontre de la distinction à la fois conceptuelle
et réelle que Descartes a mis en place entre l'esprit et le corps. Pourtant, dans sa réponse du 28 juin
1643, Descartes « supplie » Élisabeth de « vouloir librement attribuer cette matière et cette extension
205 Lettre du 29 juillet 1648, AT, V, pp. 222-223. 206 AT, III, p. 684. 207 AT, III, p. 685.
66
à l'âme car cela n'est autre chose que la concevoir unie au corps » pour mieux « la concevoir unie au
corps » et, par la suite, « revenir aisément à la connaissance de la distinction de l'âme et du corps »208.
Autrement dit, il concède que pour mieux comprendre l'interaction, il faudrait, dans un premier temps,
se représenter volontairement l'âme comme quelque chose d'étendue. Ce qui est clairement
incompatible avec l'entreprise de reconceptualisation de la notion d'esprit qu'il opère par ailleurs et
qu'il distingue par définition et par nature de la chose étendue.
Il faut cependant préciser que Descartes introduit dans cette réponse une nouveauté conceptuelle
dans l'usage du concept d' « extension », analogue à la distinction entre les deux formes de sensibilités,
celle des bêtes, purement mécanique, et celle de l'homme, doté d'une âme : l'« extension » appliquée
à la notion de l'union de l'âme et du corps est hétérogène à l'« extension » mobilisée pour qualifier les
substances corporelles. C'est le sens de la distinction dans la réponse du 28 juin 1643 à Élisabeth :
« La matière qu'elle aura attribuée à [la] pensée [de l'âme comme chose étendue], n'est pas la
pensée même, et l'extension de cette matière est d'autre nature que l'extension de cette pensée en
ce que la première est déterminée à certain lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps,
ce que ne fait pas le deuxième »209.
La même conception se trouve déjà exposée dans la lettre d'août 1641 à Hyperaspites :
« J'ai déjà expliqué par l'exemple de la pesanteur, en tant que prise pour une qualité réelle,
comment l'esprit est co-étendu à un corps étendu, encore qu'il n'ait aucune vraie extension, c'est-
à-dire aucune par laquelle il occupe un lieu et qui fait qu'il en chasse tout autre corps »210.
Tandis que l'étendue attribuée aux substances corporelles occupe nécessairement un certain lieu,
il faudrait concevoir, dans le cadre de la notion primitive de l'union de l'âme avec le corps, l'extension
de l'âme comme une extension sans lieu, de manière à ne pas confondre sa manière d'être étendue
avec l'étendue qui ne vaut que pour les corps. Car s'il est impossible pour plusieurs corps d'occuper
exactement le même lieu - lorsqu'un corps occupe un lieu, il chasse du même coup les autres corps-,
ce n'est pas le cas de l'âme, qui est une substance non corporelle et indivisible.
Mais cette nouveauté conceptuelle introduit alors une nouvelle difficulté en tentant de résoudre
la précédente : comment comprendre clairement et distinctement cette idée d'étendue sans lieu,
contradictoire avec tout concept d'étendue géométrique – celui que mobilise habituellement Descartes
pour parler du monde physique et qui implique non seulement la longueur, la largeur et la profondeur,
mais qui est aussi intrinsèquement liée lié à la notion proprement géométrique d'espace. Qu'est-ce
208 AT, III, pp. 694-695. 209 AT, III, p. 694. 210 Méditations métaphysiques, Objections et réponses, suivies de quatre lettres, chrono., présent. Et bibliogr.
de J.-M. Beyssade et M. Beyssade, 1992, p. 560. AT, III, p. 434, pour le texte original latin.
67
donc alors que cette nouvelle « étendue sans espace » ?
Certes, Descartes distingue toujours le concept d'étendue tel qu'il l'applique à l'univers des corps,
celui qu'il mobilise spécifiquement dans la description des substances inétendues, telles que Dieu ou
l'âme. Le second sens est en général mobilisé de manière métaphorique. Par conséquent, il ne s'agit
jamais, au sens strict, d'une étendue « vraie » - de la même manière que la sensibilité animale n'est
pas une sensibilité stricto sensu. C'est ce qu'il explique dans sa lettre de 1649 à Morus au sujet de
Dieu :
« Si l'on veut que Dieu soit en un sens étendu, parce qu'il est partout, je le veux bien : mais je nie
qu'en Dieu, dans les anges, dans notre âme, enfin en toute autre substance qui n'est pas corps, il y
ait une vraie étendue, et telle que tout le monde la conçoit (…). Enfin nous comprenons aisément
que l'âme, Dieu, et plusieurs anges ensemble, peuvent être en même temps dans le même lieu ;
d'où l'on conclut visiblement que nulles substances incorporelles ne sauraient être proprement
étendues, et qu'on ne peut les concevoir que comme une certaine vertu ou force, qui, bien
appliquées à des choses étendues, ne sont pas pour cela étendues »211.
Le rapport des substances incorporelles au concept d'extension est donc double, sans jamais
pourtant que l'on puisse leur attribuer une étendue au sens propre du terme. Soit les substances sont
totalement incorporelles, et dès lors étrangères à toute forme d'étendue. Soit elles peuvent être
conçues comme étendues, mais en référence à une extension qui n’occupe aucun lieu et qui se
distingue donc de l'étendue au sens littéral du terme qui, quant à elle, n'est attribuable qu'au domaine
des choses corporelles. En dépit de l'intérêt que peut présenter la réponse cartésienne, la manière
d'envisager le rapport de l'âme avec l'étendue ne semble pas plus suffisante que les développements
théoriques précédents pour résoudre la question principale, à savoir comment l'âme, chose par
définition et par nature inétendue, peut se rapporter au corps de manière à agir sur lui et être affectée
par lui en retour. On peut même affirmer que la manière dont Descartes semble concéder à l'âme une
certaine forme d'étendue rend finalement plus évident l'aspect problématique voire l'intelligibilité de
l'union de l'âme et du corps dans sa modalité interactive.
Sans compter que la distinction entre les sens du terme « extension » ne répond pas au problème
posé par la thèse de la localisation du point d'interaction. Si l'esprit est en lien avec la glande pinéale
et il a son lieu dans le corps grâce à cet organe, cela signifie que Descartes pense bien d'une manière
ou d'une autre la présence de l'âme dans la machine du corps sur le modèle de la localisation précise,
par définition en un lieu, qui est par définition lui-même spatialement situé dans le corps. Dès lors, il
ne s'agit pas du tout d'une « étendue sans lieu » dont il est question dans les développements dédiés à
la fonction de la glande pinéale dans l'interaction causale. Ce qui se dessine donc, c'est à nouveau la
211 DESCARTES, Correspondance avec Arnauld et Morus, trad. de Geneviève Lewis, Paris, Vrin, 1953, pp.
113-115. AT, V, pp. 269-270, pour le texte original latin.
68
tentation d'attribuer l'étendue au sens strict du terme (l'étendue géométrique) à l'âme, alors que
Descartes s'est précisément efforcé de dresser toutes les barrières possibles pour prévenir cette
opération qui relève pour lui de la confusion.
6. L'instabilité de la notion de « corps »
Une série d'oscillations, on l'a vu, sont la conséquence du dédoublement de la conception
cartésienne de l'union, entre métaphysique, anthropologie, et explication scientifique. Tantôt l'âme y
apparaît jointe au corps tout entier (métaphysique et anthropologie), tantôt elle l'est plus
particulièrement à une partie précise du corps (explication scientifique). La juxtaposition de ces thèses
se retrouve même telle quelle dans le traité des Passions de l'âme, à l'article 30 où il est annoncé « que
l'âme est unie à toutes les parties du corps conjointement » et à l'article 31 où Descartes précise que
« bien que l'âme soit jointe à tout le corps, il y a néanmoins en lui quelque partie en laquelle elle
exerce ses fonctions plus particulièrement qu'en toutes les autres », c'est-à-dire « une certaine glande
fort petite, située dans le milieu de [la substance cérébrale] »212. En découlent le quasi-dédoublement
de la notion de « sensibilité », ainsi que celui de la notion d'« étendue ». Et cette oscillation se
transpose aussi à la conception du corps humain elle-même. En effet, lorsque l'union est décrite en
termes substantiels (et non comme un agrégat ou une simple superposition de substances étrangères
l'une pour l'autre), l'âme, en raison de l'indivisibilité de sa nature, est décrite comme entièrement jointe
au corps. Ce dernier est dès lors conçu comme une totalité et non comme une série de parties. Cette
position est défendue en particulier dans le traité des Passions de l'âme, où l'« âme (est) véritablement
jointe à tout le corps », précisément parce que le corps est une totalité indivisible en raison de la
« disposition de ses organes » et que l'âme, en tant qu'elle n'a rien de commun avec l'étendue, ne peut
se rapporter au corps qu'en tant que totalité ou unité213. On lit cette manière de concevoir le corps-
uni-à-l'âme dans la lettre que Descartes adresse à Mesland le 9 février 1645. Il y souligne que notre
notion de corps est équivoque, puisqu'elle enveloppe autant la notion de corps en général, c'est-à-dire
de « partie déterminée de la matière », que la notion de corps propre, c'est-à-dire « toute la matière
qui est ensemble unie avec l'âme [d'un] homme »214. Pour autant, lorsqu'il s'agit de considérer le corps
en tant que corps-uni-à-l'âme, c'est la seconde notion qui doit prévaloir :
« En sorte que, bien que cette matière change, et que sa quantité augmente ou diminue, nous
croyons toujours que c'est le même corps, idem numero, pendant qu'il demeure joint et uni
substantiellement à la même âme (…). Car il n'y a personne qui ne croie que nous avons les
mêmes corps que nous avons eus dès notre enfance, bien que leur quantité soit de beaucoup
212 AT, XI, pp. 351-352. 213 I, art. 30, AT, XI, p. 351. 214 AT, IV, pp. 166-167.
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augmentée et que, selon l'opinion commune des Médecins, et sans doute selon la vérité, il n'y ait
plus en eux aucune partie de la matière qui y était alors, et même qu'ils n'aient plus la même
figure ; en sorte qu'ils ne sont eadem numero, qu'à cause qu'ils sont informés de la même âme.215»
Mais cette description du corps total, correspondant avec son union avec une âme indivisible,
entre en conflit avec la théorie mécaniste du corps mise en place par Descartes dans les œuvres qu'il
consacre à la physiologie et à l'anatomie humaine. Dans ces dernières, le corps est expliqué sur le
modèle de la machine, machine qu'il serait possible de concevoir comme composée des « pièces qui
sont requises pour faire [que cette machine] marche, qu'elle mange, qu'elle respire, et enfin qu'elle
imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre
que de la disposition des organes »216. Et la thèse du siège cérébral de l'âme ne se justifie qu'en
s'appuyant sur de telles thèses mécanistes. Le corps cartésien se trouve ainsi écartelé entre son unité-
totalité conçue et vécue de manière anthropologique, et sa multiplicité agrégée décrite et expliquée et
manière scientifique.
Un risque de taille apparaît alors. C'est que la conception du corps-uni-à-l'âme, en décalage avec
le modèle mécaniste, se rapproche alors dangereusement du modèle contre lequel Descartes entendait
pourtant précisément construire sa conception du corps : le corps animé de la scolastique, où l'âme
est principe de vie et d'animation du corps mais aussi son principe d'identité individuelle. Ainsi,
lorsqu'il tente de rendre compte de l'union de l'âme avec le corps, il arrive bien à Descartes de
manifester une tendance à envisager son modèle de l'union d'une manière analogue à celle dont
l'aristotélisme faisait de l'âme la forme substantielle au principe de l'identité individuelle, comme en
témoigne la lettre au père Mesland précédemment citée.
Conclusion : L'instabilité de la notion de l'union
La conception cartésienne de l'union de l'âme et du corps, et plus particulièrement de la situation
de l'esprit dans le corps, est affectée d'une grande instabilité. Descartes défend tour à tour une
conception de l'âme jointe au corps tout entier, pour laquelle le corps apparaît comme une unité - c'est
le corps-uni-à-l'âme, qui est le corps propre - et une conception de l'âme plus particulièrement jointe
à une partie précise du corps, avec la thèse du siège cérébral de l'âme, qui ne se justifie qu'en
s'appuyant sur des thèses mécanistes – c'est le corps organisme. Ainsi, s'il est vrai que l'âme est jointe
au corps conçu comme une totalité, il n'en reste pas moins qu'elle agit de manière privilégiée sur la
215 Ibid. 216 Traité de l'Homme, AT, XI, p. 120.
70
glande pinéale à partir de laquelle « elle exerce immédiatement ses fonctions »217. Mais en dépit de
l'apparente évidence que Descartes essaie d'insuffler à la coexistence de ces deux thèses, sa
conception du corps propre entre en conflit avec la théorie mécaniste. A l'inverse, l'attribution d'un
un lieu à l'action de l'âme dans le corps va à l'encontre de la conception qui, dans le cadre de la notion
d'union psychophysique, envisage le corps comme une totalité indivisible, et s'oppose également à la
thèse qui fait de l'âme une chose essentiellement inétendue. In fine, la manière dont Descartes
s’efforce de rendre compte de l'interaction qu'il théorise entre le corps et l'esprit et les développements
qu'il lui consacre afin de résoudre les tensions résultant de la notion d'union, soulèvent bien plus de
problèmes qu'ils ne contribuent à en résoudre.
Pourtant, ces difficultés ne doivent pas oblitérer l'acquis principal des positions cartésiennes dans
l'histoire de la philosophie de l'esprit. Car il faut bien distinguer l'institution même d'un problème, et
même d'un cadre problématique, des réponses qui lui sont apportées. L'interactionnisme inventé par
Descartes a contribué à poser les jalons de la représentation moderne de la relation entre le domaine
mental et le domaine cérébral. Ce modèle a institué les termes mêmes du problème du corps et de
l'esprit. Il peut être tentant de penser que ce dernier a été radicalement renouvelé au XXème siècle et
que la problématisation de Descartes est absolument obsolète. Mais l'examen fin de la doctrine
cartésienne combiné à un regard attentif sur les débats contemporains en philosophie de l'esprit, en
particulier ceux portant sur la détermination de la nature des rapports du corps et de l'esprit, montre
qu'il n'en est rien.
217 Passions, I, art. 32, AT, XI, p. 352.
71
CONCLUSION
Reprenons la formulation contemporaine du problème du corps et de l'esprit telle que nous l'avions
exposée en introduction, avec ses trois intuitions fondatrices.
(1) Nous distinguons spontanément les propriétés, les faits ou les états mentaux et les propriétés
les) faits ou les états physiques.
(2) Nous sommes également accoutumés à considérer que nos états mentaux peuvent avoir une
efficacité causale sur nos états physiques, et réciproquement.
(3) Nous pensons que les propriétés et les faits physiques constituent la condition nécessaire et
suffisante pour expliquer ce qui se produit dans le monde.
Comment la philosophie de Descartes permet-elle de répondre au problème que représente
l'incompatibilité mutuelle de ces propositions les unes avec les autres ?
(a) Pour Descartes, les propriétés et les états mentaux ne sont pas identiques aux propriétés ou aux
états physiques. Ils s'en distinguent sur les plans épistémologique et ontologique, et ce radicalement,
grâce à la mobilisation du concept de substance. La philosophie cartésienne distingue en effet deux
types de substances, ou de choses, dans le monde : les substances corporelles ou physiques et les
substances mentales. On dira d'une chose qu'elle est une substance si et seulement si elle ne dépend
pas d'une autre chose pour exister ou si elle n'existe pas à travers une autre chose. Chaque type de
substance constitue par conséquent un domaine à la fois d'être et d'intelligibilité autonome car elle ne
peut se connaître qu'à partir de son attribut principal. Cet attribut représente à la fois sa nature et son
essence. Ainsi, nous ne connaissons les choses physiques qu'en tant qu'elles se caractérisent par
l'étendue géométrique. Par conséquent l'étendue est le principe d'intelligibilité et l'essence de toute
chose physique. Les substances mentales, au contraire, ne possèdent aucune propriété corporelle et
elles ne peuvent donc être connues qu'à partir de leur fonction principale qui est uniquement de penser.
La pensée représente donc l'essence des substances mentales. Dès lors, l'esprit représente donc une
substance dont l'attribut principal et la pensée tandis que le corps se caractérise essentiellement par
son étendue physique. Et comme il est possible de connaître chacun de ces domaines sans faire
intervenir les modes qui appartiennent à l'autre, Descartes en conclut qu'il y a non seulement une
distinction épistémologique entre une substance mentale et une substance physique, mais qu'elles sont
aussi distinctes sur le plan ontologique, autrement dit qu'elles ne dépendent pas l'une de l'autre pour
exister. En effet, s'il est possible de connaître nos états mentaux sans référence aucune à nos états
72
physiques, cela signifie que d'un point de vue ontologique, les propriétés de l'esprit n'ont rien de
commun avec les propriétés physiques. En vertu de la relation entre connaissance et être dans la
conception cartésienne de la substance, et de la définition du rapport entre attribut et substance, qui
est une relation d'inhérence (tout état ou toute propriété existe à par rapport à la substance à laquelle
il appartient), cela signifie donc que nos états mentaux n'appartiennent pas à la substance corporelle
et qu'ils sont nécessairement les propriétés d'une substance mentale. La distinction ontologique de
l'esprit et du corps est donc rien moins que la conséquence logique de leur distinction conceptuelle.
Dans la théorie cartésienne du monde physique, toutes les propriétés des corps doivent donc être
considérées comme des modalités de l'étendue géométrique, c'est-à-dire que tous les phénomènes
physiques sont explicables en termes de grandeur, de figure et de mouvement des corpuscules
imperceptibles qui composent les corps macroscopiques que nous percevons dans l’expérience
sensible. Dans le cadre de cette théorie mécaniste, les lois du mouvement sont donc fondamentales
puisque c'est elles qui gouvernent et expliquent tous les changements qui adviennent dans le monde
physique. Par conséquent, Descartes s'oppose à la tradition aristotélicienne lorsqu'il cesse de
concevoir l'âme comme le principe d'explication de la vie et des mouvements du corps vivant. C'est
donc l'autonomisation du monde physique par rapport à l'âme qui constitue la condition de possibilité
de la distinction épistémologique et ontologique du corps et de l'esprit. Le corps cartésien se
comprend à partir du modèle de l'automate, et il nécessite donc des schémas causaux spécifiques pour
être expliqué. L'explication physique ne nécessite pas l'intervention des attributs de l'âme ou de l'esprit
mais les lois générales de la mécanique lui suffisent. Si les progrès ultérieurs accomplis dans le
domaine de la connaissance scientifique du corps ont conduit au rejet des thèses cartésiennes relatives
à l'explication du domaine physique, l'opération théorique de Descartes n'en reste pas moins
importante pour deux raisons : elle rompt définitivement avec les théories physiques antérieures et
elle marque le début de la science moderne. Il est cependant important de retenir que c'est en
commençant par envisager l'étendue physique comme un domaine sui generis que Descartes peut par
la même occasion théoriser l'esprit comme un domaine autonome.
Une fois « dévitalisée », l'âme peut être redéfinie en tant que sujet exclusif de l'activité de la pensée.
Comme elle n'est pas nécessaire à la compréhension des processus physique, Descartes peut alors lui
attribuer un domaine propre, doté de son organisation et dont l'intellection se fait d'une toute autre
manière que celle du domaine corporel. L'esprit représente alors une sphère autonome par rapport à
« cet assemblage de membres qu'on appelle le corps humain »218 et il devient exclusivement une
chose dont l'essence est de penser219. La pensée est associée aux notions d'intériorité et de réflexivité.
L'assimilation de l'idée à une image mentale implique en effet une conception « picturale » et
218 Méditations métaphysiques, II, AT, IX-1, p. 21. 219 Ibid., AT, IX-1, p. 22.
73
« représentationnelle » de l'activité de l'esprit, corrélée à une théorie qui envisage la vie mentale sur
un modèle internaliste, c'est-à-dire comme une sphère purement interne et distincte du monde et des
objets extérieurs. Le domaine de l'intériorité mentale contiendra ainsi tout ce qui nous est le plus
immédiatement connu, tandis que le domaine des objets qui existent en dehors de l'esprit ne pourra
être connu qu'à travers la médiation de nos facultés corporelles ou de l'exercice de notre raison.
L'esprit est donc du même coup redéfini en termes de présence à soi. L'activité de la pensée n'étant
pas détachable de notre individualité, elle est donc également ce qui nous est le plus immédiatement
connaissable.
(b) D'un autre côté, et conformément à la seconde proposition de l'ensemble des propositions qui
constituent le problème du corps et de l'esprit, Descartes soutient que nos états mentaux peuvent
causer certains de nos états physiques et réciproquement. En parallèle de son dualisme, il pose que la
nature de l'homme est d'être un « composé de l'esprit et du corps »220. Certains phénomènes (le
mouvement volontaire, la sensation, et surtout les passions) témoignent en effet de l'interaction de
l'esprit avec le monde physique. Au sein de ces expériences de l'union, l'homme se révèle comme
étant à la fois un être pensant et corporel. Descartes impose ainsi doublement la représentation d'un
homme double : corps-machine et chose pensante, étendu d'une part, et chose incorporelle d'autre
part, puis, se superposant à cette première conception de l'homme comme être duel, son appréhension
comme composé indissociable d'âme et de corps. En effet, l'union psychophysique est si fondamentale
à ses yeux qu'il faut la concevoir en termes substantiels, et non comme un agrégat ou une simple
superposition de substances étrangères l'une pour l'autre. Pour expliquer cette notion, Descartes pose
l'hypothèse d'une localisation cérébrale de l'âme et il postule une causalité réciproque entre les actes
de l'esprit et les actes du corps, ce qui lui permet de poser les fondements d'une théorie
« neuropsychologique »221. Cette théorie de l'interaction mobilise des notions issues de la philosophie
mécaniste pour expliquer la manière dont l'âme et le corps peuvent agir l'un sur l'autre. Ainsi, si
l'union échappe à l'entendement, elle est ce qui joint deux substances intelligibles individuellement :
l'organisme, connu sur le modèle mécanique, et l'âme pensante, qui l'est en tant qu'elle imagine et
qu'elle sent. L'expérience de l'union de l'âme et du corps, c'est ainsi l'expérience de l'activité motrice
et de la passivité concomitante de chacun de ces termes mis causalement en relation. Cette expérience
même témoigne de l'unité dynamique du composé humain.
(c) Enfin, puisque toute solution au problème du corps et de l'esprit suppose la négation d'une des
trois propositions de départ, Descartes nie le principe de complétude causale en affirmant l'existence
de la causalité mentale inhérente à la thèse même de l'union et de l'interaction qui en découle. En
220 Méditations métaphysiques, VI, AT, IX-1, p. 70, nous soulignons. 221 GILLOT, Pascale, L'esprit, figures classiques et contemporaines, Paris, CNRS éditions, 2007, note 11, p.
22.
74
d'autres termes, Descartes que tous les états physiques aient des causes complètes, autrement dit il
réfute le fait c'est-à-dire que tous les états physiques soient soumis à des lois physiques et qu'ils
possèdent dès lors une explication exclusivement physique. Autrement dit, pour justifier l'interaction
psychophysique, Descartes pose qu'il est possible pour l'âme d'intervenir dans le monde physique
sans violer les lois naturelles. Pour cela, il localise dans la glande pinéale le lieu où l'âme peut initier
les mouvements volontaires dans le corps et où le corps peut y exercer certaines déterminations en
agissant sur les mouvements de la glande pinéale.
Mais, en dépit du fait que Descartes envisage ces thèses comme complémentaires et leur
coexistence comme ne générant aucune contradiction, il appert que soutenir le dualisme du corps et
de l'esprit et, en même temps, argumenter en faveur de leur union interactive dont témoignerait notre
expérience génère une tension que la philosophie cartésienne ne résout pas. Cette dernière se
manifeste comme un conflit entre une appréhension anthropologique et une appréhension scientifique
de l'Homme. Les effets de cette tension apparaissent en de multiples points de la doctrine. Ainsi, pour
pouvoir localiser l'âme dans le cerveau, Descartes se trouve obligé de lui attribuer une certaine forme
d'étendue alors même qu'il l'avait d'abord définie comme une chose essentiellement incorporelle. De
même, pour pouvoir interagir avec l'esprit, le corps devient, d'une machine constituée de parties
diverses, une totalité indivisible unie à l'âme toute entière. A l'encontre des intentions de son inventeur,
le concept d' « union » se rapproche alors du corps animé d'Aristote. La solution cartésienne soulève
donc finalement davantage de problèmes qu'elle ne contribue à en résoudre.
Pourtant, on aurait tort de rejeter catégoriquement la théorie cartésienne au motif de ses défauts,
et il est essentiel de faire la part entre les réformes conceptuelles qu'a initiées Descartes et les détails
des développements théoriques fondés sur les connaissances scientifiques dont il disposait à son
époque. Le dualisme qui distingue épistémologiquement les notions de corps et d'esprit et
l'interactionnisme ont en effet posé les jalons des représentations contemporaines de la relation entre
le domaine mental et le domaine cérébral. Et si la juxtaposition de la thèse de la distinction
ontologique de l'esprit et du corps avec la celle de leur union « neuropsychologique » pose problème
au lecteur d'aujourd'hui, elle est pourtant le geste, intrinsèquement problématique, qui institue la
nécessaire différenciation entre un domaine proprement physique et un domaine proprement réservé
au mental. En d'autres termes, nous soutenons que la formulation actuelle du problème du corps et de
l'esprit est le produit du grand geste opéré par Descartes. Ce qui signifie que lorsqu'il répond à la
question ontologique des relations entre le corps et l'esprit, il ne répond pas à une question qui lui
préexiste. Mais il l'invente, et en pose les fondements et la structure dont nous avons hérité.
Ainsi, la présentation du cartésianisme comme une doctrine repoussoir à laquelle il est de bon ton
de s'opposer est en réalité le produit d'une lecture superficielle qui ignore le travail de
75
problématisation opéré par l'auteur des Méditations. Tel un retour du refoulé, cet oubli se paie par la
résurgence dans la philosophie contemporaine de problèmes hérités de l'Age Classique. Et la question
de la causalité mentale ne cesse de tarauder aujourd'hui les philosophes de l'esprit, de même que celle
des rapports entre états mentaux et états cérébraux, qui trouvent leur source dans les distinctions
qu'opéra Descartes à l'Age Classique. Si les données scientifiques dont nous disposons aujourd'hui
convergent dans le sens d'une corrélation systématique et régulière entre les états mentaux et les états
physiques, cette dernière relève d'un constat qui exige explication. Et notre contemporanéité n'est pas
moins aux prises avec des tensions conceptuelles et théoriques que ne l'était Descartes face à Elisabeth.
Ainsi la théorie de l'identité psychophysique, qui a émergé à partir du milieu du XXème siècle,
prétend-elle expliquer la corrélation physique/mental non seulement en faisant du cerveau le lieu de
l'activité mentale, mais en postulant également l'identité stricte entre états physiques et états mentaux
– elle est ainsi dite physicaliste de type réductionniste. Cette perspective implique donc que toute
science du mental est, en dernière analyse, une science du cerveau. Tout en s'appuyant sur certains
acquis de la démarche cartésienne, cette théorie s'y oppose radicalement en prônant une version forte
du réductionnisme. Cependant, tous les réductionnismes ne sont pas équivalents, et il en existe des
formes plus ou moins fortes. Le fonctionnalisme, type de théorie à base physicaliste, s'est ainsi opposé,
dès l'émergence de ses premières versions dans les années 1960, aux théories de l'identité
psychophysique en promouvant une thèse de la multiréalisabilité du mental : l'esprit possède ses
fonctionnements propres, se définit même uniquement par ces fonction, qui ne dépendent donc pas
de la nature de leur support physique. Elles peuvent dès lors être conçues comme se réalisant dans
des supports physiques divers, ce qui laisse même ouverte une infinité de possibilités quant à cette
réalisation physique. Le fonctionnalisme est donc compatible avec le dualisme des propriétés tel qu'il
fut pour la première fois énoncé par Descartes, tout en s'opposant au dualisme substantiel (car si la
nature de ces fonctions ne dépendent pas de la nature de leur support physique, leur existence dépend
quant à elle de l'existence de ce support ; en d'autres termes, à l'instar d'un programme informatique,
une fonction mentale ne s'opère que sur un support physique). Au sein de la pensée fonctionnaliste,
la causalité mentale dispose ainsi d'une autonomie épistémologique explicite par rapport à la causalité
qui s'exerce au sein du monde physique : un état mental se définit par la fonction qu'il occupe en
regard d'autres états mentaux, sans qu'il existe de causalité entre le support matériel et l'esprit. Nous
proposons ainsi de prolonger cette recherche du côté des héritages cartésiens contemporains, à travers
l'analyse du problème de la causalité mentale et des solutions qui lui ont été apportées dans la seconde
moitié du XXème siècle.
76
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