Le démon et mademoiselle Prym - مكتبة اليسر كتب pdf · 2020. 7. 3. · Avec Le Démon e tm ademoiselle Prym, je conclus la trilogie « Et le septième jour… », dont
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LE D
ÉM
ON
ETMADEMOISELLE
PRYM
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Paulo Cœlho
LE DÉMON
ET MADEMOISELLEPRYM
Traduit du portugais (Brésil) parJacques Thiériot
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Editions Anne Carrière
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Du même auteur chez le mêmeéditeur :
L
’
Alchimiste, traduction de JeanOrecchioni, 1994.
L’
Alchimiste, traduction de JeanOrecchioni, édition illustrée pa
rM
œbius, 1995.
Su
r le bord de la rivière Piedra, j
em
e suis assise et j’ai pleuré,traduction de Jean Orecchioni,1995.
Le
Pèlerin de Compostelle,traduction de FrançoiseMarchand – Sauvagnargues,1996.
Le Pèlerin de Compostelle,
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traduction de FrançoiseMarchand – Sauvagnargues,édition illustrée de tableaux deCristina Oiticica et de photos d’YvesDejardin, 1996.
La
Cinquième Montagne,traduction de FrançoiseMarchand – Sauvagnargues,1998.
Ma
nuel du guerrier de la lumière,traduction de Françoise Marchand-Sauvagnargues, 1998.Veronika décide de mourir,traduction de FrançoiseMarchand – Sauvagnargues,2000.
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Paulo Cœlho : http ://wwwpaulocœlho com br
Titre original : 0 Demonio e aSrta. Prym Cette édition est
publiée avec l’accord de SantJordi Asociados, Barcelone,
Espagne
ISBN : 2-84337-143-0
© 2000 by Paulo Cœlho (tousdroits réservés) © EditionsAnne Carrière, Paris, 2001,pour la tradution en langue
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Table des matières
Le Démon et Melle Prym
Note de l’auteur 8
1 11
2 14
3 25
4 28
5 40
6 53
7 55
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8 65
9 73
10 79
11 88
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13 104
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Un notable demanda à Jésus :« Bon maître, que dois-je fair
ep
our avoir en héritage la vi
eé
ternelle ? »Jésus lui répondit :
« Pourquoi m’appelles-tu bon ?Nul n’est bon que Dieu seul. »
Luc, 18,18-19
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Note de l’auteur
La première histoire à proposde la Division naît dans l’anciennePerse : le dieu du temps, après avoi
rc
réé l’univers, prend conscience del’harmonie qui l’entoure, mais sentqu’il manque quelque chosed’important – une compagnie ave
cl
aquelle jouir de toute cette beauté.Durant mille ans, il prie afin
d’avoir un fils. L’histoire ne dit pasqui il implore, étant donné qu’il esttout-puissant, seigneur unique et
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suprême. Néanmoins il prie et finitpar concevoir.
À l’instant même où il perçoitqu’il a obtenu ce qu’il souhaitait, ledieu du temps regrette d’avoi
r
v
o
ulu un fils, conscient quel’équilibre des choses est trèsfragile. Mais il est trop tard. À forcede supplications, il obtientcependant que le fils qu’il portedans son ventre se scinde en deux.
La légende raconte que, demême que de la prière du dieu dutemps naît le Bien (Ormuzd), deson repentir naît le Mal (Ahriman)– frères jumeaux.
Préoccupé, il fait en sortehttps://books.yossr.com/fr
qu’Ormuzd sorte le premier de son
ve
ntre, pour maîtriser son frère etéviter qu’Ahriman ne provoque desdégâts dans l’univers. Toutefois,comme le Mal est rusé et habile, ilparvient à repousser Ormuzd aumoment de l’accouchement et il
vo
it le premier la lumière desétoiles.
Dépité, le dieu du temps décidede fournir des alliés à Ormuzd : ilfait naître la race humaine quiluttera avec lui pour domine
r
A
h
riman et empêcher que celui-cine s’empare de tout.
Dans la légende persane, la racehumaine naît comme l’alliée du
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Bien et, selon la tradition, elle finirapar vaincre. Une autre histoire de laDivision, cependant, surgit dessiècles et des siècles plus tard, cettefois avec une version opposée :l’homme comme instrument duMal.
Je pense que la majorité de mes
lecteurs sait de quoi je parle : unhomme et une femme vivent dansle jardin du paradis, savouranttoutes les délices qu’on puisseimaginer. Une seule chose leur estinterdite – le couple ne peut pasconnaître ce que signifient Bien etMal. Le Seigneur tout-puissant dit
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(Genèse, 2,17) : « De l’arbre de laconnaissance du bien et du mal, tune mangeras pas. »
Et un beau jour surgit leserpent qui leur garantit que cetteconnaissance est plus importanteque le paradis et qu’ils doiventl’acquérir. La femme refuse, endisant que Dieu l’a menacée demort, mais le serpent l’assure querien de tel ne lui arrivera, bien aucontraire : le jour où leurs yeuxs’ouvriront, ils seront comme desdieux qui connaissent le bien et lemal.
Convaincue, Ève mange le fruitdéfendu et en donne un morceau à
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A
d
am. À partir de ce moment,l’équilibre originel du paradis estrompu et le couple est chassé etmaudit. Mais Dieu alors prononceune phrase énigmatique : « Voilàque l’homme est devenu commel’un de nous, pour connaître le bienet le mal ! »
Dans ce cas également (commedans celui du dieu du temps quiprie pour demander quelque chosealors qu’il est le seigneur absolu), laBible n’explique pas à qui Dieus’adresse, ni – s’il est unique –pourquoi il dit « l’un de nous ».
Quoi qu’il en soit, depuis ses
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origines la race humaine estcondamnée à se mouvoir dansl’éternelle Division entre les deuxopposés. Et nous nous retrouvonsici et maintenant avec les mêmesdoutes que nos ancêtres. Ce livre apour objectif d’aborder ce thème enutilisant, à certains moments deson intrigue, des légendes quil’illustrent.
Avec Le Démon e
tm
ademoiselle Prym, je conclus latrilogie « Et le septième jour… »,dont font partie Sur le bord de larivière Piedra, je me suis assise e
tj
’ai pleuré (1995) et Veronika décid
e https://books.yossr.com/fr
de mourir (2000). Ces trois livresévoquent ce qui arrive en unesemaine à des personnes ordinaires,soudain confrontées à l’amour, à lamort et au pouvoir. J’ai toujours cruque les profonds changements, tantchez l’être humain que dans lasociété, s’opèrent dans des laps detemps très courts. C’est au momentoù nous nous y attendons le moinsque la vie nous propose un défidestiné à tester notre courage etnotre volonté de changement ;alors, il est inutile de feindre querien n’arrive ou de se défiler endisant que nous ne sommes pasencore prêts.
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Le défi n’attend pas. La vie neregarde pas en arrière. Unesemaine, c’est une fraction detemps plus que suffisante pou
rs
avoir si nous acceptons ou nonnotre destin.
Buenos Aires, août 2000
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1
Il y avait presque quinze ans
que la vieille Berta s’asseyait tousles jours devant sa porte. Leshabitants de Bescos connaissaientce comportement habituel despersonnes âgées ; elles rêvent aupassé, à la jeunesse, contemplentun monde qui ne leur appartientplus, cherchent un sujet deconversation avec les voisins.
Mais Berta avait une bonneraison d’être là. Et elle comprit que
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son attente avait pris fin ce matin-là, lorsqu’elle vit l’étranger gravir lapente raide, se diriger lentement
ve
rs le seul hôtel du village.
Vê
tements défraîchis, cheveux pluslongs que la moyenne, une barbe detrois jours : il ne présentait pascomme elle l’avait souvent imaginé.
Pourtant, il venait avec sonombre : le démon l’accompagnait.
« Mon mari avait raison, se dit-
elle. Si je n’étais pas là, personne nes’en serait aperçu. »
Donner un âge, ce n’était passon fort. Entre quarante etcinquante ans, selon son
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estimation. « Un jeune », pensa-t-elle, avec cette manière d’évalue
rp
ropre aux vieux. Elle se demandacombien de temps il resterait au
vi
llage : pas très longtemps, sansdoute, il ne portait qu’un petit sac àdos. Probablement une seule nuit,avant de poursuivre son chemin
ve
rs un destin qu’elle ignorait et quine l’intéressait guère. Tout demême, toutes ces années, assise su
rl
e seuil de sa maison, n’avaient pasété perdues, car elle avait appris àcontempler la beauté desmontagnes – à laquelle elle n’avaitpas prêté attention pendantlongtemps : elle y était née et ce
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paysage lui était familier.Il entra dans l’hôtel comme
prévu. Berta se dit que peut-êtreelle devait aller parler au curé decette visite indésirable ; mais il nel’écouterait pas, il dirait : « Vous lespersonnes âgées, vous vous faitesdes idées. »
« Bon, maintenant, allons voi
rc
e qui se passe. Un démon n’a pas
be
soin de beaucoup de temps pou
rf
aire des ravages – tels quetempêtes, tornades et avalanches,qui détruisent en quelques heuresdes arbres plantés il y a deux centsans. »
Soudain, elle se rendit comptehttps://books.yossr.com/fr
que le seul fait de savoir que le mal
ve
nait d’arriver à Bescos nechangeait en rien le cours de la vie.Des démons surviennent etrepartent à tout moment, sans queles choses soient nécessairementperturbées par leur présence. Ilsrôdent en permanence à travers lemonde, parfois simplement pou
rs
avoir ce qui se passe, d’autres foispour tâter telle ou telle âme, maisils sont inconstants et changent decible sans aucune logique, guidésgénéralement par le seul plaisi
rd
’un combat qui en vaille la peine.Berta trouvait que Bescos neprésentait rien d’intéressant ou de
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particulier pour attirer plus d’une
jo
urnée l’attention de qui que cesoit – encore moins celle d’un êtreaussi important et occupé qu’unmessager des ténèbres.
Elle essaya de penser à autrechose, mais l’image de l’étranger nelui sortait pas de la tête. Le ciel, si
bl
eu tout à l’heure, se chargeait denuages.
« C’est normal, c’est toujourscomme ça à cette époque del’année, pensa-t-elle. Aucun rapportavec l’arrivée de l’étranger, justeune coïncidence. »
C’est alors qu’elle entendit leroulement lointain d’un coup de
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tonnerre, suivi de trois autres.C’était signe de pluie, bien sûr, maispeut-être que ce fracas, si elle sefiait aux anciennes traditions du
vi
llage, transposait la voix d’unDieu courroucé se plaignant deshommes devenus indifférents à Saprésence.
« Peut-être que je dois fairequelque chose. Finalement, ce que
j’
attendais vient d’arriver. »Pendant quelques minutes elle
se concentra sur tout ce qui sepassait autour d’elle. Les nuagescontinuaient de s’amonceler au-dessus du village, mais onn’entendait plus aucun bruit. Elle
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ne croyait pas aux traditions etsuperstitions, surtout pas celles deBescos, qui s’enracinaient dansl’antique civilisation celte qui avait
ja
dis régné ici.« Un coup de tonnerre n’est
qu’un phénomène naturel. Si Dieuavait voulu parler aux hommes, Ilne l’aurait pas fait par des voiesaussi indirectes. »
À peine cette pensée eut-elleeffleuré son esprit que lecraquement d’un éclair retentit,cette fois-ci tout près. Berta se leva,prit sa chaise et rentra chez elleavant que la pluie ne tombe. Mais,tout à coup, son cœur était oppressé
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par une peur qu’elle n’arrivait pas àcomprendre.
Que faire ?« Que l’étranger parte tout de
suite », souhaita-t-elle. Elle étaittrop vieille pour pouvoir s’aide
re
lle-même, pour aider son village,ou encore – surtout – le Seigneu
rt
out-puissant, qui aurait choisiquelqu’un de plus jeune s’il avait eu
be
soin d’un soutien. Tout celan’était qu’un délire. Fauted’occupation, son mari essayaitd’inventer des choses pour l’aider àpasser le temps.
Mais d’avoir vu le démon, ah !de cela elle n’avait pas le moindre
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doute. En chair et en os, habillécomme un pèlerin.
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2
L'hôtel était à la fois un
magasin de produits régionaux, unrestaurant qui proposait unecuisine typique et un bar où leshabitants de Bescos se réunissaientpour ressasser les mêmes choses –comme le temps qu’il fait ou lemanque d’intérêt des jeunes pour le
vi
llage. « Neuf mois d’hiver et troismois d’enfer », disaient-ils, forcésqu’ils étaient de faire en quatre-
vingt-dix jours seulement tout le
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travail des champs : labourer,semer, attendre, récolter, engrange
rl
e foin, engraisser, tondre la laine.Tous ceux qui vivaient làconnaissaient leur acharnement à
vi
vre dans un monde révolu.Cependant, il n’était pas faciled’accepter l’évidence : ils faisaientpartie de la dernière générationd’agriculteurs et de pasteurs quipeuplaient ces montagnes depuisdes siècles. Bientôt, les machinesarriveraient, le bétail serait élevéailleurs, avec des aliments spéciaux,le village serait peut-être vendu àune grande entreprise ayant sonsiège à l’étranger, qui le
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transformerait en station de ski.Cela s’était déjà passé dans d’autres
bo
urgs de la région, mais Bescosrésistait – parce qu’il avait unedette envers son passé, compte tenude la forte tradition des ancêtres qui
y
avaient habité et qui leur avaientappris combien il est important dese battre jusqu’au bout.
L’étranger, après avoir lu
attentivement la fiche d’hôtel,décida comment la remplir. À sonaccent, ils sauraient qu’il venaitd’un vague pays d’Amérique du Sud.Il choisit l’Argentine car il aimait
beaucoup son équipe de football. Il
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devait mettre son adresse, il écrivitrue de Colombie, en déduisant queles Sud-Américains avaientcoutume de se rendremutuellement hommage endonnant à des lieux importants lesnoms de pays voisins.
Nom : il choisit celui d’uncélèbre terroriste du siècle dernier…
En moins de deux heures, latotalité des deux cent quatre-vingt-un habitants de Bescos était déjà aucourant qu’un étranger appeléCarlos, né en Argentine, domiciliédans la paisible rue de Colombie àBuenos Aires, venait d’arriver au
village. C’est l’avantage des très
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petites bourgades : aucun effortn’est nécessaire pour très vite toutsavoir de la vie de chacun.
Ce qui était, d’ailleurs,l’intention du nouveau venu.
Il monta dans sa chambre et
vi
da le sac à dos : quelques
vê
tements, un rasoir électrique, unepaire de chaussures de rechange,des vitamines pour éviter lesrefroidissements, un gros cahie
rp
our ses notes et onze lingots d’o
rp
esant deux kilos chacun. Épuisépar la tension, la montée et le poidsqu’il avait coltiné, il s’endormitpresque aussitôt. Mais après avoi
rpris soin de barricader sa porte ave
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une chaise, même s’il savait qu’ilpouvait faire confiance à chacun desdeux cent quatre-vingt-un habitantsde Bescos.
Le lendemain, il prit son petitdéjeuner, laissa des vêtements à laréception du petit hôtel pour lesfaire nettoyer, remit les lingots d’o
rd
ans le sac à dos et se dirigea vers lamontagne située à l’est du village.En chemin, il ne vit qu’un seul deses habitants, une vieille dame,assise devant sa maison, quil’observait d’un œil curieux.
Il s’enfonça dans la forêt,attendit que son oreille s’habitue au
bruissement des insectes, des
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oiseaux et du vent qui fouettait les
br
anches défeuillées. Il savait que,dans un endroit pareil, il pouvaitêtre observé à son insu. Pendantprès d’une heure il ne bougea pas.
Une fois assuré qu’un éventuelobservateur, gagné par la fatigue,serait parti sans aucune nouvelle àraconter, il creusa un trou près d’unrocher en forme de Y, où il cacha unlingot. Il monta un peu plus haut,s’attarda une heure comme s’ilcontemplait la nature, plongé dansune profonde méditation ; il aperçutun autre rocher – celui-ciressemblait à un aigle – et creusaun second trou où il enfouit les dix
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autres lingots d’or.La première personne qu’il
aperçut sur le chemin du retou
ré
tait une jeune femme assise sur larive d’une des nombreuses rivièresintermittentes de la région, forméeslors de la fonte des neiges. Elle levales yeux de son livre, remarqua saprésence, reprit sa lecture. Sa mèrecertainement lui avait appris à ne
ja
mais adresser la parole à unétranger.
Les étrangers, toutefois,lorsqu’ils arrivent dans unenouvelle ville, ont le droit de tente
rd
e se lier d’amitié avec desinconnus, et il s’approcha donc.
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— Bien le bonjour, dit-il. Il faitplutôt chaud pour cette période del’année.
Elle acquiesça d’un signe detête.
L’étranger insista.— J’aimerais que vous veniez
découvrir quelque chose.Bien élevée, elle posa son livre,
lui tendit la main et se présenta :— Je m’appelle Chantal. Le soir,
je
travaille au bar de l’hôtel où vousêtes logé. J’ai trouvé étrange que
vo
us ne soyez pas descendu dîner,l’hôtel vit non seulement de lalocation des chambres mais de toutce que consomment les clients.
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V
o
us êtes Carlos, argentin, voushabitez rue de Colombie, tout lemonde au village est déjà aucourant, parce qu’un homme quidébarque ici en dehors de la saisonde la chasse est toujours un objet decuriosité.
« Un homme d’environcinquante ans : cheveux gris, regar
dd
e quelqu’un qui a beaucoup
vé
cu. »— Quant à votre invitation, je
vo
us remercie, mais j’ai déjàregardé le paysage de Bescos soustous les angles possibles etimaginables. Peut-être vaut-ilmieux que je vous montre moi-
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même des endroits que vous n’avez
ja
mais vus, mais je suppose que
vo
us devez être très occupé.— J’ai cinquante-deux ans, je ne
m’appelle pas Carlos, tous lesrenseignements que j’ai fournissont faux.
Chantal ne sut que répondre.L’étranger enchaîna :
— Ce n’est pas Bescos que je
ve
ux vous montrer. C’est quelquechose que vous n’avez jamais vu.
Elle avait déjà lu beaucoupd’histoires de jeunes filles quidécident de suivre un homme aucœur d’une forêt et quidisparaissent sans laisser de traces.
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La peur la saisit un instant. Maisune peur vite éclipsée par unesensation d’aventure. Finalement,cet homme n’oserait rien lui faire,car elle venait de lui dire que tousau village étaient au courant de sonexistence, même si lesrenseignements qu’il avait donnésne correspondaient pas à la réalité.D’ailleurs, les catastrophesn’arrivent que la nuit – tout aumoins dans les romans.
— Qui êtes-vous ? Si ce que
vo
us me dites maintenant est vrai,sachez que je peux vous dénoncer àla police pour fausse déclarationd’identité !
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— Je répondrai à toutes vosquestions, mais d’abord venez ave
cm
oi. Je veux vous montrer quelquechose. C’est à cinq minutes d’ici.
Chantal ramassa son livre,respira à fond et priasilencieusement, tandis que dansson cœur se mêlaient excitation etpeur. Puis elle se leva et suivitl’étranger. Elle était sûre que ceserait encore un moment defrustration dans sa vie. Celacommençait toujours par unerencontre pleine de promesses pou
rf
inir une fois de plus par l’écho d’unrêve d’amour impossible.
L’homme grimpa jusqu’à lahttps://books.yossr.com/fr
pierre en forme de Y, montra laterre fraîchement remuée et luidemanda de chercher ce qui étaitenterré là.
— Je vais me salir les mains, ditChantal. Je vais salir mes
vê
tements.L’homme prit une branche, la
cassa et la lui tendit pour qu’ellefouille le sol avec. Elle fut sisurprise par ce geste qu’elle décidade faire ce qu’il lui demandait.
Quelques minutes plus tar
da
pparut devant elle le lingot jaune,souillé de terre.
— On dirait de l’or.— C’est de l’or. C’est à moi. S’il
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v
o
us plaît, recouvrez-le.Elle obéit. L’homme la
conduisit jusqu’à l’autre cachette.De nouveau elle se mit à creuser.Cette fois, elle fut surprise par laquantité d’or étalé devant ses yeux.
— C’est aussi de l’or. C’est aussià moi, dit l’étranger.
Chantal allait recouvrir l’or ave
cl
a terre lorsqu’il lui demanda den’en rien faire. Assis sur une pierre,il alluma une cigarette et regardal’horizon.
— Pourquoi m’avez-vousmontré ça ?
Il ne dit mot.— Qui êtes-vous, enfin ?
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Qu’est-ce que vous faites ici ?Pourquoi m’avez-vous montré ça,sachant que je peux raconter à toutle monde ce qui est caché dans cettemontagne ?
— Trop de questions à la fois,répondit l’étranger, les yeux rivéssur les hauteurs, comme s’ilignorait sa présence.
— Vous m’avez promis que si je
vo
us suivais, vous répondriez à mesquestions.
— Tout d’abord, ne croyez pasaux promesses. Le monde en estplein : richesse, salut éternel,amour infini. Certaines personnesse croient capables de tout
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promettre, d’autres acceptentn’importe quoi qui leur garantissedes jours meilleurs. Ceux quipromettent et ne tiennent pasparole se sentent impuissants etfrustrés ; de même ceux quis’accrochent aux promesses.
Il devenait prolixe. Il parlait desa propre vie, de la nuit qui avaitchangé son destin, des mensongesqu’il avait été obligé de croire parceque la réalité était inacceptable. Ildevait parler le langage de la jeunefille, un langage qu’elle puissecomprendre.
Chantal, en tout cas,comprenait presque tout. Comme
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tous les hommes mûrs, il ne pensaitqu’au sexe avec un être plus jeune.Comme tout être humain, il pensaitque l’argent peut tout acheter.Comme tout étranger, il était sû
rq
ue les petites provinciales étaientassez ingénues pour accepte
rn
’importe quelle proposition, réelleou imaginaire, pourvu que celasignifie ne serait-ce qu’une occasionde partir à plus ou moins longueéchéance.
Il n’était pas le premier et,malheureusement, ne serait pas ledernier à essayer de la séduire aussigrossièrement. Ce qui la troublait,c’était la quantité d’or qu’il lui
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offrait. Elle n’avait jamais pensé
va
loir autant et cela tout à la fois luiplaisait et lui faisait peur.
— Je suis trop vieille pou
rc
roire à des promesses, répondit-elle pour essayer de gagner dutemps.
— Mais vous y avez toujourscru et vous continuez à le faire.
— Vous vous trompez. Je saisque je vis au paradis, j’ai déjà lu laBible et je ne vais pas commettre lamême erreur qu’Ève, qui ne s’estpas contentée de ce qu’elle avait.
Bien sûr que ce n’était pas vrai.Maintenant elle commençait à êtrepréoccupée : et si l’étranger se
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désintéressait d’elle et s’en allait ?
A
v
r
ai dire, elle avait elle-même tisséla toile et provoqué leur rencontredans la forêt. Elle s’était placée àl’endroit stratégique par où ilpasserait à son retour, de façon àavoir quelqu’un avec qui bavarder,peut-être encore une promesse àentendre, quelques jours à rêve
rd
’un possible nouvel amour et d’un
vo
yage sans retour très loin de sa
va
llée natale. Son cœur avait déjàété blessé plusieurs fois, maismalgré tout elle continuait de croirequ’elle rencontrerait l’homme de sa
vi
e. Au début, elle avait voulu lechoisir, mais maintenant elle
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sentait que le temps passait très
vi
te et elle était prête à quitte
rB
escos avec le premier homme quiserait disposé à l’emmener, mêmesi elle n’éprouvait rien pour lui.Certainement elle apprendrait àl’aimer – l’amour aussi était unequestion de temps.
L’homme interrompit sespensées :
— C’est exactement cela que je
ve
ux savoir. Si nous vivons auparadis ou en enfer.
Très bien, il tombait dans lepiège.
— Au paradis. Mais celui qui vittrop longtemps dans un endroit
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parfait finit par s’ennuyer.Elle avait lancé le premie
ra
ppât. En d’autres termes, elle avaitdit : « Je suis libre, je suisdisponible. » Lui, sa prochainequestion serait : « Comme vous ? »
— Comme vous ? demandal’étranger.
Elle devait être prudente – quia grand-soif ne court pas à lafontaine. Sinon, il pourraits’effaroucher.
— Je ne sais pas. Tantôt jepense que oui, tantôt je me dis quemon destin est ici et que je nesaurais vivre loin de Bescos.
Deuxième étape : feindrehttps://books.yossr.com/fr
l’indifférence.— Bon, puisque vous ne me
racontez rien sur l’or que vousm’avez montré, merci pour lapromenade. Je retourne à marivière et à mon livre.
— Attendez !L’homme avait mordu à l’appât.— Bien sûr que je vais vous
expliquer pourquoi cet or se trouvelà. Sinon, pourquoi vous aurais-jeamenée jusqu’ici ?
Sexe, argent, pouvoir,promesses… Mais Chantal arbora lamine de quelqu’un qui attend unesurprenante révélation. Leshommes éprouvent un étrange
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plaisir à se sentir supérieurs, ilsignorent que la plupart du temps ilsse comportent de façon totalementprévisible.
— Vous devez avoir une grandeexpérience de la vie, vous pouvezm’apprendre beaucoup.
Parfait. Relâcher un peu latension, faire un petit complimentpour ne pas effrayer la proie, c’estune règle importante.
— Néanmoins, vous avez la trèsmauvaise habitude, au lieu derépondre à une simple question, defaire de longs sermons sur lespromesses ou la façon d’agir dans la
vie. Je resterai avec grand plaisir si
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v
o
us répondez aux questions que je
vo
us ai déjà posées : Qui êtes-
vo
us ? Qu’est-ce que vous faitesici ?
L’étranger détourna son regar
dd
es montagnes et le posa sur la
je
une femme en face de lui. Il avaitaffronté pendant des années toutessortes d’êtres humains et il savait– presque sûrement – ce qu’ellepensait. Certainement elle croyaitqu’il lui avait montré l’or pou
rl
’impressionner par sa richesse. Demême, elle essayait del’impressionner par sa jeunesse etson indifférence.
— Qui suis-je ? Eh bien, disonshttps://books.yossr.com/fr
que je suis un homme qui chercheune vérité. J’ai fini par la trouver enthéorie, mais jamais je ne l’ai miseen pratique.
— Quelle sorte de vérité ?— Sur la nature de l’homme.
J’ai découvert que, si nous avons lemalheur d’être tentés, nousfinissons par succomber. Selon lescirconstances, tous les êtreshumains sont disposés à faire lemal.
— Je pense…— Il ne s’agit pas de ce que vous
pensez, ni de ce que je pense, ni dece que nous voulons croire, mais dedécouvrir si ma théorie est valable.
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V
o
us voulez savoir qui je suis ? Jesuis un industriel très riche, trèscélèbre. J’ai été à la tête de milliersd’employés, j’ai été dur quand il lefallait, bon quand je le jugeaisnécessaire. Quelqu’un qui a vécudes situations dont les gensn’imaginent même pas l’existenceet qui a cherché, au-delà de toutelimite, aussi bien le plaisir que laconnaissance. Un homme qui aconnu le paradis alors qu’il seconsidérait enchaîné à l’enfer de lafamille et de la routine. Et qui aconnu l’enfer dès qu’il a pu jouir duparadis de la liberté totale. Voilà qui
je suis, un homme qui a été bon et
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méchant toute sa vie, peut-être lapersonne la plus apte à répondre àla question que je me pose su
rl
’essence de l’être humain – et voilàpourquoi je suis ici. Je sais ce que
vo
us voulez maintenant savoir.Chantal sentit qu’elle perdait
du terrain. Il fallait se reprendrerapidement.
— Vous pensez que je vais vousdemander : Pourquoi m’avez-vousmontré l’or ? En réalité, ce que je
ve
ux vraiment savoir, c’estpourquoi un industriel riche etcélèbre vient à Bescos chercher uneréponse qu’il peut trouver dans deslivres, des universités ou tout
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simplement en consultant unphilosophe renommé.
La sagacité de la jeune fille eutl’heur de plaire à l’étranger. Bien, ilavait choisi la personne idoine– comme toujours.
— Je suis venu à Bescos avec unprojet précis. Il y a longtemps, j’ai
vu
une pièce de théâtre d’un auteu
rq
ui s’appelle Dürrenmatt, vousdevez le connaître…
Ce sous-entendu était unesimple provocation. Cette jeune fillen’avait sûrement jamais entenduparler de Dürrenmatt et maintenantelle allait afficher de nouveau un ai
rdétaché comme si elle savait de qui
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il s’agissait.— Continuez, dit Chantal, se
comportant exactement commel’étranger l’avait imaginé.
— Je suis content que vous leconnaissiez, mais permettez-moi de
vo
us rappeler de quelle pièce dethéâtre je parle.
Et il pesa bien ses mots, sonpropos manifestait moins ducynisme que la fermeté de celui quisavait qu’elle mentaitimplicitement.
— Une femme revient dans une
vi
lle, après avoir fait fortune,uniquement pour humilier etdétruire l’homme qui l’a rejetée
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quand elle était jeune. Toute sa vie,son mariage, sa réussite financièren’ont été motivés que par le désir dese venger de son premier amour.
« J’ai alors forgé mon propre
je
u : me rendre dans un endroitécarté du monde, où touscontemplent la vie avec amour,paix, compassion, et voir si jeréussis à leur faire enfreindrecertains des commandementsessentiels.
Chantal détourna son visage etregarda les montagnes. Elle savaitque l’étranger s’était rendu comptequ’elle ne connaissait pas cetécrivain et maintenant elle avait
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peur qu’il l’interroge sur lescommandements essentiels. Ellen’avait jamais été très dévote, ellen’avait aucune idée sur ce sujet.
— Dans ce village, tous sonthonnêtes, à commencer par vous,poursuivit l’étranger. Je vous aimontré un lingot d’or qui vousdonnerait l’indépendancenécessaire pour vous en alle
rp
arcourir le monde, faire ce dontrêvent toujours les jeunes fillesdans les petites bourgades isolées.Le lingot va rester là. Vous savezqu’il est à moi, mais vous pourrez le
vo
ler si vous en avez l’envie. Etalors vous enfreindrez un
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commandement essentiel : « Tu ne
vo
leras pas. »La jeune fille cessa de regarde
rl
a montagne et fixa l’étranger.— Quant aux dix autres lingots,
ils suffiraient à ce que tous leshabitants du village n’aient plus
be
soin de travailler le restant deleurs jours, ajouta-t-il. Je ne vous aipas demandé de les recouvrir car je
va
is les déplacer dans un lieu connude moi seul. Je veux que, à votreretour au village, vous disiez que
vo
us les avez vus et que je suisdisposé à les remettre aux habitantsde Bescos s’ils font ce qu’ils n’ont
jamais envisagé de faire.
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— Par exemple ?— Il ne s’agit pas d’un exemple,
mais de quelque chose de concret.Je veux qu’ils enfreignent lecommandement : « Tu ne tueraspas. »
— Pourquoi ?La question avait fusé comme
un cri.L’étranger remarqua que le
corps de la jeune femme s’étaitroidi et qu’elle pouvait partir à toutmoment sans entendre la suite del’histoire. Il devait lui confie
rr
apidement tout son plan.— Mon délai est d’une semaine.
Si, au bout de sept jours, quelqu’unhttps://books.yossr.com/fr
dans le village est trouvé mort – cepeut être un vieillard improductif,un malade incurable ou un débilemental à charge, peu importe la
vi
ctime –, cet argent reviendra auxhabitants et j’en conclurai que noussommes tous méchants. Si vous
vo
lez ce lingot d’or mais que le
vi
llage résiste à la tentation, ou vice
ve
rsa, je conclurai qu’il y a des bonset des méchants, ce qui me pose unsérieux problème, car cela signifiequ’il y a une lutte au plan spirituelet que l’un ou l’autre camp peutl’emporter. Croyez-vous en Dieu, ausurnaturel, aux combats entreanges et démons ?
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La jeune femme garda lesilence et, cette fois, il comprit qu’ilavait posé la question au mauvaismoment, courant le risque qu’ellelui tourne le dos sans le laisse
rf
inir. Trêve d’ironie, il fallait alle
rd
roit au but :— Si, finalement, je quitte la
vi
lle avec mes onze lingots d’or, cesera la preuve que tout ce en quoi
j’
ai voulu croire est un mensonge.Je mourrai avec la réponse que jene voulais pas recevoir, car la vieme sera plus légère si j’ai raison– et si le monde est voué au mal.
« Même si ma souffrance seratoujours la même », pensa-t-il.
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Les yeux de Chantal s’étaientemplis de larmes. Cependant, elletrouva encore la force de secontrôler.
— Pourquoi faites-vous cela ?Pourquoi mon village ?
— Il ne s’agit ni de vous ni de
vo
tre village. Je ne pense qu’à moi :l’histoire d’un homme est celle detous les hommes. Je veux savoir sinous sommes bons ou méchants. Sinous sommes bons, Dieu est juste.Il me pardonnera pour tout ce que
j’
ai fait, pour le mal que j’aisouhaité à ceux qui ont essayé deme détruire, pour les décisionserronées que j’ai prises aux
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moments les plus importants, pou
rc
ette proposition que je vous faismaintenant – puisqu’il m’a poussésur le versant de l’ombre.
« Si nous sommes méchants,alors tout est permis. Je n’ai jamaispris de décision erronée, noussommes déjà condamnés, et peuimporte ce que nous faisons danscette vie – car la rédemption sesitue au-delà des pensées ou desactes de l’être humain.
Avant que Chantal ne se décideà partir, il ajouta :
— Vous pouvez décider de nepas collaborer. Dans ce cas, jerévélerai à tous que je vous ai
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donné la possibilité de les aider etque vous vous y êtes refusée. Alors,
je
leur ferai moi-même laproposition. S’ils décident de tue
rq
uelqu’un, il est probable que vousserez la victime.
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3
Les habitants de Bescos se
familiarisèrent très vite avec leshabitudes de l’étranger : il seréveillait tôt, prenait un petitdéjeuner copieux et partait marche
rd
ans les montagnes, malgré la pluiequi n’avait pas cessé de tombe
rd
epuis le lendemain de son arrivéeet qui s’était bientôt changée entempête de neige entrecoupée derares accalmies. Il ne déjeunait
jamais : il avait l’habitude de
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revenir à l’hôtel au début de l’après-midi, il s’enfermait dans sachambre et faisait une sieste – dumoins le supposait-on.
Dès que la nuit tombait, ilrepartait se promener, cette foisdans les alentours de la bourgade. Ilétait toujours le premier à se mettreà table pour le dîner ; il savaitcommander les plats les plusraffinés, il ne se laissait pas abuse
rp
ar les prix, choisissait toujours lemeilleur vin – qui n’était pasforcément le plus cher –, fumaitune cigarette et passait au bar oùdès le premier soir il se soucia delier connaissance avec les hommes
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et les femmes qui le fréquentaient.Il aimait entendre des histoires
de la région et des générations quiavaient vécu à Bescos (quelqu’undisait que, par le passé, le villageavait été plus important, commel’attestaient les maisons en ruine au
bo
ut des trois rues existantes), ets’informer des coutumes etsuperstitions qui imprégnaientencore la vie des campagnards, ainsique des nouvelles techniquesd’agriculture et d’élevage.
Quand arrivait son tour deparler de lui-même, il racontait deshistoires contradictoires – tantôt ildisait qu’il avait été marin, tantôt il
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évoquait de grandes usinesd’armement qu’il aurait dirigées ouparlait d’une époque où il avait toutquitté pour séjourner dans unmonastère, en quête de Dieu.
À la sortie du bar, les clientsdiscutaient, se demandant sil’étranger disait ou non la vérité. Lemaire pensait qu’un homme peutêtre bien des choses dans la vie,même si depuis toujours leshabitants de Bescos savaient queleur destin était tracé dès l’enfance.Le curé était d’un avis différent, ilconsidérait le nouveau venu commequelqu’un d’égaré, de perturbé, qui
venait là pour essayer de se trouve
r https://books.yossr.com/fr
lui-même.En tout cas, une seule chose
était sûre : il ne resterait que sept
jo
urs dans la bourgade. En effet, lapatronne de l’hôtel avait racontéqu’elle l’avait entendu téléphoner àl’aéroport de la capitale pou
rc
onfirmer sa réservation– curieusement, à destination d’une
vi
lle d’Afrique, et non d’Amériquedu Sud. Aussitôt après le coup detéléphone, il avait sorti de sa pocheune liasse de billets de banque pou
rr
égler d’avance sa note.— Non, je vous fais confiance,
avait-elle dit.— Je tiens à vous régler tout de
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suite.— Alors, utilisez votre carte de
crédit, comme les autres clients engénéral. Et gardez ces billets pou
r
v
o
s petites dépenses pendant lereste de votre voyage.
Elle avait failli ajouter : « Peut-être qu’en Afrique on n’accepte pasles cartes de crédit », mais il auraitété embarrassant pour elle derévéler ainsi qu’elle l’avait écoutéparler au téléphone et qu’ellepensait que certains continentsétaient moins développés qued’autres.
L’étranger l’avait remerciéepour son souci de faciliter son
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v
o
yage, mais lui avait demandépoliment d’accepter son argent.
Les trois soirs suivants, il paya– toujours en espèces – unetournée générale aux clients du bar.Cela n’était jamais arrivé à Bescos,si bien que tout le monde oublia leshistoires contradictoires quicouraient au sujet de cet homme,désormais considéré comme unpersonnage généreux et cordial,sans préjugés, disposé à traiter lesgens de la campagne sur le mêmepied que les hommes et les femmesdes grandes villes.
Dès lors, les discussionsnocturnes changèrent de sujet :
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quand le bar fermait, les couche-tard donnaient raison au maire,disant que le nouveau venu était unhomme riche d’expériences, capablede comprendre la valeur d’une
bo
nne amitié. Pourtant, d’autresgarantissaient que le curé avaitraison, n’était-ce pas lui quiconnaissait le mieux l’âmehumaine ? – et donc l’étranger était
bi
en un homme solitaire, à larecherche de nouveaux amis oud’une nouvelle vision de la vie. Entout cas, les habitants de Bescoss’accordaient pour dire que c’étaitune personne agréable et ils étaientconvaincus qu’il leur manquerait,
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dès son départ prévu le lundisuivant.
En outre, tous avaient appréciéson tact, révélé par un détailimportant : d’ordinaire, les
vo
yageurs, surtout quand ilsarrivaient seuls, cherchaienttoujours à engager la conversationavec Chantal Prym, la serveuse du
ba
r – peut-être dans l’espoir d’uneaventure éphémère ou autre chose ;or cet homme ne s’adressait à elleque pour commander à boire et iln’avait jamais échangé avec elle lemoindre regard charmeur ouéquivoque.
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4
Les trois nuits qui suivirent
leur rencontre au bord de la rivière,Chantal ne parvint pratiquementpas à dormir. La tempête soufflaitpar intermittence avec un bruitterrifiant et faisait claquer les volets
vé
tustes. A peine endormie, Chantalse réveillait en sursaut, en nage, etpourtant elle avait débranché lechauffage pour économise
rl
’électricité.La première nuit, elle se trouva
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en présence du Bien. Entre deuxcauchemars – qu’elle n’arrivait pasà se rappeler –, elle priait etdemandait à Dieu de l’aider.
Àa
ucun moment elle n’envisagea deraconter ce qu’elle avait entendu,d’être la messagère du péché et dela mort.
Vint l’instant où elle se dit queDieu était trop lointain pou
rl
’écouter et elle commença àadresser sa prière à sa grand-mère,morte depuis peu, qui l’avait élevéecar sa mère était morte en luidonnant le jour. Elle secramponnait de toutes ses forces àl’idée que le Mal était déjà passé
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une fois dans ces parages et étaitparti à jamais.
Même avec tous ses problèmespersonnels, Chantal savait qu’elle
vi
vait dans une communautéd’hommes et de femmes honnêtes,remplissant leurs devoirs, des gensqui marchaient la tête haute,respectés dans toute la région. Maisil n’en avait pas toujours été ainsi :durant plus de deux siècles, Bescosavait été habité par ce qu’il y avaitde pire dans le genre humain et, àl’époque, tous acceptaient lasituation avec le plus grand naturel,alléguant qu’elle était le résultat dela malédiction lancée par les Celtes
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lorsqu’ils avaient été vaincus par lesRomains.
Jusqu’au jour où le silence et lecourage d’un seul homme– quelqu’un qui croyait non auxmalédictions, mais aux
bé
nédictions – avaient racheté sonpeuple. Chantal écoutait leclaquement des volets et serappelait la voix de sa grand-mèrequi lui racontait ce qui s’était passé.
« Il y a des années de cela, un
ermite – qui plus tard fut connucomme saint Savin – vivait dansune des cavernes de cette région.
Àcette époque, Bescos n’était qu’un
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poste à la frontière, peuplé par des
ba
ndits évadés, des contrebandiers,des prostituées, des aventuriers
ve
nus racoler des complices, desassassins qui se reposaient là entredeux crimes. Le pire de tous, un
Ar
abe nommé Ahab, contrôlait la
bo
urgade et ses environs, faisantpayer des impôts exorbitants auxagriculteurs qui persistaient à vivrede façon digne.
Un jour, Savin descendit de sacaverne, arriva à la maison d’Ahabet demanda d’y passer la nuit. Ahabéclata de rire :
— Tu ne sais pas que je suis unassassin, que j’ai déjà égorgé
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b
e
aucoup de gens dans mon pays etque ta vie n’a aucune valeur à mes
ye
ux ?— Je sais, répondit Savin. Mais
je
suis las de vivre dans cettecaverne. J’aimerais passer au moinsune nuit ici.
Ahab connaissait la renomméedu saint, non moindre que lasienne, et cela l’indisposait fort, ca
ri
l n’aimait pas voir sa gloirepartagée avec quelqu’un d’aussifragile. Aussi décida-t-il de le tuer lesoir même, pour montrer à tous quiétait le seul maître incontestabledes lieux.
Ils échangèrent quelqueshttps://books.yossr.com/fr
propos et Ahab ne laissa pas d’êtreimpressionné par les paroles dusaint. Mais c’était un hommeméfiant et depuis longtemps il necroyait plus au Bien. Il indiqua àSavin un endroit où se coucher et,tranquillement mais l’air menaçant,il se mit à aiguiser son poignard.Savin, après l’avoir observéquelques instants, ferma les yeux ets’endormit.
Ahab passa la nuit à aiguise
rs
on poignard. Au petit matin, quan
dS
avin se réveilla, il entendit Ahab serépandre en lamentations :
— Tu n’as pas eu peur de moi ettu ne m’as même pas jugé. Pour la
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première fois, quelqu’un a passé lanuit chez moi avec l’assurance que
je
pouvais être un homme bon,capable de donner l’hospitalité àtous ceux qui en ont besoin.Puisque tu as estimé que je pouvaisfaire preuve de droiture, j’ai agi enconséquence.
Ahab renonça sur-le-champ à sa
vi
e criminelle et entreprit detransformer la région. C’est ainsique Bescos cessa d’être un poste-frontière infesté de brigands pou
rd
evenir un centre commercialimportant entre deux pays.
Voilà ce que tu devais savoir. »
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Chantal éclata en sanglots etremercia sa grand-mère de lui avoi
rr
appelé cette histoire. Son peupleétait bon et elle pouvait avoi
rc
onfiance en lui. Cherchant denouveau le sommeil, elle finit pa
rc
aresser l’idée qu’elle allait révéle
rt
out ce qu’elle savait de l’étranger,rien que pour voir sa minedéconfite quand les habitants deBescos l’expulseraient de la ville.
Le soir, comme à son habitude,
l’étranger vint au bar et entama uneconversation avec les clientsp r é s e n t s – tel un touristequelconque, feignant de s’intéresse
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à des sujets futiles, par exemple lafaçon de tondre les brebis ou leprocédé employé pour fumer la
vi
ande. Les habitants de Bescosavaient l’habitude de constater quetous les étrangers étaient fascinéspar la vie saine et naturelle qu’ilsmenaient et par conséquentrépétaient à l’envi les mêmeshistoires sur le thème « ah ! commeil fait bon vivre à l’écart de lacivilisation moderne ! » alors quechacun, de tout son cœur, auraitpréféré se trouver bien loin de là,parmi les voitures qui polluentl’atmosphère, dans des quartiers oùrègne l’insécurité, simplement
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parce que les grandes villes onttoujours été un miroir aux alouettespour les gens de la campagne. Maischaque fois qu’un visiteu
ra
pparaissait, ils s’efforçaient de luidémontrer à grand renfort dediscours – seulement de discours –la joie de vivre dans un paradisperdu, essayant ainsi de seconvaincre eux-mêmes du miracled’être nés ici et oubliant que,
ju
squ’alors, aucun des clients del’hôtel n’avait décidé de tout quitte
rp
our s’installer à Bescos.La soirée fut très animée, mais
un peu gâchée par une remarqueque l’étranger n’aurait pas dû faire :
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— Ici, les enfants sont très bienélevés. Au contraire de bien deslieux où je me suis trouvé, je ne lesai jamais entendus crier le matin.
Silence soudain dans le ba
r–
car il n’y avait pas d’enfants àBescos –, mais au bout de quelquesinstants pénibles, quelqu’un eut la
bo
nne idée de demander àl’étranger s’il avait apprécié le plattypique qu’il venait de manger et laconversation reprit son coursnormal, tournant toujours autou
rd
es enchantements de la campagneet des inconvénients de la grande
vi
lle.A mesure que le temps passait,
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Chantal sentait une inquiétude lagagner car elle craignait quel’étranger ne lui demande deraconter leur rencontre dans laforêt. Mais il ne lui jetait pas lemoindre regard et ne lui adressa laparole que pour commander unetournée générale qu’il payacomptant comme d’habitude.
Dès que les clients eurentquitté le bar, l’étranger monta danssa chambre. Chantal enleva sontablier, alluma une cigarette tiréed’un paquet oublié sur une table etdit à la patronne qu’elle nettoieraitet rangerait tout le lendemainmatin, car elle était épuisée après
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son insomnie de la nuit précédente.Celle-ci ne soulevant aucuneobjection, elle mit son manteau etsortit dans l’air froid de la nuit.
Tout en marchant vers sachambre toute proche, le visagefouetté par la pluie, elle se dit quepeut-être, en lui faisant cetteproposition macabre, l’étrange
rn
’avait trouvé que cette façon
bi
zarre d’attirer son attention.Mais elle se souvint de l’or : elle
l’avait vu, vu de ses propres yeux.Ce n’était peut-être pas de l’or.
Mais elle était trop fatiguée pou
rp
enser et, à peine entrée dans sachambre, elle se déshabilla et se
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glissa sous les couvertures.La deuxième nuit, Chantal se
trouva en présence du Bien et duMal. Elle sombra dans un sommeilprofond, sans rêves, mais se réveillaau bout d’une heure. Tout, alentour,était silencieux : ni claquements de
vo
lets, ni cris d’oiseaux nocturnes,rien qui indiquât qu’elle appartenaitencore au monde des vivants.
Elle alla à la fenêtre et observala rue déserte, la pluie fine quitombait, le brouillard où l’on nedistinguait que la lueur del’enseigne de l’hôtel – jamais le
vi
llage ne lui avait paru aussisinistre. Elle connaissait bien ce
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silence d’une bourgade reculée, quine signifie pas du tout paix ettranquillité, mais absence totale dechoses nouvelles à dire.
Elle regarda en direction desmontagnes ; elle ne pouvait pas les
vo
ir car les nuages étaient très bas,mais elle savait que, quelque partlà-haut, était caché un lingot d’or.Ou plutôt : il y avait une chose
ja
une, en forme de brique, enterréepar un étranger. Il lui avait montrél’emplacement exact et avait été su
rl
e point de lui demander de déterre
rl
e métal et de le garder.Elle se recoucha et, après s’être
tournée plusieurs fois, elle se levahttps://books.yossr.com/fr
de nouveau et alla à la salle de
ba
ins ; elle examina dans la glaceson corps nu, un peu inquiète– n’allait-il pas bientôt perdre de saséduction ? Revenue à son lit, elleregretta de ne pas avoir emporté lepaquet de cigarettes oublié sur unetable, mais elle savait que sonpropriétaire reviendrait le cherche
re
t elle ne voulait pas qu’on se méfied’elle. Bescos était régi par ce genrede codes : un reste de paquet decigarettes avait un propriétaire, un
bo
uton tombé d’une veste devaitêtre conservé jusqu’à ce quequelqu’un vienne le réclamer,chaque centime de monnaie devait
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être rendu, pas question d’arrondi
rl
a somme à payer. Maudit endroit,où tout était prévisible, organisé,fiable.
Ayant compris qu’elle nepourrait pas se rendormir, elleessaya de prier de nouveau etd’évoquer sa grand-mère. Mais uneimage restait gravée dans samémoire : le trou ouvert, le métal
ja
une souillé de terre, la branchedans sa main, comme si c’était le
bâ
ton d’un pèlerin prêt à partir. Elles’assoupit, rouvrit les yeuxplusieurs fois, mais le silence étaittoujours aussi impressionnant et lamême scène se jouait sans cesse
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dans sa tête.Dès que filtra à la fenêtre la
première lueur de l’aube, elle seleva et sortit.
Les habitants de Bescos avaient
l’habitude de se réveiller au pointdu jour ; pourtant, cette fois, elle lesavait devancés. Elle marcha dans larue déserte, regardant derrière elleà plusieurs reprises pour s’assure
rq
ue l’étranger ne la suivait pas,mais sa vue ne portait qu’àquelques mètres à cause du
br
ouillard. Elle s’arrêtait de temps àautre pour surprendre un bruit depas, mais n’entendait que son cœu
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qui battait la chamade.Elle s’enfonça dans la forêt,
atteignit l’amas rocheux en formede Y, avec de nouveau la peur de le
vo
ir s’effondrer sur elle, ramassa la
br
anche qu’elle avait laissée là la
ve
ille, creusa exactement à l’endroitque l’étranger lui avait indiqué,plongea la main dans le trou pou
re
xtraire le lingot. Elle tenditl’oreille : la forêt baignait dans unsilence impressionnant, comme siune présence étrange la hantait,effrayant les animaux et figeant lesfeuillages.
Elle soupesa le lingot, pluslourd qu’elle ne l’imaginait, le frotta
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et vit apparaître, gravés dans lemétal, deux sceaux et une série dechiffres dont la signification luiéchappait.
Quelle valeur avait-il ? Elle nele savait pas avec précision, mais,comme l’étranger l’avait dit, cettesomme devait suffire pour qu’ellen’ait plus à se soucier de gagner uncentime le reste de son existence.Elle tenait entre ses mains son rêve,quelque chose qu’elle avait toujoursdésiré et qu’un miracle mettait à saportée. Là était la chance de selibérer de ces jours et nuitsuniformes de Bescos, de cet hôteloù elle travaillait depuis sa
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majorité, des visites annuelles desamis et amies partis au loin pou
ré
tudier et devenir quelqu’un dans la
vi
e, de toutes ces absencesauxquelles elle s’était accoutumée,des hommes de passage qui luipromettaient tout et partaient lelendemain sans même lui dire aurevoir, de tous ces rêves avortés quiétaient son lot. Ce moment, là, dansla forêt, était le plus important deson existence.
La vie avait toujours été injusteà son égard : père inconnu, mèremorte en couches en lui laissant unsentiment de culpabilité, grand-mère paysanne qui vivait de travaux
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de couture et faisait de maigreséconomies pour que sa petite-fillepuisse au moins apprendre à lire età écrire. Chantal avait fait bien desrêves : elle avait toujours imaginéqu’elle pourrait surmonter lesobstacles, trouver un mari,décrocher un emploi dans unegrande ville, être découverte par unchercheur de talents venu sereposer dans ce bout du monde,faire carrière au théâtre, écrire unlivre qui aurait un grand succès,poser pour un photographe demode, fouler les tapis rouges de lagrande vie.
Chaque jour, c’était l’attente.https://books.yossr.com/fr
Chaque nuit, c’était la fièvre derencontrer celui qui l’apprécierait àsa juste valeur. Chaque hommedans son lit, c’était l’espoir de parti
rl
e lendemain et de ne plus jamais
vo
ir ces trois rues, ces maisonsdécrépies, ces toits d’ardoise,l’église et le petit cimetière malentretenu, l’hôtel et ses produitsnaturels qui demandaient dessemaines de préparation pour êtrefinalement vendus au même prixqu’un article de série.
Un jour, il lui était passé par latête que les Celtes, ancienshabitants du lieu, avaient caché untrésor fabuleux et qu’elle finirait
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par le trouver. Bien sûr, de tous sesrêves, c’était le plus absurde, le pluschimérique.
Et voilà que le moment était
ve
nu, là, elle tenait dans ses mainsle lingot d’or, elle caressait le tréso
ra
uquel elle n’avait jamais vraimentcru, sa libération définitive.
Affolée tout à coup : le seulinstant de chance de sa vie pouvaits’annuler sur-le-champ. Il suffisaitque l’étranger change d’idée, décidede partir pour une ville où ilrencontrerait une femme plusdisposée à le seconder. Alors mieux
va
lait ne pas hésiter, mais se mettredebout, retourner à sa chambre,
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b
o
ucler sa valise avec le peu qu’ellepossédait, partir…
Déjà elle se voyait descendre larue en pente, faire du stop à lasortie du village, tandis quel’étranger sortait pour sapromenade matinale, découvraitqu’on lui avait volé son or. Ellearrivait à la ville la plus proche – luirevenait à l’hôtel pour appeler lapolice.
Elle se présentait à un guichetde la gare routière, prenait un billetpour la destination la plus lointaine.
Au
même instant, deux policiersl’encadreraient, lui demanderaientgentiment d’ouvrir sa valise, mais
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dès qu’ils verraient son contenu,leur gentillesse s’effacerait, elleétait la femme qu’ils cherchaient, àla suite d’une plainte déposéecontre elle trois heures plus tôt.
Au commissariat, Chantaldevrait choisir : ou bien dire la
vé
rité, à laquelle personne necroirait, ou bien affirme
rs
implement qu’elle avait vu le solretourné, avait décidé de creuser etavait trouvé le lingot. Naguère, unchercheur de trésors – ceuxqu’auraient cachés les Celtes – avaitpassé la nuit avec elle. Il lui avait ditque les lois du pays étaient claires :il avait le droit de garder ce qu’il
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trouvait, sauf certains objetsarchéologiques qu’il fallait déclare
re
t remettre à l’État. Un lingot d’o
rd
ûment estampillé n’avait aucune
va
leur patrimoniale, celui qui l’avaitdécouvert pouvait donc sel’approprier.
Chantal se disait que, si jamaisla police l’accusait d’avoir volé lelingot à cet homme, elle montreraitles traces de terre sur le métal etprouverait ainsi son bon droit.
Seulement voilà, entre-tempsl’histoire serait arrivée à Bescos etses habitants auraient déjà insinué– jalousie ? envie ? – que cette fillequi couchait avec des clients était
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b
i
en capable d’en voler certains.L’épisode se terminerait de
façon pathétique : le lingot d’o
rs
erait confisqué en attendant que la
ju
stice tranche. Ne pouvant paspayer un avocat, Chantal seraitdépossédée de sa trouvaille. Ellereviendrait à Bescos, humiliée,détruite, et ferait l’objet decommentaires qui ne s’éteindraientqu’au bout de longues années.
Résultat : ses rêves de richesses’envoleraient et elle serait perduede réputation.
Il y avait une autre façon
d’envisager les choses : l’étrange
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disait la vérité. Si Chantal volait lelingot et partait sans esprit deretour, ne sauverait-elle pas Bescoset ses habitants d’un gran
dm
alheur ?Toutefois, avant même de
quitter sa chambre et de gagner lamontagne, elle savait déjà qu’elleétait incapable de franchir ce pas.Pourquoi donc, juste au moment oùelle pouvait changer de viecomplètement, éprouvait-elle unetelle peur ? En fin de compte, necouchait-elle pas avec qui elle
vo
ulait ? Parfois, n’abusait-elle pasde sa coquetterie pour obtenir desétrangers un bon pourboire ? Ne
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mentait-elle pas de temps à autre ?N’enviait-elle pas le sort de sesanciennes connaissances quiavaient quitté le village et n’
yr
evenaient que pour les fêtes de find’année ?
Elle serra le lingot de toutes sesforces entre ses mains, se releva,mais, soudain faible et désespérée,elle retomba à genoux, remit lelingot dans le trou et le couvrit deterre. Non, elle ne pouvait pasl’emporter. Ce n’était pas unequestion d’honnêteté, en fait tout àcoup elle avait peur. Elle venait dese rendre compte qu’il existe deuxchoses qui empêchent une
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personne de réaliser ses rêves :croire qu’ils sont irréalisables, ou
bi
en, quand la roue du destintourne à l’improviste, les voir sechanger en possible au moment oùl’on s’y attend le moins. En effet, ence cas surgit la peur de s’engage
rs
ur un chemin dont on ne connaîtpas l’issue, dans une vie tissée dedéfis inconnus, dans l’éventualitéque les choses auxquelles noussommes habitués disparaissent à
ja
mais.Les gens veulent tout change
re
t, en même temps, souhaitent quetout continue uniformément.Chantal ne comprenait pas très bien
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ce dilemme, mais elle devaitmaintenant en sortir. Peut-êtreétait-elle par trop coincée à Bescos,accoutumée à son propre échec, ettoute chance de victoire était pou
re
lle un fardeau trop lourd.Elle eut la certitude que
l’étranger déjà ne comptait plus su
re
lle et que peut-être, ce jour même,il avait décidé de choisir quelqu’und’autre. Mais elle était trop lâchepour changer son destin.
Ces mains qui avaient touchél’or devaient maintenant empoigne
ru
n balai, une éponge, un chiffon.Chantal tourna le dos au trésor etregagna l’hôtel où l’attendait la
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patronne, la mine un peu fâchée,car la serveuse avait promis de fairele ménage du bar avant le réveil duseul client de l’hôtel.
La crainte de Chantal ne se
confirma pas : l’étranger n’était pasparti, il était au bar, plus charmeu
rq
ue jamais, à raconter des histoiresplus ou moins vraisemblables, àtout le moins intensément vécuesdans son imagination. Cette foisencore, leurs regards ne secroisèrent, de façon impersonnelle,qu’au moment où il régla lesconsommations qu’il avait offertesà tous les autres clients.
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Chantal était épuisée. Ellen’avait qu’une envie, que touspartent de bonne heure, maisl’étranger était particulièrement en
ve
rve et n’arrêtait pas de raconte
rd
es anecdotes que les autresécoutaient avec attention, intérêt etce respect odieux – cettesoumission, disons plutôt – que lescampagnards témoignent à ceux qui
vi
ennent des grandes villes parcequ’ils les croient plus cultivés,mieux formés, plus intelligents etplus modernes.
« Comme ils sont bêtes !pensait-elle. Ils ne comprennentpas combien ils sont importants. Ils
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ne savent pas que, chaque fois quequelqu’un, n’importe où dans lemonde, porte une fourchette à sa
bo
uche, il ne peut le faire que grâceà des gens comme les habitants deBescos qui travaillent du matin ausoir, inlassablement, qu’ils soientartisans, agriculteurs ou éleveurs.Ils sont plus nécessaires au mondeque tous les habitants des grandes
vi
lles et pourtant ils se comportent– et se considèrent – comme desêtres inférieurs, complexés,inutiles. »
L’étranger, toutefois, étaitdisposé à montrer que sa culture
valait plus que le labeur de ceux qui
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l’entouraient. Il pointa son index
ve
rs un tableau accroché au mur.— Savez-vous ce que c’est ? Un
des plus célèbres tableaux dumonde : la dernière cène de Jésusavec ses disciples, peinte pa
rL
éonard de Vinci.— Ça m’étonnerait qu’il soit
célèbre, dit la patronne de l’hôtel. Jel’ai payé très bon marché.
— C’est seulement unereproduction. L’original se trouvedans une église très loin d’ici. Maisil existe une légende à propos de cetableau, je ne sais pas si vousaimeriez la connaître.
Tous les clients opinèrent d’unhttps://books.yossr.com/fr
signe de tête et, une fois de plus,Chantal eut honte d’être là, à devoi
ré
couter cet homme étaler desconnaissances inutiles, juste pou
rm
ontrer qu’il était plus savant queles autres.
— Quand il a eu l’idée depeindre ce tableau, Léonard de
Vi
nci s’est heurté à une grandedifficulté : il devait représenter leB i e n – à travers l’image deJésus – et le Mal – personnifié pa
rJ
udas, le disciple qui décide detrahir pendant le dîner. Il ainterrompu son travail en cours,pour partir à la recherche desmodèles idéals.
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« Un jour qu’il assistait à unconcert choral, il a vu dans l’un deschanteurs l’image parfaite duChrist. Il l’a invité à poser dans sonatelier et a fait de nombreusesétudes et esquisses.
« Trois ans passèrent. La Cèn
eé
tait presque prête, mais Léonar
dd
e Vinci n’avait pas encore trouvé lemodèle idoine pour Judas. Lecardinal responsable de l’église où iltravaillait commença à le presser determiner la fresque.
« Après plusieurs jours derecherches, le peintre finit pa
rt
rouver un jeune hommeprématurément vieilli, en haillons,
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écroulé ivre mort dans un caniveau.Il demanda à ses assistants de letransporter, à grand-peine,directement à l’église, car il n’avaitplus le temps de faire des croquis.
« Une fois là, les assistantsmirent l’homme debout. Il étaitinconscient de ce qui lui arrivait, etLéonard de Vinci put reproduire lesempreintes de l’impiété, du péché,de l’égoïsme, si fortementmarquées sur ce visage.
« Quand il eut terminé, leclochard, une fois dissipées les
va
peurs de l’ivresse, ouvrit les yeuxet, frappé par l’éclat de la fresque,s’écria, d’une voix à la fois
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stupéfaite et attristée :— J’ai déjà vu ce tableau !— Quand ? demanda Léonar
dd
e Vinci, très étonné.— Il y a trois ans, avant de
perdre tout ce que j’avais.
Àl
’époque, je chantais dans unechorale, je réalisais tous mes rêveset le peintre m’a invité à poser pou
rl
e visage de Jésus.L’étranger observa un long
silence. Il avait parlé sans cesser defixer le curé qui sirotait une bière,mais Chantal savait que ses proposs’adressaient à elle. Il reprit :
— Autrement dit, le Bien et leMal ont le même visage. Tout
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dépend seulement du moment oùils croisent le chemin de chaqueêtre humain.
Il se leva, dit qu’il était fatigué,salua la compagnie et monta danssa chambre. Les clients quittèrent le
ba
r à leur tour, après avoir jeté uncoup d’œil à la reproduction bonmarché d’un tableau célèbre,chacun se demandant à quelleépoque de sa vie il avait été touchépar un ange ou un démon. Sanss’être concertés, tous arrivèrent à laconclusion que c’était arrivé àBescos avant qu’Ahab n’eût pacifiéla région. Depuis lors, rien n’était
venu rompre l’uniformité des jours.
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5
À bout de forces, travaillant
presque comme un automate,Chantal savait qu’elle était la seuleà penser différemment, car elleavait senti la main séductrice duMal lui caresser le visage ave
ci
nsistance. « Le Bien et le Mal ontle même visage, tout dépend dumoment où ils croisent le cheminde chaque être humain. » De bellesparoles, peut-être véridiques, maispour le moment, elle n’avait qu’une
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envie, aller dormir et ne plus setorturer.
Elle se trompa en rendant lamonnaie à un client, ce qui luiarrivait très rarement. Elle réussit àrester digne et impassible jusqu’audépart du curé et du maire– toujours les derniers à quitter le
ba
r. Elle ferma la caisse, prit sesaffaires, mit une veste bon marchéet peu seyante et regagna sachambre, comme elle le faisaitchaque soir depuis des années.
La troisième nuit, alors elle setrouva en présence du Mal. Et leMal se présenta sous la forme d’uneextrême fatigue et d’une très forte
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poussée de fièvre. Elle plongea dansune semi-inconscience, sanspouvoir dormir – tandis qu’au-dehors un loup n’arrêtait pas dehurler. Au bout d’un moment, elleeut la certitude qu’elle délirait : illui semblait que l’animal était entrédans sa chambre et lui parlait dansune langue qu’elle ne comprenaitpas. En un éclair de lucidité, elleessaya de se lever pour aller aupresbytère demander au curéd’appeler un médecin, car elle étaitmalade, très malade, mais ses
ja
mbes se dérobèrent sous elle etelle comprit qu’elle ne pourrait pasfaire un pas. Même si elle
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surmontait sa faiblesse, ellen’arriverait pas au presbytère.Même si elle y arrivait, elle devraitattendre que le curé se réveille,s’habille, lui ouvre la porte etpendant ce temps, le froid feraitmonter sa fièvre, la tuerait sanspitié, là même, à deux pas del’église, de ce lieu considéré commesacré.
« Ce sera facile de m’enterrer,
je
mourrai à l’entrée du cimetière. »Chantal délira toute la nuit,
mais elle sentit que la fièvre
ba
issait à mesure que les premièreslueurs du jour entraient dans sachambre. Quand ses forces furent
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revenues, elle put enfin dormir unlong moment d’un sommeil calme.Un coup de klaxon familier laréveilla : c’était le boulange
ra
mbulant qui venait d’arriver àBescos, à l’heure du petit déjeuner.
Elle se dit qu’elle n’avait pas
be
soin de sortir pour acheter dupain, elle était indépendante, ellepouvait faire la grasse matinée, ellene travaillait que le soir. Maisquelque chose en elle avait changé :elle avait besoin d’être en contactavec le monde si elle ne voulait passombrer dans la folie. Elle avaitenvie de rencontrer les gens qui serassemblaient autour de la
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fourgonnette verte, heureuxd’aborder cette nouvelle journée ensachant qu’ils auraient de quoimanger et de quoi s’occuper.
Elle les rejoignit, les salua,entendit quelques remarques dugenre : « Tu as l’air fatiguée » ou« Quelque chose ne va pas ? » Tousaimables, solidaires, prêts à donne
ru
n coup de main, innocents etsimples dans leur générosité, tandisqu’elle, l’âme engagée dans uncombat sans trêve, se débattait dansses rêves de richesse, d’aventures etde pouvoir, en proie à la peur.Certes, elle aurait bien voulupartager son secret, mais même si
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elle ne le confiait qu’à une seulepersonne, tout le village leconnaîtrait avant la fin de lamatinée – il valait donc mieux secontenter de remercier ceux qui sesouciaient de sa santé et attendreque ses idées se clarifient un peu.
— Ce n’est rien. Un loup a hurlétoute la nuit et ne m’a pas laisséedormir.
— Un loup ? Je ne l’ai pasentendu, dit la patronne de l’hôtel,également présente.
— Cela fait des mois qu’un loupn’a pas hurlé dans cette région,précisa la femme qui fabriquait lesproduits vendus dans la petite
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b
o
utique du bar. Les chasseurs lesont sans doute tous exterminés.Malheureusement, c’est mauvaispour nos affaires. Si les loupsdisparaissent, les chasseurs ne
vi
endront plus ici dépenser leu
ra
rgent, puisqu’ils ne pourront plusparticiper à une compétition aussistupide qu’inutile.
— Ne dis pas devant le
bo
ulanger que les loups vontdisparaître, il compte sur laclientèle des chasseurs, souffla lapatronne de l’hôtel. Et moi aussi.
— Je suis sûre que j’ai entenduun loup.
— C’était sûrement le louphttps://books.yossr.com/fr
maudit, supposa la femme dumaire, qui n’aimait guère Chantalmais était assez bien élevée pou
rc
acher ses sentiments.La patronne de l’hôtel haussa le
ton.— Le loup maudit n’existe pas.
C’était un loup quelconque qui doitêtre déjà loin.
Mais la femme du mairerépliqua :
— En tout cas, personne n’aentendu de loup hurler cette nuit.
Vo
us faites travailler cettedemoiselle à des heures indues. Elleest épuisée, elle commence à avoi
rdes hallucinations.
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Chantal laissa les deux femmesdiscuter, prit son pain et regagna sachambre.
« Une compétition inutile » :ces mots l’avaient frappée. C’étaitainsi qu’eux autres voyaient la vie :une compétition inutile. Tout àl’heure, elle avait failli révéler laproposition de l’étranger, pour voi
rs
i ces gens résignés et pauvresd’esprit pouvaient entamer unecompétition vraiment utile : dixlingots d’or en échange d’un simplecrime qui garantirait l’avenir deleurs enfants et petits-enfants, leretour de la gloire perdue de Bescos,avec ou sans loups.
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Mais elle s’était contrôlée. Sadécision, toutefois, était prise : lesoir même, elle raconteraitl’histoire, devant tout le monde, au
ba
r, de façon que personne nepuisse dire qu’il n’avait pas entenduou pas compris. Peut-être que lesclients empoigneraient l’étranger etle conduiraient directement à lapolice, la laissant libre de prendreson lingot en récompense pour ceservice rendu à la communauté.
Am
oins qu’ils ne refusent de lacroire, et l’étranger partiraitpersuadé que tous étaient bons – cequi n’était pas vrai.
Tous sont ignorants, naïfs,https://books.yossr.com/fr
résignés. Aucun ne croit à deschoses qui ne font pas partie de cequ’il a l’habitude de croire. Touscraignent Dieu. Tous – ellecomprise – sont lâches au momentoù ils peuvent changer leur destin.Quant à la bonté, elle n’existe pas– ni sur la terre des hommes lâches,ni dans le ciel du Dieu tout-puissantqui répand la souffrance à tort et àtravers, simplement pour que nouspassions toute notre vie à Luidemander de nous délivrer du mal.
La température avait baissé.Chantal se hâta de préparer sonpetit déjeuner pour se réchauffer.Malgré ses trois nuits d’insomnie,
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elle se sentait revigorée. Elle n’étaitpas la seule à être lâche. Enrevanche, peut-être était-elle laseule à avoir conscience de salâcheté, vu que les autres disaientde la vie qu’elle était une« compétition inutile » etconfondaient leur peur avec lagénérosité.
Elle se souvint d’un habitant deBescos qui travaillait dans unepharmacie d’une ville voisine et quiavait été licencié vingt ans plus tôt.Il n’avait réclamé aucune indemnitéparce que, disait-il, il avait eu desrelations amicales avec son patron,ne voulait pas le blesser, en rajoute
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aux difficultés financières quiavaient motivé son licenciement.Du bluff : cet homme n’avait pasfait valoir ses droits devant la
ju
stice parce qu’il était lâche, il
vo
ulait être aimé à tout prix, ilespérait que son patron leconsidérerait toujours comme unepersonne généreuse et fraternelle.Un peu plus tard, ayant besoind’argent, il était allé trouver son ex-patron pour solliciter un prêt. Celui-ci l’avait rembarré avec rudesse :« N’avez-vous pas eu la faiblesse designer une lettre de démission ?
Vo
us ne pouvez plus rien exiger ! »« Bien fait pour lui », se dit
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Chantal. Jouer les âmes charitables,c’était bon uniquement pour ceuxqui avaient peur d’assumer despositions dans la vie. Il est toujoursplus facile de croire à sa propre
bo
nté que d’affronter les autres etde lutter pour ses droits personnels.Il est toujours plus facile derecevoir une offense et de ne pas
yr
épondre que d’avoir le couraged’affronter un adversaire plus fortque soi. Nous pouvons toujours direque nous n’avons pas été atteintspar la pierre qu’on nous a lancée,c’est seulement la nuit – quan
dn
ous sommes seuls et que notrefemme, ou notre mari, ou notre
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camarade de classe est endormi –,c’est seulement la nuit que nouspouvons déplorer en silence notrelâcheté.
Chantal but son café en sedisant : « Pourvu que la journéepasse vite ! » Elle allait détruire ce
vi
llage, en finir avec Bescos le soi
rm
ême. De toute façon, c’était déjàune bourgade condamnée àdisparaître en moins d’unegénération puisqu’il n’y avait plusd’enfants – la jeune générationfaisait souche dans d’autres villesdu pays où elle menait la belle viedans le tourbillon de la« compétition inutile ».
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Mais la journée s’écoula
lentement. A cause du ciel gris, desnuages bas, Chantal avaitl’impression que les heurestraînaient en longueur. Le
br
ouillard ne permettait pas de voi
rl
es montagnes et le village semblaitisolé du monde, perdu en lui-même,comme si c’était la seule partiehabitée de la Terre. De sa fenêtre,Chantal vit l’étranger sortir del’hôtel et se diriger vers lesmontagnes, comme à l’accoutumée.Elle craignit pour son lingot d’o
rm
ais se rassura aussitôt : il allaitrevenir, il avait payé une semaine
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d’hôtel et les hommes riches negaspillent jamais un centime, seulsles pauvres en sont capables.
Elle essaya de lire mais neparvint pas à se concentrer. Elledécida de faire un tour dans le
vi
llage et elle ne rencontra qu’uneseule personne, Berta, la veuve quipassait ses journées assise sur lepas de sa porte, attentive à tout cequi pouvait se produire.
— Le temps va encore se gâter,dit Berta.
Chantal se demanda pourquoiles personnes désœuvrées sesoucient tellement du temps qu’ilfait. Elle se contenta d’acquiesce
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d’un signe de tête et continua sonchemin. Elle avait déjà épuisé tousles sujets de conversation possiblesavec Berta depuis tout ce tempsqu’elle avait vécu à Bescos. À uneépoque, elle avait trouvé que c’étaitune femme intéressante,courageuse, qui avait été capable destabiliser sa vie, même après lamort de son mari victime d’unaccident de chasse : Berta avait
ve
ndu quelques-uns de ses biens,placé l’argent qu’elle avait retiré decette vente ainsi que celui del’assurance vie de son mari, et vivaitde ces revenus. Mais, les annéespassant, la veuve avait cessé
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d’intéresser Chantal qui voyaitdésormais en elle l’image d’unedestinée qu’elle voulait à tout prixs’éviter : non, pas question de fini
rs
a vie assise sur une chaise,emmitouflée pendant l’hiver,comme à un poste d’observation,alors qu’il n’y avait là riend’intéressant ni d’important ni de
be
au à voir.Elle gagna la forêt proche où
stagnaient des nappes de brume,sans craindre de se perdre, car elleconnaissait presque par cœur tousles sentiers, arbres et rochers. Touten marchant, elle vivait par avancela soirée, sûrement palpitante ; elle
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essayait diverses façons de raconte
rl
a proposition de l’étranger : soitelle se contentait de rapporter aupied de la lettre ce qu’elle avait vuet entendu, soit elle forgeait unehistoire plus ou moins
vr
aisemblable, en s’efforçant de luidonner le style de cet homme quine la laissait pas dormir depuis trois
jo
urs.« Un homme très dangereux,
pire que tous les chasseurs que j’aiconnus. »
Tout à coup, Chantal se renditcompte qu’elle avait découvert uneautre personne aussi dangereuseque l’étranger : elle-même. Quatre
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j
o
urs plus tôt, elle ne percevait pasqu’elle était en train des’accoutumer à ce qu’elle était, à cequ’elle pouvait espérer de l’avenir,au fait que la vie à Bescos n’étaitpas tellement désagréable – elleétait même très gaie en été quand lelieu était envahi par des touristesqui trouvaient que c’était un « petitparadis ».
À présent, les monstressortaient de leurs tombes, hantaientses nuits, la rendaient malheureuse,abandonnée de Dieu et de sonpropre destin. Pis encore : ilsl’obligeaient à voir l’amertume quila rongeait jour et nuit, qu’elle
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traînait dans la forêt, dans sontravail, dans ses rares rencontres etdans ses moments fréquents desolitude.
« Que cet homme soitcondamné. Et moi avec lui, moi quil’ai forcé à croiser mon chemin. »
Elle décida de rentrer. Elle serepentait de chaque minute de sa
vi
e et elle blasphémait contre samère morte à sa naissance, contresa grand-mère qui lui avait enseignéqu’elle devait s’efforcer d’être
bo
nne et honnête, contre ses amisqui l’avaient abandonnée, contreson destin qui lui collait à la peau.
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Berta n’avait pas bougé de sachaise.
— Tu marches bien vite, dit-elle. Assieds-toi à côté de moi etrepose-toi un peu.
Chantal accepta l’invitation.Elle aurait fait n’importe quoi pou
r
v
o
ir le temps passer plus vite.— On dirait que le village est en
train de changer, dit Berta. Il y aquelque chose de différent dansl’air. Hier soir, j’ai entendu le loupmaudit hurler.
La jeune femme poussa unsoupir de soulagement. Maudit ounon, un loup avait hurlé la nuitprécédente et elle n’avait pas été la
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seule à l’entendre.— Ce village ne change jamais,
répondit-elle. Seules les saisons
va
rient, nous voici en hiver.— Non, c’est l’arrivée de
l’étranger.Chantal tressaillit. S’était-il
confié à quelqu’un d’autre ?— Qu’est-ce que l’arrivée de
l’étranger a à voir avec Bescos ?— Je passe mes journées à
regarder autour de moi. Certainspensent que c’est une perte detemps, mais c’est la seule façond’accepter la mort de celui que j’aitant aimé. Je vois les saisonspasser, les arbres perdre et
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retrouver leurs feuilles. Iln’empêche que, de temps en temps,un élément inattendu provoque deschangements définitifs. On m’a ditque les montagnes alentour sont lerésultat d’un tremblement de terresurvenu il y a des millénaires.
La jeune femme acquiesça : elleavait appris la même chose aucollège.
— Alors, rien ne redevientcomme avant. J’ai peur que celapuisse arriver maintenant.
Chantal eut soudain envie deraconter l’histoire du lingot, car ellepressentait que la vieille savaitquelque chose à ce sujet, mais elle
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garda le silence. Berta enchaîna :— Je pense à Ahab, notre gran
dr
éformateur, notre héros, l’hommequi a été béni par saint Savin.
— Pourquoi Ahab ?— Parce qu’il était capable de
comprendre qu’un petit détail,même anodin, peut tout détruire.On raconte qu’après avoir pacifié la
bo
urgade, chassé les brigandsintraitables et modernisél’agriculture et le commerce deBescos, un soir, il réunit ses amispour dîner et prépara pour eux unrôti de premier choix. Tout à coup,il s’aperçut qu’il n’avait plus de sel.
« Alors Ahab dit à son fils :https://books.yossr.com/fr
— Va chez l’épicier et achète dusel. Mais paie le prix fixé, ni plus nimoins.
« Le fils, un peu surpris,rétorqua :
— Père, je comprends que je nedois pas le payer plus cher. Mais, si
je
peux marchander un peu,pourquoi ne pas faire une petiteéconomie ?
— Je te le conseillerais dansune grande ville. Mais dans un
vi
llage comme le nôtre, agir ainsipourrait conduire à unecatastrophe.
« Une fois le fils parti fairel’emplette, les invités, qui avaient
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assisté à la conversation, voulurentsavoir pourquoi on ne devait pasmarchander du sel et Ahabrépondit :
— Celui qui accepte de baisse
rl
e prix du produit qu’il vend asûrement un besoin désespéréd’argent. Celui qui profite de cettesituation affiche un mépris profon
dp
our la sueur et les efforts d’unhomme qui a travaillé pou
rp
roduire quelque chose.« Mais en l’occurrence, c’est un
motif trop insignifiant pour qu’un
vi
llage soit anéanti.« De même, au début du
monde, l’injustice était minime.https://books.yossr.com/fr
Mais chaque génération a fini par
ya
jouter sa part, trouvant toujoursque cela n’avait guère d’importance,et voyez où nous en sommesaujourd’hui.
— Comme l’étranger, n’est-ce
pas ? dit Chantal, dans l’espoir queBerta avoue avoir causé avec lui.
Mais la vieille garda le silence.Chantal insista :
— J’aimerais bien savoi
rp
ourquoi Ahab voulait à tout prixsauver Bescos. C’était un repaire decriminels, et maintenant c’est un
vi
llage de lâches.La vieille certainement savait
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quelque chose. Restait à découvri
rs
i elle le tenait de l’étranger.— C’est vrai. Mais je ne sais pas
si on peut vraiment parler delâcheté. Je pense que tout le mondea peur des changements. Leshabitants de Bescos veulent tousque leur village soit comme il atoujours été : un endroit où l’oncultive la terre et élève du bétail,qui réserve un accueil chaleureuxaux touristes et aux chasseurs, maisoù chacun sait exactement ce qui vase passer le lendemain et où lestourmentes de la nature sont lesseules choses imprévisibles. C’estpeut-être une façon de trouver la
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paix, encore que je sois d’accor
da
vec toi sur un point : tous sontd’avis qu’ils contrôlent tout, maisils ne contrôlent rien.
— Ils ne contrôlent rien, c’est
vr
ai, dit Chantal.— « Personne ne peut ajoute
ru
n iota à ce qui est écrit », dit la
vi
eille, citant un texte évangélique.Mais nous aimons vivre avec cetteillusion, c’est une façon de nousrassurer.
« En fin de compte, c’est unchoix de vie comme un autre, bienqu’il soit stupide de croire que l’onpeut contrôler le monde, seréfugiant dans une sécurité illusoire
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qui empêche de se préparer aux
vi
cissitudes de la vie. Au momentoù l’on s’y attend le moins, untremblement de terre fait surgir desmontagnes, la foudre tue un arbrequi allait reverdir au printemps, unaccident de chasse met fin à la vied’un homme honnête.
Et, pour la centième fois, Bertaraconta comment son mari étaitmort. Il était l’un des guides lesplus respectés de la région, unhomme qui voyait dans la chasse,non pas un sport sauvage, mais unart de respecter la tradition du lieu.Grâce à lui, Bescos avait créé unparc animalier, la mairie avait mis
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en vigueur des arrêtés destinés àprotéger des espèces en voied’extinction, la chasse au gibie
rc
ommun était réglementée, pou
rt
oute pièce abattue il fallait paye
ru
ne taxe dont le montant allait auxœuvres de bienfaisance de lacommunauté.
Le mari de Berta essayaitd’inculquer aux autres chasseursque la cynégétique était en quelquesorte un art de vivre. Quand unhomme aisé mais peu expérimentéfaisait appel à ses services, il leconduisait dans un lieu désert. Ilposait une boîte vide sur une pierre,allait se mettre à cinquante mètres
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de distance et une seule ballesuffisait pour faire voler la boîte.
— Je suis le meilleur tireur dela région, disait-il. Maintenant vousallez apprendre une façon d’êtreaussi habile que moi.
Il remettait la boîte en place,revenait se poster à cinquantemètres. Alors il prenait une écharpeet demandait à l’autre de lui bande
rl
es yeux. Aussitôt fait, il portait sonfusil à l’épaule et tirait.
— Je l’ai touchée ? demandait-ilen enlevant le bandeau.
— Bien sûr que non, répondaitl’apprenti chasseur, tout content de
voir que son mentor présomptueux
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s’était ridiculisé. La balle est passéetrès loin. Je pense que vous n’avezrien à m’apprendre.
— Je viens de vous donner laleçon la plus importante de la vie,affirmait alors le mari de Berta.Chaque fois que vous voudrezréussir quelque chose, gardez les
ye
ux ouverts, concentrez-vous pou
rs
avoir exactement ce que vousdésirez. Personne n’atteint sonobjectif les yeux fermés.
Un jour, alors qu’il remettait la
bo
îte en place, son client avait cruque c’était son tour de la coucher en
jo
ue. Il avait tiré avant que le maride Berta ne revienne à ses côtés. Il
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avait raté la boîte mais atteint celui-ci en pleine tête. Il n’avait pas eu letemps d’apprendre la splendideleçon de concentration su
rl
’objectif. — Il faut que j’y aille, dit
Chantal. J’ai des choses à faireavant ce soir.
Berta lui souhaita une bonne
jo
urnée et la suivit des yeux jusqu’àce qu’elle ait disparu dans la ruellequi longeait l’église. Regarder lesmontagnes et les nuages, assisedevant sa porte depuis tantd’années, bavarder mentalementavec son défunt mari lui avait
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appris à « voir » les personnes. Son
vo
cabulaire était limité, ellen’arrivait pas à trouver d’autre motpour décrire les multiplessensations que les autres luidonnaient, mais c’était ce qui sepassait : elle « distinguait » lesautres, elle connaissait leurssentiments.
Tout avait commencé àl’enterrement de son grand etunique amour. Elle était en proie àune crise de larmes quand ungarçonnet à côté d’elle – qui vivaitmaintenant à des centaines dekilomètres – lui avait demandépourquoi elle était triste.
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Berta n’avait pas vouluperturber l’enfant en lui parlant dela mort et des adieux définitifs. Elles’était contentée de dire que sonmari était parti et qu’il nereviendrait pas de sitôt à Bescos.
« Je pense qu’il vous a racontédes histoires, avait répondu legarçonnet. Je viens de le voir cachéderrière une tombe, il souriait, ilavait une cuillère à soupe à lamain. »
Sa mère l’avait entendu etl’avait réprimandé sévèrement.« Les enfants n’arrêtent pas de voi
rd
es choses », avait-elle dit pou
rexcuser son fils. Mais Berta avait
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aussitôt séché ses larmes et regardéen direction de la tombe indiquée.Son mari avait la manie de mange
rs
a soupe toujours avec la mêmecuillère, manie dont il ne démordaitpas malgré l’agacement de Berta.Pourtant, elle n’avait jamais racontél’histoire à personne, de peur qu’onle prît pour un fou. Elle avait don
cc
ompris que l’enfant avaitréellement vu son mari : la cuillèreà soupe en était la preuve. Lesenfants « voyaient » certaineschoses. Elle avait aussitôt décidéqu’elle aussi allait apprendre à« voir », parce qu’elle voulait
bavarder avec lui, l’avoir de retour à
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ses côtés – même si c’était commeun fantôme.
D’abord, elle se claquemuradans sa maison, ne sortant querarement, dans l’attente qu’ilapparaisse devant elle. Un beau
jo
ur, elle eut une sorte depressentiment : elle devait s’asseoi
rs
ur le pas de sa porte et prête
ra
ttention aux autres. Elle perçutque son mari souhaitait la voi
rm
ener une vie plus plaisante,participer davantage à ce qui sepassait dans le village.
Elle installa une chaise devantsa maison et porta son regard versles montagnes. Rares étaient les
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passants dans les rues de Bescos.Pourtant, ce même jour, une femmearriva d’un village voisin et lui ditqu’au marché des camelots
ve
ndaient des couverts à bas prix,mais de très bonne qualité, et ellesortit de son cabas une cuillère pou
rp
rouver ses dires.Berta était persuadée qu’elle ne
reverrait plus jamais son mari mais,s’il lui avait demandé d’observer le
vi
llage, elle respecterait ses
vo
lontés. Avec le temps, ellecommença à remarquer uneprésence à sa gauche et elle eut lacertitude qu’il était là pour lui teni
rcompagnie, la protéger du moindre
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danger et surtout lui apprendre à
vo
ir les choses que les autres nepercevaient pas, par exemple lesdessins des nuages porteurs demessages. Elle était un peu tristelorsque, essayant de le regarder deface, elle sentait sa présence sediluer. Mais très vite elle remarquaqu’elle pouvait communiquer ave
cl
ui en se servant de son intuition etils se mirent à avoir de longuesconversations sur tous les sujetspossibles.
Trois ans plus tard, elle étaitdéjà capable de « voir » lessentiments des gens et de recevoi
rpar ailleurs de son mari des conseils
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pratiques fort utiles : ne pasaccepter de transiger sur le montantde son assurance vie, changer de
ba
nque avant qu’elle ne fassefaillite, ruinant de nombreuxhabitants de la région.
Un jour – elle avait oubliéquand c’était arrivé –, il lui avait ditque Bescos pouvait être détruit. Su
rl
e moment, Berta imagina untremblement de terre, de nouvellesmontagnes surgissant à l’horizon,mais il l’avait rassurée, un telévénement ne se produirait pasavant au moins mille ans. C’était unautre type de destruction qu’ilredoutait, sans savoir au juste
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lequel. En tout cas, elle devait reste
r
v
i
gilante, car c’était son village,l’endroit qu’il aimait le plus aumonde, même s’il l’avait quitté plustôt qu’il ne l’aurait souhaité.
Berta commença à être de plusen plus attentive aux personnes,aux formes des nuages, auxchasseurs de passage, et rien nesemblait indiquer que quelqu’undans l’ombre préparait ladestruction d’une bourgade quin’avait jamais fait de mal àpersonne. Mais son mari luidemandait instamment de ne pasrelâcher son attention et elle suivaitcette recommandation.
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Trois jours plus tôt, elle avait
vu
l’étranger arriver en compagnied’un démon. Et elle avait comprisque son attente touchait à sa fin.
Au
jourd’hui, elle avait remarquéque la jeune femme était encadréepar un démon et par un ange. Elleavait aussitôt établi le rapport entreces deux faits et conclu que quelquechose d’étrange se passait dans son
vi
llage.Elle sourit pour elle-même,
tourna son regard vers sa gauche etmima un baiser discret. Non, ellen’était pas une vieille inutile. Elleavait quelque chose de trèsimportant à faire : sauver l’endroit
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où elle était née, sans savoir encorequelles mesures elle devait prendre.
Chantal la laissa plongée dans
ses pensées et regagna sa chambre.
À
en croire les racontars deshabitants de Bescos, Berta était une
vi
eille sorcière. Ils disaient qu’elleavait passé un an enfermée chezelle, à apprendre des arts magiques.Chantal avait un jour demandé quil’avait initiée et des gens avaientinsinué que le démon en personnelui apparaissait pendant la nuit ;d’autres affirmé qu’elle invoquaitun prêtre celtique en utilisant desformules que ses parents lui avaient
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transmises. Mais personne ne s’ensouciait : Berta était inoffensive etelle avait toujours de bonneshistoires à raconter.
Tous étaient d’accord avec cetteconclusion et pourtant c’étaienttoujours les mêmes histoires.Soudain, Chantal se figea, la mainsur la poignée de la porte. Elle avait
be
au avoir souvent entendu Bertafaire le récit de la mort de son mari,c’est seulement en cet instantqu’elle se rendit compte qu’il y avaitlà une leçon capitale pour elle. Ellese rappela sa récente promenadedans la forêt, sa haine sourde– dans tous les sens du terme –,
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prête à blesser indistinctement tousceux qui passeraient à sa portée – le
vi
llage, ses habitants, leu
rd
escendance – et elle-même s’il lefallait.
Mais, à vrai dire, la seule cible,c’était l’étranger. Se concentrer,tirer, réussir à tuer la proie. À ceteffet, il fallait préparer un plan. Ceserait une sottise de révéler quelquechose ce soir-là, alors que lecontrôle de la situation luiéchappait. Elle décida de remettre àun jour ou deux le récit de sarencontre avec l’étranger – seréservant même de ne rien dire.
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6
Ce soir-là, quand Chantal
encaissa le montant des boissonsque l’étranger avait offertes, commed’habitude, elle remarqua qu’il luiglissait discrètement un billet dansla main. Elle le mit dans sa poche,feignant l’indifférence, mais elleavait vu que l’homme avait tenté, àplusieurs reprises, d’échanger desregards avec elle. Le jeu, à présent,semblait inversé : elle contrôlait lasituation, à elle de choisir le champ
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de bataille et l’heure du combat.C’était ainsi que se comportaient les
bo
ns chasseurs : ils imposaienttoujours leurs conditions pour quele gibier vienne à eux.
Elle attendit d’être de retour àsa chambre – cette fois avec lasensation qu’elle allait biendormir – pour lire le billet :l’étranger lui proposait de larencontrer à l’endroit où ilss’étaient connus. Il ajoutait qu’ilpréférait une conversation en tête àtête, mais qu’il n’excluait pas deparler devant tout le monde, si ellele souhaitait.
Elle comprit la menacehttps://books.yossr.com/fr
implicite. Loin d’en être effrayée,elle était contente de l’avoir reçue.Cela prouvait qu’il était en train deperdre le contrôle, car les hommeset les femmes dangereux ne font
ja
mais cela. Ahab, le gran
dp
acificateur de Bescos, avaitcoutume de dire : « Il existe deuxtypes d’imbéciles : ceux quirenoncent à faire une chose parcequ’ils ont reçu une menace, et ceuxqui croient qu’ils vont faire quelquechose parce qu’ils menacentautrui. »
Elle déchira le billet en petitsmorceaux qu’elle jeta dans lacuvette des W C, actionna la chasse
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d’eau. Puis, après avoir pris un baintrès chaud, elle se glissa sous lescouvertures en souriant. Elle avaitréussi exactement ce qu’ellesouhaitait : elle allait rencontrer denouveau l’étranger en tête à tête. Sielle voulait savoir comment le
va
incre, il fallait mieux le connaître. Elle s’endormit presque
aussitôt – d’un sommeil profond,réparateur, délassant. Elle avaitpassé une nuit avec le Bien, unenuit avec le Bien et le Mal, et unenuit avec le Mal. Aucun des deux nel’avait emporté, elle non plus, maisils étaient toujours bien vivants
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dans son âme et maintenant ilscommençaient à se battre entre eux– pour démontrer qui était le plusfort.
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7
Quand l’étranger arriva au bor
dd
e la rivière, il trouva Chantal quil’attendait sous une pluie battante– les bourrasques avaientrecommencé.
— Nous n’allons pas parler dutemps, dit-elle. Il pleut, rien àajouter. Je connais un endroit oùnous serons plus à l’aise pou
r
b
a
varder.Elle se leva et saisit le sac de
toile, de forme allongée, qu’ellehttps://books.yossr.com/fr
avait apporté.— Vous avez un fusil dans ce
sac, dit l’étranger.— Oui.— Vous voulez me tuer.— Vous avez deviné. Je ne sais
pas si je vais réussir, mais j’en aitrès envie. De toute façon, j’ai priscette arme pour une autre raison : ilse peut que je rencontre le loupmaudit sur mon chemin et, si jel’extermine, je serai davantagerespectée à Bescos. Hier, je l’aientendu hurler, mais personne n’a
vo
ulu me croire.— Un loup maudit ?Elle se demanda si elle devait
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ou non se montrer familière ave
cc
et homme qui, elle ne l’oubliaitpas, était son ennemi. Mais elle serappela un ouvrage sur les artsmartiaux japonais – elle n’aimaitpas dépenser son argent à achete
rd
es livres, aussi lisait-elle ceux queles clients de l’hôtel laissaient enpartant, quel que soit leur genre –dans lequel elle avait appris que lameilleure façon d’affaiblir sonadversaire consiste à le convaincreque vous êtes de son côté.
Tout en cheminant, sans soucidu vent et de la pluie, elle racontal’histoire. Deux ans plus tôt, unhomme de Bescos, le forgeron, pou
r https://books.yossr.com/fr
être plus précis, était en train de sepromener dans la forêt quand ils’était trouvé nez à nez avec un loupet ses petits. Malgré sa peur,l’homme avait saisi une grosse
br
anche et avait fondu sur l’animal.Normalement, le loup aurait dûfuir, mais comme il était avec seslouveteaux, il avait contre-attaquéet mordu le forgeron à la jambe.Celui-ci, doté d’une force peucommune vu sa profession, avaitréussi à frapper l’animal avec unetelle violence qu’il l’avait obligé àreculer, puis à disparaître à jamaisdans les fourrés avec ses petits :tout ce qu’on savait de lui, c’était
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qu’il avait une tache blanche àl’oreille gauche.
— Pourquoi est-il maudit ?— Les animaux, même les plus
féroces, n’attaquent en général
ja
mais, sauf dans des circonstancesexceptionnelles, comme dans cecas, quand ils doivent protéger leurspetits.
Cependant, si par hasard ilsattaquent et goûtent du sanghumain, ils deviennent dangereux,ils veulent y tâter de nouveau, etcessent d’être des animauxsauvages pour se changer enassassins. À Bescos, tout le mondepense que ce loup, un jour,
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attaquera encore.« C’est mon histoire », se dit
l’étranger.Chantal allongeait le pas, elle
était jeune, bien entraînée, et elle
vo
ulait voir cet homme s’essouffler,et ainsi avoir un avantagepsychologique sur lui, voirel’humilier. Mais, même soufflantun peu, il restait à sa hauteur et ilne lui demanda pas de ralentir.
Ils arrivèrent à une petite hutte
bi
en camouflée qui servait d’affûtpour les chasseurs. Ils s’assirent ense frottant les mains pour lesréchauffer.
— Que voulez-vous ? dit-elle.https://books.yossr.com/fr
Pourquoi m’avez-vous passé ce
bi
llet ?— Je vais vous proposer une
énigme : de tous les jours de notre
vi
e, quel est celui qui n’arrive
ja
mais ?Chantal ne sut que répondre.— Le lendemain, dit l’étranger.
Selon toute apparence, vous necroyez pas que le lendemain vaarriver et vous différez ce que je
vo
us ai demandé. Nous arrivons à lafin de la semaine. Si vous ne ditesrien, moi je le ferai.
Chantal quitta la hutte,s’éloigna un peu, ouvrit son sac detoile et en sortit le fusil. L’étrange
r https://books.yossr.com/fr
fit comme s’il ne voyait rien.— Vous avez touché au lingot,
reprit-il. Si vous deviez écrire unlivre sur cette expérience, croyez-
vo
us que la majorité de voslecteurs, avec toutes les difficultésqu’ils affrontent, les injustices dontils souffrent, leurs problèmesmatériels quotidiens, croyez-vousque tous ces gens souhaiteraient
vo
us voir fuir avec le lingot ?— Je ne sais pas, dit-elle en
glissant une cartouche dans uncanon du fusil.
— Moi non plus. C’est laréponse que j’attendais.
Chantal introduisit la secondehttps://books.yossr.com/fr
cartouche.— Vous êtes prête à me tuer, ne
cherchez pas à me tranquilliser ave
cc
ette histoire de loup. En fait, vousrépondez ainsi à la question que jeme pose : les êtres humains sontessentiellement méchants, unesimple serveuse vivant dans unpetit village est capable decommettre un crime pour del’argent. Je vais mourir, mais àprésent je connais la réponse et jemeurs content.
— Tenez, dit Chantal en luitendant le fusil. Personne ne saitque je suis au courant. Tous lesrenseignements de votre fiche
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d’hôtel sont faux. Vous pouvezpartir quand vous voulez et, si j’ai
bi
en compris, vous avez les moyensd’aller n’importe où dans le monde.Pas besoin d’être un tireur d’élite :il suffit de pointer le fusil vers moiet d’appuyer sur la détente. Ce fusilest chargé à chevrotines, du grosplomb qui sert à tirer le gros gibie
re
t les êtres humains. Il provoqued’horribles blessures, mais vouspouvez détourner le regard si vousêtes impressionnable.
L’homme posa l’index sur ladétente et braqua l’arme su
rC
hantal qui constata, tout étonnée,qu’il la tenait de façon correcte,
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comme un professionnel. Ilsrestèrent figés un long moment.Elle savait que le coup pouvaitpartir à l’improviste, il suffisait d’unfaux mouvement provoqué par un
br
uit inattendu ou un cri d’animal.Et soudain elle se rendit comptecombien son comportement étaitpuéril : à quoi bon défier quelqu’unpour le simple plaisir de leprovoquer, en disant qu’il n’étaitpas capable de faire ce qu’il exigeaitdes autres ?
L’étranger semblait pétrifié, enposition de tir, ses yeux ne cillaientpas, ses mains ne tremblaient pas.Maintenant il était trop tar
d https://books.yossr.com/fr
– même si, dans le fond, il étaitconvaincu que ce ne serait pas unemauvaise chose que d’en finir ave
cc
ette demoiselle qui l’avait défié.Chantal ouvrit la bouche pour luidemander de lui pardonner, maisl’étranger abaissa l’arme avantqu’elle ne dise mot.
— C’est comme si je pouvaistoucher votre peur, dit-il en luitendant le fusil. Je sens l’odeur dela sueur qui perle par tous vospores, malgré la pluie qui la dilue,et j’entends, malgré le bruissementdes feuilles agitées par le vent, votrecœur qui cogne dans votre gorge.
— Je vais faire ce que voushttps://books.yossr.com/fr
m’avez demandé, dit Chantal,feignant de ne pas l’avoir entenducar il semblait trop bien laconnaître. Après tout, vous êtes
ve
nu à Bescos parce que vous
vo
uliez en savoir davantage su
r
v
o
tre propre nature, si vous étiez
bo
n ou méchant. Pour le moins, je
vi
ens de vous montrer une chose :malgré tout ce que j’ai senti oucessé de sentir tout à l’heure, vousauriez pu appuyer sur la détente et
vo
us ne l’avez pas fait. Vous savezpourquoi ? Parce que vous êtes unlâche. Vous vous servez des autrespour résoudre vos propres conflits,mais vous êtes incapable d’assume
r https://books.yossr.com/fr
certaines attitudes.— Un jour, un philosophe
allemand a dit : « Même Dieu a unenfer : c’est Son amour del’humanité. » Non, je ne suis paslâche. J’ai déjà déclenché desmécanismes pires que celui de cefusil : disons plutôt, j’ai fabriquédes armes bien meilleures quecelle-ci et je les ai disséminées dansle monde. J’ai agi en toute légalité,avec l’aval du gouvernement pou
rm
es transactions et des licencesd’exportation en bonne et dueforme. Je me suis marié avec lafemme que j’aimais, elle m’a donnédeux filles adorables, je n’ai jamais
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détourné un centime de monentreprise et j’ai toujours su exige
rc
e qui m’était dû.« Contrairement à vous, qui
vo
us jugez persécutée par le destin,
j’
ai toujours été un homme capabled’agir, de lutter contre bien desadversités, de perdre certaines
ba
tailles, d’en gagner d’autres, maiscapable aussi de comprendre que
vi
ctoires et défaites font partie de la
vi
e de chacun – sauf de celle deslâches, comme vous dites, car euxne gagnent et ne perdent jamais.
« J’ai beaucoup lu. J’aifréquenté l’église. J’ai craint Dieu,
j’ai respecté Ses commandements.
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J’étais un industriel très bienrémunéré et je dirigeais uneentreprise gigantesque. De plus, jerecevais des commissions sur lescontrats que je décrochais, si bienque j’ai gagné de quoi mettre àl’abri du besoin ma famille et tousmes descendants. Vous savez que la
ve
nte d’armes est ce qu’il y a deplus lucratif au monde. Jeconnaissais l’importance de chaquemodèle que je vendais et c’estpourquoi je contrôlaispersonnellement mes affaires. J’aidécouvert plusieurs cas decorruption, j’ai licencié lescoupables, j’ai annulé les contrats
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douteux. Mes armes étaientfabriquées pour la défense del’ordre, primordiale si l’on veutassurer le progrès et la constructiondu monde. Voilà ce que je pensais.
L’étranger s’approcha deChantal, la prit par les épaules pou
rl
’obliger à le regarder dans les yeux,lui faire comprendre qu’il disait la
vé
rité.— Vous pensez peut-être que
les fabricants d’armes sont ce qu’il
ya
de pire au monde. Vous avez sansdoute raison. Mais c’est un fait,depuis l’âge des cavernes, l’hommes’en sert – au début c’était pou
rtuer les animaux, ensuite pou
r https://books.yossr.com/fr
conquérir le pouvoir sur les autres.Le monde a pu exister sansagriculture, sans élevage, sansreligion, sans musique, mais il n’a
ja
mais existé sans armes.Il ramassa une pierre et la
soupesa.— Regardez : voici la première,
offerte généreusement par notreMère Nature à ceux qui avaient
be
soin de répondre aux attaquesdes animaux préhistoriques. Unepierre comme celle-ci a sans doutesauvé un homme et cet homme,après des générations et desgénérations, a permis que nousnaissions, vous et moi. S’il n’avait
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pas eu cette pierre, un Carnivoreassassin l’aurait dévoré et descentaines de millions de personnesne seraient pas nées.
Une rafale de pluie lui fouettale visage, mais son regard ne déviapas.
— Voyez comment vont leschoses : beaucoup de genscritiquent les chasseurs, maisBescos les accueille à bras ouvertsparce qu’ils font marcher lecommerce. Les gens en généraldétestent assister à une corrida,mais cela ne les empêche pasd’acheter de la viande de taureauprovenant de l’abattoir en alléguant
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que celui-ci a eu une mort« honorable ». De même, il y a tousceux qui réprouvent les fabricantsd’ a rm e s – et pourtant ceux-cicontinueront d’exister, parce quetant qu’il y aura une arme, uneautre devra s’y opposer, sinonl’équilibre des forces seraitdangereusement compromis.
— En quoi cela concerne-t-ilmon village ? demanda Chantal.Qu’est-ce que cela a à voir avec la
vi
olation des commandements, ave
cl
e crime et le vol, avec l’essence del’être humain, avec le Bien et leMal ?
Le regard de l’étranger se voila,https://books.yossr.com/fr
comme s’il était soudain en proie àune profonde tristesse.
— Rappelez-vous ce que je vousai dit au début : j’ai toujours essayéde traiter mes affaires en accor
da
vec les lois, je me considéraiscomme ce qu’on appelle « unhomme de bien ». Un jour, au
bu
reau, j’ai reçu un coup detéléphone : une voix de femme,douce mais sans la moindreémotion, m’annonçait que songroupe terroriste avait enlevé mafemme et mes filles. Il voulaitcomme rançon une grande quantitéde ce que je pouvais leur fournir :des armes. La femme m’a demandé
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de garder le secret, m’a dit que riende fâcheux n’arriverait à ma famillesi je suivais les instructions qu’onme donnerait.
« La femme a raccroché aprèsm’avoir dit qu’elle rappellerait unedemi-heure plus tard et m’avoi
rd
emandé d’attendre dans unecabine téléphonique proche de lagare. Je m’y suis rendu et la même
vo
ix m’a répété de ne pas me fairede souci, ma femme et mes fillesétaient bien traitées et seraientlibérées à bref délai, il suffisait que
j’
envoie par fax un ordre delivraison à une de nos filiales. A vraidire, il ne s’agissait même pas d’un
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v
o
l, mais d’une fausse vente quipouvait passer complètement à l’as,même dans la compagnie où jetravaillais.
« Mais, en bon citoyen habituéà obéir aux lois et à se senti
rp
rotégé par elles, avant d’aller à lacabine, la première chose que j’aifaite, ç’a été d’appeler la police.Dans la minute qui a suivi, jen’étais déjà plus maître de mesdécisions, je m’étais changé en unepersonne incapable de protéger safamille, tout un réseau se mettaiten batterie pour agir à ma place.Des techniciens s’étaient déjà
branchés sur le câble souterrain de
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la cabine pour détecter le lieu exactd’où viendrait l’appel. Deshélicoptères s’apprêtaient àdécoller, des voitures de policeoccupaient des lieux stratégiques,des troupes de choc étaient prêtes àintervenir.
« Deux gouvernements,immédiatement au courant, se sontcontactés et accordés pour interdiretoute négociation. Tout ce que jedevais faire, c’était obéir aux ordresdes autorités, donner aux ravisseursles réponses qu’elles me dicteraient,me comporter en tous pointscomme me le demanderaient lesspécialistes de la lutte
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antiterroriste.« Avant même que la journée
ne s’achève, un commando a donnél’assaut au repaire où étaientdétenus les otages et criblé de ballesles ravisseurs – deux hommes etune jeune femme, apparemmentpeu expérimentés, de simplescomparses d’une puissanteorganisation politique. Mais, avantde mourir, ceux-ci avaient eu letemps d’exécuter ma femme et mesfilles. Si même Dieu a un enfer, quiest Son amour de l’humanité, touthomme a un enfer à portée de lamain et c’est l’amour qu’il voue à safamille.
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L’homme fit une pause : ilcraignait de perdre le contrôle de sa
vo
ix, révélant ainsi une émotionqu’il voulait cacher. Au bout d’unmoment, s’étant ressaisi, ilenchaîna :
— La police, tout comme lesravisseurs, s’est servie d’armes quisortaient d’une de mes usines.Personne ne sait comment lesterroristes se les sont procurées etcela n’a aucune importance ; ce quicompte, c’est qu’ils les ont utiliséespour tuer ma famille. Oui, malgrémes précautions, ma lutte pour quetout soit fait selon les règles deproduction et de vente les plus
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rigoureuses, ma femme et mesfilles ont été tuées par quelquechose que j’avais vendu, à unmoment donné, sans doute aucours d’un déjeuner d’affaires dansun restaurant de luxe, tout enparlant aussi bien du temps que dela mondialisation.
Nouvelle pause. Quand il repritla parole, il semblait être un autrehomme, qui parlait comme si cequ’il disait n’avait aucun rapportavec lui :
— Je connais bien l’arme et leprojectile qui ont tué ma famille et
je
sais où les assassins ont tiré : enpleine poitrine. En entrant, la balle
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ne fait qu’un petit trou, de la taillede votre petit doigt. Mais à peine a-t-elle touché le premier os, elleéclate en quatre fragments quipartent dans des directionsdifférentes, détruisant les organesessentiels : cœur, reins, foie,poumons. Si un fragment touchequelque chose de résistant, une
ve
rtèbre par exemple, il change dedirection, parachève la destructioninterne et, comme les autres,ressort par un orifice grand commeun poing, en faisant gicler danstoute la pièce des débrissanguinolents de chair et d’os.
« Tout cela dure moins d’unehttps://books.yossr.com/fr
seconde, une seconde pour mouri
rp
eut paraître insignifiante, mais letemps ne se mesure pas de cettefaçon. J’espère que vouscomprenez.
Chantal acquiesça d’unhochement de tête.
— J’ai quitté mes fonctions à lafin de cette année-là. J’ai erré auxquatre coins du monde, en pleurantseul sur ma douleur, en medemandant comment l’être humainpeut être capable de tant deméchanceté. J’ai perdu la chose laplus importante qu’un hommepossède : la foi en son prochain. J’airi et pleuré à cette ironie de Dieu
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qui me montrait, d’une façontotalement absurde, que j’étais uninstrument du Bien et du Mal.
« Toute ma compassion s’estévanouie et aujourd’hui mon cœu
re
st sec : vivre ou mourir, aucuneimportance. Mais avant, au nom dema femme et de mes filles, il mefaut comprendre ce qui s’est passédans ce repaire de terroristes. Jecomprends qu’on puisse tuer pa
rh
aine ou par amour, mais sans lamoindre raison, simplement pou
ru
ne basse question d’idéologie,comment est-ce possible ?
« Il se peut que toute cettehistoire vous paraisse simpliste
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– en fin de compte, tous les joursdes gens s’entre-tuent pour del’argent –, mais ce n’est pas monproblème : je ne pense qu’à mafemme et à mes filles. Je veuxsavoir ce qui s’est passé dans la têtede ces terroristes. Je veux savoir si,un seul instant, ils auraient pu avoi
rp
itié d’elles et les laisser partir, dumoment que leur guerre neconcernait pas ma famille. Je veuxsavoir s’il existe une fraction deseconde, quand le Bien et le Mals’affrontent, où le Bien peutl’emporter.
— Pourquoi Bescos ? Pourquoimon village ?
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— Pourquoi les armes de monusine, alors qu’il y en a tant d’autresdans le monde, certaines sansaucun contrôle gouvernemental ?La réponse est simple : par hasard.J’avais besoin d’une petite localité,où tous se connaissent ets’entendent bien. Au moment où ilssauront quelle est la récompense,Bien et Mal se heurteront denouveau et ce qui s’est passé serépétera dans votre village.
« Les terroristes étaient déjàencerclés, ils n’avaient aucunechance de s’en sortir. Cependant ilsont tué des innocentes pou
raccomplir un rituel inutile et
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aberrant. Votre village m’offre unechose que je n’avais pas eue : lapossibilité d’un choix. Ses habitantssont en proie à la soif de l’argent, illeur est permis de croire qu’ils ontpour mission de protéger et desauver Bescos – et en tout cas, desurcroît, ils ont la capacité dedécider s’ils vont exécuter l’otage.Une seule chose m’intéresse : je
ve
ux savoir si d’autres individuspourraient agir d’une façondifférente de celle de ces pauvresdesperados sanguinaires.
« Comme je vous l’ai dit lors denotre première rencontre, unhomme est l’histoire de toute
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l’humanité. Si la compassion existe,
je
comprendrai que le destin a étécruel à mon égard, mais que parfoisil peut être miséricordieux à l’égar
dd
es autres. Cela ne changera en rience que je ressens, cela ne fera pasrevenir ma famille, mais au moinscela va repousser le démon quim’accompagne et me prive de touteespérance.
— Et pourquoi voulez-voussavoir si je suis capable de vous
vo
ler ?— Pour la même raison. Peut-
être divisez-vous le monde encrimes graves et crimes anodins : ceserait une erreur. À mon avis, les
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terroristes eux aussi divisaient lemonde de cette façon. Ils croyaientqu’ils tuaient pour une cause, etnon pas par plaisir, amour, haine,ou pour de l’argent. Si vousemportez le lingot d’or, vous devrezexpliquer votre délit d’abord à vous-même, puis à moi, et jecomprendrai comment les assassinsont justifié entre eux le massacre demes êtres chers. Vous avez dûremarquer que, depuis des années,
j’
essaie de comprendre ce qui s’estpassé. Je ne sais pas si celam’apportera la paix, mais je ne voispas d’autre solution.
— Si je volais le lingot, vous nehttps://books.yossr.com/fr
me reverriez plus jamais.Pour la première fois, depuis
presque une demi-heure qu’ilsconversaient, l’étranger ébaucha unsourire.
— J’ai travaillé dans lamanufacture d’armes. Celaimplique des services secrets.
L’homme demanda à Chantalde le ramener à la rivière – il n’étaitpas sûr de retrouver son cheminseul. La jeune femme reprit le fusil– qu’elle avait emprunté à un amisous prétexte qu’elle était trèstendue, « peut-être que chasser unpeu me calmera », lui avait-elledit – et elle le remit dans le sac de
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toile.Ils n’échangèrent aucun mot
durant la descente. À l’approche dela rivière, l’homme s’arrêta.
— Au revoir, dit-il. Jecomprends vos atermoiements,mais je ne peux plus attendre.J’avais compris aussi que, pou
rl
utter contre vous-même, vousaviez besoin de mieux meconnaître. Maintenant, vous meconnaissez.
« Je suis un homme quimarche sur la terre avec un démonà ses côtés. Pour l’accepter ou lechasser une fois pour toutes, il mefaut répondre à quelques questions.
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8
La fourchette fit tinter un verre
avec insistance. Tous ceux qui setrouvaient dans le bar, bondé ce
ve
ndredi soir, se tournèrent vers lasource de ce bruit inattendu : c’étaitMlle Prym qui demandait le silence.Jamais, à aucun moment del’histoire du village, une fille quin’était qu’une simple serveusen’avait eu une telle audace. Tout lemonde se tut immédiatement.
« Il vaudrait mieux qu’elle aithttps://books.yossr.com/fr
quelque chose d’important à dire,pensa la patronne de l’hôtel. Sinon,
je
la renvoie tout de suite, malgré lapromesse que j’ai faite à sa grand-mère de ne jamais la laisser àl’abandon. »
— Écoutez-moi, dit Chantal. Je
va
is vous raconter une histoire quetous vous connaissez déjà, sau
fn
otre visiteur, ici présent. Ensuite
je
vous raconterai une histoirequ’aucun de vous ne connaît, sau
fn
otre visiteur. Quand j’auraiterminé ces deux histoires, alors il
vo
us appartiendra de juger si j’ai eutort d’interrompre cette soirée dedétente méritée, après une dure
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semaine de travail.« Quel culot ! se dit le curé. Elle
ne sait rien que nous, nous nesachions. Elle a beau être unepauvre orpheline, une fille sansavenir, ça va être difficile deconvaincre la patronne de l’hôtel dela garder à son service. Mais enfin,il faut la comprendre, nouscommettons tous nos petits péchés,s’ensuivent deux ou trois jours deremords et puis tout est pardonné.Je ne connais personne dans ce
vi
llage qui puisse occuper cetemploi. Il faut être jeune et il n’y aplus de jeunes à Bescos. »
— Bescos a trois rues, unehttps://books.yossr.com/fr
petite place avec un calvaire, uncertain nombre de maisons enruine, une église et le cimetière àcôté, commença Chantal.
— Un instant, intervintl’étranger.
Il retira un petit magnétophonede sa poche, le mit en marche et leposa sur sa table.
— Tout ce qui concernel’histoire de Bescos m’intéresse. Jene veux pas perdre un mot de ceque vous allez dire. J’espère ne pas
vo
us déranger si je vous enregistre.Peu importait à Chantal d’être
enregistrée, il n’y avait pas de tempsà perdre, depuis des heures elle
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luttait contre ses craintes, maisfinalement elle avait trouvé lecourage d’attaquer, et rien nel’arrêterait.
— Bescos a trois rues, unepetite place avec un calvaire, uncertain nombre de maisons enruine, d’autres bien conservées, unhôtel, une boîte aux lettres, uneéglise et un petit cimetière à côté.
Au moins, cette fois, elle avaitdonné une description pluscomplète, elle se sentait plus sûred’elle.
— Comme nous le savons tous,c’était un repaire de brigands
jusqu’au jour où notre gran
d https://books.yossr.com/fr
législateur, Ahab, que saint Savinavait converti, a réussi à le change
re
n ce village qui aujourd’huin’abrite que des hommes et desfemmes de bonne volonté.
« Ce que notre visiteur ne saitpas et que je vais rappele
rm
aintenant, c’est comment Ahab aprocédé pour mener à bien sonprojet. À aucun moment il n’aessayé de convaincre qui que cesoit, vu qu’il connaissait la naturedes hommes : ils allaient confondrehonnêteté et faiblesse et, partant,son pouvoir serait remis enquestion.
« Il a fait venir des charpentiershttps://books.yossr.com/fr
d’un village voisin, leur a donné uneépure de ce qu’il voulait qu’ilsconstruisent à l’endroit où se dresseaujourd’hui le calvaire. Jour et nuit,pendant dix jours, les habitants du
vi
llage ont entendu scier, marteler,perforer, ils ont vu les artisansfaçonner des pièces de bois,chantourner des tenons et desmortaises.
Au bout de dix jours, toutes lespièces ont été ajustées pour forme
ru
n énorme assemblage monté aumilieu de la place, dissimulé sousune bâche. Ahab a invité tous leshabitants de Bescos à assister àl’inauguration de l’ouvrage.
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« D’un geste solennel, sansaucun discours, il a dévoilé le« monument » : c’était une potence,prête à fonctionner, avec une cordeet une trappe. Enduite de cired’abeille pour qu’elle résistelongtemps aux intempéries.Profitant de la présence de toute lapopulation, Ahab a lu les textes delois qui protégeaient lesagriculteurs, encourageaientl’élevage de bovins, récompensaientceux qui ouvriraient de nouveauxcommerces à Bescos, et il a ajoutéque, dorénavant, chacun devraittrouver un travail honnête ouquitter le village. Il s’est contenté de
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cette déclaration, il n’a pas dit unmot au sujet du « monument »qu’il venait d’inaugurer. Ahab étaitun homme qui ne croyait pas aupouvoir des menaces.
« La cérémonie terminée, desgens se sont attardés sur la placepour discuter : la plupart étaientd’avis qu’Ahab avait été leurré pa
rl
e saint, qu’il n’avait plus sa
va
illance de naguère, bref, qu’ilfallait le tuer. Les jours suivants,des conjurés ont élaboré plusieursplans pour y parvenir. Mais tousétaient obligés de contempler lapotence au milieu de la place et ilsse demandaient : « Qu’est-ce qu’elle
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fait là ? A-t-elle été montée pou
re
xécuter ceux qui n’acceptent pasles nouvelles lois ? Qui est ou n’estpas du côté d’Ahab ? Y a-t-il desespions parmi nous ? »
« La potence regardait leshommes et les hommes regardaientla potence. Peu à peu, la bravoureinitiale des rebelles a fait place à lapeur. Tous connaissaient larenommée d’Ahab, ils savaient qu’ilétait implacable quand il s’agissaitd’imposer ses décisions. Certainsont quitté le village, d’autres ontdécidé d’expérimenter les nouvellestâches qui leur avaient étésuggérées, simplement parce qu’ils
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ne savaient pas où aller ou bien àcause de l’ombre de cet instrumentde mort dressé sur la place. Au fildes ans, la paix s’est installéedurablement à Bescos, la bourgadeest devenue un grand centrecommercial de la frontière, elle acommencé à exporter une laine depremier choix et du blé d’excellentequalité.
« La potence est restée làpendant dix ans. Le bois résistait
bi
en, mais il a fallu changer la cordeplusieurs fois. Elle n’a jamais servi.Jamais Ahab n’en a fait mention. Ila suffi de son image pou
rtransformer la témérité en peur, la
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confiance en soupçon, les histoiresde bravache en murmuresd’acceptation. Au bout de dix ans,assuré que la loi prévalait à Bescos,
Ah
ab a donné l’ordre de la détruireet d’utiliser son bois pour éleve
ru
ne croix à sa place.Chantal fit une pause. Seul
l’étranger osa rompre le silence en
ba
ttant des mains.— Une belle histoire, dit-il.
Ah
ab connaissait réellement lanature humaine : ce n’est pas la
vo
lonté d’obéir aux lois qui fait quetous se comportent comme l’exigela société, mais la peur duchâtiment. Chacun de nous porte en
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soi cette potence. — Aujourd’hui, puisque
l’étranger me l’a demandé, j’arrachecette croix et je plante une autrepotence sur la place, enchaînaChantal.
— Carlos, dit quelqu’un. Ils’appelle Carlos et ce serait plus polide le désigner par son nom que dedire « l’étranger ».
— Je ne sais pas son nom. Tousles renseignements portés sur safiche d’hôtel sont faux. Il n’a jamaisrien payé avec sa carte de crédit.Nous ne savons pas d’où il vient nioù il va. Même le coup de téléphone
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à l’aéroport est peut-être une feinte.Tous se tournèrent vers
l’homme, qui gardait les yeux fixéssur Chantal. Celle-ci reprit :
— Pourtant, quand il disait la
vé
rité, vous ne l’avez pas cru. Il aréellement dirigé une manufactured’armes, il a vécu des tasd’aventures, il a été plusieurspersonnes différentes, du pèreaffectueux au négociateu
ri
mpitoyable. Vous qui habitez ici,
vo
us ne pouvez pas comprendre quela vie est beaucoup plus complexeque vous ne le pensez.
« Il vaudrait mieux que cettepetite dise tout de suite où elle veut
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en venir », songea la patronne del’hôtel. Et, comme si elle l’avaitentendue, Chantal enchaîna :
— Il y a quatre jours, il m’amontré dix lingots d’or. De quoigarantir le futur de tous leshabitants de Bescos pour les trenteannées à venir, exécute
rd
’importantes rénovations dans le
vi
llage, aménager une aire de jeuxpour les enfants, dans l’espoir de les
vo
ir de nouveau égayer notre
vi
llage. Ensuite, il les a cachés dansla forêt, je ne sais pas où.
Tous les regards des clientsconvergèrent de nouveau versl’étranger qui, d’un signe de tête,
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confirma le récit de Chantal. Ellepoursuivit :
— Cet or appartiendra à Bescossi, dans les trois jours qui viennent,quelqu’un d’ici est assassiné. Sipersonne ne meurt, l’étrange
rp
artira en remportant son trésor.« Voilà, j’ai dit tout ce que
j’
avais à dire, j’ai remis la potencesur la place. Mais cette fois ellen’est pas là pour éviter un crime,elle attend maintenant qu’on
yp
ende un innocent et le sacrifice decet innocent assurera la prospéritéde Bescos.
À l’appel muet des clients,l’étranger répondit par un nouveau
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signe de tête approbateur.— Cette jeune femme sait
raconter une histoire, dit-il enremettant le magnétophone dans sapoche après l’avoir éteint.
Chantal se remit à son travail,
elle devait maintenant terminer sonservice. Le temps semblait s’êtrearrêté à Bescos, personne ne parlait,le silence était à peine troublé par letintement des verres, le clapotis del’eau qui coulait dans l’évier, le
br
uissement lointain du vent.Soudain, le maire s’écria :— Nous allons appeler la police.— Excellente idée ! dit
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l’étranger. N’oubliez pas que j’aitout enregistré. Moi, je me suiscontenté de dire : « Cette jeunefemme sait raconter une histoire. »
— Monsieur, je vous demandede monter à votre chambre, de faire
vo
s bagages et de quitte
ri
mmédiatement le village, ordonnala patronne de l’hôtel.
— J’ai payé une semaine, je vaisrester une semaine. Inutiled’appeler la police.
— Avez-vous pensé que c’est
vo
us qu’on peut assassiner ?— Bien sûr. Et cela n’a aucune
importance à mes yeux. Toutefois,si cela arrivait, vous tous
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commettriez un crime et vous netoucheriez jamais la récompensepromise.
Un à un, tous les clientsquittèrent le bar, les plus jeunesd’abord. Chantal et l’étranger seretrouvèrent seuls. Elle prit son sac,enfila sa veste, se dirigea vers laporte. Avant de franchir le seuil, ellese retourna :
— Vous êtes un homme qui asouffert et qui réclame vengeance,dit-elle. Votre cœur est mort, votreâme erre dans les ténèbres. Ledémon qui vous accompagne a lesourire, parce que vous êtes entrédans le jeu qu’il a réglé.
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— Merci d’avoir fait ce que je
vo
us ai demandé. Et d’avoir racontécette intéressante et véridiquehistoire de la potence.
— Dans la forêt, vous m’avez ditque vous vouliez répondre àcertaines questions, mais vous avezélaboré votre plan de telle façon queseule la méchanceté estrécompensée. Si personne n’estassassiné, le Bien ne remporteraque des louanges. Comme vous lesavez, les louanges ne nourrissentpas les affamés et ne raniment pasdes cités décadentes. En fait, vousne voulez pas trouver la réponse àune question, mais voir confirme
r https://books.yossr.com/fr
une chose à laquelle vous voulezcroire : tout le monde est méchant.
Le regard de l’étranger changeaet Chantal s’en aperçut.
— Si tout le monde estméchant, enchaîna-t-elle, latragédie par laquelle vous êtespassé se justifie. Il est plus faciled’accepter la perte de votre femmeet de vos filles. Mais s’il existe desêtres bons, alors votre vie serainsupportable, quoique vous disiezle contraire. Car le destin vous atendu un piège et vous savez que
vo
us ne méritiez pas ce qu’il vous aréservé. Ce n’est pas la lumière que
vous voulez retrouver, c’est la
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certitude que rien n’existe au-delàdes ténèbres.
— Où voulez-vous en venir ?dit-il d’une voix un peu tremblantemais contrôlée.
— À un pari plus juste. Si, d’icitrois jours, personne n’estassassiné, vous remettrez au villageles dix lingots. En récompense del’intégrité de ses habitants.
L’étranger sourit.— Et je recevrai mon lingot,
pour prix de ma participation à ce
je
u sordide.— Je ne suis pas stupide. Si
j’
acceptais cette proposition, lapremière chose que vous feriez
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serait d’aller le raconter à tout lemonde.
— C’est un risque. Mais je ne leferai pas : je le jure sur la tête de magrand-mère et sur mon salutéternel.
— Cela ne suffit pas. Personnene sait si Dieu entend les sermentsni s’il existe un salut éternel.
— Vous saurez que je ne l’ai pasfait, car j’ai planté une nouvellepotence au milieu du village. Il serafacile de déceler la moindretricherie. En outre, même si demainà la première heure je sors pou
rr
épandre dans le village ce que nous
venons de dire, personne ne me
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croira. Ce serait comme siquelqu’un débarquait à Bescos ave
cc
e trésor en disant : « Regardez, cetor est à vous, que vous fassiez ounon ce que veut l’étranger. » Ceshommes et ces femmes sonthabitués à travailler dur, à gagner àla sueur de leur front le moindrecentime, et ils n’admettraient
ja
mais qu’un pactole leur tombe duciel.
L’étranger alluma une cigarette,
bu
t le reste de son verre, puis seleva de sa chaise. Chantal attendaitla réponse, debout sur le seuil de laporte ouverte, frissonnant de froid.
— N’essayez pas de me berner,https://books.yossr.com/fr
dit-il. Je suis un homme habitué àme mesurer aux êtres humains,tout comme votre Ahab.
— Je n’en doute pas. J’ai don
c
v
o
tre accord.Une fois de plus ce soir-là, il se
contenta d’acquiescer d’un signe detête.
— Mais permettez-moid’ajouter ceci : vous croyez encoreque l’homme peut être bon. Sinon,
vo
us n’auriez pas eu besoin demachiner cette provocation stupidepour vous convaincre vous-même.
Chantal referma la portederrière elle et s’engagea dans larue, complètement déserte, qui
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menait chez elle. Soudain, elleéclata en sanglots : malgré sesréticences, elle avait fini par selaisser entraîner elle aussi dans le
je
u. Elle avait parié que les hommesétaient bons, en dépit de toute laméchanceté du monde. Jamais ellene raconterait à quiconque sondernier entretien avec l’étranger,car maintenant elle aussi avait
be
soin de connaître le résultat.Son instinct lui disait que,
derrière les rideaux des maisonsplongées dans l’obscurité, tous les
ye
ux de Bescos la suivaient. Maispeu lui importait : il faisait tropsombre pour qu’ils puissent voir les
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larmes qui ruisselaient sur son
vi
sage.
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9
L’homme rouvrit la fenêtre de
sa chambre pour permettre à l’ai
rf
roid de la nuit d’imposer silence àson démon quelques instants.
Mais rien ne pouvait calmer cedémon, plus agité que jamais, àcause de ce que la jeune femme
ve
nait de dire. Pour la première foisen plusieurs années, l’homme le
vo
yait faiblir et, à plusieursreprises, il remarqua qu’ils’éloignait, pour revenir aussitôt, ni
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plus fort, ni plus faible, comme àl’accoutumée. Il logeait dansl’hémisphère droit de son cerveau, àl’endroit précis qui gouverne lalogique et le raisonnement, mais ilne s’était jamais laissé voi
rp
hysiquement, c’est pourquoil’homme était obligé d’imaginer sonapparence. Il avait essayé de s’endonner toutes les représentationspossibles, depuis le diableconventionnel avec queue, barbicheet cornes jusqu’à la petite fille
bl
onde aux cheveux bouclés. Il avaitfini par choisir l’image d’une jeunefille de vingt ans environ, vêtued’un pantalon noir, d’un chemisie
r https://books.yossr.com/fr
b
l
eu et d’un béret vert bien ajustésur ses cheveux noirs.
Il avait entendu sa voix pour lapremière fois sur une île où il étaitallé chercher l’oubli après s’êtredémis de ses fonctions. Il était su
rl
a plage, à remâcher sa souffrance,tout en essayant désespérément dese convaincre que cette douleu
ra
urait une fin, lorsqu’il vit le plus
be
au coucher de soleil de sa vie. Aumême moment, le désespoir lereprit, plus fort que jamais,l’immergea au plus profond de sonâme – ah ! comme il aurait vouluque sa femme et ses filles puissentcontempler ce spectacle ! Il fondit
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en larmes, persuadé que plus
ja
mais il ne remonterait du fond dece puits.
À cet instant, une voixsympathique, cordiale, lui dit qu’iln’était pas seul, que tout ce qui luiétait arrivé avait un sens – et cesens c’était, justement, de montre
rq
ue le destin de chacun est tracéd’avance. La tragédie surgittoujours et rien de ce que nousfaisons ne peut changer une lignedu mal qui nous attend.
« Le Bien n’existe pas : la vertuest seulement une des faces de laterreur, avait dit la voix. Quan
dl’homme comprend cela, il se ren
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compte que ce monde est tout auplus une plaisanterie de Dieu. »
Aussitôt, la voix, s’étantaffirmée seule capable de connaîtrece qui arrive sur la Terre,commença à lui montrer les gensqui se trouvaient sur la plage.L’excellent père de famille en trainde démonter la tente et d’aider sesenfants à mettre des lainages, quiaurait aimé coucher avec sasecrétaire, mais qui était terroriséd’avance par la réaction de safemme. La femme qui auraitsouhaité travailler et avoir sonindépendance, mais qui étaitterrorisée par un époux tyrannique.
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Les enfants, auraient-ils été aussigentils et bien élevés sans la terreu
rd
es punitions ? La jeune fille quilisait un livre, seule sous unparasol, prenant un air blasé, alorsque dans le fond elle était terrifiée àl’idée de rester vieille fille.Terrorisé, aussi, le jeune hommequi s’astreignait à un entraînementintensif pour répondre à l’attente deses parents. Le garçon qui servaitdes cocktails tropicaux à des clientsriches, souriant malgré sa terreu
rd
’être congédié. La jeune fille,terrorisée par les critiques de ses
vo
isins, qui avait renoncé à son rêved’être danseuse et suivait des cours
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de droit. Le vieillard qui disait sesentir en pleine forme depuis qu’ilne buvait plus et ne fumait plus,alors que la terreur de la mortsifflait comme le vent à ses oreilles.Le couple qui gambadait dans leséclaboussures des vagues et dontles rires déguisaient leur terreur dedevenir vieux, invalides,inintéressants. L’homme bronzé quipassait et repassait avec son hors-
bo
rd le long de la plage en souriantet en agitant la main,intérieurement terrifié à l’idée queses placements en Boursepouvaient s’effondrer à toutmoment. Le propriétaire de l’hôtel
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qui observait de son bureau cettescène paradisiaque, soucieux duconfort et du bonheur de sesclients, administrateur sourcilleux,mais miné par la terreur que lesagents du fisc ne découvrent desirrégularités dans sa comptabilité.
En cette fin d’après-midi àcouper le souffle, tous sur cetteplage merveilleuse étaient en proieà la terreur. Terreur de se retrouve
rs
eul, terreur de l’obscurité quipeuplait de démons l’imagination,terreur de faire quelque chose deprohibé par le code des usages,terreur du jugement de Dieu,terreur des commentaires d’autrui,
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terreur d’une justice inflexible à lamoindre faute, terreur de risquer etde perdre, terreur de gagner etd’être jalousé, terreur d’aimer etd’être repoussé, terreur dedemander une augmentation,d’accepter une invitation, de selancer dans l’inconnu, de ne pasréussir à parler une langueétrangère, de ne pas être capabled’impressionner les autres, de
vi
eillir, de mourir, d’être remarquépour ses défauts, de ne pas êtreremarqué pour ses qualités, den’être remarqué ni pour ses défautsni pour ses qualités.
Terreur, terreur, terreur. La viehttps://books.yossr.com/fr
était le régime de la terreur, l’ombrede la guillotine. « J’espère que vous
vo
ilà tranquillisé, lui avaitmurmuré le démon. Tout unchacun est terrorisé, vous n’êtes pasle seul. La seule différence, c’estque vous êtes déjà passé par le plusdifficile, ce que vous craigniez leplus est devenu réalité. Vous n’avezrien à perdre, alors que ceux qui setrouvent sur cette plage vivent dansl’obsession d’une terreur : certainsen sont plus ou moins conscients,d’autres essaient de l’ignorer, maistous savent que cette terreu
ro
mniprésente finira par lessubmerger. »
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Si incroyable que cela pûtparaître, ces propos du démonl’avaient soulagé, comme si lasouffrance d’autrui avait calmé sadouleur personnelle. Depuis lors, laprésence du démon était devenuede plus en plus assidue. Ilpartageait sa vie et savoir qu’ils’était totalement emparé de sonâme ne lui causait ni plaisir nitristesse.
A mesure qu’il se familiarisaitavec le démon, il s’efforçait d’ensavoir davantage sur l’origine duMal, mais aucune de ses questionsne recevait de réponse précise :
« Il est vain d’essayer dehttps://books.yossr.com/fr
découvrir pourquoi j’existe. Si vous
vo
ulez une explication, vous pouvez
vo
us dire que je suis la façon queDieu a trouvée de Se punir pou
ra
voir décidé, dans un moment dedistraction, de créer l’Univers. »
Puisque le démon ne parlait
guère de lui-même, l’homme se mità chercher toutes les informationsrelatives à l’enfer. Il découvrit que,dans la plupart des religions,existait un « lieu de châtiment » oùallait l’âme immortelle après avoi
rc
ommis certains crimes contre lasociété (tout semblait être unequestion de société, non
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d’individu). Selon une croyance,une fois loin du corps, l’espritfranchissait une rivière, affrontaitun chien, entrait par une porte quise refermait derrière lui à jamais.L’usage étant d’ensevelir lescadavres, ce lieu de tourments étaitdécrit comme un antre obscur situéà l’intérieur de la terre, où brûlaitun feu perpétuel – les volcans enétaient la preuve – et c’est ainsi quel’imagination humaine avaitinventé les flammes qui torturaientles pécheurs.
L’homme trouva une des plusintéressantes descriptions de ladamnation dans un livre arabe où il
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était écrit que, une fois exhalée ducorps, l’âme devait cheminer sur unpont effilé comme la lame d’unrasoir, avec à sa droite le paradis età sa gauche une série de cercles quiconduisaient à l’obscurité internede la Terre. Avant d’emprunter lepont (le livre ne disait pas où ilconduisait), chacun tenait ses
ve
rtus dans la main droite et sespéchés dans la gauche – ledéséquilibre le faisait tomber ducôté où ses actes l’avaient entraîné.
Le christianisme parlait d’unlieu où s’entendait une rumeur degémissements et de grincements dedents. Le judaïsme se référait à une
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caverne intérieure ne pouvantrecevoir qu’un nombre déterminéd’ âmes – un jour l’enfer seraitcomble et le monde finirait. L’islamévoquait un feu où nous serionstous consumés, « à moins que Dieune désire le contraire ». Pour leshindous, l’enfer ne serait jamaisqu’un lieu de tourments éternels,puisqu’ils croyaient que l’âme seréincarnait au bout d’un certaintemps afin de racheter ses péchésau même endroit où elle les avaitcommis, c’est-à-dire en ce monde.Toutefois, ils dénombraient vingt etun lieux d’expiation, dans un espacequ’ils avaient l’habitude d’appele
r https://books.yossr.com/fr
les « terres inférieures ».Les bouddhistes, de leur côté,
faisaient des distinctions parmi lesdifférents types de punition quel’âme pouvait subir : huit enfers defeu et huit de glace, sans compte
ru
n royaume où le damné ne sentaitni froid ni chaleur, mais souffraitd’une faim et d’une soif sans fin.
Cependant, rien ne pouvait secomparer à la prodigieuse variétéd’enfers qu’avaient conçue lesChinois. À la différence de ce qui sepassait dans les autres religions– qui situaient l’enfer à l’intérieu
rd
e la Terre –, les âmes des pécheursallaient à une montagne appelée
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Petite Enceinte de Fer, elle-mêmeentourée par une autre, la GrandeEnceinte. Entre les deux existaienthuit grands enfers superposés,chacun d’eux contrôlant seize petitsenfers qui, à leur tour, contrôlaientdix millions d’enfers sous-jacents.Par ailleurs, les Chinoisexpliquaient que les démons étaientformés par les âmes de ceux quiavaient déjà purgé leur peine. Dureste, ils étaient les seuls àexpliquer de façon convaincantel’origine des démons : ils étaientméchants parce qu’ils avaientsouffert de la méchanceté dans leu
rpropre chair et qu’ils voulaient
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maintenant l’inoculer aux autres,selon un cycle de vengeance éternel.
« C’est peut-être mon cas », se
dit l’étranger, en se rappelant lesparoles de Mlle Prym. Le démonaussi les avait entendues et ilsentait qu’il avait perdu un peu deterrain difficilement conquis. Laseule façon pour lui de se ressaisir,c’était de balayer le moindre doutedans l’esprit de l’étranger.
« Bien sûr, vous avez douté uninstant, dit le démon. Mais laterreur persiste. J’ai bien aimél’histoire de la potence, elle estsignificative : les hommes sont
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v
e
rtueux parce que la terreur lesobnubile, mais leur essence estperverse, tous sont mesdescendants. »
L’étranger tremblait de froid,
mais il décida de laisser la fenêtreouverte encore un moment.
— Mon Dieu, je ne méritais pasce qui m’est arrivé. Puisque Vousm’avez frappé, j’ai le droit d’agir demême avec les autres. Ce n’est que
ju
stice.Le démon frémit, mais il se
garda de parler – il ne pouvait pasrévéler que lui aussi était terrorisé.L’homme blasphémait contre Dieu
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et justifiait ses actes – mais c’étaitla première fois en deux ans que ledémon l’entendait s’adresser auxcieux.
C’était mauvais signe.
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10
« C'est bon signe », telle fut la
première pensée de Chantal,réveillée par le klaxon de lafourgonnette du boulanger. Signeque la vie à Bescos continuait,uniforme, avec son pain quotidien,les gens allaient sortir, ils auraienttout le samedi et le dimanche pou
rc
ommenter la proposition insenséequi leur avait été faite, et le lundi ilsassisteraient – avec un certainremords – au départ de l’étranger.
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A
l
ors, le soir même, elle leu
rp
arlerait du pari qu’elle avait fait enleur annonçant qu’ils avaient gagnéla bataille et qu’ils étaient riches.
Jamais elle ne parviendrait à sechanger en sainte, comme saintSavin, mais toutes les générations à
ve
nir l’évoqueraient comme lafemme qui avait sauvé le village dela seconde visite du Mal. Peut-êtreinventeraient-elles des légendes àson sujet et, pourquoi pas ? lesfuturs habitants de la bourgade ladécriraient sous les traits d’unefemme très belle, la seule quin’avait jamais abandonné Bescosquand elle était jeune parce qu’elle
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savait qu’elle avait une mission àaccomplir. Des dames pieusesallumeraient des bougies en sonhonneur, des jeunes hommessoupireraient pour l’héroïne qu’ilsn’avaient pas pu connaître.
Elle ne put s’empêcher d’êtrefière d’elle-même, mais elle serappela qu’elle devait tenir salangue et ne pas mentionner lelingot qui lui appartenait, sinon lesgens finiraient par la convaincre departager son lot si elle voulait êtrereconnue comme une sainte.
À sa façon, elle aidait l’étrange
rà
sauver son âme et Dieu prendraitcela en considération quand elle
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aurait à rendre compte de ses actes.Le destin de cet homme, toutefois,lui importait peu : pour l’instant,elle n’avait qu’une chose à faire,espérer que les deux jours à veni
rp
assent le plus vite possible, sansqu’elle se laisse aller à révéler lesecret qui l’étouffait.
Les habitants de Bescos
n’étaient ni meilleurs ni pires queceux des localités voisines, mais,certainement, ils étaient incapablesde commettre un crime pour del’argent, oui, elle en était sûre.Maintenant que l’histoire était denotoriété publique, nul ne pouvait
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prendre une initiative isolée :d’abord parce que la récompenseserait divisée en parts égales et ellene connaissait personne qui pûtprendre le risque d’essayer des’approprier le profit des autres ;ensuite parce que, au cas où ilsenvisageraient de faire ce qu’elle
ju
geait impensable, ils devraientcompter sur une complicitégénérale sans faille – à l’exception,peut-être, de la victime choisie. Siune seule personne s’exprimaitcontre le projet – et, à défaut d’uneautre, elle serait cette personne –,les hommes et les femmes deBescos risqueraient tous d’être
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dénoncés et arrêtés. Mieux vautêtre pauvre et honoré que riche enprison.
Tout en descendant sonescalier, Chantal se rappela que lasimple élection du maire d’un petit
vi
llage comme Bescos, avec ses troisrues et sa placette, suscitait déjà desdiscussions enflammées et desdivisions internes. Lorsqu’on avait
vo
ulu faire un parc pour enfants, detelles dissensions avaient surgi quele chantier n’avait jamais été ouvert– les uns rappelant qu’il n’y avaitplus d’enfants à Bescos, les autressoutenant bien haut qu’un parc lesferait revenir, à partir du moment
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où leurs parents, en séjour de
va
cances, remarqueraient lesprogrès réalisés. À Bescos, ondébattait tout : la qualité du pain,les règlements de la chasse,l’existence ou non du loup maudit,le bizarre comportement de Bertaet, sans doute, les rendez-voussecrets de la demoiselle Prym ave
cc
ertains clients de l’hôtel, encoreque jamais personne n’eût oséaborder le sujet devant elle.
Chantal se dirigea vers lafourgonnette avec l’air de celle qui,pour la première fois de sa vie, jouele rôle principal dans l’histoire du
village. Jusqu’à présent, elle avait
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été l’orpheline désemparée, la fillequi n’avait pas réussi à se marier, lapauvre serveuse, la malheureuse enquête de compagnie. Mais ils neperdaient rien pour attendre :encore deux jours et tous
vi
endraient lui baiser les pieds, laremercier pour l’abondance et laprodigalité, peut-être la sollicite
rp
our qu’elle accepte de se présente
ra
ux prochaines électionsmunicipales (et pourquoi ne pasrester encore quelque temps àBescos afin de jouir de cette gloirefraîchement conquise ?).
Près de la fourgonnette s’était
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formé un groupe de clientssilencieux. Tous se tournèrent versChantal, mais aucun ne lui adressala parole.
— Qu’est-ce qui se passe cematin ? demanda le commis
bo
ulanger. Quelqu’un est mort ?— Non, répondit le forgeron.
(Que faisait-il là de si bonneheure ?) Quelqu’un est malade etnous sommes inquiets.
Chantal ne comprenait pas cequi se passait.
— Dépêchez-vous d’achete
r
v
o
tre pain, lança une voix. Cegarçon n’a pas de temps à perdre.
D’un geste machinal, elle tendithttps://books.yossr.com/fr
une pièce et prit son pain. Lecommis lui rendit la monnaie,haussa les épaules comme si luiaussi renonçait à comprendre ce quiarrivait, se remit au volant etdémarra.
— Maintenant c’est moi quidemande : qu’est-ce qui se passedans ce village ? dit-elle, prise depeur, si bien qu’elle haussa le tonplus que la bienséance ne lepermettait.
— Vous le savez bien, dit leforgeron. Vous voulez que nouscommettions un crime en échanged’une grosse somme.
— Je ne veux rien ! J’ai faithttps://books.yossr.com/fr
seulement ce que cet homme m’ademandé ! Vous êtes tous devenusfous ?
— C’est vous qui êtes folle.Jamais vous n’auriez dû servir demessagère à ce détraqué ! Qu’est-ceque vous voulez ? Vous avezquelque chose à gagner avec cettehistoire ? Vous voulez transforme
rc
e village en un enfer, comme dansl’histoire que racontait Ahab ? Avez-
vo
us oublié l’honneur et la dignité ?Chantal frissonna.— Oui, vous êtes devenus fous !
Est-il possible que l’un d’entre vousait pris au sérieux la proposition ?
— Fichez-lui la paix, dit lahttps://books.yossr.com/fr
patronne de l’hôtel. Allons plutôtprendre le petit déjeuner.
Peu à peu le groupe se dispersa.Chantal, une main crispée sur sonpain, continuait de frissonner,incapable de faire un pas. Tous cesgens qui passaient leur temps àdiscuter entre eux étaient pour lapremière fois d’accord : elle était lacoupable.
Non pas l’étranger, ni laproposition, mais elle, ChantalPrym, l’instigatrice du crime. Lemonde avait-il perdu la tête ?
Elle laissa le pain à sa porte etdirigea ses pas vers la montagne.Elle n’avait pas faim, ni soif, ni
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aucune envie. Elle avait comprisquelque chose de très important,quelque chose qui la remplissait depeur, d’épouvante, de terreu
ra
bsolue.Personne n’avait rien dit au
commis boulanger.Normalement, un événement
comme celui de la veille aurait étécommenté, ne fût-ce que sur le tonde l’indignation ou de la dérision,mais le commis, qui propageait lesracontars dans tous les villages où illivrait le pain, était reparti sanssavoir ce qui se passait à Bescos.Certes, ses clients venaient de seretrouver pour la première fois ce
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matin-là et personne n’avait eu letemps d’échanger et de commente
rl
es nouvelles. Pourtant, ils étaientcertainement tous au courant despéripéties de la soirée au bar. Don
ci
ls avaient scellé, inconsciemment,une sorte de pacte de silence.
Ou bien cela pouvait signifie
rq
ue chacune de ces personnes, dansson for intérieur, considéraitl’inconsidérable, imaginaitl’inimaginable.
Berta appela Chantal. Elle était
déjà sur le seuil de sa porte, àsurveiller le village – en vainpuisque le péril était déjà entré, pire
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que ce qu’on pouvait imaginer.— Je n’ai pas envie de bavarder,
dit Chantal. Ce matin, je n’arrivepas à penser, à réagir, à direquelque chose.
— Eh bien, contente-toi dem’écouter. Assieds-toi.
De tous ceux qu’elle avaitrencontrés depuis son réveil, Bertaétait la seule à la traiter gentiment.Chantal se jeta dans ses bras et ellesrestèrent enlacées un moment.Berta reprit la parole :
— Va à la forêt, rafraîchis-toi lesidées. Tu sais que le problème ne teconcerne pas. Eux aussi le savent,mais ils ont besoin d’un coupable.
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— C’est l’étranger !— Toi et moi savons que c’est
lui. Personne d’autre. Tous veulentcroire qu’ils ont été trahis, que tuaurais dû raconter toute cettehistoire plus tôt, que tu n’as pas euconfiance en eux.
— Trahis ?— Oui.— Pourquoi veulent-ils croire
une chose pareille ?— Réfléchis.Chantal réfléchit : parce qu’ils
avaient besoin d’un ou d’unecoupable. D’une victime.
— Je ne sais pas comment vafinir cette histoire, dit Berta. Les
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habitants de Bescos sont des gensde bien, quoique, toi-même l’as dit,un peu lâches. Pourtant, il seraitpeut-être préférable pour toi depasser un certain temps loin d’ici.
— Berta, vous voulezplaisanter ? Personne ne va prendreau sérieux la proposition del’étranger.
Personne. Et d’abord, je n’ai pasd’argent, ni d’endroit où aller.
Ce n’était pas vrai : un lingotd’or l’attendait et elle pouvaitl’emporter n’importe où dans lemonde. Mais à aucun prix elle ne
vo
ulait y penser.À ce moment-là, comme pa
r https://books.yossr.com/fr
une ironie du destin, l’hommepassa devant elle, les salua d’unsigne de tête et prit le chemin de lamontagne comme il le faisaitchaque matin. Berta le suivit duregard, tandis que Chantal essayaitde vérifier si quelqu’un l’avait vu lessaluer. Ce serait un prétexte pou
rd
ire qu’elle était sa complice. Direqu’ils échangeaient des signescodés.
— Il a l’air préoccupé, dit Berta.C’est bizarre.
— Il s’est peut-être renducompte que sa petite plaisanteries’est changée en réalité.
— Non, c’est quelque chose quihttps://books.yossr.com/fr
v
a
plus loin. Je ne sais pas ce quec’est, mais c’est comme si… non, jene sais pas ce que c’est.
« Mon mari doit savoir », pensaBerta, agacée par la sensation d’uneprésence à son côté gauche, mais cen’était pas le moment de bavarde
ra
vec lui.— Je me souviens d’Ahab, dit-
elle. D’une histoire qu’il racontait.— Je ne veux plus entendre
parler d’Ahab, j’en ai assez de toutesces histoires ! Je veux seulementque le monde redevienne ce qu’ilétait, que Bescos – avec tous sesdéfauts – ne soit pas détruit par lafolie d’un homme !
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— On dirait que tu aimes ce
vi
llage plus qu’on ne le croit.Chantal tremblait. Berta se
contenta de la reprendre dans ses
br
as, la tête posée contre sonépaule, comme si c’était la fillequ’elle n’avait jamais eue.
— Écoute-moi. C’est unehistoire au sujet du ciel et del’enfer, que les parents autrefoistransmettaient à leurs enfants maisqui aujourd’hui est tombée dansl’oubli. Un homme, son cheval etson chien cheminaient sur uneroute. Surpris par un orage, ilss’abritèrent sous un arbregigantesque, mais un éclair frappa
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celui-ci et ils moururent foudroyés.Or l’homme ne perçut pas qu’ilavait quitté ce monde et il reprit laroute avec ses deux compagnons : ilarrive que les morts mettent dutemps à se rendre compte de leu
rn
ouvelle condition…Berta pensa à son mari, qui
insistait pour qu’elle incite la jeunefemme à partir, car il avait quelquechose d’important à lui dire. Peut-être le moment était-il venu de luiexpliquer qu’il était mort et qu’il nedevait pas interrompre l’histoirequ’elle racontait.
— L’homme, le cheval et lechien avançaient péniblement au
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flanc d’une colline, sous un soleil deplomb, ils étaient en nage etmouraient de soif. À un détour duchemin, ils aperçurent un portailmagnifique, tout en marbre, quidonnait accès à une place pavée de
bl
ocs d’or, avec une fontaine aumilieu d’où jaillissait une eaucristalline. L’homme s’adressa augarde posté devant l’entrée :
— Bonjour.— Bonjour, répondit le garde.— Dites-moi, quel est ce bel
endroit ?— C’est le ciel.— Quelle chance nous avons
d’être arrivés au ciel ! Noushttps://books.yossr.com/fr
mourons de soif.— Monsieur, vous pouvez
entrer et boire de l’eau à volonté, ditle garde en montrant la fontaine.
— Mon cheval et mon chienaussi ont soif.
— Je regrette, mais l’entrée estinterdite aux animaux.
« L’homme avait grand-soi
fm
ais il ne boirait pas seul. Cachantson désappointement, il salua legarde et poursuivit son chemin ave
cs
es compagnons. Après avoi
r
b
e
aucoup marché dans la montéede la colline, à bout de forces, ilsarrivèrent à un endroit où unportillon délabré s’ouvrait sur un
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chemin de terre bordé d’arbres.
Àl
’ombre d’un de ces arbres, unhomme était couché, son chapeausur le visage.
— Bonjour, dit le voyageur.« L’homme n’était qu’assoupi
et il répondit par un signe de tête.— Nous mourons de soif, moi,
mon cheval et mon chien.— Vous voyez ces rochers, il y a
une source au milieu, vous pouvez
y
b
o
ire à volonté.« Lorsqu’il se fut désaltéré,
avec son cheval et son chien, le
vo
yageur s’empressa de remercie
rl
’homme.— Revenez quand vous voulez,
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dit celui-ci.— Mais dites-moi, comment
s’appelle ce lieu ?— Ciel.— Ciel ? Mais le garde du
portail de marbre m’a dit que le ciel,c’était là-bas !
— Non, là-bas ce n’est pas leciel, c’est l’enfer.
— Je ne comprends pas.Comment peut-on usurper le nomdu ciel ! Cela doit provoquer uneconfusion dans les esprits et vousfaire du tort ?
— Pas du tout. A vrai dire, c’estnous rendre un grand service : là-
bas restent tous ceux qui sont
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capables d’abandonner leursmeilleurs amis…
Berta caressa la tête de la jeune
femme et elle sentit que là le Bienet le Mal se livraient un combatsans trêve.
— Va dans la forêt et demande àla nature de t’indiquer la ville où tudevrais aller. Car j’ai lepressentiment que tu es prête àquitter tes amis et notre petitparadis enclavé dans les montagnes.
— Vous vous trompez, Berta.
Vo
us appartenez à une autregénération. Le sang des criminelsqui jadis peuplaient Bescos était
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plus épais dans leurs veines quedans les miennes. Les hommes etles femmes d’ici ont de la dignité.S’ils n’en ont pas, ils se méfient lesuns des autres. Sinon, ils ont peur.
— D’accord, je me trompe.N’empêche, fais ce que je te dis, vaécouter la nature.
Chantal partie, Berta se tourna
ve
rs le fantôme de son mari pour leprier de rester tranquille – ellesavait ce qu’elle faisait, elle avaitacquis de l’expérience avec l’âge, ilne fallait pas l’interrompre quan
de
lle essayait de donner un conseil àune jeune personne. Elle avait
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appris à s’occuper d’elle-même etmaintenant elle veillait sur le
vi
llage.Le mari lui demanda d’être
prudente. De ne pas donner tousces conseils à Chantal, vu quepersonne ne savait à quoi cettehistoire allait mener.
Berta trouva bizarre cetteremarque, car elle était persuadéeque les morts savaient tout – c’était
bi
en lui, n’est-ce pas, qui l’avaitavertie du péril qui menaçait le
vi
llage ? Il se faisait vieux, sansdoute, avec de nouvelles manies enplus de celle de toujours manger sasoupe avec la même cuillère.
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Le mari lui rétorqua que c’étaitelle la vieille, elle oubliait que lesmorts gardent toujours le mêmeâge. Et que, même s’ils savaientcertaines choses que les vivants neconnaissaient pas, il leur fallait uncertain temps pour être admis dansle séjour des anges supérieurs. Luiétait encore un mort de fraîche date(cela faisait moins de quinze ans), ilavait encore beaucoup à apprendre,tout en sachant qu’il pouvait déjàdonner d’utiles conseils.
Berta lui demanda si le séjou
rd
es anges supérieurs était agréableet confortable. Son mari réponditqu’il y était à l’aise, bien sûr ; au
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lieu de poser ce genre de questionfutile, elle ferait mieux de consacre
rs
on énergie au salut de Bescos.Pour sa part, sauver Bescos nel’intéressait pas spécialement – defait, il était mort, personne n’avaitencore abordé avec lui la questionde la réincarnation, il avaitsimplement entendu dire qu’elleétait possible, auquel cas ilsouhaitait renaître dans un lieuqu’il ne connaissait pas. Son vœu leplus cher était que sa femme vivedans le calme et le confort le restede ses jours en ce monde.
« Alors, ne viens pas fourre
rton nez dans cette histoire », pensa
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Berta. Le mari n’accepta pas ceconseil. Il voulait, coûte que coûte,qu’elle fasse quelque chose. Si leMal l’emportait, fût-ce dans unepetite bourgade oubliée, il pouvaitcontaminer la vallée, la région, lepays, le continent, les océans, lemonde entier.
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11
Non seulement Bescos ne
comptait que deux cent quatre-
vi
ngt-un habitants, Chantal étant la
be
njamine et Berta la doyenne,mais seules six personnespouvaient prétendre y jouer un rôleimportant : la patronne de l’hôtel,responsable du bien-être destouristes ; le curé, en charge desâmes ; le maire, garant du respectdes lois ; la femme du maire, quirépondait pour son mari et ses
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décisions ; le forgeron, qui avait étémordu par le loup maudit et avaitréussi à survivre ; le propriétaire dela plupart des terres à l’entour du
vi
llage. D’ailleurs, c’était ce dernie
rq
ui s’était opposé à la constructiondu parc pour enfants, persuadé que– à long terme – Bescos prendraitun grand essor, car c’était un lieuidéal pour la construction derésidences de luxe.
Tous les autres habitants du
vi
llage ne se souciaient guère de cequi arrivait ou cessait d’arriver dansla commune, parce qu’ils avaientdes brebis, du blé, de quoi nourri
rleurs familles.
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Ils fréquentaient le bar del’hôtel, allaient à la messe,obéissaient aux lois, bénéficiaientdes services de quelques artisans et,parfois, pouvaient acheter un lopinde terre.
Le propriétaire terrien nefréquentait jamais le bar. C’est l’unede ses employées, qui s’y trouvait la
ve
ille au soir, qui lui avait rapportél’histoire de cet étranger logé àl’hôtel. Il s’agissait d’un hommeriche, et elle aurait été prête à selaisser séduire, à avoir un enfant delui pour l’obliger à lui donner unepartie de sa fortune. Le propriétaireterrien, inquiet pour l’avenir et
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craignant que les propos de MllePrym se répandent en dehors du
vi
llage, éloignant les chasseurs etles touristes, avait aussitôtconvoqué les personnalités deBescos. Au moment même oùChantal se dirigeait vers la forêt, oùl’étranger se perdait dans une de sespromenades mystérieuses, où Berta
ba
vardait, les notables se réunirentdans la sacristie de la petite église.
Le propriétaire prit la parole :— La seule chose à faire, c’est
d’appeler la police. Il est clair quecet or n’existe pas. À mon avis, cethomme tente de séduire monemployée.
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— Vous ne savez pas ce que
vo
us dites, parce que vous n’étiezpas là, répliqua le maire. L’or existe,la demoiselle Prym ne risqueraitpas sa réputation sans une preuveconcrète. Quoi qu’il en soit, nousdevons appeler la police. Cetétranger est sûrement un bandit,quelqu’un dont la tête est mise àprix, qui essaie de cacher ici leproduit de ses vols.
— Ne dites pas de sottises !s’exclama la femme du maire. Sic’était le cas, il se montrerait plusdiscret.
— La question n’est pas là.Nous devons appeler la police
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immédiatement.Tous finirent par tombe
rd
’accord. Le curé servit du vin pou
ra
paiser les esprits échauffés par ladiscussion. Mais, nouveauproblème : que dire à la police, alorsqu’ils n’avaient pas la moindrepreuve contre l’étranger ? Toutel’affaire risquait de finir pa
rl
’arrestation de la demoiselle Prympour incitation à un crime.
— La seule preuve, c’est l’or.Sans l’or, rien à faire.
C’était évident. Mais où étaitl’or ? Seule une personne l’avait vumais ne savait pas où il était caché.
Le curé suggéra de mettre su
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pied des équipes de recherche. Lapatronne de l’hôtel ouvrit le rideaude la fenêtre qui donnait sur le petitcimetière et montra le vastepanorama des montagnes dechaque côté de la vallée.
— Il faudrait cent hommespendant cent ans.
Le riche propriétaire regretta enson for intérieur qu’on ait établi lecimetière à cet endroit : la vue étaitmagnifique et les morts n’entiraient aucun profit.
— À une autre occasion,
j’
aimerais parler avec vous ducimetière, dit-il au curé. Je peuxoffrir un emplacement bien
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meilleur pour les morts, en échangede ce terrain près de l’église.
— Qui voudrait l’acheter,
yc
onstruire une maison et habiter làoù gisaient les morts ?
— Personne du village, bien sûr.Mais il y a des citadins qui rêventd’une résidence de vacances ave
cu
ne large vue sur les montagnes. Ilsuffit de demander aux habitants deBescos de ne pas parler de ce projet.Ce sera plus d’argent pour tout le
vi
llage, plus d’impôts perçus par lamairie.
— Vous avez raison. Il suffirad’imposer silence à tous. Ce ne serapas difficile.
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Et soudain la discussions’arrêta, comme si, de fait, chacunétait réduit au silence. Un silenceque personne n’osait rompre. Lesdeux femmes firent mine decontempler le panorama, le curépassa machinalement un chiffonsur une statuette de bronze, lepropriétaire se servit un autre verrede vin, le forgeron relaça seschaussures, le maire consulta samontre à plusieurs reprises, commesi une autre réunion l’attendait.
Mais chacun semblait figé su
rp
lace : tous savaient que pas unseul des habitants de Bescosn’élèverait la voix pour s’opposer à
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la vente du terrain occupé par lecimetière. Tous trop contents defaire venir par ce moyen denouveaux résidents dans leu
r
v
i
llage menacé de disparaître. Etsans gagner un centimepersonnellement.
Imaginez s’ils gagnaient…Imaginez s’ils gagnaient
l’argent suffisant pour le reste deleurs vies et de celles de leursenfants…
Soudain, ils eurent l’impressionqu’une bouffée d’air chaud serépandait dans la sacristie. Le curése décida à rompre le silence quipesait depuis cinq minutes :
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— Qu’est-ce que vousproposez ?
Les cinq autres personnesprésentes se tournèrent vers lui.
— Si nous sommes assurés queles habitants ne diront rien, jepense que nous pouvons poursuivreles négociations, répondit le richepropriétaire, en veillant à employe
rd
es mots qui pouvaient être bien oumal interprétés, selon le point de
vu
e.— Ce sont de braves gens,
travailleurs, discrets, enchaîna lapatronne de l’hôtel, usant de lamême rouerie. Ce matin même, pa
rexemple, quand le commis
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b
o
ulanger a voulu savoir ce qui sepassait, personne n’a rien dit. Jecrois que nous pouvons leur faireconfiance.
Nouveau silence. Mais, cettefois, c’était un silence oppressant,impossible à éluder. Il fallaitcontinuer le jeu. Le forgeron se jetaà l’eau :
— Le problème, ce n’est pas ladiscrétion de nos concitoyens, maisle fait de savoir que faire cela estimmoral, inacceptable.
— Faire quoi ?— Vendre une terre sacrée.Un soupir de soulagement
général souligna ces mots :https://books.yossr.com/fr
maintenant ils pouvaient engage
ru
ne discussion morale, puisque leterrain était déblayé du point de vuepratique.
— Ce qui est immoral, c’est de
vo
ir notre Bescos en pleinedécadence, dit la femme du maire.C’est d’avoir conscience que noussommes les derniers à vivre ici etque le rêve de nos grands-parents etde nos ancêtres, d’Ahab et desCeltes, va s’achever dans quelquesannées. Bientôt, nous aussi nousquitterons le village, soit pour alle
rà
l’hospice, soit pour supplier nosenfants de s’occuper de vieillardsmalades, déboussolés, incapables de
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s’adapter à la grande ville,regrettant ce qu’ils auront délaissé,chagrinés parce qu’ils n’auront passu transmettre à la générationsuivante l’héritage précieux quenous avons reçu de nos parents.
— Vous avez raison, ajouta leforgeron. Ce qui est immoral, c’estla vie que nous menons.Réfléchissez : quand Bescos sera enruine, ces terres serontabandonnées ou vendues pour une
bo
uchée de pain. Des bulldozersarriveront pour ouvrir de grandsaxes routiers. Les dernièresmaisons seront démolies, desentrepôts en acier remplaceront ce
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que nos ancêtres avaient construit àla sueur de leur front. L’agriculturesera mécanisée, les exploitantshabiteront ailleurs, loin d’ici, et secontenteront de venir passer la
jo
urnée dans leurs domaines.Quelle honte pour notregénération !
Nous avons laissé partir nosenfants, nous avons été incapablesde les garder à nos côtés.
— Nous devons sauver ce
vi
llage coûte que coûte, dit le richepropriétaire, qui était sans doute leseul à tirer profit de la décadence deBescos puisqu’il pouvait toutacheter pour le revendre à une
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grande entreprise en réalisant ungros bénéfice – mais, même dansces conditions, il n’avait pas intérêtà céder des terres où un tréso
rf
abuleux était peut-être enfoui.— Qu’en pensez-vous,
monsieur le curé ? demanda lapatronne de l’hôtel.
— La seule chose que jeconnaisse bien, c’est ma religion :elle enseigne que le sacrifice d’uneseule personne a sauvé l’humanité.
Il fit une pause pour constate
rl
’effet de ses paroles et, les autresn’ayant apparemment plus rien àdire, il enchaîna :
— Je dois me préparer pour lahttps://books.yossr.com/fr
messe. Pourquoi ne pas nousretrouver en fin d’après-midi ?
L’air soulagé, soudain fébrilescomme s’ils avaient quelque chosed’important à faire, tous se mirentd’accord pour fixer l’heure d’unenouvelle réunion. Seul le mairesemblait avoir gardé son calme et,sur le seuil de la sacristie, il conclutd’un ton tranchant :
— Ce que vous venez de dire,monsieur le curé, est trèsintéressant. Un excellent thèmepour votre sermon. Je crois quenous devons tous aller à la messeaujourd’hui.
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12
Chantal marchait d’un pas
décidé vers le rocher en forme de Y,pensant à ce qu’elle allait faire dèsqu’elle aurait pris le lingot.Retourner à sa chambre, sechanger, prendre ses papiers et sonargent, descendre jusqu’à la routefaire du stop. Le sort en était jeté :ces gens ne méritaient pas lafortune qu’ils avaient pourtant eueà leur portée. Pas de bagages : ellene voulait pas qu’on sache qu’elle
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quittait Bescos pour toujours ―Bescos et ses belles mais inutileslégendes, ses habitants bien bravesmais poltrons, son bar bondé tousles soirs où les clients ressassaientles mêmes histoires, son églisequ’elle ne fréquentait pas. Elleécarta l’idée que l’étranger pouvaitl’avoir dénoncée, que la policel’attendait peut-être sur la route.Désormais, elle était disposée àcourir tous les risques.
La haine qu’elle avait éprouvéeune demi-heure plus tôt avait faitplace à une pulsion plus agréable :l’envie de se venger.
Elle était contente d’être cellehttps://books.yossr.com/fr
qui, pour la première fois, montraità tous ces gens la méchancetédissimulée au fond de leurs âmesingénues et faussement
bi
enveillantes. Tous rêvaient de lapossibilité de commettre un crime– en fait, ils se contentaient derêver, car jamais ils ne passeraient àl’acte. Ils dormiraient le reste deleurs pauvres existences en serépétant qu’ils étaient nobles,incapables d’une injustice, disposésà défendre à tout prix la dignité du
vi
llage, mais en sachant que seule laterreur les avait empêchés de tue
ru
n innocent. Ils se glorifieraienttous les matins d’avoir préservé
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leur intégrité et s’accuseraient tousles soirs d’avoir manqué la chancede leur vie.
Au cours des trois prochainsmois, les conversations du bar nerouleraient que sur un seul sujet :l’honnêteté des généreux habitantsde Bescos. Ensuite, la saison de lachasse arrivée, ils passeraient uncertain temps sans en parler – ca
rl
es étrangers avaient une autrefaçon de voir les choses, ilsaimaient avoir l’impression d’êtredans un lieu isolé, où régnaientl’amitié et le bien, où la nature étaitprodigue, où les produits locauxproposés sur un petit
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éventaire – que la patronne del’hôtel appelait« boutique » – avaient la saveur dela cordialité ambiante.
Mais une fois la saison de lachasse terminée, les habitants du
vi
llage reviendraient à leur sujet deconversation favori. Toutefois,rongés par l’idée qu’ils avaient ratél’occasion de faire fortune, ils necesseraient plus d’imaginer ce quiaurait pu se passer : Pourquoipersonne n’avait-il eu le courage, àla faveur de la nuit, de tuer Berta,cette vieille inutile, en échange dedix lingots d’or ? Pourquoi le berge
rSantiago, qui chaque matin faisait
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paître son troupeau dans lamontagne, n’avait-il pas été victimed’un accident de chasse ? Ilsenvisageraient, d’abord calmement,puis avec rage, tous les moyensqu’ils avaient eus à leur disposition.
Dans un an, pleins de haine, ilss’accuseraient mutuellement de nepas avoir pris l’initiative qui auraitassuré la richesse générale. Ils sedemanderaient où était passée lademoiselle Prym, qui avait disparusans laisser de traces, peut-être enemportant l’or que lui avait montrél’étranger. Ils ne la ménageraientpas, elle savait comment ilsparleraient d’elle : l’orpheline,
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l’ingrate, la pauvre fille que touss’étaient efforcés d’aider après lamort de sa grand-mère, qui avait eula chance d’être engagée au ba
ra
lors qu’elle n’avait pas été fichuede décrocher un mari et dedéménager, qui couchait avec desclients de l’hôtel, en général deshommes bien plus âgés qu’elle, quiclignait de l’œil à tous les touristespour mendier un gros pourboire.
Ils passeraient le reste de leu
r
v
i
e entre l’auto-compassion et lahaine. Chantal exultait, elle tenaitsa vengeance. Jamais ellen’oublierait les regards de ces gensautour de la fourgonnette,
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implorant son silence pour uncrime que, en aucun cas, ilsn’oseraient commettre, et ensuitese retournant contre elle, comme sic’était elle qui avait percé à jou
rl
eur lâcheté et qu’il faille luiimputer cette faute.
Elle était arrivée : devant elle se
dressait le Y rocheux. À côté, la
br
anche dont elle s’était servie pou
rc
reuser deux jours plus tôt. Ellesavoura le moment : d’un geste, elleallait changer une personnehonnête en voleuse.
Elle, une voleuse ? Pas du tout.L’étranger l’avait provoquée, elle ne
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faisait que lui rendre la monnaie desa pièce. Elle ne volait pas, elletouchait ce qui lui était dû pou
ra
voir joué le rôle de porte-paroledans cette comédie de mauvaisgoût. Elle méritait l’or – et biendavantage – pour avoir vu lesregards des assassins en puissanceautour de la fourgonnette, pou
ra
voir passé toute sa vie ici, pour lestrois nuits d’insomnie qu’elle venaitd’endurer, pour son âme désormaisperdue – si tant est que l’âmeexiste, et la perdition.
Elle creusa là où la terre étaitameublie et dégagea le lingot. Aumême moment, un bruit la fit
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sursauter.Quelqu’un l’avait suivie.
Instinctivement, elle jeta quelquespoignées de terre dans le trou, touten sachant que ce geste ne servait àrien. Puis elle se retourna, prête àexpliquer qu’elle cherchait le trésor,qu’elle savait que l’étranger sepromenait en empruntant ce sentie
re
t qu’aujourd’hui elle avaitremarqué que la terre avait étéremuée à cet endroit.
Mais ce qu’elle aperçut la laissasans voix : une apparition quin’avait rien à voir avec les trésorscachés, les discussions de village àpropos de la justice. Un monstre
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avide de sang.La tache blanche sur l’oreille
gauche. Le loup maudit.Il se tenait planté entre elle et
l’arbre le plus proche : impossiblede prendre ce chemin. Chantal sefigea, hypnotisée par les yeux del’animal ; sa tête était en ébullition,ses idées se bousculaient, quefaire ? Se servir de la branche ?Non, elle était trop fragile pou
rr
epousser l’attaque de la bête.Monter sur l’amas rocheux ? Non,elle n’y serait pas à l’abri. Ne pascroire à la légende et affronter lemonstre comme si c’était un loupquelconque isolé de sa bande ? Trop
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risqué, mieux valait admettre queles légendes recèlent toujours une
vé
rité.« Punition. »Une punition injuste, comme
tout ce qui lui était arrivé au coursde sa vie : Dieu semblait ne l’avoi
rc
hoisie que pour assouvir Sa hainepour le monde.
D’un geste instinctif, elle laissatomber la branche sur le sol et, ave
cl
’impression de se mouvoir auralenti, elle croisa les bras sur soncou pour le protéger. Elle regrettade ne pas avoir mis son pantalon decuir, elle savait qu’une morsure à lacuisse pouvait la vider de son sang
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en dix minutes – c’est ce que luiavaient raconté les chasseurs.
Le loup ouvrit la gueule etgrogna. Un grognement sourd,inquiétant ; ce n’était pas unesimple menace, il allait attaquer.Chantal ne détourna pas les yeux,elle sentit son cœur battre plus
vi
te : l’animal montrait ses crocs.C’était une question de temps :
ou bien il se jetait sur elle, ou bienil s’éloignait. Elle décida de fonce
r
v
e
rs l’arbre pour y grimper, aurisque d’être mordue au passage,elle saurait résister à la douleur.
Elle pensa à l’or. Se dit qu’ellereviendrait le chercher dès que
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possible. Pour cet or, elle était prêteà souffrir dans sa chair, à voir sonsang couler. Elle devait tenter de seréfugier dans l’arbre.
Tout à coup, comme dans unfilm, elle vit une ombre se profile
rd
errière le loup, à une certainedistance.
L’animal flaira cette présencemais ne bougea pas, comme clouésur place par le regard de Chantal.L’ombre se rapprocha, c’étaitl’étranger qui se faufilait dans lestaillis, penché vers le sol, endirection d’un arbre. Avant d’
yg
rimper, il lança une pierre qui frôlala tête du loup. Celui-ci se retourna
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instantanément et bondit. Maisl’homme était déjà juché sur une
br
anche, hors de portée des crocs del’animal.
— Vite, faites comme moi ! crial’étranger.
Chantal courut au seul refugequi s’offrait, réussit, au prix de
vi
olents efforts, à se hisser elleaussi sur une branche. Elle poussaun soupir de soulagement, tant pissi elle perdait le lingot, l’importantc’était d’échapper à la mort.
Au pied de l’autre arbre, le loupgrognait rageusement, il bondissait,essayait vainement d’agripper letronc.
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— Cassez des branches, criaChantal d’une voix désespérée.Non ! Pas pour les lancer, pour faireune torche !
L’étranger comprit ce qu’elle
vo
ulait. Il fit un faisceau de
br
anches mais dut s’y reprendre àplusieurs reprises pour l’enflamme
ra
vec son briquet car le bois était
ve
rt et humide.Chantal suivait attentivement
ses gestes. Le sort de cet homme luiétait indifférent, il pouvait rester là,en proie à cette peur qu’il voulaitimposer au monde, mais elle, pou
ré
chapper à la mort et réussir às’enfuir, elle était bien obligée de
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l’aider.— Maintenant, montrez que
vo
us êtes un homme ! cria-t-elle.Descendez et tenez le loup àdistance avec la torche !
L’homme semblait paralysé.— Descendez ! Vite !Cette fois, l’étranger réagit et se
plia à l’autorité de cette voix – uneautorité qui venait de la terreur, dela capacité de réagir rapidement, deremettre la peur et la souffrance àplus tard. Il sauta à terre en
br
andissant la torche, sans sesoucier des flammèches quiatteignaient son visage.
— Ne le quittez pas des yeux !https://books.yossr.com/fr
L’homme braqua la torche su
rl
e loup qui grondait et montrait sescrocs.
— Attaquez-le !L’homme fit un pas en avant,
un autre, et le loup commença àreculer. Il agita la torche totalementembrasée et soudain l’animal cessade grogner, virevolta et s’enfuit àtoute allure. En un clin d’œil ildisparut dans les taillis. Aussitôt,Chantal descendit à son tour de sonarbre.
— Partons, dit l’étranger. Vite !— Pour aller où ?Retourner au village, où tous
les habitants les verraient arrive
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ensemble ? Tomber dans un piège,auquel cette fois le feu nepermettrait pas d’échapper ?
Sous l’effet soudain d’une
vi
olente douleur dans le dos, elles’écroula sur le sol, le cœur battantla chamade.
— Allumez un feu. Laissez-moime reprendre.
Elle essaya de bouger, poussaun cri – comme si on lui avaitplanté un poignard dans l’épaule.
L’étranger alluma en hâte unpetit feu. Chantal se tordait dedouleur et gémissait, sans doutes’était-elle blessée en grimpant àl’arbre.
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— Laissez-moi vous masser, ditl’étranger. À mon avis, vous n’avezrien de cassé. Juste un musclefroissé, vous étiez très tendue et
vo
us avez dû faire un fauxmouvement.
— Ne me touchez pas ! Restezoù vous êtes ! Ne m’adressez pas laparole !
Douleur, peur, honte. Elle étaitsûre qu’il l’avait vue déterrer l’or. Ilsavait – parce que le démon étaitson compagnon, et les démonssondent les âmes – que cette foisChantal allait le voler.
Tout comme il savait qu’aumême moment tous les habitants
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du village envisageaient decommettre le crime. Savait aussiqu’ils ne feraient rien, parce qu’ilsavaient peur, mais leur vagueintention suffisait pour répondreaffirmativement à sa question : oui,l’homme est foncièrementméchant. Comme il était sûr queChantal allait s’enfuir, le pactequ’ils avaient conclu la veille nesignifiait plus rien et il pourraitreprendre son errance dans lemonde, avec son trésor intact,conforté dans ses convictions.
Chantal essaya de trouver laposition la plus commode pou
rs’asseoir : peine perdue, elle était
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réduite à l’incapacité de faire lemoindre geste. Le feu allaitmaintenir le loup à distance, mais ilrisquait d’attirer l’attention des
be
rgers qui faisaient paître leurstroupeaux dans le secteur. Ils la
ve
rraient en compagnie del’étranger.
Elle se rappela que c’étaitsamedi, elle sourit en pensant auxhabitants de Bescos à cette heure-là, repliés dans leurs logis étriquéspleins de bibelots horribles et destatuettes en plâtre, décorés dechromos ; d’ordinaire, ilss’ennuyaient, mais en cette fin desemaine ils devaient croire que leu
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était enfin offerte la meilleureoccasion de se distraire depuislongtemps.
— Taisez-vous !— Je n’ai rien dit.Chantal avait envie de pleure
rm
ais, ne voulant céder à aucunefaiblesse devant l’étranger, ellecontint ses larmes.
— Je vous ai sauvé la vie. Jemérite ce lingot.
— Je vous ai sauvé la vie. Leloup allait se jeter sur vous.
C’était vrai.— D’un autre côté, enchaîna
l’étranger, je reconnais que vousavez sauvé quelque chose en moi.
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Un stratagème. Il allait feindrequ’il n’avait pas compris et ainsi sedonner le droit de repartir avec safortune. Point final.
Mais l’étranger ajouta :— La proposition d’hier. Je
souffrais tellement que j’avais
be
soin de voir les autres souffri
rc
omme moi : ma seule consolation.
Vo
us avez raison.Le démon de l’étrange
rn
’appréciait guère les propos qu’ilentendait. Il demanda au démon deChantal de l’aider, mais celui-cin’accompagnait la jeune femme quedepuis peu et n’exerçait pas encoresur elle un contrôle total.
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— Est-ce que cela changequelque chose ? dit'elle.
— Rien. Le pari est toujours
va
lide et je sais que je vais gagner.Mais je comprends le misérable que
je
suis, tout comme je comprendspourquoi je suis devenu misérable :parce que je suis persuadé que je neméritais pas ce qui m’est arrivé.
Chantal n’avait plus qu’unsouci. Partir le plus vite possible.
— Eh bien moi, je pense que jemérite mon or et je vais le prendre,à moins que vous ne m’enempêchiez, dit-elle. Je vousconseille de faire la même chose.Pour ma part, je n’ai pas besoin de
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retourner à Bescos, je rejoinsdirectement la grand-route. C’est iciet maintenant que nos destinées seséparent.
— Partez si vous voulez. Maisen ce moment les habitants du
vi
llage délibèrent du choix de la
vi
ctime.— C’est possible. Mais ils vont
discuter jusqu’à ce que le délais’achève. Ensuite, ils passerontdeux ans à se chamailler pou
rs
avoir qui aurait dû mourir. Ils sontindécis à l’heure d’agir etimplacables à l’heure d’incrimine
rl
es autres – je connais mon village.Si vous n’y retournez pas, ils ne se
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donneront même pas la peine dediscuter : ils diront que j’ai toutinventé.
— Bescos est une localitécomme les autres. Ce qui s’y passearrive partout dans le monde où deshumains vivent ensemble, petitesou grandes villes, campements etmême couvents. Mais c’est unechose que vous ne comprenez pas,de même que vous ne comprenezpas que cette fois le destin a œuvréen ma faveur : j’ai choisi lapersonne idéale pour m’aider.Quelqu’un qui, derrière sonapparence de femme travailleuse ethonnête, veut comme moi se
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v
e
nger. À partir du moment oùnous ne pouvons pas voir l’ennemi– car si nous allons jusqu’au fon
dd
e cette histoire, c’est Dieu, le
vé
ritable ennemi, Lui qui nous aimposé nos tribulations –, nousrejetons nos frustrations sur tout cequi nous entoure. Un appétit de
ve
ngeance qui n’est jamais rassasiéparce qu’il attente à la vie même.
— Épargnez-moi vos discours,dit Chantal, irritée de voir que cethomme, l’être qu’elle haïssait leplus au monde, lisait jusqu’au fon
dd
e son âme. Allons, prenez voslingots, moi le mien et partons !
— En effet, hier je me suishttps://books.yossr.com/fr
rendu compte qu’en vous proposantce qui me répugne – un assassinatsans mobile, comme c’est arrivépour ma femme et mes filles –, à
vr
ai dire je voulais me sauver. Vous
vo
us rappelez le philosophe que j’aicité lors de notre deuxièmeconversation ? Celui qui disait quel’enfer de Dieu réside précisémentdans Son amour de l’humanité,parce que l’attitude humaine Letourmente à chaque seconde de Sa
vi
e éternelle ? Eh bien, ce mêmephilosophe a dit également :« L’homme a besoin de ce qu’il y ade pire en lui pour atteindre ce qu’il
y a de meilleur en lui. »
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— Je ne comprends pas.— Avant, je ne pensais qu’à me
ve
nger. Comme les habitants de
vo
tre village, je rêvais, je tirais desplans sur la comète jour et nuit – et
je
ne faisais rien. Pendant uncertain temps, grâce à la presse, j’aisuivi l’histoire de personnes quiavaient perdu des êtres chers dansdes circonstances analogues et quiavaient fini par agir d’une façonexactement opposée à la mienne :ils avaient mis sur pied des comitésde soutien aux victimes, créé desassociations pour dénoncer lesinjustices, lancé des campagnespour prouver que la douleur d’un
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deuil ne peut jamais être abolie pa
rl
a vengeance. J’ai essayé, moi aussi,de regarder les choses avec des yeuxplus généreux : je n’y suis pasparvenu. Mais maintenant que j’aipris mon courage à deux mains, que
je
suis arrivé à cette extrémité, j’aidécouvert, là tout au fond, unelumière.
— Continuez, dit Chantal, quide son côté entrevoyait une lueur.
— Je ne veux pas prouver quel’humanité est perverse. Je veuxprouver, de fait, que,inconsciemment, j’ai demandé leschoses qui me sont arrivées – parceque je suis méchant, un homme
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totalement dégénéré, et j’ai méritéle châtiment que la vie m’a infligé.
— Vous voulez prouver queDieu est juste.
L’étranger réfléchit quelquesinstants.
— C’est possible.— Moi, je ne sais pas si Dieu est
ju
ste. En tout cas Il n’a pas été trèscorrect avec moi et ce qui a minémon âme, c’est cette sensationd’impuissance. Je n’arrive pas à être
bo
nne comme je le voudrais, niméchante comme à mon avis je ledevrais. Il y a quelques minutes, jepensais que Dieu m’avait choisiepour Se venger de toute la tristesse
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que les hommes Lui causent. Jesuppose que vous avez les mêmesdoutes, certes à une échelle bienplus grande : votre bonté n’a pas étérécompensée.
Chantal s’écoutait parler, unpeu étonnée de se dévoiler ainsi. Ledémon de l’étranger remarqua quel’ange de la jeune femmecommençait à briller plusintensément et que la situationétait en train de s’inverser du toutau tout.
« Réagis », souffla-t-il à l’autredémon.
« Je réagis, mais la bataille estrude. »
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— Votre problème n’est pasexactement la justice de Dieu, ditl’étranger. Mais le fait que vousavez toujours choisi d’être une
vi
ctime des circonstances.— Comme vous, par exemple.— Non. Je me suis révolté
contre quelque chose qui m’estarrivé et peu m’importe que lesgens aiment ou n’aiment pas moncomportement. Vous, au contraire,
vo
us avez cru en ce rôle del’orpheline, désemparée, qui désireêtre acceptée coûte que coûte.Comme ce n’est pas toujourspossible, votre besoin d’être aiméese change en une soif sourde de
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v
e
ngeance. Dans le fond, voussouhaitez être comme les autreshabitants de Bescos – d’ailleurs,dans le fond, nous voudrions tousêtre pareils aux autres. Mais ledestin vous a donné une histoiredifférente.
Chantal hocha la tête en signede dénégation.
« Fais quelque chose, dit ledémon de Chantal à soncompagnon. Elle a beau dire non,son âme comprend, et elle dit oui. »
Le démon de l’étranger sesentait humilié, parce que l’autreavait remarqué qu’il n’était pasassez fort pour imposer silence à
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l’homme.« Les mots ne mènent nulle
part, répondit-il. Laissons-lesparler, car la vie se chargera de lesfaire agir de façon différente. »
— Je ne voulais pas vousinterrompre, enchaîna l’étranger. Je
vo
us en prie, parlez-moi encore dela justice de Dieu selon vous.
Satisfaite de ne plus avoir àécouter des propos qui ladésobligeaient, Chantal reprit laparole :
— Je ne sais pas si je vais mefaire comprendre. Mais vous avezdû remarquer que Bescos n’est pasun village très religieux, même s’il
y https://books.yossr.com/fr
a une église, comme dans toutes les
bo
urgades de la région. Peut-êtreparce que Abab, quoique convertipar saint Savin, mettait en causel’influence des prêtres : comme laplupart des premiers habitantsétaient des scélérats, il estimait quele rôle des curés se réduirait à lesinciter de nouveau au crime par desmenaces de tourment. Des hommesqui n’ont rien à perdre ne pensent
ja
mais à la vie éternelle.« Dès que le premier curé
s’installa, Ahab comprit qu’il y avaitce risque. Pour y parer, il institua ceque les Juifs lui avaient enseigné :le jour du pardon. Mais il décida de
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lui donner un rituel à sa façon.« Une fois par an, les habitants
s’enfermaient chez eux,établissaient deux listes, puis sedirigeaient vers la montagne la plushaute où ils lisaient la premièreliste à l’adresse des deux :« Seigneur, voici les péchés que j’aicommis contre Ta loi. Vols,adultères, injustices et autrespéchés capitaux. J’ai beaucouppéché et je Te demande pardon deT’avoir tant offensé. »
« E n s u i t e – et c’était latrouvaille d’Ahab – les habitantstiraient de leur poche la secondeliste et la Usaient de même à
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l’adresse des cieux : « Toutefois,Seigneur, voici les péchés que Tu as commis à mon encontre : Tu m’asfait travailler plus que le nécessaire,ma fille est tombée malade malgrémes prières, j’ai été volé alors que je
vo
ulais être honnête, j’ai souffertsans raison. »
« Après avoir lu la secondeliste, ils complétaient le rituel :« J’ai été injuste envers Toi et Tu asété injuste envers moi. Cependant,comme c’est aujourd’hui le jour dupardon, Tu vas oublier mes fautescomme j’oublierai les Tiennes etnous pourrons continuer ensembleun an de plus. »
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— Pardonner à Dieu, ditl’étranger. Pardonner à un Dieuimplacable qui ne cesse deconstruire pour mieux détruire.
— Notre conversation prend untour qui ne me plaît guère, ditChantal en regardant au loin. Je n’aipas assez appris de la vie pou
rp
rétendre vous enseigner quelquechose.
L’étranger garda le silence. « Je n’aime pas ça du tout »,
pensa le démon de l’étranger en
vo
yant poindre une lumière à sescôtés, une présence qu’en aucun casil ne pouvait admettre. Il avait déjà
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écarté cette lumière deux ans plustôt, sur l’une des plus belles plagesde la planète.
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13
Au cours des siècles, diversfacteurs avaient marqué la vie deBescos : légendes à profusion,influences celtes et protestantes,mesures prises par Ahab, présencede bandits dans les environs, etc’est pourquoi le curé estimait quesa paroisse n’était pas vraimentreligieuse. Certes, les habitantsassistaient à certaines cérémonies,surtout les enterrements – il n’
ya
vait plus de baptêmes et lesmariages étaient de plus en plus
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rares – et la messe de Noël. Maisseules quelques bigotes entendaientles deux messes hebdomadaires, lesamedi et le dimanche à onzeheures du matin. Si cela n’avaittenu qu’à lui, le curé auraitsupprimé celle du samedi, mais ilfallait justifier sa présence etmontrer qu’il exerçait son ministèreavec zèle et dévotion.
À sa grande surprise, ce matin-là, l’église était archicomble et lecuré perçut qu’une certaine tensionrégnait dans la nef. Tout le villagese pressait sur les bancs et mêmedans le chœur, sauf la demoisellePrym – sans doute honteuse de ce
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qu’elle avait dit la veille au soir – etla vieille Berta que toussoupçonnaient d’être une sorcièreallergique à la religion.
— Au nom du Père, du Fils etdu Saint-Esprit.
— Amen, répondirent en chœu
rl
es fidèles.Le curé entama la célébration
de la messe. Après le Kyrie et leGloria, la dévote habituelle lut uneépître, puis le curé lut l’évangile du
jo
ur. Enfin, le moment du sermonarriva.
— Dans l’Évangile de saint Luc,il y a un moment où un hommeimportant s’approche de Jésus et lui
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demande : « Bon maître, que dois-jefaire pour avoir en héritage la vieéternelle ? » Et Jésus donne cetteréponse surprenante : « Pourquoim’appelles-tu bon ? Nul n’est bonque Dieu seul. »
« Pendant des années, je mesuis penché sur ce petit fragment detexte pour essayer de comprendrece qu’avait dit Notre-Seigneur :Qu’il n’était pas bon ? Que lechristianisme, avec son idéal decharité, est fondé sur lesenseignements de quelqu’un qui seconsidérait comme méchant ?Jusqu’au jour où j’ai enfin compris :le Christ, à ce moment-là, se réfère
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à sa nature humaine. En tantqu’homme, il est méchant ; en tantque Dieu, il est bon.
Le curé fit une pause pou
rl
aisser les fidèles méditer lemessage. Il se mentait à lui-même :il n’avait toujours pas compris ceque le Christ avait dit car si, dans sanature humaine, il était méchant,ses paroles et ses actes devaientl’être aussi. Mais c’était là unediscussion théologique qu’il nedevait pas soulever pour l’instant ;l’important était d’être convaincant.
— Aujourd’hui, je ne vais pasm’étendre sur ce sujet. Je veux que
vous tous compreniez qu’en tant
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qu’êtres humains nous devonsaccepter d’avoir une natureinférieure, perverse ; et si nousavons échappé à la damnationéternelle, c’est seulement parce queJésus s’est laissé sacrifier pou
rs
auver l’humanité. Je répète : lesacrifice du fils de Dieu nous asauvés. Le sacrifice d’une seulepersonne.
« Je veux conclure ce sermonen vous rappelant le début d’un deslivres de l’Ancien Testament, lelivre de Job. Un jour où les Fils deDieu venaient se présenter devantl’Éternel, Satan aussi s’avançaitparmi eux et l’Éternel lui dit :
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— D’où viens-tu ?— De parcourir la Terre et de
m’y promener, répondit Satan.« Et Dieu reprit : « As-tu
remarqué mon serviteur Job ? Il n’apoint son pareil sur la terre : c’estun homme intègre et droit quicraint Dieu et s’écarte du mal ! »
« Et Satan de répliquer : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ?Tu as béni toutes ses entreprises.
Mais étends la main et touche àtout ce qu’il possède : je gage qu’ilTe maudira en face. »
« Dieu accepta la proposition.
An
née après année, Il châtia celuiqui l’aimait le plus. Job subissait un
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pouvoir qu’il ne comprenait pas,qu’il croyait être la justice suprême,mais qui lui prenait ses troupeaux,tuait ses enfants, couvrait son corpsd’ulcères. Jusqu’au jour où, à boutde souffrances, Job se révolta et
bl
asphéma contre Dieu. Alorsseulement Dieu lui rendit tout cequ’il lui avait retiré.
« Depuis des années nousassistons à la décadence de ce
vi
llage. À présent, je pense que cen’est pas la conséquence d’unchâtiment divin, pour la simpleraison que nous acceptons toujoursce qui nous est donné sansréclamer, comme si nous méritions
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de perdre le heu que nous habitons,les champs que nous cultivons, lesmaisons qui ont été construitesavec les rêves de nos ancêtres.Dites-moi, mes frères, le momentn’est-il pas venu de nous rebeller ?Dieu n’est-il pas en train de noussoumettre à la même épreuve queJob a subie ?
« Pourquoi Dieu a-t-Il traitéJob de cette façon ? Pour luiprouver que sa nature, au fond,était mauvaise et que, même s’ilavait un bon comportement, il nedevait tout ce qu’il possédait qu’à Sagrâce. Nous avons péché par orgueilen nous jugeant trop bons – voilà
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pourquoi nous sommes punis.« Dieu a accepté la proposition
de Satan et – apparemment – Il acommis une injustice. Ne l’oubliezpas : Dieu a accepté la propositiondu démon. Et Job a compris laleçon, parce que, comme nous, ilpéchait par orgueil en croyant qu’ilétait un homme bon. Or,« personne n’est bon », dit leSeigneur. Personne. Cessons don
cd
e feindre une bonté qui offenseDieu et acceptons nos fautes. Si un
jo
ur nous devons accepter uneproposition du démon, nous nousrappellerons que le Seigneur, quiest dans les cieux, l’a fait pou
r https://books.yossr.com/fr
sauver l’âme de Job, Sonserviteur. »
Le sermon était terminé. Avant
de continuer de célébrer la messe,le curé demanda à tous les fidèlesde rester debout, il était sûr d’avoi
rr
éussi à faire passer le message.
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— Allons-nous-en. Chacun de
son côté, moi avec mon lingot d’or,
vo
us…— Mon lingot d’or, trancha
l’étranger.— Vous, il vous suffit de
prendre votre sac à dos et dedisparaître. Si je ne garde pas cet or,
je
devrai retourner à Bescos. Jeserai congédiée, ou couverted’infamie par toute la population.Tout le monde croira que j’ai menti.
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V
o
us n’avez pas le droit,simplement vous ne pouvez pas mefaire une chose pareille. J’ai fait mapart, je mérite d’être récompensée.
L’étranger se mit debout,ramassa quelques branches, en fitune torche qu’il enflamma.
— Le loup aura toujours peu
rd
u feu, n’est-ce pas ? Moi, jeretourne à l’hôtel. Faites ce que
vo
us jugez bon, volez, prenez lafuite, cela ne me regarde plus. J’aiautre chose d’important à faire.
— Un instant, ne me laissez passeule ici !
— Alors venez avec moi.Chantal regarda le feu, le roche
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en forme de Y, l’étranger quis’éloignait avec sa torche.
— Attendez-moi ! cria-t-elle.Prise de panique, elle déterra le
lingot, le contempla un instant, leremit en place, à son tour ramassaquelques branches pour en faireune torche et courut dans ladirection qu’avait prise l’étranger.Elle se sentait déborder de haine.Elle avait rencontré deux loups lemême jour, l’un qui avait peur dufeu, l’autre qui n’avait plus peur derien parce qu’il avait perdu tout cequi était important à ses yeux et quidésormais avançait à l’aveuglettepour détruire tout ce qui se
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présenterait devant lui.Chantal courut à perdre
haleine, mais ne réussit pas àrattraper l’étranger. Peut-êtres’était-il enfoncé au cœur de laforêt, laissant sa torche s’éteindre,pour défier le loup à mains nues.Son désir de mourir était aussi fortque celui de tuer.
Elle arriva au village, feignit dene pas entendre l’appel de Berta,croisa la foule qui sortait de lamesse, étonnée de voir quepratiquement tous les habitants
ya
vaient assisté. L’étranger voulaitun crime ; résultat, il avait ramenésous la houlette du curé des
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paroissiens qui allaient se repenti
re
t se confesser comme s’ilspouvaient leurrer Dieu.
Tous lui jetèrent un bref coupd’œil, mais personne ne lui adressala parole. Elle soutint sans cille
rt
ous les regards parce qu’elle savaitqu’elle n’avait aucune faute à sereprocher, elle n’avait pas besoin dese confesser, elle n’était qu’uninstrument dans un jeu perversqu’elle découvrait peu à peu – etqui lui déplaisait de plus en plus.
Elle s’enferma dans sa chambreet regarda par la fenêtre. La foules’était déjà dispersée. C’était
bizarre, d’habitude des groupes se
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formaient pour discuter sur cetteplace où un calvaire avait remplacéune potence. Pourquoi le villageétait-il désert alors que le tempss’était radouci, qu’un rayon de soleilperçait les nuages ? Justement,fidèles à leur habitude, ils auraientpu parler du temps. De latempérature. Des saisons. Mais ilss’étaient dépêchés de rentrer chezeux et Chantal ne savait paspourquoi.
Pensive, elle resta un longmoment à la fenêtre. Elle finit pa
rs
e dire que, dans ce village, elle sesentait comme les autres, alors que,en fait, elle se jugeait différente,
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aventureuse, pleine de projets quin’étaient jamais passés par la têtede ces péquenauds.
Quelle honte ! Et en mêmetemps, quel soulagement ! Elle setrouvait à Bescos, non à cause d’uneinjustice du destin, mais parcequ’elle le méritait, parce quemaintenant elle acceptait de sefondre dans la masse.
Elle avait déterré trois fois lelingot, mais elle avait été incapablede l’emporter. Elle avait commis lecrime dans son âme, mais ellen’arrivait pas à le matérialiser dansle monde réel. Tout en sachantqu’elle ne devait pas le commettre
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de quelque façon que ce soit, car cen’était pas une tentation, c’était unpiège.
« Pourquoi un piège ? » pensa-t-elle. Quelque chose lui disaitqu’elle avait vu dans le lingot lasolution du problème que l’étrange
ra
vait posé. Mais elle avait beautourner et retourner ce problème,elle ne parvenait pas à découvrir enquoi consistait cette solution.
Le démon fraîchementdébarqué regarda de côté et vit queMlle Prym, qui tout à l’heuremenaçait de briller de plus en plus,maintenant était en train de
vaciller, elle allait s’éteindre :
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dommage que son compagnon nesoit pas là pour voir sa victoire.
Ce qu’il ne savait pas, c’étaitque les anges eux aussi ont leu
rs
tratégie : à ce moment, la lumièrede Mlle Prym s’était voilée justepour ne pas susciter la réaction deson ennemi. Son ange ne luidemandait qu’une chose : qu’elledorme un peu pour pouvoi
rc
onverser avec son âme, sansl’interférence des peurs et desfautes dont les êtres humainsadorent porter le faix tous les jours.
Chantal s’endormit. Et elleécouta ce qu’elle devait écouter, elleentendit ce qu’il fallait entendre.
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15
— Nous n’avons pas besoin de
parler de terrains ou de cimetières,dit la femme du maire. Nous allonsêtre clairs.
De nouveau réunis dans lasacristie, les cinq autres notablesabondèrent dans le même sens.
— Monsieur le curé m’aconvaincu, dit le propriétaireterrien. Dieu justifie certains actes.
— Ne soyez pas cynique,rétorqua le curé. Quand nous
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regardons par cette fenêtre, nouscomprenons tout. Si un vent chau
ds
’est mis à souffler, c’est que ledémon est venu nous teni
rc
ompagnie.— C’est évident, opina le maire,
qui pourtant ne croyait pas auxdémons. Nous étions tous déjàconvaincus. Mieux vaut parle
rc
lairement, sinon nous risquons deperdre un temps précieux.
— Pour moi, c’est tout vu, dit lapatronne de l’hôtel. Nousenvisageons d’accepter laproposition de l’étranger. Decommettre un crime.
— D’offrir un sacrifice, répliquahttps://books.yossr.com/fr
le curé, plus accoutumé aux ritesreligieux.
Le silence qui suivit marquaque tous étaient d’accord.
— Seuls les lâches se cachentderrière le silence. Nous allons prie
rà
voix haute afin que Dieu nousentende et sache que nous œuvronspour le bien de Bescos.
Ag
enouillons-nous.Les autres s’exécutèrent, mais
de mauvaise grâce, car ils savaientqu’il était inutile de demande
rp
ardon à Dieu pour un péché qu’ilscommettaient, pleinementconscients du mal qu’ils causaient.Néanmoins, ils s’étaient souvenus
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du jour du pardon institué pa
r
A
h
ab : bientôt, quand ce jou
ra
rriverait, ils accuseraient Dieu deles avoir exposés à une tentationirrésistible.
Le curé leur demanda des’associer à sa prière :
— Seigneur, Tu as dit quepersonne n’est bon. Aussi, accepte-nous avec nos imperfections etpardonne-nous au nom de Tagénérosité infinie et de Ton amou
ri
nfini. De même que Tu aspardonné aux croisés qui ont tuédes musulmans pour reconquérir laTerre sainte de Jérusalem, de mêmeque Tu as pardonné aux
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inquisiteurs qui voulaient préserve
rl
a pureté de Ton Église, de mêmeque Tu as pardonné à ceux qui T’ontcouvert d’opprobre et cloué sur lacroix, pardonne-nous pour lesacrifice que nous allons T’offri
ra
fin de sauver notre village.— Maintenant, voyons le côté
pratique, dit la femme du maire ense relevant. Qui sera offert enholocauste. Et qui sera l’exécuteur.
— Une jeune personne, quenous avons beaucoup aidée,soutenue, a attiré ici le démon, ditle propriétaire terrien qui, il n’
ya
vait pas si longtemps, avait couchéavec ladite jeune personne et depuis
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lors se rongeait d’inquiétude à l’idéequ’elle pourrait un jour toutraconter à sa femme. Il fautcombattre le mal par le mal, cettefille doit être punie.
Deux voix appuyèrent cetteproposition en alléguant que, desurcroît, la demoiselle Prym était laseule personne du village en qui onne pouvait avoir aucune confiance.La preuve : elle se considéraitcomme différente des autres etn’arrêtait pas de dire qu’ellepartirait un jour.
— Sa mère est morte. Sa grand-mère est morte. Personne neremarquera sa disparition, dit le
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maire, à l’appui des voixprécédentes.
Sa femme, toutefois, exprimaun avis différent :
— Supposons qu’elle sache oùest caché le trésor et qu’elle soit entout cas la seule à l’avoir vu. Dureste, comme nous l’avons dit, nouspouvons avoir confiance en elle :n’est-ce pas elle qui a apporté lemal, incité toute une population àenvisager un crime ? Quoi qu’ondise, ce sera la parole d’une fille
bo
urrée de problèmes contre cellede nous tous qui n’avons rien ànous reprocher et jouissons d’une
bonne situation.
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Le maire prit un ai
re
mbarrassé, comme chaque foisque sa femme émettait un avis :
— Pourquoi vouloir la sauver,alors que tu ne l’aimes pas ?
— Je comprends, dit le curé.C’est pour que la faute retombe su
rl
a tête de celle qui aura provoqué latragédie. Elle portera ce fardeau lerestant de ses jours. Peut-êtrefinira-t-elle comme Judas, qui atrahi Jésus-Christ et ensuite s’estsuicidé – geste désespéré et inutilequi ne rachetait pas le crime dudisciple.
Le raisonnement du curésurprit la femme du maire, ca
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c’était exactement ce qu’elle avaitpensé. La fille était belle, elleenjôlait les hommes, ellen’acceptait pas de vivre comme lesautres, elle n’arrêtait pas de seplaindre d’habiter dans un villageoù, pourtant, malgré ses défauts,chacun était honnête et travailleu
re
t où bien des gens aimeraientséjourner, quitte à découvri
rc
ombien il est ennuyeux de vivreconstamment en paix.
— Je ne vois personne d’autre,dit la patronne de l’hôtel, un peu àcontrecœur car elle savait qu’elleaurait du mal à trouver une autreserveuse. J’avais pensé à un
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j
o
urnalier ou à un berger, mais
be
aucoup sont mariés et, même sileurs enfants vivent loin d’ici, unfils pourrait faire ouvrir uneenquête sur la mort de son père. Lademoiselle Prym est la seule quipeut disparaître sans laisser detraces.
Pour des motifs religieux – Jésus n’avait-il pas maudit ceuxqui accusaient un innocent ? –, lecuré refusa de s’exprimer. Mais ilsavait qui serait la victime et ildevait inciter les autres à ledécouvrir.
— Les habitants de Bescostravaillent de l’aube au soir par tous
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les temps. Tous ont une tâche àremplir, y compris cettemalheureuse dont le démon adécidé de se servir à des finsmalignes. Déjà que nous sommespeu nombreux, nous ne pouvonspas nous payer le luxe de perdreune paire de bras de plus.
— En ce cas, monsieur le curé,nous n’avons pas de victime. Notreseul recours, c’est qu’un autreétranger apparaisse ici avant ce soir,mais ce serait très risqué de le fairedisparaître sans savoir s’il a de lafamille, des relations quis’inquiéteraient de son sort. Bescosest une communauté où chacun a
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sa place, travaille d’arrache-pied.— Vous avez raison, dit le curé.
Peut-être que tout ce que nousavons vécu depuis hier n’est qu’uneillusion. Chacun de vous est estimé,aimé, a des amis, des proches quin’accepteraient pas qu’on touche àun être cher. Je ne vois que troispersonnes qui n’ont pas de véritablefoyer : la vieille Berta, la demoisellePrym… et moi.
— Vous vous offrez ensacrifice ?
— Le bien du village passeavant tout.
Les cinq interlocuteurs du curépoussèrent un soupir de
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soulagement. La situation, commele ciel, semblait s’être éclaircie : cene serait pas un crime, mais unmartyre. La tension qui régnaitdans la sacristie tomba tout à coupet la patronne de l’hôtel se sentitune envie de baiser les pieds de cesaint.
— Il reste un problème à régler,reprit le curé. Vous devezconvaincre tout le monde que tue
ru
n ministre de Dieu n’est pas unpéché mortel.
— Vous l’expliquerez à vosfidèles ! s’exclama le maire, soudainremonté à l’idée de tout ce qu’ilpourrait faire avec l’argent : travaux
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de rénovation dans la commune,campagne publicitaire pour inciter àde gros investissements et attire
rd
avantage de touristes, installationd’une nouvelle ligne téléphonique.
— Je ne peux pas faire cela, ditle curé. Les martyrs s’offraientquand le peuple voulait les tuer.Mais ils ne provoquaient jamaisleur propre mort, car l’Église atoujours dit que la vie est un don deDieu. C’est à vous de l’expliquer.
— Personne ne va le croire.Tout le monde pensera que noussommes des assassins de la pireespèce, que nous tuons un sainthomme pour de l’argent, comme
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Judas l’a fait avec le Christ.Le curé haussa les épaules.
Chacun eut l’impression que lesoleil se voilait et sentit de nouveaula tension monter dans la sacristie.
— Alors, il ne reste que la vieilleBerta, lâcha le propriétaire terrien.
Après un long moment desilence, le curé reprit la parole :
— Cette femme doit beaucoupsouffrir depuis la mort de son mari.Depuis des années elle passe sa vieassise devant sa porte, exposée auxintempéries, rongée par l’ennui.Elle ne vit que de regrets et je penseque cette malheureuse n’a plustoute sa raison. Je passe souvent
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devant sa maison et je l’entendspresque toujours parler toute seule.
De nouveau, les présentseurent l’impression qu’une boufféed’air chaud traversait la sacristie, etpourtant les fenêtres étaientfermées.
— Sa vie a été très triste,enchaîna la patronne de l’hôtel. Jesuis sûre qu’elle donnerait toutpour rejoindre au plus vite son
bi
en-aimé. Ils ont été mariésquarante ans, vous le saviez ?
Tous le savaient, mais ce n’étaitpas l’important.
— Une femme très âgée, arrivéeau terme de sa vie, ajouta le
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propriétaire terrien. La seule, dansce village, qui ne fasse riend’important. Une fois, je lui aidemandé pourquoi elle passait sontemps en plein air, même pendantl’hiver. Vous savez ce qu’elle m’arépondu ? Qu’elle veillait sur le
vi
llage, qu’elle donnerait l’alarme le
jo
ur où elle percevrait que le malarrivait jusqu’ici.
— Eh bien, on dirait qu’elle n’apas très bien fait son travail.
— Au contraire, dit le curé. Si jecomprends bien vos propos : qui alaissé le mal entrer doit le fairepartir.
Le silence qui suivit n’avait plushttps://books.yossr.com/fr
rien d’oppressant cette fois : tousavaient compris que le choix de la
vi
ctime était fait.— Maintenant, il reste à régle
ru
n détail, dit la femme du maire.Nous savons déjà quand sera offertle sacrifice pour le bien de lapopulation. Nous savons qui sera la
vi
ctime expiatoire : ainsi, une
bo
nne âme montera au ciel et
yr
etrouvera le bonheur, au lieu decontinuer à souffrir ici-bas. Reste àsavoir comment nous procéderons.
— Tâchez de parler à tous leshommes du village, dit le curé aumaire. Et convoquez-les à uneréunion sur la place à neuf heures
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du soir. Je pense que je saiscomment procéder. Passez me voi
ru
n peu avant neuf heures, je vousl’expliquerai en tête à tête.
Pour conclure, il demanda auxdeux dames présentes d’aller teni
rc
ompagnie à Berta le temps quedurerait la réunion sur la place.Même si l’on savait que la vieille nesortait jamais le soir, il valait mieuxprendre toutes les précautions.
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16
Chantal prit son service à
l’heure habituelle. Comme elles’étonnait de ne voir aucun clientdans le bar, la patronne luiexpliqua :
— Il y a une réunion ce soir su
rl
a place. Réservée aux hommes.Chantal comprit
instantanément ce qui se passait.— Tu as vraiment vu ce lingot
d’or ? demanda la patronne.— Oui. Mais vous auriez dû
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demander à l’étranger de l’apporte
ra
u village. S’il obtient ce qu’il veut,il est bien capable de décider dedisparaître.
— Il n’est pas fou.— Il est fou.Soudain inquiète, la patronne
monta en hâte à la chambre del’étranger. Elle en redescenditquelques minutes plus tard.
— Il est d’accord. Il dit que l’o
re
st caché dans la forêt et qu’il ira lechercher demain matin.
— Je pense que je ne dois pastravailler ce soir.
— Si. Tu dois respecter toncontrat.
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La patronne aurait bien aiméévoquer la discussion à la sacristiepour voir la réaction de la jeunefemme, mais elle ne savaitcomment aborder le sujet.
— Je suis choquée par tout cequi arrive, dit-elle. En même temps,
je
comprends que, le cas échéant,les gens aient besoin de réfléchi
rd
eux, trois fois à ce qu’ils doiventfaire.
— Ils auront beau réfléchi
r
v
i
ngt, cent fois, ils n’auront pas lecourage de mettre leur idée àexécution.
— C’est possible. Mais s’ilsdécidaient d’agir, qu’est-ce que tu
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ferais ?Chantal comprit que l’étrange
ré
tait bien plus proche de la véritéqu’elle-même, qui pourtant vivaitdepuis longtemps à Bescos. Uneréunion sur la place ! Dommageque la potence ait été démontée.
— Qu’est-ce que tu ferais ?insista la patronne.
— Je ne vais pas répondre àcette question, même si je saisexactement ce que je ferais. Jedirais simplement que le maln’apporte jamais le bien. J’en ai faitl’expérience cet après-midi même.
La patronne de l’hôtel n’avaitaucune envie de voir son autorité
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contestée, mais elle jugea prudentde ne pas discuter avec sa serveuse– susciter un climat d’animositérisquait de poser des problèmes àl’avenir.
— Occupe-toi comme tu peux. Il
y
a toujours quelque chose à faire,dit-elle, et elle laissa Chantal seuledans le bar.
Elle était tranquille : lademoiselle Prym ne montrait aucunsigne de révolte, même après avoi
ré
té informée de la réunion sur laplace, indice d’un bouleversementdu cours des événements à Bescos.Cette fille elle aussi avait gran
db
esoin d’argent, elle avait sûrement
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envie de vivre une autre vie, enviede rejoindre ses amis d’enfancepartis réaliser leurs rêves ailleurs.
Et, si elle n’était pas disposée àcoopérer, au moins semblait-elle nepas vouloir intervenir.
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17
Après un dîner frugal, le curé
s’assit, seul, sur un banc de l’églisepour attendre le maire qui devaitarriver dans quelques minutes.
Il promena son regard sur lesmurs nus et chaulés de la nef,l’autel modestement décoré destatuettes de saints qui, dans unpassé lointain, avaient vécu dans larégion. Une fois de plus, il déploraque les habitants de Bescos n’aient
jamais été très religieux, en dépit du
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fait que saint Savin avait été legrand promoteur de la résurrectiondu village. Mais les gens l’avaientoublié et préféraient évoquer Ahabet les Celtes, perpétuer dessuperstitions millénaires, sanscomprendre qu’un geste suffit, unsimple geste, pour la rédemption– accepter Jésus comme le seulsauveur de l’Humanité.
Quelques heures auparavant, ils’était offert lui-même enholocauste. Un jeu risqué, mais ilaurait été disposé à aller jusqu’au
bo
ut, accepter le martyre, oui, si lesgens n’étaient pas aussi frivoles, sifacilement manipulables.
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« Ce n’est pas vrai. Ils sontfrivoles, mais ils ne sont pasmanipulables aussi facilement. »
Àt
elle enseigne que, par le biais dusilence et des artifices du langage,ils lui avaient fait dire ce qu’ils
vo
ulaient entendre : le sacrifice quirachète, la victime qui sauve, ladécadence qui se change denouveau en gloire. Il avait feint dese laisser manœuvrer par les gens,mais il n’avait dit que ce qu’ilcroyait.
Il avait été éduqué très tôt pou
rl
e sacerdoce, sa véritable vocation.Ordonné prêtre à l’âge de vingt et
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un ans, très vite il avaitimpressionné ses ouailles par sondon de la parole et sa compétencedans l’administration de saparoisse. Il priait tous les soirs,assistait les malades, visitait lesprisons, donnait à manger à tousceux qui avaient faim – exactementcomme le prescrivaient les textessacrés. Peu à peu, sa réputations’était répandue dans la région etétait venue aux oreilles de l’évêque,un homme connu pour sa sagesseet son équité.
Cet évêque l’invita à dîner encompagnie d’autres jeunes prêtres.
À la fin du repas, le prélat se leva et,
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malgré son âge avancé et sadifficulté à marcher, offrit de l’eau àchacun des convives. Tousrefusèrent, sauf lui, qui demanda àl’évêque de remplir son verre à ras
bo
rd.Un des curés chuchota, de
façon que l’évêque puisse saisir cequ’il disait : « Nous refusons touscette eau, car nous savons que noussommes indignes de la recevoir desmains de ce saint homme. Un seulparmi nous ne comprend pas quenotre supérieur fait un gran
ds
acrifice en portant cette lourdecarafe. »
Revenu à sa chaise, l’évêquehttps://books.yossr.com/fr
dit :— Vous vous prenez pour des
saints, mais vous n’avez pas eul’humilité de recevoir et moi je n’aipas eu la joie de donner. Lui, il asimplement permis que le bien semanifeste.
Et sur l’heure, il le nomma àune paroisse très importante.
Devenus amis, les deuxhommes eurent de fréquentesoccasions de se revoir. Chaque foisqu’il avait un doute, le curérecourait à celui qu’il appelait son« père spirituel » et réglait saconduite selon les réponses del’évêque. Ainsi, un jour qu’il était
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angoissé, ne sachant pas si ses actesplaisaient à Dieu, il alla trouve
rl
’évêque pour lui demander ce qu’ildevait faire.
— Abraham acceptait lesétrangers, et Dieu était content,répondit l’évêque. Elie n’aimait pasles étrangers, et Dieu était content.David s’enorgueillissait de ce qu’ilfaisait, et Dieu était content. Lepublicain devant l’autel avait hontede ce qu’il faisait, et Dieu étaitcontent. Jean Baptiste est allé audésert, et Dieu était content. Pauls’est rendu dans les grandes villesde l’Empire romain, et Dieu étaitcontent. Comment saurais-je ce qui
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peut réjouir le Tout-Puissant ?Faites ce que votre cœur vouscommandera, et Dieu sera content.
Le lendemain de cet entretien,l’évêque mourut d’un infarctusfoudroyant. Le curé interpréta cettemort comme un signe et, dès lors,observa strictement cetterecommandation : suivre l’élan ducœur. Tantôt il donnait l’aumône,tantôt il envoyait le mendianttravailler. Tantôt il prononçait unsermon très austère, tantôt ilchantait en chœur avec ses fidèles.Son comportement attira denouveau l’attention, cette fois dunouvel évêque, qui le convoqua.
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À sa grande surprise, ilreconnut celui qui, au dîner del’évêque défunt, avait glissé uneremarque perfide contre lui.
— Je sais que vous êtesmaintenant à la tête d’une paroisseimportante, dit le nouvel évêque,une lueur d’ironie dans les yeux. Etque, ces dernières années, vousavez été un grand ami de monprédécesseur. Peut-être aspirez-
vo
us à l’obtention de ma charge ?— Non, j’aspire depuis
longtemps à la sagesse.— Alors, vous devez être
aujourd’hui un homme riched’expérience. Mais j’ai entendu des
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histoires singulières à votre sujet :tantôt vous faites la charité, tantôt
vo
us refusez l’aumône que notreÉglise prescrit de donner.
— Mon pantalon a deux poches,expliqua le curé. Dans chacune, il
ya
un billet où j’ai écrit une maxime,mais je ne mets de l’argent quedans la poche gauche.
Intrigué, le nouvel évêque luidemanda quelles étaient cesmaximes.
— Sur le billet de la pochedroite, j’ai écrit : « Je ne suis rien,sinon cendre et poussière. » Su
rc
elui de la poche gauche : « Je suisla manifestation de Dieu sur la
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terre. » Quand je vois la misère etl’injustice, je mets la main à lapoche gauche et j’aide monprochain. Quand je vois la paresseet l’indolence, je mets la main à lapoche droite et je constate que jen’ai rien à donner. De cette façon,
j’
arrive à mettre en équilibre lemonde matériel et le mondespirituel.
Le nouvel évêque le remerciade lui avoir donné cette belle imagede la charité, l’invita à rejoindre saparoisse, mais ajouta qu’il avaitdécidé de restructurer le diocèse.Peu de temps après, le curé appritqu’il était muté à Bescos. Il comprit
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immédiatement le message :l’envie. Mais il avait promis deservir Dieu où que ce fût et il prit lechemin de Bescos, plein d’humilitéet de ferveur : c’était un nouveaudéfi à relever.
Les années passèrent. Au boutde cinq ans, il n’avait pas réussi àramener à l’église les brebiségarées, malgré tous ses efforts.C’était un village gouverné par unfantôme du passé, nommé Ahab, etrien de ce qu’il prêchait ne faisaitoublier les légendes qui circulaient.
Au bout de dix ans, il compritson erreur : il avait changé enarrogance sa recherche de la
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sagesse. Il était tellement convaincude la justice divine qu’il n’avait passu la mettre en balance avec l’art dela diplomatie. Il avait cru vivre dansun monde où Dieu était partout et ilse retrouvait parmi des êtreshumains qui souvent ne Lelaissaient pas entrer.
Au bout de quinze ans, il serendit compte qu’il ne sortirait
ja
mais de Bescos : l’évêque étaitdevenu un cardinal important quifaisait entendre sa voix au Vaticanet qui ne pouvait en aucun caspermettre qu’un petit curé decampagne divulgue qu’il avait étéexilé à cause de l’envie et de la
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j
a
lousie de son supérieur.À ce moment-là, il s’était déjà
laissé abattre par le manque totald’encouragements : personne nesaurait résister à tant d’annéesd’indifférence. Il pensa que, s’ilavait abandonné le sacerdoce aumoment voulu, il aurait pu être
be
aucoup plus utile à Dieu ; mais ilavait indéfiniment repoussé sadécision, croyant toujours que lasituation allait changer. À présent, ilétait trop tard, il n’avait plus aucuncontact avec le monde.
Au bout de vingt ans, une nuit,il se réveilla désespéré : sa vie avaitété complètement inutile. Il savait
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très bien ce dont il était capable etle peu qu’il avait réalisé. Il serappela les deux papiers qu’il avaitl’habitude de glisser dans sespoches, il découvrit qu’il avait prisl’habitude de toujours mettre lamain à la poche droite. Il avait
vo
ulu être sage, mais il n’avait pasété politique. Il avait voulu être
ju
ste et il n’avait pas été sage. Ilavait voulu être politique et il avaitété timoré.
« Où est Ta générosité,Seigneur ? Pourquoi m’as-Tu traitécomme Tu as traité Job ? N’aurai-je
ja
mais une autre chance dans la
vie ? Donne-moi une autre
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chance ! »Il se leva, ouvrit la Bible au
hasard, comme il avait l’habitude dele faire quand il avait besoin d’uneréponse. Il tomba sur le passage où,lors de la Cène, le Christ demandeque le traître le livre aux soldats quile recherchent.
Le curé passa des heures àméditer sur ce qu’il venait de lire :pourquoi Jésus avait-il demandéque le délateur commette unpéché ?
« Pour que s’accomplissent lesÉcritures », diraient les docteurs del’Église. En tout état de cause,pourquoi Jésus avait-il induit un
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homme au péché et à la damnationéternelle ? Jésus ne ferait jamaiscela. A vrai dire, le traître n’étaitqu’une victime, comme lui-même.Le mal devait se manifester et joue
rs
on rôle afin que le bien puissefinalement l’emporter. S’il n’y avaitpas de trahison, il n’y aurait pas lecalvaire, les Écritures nes’accompliraient pas, le sacrifice neservirait pas d’exemple.
Le lendemain, un étranger étaitarrivé au village. Il n’était pas lepremier à y séjourner et le curén’attacha aucune importance à cetévénement. Il n’établit pas non plusle moindre rapport avec la demande
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qu’il avait adressée à Jésus ou ave
cl
e passage qu’il avait lu. Le jour oùil avait entendu l’histoire du modèlequi avait posé pour La Cène deLéonard de Vinci, il s’était rappeléavoir lu le même texte dans leNouveau Testament, mais avoi
rp
ensé que c’était une simplecoïncidence.
C’est seulement quand lademoiselle Prym avait fait part de laproposition de l’étranger qu’il avaitcompris que sa prière avait étéentendue. Le mal devait semanifester afin que le bien puisseenfin toucher le cœur des habitantsde ce village. Pour la première fois
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depuis qu’il avait pris en chargecette paroisse, il avait vu son églisecomble. Pour la première fois, lesnotabilités s’étaient réunies dans lasacristie.
« Le mal devait se manifeste
ra
fin qu’ils comprennent la valeu
rd
u bien. » Comme le traître del’Évangile qui, aussitôt après avoi
rc
ommis son forfait, le regretta, sesparoissiens allaient se repentir etleur seul havre serait l’Église.Bescos redeviendrait, après tant ettant d’années d’impiété, unecommunauté de fidèles.
Le curé conclut sa méditation :« C’est à moi qu’il a incombé d’être
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l’instrument du Mal et c’était làl’acte d’humilité le plus profond que
je
pouvais offrir à Dieu. » Le maire arriva à l’heure dite.— Monsieur le curé, je dois
savoir ce que je vais proposer.— Laissez-moi conduire la
réunion à ma guise.Le maire hésita à répondre :
n’était-il pas la plus haute autoritéde Bescos ? Devait-il laisser unétranger traiter publiquement d’unsujet aussi important ? Le curéhabitait le village depuis vingt ans,mais il n’y était pas né, il n’enconnaissait pas toutes les histoires,
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dans ses veines ne coulait pas lesang d’Ahab.
— Je pense, vu l’extrême gravitéde cette affaire, que je dois moi-même en débattre avec lapopulation.
— A votre gré. C’est préférable,les choses peuvent mal tourner et jene voudrais pas que l’Église soitimpliquée. Je vais vous dire ce que
j’
avais prévu et vous vous chargerezd’en faire part à vos administrés.
— En définitive, du momentque vous avez un plan d’action,
j’
estime qu’il est plus juste et plushonnête de vous laisser l’exposer ànos concitoyens.
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« Toujours la peur, pensa lecuré. Pour dominer un homme,faites en sorte qu’il ait peur. »
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18
Les deux dames du village
arrivèrent chez Berta peu avantneuf heures et la trouvèrent entrain de tricoter dans son petitséjour.
— Ce soir, le village estdifférent, dit la vieille. Je n’arrêtepas d’entendre des gens marche
rd
ans la rue alors que d’habitude iln’y a personne.
— Ce sont les hommes qui serendent sur la place, répondit la
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patronne de l’hôtel. Ils vontdiscuter de ce qu’il faut faire ave
cl
’étranger.— Je comprends. À mon avis, il
n’y a pas grand-chose à discuter : ilfaut accepter sa proposition ou bienle laisser s’en aller dans deux jours.
— Jamais nous n’envisageronsd’accepter cette proposition,s’indigna la femme du maire.
— Pourquoi ? On m’a racontéque le curé aujourd’hui a fait unmagnifique sermon : il a dit que lesacrifice d’un homme a sauvél’humanité et que Dieu a acceptéune insinuation de Satan qui L’aconduit à punir son serviteur le plus
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fidèle. Quel mal y aurait-il si leshabitants de Bescos décidaientd’examiner la proposition del’étranger comme… disons uneaffaire ?
— Vous ne parlez passérieusement.
— Je parle sérieusement. Vous
vo
ulez me faire marcher.Les deux femmes faillirent se
lever et s’en aller, mais c’étaitrisqué.
— Et d’abord, que me vautl’honneur de votre visite ? C’est lapremière fois.
— La demoiselle Prym, il y adeux jours, a dit qu’elle avait
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entendu hurler le loup maudit.— Nous savons tous que le loup
maudit est une mauvaise excuse duforgeron, dit la patronne de l’hôtel.Il a dû rencontrer dans la forêt unefemme du village voisin, essayer dela mettre à mal, quelqu’un l’acorrigé et il est revenu avec cettehistoire. Mais, par précaution, nousavons décidé de passer vous voi
rp
our savoir si vous n’aviez pas deproblème.
— Ici, tout va très bien.Regardez : je tricote un dessus-de-lit, même si je ne peux pas garanti
rq
ue je vais le terminer. Qui sait si jene vais pas mourir demain ? C’est
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possible.Interloquées et soudain mal à
l’aise, les deux visiteuseséchangèrent un bref regard.
— Comme vous le savez, les
vi
eilles personnes peuvent mouri
rs
ubitement, enchaîna Berta. C’estcomme ça.
Les deux femmes poussèrentun soupir de soulagement.
— Il est trop tôt pour que vous
yp
ensiez.— C’est possible, dit Berta.
Àc
haque jour suffît sa peine, etdemain est un autre jour. En toutcas, sachez que j’ai passé unegrande partie de ma journée à
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penser à la mort.— Vous aviez une raison
particulière ?— Non, à mon âge, c’est devenu
une habitude.La patronne de l’hôtel voulait
changer de sujet, mais elle devaitagir avec tact. En ce moment, laréunion sur la place avait sûrementdéjà commencé, il était possiblequ’elle ne dure pas très longtemps.
Au
ssi se hâta-t-elle de dire :— On finit par comprendre que
la mort est inévitable. Et nousavons besoin d’apprendre àl’envisager avec sérénité, sagesse etrésignation : souvent, elle nous
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soulage de souffrances inutiles.— Vous avez bien raison, dit
Berta. C’est ce que je me suisrabâché tout l’après-midi. Et voussavez ma conclusion ? J’ai peur,
vr
aiment grand-peur de mourir. Jepense que mon heure n’est pasencore arrivée.
Sentant la tension monter, lafemme du maire se rappela ladiscussion dans la sacristie à proposdu terrain du cimetière : chacuns’exprimait sur le sujet tout en seréférant à autre chose. Elle aurait
bi
en voulu savoir comment sedéroulait la réunion sur la place,quel était le plan du curé et
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comment allaient réagir leshommes de Bescos. À quoi bonparler plus franchement à Berta, dureste, parce que personne n’accepted’être mis à mort sans réagi
rd
ésespérément. Là résidait ladifficulté : s’ils voulaient tuer cettefemme, ils devraient découvrir unefaçon de le faire sans être obligés derecourir à des violences quilaisseraient des traces utilisableslors d’une enquête ultérieure.
Disparaître. Cette vieille devaittout simplement disparaître. Pasquestion d’enterrer son corps aucimetière ou de l’abandonner dansla forêt : dès que l’étranger aurait la
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preuve du crime qu’il avait proposé,ils devraient le brûler et disperse
rs
es cendres dans la montagne.— À quoi pensez-vous ?
demanda Berta.— À un bûcher, répondit la
femme du maire. À un bûche
rg
randiose qui réchauffe nos corps etnos cœurs.
— Heureusement que nous nesommes plus au Moyen Age : voussavez que certaines personnespensent que je suis une sorcière ?
Impossible de mentir, sinon la
vi
eille allait se méfier. Les deuxacquiescèrent donc d’un signe detête.
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— Si nous étions au Moyen Age,on pourrait me brûler sans autreforme de procès : il suffirait quequelqu’un décide que je suiscoupable de quelque chose.
« Que se passe-t-il ? pensa lapatronne de l’hôtel. Est-ce quequelqu’un nous a trahis ? La femmedu maire a-t-elle déjà rendu visite àBerta pour tout lui raconter ? Lecuré s’est-il repenti et est-il venu seconfesser à une pécheresse ? »
— Voilà, merci beaucoup pou
rl
a visite. Vous êtes rassurées : je
va
is bien, je suis en parfaite santé,disposée à faire tous les sacrificespossibles, y compris suivre ces
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régimes alimentaires stupides quim’obligent à diminuer moncholestérol. Autrement dit, j’aienvie de vivre encore trèslongtemps.
Berta se leva, ouvrit la porte etdonna le bonsoir à ses visiteuses :
— Oui, je suis très contente que
vo
us soyez venues. Maintenant je
va
is arrêter mon tricot et me mettreau lit. Mais je tiens à vous dire que
je
crois au loup maudit. Alors soyez
vi
gilantes ! À la prochaine !Et elle referma la porte.— Elle est au courant, murmura
la patronne de l’hôtel. Quelqu’unlui a raconté, vous avez remarqué
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comme sa voix était pleined’ironie ? C’est clair : elle a comprisque nous étions ici pour lasurveiller.
— Elle ne peut pas savoir, dit lafemme du maire, bien embarrassée.Personne ne serait assez fou pou
rt
out lui raconter. A moins que…— A moins que ?— Qu’elle ne soit vraiment une
sorcière. Vous vous rappelez, dansla sacristie, la bouffée d’air chau
dq
ui s’est répandue ?— Les fenêtres étaient fermées.Un frisson d’inquiétude secoua
les deux femmes – et des siècles desuperstition refirent surface. Si
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Berta était vraiment une sorcière, samort, au lieu de sauver le village,serait le prélude de sa totaledestruction.
C’est ce que disaient leslégendes.
Berta éteignit la lumière et
observa les deux femmes dans larue par une fente de ses volets. Ellene savait pas si elle devait rire,pleurer ou simplement accepter sondestin. Elle n’avait qu’unecertitude : elle avait été marquéepour mourir.
Son mari lui était apparu à lafin de l’après-midi et, à sa grande
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surprise, il était arrivé encompagnie de la grand-mère de lademoiselle Prym. Berta faillit céde
rà
un petit accès de jalousie : quefaisait-il avec cette femme ? Maiselle s’alarma en voyant une lueu
rd
’inquiétude dans leur regard etsombra dans le désespoir quand,après lui avoir raconté ce qu’ilsavaient entendu dans la sacristie, ilsla pressèrent de fui
ri
mmédiatement.— Vous plaisantez, j’espère ?
rétorqua Berta. Fuir comment ?Mes pauvres jambes déjà ont biendu mal à me porter jusqu’à l’église,
vous me voyez courir pour aller me
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réfugier je ne sais où ? Je vous enprie, redressez cette situation de là-haut dans les cieux, protégez-moi !Quand même, pourquoi est-ce que
je
passe ma vie à prier tous lessaints ?
C’était une situation bien pluscompliquée qu’elle ne l’imaginait,lui expliquèrent-ils : le Bien et leMal s’affrontaient sans fin etpersonne ne pouvait intervenir.
An
ges et démons, une fois de plus,étaient aux prises dans un de cescombats qui sauvent oucondamnent des régions entièrespendant des périodes plus ou moinslongues.
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— Ça ne m’intéresse pas. Je n’airien pour me défendre. Ce combatne me concerne pas. Je n’ai pasdemandé à y participer.
Personne n’avait demandé.Tout avait commencé par uneerreur de jugement d’un angegardien, deux ans plus tôt. Deuxfemmes et une petite fille avaientété séquestrées, les deux femmesne pouvaient échapper à la mort,mais la fillette devait être sauvée :elle serait la consolation de sonpère, lui redonnerait confiance dansla vie et lui permettrait desurmonter la terrible épreuve qu’ilaurait subie. C’était un homme de
https://books.yossr.com/fr
b
i
en et, quoiqu’il ait vécu desmoments tragiques (personne nesavait pourquoi, les desseins deDieu sont impénétrables), il finiraitpar se remettre de cette épreuve. Lafillette grandirait avec le stigmatede la tragédie et, devenue adulte,elle userait de sa propre souffrancepour soulager celle d’autrui. Elleaccomplirait une œuvre qui serefléterait partout dans le monde.
Telle était la perspective deprime abord. Au début, tout sepassa comme prévu : la policeenvahit la cache des ravisseurs etouvrit le feu, tuant les personnesmarquées pour mourir ce jour-là.
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Soudain, l’ange gardien de la fillettelui fit un signe – comme Berta lesavait, tous les enfants de trois ans
vo
ient leur ange gardien et causentavec lui à tout moment – pour luidemander d’aller s’adosser au mur.Mais la fillette ne comprit pas ets’approcha de l’ange pour écouter cequ’il disait.
Les deux pas qu’elle fit luifurent fatals : elle tomba morte,touchée par une balle qui ne luiétait pas destinée. À partir de là, lesévénements prirent un autre cours :ce qui devait se changer en une
be
lle histoire de rédemption,comme c’était écrit, devint une lutte
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sans répit. Le démon entra enscène, exigea l’âme de cet homme– pleine de haine, de faiblesse, dedésir de vengeance. Les anges firentfront : c’était un homme bon, ilavait été choisi pour aider sa fille àchanger bien des choses en cemonde, même si sa professionn’était pas des plusrecommandables.
Mais les arguments des angesrestèrent sans écho. Peu à peu ledémon prit possession de son âme
ju
squ’à la contrôler presquecomplètement.
— Presque complètement, ditBerta. Vous avez dit « presque »…
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Ainsi donc il restait une lueu
rd
’espoir, du moment qu’un desanges avait refusé de cesser lecombat. Mais sa voix n’avait jamaisété entendue avant la veille au soir,quand enfin, grâce à la demoiselle,on avait pu en recueillir un faibleécho.
La grand-mère de Chantalexpliqua que c’était pour cetteraison qu’elle était là : s’il existaitquelqu’un qui pouvait changer lasituation, c’était bien sa petite-fille.Toutefois, le combat était plusféroce que jamais et une nouvellefois l’ange de l’étranger avait étésuffoqué par la présence du démon.
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Berta essaya de calmer les deuxfantômes dont elle percevait lafébrilité :
— Dites donc, vous, vous êtesmorts, c’est moi qui devrais mefaire du souci ! Vous ne pourriezpas aider Chantal à tout changer ?
Le démon de Chantal lui aussiétait en train de gagner la bataille,répondirent-ils. Au moment où elleétait dans la forêt, la grand-mèreavait envoyé le loup maudit à sarecherche – oui, il existait vraiment,le forgeron disait la vérité. Chantalavait voulu éveiller la bonté de cethomme et elle y était parvenue.Mais, apparemment, leu
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conversation n’avait pu passe
rc
ertaines limites, car c’étaient despersonnalités trop fortes. Dès lorsne subsistait qu’un seul espoir : queChantal ait vu ce qu’ils souhaitaientqu’elle voie. Ou plutôt, ils savaientqu’elle avait vu, et ce qu’ils
vo
ulaient, c’était qu’elle entende.— Quoi ? demanda Berta.Ils ne pouvaient pas donne
rd
’explication : le contact avec les
vi
vants avait des limites, certainsdémons étaient à l’affût de ce qu’ilsdisaient et ils pouvaient toutdétraquer s’ils découvraient le planavant la lettre. Mais ilsgarantissaient que c’était un cas
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très simple et, si Chantal étaitastucieuse – comme sa grand-mèrele certifiait –, elle saurait contrôle
rl
a situation.Berta se contenta de cette
réponse : loin d’elle de demande
ru
ne indiscrétion qui pouvait luicoûter la vie, même si elle aimaitqu’on lui confie des secrets.Toutefois, un détail lui échappait etelle se tourna vers son mari :
— Tu m’as dit de rester ici,assise sur cette chaise, tout au longde ces années, à surveiller le village,car le mal pouvait y entrer. Tu m’asfait cette demande bien avant quel’ange ne commette une erreur et
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que la petite fille ne soit tuée.Pourquoi ?
Le mari répondit que, de toutefaçon, le mal passerait par Bescos,
vu
qu’il n’arrête jamais de rôde
rp
artout sur terre et qu’il aimeprendre les hommes au dépourvu.
— Je ne suis pas convaincue.Son mari non plus n’était pas
convaincu, mais c’était la vérité. Ilse peut que le duel entre le Bien etle Mal ne cesse pas une seuleseconde dans le cœur de chaquehomme, ce champ de bataille detous les anges et démons quilutteraient pied à pied pour gagne
rdu terrain, durant des millénaires et
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des millénaires, jusqu’à ce que l’unedes deux forces finisse par anéanti
rl
’autre. Cependant, même s’il setrouvait déjà sur le plan spirituel, il
y
avait encore beaucoup de chosesqu’il ignorait – du reste, beaucoupplus que sur la Terre.
— Bon, je suis un peu plusconvaincue. Ne vous faites pas desouci : si je dois mourir, c’est quemon heure est venue.
Le mari et la grand-mère s’enallèrent, prétextant qu’ils devaientfaire mieux comprendre à Chantalce qu’elle avait vu. C’est à regretque Berta laissa partir son époux,un peu jalouse de cette vieille qui,
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en sa jeunesse, avait été l’une desfemmes les plus courtisées deBescos. Mais elle savait qu’il veillaitsur elle et que son plus cher dési
ré
tait de la voir vivre encorelongtemps.
Continuant d’observer ce qui sepassait au-dehors, elle pensa qu’ilne lui déplairait pas de continuer uncertain temps à contempler lesmontagnes, observer les éternelsconflits entre les hommes et lesfemmes, les arbres et le vent, lesanges et les démons.
Elle décida d’aller se coucher,certaine que la demoiselle Pryinfinirait par comprendre le message,
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même si elle n’avait pas le don deconverser avec des esprits.
« Demain, je vais prendre unelaine d’une autre couleur pour montricot », se dit-elle avant des’endormir.
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19
— À l’église, sur un sol sacré,
j’
ai parlé de la nécessité du sacrifice,dit le curé. Ici, sur un sol profane, je
vo
us demande d’être disposés aumartyre.
La petite place, mal éclairée ca
ri
l n’y avait qu’un seul réverbère– ceux que le maire avait promispendant sa campagne électoralen’avaient pas été installés –, était
bo
ndée. Paysans et bergers, un peusomnolents (d’habitude ils se
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couchaient de bonne heure),gardaient un silence respectueux etcraintif. Le curé avait apporté unechaise où il s’était juché pour quetous puissent le voir.
— Durant des siècles, l’Église aété accusée de se livrer à des luttesinjustes, mais en réalité, nousavons seulement tenté de survivre àdes menaces.
— Monsieur le curé, nous nesommes pas venus ici pou
re
ntendre parler de l’Église, s’élevaune voix. Mais de Bescos.
— Je n’ai pas besoin de vousexpliquer que Bescos risque d’êtrerayé de la carte. En ce cas, vous
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disparaîtrez avec lui, ainsi que vosterres et vos troupeaux. Je ne suispas ici pour parler de l’Église, mais
je
dois vous dire une choseimportante : seuls le sacrifice et lapénitence peuvent nous conduireau salut. Et avant que vous nem’interrompiez, je dois vous parle
rd
u sacrifice de quelqu’un, de lapénitence de tous et du salut du
vi
llage.— C’est peut-être des
mensonges, lança une autre voix.— Demain, l’étranger va nous
montrer l’or, dit le maire, toutcontent de donner une informationdont le curé lui-même n’avait pas
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eu connaissance. La demoisellePrym ne veut pas assumer seule laresponsabilité et la patronne del’hôtel a demandé à cet hommed’apporter ici les lingots. Il aaccepté. Nous n’agirons quemoyennant cette garantie.
Le maire prit la parole pou
ré
voquer tous les bienfaits dont le
vi
llage allait être comblé : lesaméliorations du cadre de vie, leparc pour enfants, la réduction desimpôts et la distribution de larichesse dévolue à la commune.
— En parts égales, ditquelqu’un.
C’était le moment de propose
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un compromis, malgré qu’il en eût.Mais tous les regards étaient
br
aqués sur lui, l’assistancesemblait maintenant bien réveillée.
— En parts égales, confirma lecuré, avant que le maire ne réagît. Iln’y a pas le choix : ou bien vouspartagez tous aussi bien laresponsabilité que la récompense,ou bien à brève échéance quelqu’unfinira par révéler qu’un crime a étécommis – mû par l’envie ou la
ve
ngeance.Deux mots que le curé
connaissait bien.— Qui va mourir ?Le maire entreprit d’explique
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que c’était en toute impartialité quele choix s’était porté sur Berta : ellesouffrait beaucoup d’avoir perduson mari, elle était vieille, ellen’avait pas d’amis, elle avait tropl’air d’une folle, assise de l’aube aucrépuscule devant sa maison, et ellene participait en rien audéveloppement du village. Tout sonargent, qu’elle aurait dû investi
rd
ans l’agriculture et l’élevage, étaitplacé dans une banque d’une villelointaine et les seuls qui enprofitaient étaient des marchandsambulants.
Aucune voix dans la foule nes’éleva contre ce choix – à la grande
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satisfaction du maire qui voyaitainsi conforter son autorité. Lecuré, toutefois, savait que cetteunanimité pouvait être bon oumauvais signe, car le silencen’équivaut pas toujours à unassentiment : en général, il révèlesimplement l’incapacité des gens àréagir sur le coup. Il n’était pasexclu que quelqu’un ne soit pasd’accord et se repente très vited’avoir accepté tacitement uneproposition à laquelle il était hostile– alors les conséquences pourraientêtre graves.
— J’ai besoin que vous soyeztous d’accord, dit le curé. J’ai besoin
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que vous disiez à voix haute que
vo
us approuvez ou non le choix quia été fait afin que Dieu entende etsache qu’il a des hommes valeureuxdans Son armée. Si vous ne croyezpas en Dieu, je vous demande demême d’exprimer votre accord ou
vo
tre désaccord à voix haute, afinque tous sachent ce que pensechacun.
Cette façon de dire « j’ai
be
soin » et non pas « nous avons
be
soin » ou « le maire a besoin »choqua le maire, mais il n’en laissarien paraître pour l’instant, il auraitd’autres occasions d’affirmer sonautorité et mieux valait laisser le
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curé s’exposer.— Je veux votre accord verbal.Le premier « oui » partit du
forgeron. Le maire s’empressa delancer le sien pour prouver soncourage, puis chacun tour à tou
rd
onna son accord : les uns pour enfinir au plus vite avec cette réunionet pouvoir rentrer chez eux ;d’autres, en pensant à l’or qui leu
rp
ermettrait de quitte
ri
mmédiatement le village ; certainsparce qu’ils avaient prévu d’envoye
rd
e l’argent à leurs enfants, partispour une grande ville, afin qu’ils lefassent fructifier. En fait, personnene croyait que l’or pouvait
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permettre de rendre à Bescos sonlustre passé, chacun convoitait unerichesse qu’il pensait mériter.
Personne n’eut le courage dedire « non ».
Le curé reprit la parole :— Le village compte cent huit
femmes et cent soixante-treizehommes. Chaque foyer détient aumoins une arme, puisque latradition locale veut que chacunapprenne à chasser. Eh bien,demain matin, vous allez dépose
rc
es armes, avec une cartouchechacune, dans la sacristie del’église. Je demande au maire, quien a plusieurs, d’en apporter une
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pour moi.— Nous ne laissons jamais nos
armes dans les mains d’autrui, criaun garde-chasse. Elles sont sacrées,capricieuses, personnelles.
— Laissez-moi terminer. Je vais
vo
us expliquer comment fonctionneun peloton d’exécution : septsoldats sont désignés, ils doiventtirer sur le condamné à mort, maissur les sept fusils, il y en a un quiest chargé avec une balle à blan
cd
ont la détonation est identique àcelle des autres. Ainsi, aucun dessoldats ne sait s’il tire à blanc etchacun peut croire que ce sont sescamarades qui sont responsables de
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la mort d’un condamné sur lequel ilest de leur devoir de faire feu.
— Tous se jugent innocents, ditle propriétaire terrien, qui ne s’étaitpas encore exprimé.
— Exact. Demain je préparerailes fusils : un sur deux sera chargé à
bl
anc. Quand vous tirerez, chacunde vous pourra croire qu’il estinnocent de la mort de la victime.
Tous les hommes présents, laplupart recrus de fatigue,accueillirent la proposition du curéavec un profond soupir desoulagement, comme animés d’uneénergie nouvelle qui se propageaitsur la place. À croire que, en un clin
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d’œil, toute cette histoire s’était
vi
dée de son tragique et se résumaità la recherche d’un trésor caché.Chacun se sentait d’avance libéré detoute responsabilité et en mêmetemps solidaire de ses concitoyens,également désireux de changer de
vi
e et de milieu, animé de nouveaupar un certain esprit de clocher :Bescos était un endroit où,finalement, se passaient desévénements inattendus etimportants.
— Quant à moi, reprit le curé, jen’ai pas le droit de m’en remettre auhasard. Je vous garantis donc que jene tirerai pas à blanc et que pa
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ailleurs je n’entrerai pas dans lepartage de l’or : d’autres raisonsdictent ma conduite.
Ces propos, une fois de plus,déplurent au maire : lui, il était làpour que les habitants de Bescoscomprennent qu’il était un hommecourageux, généreux, un leader prêtà tous les sacrifices. Si sa femmeavait été présente, elle aurait ditqu’il se préparait à lancer sacandidature aux prochainesélections.
« Ce curé ne perd rien pou
ra
ttendre, se dit-il. Je saurai prendretoutes les mesures nécessaires pou
rl’obliger à abandonner sa
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paroisse. »— Et la victime ? demanda le
forgeron.— Elle comparaîtra, répondit le
curé. Je m’en charge, mais j’ai
be
soin du concours de troishommes. Qui se propose ?
Faute de volontaires, le curédésigna trois costauds dans la foule.L’un d’eux voulut refuser mais leregard de ses voisins lui cloua le
be
c.— Où offrirons-nous le
sacrifice ? demanda le propriétaireterrien en s’adressant directementau curé.
Dépité de voir bafouée sonhttps://books.yossr.com/fr
autorité, le maire s’interposa enlançant un regard furieux aupropriétaire :
— C’est moi qui décide. Je ne
ve
ux pas que le sol de Bescos soitsouillé de sang. Ce sera demain, àcette même heure, devant lemonolithe celte. Apportez deslampes, des lanternes, des torches :chacun devra voir la victime enpleine lumière afin de tirer à coupsûr.
Le curé descendit de sa chaise– la réunion était terminée – etchacun rentra chez soi, presséd’aller se coucher, après cette soiréeéprouvante. Le maire retrouva sa
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femme, qui lui raconta comments’était passée la rencontre ave
cB
erta. Elle ajouta que, après enavoir discuté avec la patronne del’hôtel, elle était sûre que la vieillene savait rien. Leurs craintesn’étaient pas fondées, de mêmeelles n’avaient pas besoin d’avoi
rp
eur d’un loup maudit qui n’existaitpas.
Le curé retourna à l’église où ilpassa une partie de la nuit enprière.
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20
Pour son petit déjeuner,
Chantal mangea du pain de la veille,car le dimanche le boulange
ra
mbulant ne passait pas. Elleregarda par la fenêtre et vit deshabitants de Bescos traverser laplace, un fusil à la main. Elle seprépara à mourir, comment savoi
rs
i ce n’était pas elle qui avait étédésignée ? Mais personne ne frappaà sa porte : les hommes sedirigeaient vers la sacristie,
y https://books.yossr.com/fr
entraient et, au bout de quelquesinstants, en ressortaient les mains
vi
des.Impatiente d’avoir des
nouvelles, elle alla voir la patronnede l’hôtel, qui lui raconta ce quis’était passé la veille au soir : lechoix de la victime, la propositiondu curé, les préparatifs pour lesacrifice. De ce fait, l’hostilitéenvers Chantal s’était dissipée etelle pouvait se rassurer.
— Je veux te dire une chose : un
jo
ur, Bescos se rendra compte detout ce que tu as fait pour seshabitants.
— Mais est-on sûr quehttps://books.yossr.com/fr
l’étranger remettra l’or ?— Moi, je n’en doute pas. Il
vi
ent de sortir avec son havresa
c
v
i
de.Chantal décida de ne pas alle
rs
e promener dans la forêt, ne
vo
ulant pas passer devant la maisonde Berta et affronter son regard.Elle retourna dans sa chambre etévoqua le rêve étrange qu’elle avaitfait la nuit précédente : un ange luiétait apparu et lui avait remis lesonze lingots d’or en lui demandantde les garder. Chantal avait réponduà l’ange que, à cet effet, il fallaittuer quelqu’un. L’ange lui avaitgaranti qu’il n’en était rien, bien au
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contraire : les lingots prouvaientque l’or en soi n’existait pas.
C’est pourquoi elle avaitdemandé à la patronne de l’hôtel deparler à l’étranger : elle avait unplan mais, comme elle avait déjàperdu toutes les batailles de sa vie,elle doutait de pouvoir l’exécuter.
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21
Berta regardait le soleil se
coucher derrière les montagnesquand elle aperçut le curé, suivi detrois hommes, se diriger vers elle.Une grande tristesse la submergea,pour trois raisons : savoir que sonheure était arrivée, voir que sonmari n’avait pas daigné se montre
rp
our la consoler (peut-être dans lacrainte d’entendre ce qu’elle luidirait, peut-être honteux del’impuissance où il était de la
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sauver) et, se rendant compte quel’argent qu’elle avait économisétomberait dans les mains des
ba
nquiers, regretter de ne pasl’avoir dilapidé.
Mais il lui restait une petite
jo
ie : le dernier jour de sa vie étaitfrisquet mais ensoleillé – ce n’estpas tout le monde qui a le privilègede partir avec un aussi beausouvenir.
Le curé fit signe aux trois
hommes de rester à distance ets’approcha seul de Berta.
— Bon après-midi, dit-elle.
Voyez comme Dieu est grand et
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quelle belle nature Il nous a faite.« Ils vont m’emmener, mais je
laisserai ici toute la faute dumonde. »
— Vous n’imaginez pas leparadis, répondit le curé, ens’efforçant de garder un ton distant.
— Je ne sais pas s’il est aussi
be
au, je ne suis même pas sûre qu’ilexiste. Vous y êtes déjà allé ?
— Pas encore. Mais j’ai connul’enfer et je sais qu’il est terrible,quoique très attrayant vu de loin.
Berta comprit qu’il faisaitallusion à Bescos.
— Vous vous trompez,monsieur le curé. Vous avez été au
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paradis et vous ne l’avez pasreconnu. Comme cela arrive,d’ailleurs, à la plupart des gens ence monde : ils recherchent lasouffrance là où ils trouveraient les
jo
ies les plus grandes, parce qu’ilscroient qu’ils ne méritent pas le
bo
nheur.— On dirait que ces dernières
années vous ont dotée d’une grandesagesse.
— Il y avait longtemps quepersonne ne venait plus causer ave
cm
oi et, bizarrement, voilà que toutle monde découvre que j’existe.Figurez-vous qu’hier soir la femmedu maire et la patronne de l’hôtel
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m’ont fait l’honneur de me rendre
vi
site. Aujourd’hui, c’est le curé quifait de même. Est-ce que par hasar
d
j
e
serais devenue une personneimportante ?
— Tout à fait, dit le curé. Laplus importante du village.
— Je vais faire un héritage ?— Dix lingots d’or. Hommes,
femmes et enfants vousremercieront de génération engénération. Il est même possiblequ’on vous élève une statue.
— Je préfère une fontaine. Enplus d’embellir une place, elleétanche la soif et chasse lespapillons noirs.
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— Nous construirons unefontaine. Vous avez ma parole.
Berta jugea que la plaisanterieavait assez duré et qu’il fallaitmaintenant en venir au fait.
— Monsieur le curé, je sais tout.
Vo
us condamnez une femmeinnocente qui ne peut lutter pour sa
vi
e. Soyez maudits, vous, cette terreet tous ses habitants !
— Que je sois maudit, acquiesçale curé. Pendant plus de vingt ans,
je
me suis efforcé de bénir cetteterre, mais personne n’a entendumes appels. Pendant tout ce temps,
j’
ai tenté d’inculquer le bien dans lecœur des hommes, jusqu’au jour où
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j
’
ai compris que Dieu m’avait choisicomme Son bras gauche pou
rd
ésigner le mal dont ils sontcapables – en sorte que, peut-être,ils prennent peur et seconvertissent.
Berta avait envie de pleurer,mais elle se retint.
— De belles paroles, sans aucuncontenu. Tout au plus une façond’expliquer la cruauté et l’injustice.
— Au contraire de tous lesautres, je n’agis pas pour del’argent. Je sais que c’est un o
rm
audit, comme cette terre, et qu’ilne fera le bonheur de personne :
j’agis parce que Dieu me l’a
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demandé. Ou plus précisément :m’en a donné l’ordre, pour répondreà mes prières.
« Inutile de discuter », pensaBerta en voyant le curé tirer de sapoche un flacon de comprimés.
— Vous ne sentirez rien, dit-il.Entrons chez vous.
— Ni vous, ni personne de ce
vi
llage ne mettra les pieds danscette maison tant que je serai
vi
vante. Elle s’ouvrira peut-être à lafin de cette nuit, mais pas questionpour le moment.
Le curé fit signe à l’un des deuxhommes, qui s’approcha, une
bouteille en plastique à la main.
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— Prenez ces comprimés. Vousne tarderez pas à vous endormir.Quand vous vous réveillerez, vousserez au ciel, aux côtés de votremari.
— J’ai toujours été avec lui. Et
je
n’ai jamais pris de somnifères,même quand j’avais des insomnies.
— Dans ces conditions, l’effetsera plus rapide.
Le soleil allait disparaître, lanuit avait déjà pris possession de la
va
llée et du village.— Et si je refuse de les
prendre ?— Vous les prendrez de toute
façon.https://books.yossr.com/fr
Elle jeta un regard aux hommesqui accompagnaient le curé etcomprit que toute résistance serait
va
ine. Elle avala les comprimés en
bu
vant de grandes gorgées d’eau dela bouteille en plastique. L’eau,insipide et incolore, et pourtant lachose la plus importante du monde.Comme elle, en ce moment.
Elle contempla une dernièrefois les montagnes, maintenantplongées dans l’obscurité. Elle vitscintiller la première étoile dans leciel et se dit qu’elle avait eu une
be
lle vie : elle était née et allaitmourir dans un lieu qu’elle aimait,même s’il ne le lui avait pas
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toujours rendu – mais quelleimportance ? Celui qui aime enespérant être payé de retour per
ds
on temps.Elle avait été bénie. Elle n’avait
ja
mais connu un autre pays, maiselle savait qu’à Bescos se passaientles mêmes choses que partoutailleurs. Elle avait perdu le mariqu’elle aimait, mais Dieu lui avaitconcédé la joie de le garder à sescôtés après sa mort. Elle avait vu le
vi
llage à l’apogée de sa grandeur,avait suivi les étapes de sadécadence et elle allait partir avantd’assister à sa destruction totale.Elle avait connu les hommes ave
c https://books.yossr.com/fr
leurs défauts et leurs vertus et elleétait persuadée que, malgré tout cequi lui arrivait maintenant etmalgré toutes les luttes qui, selonson mari, se déroulaient dans lemonde invisible, la bonté humainefinirait par l’emporter.
Elle eut pitié du curé, du maire,de la demoiselle Prym, del’étranger, de chacun des habitantsde Bescos ; jamais le maln’apporterait le bien, même si touss’efforçaient de croire le contraire.Quand ils découvriraient la réalité,il serait trop tard.
Elle ne regrettait qu’une chose :n’avoir jamais vu la mer. Elle savait
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qu’elle existait, qu’elle étaitimmense, à la fois calme etdéchaînée, mais elle n’avait jamaispu aller se promener sur une plage,fouler pieds nus le sable, goûter unpeu d’eau salée, plonger dans l’eaufroide comme qui retourne au
ve
ntre de la Grande Mère (elle serappela que les Celtes aimaientemployer ce terme).
Hormis cela, elle n’avait guère àse plaindre. Certes, elle était triste,très triste de devoir partir ainsi,mais elle ne voulait pas jouer les
vi
ctimes : Dieu l’avait certainementchoisie pour ce rôle, bien préférableau choix qu’il avait fait pour le curé.
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Un engourdissement s’emparade ses mains et de ses pieds, alorsque le curé insistait :
— Je veux vous parler du bienet du mal.
— C’est inutile. Vous neconnaissez pas le bien. Vous avezété empoisonné par le mal qu’on
vo
us a fait et maintenant vousrépandez cette peste sur notre terre.
Vo
us n’êtes pas différent de cetétranger venu pour nous détruire.
Ses derniers mots se perdirentdans un balbutiement. L’étoile là-haut dans le ciel semblait lui fairesigne. Berta ferma les yeux.
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22
L’étranger alla à la salle de
ba
ins de sa chambre, lavasoigneusement les lingots, puis lesremit dans son vieux havresa
cé
limé. Depuis deux jours il étaitresté dans la coulisse et maintenantil se préparait à revenir en scènepour le dénouement.
Il avait vraiment parfaitementmis au point et exécuté son plan :depuis le choix de la bourgadeisolée, avec un petit nombre
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d’habitants, jusqu’au fait d’avoi
rc
hoisi une complice afin que – si leschoses tournaient mal – jamaispersonne ne puisse l’accuser d’êtrel’instigateur d’un crime. D’abord seconcilier les habitants, ensuitesemer la terreur et la confusion.Comme Dieu avait agi à sonencontre, il agirait de même ave
cl
es autres. Comme Dieu lui avaitoctroyé le bien avant de le précipite
rd
ans un abîme, il jouerait le même
je
u.Il avait tout fignolé, sauf une
chose : il n’avait jamais cru que sonplan réussirait. Il avait la certitudequ’à l’heure de la décision, un
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simple « non » changerait le coursde l’histoire, une seule personneallait refuser de commettre le crimeet il suffisait de cette personne pou
rm
ontrer que tout n’était pas perdu.Qu’une personne sauve le village etle monde serait sauvé, l’espéranceétait encore possible, la bontél’emportait, les terroristes nesavaient pas le mal qu’ils faisaient,le pardon finirait par s’imposer, les
jo
urs de souffrance feraient place àun souvenir mélancolique quihanterait ses jours et il pourrait denouveau partir en quête du
bo
nheur. Pour ce « non » qu’ilaurait aimé entendre, le village
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recevrait ses dix lingots d’or,indépendamment de l’accord quelui-même avait conclu avec MllePrym.
Mais son plan avait raté. Etmaintenant il était trop tard, il nepouvait plus changer d’idée.
On frappa à sa porte. C’était la
patronne de l’hôtel.— Vous êtes prêt ? C’est l’heure
de partir.— Je descends. Je vous rejoins
au bar.Il mit sa veste, prit son sac et
quitta la chambre.— J’ai l’or, dit-il. Mais pou
r https://books.yossr.com/fr
éviter tout malentendu, j’espère que
vo
us savez que quelques personnessont informées que je séjournedans votre hôtel. Si les habitants du
vi
llage changeaient de victime, vouspouvez être sûre que la police
vi
endrait me chercher ici : vousavez contrôlé mes coups detéléphone, n’est-ce pas ?
La patronne de l’hôtel secontenta de hocher la tête en signed’assentiment.
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23
Le monolithe celte se trouvait à
une demi-heure de marche deBescos. Durant des siècles, leshommes avaient cru que c’étaitseulement un rocher différent,imposant, poli par les pluies,autrefois dressé et un jour abattupar la foudre. Ahab avait l’habitudede s’en servir comme d’une tablenaturelle, en plein air, pour lesréunions du conseil du village.
Jusqu’au jour où lehttps://books.yossr.com/fr
gouvernement envoya un groupe dechercheurs faire un relevé des
ve
stiges des Celtes dans la région.L’un d’eux découvrit le monumentet fut bientôt suivi par desarchéologues qui mesurèrent,calculèrent, discutèrent, fouillèrent,avant d’arriver à la conclusionqu’une communauté celte avaitchoisi ce site pour en faire une sortede lieu sacré – mais sansdéterminer quels rites elle
yp
ratiquait. Les uns disaient quec’était une sorte d’observatoireastronomique, d’autres assuraientque c’était le théâtre de cérémoniesdédiées à la fertilité – vierges
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possédées par des prêtres. Aprèsune semaine de controverses, lessavants partirent poursuivreailleurs leurs recherches, sans êtrearrivés à une explicationsatisfaisante.
Le maire avait mis l’actiontouristique à son programmeélectoral et, une fois élu, il avaitréussi à faire passer dans un journalde la région un reportage su
rl
’héritage celte des habitants deBescos, mais il n’avait pas lesmoyens d’aménager le site etquelques touristes aventureuxn’avaient trouvé qu’une stèlerenversée dans les broussailles,
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alors que d’autres villages voisinsavaient des sculptures, desinscriptions bien mises en valeur,des vestiges beaucoup plusintéressants. Le projet touristiqueavait donc capoté et, très vite, lemonolithe celte avait retrouvé safonction habituelle : servir, en finde semaine, de table de pique-nique.
Cet après-midi-là, des
discussions, voire des disputes
vi
olentes, éclatèrent dans plusieursmaisons de Bescos, toutes pour lemême motif : les maris voulaient
yaller seuls, les femmes exigeaient
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de prendre part au « rituel dusacrifice », ainsi que les habitantsappelaient déjà le crime qu’ilsallaient commettre. Les hommesdisaient que c’était dangereux, uncoup de feu pouvait partir pa
ri
nadvertance ; les femmesdemandaient aux hommes derespecter leurs droits, le mondeavait changé. Les hommes finirentpar céder.
C’est donc une procession dedeux cent quatre-vingt-unepersonnes – en comptant l’étranger,mais pas Berta, couchée endormiesur une civière improvisée – qui
venait de s’ébranler en direction de
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la forêt, une chaîne de deux centquatre-vingt-un points lumineux,lanternes et lampes de poche.Chaque homme tenait son fusil à lamain, culasse ouverte pour évite
rt
out accident.Deux bûcherons portaient à
grand-peine la civière.« Heureusement qu’il ne faudra pasla redescendre, se dit l’un d’eux.
Av
ec les centaines de plombsqu’elle va prendre dans le corps, ellepèsera encore plus lourd. » Sonestomac se souleva – non, il nefallait penser à rien, seulement aulundi.
Personne ne parla durant lehttps://books.yossr.com/fr
trajet. Personne n’échangea unregard, comme si tous étaientplongés dans un cauchemar qu’ilsdevraient oublier le plus vitepossible. Enfin ils arrivèrent, horsd’haleine, épuisés par la tensionplus que par la fatigue, et formèrentun demi-cercle dans la clairière oùse trouvait le monument celte.
Le maire fit signe aux
bû
cherons de détacher Berta duhamac et de la coucher sur lemonolithe.
— Non, cria le forgeron, serappelant les films de guerre qu’ilavait vus où les soldats rampaientpour échapper aux balles de
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l’ennemi.C’est difficile de faire mouche
sur une personne couchée.Les bûcherons empoignèrent le
corps de Berta et l’assirent sur lesol, le dos appuyé contre le rocher.
Ap
paremment, c’était la positionidéale, mais soudain on entendit la
vo
ix d’une femme, entrecoupée desanglots :
— Elle nous regarde. Elle voit ceque nous faisons.
Bien sûr, Berta ne voyait rien,mais comment ne pas être émudevant cette vieille dame dont le
vi
sage disait la bonté, sur les lèvresun léger sourire qui allait être
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ravagé par un feu de salve nourri.— Tournez-la, ordonna le
maire, lui aussi mal à l’aise devantcette victime sans défense.
Les bûcherons obéirent enmaugréant, retournèrent au rocher,tournèrent le corps en le mettant àgenoux, le visage et la poitrineappuyés sur le monolithe. Comme ilétait impossible de le mainteni
rd
ans cette position, ils durent luilier les poignets avec une cordequ’ils firent passer par-dessus lerocher et fixèrent de l’autre côté.
Pauvre Berta, cette fois dansune posture vraiment grotesque :agenouillée, de dos, les bras tendus
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sur le rocher, comme si elle priait etimplorait quelque chose. Quelqu’un
vo
ulut protester, mais le maire luicoupa la parole en disant que lemoment était venu d’en terminer.
Vite fait, mieux fait. Sansdiscours ni justifications : onpouvait les remettre au lendemain– au bar, dans les rues, aux champs.Chacun savait qu’il n’aurait plus lecourage de passer devant le seuil oùla vieille s’asseyait pour regarder lesmontagnes en parlant toute seule,mais le village avait deux autres
vo
ies, plus un petit sentier enescalier donnant directement sur lagrand-route.
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— Finissons-en, vite ! cria lemaire, content de ne plus entendrele curé et donc de voir son autoritérétablie. Quelqu’un dans la valléepourrait apercevoir cette clarté dansla forêt et vouloir vérifier ce qui sepasse. Préparez vos fusils, tirez etpartons aussitôt !
Sans solennités. Pour accompli
rl
eur devoir, comme de bons soldatsqui défendaient leur village. Sansétats d’âme. C’était un ordre auqueltous allaient obéir.
Mais soudain le maire compritle mutisme du curé et il eut lacertitude qu’il était tombé dans unpiège. Désormais, si un jour cette
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histoire transpirait, tous pourraientdire ce que disaient les assassinspendant les guerres : qu’ilsexécutaient des ordres. Que sepassait-il, en ce moment, dans lecœur de tous ces gens ? À leurs
ye
ux, était-il une canaille ou unsauveur ?
Il ne pouvait pas mollir, à cetinstant où éclatait le crépitementdes culasses refermées. En unéclair, il imagina le fracas de ladécharge simultanée de centsoixante-quatorze fusils et, aussitôtaprès, la retraite précipitée, tousfeux éteints comme il en avaitdonné l’ordre pour le retour. Ils
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connaissaient le chemin par cœur etmieux valait ne pas risquer pluslongtemps d’attirer l’attention.
Instinctivement, les femmesreculèrent tandis que les hommesmettaient en joue le corps inerte, àcourte distance. Ils ne pouvaientpas rater la cible, dès l’enfance ilsavaient été entraînés à tirer sur desanimaux en mouvement et desoiseaux en plein vol.
Le maire se prépara à donne
rl
’ordre de faire feu.— Un moment ! cria une voix
féminine.C’était la demoiselle Prym.— Et l’or ? Vous avez vu l’or ?
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Les hommes baissèrent leursfusils, tout en gardant un doigt su
rl
a détente : non, personne n’avait
vu
l’or. Tous se tournèrent versl’étranger.
Celui-ci, d’un pas lent, vint seplacer au centre du demi-cercle.
Ar
rivé là, il déposa son sac à dos su
rl
e sol et en retira, un à un, leslingots d’or.
— Voilà, dit-il simplement, et ilregagna sa place.
La demoiselle Prym s’approchadu tas de lingots, en saisit un et lemontra à la foule.
— À mon avis, c’est bien l’o
rque l’étranger vous a promis. Mais
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j
e
veux qu’on le vérifie. Je demandeque dix femmes viennent ici etexaminent tous ces lingots.
Le maire, voyant qu’ellesdevraient passer devant la ligne detir, craignant une nouvelle fois unaccident, voulut s’interposer, maisdix femmes, y compris la sienne,obéirent à l’injonction de lademoiselle Prym et chacuneexamina avec soin un lingot.
— Oui, c’est bien de l’or, dit lafemme du maire. Je vois sur chacunune estampille du gouvernement,un numéro qui doit indiquer lasérie, la date de la fonte et le poids :il n’y a pas tromperie sur la
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récompense.— Avant d’aller plus loin,
écoutez ce que j’ai à vous dire.— Mademoiselle Prym, l’heure
n’est pas aux discours. Et vous,mesdames, posez ces lingots etrejoignez vos places. Les hommesdoivent accomplir leur devoir.
— Taisez-vous, imbécile !Le cri de Chantal provoqua une
stupeur générale. Personnen’imaginait qu’un habitant deBéseos pût s’adresser au maire ences termes.
— Vous êtes folle ?— Taisez-vous ! répéta Chantal
à tue-tête, tremblant de tout sonhttps://books.yossr.com/fr
corps, les yeux injectés de haine.C’est vous qui êtes fou, vous êtestombé dans ce piège qui nous mèneà la condamnation et à la mort !
Vo
us êtes un irresponsable !Le maire voulut se jeter su
re
lle, mais deux hommes lemaîtrisèrent.
— Écoutons ce que cettedemoiselle veut nous dire, lançaune voix dans la foule. On n’en estpas à dix minutes près !
Cinq, dix minutes, en fait letemps comptait à ce moment où lasituation semblait évoluer. Chacunsentait que la peur et la hontes’infiltraient, qu’un sentiment de
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culpabilité se répandait dans lesesprits, chacun aurait voulu trouve
ru
ne bonne excuse pour change
rd
’avis. Chaque homme étaitmaintenant persuadé que son fusiltirerait une cartouche mortelle etcraignait d’avance que le fantômede cette vieille – qui avait uneréputation de sorcière – ne viennele hanter la nuit.
Et si quelqu’un parlait ? Et si lecuré n’avait pas fait ce qu’il avaitpromis ? Et si toute la populationde Bescos était mise en accusation ?
— Cinq minutes, trancha lemaire, affectant un air autoritaire,alors qu’en fait c’était Chantal qui
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avait réussi à imposer les règles deson jeu.
— Je parlerai le temps que je
vo
udrai, dit-elle.Elle semblait avoir retrouvé son
calme, décidée à ne pas céder unpouce de terrain, et elle s’exprimaavec une assurance qu’on ne luiavait jamais connue :
— Mais rassurez-vous, je serai
br
ève. Quand on voit ce qui sepasse, il y a de quoi être très étonné,et tout d’abord parce que noussavons tous que, à l’époque d’Ahab,Bescos recevait régulièrement la
vi
site d’hommes qui se vantaientd’avoir une poudre spéciale, capable
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de changer le plomb en or. Ils sedonnaient le nom d’alchimistes etl’un d’eux en tout cas a prouvé qu’ildisait la vérité, quand Ahab l’amenacé de mort.
« Aujourd’hui, vous avez décidéde faire la même chose : mélange
rl
e plomb et le sang, persuadés quec’est de cet alliage que s’est formél’or que vous avez devant vous.D’un côté, vous avez raison. Del’autre, soyez sûrs d’une chose : àpeine l’or tombera-t-il dans lesmains de chacun qu’il s’enéchappera.
L’étranger ne comprenait pasoù Chantal voulait en venir, mais il
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était impatient d’entendre la suite :tout à coup, dans un recoin obscu
rd
e son âme, la lumière oubliée
br
illait de nouveau.— À l’école, nous avons tous
appris cette légende célèbre du roiMidas, un homme qui a rencontréun dieu, et ce dieu lui a offert toutce qu’il voulait. Midas était déjà trèsriche, mais il voulait accroîtreencore sa fortune et il a demandéau dieu de pouvoir changer en o
rt
out ce qu’il toucherait. Son vœu aété exaucé.
« Laissez-moi me rappeler cequi s’est passé : d’abord, Midas achangé en or ses meubles, puis son
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palais et tout ce qui l’entourait. Il atravaillé toute une matinée et ils’est retrouvé avec un jardin en or,des arbres en or, des escaliers en or.
À
midi, il a eu faim et il a voulumanger. Mais quand il a touché lesucculent gigot d’agneau que sescuisiniers lui avaient préparé, celui-ci s’est changé en or. Désespéré, il acouru voir sa femme pour luidemander de l’aider, car il venait decomprendre l’erreur qu’il avaitcommise. Il a juste effleuré le brasde sa femme et elle s’est changée enstatue dorée. Affolés, tous lesdomestiques se sont enfuis, decrainte qu’il ne leur arrive la même
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chose. En moins d’une semaine,Midas est mort de faim et de soif,entouré d’or de toutes parts.
— Pourquoi nous raconter cettehistoire ? demanda la femme dumaire après avoir repris place aucôté de son mari. Vous laissezsupposer qu’un dieu serait venu àBescos et nous aurait donné cepouvoir ?
— Je vous ai raconté cettehistoire pour une simple raison :l’or, en soi, ne vaut rien.
Ab
solument rien. Nous ne pouvonsni le manger, ni le boire, ni l’utilise
rp
our acheter des animaux ou desterres. Ce qui a de la valeur, c’est
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l’argent qui a cours. Dites-moi :comment allons-nous changer cetor en espèces ?
« Nous pouvons faire deuxchoses : demander au forgeron defondre ces lingots pour en fairedeux cent quatre-vingts morceauxégaux, et chacun ira changer le sienà la banque de la ville. Soyez sûrsque les autorités serontimmédiatement alertées, car il n’y apas de gisement d’or dans cette
va
llée. Comment expliquer alorsque chaque habitant de Bescos aiten sa possession un petit lingot ?Nous pourrons dire que nous avonstrouvé un ancien trésor celte. Mais
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une expertise rapide révélera quel’or a été extrait et fondurécemment. Les autoritésrappelleront que le sol de cetterégion a déjà été prospecté, que lesCeltes, s’ils avaient eu de l’or enquantité, auraient construit une
vi
lle magnifique.— Vous êtes une petite
ignorante, dit le propriétaire terrien.Nous porterons à la banque leslingots en leur état, avec estampilleet marque. Nous les échangeronscontre des espèces que nous nouspartagerons.
— C’est la seconde possibilité :le maire prend les dix lingots et les
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porte à la banque pour les échanger.Le caissier ne posera pas lesquestions qu’il poserait si nousnous présentions chacun avec sonpetit lingot. Comme le maire estune autorité, il ne lui demanderaque les certificats d’achat. Faute depouvoir les présenter, le mairemontrera que les lingots sontdûment estampillés.
« À ce moment-là, l’homme quinous a donné cet or sera déjà loin.Le caissier exigera un délai car,même s’il connaît le maire et lui faitconfiance, il lui faudra demande
ru
ne autorisation pour décaisser uneaussi grande quantité de numéraire.
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Le directeur de la banque voudraconnaître la provenance de cet or.Le maire, qui est intelligent et aréponse à tout, n’est-ce pas, dira la
vé
rité : c’est un étranger qui nousen a fait cadeau. Mais le directeur,même s’il se fie personnellement àcette assertion, a un pouvoir dedécision limité et il devra, pou
ré
viter tout risque inutile, en référe
ra
u siège central de la banque. Là,personne ne connaît le maire, larègle est de considérer commesuspect tout mouvement de fondsimportant : le siège à son tou
re
xigera un délai, pas de transactionavant de connaître la provenance
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des lingots. Imaginez : et si l’ondécouvrait que cet or avait été
vo
lé ? ou bien était passé par lesmains de trafiquants de drogue ?
Chantal fit une pause. La peu
rq
u’elle avait éprouvée, la premièrefois qu’elle avait essayé des’emparer de son lingot, étaitmaintenant une peur que touspartageaient. L’histoire d’unhomme est l’histoire de toutel’humanité.
— Cet or a une histoire, sel’approprier peut avoir desconséquences graves, conclut MllePrym.
Tous les regards convergèrenthttps://books.yossr.com/fr
sur l’étranger qui, durant tout cetemps, était resté totalementimpassible.
— Inutile de lui demander desexplications. Ce serait se fier à saparole et un homme qui demandeque l’on commette un crime estindigne de toute confiance.
— On pourrait le retenir ici enattendant que le métal soit changéen argent, proposa le forgeron.
L’étranger, d’un simple signe detête, en appela à la patronne del’hôtel.
— Il est intouchable. Il doitavoir des amis très influents. Je l’aientendu téléphoner plusieurs fois,
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il a réservé une place dans un avion.S’il disparaît, ces amiss’inquiéteront et, craignant le pire,ils exigeront une enquête quitouchera les habitants de Bescos.
— Vous pouvez décide
rd
’exécuter cette vieille femmeinnocente, ajouta Chantal. Maiscomme je sais que c’est un piègeque vous a tendu cet étranger, moi
je
refuse de m’associer à ce crime.— Vous n’êtes pas en mesure de
comprendre ! lança le propriétaireterrien.
— Si, comme j’en suis sûre, jene me trompe pas, le maire ne vapas tarder à se retrouver derrière les
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b
a
rreaux d’une prison et vous sereztous inculpés d’avoir volé cet or.Moi, je suis à l’abri des soupçons.Mais je vous promets de ne rienrévéler : je dirai simplement que jene sais pas ce qui s’est passé. Pa
ra
illeurs, le maire est un homme quenous connaissons bien – ce quin’est pas le cas de cet étranger quidoit quitter Bescos demain. Il estpossible qu’il assume seul la faute,il suffirait qu’il dise qu’il a dévaliséun homme de passage à Bescos.Nous serons unanimes à leconsidérer comme un héros, lecrime ne sera jamais découvert, etchacun continuera de vivre sa vie,
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d’une façon ou d’une autre – maissans l’or.
— Je m’y engage ! cria le maire,persuadé que personne n’allaitsouscrire aux divagations de cettefolle.
À cet instant, on entendit unpetit déclic : un homme venaitd’ouvrir la culasse de son fusil.
— Comptez sur moi ! J’acceptele risque ! vociféra le maire.
D’autres déclics lui répondirenten chaîne, signe que les hommesavaient décidé de ne pas tirer :depuis quand pouvait-on avoi
rc
onfiance dans les promesses deshommes politiques ? Seuls deux
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fusils restèrent armés : celui dumaire sur Mlle Prym, celui du curésur Berta. Le bûcheron qui, tout àl’heure, s’était apitoyé sur la vieillefemme se précipita sur les deuxhommes et leur arracha leursarmes.
La demoiselle Prym avaitraison : croire les autres était trèsrisqué. Soudain, il semblait quetous s’en étaient rendu compte, ca
rl
a foule commençait à se disperser.En silence, les vieux d’abord,
puis les plus jeunes reprirent lechemin du village, chacun essayantde retrouver ses préoccupationshabituelles : le temps qu’il fait, les
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moutons qu’il faut tondre, le champà labourer, la saison de la chassequi va commencer. Rien ne s’étaitpassé, car Bescos était un villageperdu dans le temps, où les jours seressemblaient tous.
Chacun se disait que cette finde semaine n’avait été qu’un rêve.Ou un cauchemar.
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Dans la clairière n’étaient
restés que Berta, toujours endormieet amarrée au monolithe, Chantal etl’étranger.
— Voici l’or de votre village, ditcelui-ci. Je dois me rendre àl’évidence : il ne m’appartient pluset je n’ai pas reçu la réponse que
j’
attendais.— De mon village ? Non, il est à
moi. Et également le lingot qui estenterré près du rocher en forme de
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Y
.
Et vous m’accompagnerez à la
ba
nque pour changer ces lingotscontre de l’argent. Je n’ai aucuneconfiance dans vos belles paroles.
— Vous savez que je n’allais pasfaire ce que vous aviez dit. Et quantau mépris que vous me témoignez,en fait c’est le mépris que vous avezenvers vous-même. Vous devriezm’être reconnaissante de tout cequi s’est passé, puisque, en vousmontrant l’or, je vous ai donné plusque la possibilité de devenir riche.Je vous ai obligée à agir, à cesser de
vo
us plaindre de tout et à assume
ru
ne responsabilité.— C’était très généreux de votre
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part, répliqua Chantal sur un tonironique. Dès le premier moment,
j’
aurais pu m’exprimer sur la naturehumaine. Même si Bescos estaujourd’hui un village décadent, il aconnu un passé de gloire et desagesse. J’aurais pu vous donner laréponse que vous cherchiez, si jem’en étais souvenue.
Chantal alla délivrer Berta deses liens et remarqua qu’elle avaitle front écorché, sans doute à causede la position incommode de sa têtesur la pierre, mais ce n’était pasgrave. Le problème, à présent,c’était de devoir rester là jusqu’aumatin, à attendre que Berta se
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réveille.— Pouvez-vous me donne
rm
aintenant cette réponse ?demanda l’homme.
— Quelqu’un a dû vousraconter la rencontre de saint Savinet d’Ahab ?
— Bien sûr. Le saint est arrivé,il s’est entretenu un moment ave
cl
’Arabe et celui-ci a fini par seconvertir quand il a compris que lecourage du saint était supérieur ausien.
— Exact. Mais il faut précise
rq
ue, dès l’arrivée du saint etpendant toute leur conversation,
Ahab n’a pas cessé d’aiguiser son
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poignard, ce qui n’a pas empêchéSavin de s’endormir tranquillement.Certain que le monde était un refletde lui-même, Ahab a décidé dedéfier son hôte et il lui a demandé :
— Si tout à coup entrait ici laplus belle courtisane de la ville, est-ce que vous réussiriez à pense
rq
u’elle n’est pas belle etséduisante ?
— Non. Mais je réussirais à mecontrôler, répondit le saint.
— Et si je vous offrais unegrande quantité de pièces d’or pou
r
v
o
us décider à quitter la montagneet à vous joindre à nous, est-ce que
vous réussiriez à regarder ces pièces
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comme si c’étaient des cailloux ?— Non, mais je réussirais à me
contrôler.— Et si deux frères venaient
vo
us voir, l’un qui vous détesterait,l’autre qui verrait en vous un saint,est-ce que vous réussiriez à lestraiter sur le même pied ?
— Même si je devais en souffrir,
je
réussirais à me contrôler et je lestraiterais de la même façon.
Chantal fit une pause.— On dit que ce dialogue a été
très important : il a déterminé Ahabà accepter de se convertir.
L’étranger n’avait pas besoinque Chantal lui explique l’histoire :
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Savin et Ahab avaient les mêmesinstincts – le Bien et le Malluttaient pour les conquérir, demême qu’ils luttaient pou
rc
onquérir toutes les âmes sur terre.Quand Ahab comprit que Savin étaitson égal, il comprit également qu’ilétait l’égal de Savin.
Tout était une question decontrôle. Et de choix.
Rien d’autre.
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Chantal contempla pour la
dernière fois la vallée, lesmontagnes, les bosquets où elleavait l’habitude de se promene
rq
uand elle était petite, et elle sentitdans sa bouche le goût de l’eaucristalline, des légumes fraisrécoltés, du vin maison, fait avec lemeilleur raisin de la région,
ja
lousement gardé par ses habitants– ce n’était pas un produit destinéaux touristes ou à l’exportation.
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Elle n’était revenue au villageque pour dire adieu à Berta. Elleportait les mêmes vêtements qued’habitude afin d’éviter quequelqu’un ne découvre que, letemps de son court voyage à la ville,elle était devenue une femmeriche : l’étranger s’était occupé detout, avait signé les papiers requispour le transfert du métal, saconversion en fonds placés sur lecompte bancaire de Mlle Prymouvert à cet effet. Le caissier,déférent et discret comme l’exigeaitle règlement de la banque, n’avaitpu s’empêcher de lui adresser à ladérobée des regards équivoques
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mais qui l’avaient ravie ; « Cette
je
une personne est la maîtressed’un homme mûr, elle doit être biencomplaisante au lit pour lui avoi
rs
outiré autant d’argent. »Elle croisa quelques habitants.
Personne ne savait qu’elle allaitpartir et ils la saluèrent comme sirien ne s’était passé, comme siBescos n’avait jamais reçu la visitedu démon. Elle répondit elle aussi àchaque bonjour comme si ce jou
ré
tait pareil à tous les autres jours desa vie.
Elle ne savait pas à quel pointelle avait changé en raison de toutce qu’elle avait découvert sur elle-
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même, mais elle avait du tempsdevant elle pour apprendre.
Berta était assise devant samaison. Elle n’avait plus à guette
rl
a venue du Mal et ne savait à quois’occuper désormais.
— Ils vont faire une fontaine enmon honneur. C’est le prix de monsilence. Je suis contente, même si jesais qu’elle ne va pas durer trèslongtemps ni apaiser la soif de
be
aucoup de monde, puisqueBescos est condamné de toutefaçon : pas parce qu’un démon estpassé par ici, mais à cause del’époque où nous vivons.
Chantal demanda commenthttps://books.yossr.com/fr
serait la fontaine : Berta avaitdemandé qu’on l’orne d’un soleil,avec un crapaud au milieu quicracherait l’eau – le soleil, c’étaitelle, et le crapaud, c’était le curé.
— Je veux étancher votre soi
fd
e lumière et ainsi je resterai parmi
vo
us tant que la fontaine sera là.Le maire s’était plaint du coût
des travaux, mais Berta n’avait pas
vo
ulu transiger et maintenant ilfallait qu’il s’exécute : le chantie
rd
evait débuter la semaine suivante.— Et toi, ma fille, finalement tu
va
s faire ce que je t’ai suggéré. Jepeux te dire une chose sanscraindre de me tromper : la vie peut
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être courte ou longue, tout dépen
dd
e la façon dont nous la vivons.Chantal sourit, embrassa
tendrement sa vieille amie ettourna le dos à Bescos sans espritde retour. Berta avait raison : il n’
ya
vait pas de temps à perdre, mêmesi elle espérait que sa vie seraitlongue.
22 janvier 2000, 23 h 58.
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