Transcript
@Julien BENDA
LA TRAHISONDES CLERCS
Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole, Courriel : ppalpant@uqac. ca
Dans le cadre de la collection : Les classiques des sciences sociales fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web : http://classiques.uqac.ca/
Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi
Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/
Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole,
Courriel : ppalpant@uqac.ca
partir de :
LA TRAHISON DES CLERCS, de Julien BENDA (1867-1956)
Collection Les Cahiers Rouges, Editions Grasset, Paris, 2003, pages 49-333 de 334 pages.Premire dition, collection Les Cahiers Verts, Grasset, Paris, 1927.
[Ldition de 2003 contient une introduction dAndr Lwoff, pages 9-27, et un avant-propos dEtiemble, pages 29-47]
Polices de caractres utilise : Verdana, 12 et 10 points.Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11[note : un clic sur @ en tte de volume et des chapitres et en fin douvrage, permet de rejoindre la table des matires]
dition complte le 1er dcembre 2006 Chicoutimi, Qubec.
La trahison des clercs
2
T A B L E D E S M A T I R E S
Prface ldition de 1946.
Appendice des valeurs clricales
Avant-propos de la premire dition
I. Perfectionnement moderne des passions politiques. Lge du politique.
II. Signification de ce mouvement. Nature des passions politiques.
III.Les clercs. La trahison des clercs.
IV. Vue densemble. Pronostics.
Notes.
Bibliographie
@
La trahison des clercs
3
Le monde souffre du manque de foi
en une vrit transcendante.
RENOUVIER.
La trahison des clercs
4
PRFACE
ldition de 1946
@
Depuis vingt ans qua paru louvrage que je rdite
aujourdhui, la thse que jy soutenais savoir que les
hommes dont la fonction est de dfendre les valeurs ternelles
et dsintresses, comme la justice et la raison, et que jappelle
les clercs, ont trahi cette fonction au profit dintrts pratiques
mapparat, comme maintes des personnes qui me
demandent cette rimpression, navoir rien perdu de sa vrit,
bien au contraire. Toutefois lobjet au profit duquel les clercs
consommaient alors leur trahison avait t surtout la nation ;
minemment, en France, avec Barrs et Maurras. Aujourdhui
cest pour de tout autres mobiles quils sy livrent, layant mme
fait en France avec la collaboration en trahissant
expressment leur patrie. Cest cette nouvelle forme du
phnomne dont je voudrais marquer les principaux aspects.
La trahison des clercs
5
A. Les clercs trahissent leur fonction au nom de
l ordre . Signification de leur antidmocratisme.
@
Lun est leur mobilisation au nom de lordre, laquelle sest
traduite chez les clercs franais par leurs assauts, redoubls
depuis vingt ans, contre la dmocratie, celle-ci tant pose par
eux comme lemblme du dsordre. Cest leur surrection du 6
Fvrier, leur applaudissement aux fascismes mussolinien et
hitlrien en tant quincarnations de lantidmocratisme, au
franquisme espagnol pour la mme raison, leur opposition, dans
laffaire de Munich, une rsistance de leur nation aux
provocations allemandes en tant quelle et risqu dy amener
une consolidation du rgime 1 ; laveu que mieux valait la
La trahison des clercs
6
1 Lacceptation de la capitulation de Munich par crainte quune victoire de la France nament leffondrement des rgimes autoritaires est nonce formellement par cette dclaration de M. Thierry Maulnier (Combat, novembre 1938) : Une des raisons de la rpugnance trs vidente lgard de la guerre, qui sest manifeste dans les partis de droite, pourtant trs chatouilleux quant la scurit nationale et lhonneur national, et mme trs hostiles, sentimentalement, lAllemagne, est que ces partis avaient limpression quen cas de guerre, non seulement le dsastre serait immense, non seulement une dfaite ou une dvastation de la France taient possibles, mais encore, une dfaite de lAllemagne signifierait lcroulement des systmes autoritaires qui constituent le principal rempart la rvolution communiste, et peut-tre la bolchevisation immdiate de lEurope. En dautres termes, une dfaite de la France et bien t une dfaite de la France ; mais une victoire de la France et t moins une victoire de la France que la victoire de principes considrs bon droit comme menant tout droit la ruine de la France et de la civilisation elle-mme. Le mme docteur crivait en 1938, dans une prface au Troisime Reich du chef spirituel de la rvolution naziste, Mller van den Bruck : Il nous parat opportun de dire avec tranquillit que nous nous sentons plus proches et plus aisment compris dun national-socialiste allemand que dun pacifiste franais. On se demande pourquoi lauteur nose pas dire, comme cest son ide, dun dmocrate franais, dautant plus quen 1938 le pacifiste franais naspirait qu tendre la main au national-socialiste allemand.
dfaite de la France que le maintien du systme abhorr 1 ;
lespoir mal dissimul, ds le dbut de la guerre, quune victoire
hitlrienne en amnerait la destruction ; lexplosion de joie
quand elle lapporte (la divine surprise de Maurras) ; enfin
la campagne contre la dmocratie au nom de lordre, plus
vivace prsentement que jamais, encore que plus ou moins
franche, chez tout un monde dentre eux. (Voir LEpoque,
LAurore, Paroles Franaises.)
Une telle posture constitue une apostasie flagrante aux
valeurs clricales, attendu que la dmocratie consiste par ses
principes mais cest dans ses principes que la visent ses
assaillants ici en cause, et non, comme certains le content, dans
une mauvaise application 2 en une affirmation catgorique de
ces valeurs, notamment par son respect de la justice, de la
personne, de la vrit. Tout esprit libre reconnatra que lidal
politique inscrit dans la Dclaration des Droits de lHomme ou la
Dclaration amricaine de 1776 prsente minemment un idal
de clerc. Il est dailleurs indniable que la dmocratie,
prcisment par son octroi de la libert individuelle, implique un
lment de dsordre. Quand dans un Etat, dit Montesquieu,
vous ne percevez le bruit daucun conflit, vous pouvez tre sr
que la libert ny est pas. Et encore : Un gouvernement
La trahison des clercs
7
1 Voir sur ce point, en 1938-1939, les collections des journaux LInsurg, Combat, Je Suis Partout. On y lit des dclarations comme celles-ci : Une victoire de la France dmocratique marquerait un immense recul pour la civilisation ; Si la guerre ne doit pas amener en France lcroulement du rgime abject, autant capituler tout de suite ; Je ne puis souhaiter quune chose pour la France : une guerre courte et dsastreuse ; Jadmire Hitler... Cest lui qui portera devant lhistoire lhonneur davoir liquid la dmocratie . (Je Suis Partout, 28 juillet 1944.)
2 Cf. infra, p. 54.
libre, cest--dire toujours agit 1 . Au contraire, lEtat dou
d ordre , prcisment parce que tel, naccorde pas de droits
lindividu, si ce nest, au plus, celui dune certaine classe. Il
ne conoit que des hommes qui commandent et dautres qui
obissent. Son idal est dtre fort, aucunement juste. Je nai
quune ambition, proclamait le dispensateur romain de lordre
dans une devise inscrite sur tous ses difices publics : rendre
mon peuple fort, prospre, grand et libre 2. De justice, pas un
souffle. Aussi bien lordre veut-il que, contre toute justice, les
classes sociales soient fixes. Si ceux den bas peuvent passer en
haut, lEtat est vou au dsordre. Cest le dogme de
l immutabilit des classes , cher au monde maurrassien et
prch sous teinte scientifique par le docteur Alexis Carrel,
promulguant dans lHomme cet inconnu que le proltaire est
condamn son statut per ternum en raison dune sous
alimentation sculaire dont leffet est irrmdiable. Ajoutons
que lEtat dou dordre na que faire de la vrit. On ne
trouvera pas une ligne lappui de cette valeur chez aucun de
ses lgistes, ni chez de Maistre, ni chez Bonald, ni chez
Bourget, ni chez leurs hoirs de lheure prsente. Une de ses
ncessits vitales est, au contraire, de sopposer lclairement
des esprits, au dveloppement du sens critique, de forcer les
hommes penser collectivement , cest--dire ne pas
La trahison des clercs
8
1 Grandeur et dcadence des Romains, VIII.
2 Ce dernier mot doit tre clair par cet autre du mme juriste dans son article Fascisme de lEncyclopedia italiana : dans le fascisme, y lit-on, le citoyen connat la libert, mais seulement dans et par le Tout . Cest peu prs comme si lon disait au soldat quil connat la libert parce que larme dont il fait partie peut faire ce quelle veut, alors que lui na pas un geste dont il soit le matre.
penser, selon lexpression du gouvernement de Vichy, rest
modle pour maint de nos clercs. Il ne convient pas,
promulguait larchonte de Mein Kampf, de surcharger les
jeunes cerveaux dun bagage inutile. En raison de quoi
lexamen de gymnastique comptait chez lui pour cinquante pour
cent des points requis au baccalaurat et un jeune Allemand ne
pouvait passer de troisime en quatrime sil ntait capable de
nager sans arrt pendant trois quarts dheure 1. Dans le mme
esprit le ministre de lEducation nationale de Vichy, Abel
Bonnard, regrett de maint de nos hommes dordre,
prescrivait 2 quon enseignt peu de chose aux enfants et quon
tnt compte, dans les notes que leur donnaient les matres, de
leurs dispositions musculaires au moins autant que des
intellectuelles. Les penseurs dAction franaise prtendent,
eux, honorer par-dessus tout lintelligence, mais entendent
quelle reste toujours dans les limites de lordre social 3 . Au
reste, que lide dordre soit lie lide de violence, cest ce
que les hommes semblent dinstinct avoir compris. Je trouve
loquent quils aient fait des statues de la Justice, de la Libert,
de la Science, de lArt, de la Charit, de la Paix, jamais de
statue de lOrdre. De mme ont-ils peu de sympathie pour le
maintien de lordre , mot qui leur reprsente des charges de
cavalerie, des balles tires sur des gens sans dfense, des
cadavres de femmes et denfants. Tout le monde sent le
tragique de cette information : Lordre est rtabli.
La trahison des clercs
9
1 Cf. A. de Mees, Explication de lAllemagne actuelle. Marchal, p. 97.
2 Voir ses circulaires de 1942.
3 Cf. infra, p. 233.
Lordre est une valeur essentiellement pratique. Le clerc qui
la vnre trahit strictement sa fonction.
Lide dordre est lie lide de guerre, lide de misre du peuple.
Les clercs et la Socit des Nations.
LEtat dou dordre, ai-je dit, montre par l quil se veut fort,
aucunement juste. Ajoutons quil est exig par le fait de guerre.
Do il suit que ceux qui appellent un tel Etat ne cessent de
scrier que lEtat est menac. Cest ainsi que, pendant
quarante ans, LAction franaise clama : Lennemi est nos
portes ; lheure est lobissance, non aux rformes sociales ,
que lautocratisme allemand narrtait pas de brandir
lencerclement du Reich. Pour la mme raison, tous les
miliciens de lordre ont t hostiles la Socit des Nations en
tant quorganisme tendant supprimer la guerre. Leur mobile
ntait nullement le got de la guerre, la perspective de voir
tuer leurs enfants ou centupler leurs charges tant dnue pour
eux de tout attrait ; il tait de conserver toujours vivace aux
yeux du peuple le spectre de la guerre, de manire le
maintenir dans lobissance. Leur pense pouvait se formuler :
Le peuple ne p.54 craint plus Dieu, il faut quil craigne la
guerre. Sil ne craint plus rien, on ne peut plus le tenir et cest
la mort de lordre.
Plus gnralement, lpouvantail des hommes dordre est la
prtention moderne du peuple au bonheur, lespoir de la
La trahison des clercs
10
disparition de la guerre nen tant quun aspect. En quoi ils
trouvent un fort appui dans linstitution catholique en tant que,
pour des raisons thologiques, celle-ci condamne chez lhomme
lesprance dtre heureux en ce bas monde. Il est toutefois
curieux de voir que lEglise accentue vivement cette
condamnation depuis lavnement de la dmocratie ( laquelle
elle reproche en particulier dignorer le dogme du pch
originel 1). On citerait en ce sens des textes catholiques dont on
trouverait difficilement lquivalent avant cette date. On ne
saurait nier, par exemple, que lattitude de Joseph de Maistre,
proclamant que la guerre est voulue par Dieu, quen
consquence la recherche de la paix est impie, net jamais t
prise par Bossuet ou Fnelon, mais quelle est intimement lie
lapparition de la dmocratie, cest--dire la prtention des
peuples dtre heureux ; prtention qui, selon de Maistre, les
mne linsubordination 2 . Napolon disait : La misre est
lcole du bon soldat. Certains partis sociaux diraient
volontiers quelle est lcole du bon citoyen.
Lopposition de la plupart des clercs franais la Socit des
Nations est une des choses qui confondent lhistorien quand il
La trahison des clercs
11
1 Un homme dordre, M. Daniel Halvy, len fltrit violemment. Cf. La Rpublique des Comits.
2 La dmocratie est dailleurs, selon de Maistre, un chtiment de Dieu ; chtiment toutefois bienfaisant. Dieu, avec la rvolution, punit pour rgnrer . Doctrine quon a retrouve chez le marchal Ptain et ses hommes au lendemain de la dfaite. Lheure est venue de racheter nos pchs dans nos larmes et dans notre sang. (Chanoine Thellier de Poncheville, La Croix, 27 juin 1940.) Esprons que notre dfaite deviendra plus fconde quune victoire avorte . (Marcel Gabilly, envoy spcial de La Croix Vichy, 10 juillet 1940.)
songe au soutien queussent port une institution de ce genre
les Rabelais, les Montaigne, les Fnelon, les Malebranche, les
Montesquieu, les Diderot, les Voltaire, les Michelet, les Renan.
Rien ne montre mieux la cassure qui sest produite il y a
cinquante ans dans la tradition de leur corporation. Une des
principales causes en est la terreur qui sest empare de la
bourgeoisie, dont ils se sont en si grande part faits les
champions, devant les progrs de lesprit de libert.
LEtat dou dordre est, rappelons-nous, exig par la guerre.
On peut dire que, rciproquement, il lappelle. Un Etat qui ne
sait que lordre est une sorte dtat sous les armes, o la
guerre est en puissance jusquau jour quelle clate comme
ncessairement. Cest ce quon a vu avec lItalie fasciste et le
Reich hitlrien. Laffinit entre lordre et la guerre est sens
double.
Une quivoque de lantidmocrate.
Rfutation dun mot de Pguy.
@
Les clercs ici en cause protestent volontiers quils ne sen
prennent qu la dmocratie vreuse , telle quelle sest
montre plusieurs fois au cours de ce dernier demi-sicle, mais
sont acquis une dmocratie propre et honnte . Il nen est
rien, attendu que la dmocratie la plus pure constitue, par son
principe dgalit civique, la ngation formelle dune socit
hirarchise telle quils la veulent. Aussi les a-t-on vus pousser
leur charge contre la dmocratie irrprochable dun Brisson ou
La trahison des clercs
12
dun Carnot non moins que contre celle du Panama ou de
Stavisky. Dailleurs leurs grands prtres, depuis de Maistre
jusqu Maurras, nont jamais cach quils condamnaient la
dmocratie dans ses principes, quelle que ft sa conduite au
rel. A ce propos, il convient de rviser un mot qui a fait
fortune, en raison de son simplisme, selon quoi toutes les
doctrines sont belles dans leur mystique et laides dans leur
politique 1 . Jaccorde que la doctrine dmocratique, hautement
morale dans sa mystique, lest plus souvent fort peu dans sa
politique ; mais je tiens que la doctrine de lordre, qui ne lest
pas dans sa politique, ne lest pas davantage dans la mystique.
La premire est belle dans sa mystique et laide dans sa
politique ; la seconde est laide dans lune et lautre.
Lordre, valeur esthtique .
Lordre, ai-je dit, est une valeur pratique. Certains de ses
desservants protesteront vivement, dclarant quils ladoptent,
au contraire, comme valeur dsintresse, au nom de
lesthtique. Et, en effet, lEtat dou dordre, dont la monarchie
absolue est le modle, leur apparat comme une cathdrale,
dont toutes les parties se subordonnent entre elles jusqu un
thme suprme qui les gouverne toutes. Cette conception
implique chez ses adeptes lacceptation que des milliers
dhumains croupissent ternellement dans lergastule pour que
lensemble offre ces raffins une vue qui flatte leurs sens. Elle
La trahison des clercs
13
1 Pguy, Notre Jeunesse.
prouve une fois de plus combien le sentiment esthtique, ou la
prtention quon en a, peut divorcer, comme il sen vante
volontiers, davec tout sens moral 1 . La dmocratie repose
dailleurs sur une ide fort propre intresser une sensibilit
esthtique : lide dquilibre, mais qui, infiniment plus
complexe que lide dordre, ne saurait mouvoir quune
humanit incomparablement plus volue 2.
Une quivoque sur lide dordre.
Lide dordre est couramment lobjet dune quivoque dont
usent, non pas seulement ceux qui lexploitent, mais que
paraissent admettre dhonntes esprits en toute bonne foi. Lun
de ceux-ci 3 nous parle de lordre, ide nous lgue, dit-il, par
les Grecs, et ajoute, non sans quelque justesse, que lordre est
une rgle alors que la justice est une passion. Rappelons que
La trahison des clercs
14
1 La France abrutie par la morale , tel tait le titre dun article de M. Thierry Maulnier publi au lendemain de Munich contre ceux des Franais qui dploraient ltranglement de la Tchcoslovaquie au nom de la justice. Toutefois lauteur toisait la morale, non du haut de lesthtique, mais de lesprit pratique.
2 Sur ce point, cf. infra, p. 246.Que la dmocratie repose essentiellement sur lide dquilibre, cest ce que met en valeur lexcellente brochure de sir Ernest Barker, lminent professeur de lUniversit de Cambridge : Le Systme parlementaire anglais. Lauteur montre que le systme reprsentatif comporte quatre grandes pices : corps lectoral, des partis politiques, un parlement, un ministre ; que son bon fonctionnement consiste dans lquilibre entre ces quatre pouvoirs ; que si lun deux se met tirer soi au dtriment des autres, le systme est fauss. On voit combien le mcanisme de la dmocratie est autrement complexe et suppose donc dvolution humaine que ces rgimes dont toute lessence est que quelquun commande et les autres obissent.
3 Andr Siegfried, Revue des Deux Mondes, septembre 1941.
lide dordre, telle que lont conue les fils dHomre, est lide
de lharmonie de lunivers, surtout de lunivers inanim, lide
de cosmos, de monde, ce mot signifiant lordonn par opposition
limmonde. Le rle suprme de la divinit et son honneur,
chez les philosophes hellniques, tait, non pas davoir cr
lunivers, mais dy avoir introduit de lordre, cest--dire de
lintelligibilit. Or il ny a aucun rapport entre cette
contemplation sereine et tout intellectuelle, qui, en effet,
soppose la passion, et ltat tout de passion par lequel
certaines classes suprieures entendent maintenir, ft-ce par
les moyens les moins harmonieux, leur mainmise sur les
infrieures ; passion quelles nomment le sens de lordre. Je
crois que lhistorien ici en cause pensera comme nous que
lauteur du Time et peu reconnu son ide de lordre dans les
actes les teneurs blanches par lesquels certaines castes,
au lendemain de revendications populaires qui les ont fait
trembler, rtablissent lordre .
Le prtexte du communisme.
Lassaut des amis de lordre contre la dmocratie se donne
journellement comme agissant pour empcher le triomphe du
communisme, qui sonnerait le glas, selon eux, de la
civilisation 1 . Ce nest l le plus souvent quun prtexte,
notamment lors de leur adhsion linsurrection du gnral
Franco contre la Rpublique espagnole, vu que les Cortes de
La trahison des clercs
15
1 Voir note 1, la dclaration de M. Thierry Maulnier.
celle-ci ne comprenaient quune poigne de communistes, dont
pas un ne faisait partie du gouvernement ; que cette
Rpublique nentretenait mme point de relations diplomatiques
avec lEtat sovitique. On peut dailleurs soutenir que la
dmocratie, comme la dit un matre de nos hommes dordre,
est, par la force des choses, lantichambre du
communisme 1 . Mais ceux-ci trouvent la dmocratie trs
suffisamment hassable si elle se limite elle-mme et nont
pas attendu cette menace dextension pour sefforcer depuis
cent cinquante ans de lassassiner. Au surplus, il est plaisant de
les voir maudire le communisme au nom de lordre. Comme si
une victoire telle que celle que vient de remporter lEtat
sovitique dans la dernire guerre ne supposait pas de lordre !
Mais ce nest pas celui-l quils veulent.
Une quivoque sur lgalitarisme dmocratique.
@
Les aptres de lordre tiennent couramment que cest eux qui
incarnent la raison, voire lesprit scientifique, parce que cest eux
qui respectent les diffrences relles qui existent entre les
hommes ; ralit que la dmocratie viole cyniquement avec son
romantique galitarisme. Il y a l de lgalitarisme dmocratique
une conception entirement fausse, que les ennemis de ce
rgime savent fausse et utilisent comme engin de guerre, mais
dont il faut bien dire que de nombreux dmocrates ladoptent en
La trahison des clercs
16
1 Pierre Laval, dans une interview donne un journaliste amricain, fvrier 1942.
toute bonne foi et se trouvent ainsi sans rplique en face des
foudres de ladversaire. Elle consiste ignorer que la dmocratie
ne veut lgalit des citoyens que devant la loi et laccessibilit
aux fonctions publiques ; que, pour le reste, sa position est
dfinie par ce mot du philosophe anglais Grant Allen : Tous les
hommes naissent libres et ingaux, le but du socialisme tant
de maintenir cette ingalit naturelle et den tirer le meilleur
parti possible , ou cet autre du dmocrate franais Louis Blanc,
dclarant que lgalit vritable cest la proportionnalit et
quelle consiste pour tous les hommes dans lgal
dveloppement de leurs facults ingales . Mots qui drivent
tous deux de cette pense de Voltaire : Nous sommes tous
galement hommes, mais non membres gaux de la socit 1.
Il est dailleurs certain que la dmocratie na pas trouv mais
est-ce possible ? de critrium permettant de dterminer
lavance ceux qui, en raison de cette ingalit naturelle, ont droit
dans la cit les lites un rang suprieur. Toujours est-il
quelle admet cette ingalit, lui fait droit, non seulement en fait
mais en principe, alors que les doctrinaires de lordre lui
substituent une ingalit artificielle, fonde sur la naissance ou
La trahison des clercs
17
1 Penses sur ladministration.
la fortune, et se montrent en cela de parfaits violateurs de la
justice et de la raison 1.
La religion de lHistoire.
Les pigones de lordre fond sur la naissance soutiennent
encore quils dfendent la raison, vu que cet ordre a pour lui
lhistoire . Ce qui prononce que la raison est dtermine par le
fait. Par le fait, toutefois, qui a pour lui lanciennet, car le fait
dnu de ce cachet, la Rvolution franaise et plus encore la
russe ne sont point selon cette cole (aussi pour dautres
causes) conformes la raison. On ne remarque pas assez que
cette position, bien que ses tenants sen dfendent vivement et
se proclament de purs positivistes , implique un lment
religieux, en ce sens quelle confre une valeur suprieure dans
lordre social ce qui se serait fait lorigine du monde, par la
nature des choses , ide fort peu distincte de la volont de
Dieu , cependant quelle na que mpris pour ce qui est cration
de la volont de lhomme. Au fond, elle entend, avec un des
grands prtres de lordre tel quelle le veut, mais sous dautres
La trahison des clercs
18
1 Je dis les doctrinaires de lordre ; car, en fait, les rgimes les plus expressment fonds sur lordre ont confi certains des plus hauts postes de lEtat des gens sans naissance et sans fortune (voir la colre de Saint-Simon). Toutefois, mesure que ces rgimes se sentent menacs, ils se font plus intraitables sur la question de lhrdit : lexigence de trois quartiers de noblesse pour les lves-officiers, abolie au XVIIe sicle, est rtablie sous Louis XVI et renforce sous Louis XVIII. On a souvent le sentiment que la thorie de lordre selon de Maistre et Maurras en remontrerait Louis XIV. Chose fort naturelle, vu le progrs de ladversaire. (Sur ces points, voir notre tude : La question de llite , Prcision, p. 192, Gallimard, 1937.)
vocables, substituer la Dclaration des Droits de lHomme une
Dclaration des Droits de Dieu 1.
Quand Sieys scriait la Constituante : On nous dit que,
par la conqute, la noblesse de naissance a pass du ct des
conqurants. Eh bien, il faut la faire passer de lautre ct : le
Tiers deviendra noble en devenant conqurant son tour , il
oubliait que cette conqute qui se ferait sous nos yeux, et non,
comme lautre, dans la nuit des temps, tait au regard de la
plupart de ses concitoyens, y compris le Tiers, dnue de
prestige. Voir le peu de considration de la plupart des hommes,
en cela tous religieux, pour la noblesse dEmpire.
Que le dmocrate ignore la vraie nature de ses principes.
Effets de cette ignorance.
Coups quil pourrait porter ladversaire.
La religion de la nature et de lhistoire est couramment jete
la face du dmocrate par son adversaire sous cette forme :
Vos principes, lui lance-t-il, sont condamns davance, vu quils
nont pas pour eux la nature, lhistoire, lexprience. Nous
constatons ici, dans la raction quadopte gnralement laccus,
une de ses grandes faiblesses : savoir que, faute de connatre
la vraie nature de ses principes, il se laisse entraner sur un
terrain tranger o il est battu davance, alors que sil restait
sur le sien, non seulement il y serait invincible, mais pourrait
mettre ladversaire en trs fcheuse posture. Que fait le
La trahison des clercs
19
1 Bonald, Discours prliminaire la lgislation primitive.
dmocrate sous linculpation que ses principes ne sont pas
conformes la nature et lhistoire ? Il se met en devoir de
prouver quils le sont. Sur quoi il essuie la droute, attendu
quils ne le sont pas et quon na jamais vu dans la nature ou
dans lhistoire le respect du droit des faibles ou leffacement de
lintrt devant la justice. Que devrait-il rpondre ? Que ses
principes sont des commandements de la conscience qui, loin
dobir la nature, prtendent au contraire la changer et
lintgrer eux ; uvre quils ont commenc daccomplir la
notion de Droits de lHomme est aujourdhui congnitale toute
une part du genre humain et entendent bien poursuivre. Mais
sachons le voir ; si le dmocrate sacharne prouver que ses
principes sont adquats la nature et lhistoire, cest que de
celles-ci il conserve le respect et reste acquis au systme de
valeurs quil prtend combattre.
Le dmocrate, ai-je dit, peut, sil est fidle son essence,
mettre fort mal en point ladversaire. Celui-ci, en effet, a pour
loi le mpris de toute injonction morale. Mais il nen saurait
convenir sous peine dune trs dangereuse impopularit. Faire
clater cette loi aux yeux des foules va donc grandement le
gner. Or, cest facile. Prenons cette dclaration, qui est comme
sa charte 1 : Quest-ce quune Constitution ? Nest-ce pas la
solution du problme suivant : tant donn la population, les
murs, la religion, la situation gographique, les relations
politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualits
dune certaine nation, trouver des lois qui lui conviennent ?
La trahison des clercs
20
1 De Maistre, Considrations sur la France, chap. VII.
On voit que, dans ce programme, il ny a pas un mot pour la
justice ni aucun diktat de la conscience. Mettez en relief ce trait du
dogme et vous en dtournez tout un monde, notamment les
chrtiens sincres qui staient enrls sous ses aigles. Je dis
les chrtiens sincres, car dautres saccommodaient fort bien,
et nont apparemment point chang, dune doctrine qui
dclarait ouvertement, non sans fiert, quelle se moquait de
toute morale. Je ne pense pas seulement ici aux troupes
chrtiennes dAction franaise, mais ce clerg doutre-Rhin
prostern pendant douze ans devant le messie de la Force,
son homologue espagnol tabli dans la mme posture, ces
membres du Sacr Collge qui, lors de laffaire thiopienne,
poussrent, dans une sance clbre, en lhonneur de lAttila
romain des hourras queussent envis les colonels de
bersaglieri.
On peut montrer par maint exemple limpossibilit o se
trouvent aujourdhui les aptres de lordre, sous peine dun
ostracisme qui leur serait fatal, dnoncer certains articles
organiques de leur bible. Il ny a pas cent ans, un de leurs
anctres dclarait la barre du Parlement franais : Il faut
rendre toute-puissante linfluence du clerg sur lcole parce
que cest lui qui propage la bonne philosophie, celle qui dit
lhomme quil est ici-bas pour souffrir 1 . Et encore :
Laisance nest pas bonne pour tout le monde 2. Un autre
voulait que les faits civiques se distribuassent suivant les
La trahison des clercs
21
1 Thiers dfendant la loi Falloux (1851).
2 Cit par Seignobos, Histoire de la Rvolution de 1848, p. 150.
ingalits quil plat la Providence dtablir parmi les
hommes 1 , que le droit de suffrage ne ft accord qu ceux
des Franais dont ltat de possdants fait des citoyens . Tout
le monde reconnatra quil nest pas un dentre eux qui oserait
aujourdhui formuler publiquement de telles doctrines, encore
quelles demeurent consubstantielles 2 . Plus rcemment, lors
des fameuses grves sur le tas , le chef du gouvernement,
Lon Blum, se tournant de la tribune de la Chambre vers les
hommes de la droite et leur intimant : Sil est un de vous qui
trouve que je devais faire tirer sur les ouvriers, quil se lve ,
pas un ne se leva. Or ils le pensaient tous, car ainsi le voulait
l ordre . Cette ncessit o se voit aujourdhui le courtier de
la Force de museler en public ses volonts les plus viscrales
est le signe dune grande victoire verbale, mais toutes
commencent ainsi pour lide de justice. On aimerait que les
fidles de cette ide sen rendissent compte.
La dmocratie et lart.
@
Autre exemple de linhabilet du dmocrate se dfendre et
du dommage qui lui en choit. Ladversaire lui assne, pour le
confondre, que ses principes ne servent pas lart . Sur quoi il
semploie dmontrer quils le servent et mord nouveau la
La trahison des clercs
22
1 Guizot, Du Gouvernement de la France sous la Restauration.
2 Toutefois, encore en 1910, maints des leurs acclamaient le pape Pie X condamnant les dmocrates chrtiens du Sillon parce quils oubliaient que lessence de lEglise est de magnifier ceux qui remplissent ici-bas leur devoir dans lhumilit et la patience chrtienne . Cest exactement le thme du dfenseur de la loi Falloux.
poussire, attendu quils ne le servent pas (ce qui ne veut pas
dire quils le desservent). Ses arguments sont dune insigne
faiblesse 1 . On ne prouve rien en faisant sonner que de grands
artistes ont paru sous la dmocratie, la question tant de savoir
si leurs chefs-duvre ont t des effets ncessaires de ce
rgime (resterait dailleurs prouver que ceux de Racine ou de
Molire le furent de la monarchie). On ne convainc pas
davantage en brandissant que la dmocratie permet la libert
des uvres , leur libert tant fort compatible avec leur nullit.
La vraie rponse est que, si les principes dmocratiques ne
servent point lart, ils visent dvelopper dautres valeurs,
morales et intellectuelles, au moins aussi leves. Mais ici nous
touchons un point qui montre combien les hommes, et quon
croirait le plus volus, sont encore dans lenfance. Il semble
quils aient encore beaucoup faire pour comprendre quun
systme dont les idaux sont la justice et la raison a assez de
grandeur par lui-mme sans quil faille encore lui adjoindre la
beaut. On peut mme se demander si la plupart ne trouvent
pas moins blessant dtre traits de menteurs, de faussaires, de
voleurs, que d insensibles lart , cette adresse leur signifiant
la pire des injures. Telle est du moins la hirarchie de valeurs
adopte par maints clercs franais, qui rclamrent nagure
La trahison des clercs
23
1 Ils taient notamment soutenus par Jaurs. Il y a l un trait commun toutes les doctrines dmocratique, monarchique, socialiste, communiste en tant quelles sadressent des foules : prtendre avoir toutes les vertus et ne point admettre que, si elles ont celle-ci, elles nont pas celle-l. Je cherche celle qui dclare : Ici notre thse a un point faible. (Je la cherche aussi dans lordre philosophique, du moins pour lge moderne.) On massure quun tel aveu loignerait toute une clientle, laquelle ignore la distinction des ides et veut en effet tous les avantages, fussent-ils les plus contradictoires. Cest donc l une attitude purement pratique, pour quoi le clerc na que du mpris, du moins chez ceux qui se disent relever de lesprit.
limpunit de tratres avrs 1 parce quils avaient du talent .
Trait que lhistorien de la France byzantine semble avoir oubli.
Une quivoque sur la civilisation .
Dans le mme sens le dmocrate se voit signifier par
ladversaire que ses principes, ne servant pas lart,
desservent la civilisation . L encore, il ne sait pas rpondre.
Il y a deux sortes de civilisation fort distinctes : dune part, la
civilisation artistique et intellectuelle (ces deux attributs ne sont
mme pas toujours conjoints) ; dautre part, la civilisation
morale et politique. La premire se traduit par une floraison
duvres dart et douvrages de lesprit ; la seconde par une
lgislation qui ordonne des rapports moraux entre les hommes.
La premire, surtout en tant quartistique, aurait assez bien
pour symbole historique lItalie ; la seconde, le monde anglo-
saxon. Ces deux civilisations peuvent dailleurs coexister,
comme le prouve lexistence chez les Anglais dune admirable
posie, de clbres monuments architecturaux, dun illustre art
pictural. Elles peuvent aussi nettement sexclure ; cest ainsi
que lItalie de la Renaissance semble navoir connu aucune
moralit et que, pendant que Michel-Ange y modelait ses chefs-
duvre, Csar Borgia perait de flches un homme li un
La trahison des clercs
24
1 Braud, Brasillach.
arbre pour amuser les dames de sa Cour 1. On p.67 aimerait que
certains systmes, auxquels on reproche de ne point servir la
civilisation , ne fussent point dupes de lquivoque, mais
rpondissent que, sil est peut-tre vrai quils ne relvent point
de la civilisation artistique, ils reprsentent hautement la
civilisation morale, dont la valeur lui est peut-tre au moins
gale. Je pense notamment au peuple amricain, dont jai
souvent t frapp de voir combien, lorsquon laccuse de
manquer de civilisation artistique, il courbe volontiers la tte, au
lieu de riposter quil connat en revanche la civilisation politique
et peut-tre plus perfectionne que tel peuple dEurope qui
prtend le toiser du haut de son volution .
Autres adhsions du clerc la suppression de la personne.
Je marquerai encore trois attitudes par lesquelles tant de
clercs modernes trahissent leur fonction, si lon admet que celle-
ci est de porter au sommet des valeurs la libert de la personne,
la libert tant tenue (Kant) pour la condition sine qua non de la
personne, ou encore (Renouvier) pour une catgorie de la
conscience, le mot conscience devenant lquivalent du mot
personne .
Ces attitudes sont :
La trahison des clercs
25
1 Sur la barbarie des murs en Italie au temps de Raphal, voir Taine, Voyage en Italie, t. I, p. 205 et suivantes. Un autre exemple serait la Chine, si admirable du point de vue artistique, encore si arrire du point de vue moral.
1 Leur exaltation de ce quon a appel lEtat monolithe ,
cest--dire tenu pour une ralit indivise lEtat totalitaire 1
o, par dfinition, la notion de personne et a fortiori de droits
de la personne disparat, lEtat dont lme est cette maxime
quon pouvait lire sur tous les tablissements nazistes : Du bist
nichts, dein Volk ist alles, et leur mpris pour lEtat conu
comme un ensemble de personnes distinctes, revtues dun
caractre sacr en tant que personnes. Cette position,
quembrassrent en ces derniers vingt ans maints clercs
franais quand ils clamaient leur adhsion aux fascismes
hitlrien et mussolinien et laquelle la plupart dentre eux
demeurent acquis, est particulirement curieuse dans un pays
o, mme au temps de la monarchie de droit divin, on ne lavait
jamais vue. Bossuet, tout en exigeant du sujet une obissance
aveugle, na jamais formul quen tant quindividu il nexistait
pas. Un historien a pu dire 2 que le gouvernement de Louis XIV
ressemblait plus celui des Etats-Unis qu une monarchie
orientale. Jean-Jacques Rousseau, quoi que prtendent tels de
La trahison des clercs
26
1 On peut encore lappeler totalitaire (le mot est loin dtre univoque) en ce quil exige que la totalit de lhomme lui appartienne, alors que ltat dmocratique admet que le citoyen, une fois quil a satisfait aux obligations de limpt et du sang, connaisse la libre disposition dune grande partie de lui-mme ds quil nuse pas de cette libert pour le dtruire : ducation de ses enfants, choix de son culte religieux, droit dadhrer des groupes philosophiques, voire politiques, non conformistes. Cette libert laisse lindividu est dailleurs un grand lment de faiblesse pour ltat dmocratique ; mais celui-ci, encore une fois, na pour idal dtre fort. Les systmes totalitaires ne sont dailleurs pas nouveaux. A Sparte, dit Plutarque, on ne laissait personne la libert de vivre son gr ; la ville tait comme un camp o lon menait le genre de vie impos par la loi. (Vie de Lycurgue.) Chose naturelle dans un tat o les citoyens taient, dit Aristote (Politique, II, 7), comme une arme permanente en pays conquis . Lexemple de Sparte montre une fois de plus combien lide dordre est lie lide de guerre.
2 M. Fernand Grenard, Grandeur et Dcadence de lAsie, chap. II.
ses adversaires, ne prche nullement lEtat-Moloch ; la
volont gnrale quil exalte dans le Contrat social, est une
somme de volonts individuelles ; en quoi il a t violemment
malmen par Hegel, aptre type de lEtat totalitaire. Les
doctrinaires dAction franaise eux-mmes ont toujours protest
de leur respect des droits de lindividu ; dailleurs par pure
manuvre, leur matre proclam tant Auguste Comte, pour
qui le citoyen na que des devoirs et point de droits. Les vrais
thoriciens en France de lEtat ngateur de lindividu les vrais
pres des clercs tratres en ce pays sont Bonald (blm par
Maine de Biran) et lauteur du Catchisme positiviste 1 . Il est
dailleurs certain que de supprimer les droits de lindividu rend
un Etat beaucoup plus fort. Reste toujours savoir si la fonction
du clerc est de rendre les Etats forts.
2 Leur exaltation de la famille en tant, elle aussi,
quorganisme global et, comme tel, ngateur de lindividu.
Patrie, famille, travail , clamaient les rformateurs de Vichy,
dont le dogme nest pas mort avec leur scession. Le plus
curieux est que ces docteurs prsentaient lesprit de famille
comme comportant implicitement lacceptation des sacrifices
voulus par la nation en contraste avec lgosme de lindividu.
Comme sil nexistait pas un gosme de la famille, strictement
oppos lintrt de la nation lhomme qui fraude lEtat pour
ne pas corner le patrimoine des siens ou fait embusquer ses
enfants pour les soustraire la mort, ne fait-il pas preuve au
La trahison des clercs
27
1 La position de Durkheim, si elle conoit ltat comme un tre spcifique, avec ses fonctions propres, distinctes de celles de lindividu, nannihile aucunement pour cela lexistence de celui-ci et de ses convenances. Voir notamment sa Division du travail social, introduction.
plus haut point du sentiment de famille ? gosme infiniment
mieux arm que celui de lindividu, vu quil est sanctifi par
lopinion alors que lautre est infamant. Au reste, les vrais
hommes dordre lont compris. Le nazisme voulait que lenfant
lui appartnt, non la famille. Nous prenons lenfant au
berceau , dclarait un de ses chefs qui ajoutait, toujours en
homme dordre : Et nous ne lchons lhomme quau
cercueil 1.
3 Leur sympathie pour le corporatisme, tel quavait tent de
ltablir le gouvernement Ptain sur le modle de lItalie fasciste
et du Reich hitlrien, et qui, soumettant le travailleur au rgne
unique des traditions et des coutumes, cest--dire de
lhabitude, tend ruiner en lui tout exercice de la libert et de
la raison. Do pour lEtat un surcrot de force, dont on se
demande toujours sil doit constituer lidal du clerc. Peut-tre
nos hommes dordre goteront-ils de savoir quun de leurs
grands anctres voulait que le suffrage politique nappartnt
quaux corporations, quil ft refus lindividu, toujours
mauvais, au profit de la corporation, toujours bonne 2 . Encore
une thse quils noseraient plus profrer aujourdhui, encore
quelle continue de faire partie de leurs moelles.
La trahison des clercs
28
1 Docteur Ley, cit par E. Morin, Lan zro de lAllemagne, p. 64. Lide que le sentiment de famille est la cellule du sentiment national a eu pour grand thoricien Paul Bourget. On trouvera une rfutation de la thse dans Ribot, Psychologie des Sentiments, 2e partie, chap. VIII.
2 Bonald, loc. cit. Sur tous ces points, voir notre tude : Du corporatisme , propos du livre Demain la France par MM. Robert Francis, Thierry Maulnier, Jean Maxence, dans Prcision, 1937, pp. 171 sqq. Et aussi notre ouvrage : La Grande Epreuve des dmocraties, pp. 37 sqq. Le Sagittaire, 1945.
Les clercs et la guerre thiopienne.
@
Dans le mme mpris de lindividu, on a vu des clercs, il y a
dix ans, applaudir lcrasement dun peuple faible par un plus
fort parce que celui-ci, disaient-ils, signifiait la civilisation et
que, ds lors, cet crasement tait dans lordre. (Voir le
manifeste des intellectuels franais lors de la guerre
thiopienne ; aussi les articles de M. Thierry Maulnier.) Tout le
monde admet que les peuples nantis de quelque supriorit
morale ou intellectuelle semploient la faire pntrer chez
ceux qui en sont dnus ; cest tout le rle des missionnaires.
Mais nos clercs entendaient que le favoris prt possession du
disgraci, le rduist en esclavage, comme fait lhomme pour un
animal dont il veut quil le serve, sans aucunement souhaiter
quil lui portt sa civilisation, peut-tre mme au contraire
(ainsi lhitlrisme voulait faire de la France son esclave, non la
germaniser). Il tait particulirement curieux de voir des
Franais souscrire ce droit des nations suprieures , alors
que cest au nom de ce thme quen 1870, par entranement
pour 1940, une nation voisine a violent la leur. L encore, la
classe qui devait par excellence opposer au lac et sa
prosternation devant la force le respect des valeurs clricales a
trahi son devoir ; la papaut a reconnu le roi dItalie comme
empereur dEthiopie.
La trahison des clercs
29
Une des thses de ces clercs 1 tait que les petits doivent
tre la proie des grands, que telle est la loi du monde, que ceux
qui les invitent sy opposer sont les vrais perturbateurs de la
paix. Si vous nexistiez pas, lanaient-ils plus ou moins
nettement au tribunal genevois, la puissante Italie et
tranquillement absorb la faible Ethiopie et le monde ne serait
pas en feu. Ils eussent pu ajouter que si, dans la nation, nous
laissions les requins manger paisiblement le fretin et fermions
les prtoires auxquels celui-ci demande justice, nous naurions
pas daffaires Bontoux ou Stavisky et serions beaucoup plus
tranquilles. Au surplus, ces moralistes doivent penser que les
vrais responsables de la guerre de 1914 sont les Allis, qui ne
surent pas persuader la Serbie que son devoir tait de se laisser
dvorer par lAutriche.
Une chose plus grave est que lcrasement du faible par le
fort rencontrait alors, sinon lapprobation, du moins lindulgence
de certains hommes non systmatiquement hostiles la Socit
des Nations cest--dire au principe dune justice
internationale 2. Leurs thses, toujours plus ou moins franches,
taient que, puisque cet organisme avait trouv le moyen
deux reprises, lors des affaires de Mandchourie et du conflit
italo-turc, de manquer aux mesures quimpliquait son statut, on
ne voyait pourquoi il ne le trouverait pas une nouvelle fois. Ou
encore quils admettaient lapplication du Covenant avec ses
risques de guerre, mais non pour des marchands
La trahison des clercs
30
1 Voir LAction franaise de lpoque, notamment les articles de J. Bainville.
2 Voir Le Temps, Le Figaro de lpoque, notamment sous la plume de M. Wladimir dOrmesson.
desclaves 1 comme si la vrit ntait pas que ces marchands
desclaves tel jadis un petit capitaine juif ne nous
intressaient nullement par eux-mmes, mais pour la cause
quils incarnaient ; comme si la justice ne voulait pas que, dans
lEtat, la police protget tous les citoyens, voire ceux qui
personnellement ne valent pas cher. Ou encore quil leur
semblait peu juste quon interdt un jeune Etat les actes de
proie qui ont engraiss ses devanciers ; comme si leur vu ne
devait pas tre la disparition de ces murs de la jungle qui
furent jusqu ce jour celles de la vie internationale. Mais quoi
de plus loquent que cette mconnaissance de la justice chez
des hommes qui, de bonne foi, ne font point profession de la
bafouer ?
Le clerc et le pacifisme.
Jai parl de la thse brandie par les antisanctionnistes lors
de laffaire thiopienne (reprise par eux lors de Munich), qui
consistait fltrir les partisans dune action contre la nation de
proie parce que cette attitude impliquait lacceptation de lide
de la guerre. Cette thse na pas t adopte seulement par les
hommes rsolus ne pas inquiter les fascismes (dailleurs
hypocritement, vu quils eussent fort bien admis, voire acclam,
La trahison des clercs
31
1 Nous avons revu le mme mouvement au lendemain de la capitulation de Munich : Ah ! scriaient firement maints Franais, nous navons pas t aussi btes quen 1914 ; nous navons pas t nous battre pour des sauvages, lautre bout de lEurope ! Ce ralisme ntait pas seulement brandi par les Joseph Prudhomme dalors, mais par des hommes dits de lesprit. On en a vu les effets.
une politique risquant damener une guerre avec lEtat
sovitique), mais par dautres profondment hostiles ces
rgimes et sincrement acquis lide de justice, notamment
de nombreux chrtiens. Cest la thse qui veut que lhomme
moral le clerc tienne pour valeur suprme la paix et
condamne par essence tout usage de la force. Nous la rejetons
de tous points et estimons que le clerc est parfaitement dans
son rle en admettant lemploi de la force, voire en lappelant,
ds quelle nagit quau service de la justice, condition quil
noublie pas quelle nest quune ncessit temporaire et jamais
une valeur en soi. Cette conception du clerc a t
admirablement exprime par un haut dignitaire de lEglise,
larchevque de Cantorbry, auquel on reprochait, lors de
laffaire thiopienne, qutant donn son ministre il voult des
sanctions menaantes pour la paix et qui rpondait : Mon
idal nest pas la paix, il est la justice. En quoi il ne faisait que
reprendre le mot de son divin Matre : Je napporte pas la
paix, mais la guerre (la guerre au mchant) 1. Rappelons que,
dans le mme sens, les rdacteurs dun journal chrtien 2
dclarrent, lors de la mme crise et aussi lors de Munich, que,
sils entendaient sopposer linjustice quelles que soient les
consquences de leur geste, ctait prcisment parce que
La trahison des clercs
32
1 Matthieu, X, 34 ; Luc, XII, 10. Citons ce mot dun grand chrtien : Il faut toujours rendre justice avant que dexercer la charit. (Malebranche, Morale, II, 7.)
2 LAube. Un des rdacteurs actuels de ce journal, M. Maurice Schumann, a, depuis son retour dans sa patrie, nettement fait passer, en ce qui regarde le chtiment des mchants, la charit devant la justice, malgr ce que ses discours de Londres montrrent pendant quatre ans de totale dvotion cette dernire valeur. Le cur a ses raisons que la raison ne connat pas. Le cur, et aussi les considrations politiques.
chrtiens. Maints de leurs coreligionnaires oublient que la
thologie chrtienne confre au prince juste le droit de glaive et
que certains anges, non les moins purs, portent un fer 1.
La thse de la paix au-dessus de tout est chez de nombreux
clercs une position purement sentimentale, exempte de tout
argument 2. Ce qui est encore une faon de trahir leur fonction,
celle-ci tant de demander leurs convictions leur raison, non
leur cur (voir infra, p. 108).
Le clerc et lide dorganisation.
@
Je marquerai enfin dans le mme ordre une ide dont on
peut dire quelle est honore, du moins implicitement, par tous
les clercs de lheure prsente, lesquels montrent ainsi maint
dentre eux, cest le plus grave, sans sen douter leur trahison
leur fonction ; je veux parler de lide dorganisation. Cette
ide est porte au sommet des valeurs par les docteurs
fascistes, communistes, monarchistes comme par les
La trahison des clercs
33
1 Dautres chrtiens paraissent croire que leur devoir suprme est de sauver la communaut franaise, ft-ce au prix de concessions au communisme, dont ils nignorent pas lathisme fondamental. (Cf. Jacques Madaule, Les Chrtiens dans la Cit). Nous pensons que le devoir du chrtien est dhonorer les valeurs ternelles propres au christianisme, aucunement de sauver ce bien purement pratique et contingent qui sappelle sa nation.
2 Parfois elle en donne, mais misrables. Par exemple (Alain) : La guerre narrange rien. Comme si elle navait pas empch deux fois la France dtre lesclave de lAllemagne. Je nglige les amateurs de jeux de mots qui rpliqueront quelle lest maintenant des Anglo-Saxons.Un saisissant exemple darguments enfantins en faveur de la paix tout prix est donn par Andr Gide (Journal, p. 1321 sqq.). On en trouvera lexamen dans notre France byzantine, p. 270. Voir aussi (p. 253) le sentimentalisme de P. Valry sur le mme sujet.
dmocrates, ceux-ci, l encore, tant battus davance lorsquils
prtendent la soutenir au nom de leurs principes, vu que leurs
principes en sont la ngation. Elle est, en effet, fonde sur la
suppression de la libert individuelle, comme la nettement
articul son inventeur1 dclarant (ce qui me semble indniable)
que la libert est une valeur toute ngative avec laquelle on ne
construit rien, ou encore un de ses grands adeptes, par une
franchise quon ne trouve pas chez tous ses confrres, quand il
crit : Le dogme de la libert individuelle ne psera pas un
ftu le jour o nous organiserons vraiment lEtat 2 . Lide
dorganisation a pour objet de faire produire le maximum du
rendement dont il est capable, en supprimant les dissipations
dnergie dues aux liberts personnelles, lensemble qui sy
infode : la totalit de sa national efficiency si cet ensemble
est un Etat, de sa productivit matrielle sil est la plante. Elle
est une valeur essentiellement pratique, rigoureusement le
contraire dune valeur clricale. Totalement inconnue de
lAntiquit, du moins en tant que dogme, elle est une des
trouvailles les plus barbares de lge moderne. Le fait quelle
soit adopte par les clercs qui se croient le plus fidles leur
fonction montre quel point leur caste a perdu toute
conscience de sa raison dtre.
La trahison des clercs
34
1 Auguste Comte (Producteur, 1825). Sur la dmocratie et lide dorganisation, voir notre ouvrage : La Grande Epreuve des dmocraties, pp. 185 sqq.
2 Mein Kampf, p. 91, trad. franaise.
B. Au nom dune communion avec lvolution du
monde. Le matrialisme dialectique. La religion du
dynamisme .
@
Une autre trahison des clercs est, depuis une vingtaine
dannes, la position de maint dentre eux lgard des
changements successifs du monde, singulirement de ses
changements conomiques. Elle consiste refuser de
considrer ces changements avec la raison, cest--dire dun
point de vue extrieur eux, et de leur chercher une loi daprs
les principes rationnels, mais vouloir concider avec le monde
lui-mme en tant que, hors de tout point de vue de lesprit sur
lui, il procde sa transformation son devenir par
leffet de la conscience irrationnelle, adapte ou contradictoire
et par l profondment juste, quil prend de ses besoins. Cest
la thse du matrialisme dialectique. Elle est expose, entre
autres, par M. Henri Lefvre dans un article de la Nouvelle
Revue Franaise doctobre 1933 : Quest-ce que la
dialectique ? et par une importante tude dAbel Rey dans le
tome 1 de lEncyclopdie Franaise 1.
La trahison des clercs
35
1 Rcemment par un article de M. Ren Maublanc (Les Etoiles, 13 aot 1946).
Cette position nest aucunement, comme elle le prtend, une
nouvelle forme de la raison, le rationalisme moderne 1 ; elle
est la ngation de la raison, attendu que la raison consiste
prcisment, non pas sidentifier aux choses, mais prendre,
en termes rationnels, des vues sur elles. Elle est une position
mystique. On remarquera dailleurs quelle est exactement,
encore que maint de ses adeptes sen dfende, celle de
lEvolution cratrice, voulant que, pour comprendre lvolution
des formes biologiques, on rompe avec les vues quen prend
lintelligence, mais quon sunisse cette volution elle-mme
en tant que pure pousse vitale , pure activit cratrice,
lexclusion de tout tat rflexif qui en altrerait la puret. On
pourrait dire encore que, par sa volont de concider avec
lvolution du monde expressment avec son volution
conomique en tant que pur dynamisme instinctif, la mthode
est un principe, non pas de pense, mais daction, dans la
mesure exacte o laction soppose la pense, du moins la
pense rflchie. Cest pourquoi elle est dune valeur suprme
dans lordre pratique, dans lordre rvolutionnaire, et donc tout
fait lgitime chez des hommes dont tout le dessein est
damener le triomphe temporel dun systme politique,
exactement conomique, alors quelle est une flagrante trahison
chez ceux dont la fonction tait dhonorer la pense
La trahison des clercs
36
1 Cest le sous-titre de la revue La Pense. Dans le numro 4 de cette publication, un de ses rdacteurs, M. Georges Cogniot, dclare quun de ses confrres, M. Roger Garaudy, a montr avec la plus grande force que le matrialisme dialectique donne aux intellectuels franais le sens de la continuit de la plus haute tradition franaise, la tradition rationaliste et matrialiste . Il est vident que, pour ces penseurs, ces deux derniers tats simpliquent lun lautre.
prcisment en tant quelle se doit trangre toute
considration pratique.
Mais ces clercs font mieux ; ils veulent que cette union
mystique avec le devenir historique soit en mme temps une
ide de ce devenir. Celui, scrie lun deux, qui ninsre pas
son ide politique dans le devenir historique ou plutt qui ne
lextrait pas, par une analyse rationnelle, de ce dernier mme
est en dehors de la politique comme de lhistoire 1 , montrant
par son ou plutt quil tient pour homognes le fait de
communier avec le devenir historique et le fait dmettre par
une analyse rationnelle ! une ide sur lui. Nous rappellerons
ce professeur de philosophie le mot de Spinoza : Le cercle est
une chose, lide du cercle est une autre chose, qui na pas de
centre ni de priphrie et lui dirons : Le devenir historique
est une chose ; lide de ce devenir en est une autre, qui nest
pas un devenir , ou encore : Le dynamisme est une chose ;
lide dun dynamisme en est une autre, qui, tant une chose
formulable, communicable, cest--dire identique elle-mme
pendant quon lexprime, est, au contraire, un statisme. Dans
le mme sens, un des condisciples proclame : Puisque ce
monde est dchir par des contradictions, seule la dialectique
(qui admet la contradiction) permet de lenvisager dans son
La trahison des clercs
37
1 Jean Lacroix, Esprit, mars 1946, p. 354. Ces docteurs protesteront que linsertion au devenir comporte fort bien un lment intellectuel ; le devenir conomique, diront-ils, tend vers un but, comme le devenir de la chenille se transformant en papillon. Cest l une intelligence tout instinctive, purement pratique une productivit aveugle comme celle de la dure bergsonienne qui na rien voir avec une vue sur ce devenir, ce que notre auteur appelle lui-mme le produit dune analyse rationnelle.
ensemble et den trouver le sens et la direction 1. Autrement
dit, puisque le monde est contradiction, lide du monde doit
tre contradiction ; lide dune chose doit tre de mme nature
que cette chose ; lide du bleu doit tre bleue. L encore, nous
dirons notre logicien : La contradiction est une chose ; lide
dune contradiction en est une autre, qui nest pas une
contradiction. Mais retenons, chez des hommes dits de
pense, cette incroyable confusion entre la chose, laquelle, si
elle est involontaire, prouve une insigne carence intellectuelle
et, si elle est volontaire (ce que jincline croire), tmoigne
dune remarquable improbit.
Pour ce qui est de ma distinction entre sunir mystiquement
au devenir historique et former une ide sur lui, maint
dialecticien rpondra : On vous accorde cette distinction ;
mais cest en commenant par cette union mystique avec notre
sujet que nous mettrons sur lui des vues intellectuelles
vraiment valables. L encore, distinguons. Veut-on dire que
cet tat mystique deviendra connaissance intellectuelle sans
changer de nature, par extension de lui-mme , par
dilatation , par dtente , dit Bergson, matre, une fois de
plus, de nos nouveaux rationalistes ? Ou veut-on dire quil le
deviendra en rompant avec son essence et faisant appel, aprs
cette union, une activit dun tout autre ordre, qui est
lintelligence, la pense rflchie ? Pour moi, jadopte
rsolument la seconde thse et pense quune ide mise sur
une passion nest nullement le prolongement de cette passion.
La trahison des clercs
38
1 Henri Lefvre, loc. cit.
La psychologie me donne raison. Lintelligence, conclut
Delacroix, est un fait premier. Les diverses tentatives de
dduction de lintelligence ont toutes chou. Je soumets au
lecteur le cas suivant. Melle de Lespinasse crit : La plupart
des femmes ne demandent pas tant tre aimes qu tre
prfres. Jadmets que lardente Julie ait d, pour trouver
cette vue pntrante, commencer par prouver la passion de la
jalousie ; mais je tiens quil lui a fallu, en outre, possder cette
facult dun tout autre ordre, qui est de rflchir sur sa passion
et de manier des ides gnrales. La petite midinette qui na
que sa souffrance pourra la dilater jusqu la fin de ses
jours, elle ne trouvera jamais rien de pareil. De mme,
jadmets 1 que si Marx a mis sur le systme patriarcal, fodal,
capitaliste et le passage de lun lautre des vues profondes,
cest parce quil a commenc par se mettre lintrieur de ces
ralits, par les vivre ; mais jaffirme que cest surtout parce
quil a su en sortir et y appliquer du dehors une pense
raisonnante, selon ce que tout le monde appelle raison. Les
hommes du XVe sicle qui, bien plus encore que Marx, vivaient
le passage du rgime fodal au capitaliste, ny ont rien vu,
prcisment parce quils nont su que le vivre. Au surplus, Marx,
entre tous ces systmes, tablit des rapports ; or
ltablissement de rapports est le type de lactivit
spcifiquement intellectuelle dont on ne trouve pas le moindre
germe dans lexercice vital, lequel ne sait que linstant prsent.
La trahison des clercs
39
1 Et encore. Que dhommes ont mis de vues profondes sur un tat dme et ne paraissent nullement avoir commenc par le vivre. Les traits sur la folie ne sont pas faits par des fous.
Jattends quon me cite un seul rsultat d la mthode du
matrialisme dialectique et non lapplication du rationalisme
tel que tout le monde lentend, encore que souvent
particulirement nuanc.
Si lon demande quel est le mobile de ceux qui brandissent
cette mthode, la rponse est vidente : il est celui dhommes
de combat, qui viennent dire aux peuples : Notre action est
dans la vrit puisquelle concide avec le devenir historique ;
adoptez-la. Cest ce que lun deux exprime nettement quand
il scrie : Choisir consciemment les voies qui dterminent de
faon invitable le dveloppement de la socit, voil
lexplication du ralisme de notre politique 1. On remarquera
le mot invitable, qui implique que le dveloppement historique
se fait indpendamment de la volont humaine ; position toute
mystique, que dautres noncent en dclarant quil est luvre
de Dieu 2.
Autres reniements de la raison inclus dans la doctrine.
@
Le matrialisme dialectique pratique encore le reniement de
la raison en ce quil entend concevoir le changement, non pas
comme une succession de positions fixes, voire infiniment
La trahison des clercs
40
1 Vychinsky, adjoint au ministre des Affaires trangres de lU.R.S.S., cit par Combat, 16 mai 1946.
2 Toutefois dautres fidles veulent au contraire et fortement que lavenir soit luvre de leffort humain ; mais cest l chez eux surtout une position lyrique. (Voir Trois potes de la dialectique , par G. Mounin, Les Lettres franaises, 24 novembre 1945.)
voisines, mais comme une incessante mobilit , ignorante de
toute fixit ; ou encore, pour user de ses enseignes, comme un
pur dynamisme , indemne de tout statisme . Cest,
encore l, une reprise, bien que maint doive le nier, de la thse
bergsonienne, qui prne lembrassement du mouvement en soi,
par oppos une succession darrts, si rapprochs fussent-ils,
chose en effet tout autre. Or une telle attitude prononce
labjuration expresse de la raison, vu que le propre de la raison
est dimmobiliser les choses dont elle traite, du moins tant
quelle en traite, alors quun pur devenir, exclusif, par essence,
de toute identit soi-mme, peut tre lobjet dune adhsion
mystique, mais non dune activit rationnelle 1 . Au reste, nos
dialecticiens , dans la mesure o ils disent quelque chose,
parlent fort bien de choses fixes ; ils parlent du systme
patriarcal, du systme fodal, du systme capitaliste, du
systme communiste, comme de choses semblables elles-
mmes, du moins en tant quils en parlent. Mais limportant ici
nest pas lapplication plus ou moins fidle de la doctrine, cest
la doctrine elle-mme, laquelle, prchant comme mode de
connaissance une attitude tout affective, constitue, de la part
dhommes dits de lesprit une parfaite trahison.
Le matrialisme dialectique, se voulant dans le devenir en
tant que ngation de toute ralit identique elle-mme si peu
La trahison des clercs
41
1 Daucuns mopposeront que la raison la science fait fort bien tat de mouvements en tant que mouvements : le mouvement brownien, le mouvement amibodal, le mouvement de dcomposition dune substance. A quoi je rponds quelle suppose chacun de ces mouvements identique lui-mme en tous temps et tous lieux ; elle lui assigne un nom, qui le fixe dans lesprit, en fait une ralit que tous les hommes tiennent semblable elle-mme quand il est prononc. On peut dire quen un sens elle immobilise le mouvement pour en faire un objet de raison.
de temps le ft-elle, se veut essentiellement dans la
contradiction et donc essentiellement, quoi quil en dise, dans
lantirationnel. La thse est formule avec toute la nettet
souhaitable par cette dclaration de Plekhanov, sorte de charte
du dogme :
Dans la mesure o des combinaisons donnes restent ces
mmes combinaisons, nous devons les apprcier selon la
formule oui est oui et non est non (A est A, B est B).
Mais dans la mesure o elles se transforment et cessent dtre
telles quelles, nous devons faire appel la logique de la
contradiction. Il faut que nous disions oui et non , elles
existent et nexistent pas. (Questions fondamentales du
Marxisme, p. 100. Cit avec ferveur par le philosophe Abel Rey,
Le Matrialisme dialectique, Encyclopdie franaise, t. I.)
Toute lquivoque gt dans les mots : se transforment. Veut-
on parler dune transformation continue, ignorante de toute
fixit ? Alors, en effet, le principe didentit ne joue plus, la
logique de la contradiction (dont on attend une dfinition)
simpose. Veut-on parler dune transformation discontinue, o
un tat considr comme semblable lui-mme pendant un
certain temps passe un autre considr sous le mme mode
et infiniment rapproch ? La pense persiste alors relever du
principe didentit ; nous navons nullement dire : Les
choses existent et elles nexistent pas , mais elles existent et
dautres ensuite existent , qui dailleurs ne nient selon aucune
ncessit les premires. Or cette transformation discontinue est
La trahison des clercs
42
la seule quenvisage la raison, voire le langage, vu que
lessence de la raison est dintroduire arbitrairement, mais cet
arbitraire est sa nature mme de la fixit dans le
changement, dinsrer, selon une formule clbre, de lidentit
dans la ralit 1. Quand un autre dynamiste du mme bord
prononce, non sans ddain : Le principe didentit na que la
porte dune convention, celle de... stabiliser les proprits,
toujours en voie de transformation, des objets empiriques sur
lesquels on raisonne 2 , il nonce simplement du haut de sa
superbe le moyen gnial par lequel lesprit a russi faire une
science en dpit de la mouvance des choses. Quand le
philosophe de lEncyclopdie franaise ajoute : oui et oui,
formule du statisme, oui et non, formule du dynamisme ; or le
statisme nest quapparence , nous lui rpondrons que cette
apparence est lobjet de la science 3, alors que le rel lest
dembrassement mystique et que la prdication dun tel
embrassement nest pas ce quon attendait de son institution.
La trahison des clercs
43
1 On me dira quil y a des moments dans lhistoire o A, loin dtre distinct de B, se fond dans B ; le systme patriarcal dans le fodal, le fodal dans le capitaliste... Nous rpondrons que la raison le langage nen considre pas moins A et B comme comportant chacun une identit soi-mme, quitte parler de la compntration de ces deux identits, laquelle devient elle-mme une identit. Tout cela na rien voir avec le fait de dclarer que A est la fois A et non A, murs avec quoi toute pense, du moins communicable, est impossible.
2 L. Rougier, Les Paralogismes du rationalisme, p. 444. Cette convention nest encore, nous dit lauteur, toujours hautain, que celle de prendre les mots dont on se sert dans le mme sens au cours dune discussion : ce qui est simplement la condition de lintelligibilit de la pense, mme dans le soliloque. Voir toutefois dans le mme ouvrage (p. 427) une bonne critique de la dialectique hglienne.
3 Cet objet est le phnomne, qui est le mme mot quapparence ().
O mne la furie du dynamique.
La furie du dynamique conduit ses possds cette thse
incroyable : savoir quil ny a de pense valable que celle qui
exprime un changement. Dans une tude intitule : Caractre
dynamique de la pense 1 , o lon confond la pense et lobjet
de la pense, une pense tant toujours statique, jentends
adhrente elle-mme, mme si son objet est dynamique 2, le
philosophe plus haut cit distingue entre le jugement nominal,
dont la copule est le mot est (lhomme est mortel), et le
jugement verbal, o la copule est remplace par un verbe
vritable (le verbe tre ne serait pas un verbe vritable) et
dans lequel il y a expression dun acte irrductible une
attribution qualitative. Quelque chose de dynamique et de
transitif et non plus de statique et dinclusif . Les jugements :
"La bille blanche a pouss la bille rouge", "x a heurt y"
nattribuent pas, dit-il, une qualit aux sujets, ne les situent pas
dans une classe. Ces jugements constatent un changement ;
or ce sont les jugements de ce genre qui seuls, selon lui,
constituent la pense importante, les autres tant de la pense
grossirement simplifie et rduite au minimum pour la
pntration du rel . Le lecteur dira si des jugements comme
lhydrogne est un mtal ou la lumire est un phnomne
lectromagntique , bien quils attribuent une qualit aux
sujets, bien quils les situent dans des classes et soient lex-
La trahison des clercs
44
1 Abel Rey, Encyclopdie franaise, t. I, 1-18-2.
2 Cf. notre tude : De la mobilit de la pense selon une philosophie contemporaine , Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1945.
pression dun tat, non dun acte, constituent de la pense
importante. Mais surtout il jugera ces hommes dont la fonction
est denseigner la pense srieuse, qui, devenus de vritables
derviches tourneurs, prchent que de tels enrichissements de
lesprit ne mritent que le ddain.
Autres trahisons de clercs au nom du dynamisme .
@
Je marquerai encore dautres dogmes par lesquels, au nom du
dynamisme , des hommes dont la fonction tait denseigner
la raison en prnent expressment la ngation.
1 Le dogme de la raison souple particulirement cher
Pguy laquelle ne signifie nullement, en quoi elle ne serait
rien doriginal, une raison qui, nonant des affirmations, ny
tient jamais assez pour ne point sen ddire en faveur dautres
plus vraies, mais une raison indemne daffirmation, en tant que
laffirmation est une pense limite elle-mme, une raison
procdant par pense qui soit la fois elle-mme et autre
chose quelle, par consquent essentiellement multivoque,
inassignable, insaisissable (ce quun de ses fervents appelle la
pense disponible ). Ce dogme est infiniment voisin de cet
autre, profess par un philosophe patent, qui veut que
lessence de la raison soit l anxit , que le doute soit pour
le savant, non pas un tat provisoire, mais essentiel 1 que,
lorsque le surrationalisme , que ce nouveau mthodiste vient
La trahison des clercs
45
1 G. Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, pp. 147, 148, 164.
de dcrire, aura trouv sa doctrine, il puisse tre mis en
rapport avec le surralisme, car la sensibilit et la raison seront
rendues lune et lautre leur fluidit 1 ; de ces autres qui
rprouvent la vision statique 2 de la science, celle qui
consiste sarrter aux rsultats de la science , impliquant
par l que la science ne doit admettre aucune position fixe,
mme passagre ; qui prononcent : La pense est une danse
fantaisiste, qui se joue parmi des postures souples et des
figures varies 3 ; qui dclarent, selon leur exgte, que
lexprience, ds quelle nous saisit, nous entrane hors de
lintrants, hors de lacquis, hors de son propre plan peut-tre,
hors du repos en tout cas 4 . Cette raison souple , en vrit,
nest pas raison du tout. Une pense qui relve de la raison est
une pense raide (ce qui ne veut pas dire simple) en ce sens
quelle prtend adhrer elle-mme, ne ft-ce quen linstant
o elle snonce. Elle est, a-t-on dit excellemment, une pense
qui doit pouvoir tre rfute 5 , cest--dire qui prsente une
position dfinissable, ce que les avocats appellent une base
de discussion . Et sans doute mainte pense rationnelle a
commenc par un tat desprit priv de pense arrte, par un
La trahison des clercs
46
1 Cit par Paul Eluard, Donner voir, p. 119.
2 Charles Serrus, cit par A. Cuvillier, Cours de Philosophie, I, 325.
3 Masson-Oursel, Le fait mtaphysique, p. 58.
4 La philosophie de M. Blondel, par J. Mercier, Revue de Mtaphysique et de Morale, 1937. Toutefois ces deux derniers philosophes ne se donnent pas pour rationalistes.
5 Meyerson, La Dduction relativiste, p. 187.
tat vague 1, mais celui qui connat cet tat le connat pour en
sortir, sous peine de ne rien noncer qui se rapporte la raison.
Tout mon dessein, dit Descartes, ne tendait qu quitter le sol
mouvant pour trouver le roc et largile. Ceux qui ordonnent
lesprit dadopter comme caractre, non provisoire mais
organique, la souplesse ainsi entendue, linvitent
dfinitivement rejeter la raison et, sils se donnent pour des
aptres de cette valeur, sont proprement des imposteurs. La
proscription du saisissable a t prononce par un autre
philosophe (Alain) quand il exhorte ses ouailles rejeter la
pense en tant quelle est un massacre dimpressions , les
impressions, cest--dire des tats de conscience
essentiellement fuyants, tant les choses valables, quil ne faut
pas massacrer . Elle lest minemment par le littrateur Paul
Valry lorsquil condamne larrt sur une ide parce quil est
un arrt sur un plan inclin , lorsquil crit : Lesprit, cest
le refus indfini dtre quoi que ce soit ; Il nexiste pas
desprit qui soit daccord avec soi-mme ; ce ne serait plus un
esprit ; Une vritable pense ne dure quun instant, comme
le plaisir des amants 2 ; ce qui est nous inviter communier
avec la nature mtaphysique de lesprit, chose qui na rien
voir avec la pense, laquelle encore une fois a pour essence de
procder par articulations tangibles et assignables. On pourrait
La trahison des clercs
47
1 Et encore. Pour une prcision sur ce point, voir notre tude de la Revue de Mtaphysique prcite, pp. 194 sqq.
2 Voir dautres dclarations du mme ordre chez cet auteur dans notre France byzantine, p. 37.
appeler cette position lesprit contre la pense 1 . On mobjecte
que le littrateur ici en cause ne se donne pas pour un
penseur ; quavec son mpris de la pense il ne manque
nullement sa fonction de pur littrateur. Aussi nest-ce pas lui
que jaccuse, mais ces philosophes, dont maint se proclame
rationaliste (Brunschvicg), qui le prsentent expressment
comme un penseur ne lui confirent-ils pas la prsidence des
sances commmoratives du Discours de la Mthode et de la
naissance de Spinoza ? et couvrent ainsi de leur autorit une
position purement mystique.
Un saisissant exemple de philosophe rationaliste qui
patronne une pense organiquement irrationnelle est celui de
G. Bachelard, prsentant, dans lEau et les Rves, le
mcanisme psychologique tel quil apparat chez un
Lautramont, un Tristan Tzara, un Paul Eluard, un Claudel,
comme devant, en quelque mesure, servir de modle au
savant. Ce rationaliste exalte (op. cit. p. 70) la rverie
matrialisante, cette rverie qui rve la matire et est un
au-del de la rverie des formes , la rverie des formes tant
une chose encore trop statique, trop intellectuelle ; il veut voir
(p. 9-10) lorigine dune connaissance objective des choses
dans un tat de lesprit soccupant surtout de nouer des
dsirs et des rves et sefforce de devenir rationaliste en
partant dune connaissance image telle quil la trouve chez
ces littrateurs. Nous avouons ne pas voir comment la
La trahison des clercs
48
1 Cest exactement celle de Bergson avec sa volont que la connaissance soit incessante mobilit et aussi du surralisme. ( Lesprit sans la raison. )
connaissance de leau la manire de Claudel ou de Paul
Eluard, pour prendre les exemples quil presse sur son cur,
conduira la connaissance qui consiste penser que cette
substance est faite doxygne et dhydrogne. Nous lui
reprsenterons le constat de Delacroix : Lintelligence est un
fait premier. Les diverses tentatives de dduction de
lintelligence ont toutes chou 1. Au reste, nous touchons l un
phnomne trs rpandu aujourdhui chez les philosophes,
voire les savants : faire tat daffirmations de littrateurs en
vogue, purement brillantes et gratuites comme cest le droit de
ceux-ci, mais dont on se demande ce quelles viennent faire
dans des spculations prtention srieuse. Cest l leffet dun
snobisme littraire, dont ladoption par des hommes dits de
pense nincarne pas prcisment la fidlit leur loi 2.
Nos dynamistes, pour disqualifier la pense identique elle-
mme si peu de temps que ce ft et donc rationnelle,
soutiennent quelle est incapable de saisir les choses dans leur
complexit, dans leur infinit, dans leur totalit. Cest ce quils
expriment en dclarant (Bachelard) quils sen prennent au
rationalisme troit , entendent ouvrir le rationalisme.
Une telle pense, est-il besoin de le dire, nest nullement
condamne ne connatre les choses que dans leur simplisme,
La trahison des clercs
49
1 Cit par A. Burloud, Essai dune psychologie des tendances, p. 413, qui combat lassertion par des arguments qui nous semblent peu probants, encore quil veuille (p. 306) que la pense rflchie soit certains gards un fait premier .
2 Il y a l une nouveaut qui vaudrait une tude. Au XVIIe sicle, Mme de La Fayette demandait une prface pour son roman Zade Huet, vque dAvranches, homme de science ; aujourdhui, cest lhomme de science qui demanderait une prface lhomme de lettres. On et trs bien vu un livre de L. de Broglie prfac par Valry.
elle est fort bien capable den rendre compte dans leur
complexit ; mais elle le fait en restant dans lidentit soi-
mme, dans les murs du rationnel. Or cest cela que nos
prophtes nadmettent point. La vrit est que ces nouveaux
rationalistes repoussent le rationalisme non troit tout
autant que ltroit, par le seul fait quil est rationalisme. Quant
linfinit des choses, leur totalit que le matrialisme
dialectique prtend atteindre, puisquil prtend atteindre la
ralit et que celle-ci est totale 1 le rationalisme, en
effet, ne la donne pas, pour la bonne raison que, par dfinition,
il sapplique un objet limit, dont il sait fort bien, dailleurs,
que la limitation quil en fait est arbitraire. La science nest
possible, dit fort justement un de ses analystes, qu la
condition quon puisse dcouper dans lensemble du rel des
systmes relativement clos et considrer comme ngligeables
tous les phnomnes qui ne font pas partie de ces
systmes 2. Le Tout, prononce excellemment un autre, est
une ide de mtaphysicien : il nest pas une ide de savant 3.
L encore, ceux dont on attendait quils enseignassent aux
hommes le respect de la raison et qui y prtendent, leur
prchent une position mystique.
La trahison des clercs
50
1 Polyscopique , dit H. Lefvre, op. cit., p. 531.
2 J. Picard, Essai sur la logique de linvention dans les sciences, p. 167. L. de Broglie a montr lerreur de lancienne physique considrant les corpuscules sans interaction et signorant lun lautre ( Individualisme et Interaction dans le monde physique , in Revue de Mtaphysique, 1937) mais nen prche pas pour cela la considration du Tout.
3 A. Darbon, La Mthode synthtique dans lessai, dO. Hamelin, in Revue de Mtaphysique et de Morale, 1929. Sur la prdication du Tout chez Bergson et Brunschvicg, voir notre article prcit, pp. 185 sqq.
Un procs voisin du prcdent contre la pense stabilise est
quelle ne procde que par affirmations grossirement
massives , par fermet exempte de nuances , dont Taine
serait le symbole. Comme si le propre du bon esprit ntait pas
prcisment la fermet dans la nuance ; comme si les nuances
que la physique moderne tablit, par exemple, dans lide de
masse : lide de quantit de matire, de capacit dimpulsion,
de quotient de la force par lacclration, de coefficient de la loi
dattraction universelle, ntaient pas des ides parfaitement
bien identiques elles-mmes et aucunement mobiles .
Comme si on nen pouvait pas dire autant, en matire
psychologique, des nuances de Stendhal, de Proust, de Joyce,
voire de Taine. Mais la consigne de ces clercs est de vouer au
mpris des hommes, par tous les moyens, la pense
rationnelle.
Voici un saisissant exemple de leur volont didentifier la
pense nuance une pense mobile. Lorsque M. Einstein,
crit lun deux, nous suggre de corriger et de compliquer les
lignes du newtonianisme, trop simples et trop schmatiques
pour convenir exactement au rel, il affermit chez le philosophe
la conviction quil tait effectivement utile de faire passer la
critique kantienne dun tat cristallin un tat
collode 1 . Et un autre : Chercher la nuance, au risque
mme deffleurer la contradiction, tel est le moyen de saisir la
La trahison des clercs
51
1 Brunschvicg, LOrientation du rationalisme, in Revue de Mtaphysique et de Morale, 1920, p. 342. Lauteur place les mots cristallin et collode entre guillemets, laissant entendre quils ne sont pas de lui ; mais il est clair quil y souscrit.
ralit 1. Notons toutefois la timidit d effleurer . Barbares
honteux de leur barbarie.
Enfin nos dynamistes condamnent encore la pense stable
parce quelle se croirait dfinitive. Les ides dun vrai savant, dit
notre philosophe de lEncyclopdie 2, ne doivent jamais tre
considres comme dfinitives ou statiques , ces deux
derniers mots lui tant videmment synonymes. Comme si le
statique ne pouvait pas se savoir provisoire sans nullement
devenir pour cela mobilit insaisissable. Dans le mme esprit,
Brunschvicg compare certains savants contemporains un
photographe qui, la tte sous son drap noir, crierait la
nature : Attention ! je prends votre image ; ne bougeons
plus ! On cherche o est aujourdhui, parmi les hommes qui
pensent par ides stables, un tel simpliste. Qui veut noyer son
chien le dit enrag.
2 Le dogme du perptuel devenir de la science , qui, lui
encore, ne signifie point que la science doive procder par une
succession dtats fixes dont aucun nest dfinitif, chose que nul
ne conteste, mais par un changement ininterrompu, sur le
modle de la dure , essentiel, parat-il, lesprit du savant.
Cette conception est celle de maints philosophes actuels quand
ils rapportent le devenir de la science au fait quelle doit se
mouler sur le rel en tant quil est incessant changement,
La trahison des clercs
52
1 Boutroux, De Lide de loi naturelle dans la Science et la Philosophie contemporaine, p. 16-17.
2 Abel Rey, loc. cit.
ressaisir la ralit dans la mobilit qui en est lessence 1 . On
se demande ce queussent donn un Louis de Broglie ou un
Einstein si leur esprit navait t quincessante mobilit avec
refus dadopter aucune position stable. L encore, nos clercs
exaltent une attitude de pur sensualisme, rpudiatrice de toute
raison.
3 Le dogme du concept fluide (Bergson, Le Roy), qui ne
veut pas dire lappel un concept de plus en plus diffrenci,
de mieux en mieux adapt la complexit du rel, mais
labsence de concept, vu que le concept, si diffrenci soit-il,
sera toujours, du fait quil est concept, une chose rigide ,
incapable par essence dpouser le rel dans sa mobilit. Cest
l une position quon ne saurait reprocher un Bergson ou un
Le Roy, lesquels, surtout le second, se donnent assez nettement
pour des mystiques. Mais que dire du rationaliste
Brunschvicg qui, du haut de la chaire, annonce une jeunesse
incline sous son verbe un rationalisme s
top related