Balzac - La Fausse Maitresse

Post on 25-Dec-2015

22 Views

Category:

Documents

4 Downloads

Preview:

Click to see full reader

DESCRIPTION

HONORÉ DE BALZACLA FAUSSE MAÎTRESSE

Transcript

HONOREacute DE BALZAC

LA COMEacuteDIE HUMAINEEacuteTUDES DE MŒURS

SCEgraveNES DE LA VIE PRIVEacuteE

LA FAUSSE MAIcircTRESSE

DEacuteDIEacute Agrave LA COMTESSE CLARA MAFFEIuml

Au mois de septembre 1835 une des plus riches heacute-ritiegraveres du faubourg Saint-Germain mademoiselle duRouvre fille unique du marquis du Rouvre eacutepousa le comteAdam Mitgislas Laginski jeune polonais proscrit

Qursquoil soit permis drsquoeacutecrire les noms comme ils se pro-noncent pour eacutepargner aux lecteurs lrsquoaspect des fortifica-tions de consonnes par lesquelles la langue slave proteacutege sesvoyelles sans doute afin de ne pas les perdre vu leur petitnombre

Le marquis du Rouvre avait presque entiegraverement dissipeacutelrsquoune des plus belles fortunes de la noblesse et agrave laquelle ildut autrefois son alliance avec une demoiselle de Ronque-rolles Ainsi du cocircteacute maternel Cleacutementine du Rouvre avaitpour oncle le marquis de Ronquerolles et pour tante ma-dame de Seacuterizy Du cocircteacute paternel elle jouissait drsquoun autreoncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre ca-det de la maison vieux garccedilon devenu riche en trafiquantsur les terres et sur les maisons Le marquis de Ronquerolleseut le malheur de perdre ses deux enfants agrave lrsquoinvasion ducholeacutera Le fils unique de madame de Seacuterizy jeune militairede la plus haute espeacuterance peacuterit en Afrique agrave lrsquoaffaire dela Macta Aujourdrsquohui les familles riches sont entre le dan-ger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop ou celui desrsquoeacuteteindre en srsquoen tenant agrave un ou deux un singulier effetdu Code civil auquel Napoleacuteon nrsquoa pas songeacute Par un ef-fet du hasard malgreacute les dissipations insenseacutees du marquisdu Rouvre pour Florine une des plus charmantes actricesde Paris Cleacutementine devint donc une heacuteritiegravere Le marquisde Ronquerolles un des plus habiles diplomates de la nou-velle dynastie  sa sœur madame de Seacuterizy et le chevalier duRouvre convinrent pour sauver leurs fortunes des griffesdu marquis drsquoen disposer en faveur de leur niegravece agrave laquelleils promirent drsquoassurer au jour de son mariage chacun dixmille francs de rente

Il est parfaitement inutile de dire que le Polonaisquoique reacutefugieacute ne coucirctait absolument rien au gouverne-ment franccedilais Le comte Adam appartient agrave lrsquoune des plusvieilles et des plus illustres familles de la Pologne allieacutee agravela plupart des maisons princiegraveres de lrsquoAllemagne aux Sa-pieacuteha aux Radzivill aux Rzewuski aux Cartoriski aux Lec-zinski aux Iablonoski etc Mais les connaissances heacuteral-diques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe et cette noblesse ne pouvait ecirctre une recomman-dation aupregraves de la bourgeoisie qui trocircnait alors Drsquoailleursquand en 1833 Adam se montra sur le boulevard des Ita-liens agrave Frascati au Jockey-Club il mena la vie drsquoun jeunehomme qui perdant ses espeacuterances politiques retrouvaitses vices et son amour pour le plaisir On le prit pour uneacutetudiant La nationaliteacute polonaise par lrsquoeffet drsquoune odieusereacuteaction gouvernementale eacutetait alors tombeacutee aussi bas queles reacutepublicains la voulaient mettre haut La lutte eacutetrangedu Mouvement contre la Reacutesistance deux mots qui serontinexplicables dans trente ans fit un jouet de ce qui devaitecirctre si respectable  le nom drsquoune nation vaincue agrave qui laFrance accordait lrsquohospitaliteacute pour qui lrsquoon inventait desfecirctes pour qui lrsquoon chantait et lrsquoon dansait par souscrip-tion  enfin une nation qui lors de la lutte entre lrsquoEuropeet la France lui avait offert six mille hommes en 1796 etquels hommes  Nrsquoallez pas infeacuterer de ceci que lrsquoon veuilledonner tort agrave lrsquoempereur Nicolas contre la Pologne ou agrave laPologne contre lrsquoempereur Nicolas Ce serait drsquoabord uneassez sotte chose que de glisser des discussions politiquesdans un reacutecit qui doit ou amuser ou inteacuteresser Puis la Rus-sie et la Pologne avaient eacutegalement raison lrsquoune de vouloirlrsquouniteacute de son empire lrsquoautre de vouloir redevenir libre Di-sons en passant que la Pologne pouvait conqueacuterir la Rus-sie par lrsquoinfluence de ses mœurs au lieu de la combattrepar les armes en imitant les Chinois qui ont fini par chi-noiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais il faut

lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

― Que faisait-il donc 

― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

manda Cleacutementine

― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

leacuteges  dit la comtesse en souriant

Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

― Mademoiselle Turquet

― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

raquo MARGUERITE TURQUET raquo

― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

mais― Lequel 

― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

raquo Minuit

raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

raquo Thaddeacutee raquo

― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

Paris janvier 1842

ILLUSTRATIONS

Malaga

COLOPHON

Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • La fausse maicirctresse
  • Illustrations
    • Malaga
      • Colophon

    DEacuteDIEacute Agrave LA COMTESSE CLARA MAFFEIuml

    Au mois de septembre 1835 une des plus riches heacute-ritiegraveres du faubourg Saint-Germain mademoiselle duRouvre fille unique du marquis du Rouvre eacutepousa le comteAdam Mitgislas Laginski jeune polonais proscrit

    Qursquoil soit permis drsquoeacutecrire les noms comme ils se pro-noncent pour eacutepargner aux lecteurs lrsquoaspect des fortifica-tions de consonnes par lesquelles la langue slave proteacutege sesvoyelles sans doute afin de ne pas les perdre vu leur petitnombre

    Le marquis du Rouvre avait presque entiegraverement dissipeacutelrsquoune des plus belles fortunes de la noblesse et agrave laquelle ildut autrefois son alliance avec une demoiselle de Ronque-rolles Ainsi du cocircteacute maternel Cleacutementine du Rouvre avaitpour oncle le marquis de Ronquerolles et pour tante ma-dame de Seacuterizy Du cocircteacute paternel elle jouissait drsquoun autreoncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre ca-det de la maison vieux garccedilon devenu riche en trafiquantsur les terres et sur les maisons Le marquis de Ronquerolleseut le malheur de perdre ses deux enfants agrave lrsquoinvasion ducholeacutera Le fils unique de madame de Seacuterizy jeune militairede la plus haute espeacuterance peacuterit en Afrique agrave lrsquoaffaire dela Macta Aujourdrsquohui les familles riches sont entre le dan-ger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop ou celui desrsquoeacuteteindre en srsquoen tenant agrave un ou deux un singulier effetdu Code civil auquel Napoleacuteon nrsquoa pas songeacute Par un ef-fet du hasard malgreacute les dissipations insenseacutees du marquisdu Rouvre pour Florine une des plus charmantes actricesde Paris Cleacutementine devint donc une heacuteritiegravere Le marquisde Ronquerolles un des plus habiles diplomates de la nou-velle dynastie  sa sœur madame de Seacuterizy et le chevalier duRouvre convinrent pour sauver leurs fortunes des griffesdu marquis drsquoen disposer en faveur de leur niegravece agrave laquelleils promirent drsquoassurer au jour de son mariage chacun dixmille francs de rente

    Il est parfaitement inutile de dire que le Polonaisquoique reacutefugieacute ne coucirctait absolument rien au gouverne-ment franccedilais Le comte Adam appartient agrave lrsquoune des plusvieilles et des plus illustres familles de la Pologne allieacutee agravela plupart des maisons princiegraveres de lrsquoAllemagne aux Sa-pieacuteha aux Radzivill aux Rzewuski aux Cartoriski aux Lec-zinski aux Iablonoski etc Mais les connaissances heacuteral-diques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe et cette noblesse ne pouvait ecirctre une recomman-dation aupregraves de la bourgeoisie qui trocircnait alors Drsquoailleursquand en 1833 Adam se montra sur le boulevard des Ita-liens agrave Frascati au Jockey-Club il mena la vie drsquoun jeunehomme qui perdant ses espeacuterances politiques retrouvaitses vices et son amour pour le plaisir On le prit pour uneacutetudiant La nationaliteacute polonaise par lrsquoeffet drsquoune odieusereacuteaction gouvernementale eacutetait alors tombeacutee aussi bas queles reacutepublicains la voulaient mettre haut La lutte eacutetrangedu Mouvement contre la Reacutesistance deux mots qui serontinexplicables dans trente ans fit un jouet de ce qui devaitecirctre si respectable  le nom drsquoune nation vaincue agrave qui laFrance accordait lrsquohospitaliteacute pour qui lrsquoon inventait desfecirctes pour qui lrsquoon chantait et lrsquoon dansait par souscrip-tion  enfin une nation qui lors de la lutte entre lrsquoEuropeet la France lui avait offert six mille hommes en 1796 etquels hommes  Nrsquoallez pas infeacuterer de ceci que lrsquoon veuilledonner tort agrave lrsquoempereur Nicolas contre la Pologne ou agrave laPologne contre lrsquoempereur Nicolas Ce serait drsquoabord uneassez sotte chose que de glisser des discussions politiquesdans un reacutecit qui doit ou amuser ou inteacuteresser Puis la Rus-sie et la Pologne avaient eacutegalement raison lrsquoune de vouloirlrsquouniteacute de son empire lrsquoautre de vouloir redevenir libre Di-sons en passant que la Pologne pouvait conqueacuterir la Rus-sie par lrsquoinfluence de ses mœurs au lieu de la combattrepar les armes en imitant les Chinois qui ont fini par chi-noiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais il faut

    lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

    et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

    ― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

    sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

    Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

    Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

    Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

    nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

    Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

    trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

    Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

    Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

    sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

    Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

    monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

    Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

    la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

    Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

    Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

    Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

    ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

    ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

    ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

    Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

    ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

    ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

    Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

    ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

    ― Que faisait-il donc 

    ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

    La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

    ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

    matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

    qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

    Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

    satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

    ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

    La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

    ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

    tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

    jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

    ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

    En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

    ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

    ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

    Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

    et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

    ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

    ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

    ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

    Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

    manda Cleacutementine

    ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

    de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

    Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

    ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

    disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

    ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

    ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

    ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

    ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

    ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

    ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

    leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

    Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

    ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

    ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

    ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

    ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

    ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

    Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

    de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

    ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

    ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

    ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

    ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

    ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

    Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

    ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

    me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

    comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

    ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

    La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

    ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

    ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

    peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

    ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

    ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

    ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

    Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

    na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

    ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

    ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

    ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

    ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

    ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

    Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

    ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

    Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

    soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

    ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

    Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

    trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

    ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

    ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

    tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

    ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

    Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

    Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

    Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

    cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

    ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

    La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

    Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

    lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

    ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

    Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

    les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

    Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

    ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

    fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

    ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

    et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

    La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

    ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

    ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

    leacuteges  dit la comtesse en souriant

    Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

    ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

    Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

    dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

    ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

    ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

    Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

    Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

    loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

    ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

    LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

    ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

    ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

    Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

    prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

    peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

    Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

    ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

    est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

    ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

    Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

    Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

    ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

    Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

    barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

    ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

    Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

    ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

    ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

    ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

    ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

    et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

    regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

    vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

    ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

    me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

    qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

    ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

    son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

    ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

    ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

    ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

    du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

    forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

    ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

    air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

    ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

    je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

    Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

    ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

    mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

    ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

    La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

    ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

    Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

    Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

    ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

    ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

    ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

    donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

    ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

    ― Mademoiselle Turquet

    ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

    Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

    ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

    ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

    ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

    ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

    ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

    ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

    ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

    ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

    dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

    Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

    ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

    verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

    zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

    Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

    trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

    ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

    Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

    ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

    Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

    ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

    sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

    ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

    vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

    Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

    Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

    Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

    laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

    qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

    raquo MARGUERITE TURQUET raquo

    ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

    Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

    ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

    tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

    Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

    ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

    ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

    ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

    prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

    drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

    Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

    ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

    pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

    ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

    ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

    ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

    lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

    quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

    ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

    Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

    tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

    ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

    ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

    ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

    ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

    ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

    Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

    ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

    pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

    ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

    Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

    ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

    ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

    ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

    ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

    ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

    Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

    ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

    ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

    ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

    Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

    ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

    Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

    qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

    ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

    Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

    ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

    que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

    ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

    ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

    ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

    ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

    ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

    Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

    fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

    Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

    Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

    ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

    Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

    le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

    ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

    ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

    ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

    ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

    ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

    lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

    comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

    lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

    ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

    ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

    ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

    sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

    ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

    ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

    ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

    moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

    Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

    lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

    ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

    Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

    Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

    ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

    bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

    ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

    mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

    ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

    ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

    ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

    Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

    mais― Lequel 

    ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

    Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

    Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

    ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

    ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

    demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

    ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

    Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

    laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

    pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

    la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

    raquo Minuit

    raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

    drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

    raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

    ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

    Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

    laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

    raquo Thaddeacutee raquo

    ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

    Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

    ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

    Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

    Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

    La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

    Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

    ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

    Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

    Paris janvier 1842

    ILLUSTRATIONS

    Malaga

    COLOPHON

    Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

    Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

    Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

    Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

    ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

    ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

    Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

    Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

    • La fausse maicirctresse
    • Illustrations
      • Malaga
        • Colophon

      Au mois de septembre 1835 une des plus riches heacute-ritiegraveres du faubourg Saint-Germain mademoiselle duRouvre fille unique du marquis du Rouvre eacutepousa le comteAdam Mitgislas Laginski jeune polonais proscrit

      Qursquoil soit permis drsquoeacutecrire les noms comme ils se pro-noncent pour eacutepargner aux lecteurs lrsquoaspect des fortifica-tions de consonnes par lesquelles la langue slave proteacutege sesvoyelles sans doute afin de ne pas les perdre vu leur petitnombre

      Le marquis du Rouvre avait presque entiegraverement dissipeacutelrsquoune des plus belles fortunes de la noblesse et agrave laquelle ildut autrefois son alliance avec une demoiselle de Ronque-rolles Ainsi du cocircteacute maternel Cleacutementine du Rouvre avaitpour oncle le marquis de Ronquerolles et pour tante ma-dame de Seacuterizy Du cocircteacute paternel elle jouissait drsquoun autreoncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre ca-det de la maison vieux garccedilon devenu riche en trafiquantsur les terres et sur les maisons Le marquis de Ronquerolleseut le malheur de perdre ses deux enfants agrave lrsquoinvasion ducholeacutera Le fils unique de madame de Seacuterizy jeune militairede la plus haute espeacuterance peacuterit en Afrique agrave lrsquoaffaire dela Macta Aujourdrsquohui les familles riches sont entre le dan-ger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop ou celui desrsquoeacuteteindre en srsquoen tenant agrave un ou deux un singulier effetdu Code civil auquel Napoleacuteon nrsquoa pas songeacute Par un ef-fet du hasard malgreacute les dissipations insenseacutees du marquisdu Rouvre pour Florine une des plus charmantes actricesde Paris Cleacutementine devint donc une heacuteritiegravere Le marquisde Ronquerolles un des plus habiles diplomates de la nou-velle dynastie  sa sœur madame de Seacuterizy et le chevalier duRouvre convinrent pour sauver leurs fortunes des griffesdu marquis drsquoen disposer en faveur de leur niegravece agrave laquelleils promirent drsquoassurer au jour de son mariage chacun dixmille francs de rente

      Il est parfaitement inutile de dire que le Polonaisquoique reacutefugieacute ne coucirctait absolument rien au gouverne-ment franccedilais Le comte Adam appartient agrave lrsquoune des plusvieilles et des plus illustres familles de la Pologne allieacutee agravela plupart des maisons princiegraveres de lrsquoAllemagne aux Sa-pieacuteha aux Radzivill aux Rzewuski aux Cartoriski aux Lec-zinski aux Iablonoski etc Mais les connaissances heacuteral-diques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe et cette noblesse ne pouvait ecirctre une recomman-dation aupregraves de la bourgeoisie qui trocircnait alors Drsquoailleursquand en 1833 Adam se montra sur le boulevard des Ita-liens agrave Frascati au Jockey-Club il mena la vie drsquoun jeunehomme qui perdant ses espeacuterances politiques retrouvaitses vices et son amour pour le plaisir On le prit pour uneacutetudiant La nationaliteacute polonaise par lrsquoeffet drsquoune odieusereacuteaction gouvernementale eacutetait alors tombeacutee aussi bas queles reacutepublicains la voulaient mettre haut La lutte eacutetrangedu Mouvement contre la Reacutesistance deux mots qui serontinexplicables dans trente ans fit un jouet de ce qui devaitecirctre si respectable  le nom drsquoune nation vaincue agrave qui laFrance accordait lrsquohospitaliteacute pour qui lrsquoon inventait desfecirctes pour qui lrsquoon chantait et lrsquoon dansait par souscrip-tion  enfin une nation qui lors de la lutte entre lrsquoEuropeet la France lui avait offert six mille hommes en 1796 etquels hommes  Nrsquoallez pas infeacuterer de ceci que lrsquoon veuilledonner tort agrave lrsquoempereur Nicolas contre la Pologne ou agrave laPologne contre lrsquoempereur Nicolas Ce serait drsquoabord uneassez sotte chose que de glisser des discussions politiquesdans un reacutecit qui doit ou amuser ou inteacuteresser Puis la Rus-sie et la Pologne avaient eacutegalement raison lrsquoune de vouloirlrsquouniteacute de son empire lrsquoautre de vouloir redevenir libre Di-sons en passant que la Pologne pouvait conqueacuterir la Rus-sie par lrsquoinfluence de ses mœurs au lieu de la combattrepar les armes en imitant les Chinois qui ont fini par chi-noiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais il faut

      lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

      et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

      ― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

      sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

      Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

      Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

      Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

      nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

      Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

      trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

      Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

      Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

      sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

      Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

      monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

      Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

      la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

      Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

      Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

      Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

      ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

      ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

      ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

      Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

      ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

      ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

      Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

      ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

      ― Que faisait-il donc 

      ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

      La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

      ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

      matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

      qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

      Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

      satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

      ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

      La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

      ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

      tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

      jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

      ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

      En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

      ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

      ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

      Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

      et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

      ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

      ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

      ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

      Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

      manda Cleacutementine

      ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

      de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

      Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

      ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

      disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

      ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

      ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

      ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

      ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

      ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

      ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

      leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

      Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

      ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

      ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

      ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

      ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

      ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

      Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

      de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

      ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

      ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

      ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

      ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

      ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

      Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

      ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

      me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

      comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

      ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

      La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

      ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

      ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

      peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

      ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

      ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

      ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

      Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

      na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

      ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

      ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

      ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

      ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

      ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

      Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

      ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

      Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

      soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

      ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

      Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

      trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

      ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

      ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

      tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

      ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

      Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

      Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

      Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

      cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

      ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

      La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

      Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

      lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

      ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

      Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

      les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

      Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

      ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

      fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

      ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

      et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

      La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

      ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

      ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

      leacuteges  dit la comtesse en souriant

      Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

      ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

      Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

      dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

      ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

      ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

      Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

      Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

      loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

      ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

      LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

      ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

      ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

      Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

      prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

      peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

      Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

      ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

      est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

      ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

      Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

      Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

      ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

      Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

      barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

      ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

      Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

      ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

      ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

      ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

      ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

      et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

      regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

      vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

      ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

      me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

      qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

      ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

      son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

      ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

      ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

      ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

      du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

      forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

      ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

      air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

      ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

      je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

      Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

      ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

      mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

      ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

      La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

      ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

      Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

      Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

      ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

      ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

      ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

      donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

      ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

      ― Mademoiselle Turquet

      ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

      Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

      ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

      ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

      ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

      ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

      ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

      ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

      ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

      ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

      dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

      Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

      ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

      verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

      zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

      Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

      trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

      ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

      Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

      ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

      Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

      ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

      sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

      ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

      vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

      Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

      Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

      Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

      laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

      qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

      raquo MARGUERITE TURQUET raquo

      ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

      Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

      ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

      tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

      Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

      ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

      ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

      ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

      prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

      drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

      Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

      ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

      pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

      ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

      ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

      ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

      lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

      quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

      ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

      Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

      tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

      ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

      ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

      ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

      ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

      ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

      Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

      ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

      pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

      ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

      Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

      ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

      ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

      ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

      ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

      ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

      Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

      ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

      ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

      ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

      Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

      ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

      Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

      qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

      ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

      Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

      ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

      que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

      ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

      ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

      ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

      ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

      ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

      Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

      fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

      Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

      Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

      ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

      Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

      le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

      ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

      ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

      ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

      ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

      ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

      lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

      comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

      lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

      ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

      ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

      ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

      sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

      ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

      ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

      ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

      moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

      Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

      lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

      ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

      Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

      Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

      ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

      bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

      ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

      mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

      ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

      ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

      ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

      Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

      mais― Lequel 

      ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

      Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

      Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

      ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

      ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

      demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

      ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

      Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

      laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

      pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

      la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

      raquo Minuit

      raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

      drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

      raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

      ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

      Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

      laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

      raquo Thaddeacutee raquo

      ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

      Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

      ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

      Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

      Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

      La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

      Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

      ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

      Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

      Paris janvier 1842

      ILLUSTRATIONS

      Malaga

      COLOPHON

      Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

      Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

      Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

      Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

      ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

      ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

      Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

      Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

      • La fausse maicirctresse
      • Illustrations
        • Malaga
          • Colophon

        Il est parfaitement inutile de dire que le Polonaisquoique reacutefugieacute ne coucirctait absolument rien au gouverne-ment franccedilais Le comte Adam appartient agrave lrsquoune des plusvieilles et des plus illustres familles de la Pologne allieacutee agravela plupart des maisons princiegraveres de lrsquoAllemagne aux Sa-pieacuteha aux Radzivill aux Rzewuski aux Cartoriski aux Lec-zinski aux Iablonoski etc Mais les connaissances heacuteral-diques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe et cette noblesse ne pouvait ecirctre une recomman-dation aupregraves de la bourgeoisie qui trocircnait alors Drsquoailleursquand en 1833 Adam se montra sur le boulevard des Ita-liens agrave Frascati au Jockey-Club il mena la vie drsquoun jeunehomme qui perdant ses espeacuterances politiques retrouvaitses vices et son amour pour le plaisir On le prit pour uneacutetudiant La nationaliteacute polonaise par lrsquoeffet drsquoune odieusereacuteaction gouvernementale eacutetait alors tombeacutee aussi bas queles reacutepublicains la voulaient mettre haut La lutte eacutetrangedu Mouvement contre la Reacutesistance deux mots qui serontinexplicables dans trente ans fit un jouet de ce qui devaitecirctre si respectable  le nom drsquoune nation vaincue agrave qui laFrance accordait lrsquohospitaliteacute pour qui lrsquoon inventait desfecirctes pour qui lrsquoon chantait et lrsquoon dansait par souscrip-tion  enfin une nation qui lors de la lutte entre lrsquoEuropeet la France lui avait offert six mille hommes en 1796 etquels hommes  Nrsquoallez pas infeacuterer de ceci que lrsquoon veuilledonner tort agrave lrsquoempereur Nicolas contre la Pologne ou agrave laPologne contre lrsquoempereur Nicolas Ce serait drsquoabord uneassez sotte chose que de glisser des discussions politiquesdans un reacutecit qui doit ou amuser ou inteacuteresser Puis la Rus-sie et la Pologne avaient eacutegalement raison lrsquoune de vouloirlrsquouniteacute de son empire lrsquoautre de vouloir redevenir libre Di-sons en passant que la Pologne pouvait conqueacuterir la Rus-sie par lrsquoinfluence de ses mœurs au lieu de la combattrepar les armes en imitant les Chinois qui ont fini par chi-noiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais il faut

        lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

        et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

        ― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

        sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

        Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

        Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

        Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

        nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

        Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

        trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

        Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

        Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

        sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

        Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

        monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

        Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

        la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

        Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

        Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

        Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

        ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

        ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

        ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

        Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

        ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

        ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

        Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

        ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

        ― Que faisait-il donc 

        ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

        La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

        ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

        matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

        qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

        Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

        satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

        ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

        La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

        ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

        tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

        jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

        ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

        En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

        ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

        ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

        Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

        et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

        ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

        ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

        ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

        Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

        manda Cleacutementine

        ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

        de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

        Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

        ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

        disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

        ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

        ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

        ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

        ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

        ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

        ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

        leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

        Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

        ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

        ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

        ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

        ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

        ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

        Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

        de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

        ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

        ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

        ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

        ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

        ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

        Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

        ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

        me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

        comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

        ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

        La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

        ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

        ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

        peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

        ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

        ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

        ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

        Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

        na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

        ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

        ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

        ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

        ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

        ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

        Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

        ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

        Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

        soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

        ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

        Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

        trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

        ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

        ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

        tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

        ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

        Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

        Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

        Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

        cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

        ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

        La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

        Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

        lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

        ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

        Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

        les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

        Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

        ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

        fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

        ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

        et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

        La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

        ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

        ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

        leacuteges  dit la comtesse en souriant

        Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

        ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

        Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

        dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

        ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

        ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

        Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

        Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

        loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

        ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

        LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

        ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

        ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

        Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

        prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

        peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

        Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

        ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

        est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

        ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

        Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

        Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

        ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

        Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

        barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

        ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

        Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

        ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

        ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

        ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

        ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

        et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

        regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

        vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

        ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

        me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

        qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

        ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

        son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

        ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

        ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

        ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

        du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

        forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

        ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

        air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

        ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

        je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

        Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

        ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

        mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

        ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

        La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

        ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

        Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

        Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

        ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

        ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

        ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

        donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

        ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

        ― Mademoiselle Turquet

        ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

        Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

        ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

        ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

        ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

        ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

        ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

        ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

        ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

        ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

        dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

        Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

        ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

        verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

        zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

        Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

        trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

        ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

        Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

        ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

        Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

        ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

        sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

        ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

        vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

        Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

        Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

        Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

        laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

        qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

        raquo MARGUERITE TURQUET raquo

        ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

        Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

        ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

        tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

        Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

        ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

        ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

        ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

        prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

        drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

        Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

        ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

        pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

        ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

        ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

        ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

        lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

        quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

        ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

        Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

        tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

        ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

        ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

        ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

        ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

        ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

        Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

        ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

        pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

        ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

        Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

        ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

        ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

        ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

        ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

        ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

        Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

        ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

        ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

        ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

        Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

        ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

        Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

        qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

        ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

        Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

        ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

        que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

        ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

        ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

        ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

        ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

        ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

        Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

        fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

        Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

        Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

        ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

        Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

        le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

        ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

        ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

        ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

        ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

        ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

        lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

        comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

        lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

        ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

        ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

        ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

        sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

        ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

        ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

        ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

        moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

        Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

        lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

        ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

        Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

        Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

        ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

        bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

        ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

        mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

        ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

        ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

        ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

        Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

        mais― Lequel 

        ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

        Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

        Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

        ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

        ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

        demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

        ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

        Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

        laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

        pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

        la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

        raquo Minuit

        raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

        drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

        raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

        ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

        Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

        laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

        raquo Thaddeacutee raquo

        ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

        Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

        ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

        Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

        Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

        La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

        Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

        ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

        Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

        Paris janvier 1842

        ILLUSTRATIONS

        Malaga

        COLOPHON

        Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

        Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

        Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

        Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

        ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

        ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

        Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

        Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

        • La fausse maicirctresse
        • Illustrations
          • Malaga
            • Colophon

          lrsquoespeacuterer La Pologne devait poloniser la Russie  Poniatows-ki lrsquoavait essayeacute dans la reacutegion la moins tempeacutereacutee lrsquoempire mais ce gentilhomme fut un roi drsquoautant plus incomprisque peut-ecirctre ne se comprenait-il pas bien lui-mecircme Com-ment nrsquoaurait-on pas haiuml de pauvres gens qui furent la causede lrsquohorrible mensonge commis pendant la revue ougrave toutParis demandait agrave secourir la Pologne  On feignit de re-garder les Polonais comme les allieacutes du parti reacutepublicainsans songer que la Pologne eacutetait une reacutepublique aristocra-tique Degraves lors la bourgeoisie accabla de ses ignobles deacute-dains le Polonais que lrsquoon deacuteifiait quelques jours aupara-vant Le vent drsquoune eacutemeute a toujours fait varier les Pari-siens du Nord au Midi sous tous les reacutegimes Il faut bienrappeler ces revirements de lrsquoopinion parisienne pour ex-pliquer comment le mot Polonais eacutetait en 1835 un quali-ficatif deacuterisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituelet le plus poli du monde au centre des lumiegraveres dans uneville qui tient aujourdrsquohui le sceptre des arts et de la litteacute-rature Il existe heacutelas  deux sortes de Polonais reacutefugieacutes lePolonais reacutepublicain fils de Lelewel et le noble polonais duparti agrave la tecircte duquel se place le prince Cartoriski Ces deuxsortes de Polonais sont lrsquoeau et le feu  mais pourquoi leuren vouloir  Ces divisions ne se sont-elles pas toujours re-marqueacutees chez les reacutefugieacutes agrave quelque nation qursquoils appar-tiennent nrsquoimporte en quelles contreacutees ils aillent  On porteson pays et ses haines avec soi Agrave Bruxelles deux precirctresfranccedilais eacutemigreacutes manifestaient une profonde horreur lrsquouncontre lrsquoautre et quand on demanda pourquoi agrave lrsquoun drsquoeuxil reacutepondit en montrant son compagnon de misegravere  laquo Crsquoestun janseacuteniste raquo Dante eucirct volontiers poignardeacute dans sonexil un adversaire des Blancs Lagrave gicirct la raison des attaquesdirigeacutees contre le veacuteneacuterable prince Adam Cartoriski par lesradicaux franccedilais et celle de la deacutefaveur reacutepandue sur unepartie de lrsquoeacutemigration polonaise par les Ceacutesar de boutique

          et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

          ― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

          sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

          Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

          Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

          Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

          nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

          Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

          trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

          Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

          Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

          sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

          Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

          monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

          Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

          la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

          Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

          Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

          Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

          ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

          ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

          ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

          Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

          ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

          ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

          Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

          ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

          ― Que faisait-il donc 

          ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

          La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

          ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

          matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

          qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

          Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

          satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

          ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

          La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

          ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

          tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

          jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

          ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

          En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

          ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

          ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

          Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

          et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

          ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

          ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

          ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

          Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

          manda Cleacutementine

          ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

          de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

          Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

          ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

          disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

          ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

          ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

          ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

          ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

          ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

          ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

          leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

          Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

          ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

          ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

          ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

          ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

          ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

          Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

          de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

          ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

          ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

          ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

          ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

          ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

          Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

          ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

          me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

          comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

          ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

          La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

          ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

          ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

          peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

          ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

          ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

          ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

          Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

          na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

          ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

          ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

          ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

          ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

          ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

          Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

          ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

          Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

          soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

          ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

          Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

          trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

          ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

          ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

          tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

          ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

          Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

          Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

          Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

          cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

          ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

          La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

          Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

          lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

          ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

          Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

          les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

          Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

          ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

          fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

          ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

          et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

          La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

          ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

          ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

          leacuteges  dit la comtesse en souriant

          Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

          ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

          Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

          dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

          ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

          ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

          Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

          Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

          loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

          ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

          LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

          ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

          ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

          Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

          prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

          peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

          Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

          ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

          est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

          ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

          Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

          Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

          ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

          Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

          barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

          ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

          Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

          ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

          ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

          ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

          ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

          et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

          regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

          vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

          ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

          me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

          qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

          ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

          son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

          ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

          ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

          ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

          du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

          forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

          ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

          air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

          ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

          je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

          Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

          ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

          mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

          ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

          La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

          ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

          Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

          Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

          ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

          ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

          ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

          donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

          ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

          ― Mademoiselle Turquet

          ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

          Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

          ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

          ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

          ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

          ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

          ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

          ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

          ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

          ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

          dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

          Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

          ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

          verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

          zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

          Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

          trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

          ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

          Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

          ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

          Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

          ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

          sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

          ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

          vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

          Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

          Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

          Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

          laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

          qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

          raquo MARGUERITE TURQUET raquo

          ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

          Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

          ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

          tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

          Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

          ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

          ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

          ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

          prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

          drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

          Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

          ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

          pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

          ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

          ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

          ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

          lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

          quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

          ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

          Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

          tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

          ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

          ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

          ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

          ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

          ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

          Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

          ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

          pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

          ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

          Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

          ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

          ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

          ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

          ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

          ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

          Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

          ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

          ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

          ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

          Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

          ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

          Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

          qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

          ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

          Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

          ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

          que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

          ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

          ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

          ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

          ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

          ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

          Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

          fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

          Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

          Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

          ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

          Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

          le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

          ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

          ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

          ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

          ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

          ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

          lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

          comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

          lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

          ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

          ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

          ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

          sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

          ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

          ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

          ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

          moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

          Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

          lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

          ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

          Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

          Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

          ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

          bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

          ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

          mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

          ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

          ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

          ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

          Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

          mais― Lequel 

          ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

          Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

          Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

          ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

          ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

          demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

          ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

          Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

          laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

          pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

          la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

          raquo Minuit

          raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

          drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

          raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

          ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

          Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

          laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

          raquo Thaddeacutee raquo

          ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

          Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

          ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

          Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

          Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

          La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

          Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

          ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

          Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

          Paris janvier 1842

          ILLUSTRATIONS

          Malaga

          COLOPHON

          Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

          Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

          Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

          Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

          ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

          ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

          Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

          Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

          • La fausse maicirctresse
          • Illustrations
            • Malaga
              • Colophon

            et les Alexandre de la patente En 1834 Adam Mitgislas eutdonc contre lui les plaisanteries parisiennes

            ― Il est gentil quoique polonais disait de lui Rastignac― Tous ces Polonais se preacutetendent grands seigneurs di-

            sait Maxime de Trailles mais celui-ci paie ses dettes de jeu je commence agrave croire qursquoil a eu des terres

            Sans vouloir offenser des bannis il est permis de faireobserver que la leacutegegravereteacute lrsquoinsouciance lrsquoinconsistance ducaractegravere sarmate autorisegraverent les meacutedisances des Parisiensqui drsquoailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais ensemblable occurrence Lrsquoaristocratie franccedilaise si admira-blement secourue par lrsquoaristocratie polonaise pendant la reacute-volution nrsquoa certes pas rendu la pareille agrave lrsquoeacutemigration for-ceacutee de 1832 Ayons le triste courage de le dire le faubourgSaint-Germain est encore deacutebiteur de la Pologne

            Le comte Adam eacutetait-il riche eacutetait-il pauvre eacutetait-ce unaventurier  Ce problegraveme resta pendant long-temps indeacute-cis Les salons de la diplomatie fidegraveles agrave leurs instructionsimitegraverent le silence de lrsquoempereur Nicolas qui consideacuteraitalors comme mort tout eacutemigreacute polonais Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot drsquoordre donnegraverentune horrible preuve de cette qualiteacute politique deacutecoreacutee dutitre de sagesse On y meacuteconnut un prince russe avec quilrsquoon fumait des cigares pendant lrsquoeacutemigration parce qursquoil pa-raissait avoir encouru la disgracircce de lrsquoempereur Nicolas

            Placeacutes entre la prudence de la cour et celle de la diplo-matie les Polonais de distinction vivaient dans la solitudebiblique de Super flumina Babylonis ou hantaient certainssalons qui servent de terrain neutre agrave toutes les opinionsDans une ville de plaisir comme Paris ougrave les distractionsabondent agrave tous les eacutetages lrsquoeacutetourderie polonaise trouvadeux fois plus de motifs qursquoil ne lui en fallait pour me-ner la vie dissipeacutee des garccedilons Enfin disons-le Adam eutdrsquoabord contre lui sa tournure et ses maniegraveres Il y a deuxPolonais comme il y a deux Anglaises Quand une Anglaise

            nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

            Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

            trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

            Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

            Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

            sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

            Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

            monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

            Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

            la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

            Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

            Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

            Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

            ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

            ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

            ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

            Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

            ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

            ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

            Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

            ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

            ― Que faisait-il donc 

            ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

            La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

            ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

            matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

            qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

            Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

            satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

            ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

            La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

            ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

            tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

            jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

            ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

            En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

            ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

            ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

            Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

            et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

            ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

            ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

            ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

            Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

            manda Cleacutementine

            ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

            de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

            Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

            ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

            disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

            ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

            ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

            ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

            ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

            ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

            ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

            leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

            Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

            ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

            ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

            ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

            ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

            ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

            Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

            de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

            ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

            ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

            ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

            ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

            ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

            Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

            ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

            me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

            comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

            ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

            La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

            ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

            ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

            peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

            ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

            ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

            ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

            Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

            na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

            ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

            ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

            ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

            ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

            ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

            Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

            ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

            Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

            soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

            ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

            Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

            trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

            ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

            ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

            tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

            ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

            Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

            Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

            Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

            cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

            ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

            La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

            Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

            lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

            ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

            Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

            les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

            Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

            ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

            fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

            ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

            et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

            La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

            ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

            ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

            leacuteges  dit la comtesse en souriant

            Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

            ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

            Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

            dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

            ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

            ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

            Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

            Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

            loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

            ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

            LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

            ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

            ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

            Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

            prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

            peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

            Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

            ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

            est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

            ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

            Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

            Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

            ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

            Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

            barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

            ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

            Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

            ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

            ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

            ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

            ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

            et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

            regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

            vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

            ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

            me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

            qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

            ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

            son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

            ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

            ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

            ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

            du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

            forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

            ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

            air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

            ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

            je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

            Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

            ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

            mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

            ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

            La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

            ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

            Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

            Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

            ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

            ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

            ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

            donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

            ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

            ― Mademoiselle Turquet

            ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

            Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

            ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

            ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

            ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

            ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

            ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

            ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

            ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

            ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

            dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

            Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

            ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

            verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

            zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

            Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

            trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

            ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

            Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

            ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

            Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

            ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

            sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

            ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

            vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

            Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

            Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

            Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

            laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

            qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

            raquo MARGUERITE TURQUET raquo

            ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

            Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

            ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

            tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

            Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

            ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

            ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

            ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

            prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

            drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

            Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

            ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

            pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

            ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

            ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

            ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

            lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

            quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

            ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

            Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

            tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

            ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

            ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

            ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

            ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

            ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

            Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

            ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

            pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

            ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

            Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

            ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

            ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

            ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

            ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

            ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

            Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

            ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

            ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

            ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

            Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

            ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

            Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

            qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

            ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

            Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

            ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

            que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

            ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

            ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

            ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

            ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

            ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

            Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

            fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

            Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

            Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

            ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

            Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

            le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

            ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

            ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

            ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

            ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

            ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

            lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

            comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

            lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

            ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

            ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

            ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

            sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

            ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

            ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

            ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

            moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

            Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

            lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

            ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

            Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

            Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

            ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

            bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

            ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

            mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

            ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

            ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

            ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

            Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

            mais― Lequel 

            ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

            Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

            Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

            ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

            ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

            demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

            ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

            Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

            laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

            pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

            la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

            raquo Minuit

            raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

            drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

            raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

            ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

            Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

            laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

            raquo Thaddeacutee raquo

            ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

            Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

            ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

            Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

            Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

            La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

            Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

            ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

            Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

            Paris janvier 1842

            ILLUSTRATIONS

            Malaga

            COLOPHON

            Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

            Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

            Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

            Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

            ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

            ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

            Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

            Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

            • La fausse maicirctresse
            • Illustrations
              • Malaga
                • Colophon

              nrsquoest pas tregraves-belle elle est horriblement laide et le comteAdam appartient agrave la seconde cateacutegorie Sa petite figure as-sez aigre de ton semble avoir eacuteteacute presseacutee dans un eacutetau Sonnez court ses cheveux blonds ses moustaches et sa barberousses lui donnent drsquoautant plus lrsquoair drsquoune chegravevre qursquoil estpetit maigre et que ses yeux drsquoun jaune sale vous saisissentpar ce regard oblique si ceacutelegravebre par le vers de Virgile Com-ment malgreacute tant de conditions deacutefavorables possegravede-t-ildes maniegraveres et un ton exquis  La solution de ce problegravemesrsquoexplique et par une tenue de dandy et par lrsquoeacuteducation dueagrave sa megravere une Radzivill Si son courage va jusqursquoagrave la teacute-meacuteriteacute son esprit ne deacutepasse point les plaisanteries cou-rantes et eacutepheacutemegraveres de la conversation parisienne  mais ilne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens agrave la modeun garccedilon qui lui soit supeacuterieur Les gens du monde causentaujourdrsquohui beaucoup trop chevaux revenus impocircts deacute-puteacutes pour que la conversation franccedilaise reste ce qursquoelle futLrsquoesprit veut du loisir et certaines ineacutegaliteacutes de position Oncause peut-ecirctre mieux agrave Peacutetersbourg et agrave Vienne qursquoagrave ParisDes eacutegaux nrsquoont plus besoin de finesses ils se disent alorstout becirctement les choses comme elles sont Les moqueursde Paris retrouvegraverent donc difficilement un grand seigneurdans une espegravece drsquoeacutetudiant leacuteger qui dans le discours pas-sait avec insouciance drsquoun sujet agrave un autre qui courait apregravesles amusements avec drsquoautant plus de fureur qursquoil venaitdrsquoeacutechapper agrave de grands peacuterils et que sorti de son pays ougravesa famille eacutetait connue il se crut libre de mener une vie deacute-cousue sans courir les risques de la deacuteconsideacuteration

              Un beau jour en 1834 Adam acheta rue la Peacutepiniegravereun hocirctel Six mois apregraves cette acquisition sa tenue eacutega-la celle des plus riches maisons de Paris Au moment ougraveLaginski commenccedilait agrave se faire prendre au seacuterieux il vitCleacutementine aux Italiens et devint amoureux drsquoelle Un anapregraves le mariage eut lieu Le salon de madame drsquoEsparddonna le signal des louanges Les megraveres de famille apprirent

              trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

              Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

              Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

              sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

              Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

              monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

              Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

              la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

              Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

              Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

              Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

              ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

              ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

              ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

              Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

              ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

              ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

              Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

              ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

              ― Que faisait-il donc 

              ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

              La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

              ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

              matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

              qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

              Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

              satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

              ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

              La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

              ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

              tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

              jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

              ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

              En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

              ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

              ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

              Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

              et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

              ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

              ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

              ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

              Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

              manda Cleacutementine

              ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

              de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

              Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

              ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

              disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

              ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

              ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

              ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

              ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

              ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

              ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

              leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

              Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

              ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

              ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

              ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

              ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

              ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

              Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

              de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

              ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

              ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

              ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

              ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

              ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

              Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

              ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

              me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

              comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

              ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

              La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

              ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

              ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

              peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

              ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

              ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

              ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

              Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

              na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

              ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

              ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

              ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

              ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

              ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

              Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

              ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

              Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

              soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

              ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

              Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

              trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

              ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

              ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

              tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

              ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

              Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

              Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

              Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

              cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

              ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

              La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

              Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

              lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

              ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

              Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

              les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

              Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

              ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

              fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

              ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

              et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

              La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

              ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

              ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

              leacuteges  dit la comtesse en souriant

              Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

              ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

              Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

              dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

              ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

              ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

              Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

              Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

              loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

              ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

              LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

              ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

              ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

              Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

              prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

              peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

              Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

              ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

              est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

              ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

              Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

              Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

              ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

              Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

              barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

              ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

              Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

              ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

              ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

              ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

              ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

              et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

              regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

              vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

              ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

              me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

              qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

              ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

              son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

              ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

              ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

              ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

              du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

              forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

              ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

              air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

              ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

              je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

              Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

              ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

              mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

              ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

              La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

              ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

              Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

              Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

              ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

              ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

              ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

              donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

              ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

              ― Mademoiselle Turquet

              ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

              Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

              ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

              ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

              ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

              ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

              ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

              ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

              ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

              ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

              dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

              Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

              ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

              verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

              zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

              Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

              trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

              ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

              Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

              ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

              Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

              ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

              sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

              ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

              vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

              Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

              Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

              Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

              laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

              qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

              raquo MARGUERITE TURQUET raquo

              ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

              Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

              ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

              tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

              Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

              ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

              ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

              ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

              prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

              drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

              Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

              ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

              pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

              ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

              ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

              ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

              lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

              quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

              ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

              Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

              tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

              ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

              ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

              ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

              ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

              ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

              Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

              ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

              pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

              ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

              Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

              ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

              ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

              ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

              ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

              ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

              Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

              ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

              ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

              ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

              Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

              ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

              Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

              qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

              ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

              Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

              ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

              que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

              ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

              ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

              ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

              ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

              ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

              Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

              fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

              Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

              Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

              ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

              Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

              le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

              ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

              ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

              ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

              ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

              ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

              lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

              comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

              lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

              ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

              ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

              ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

              sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

              ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

              ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

              ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

              moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

              Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

              lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

              ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

              Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

              Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

              ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

              bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

              ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

              mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

              ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

              ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

              ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

              Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

              mais― Lequel 

              ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

              Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

              Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

              ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

              ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

              demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

              ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

              Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

              laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

              pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

              la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

              raquo Minuit

              raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

              drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

              raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

              ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

              Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

              laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

              raquo Thaddeacutee raquo

              ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

              Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

              ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

              Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

              Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

              La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

              Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

              ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

              Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

              Paris janvier 1842

              ILLUSTRATIONS

              Malaga

              COLOPHON

              Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

              Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

              Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

              Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

              ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

              ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

              Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

              Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

              • La fausse maicirctresse
              • Illustrations
                • Malaga
                  • Colophon

                trop tard que degraves lrsquoan neuf cent les Laginski se comp-taient parmi les familles illustres du Nord Par un traitde prudence anti-polonaise la megravere du jeune comte avaitau moment de lrsquoinsurrection hypotheacutequeacute ses biens drsquounesomme immense precircteacutee par deux maisons juives et placeacuteedans les fonds franccedilais Le comte Adam Laginski posseacutedaitquatre-vingt mille francs de rente On ne srsquoeacutetonna plus delrsquoimprudence avec laquelle selon beaucoup de salons ma-dame de Seacuterizy le vieux diplomate Ronquerolles et le che-valier du Rouvre ceacutedaient agrave la folle passion de leur niegraveceOn passa comme toujours drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre Pendantlrsquohiver de 1836 le comte Adam fut agrave la mode et Cleacutemen-tine Laginska devint une des reines de Paris Madame deLaginska fait aujourdrsquohui partie de ce charmant groupe dejeunes femmes ougrave brillent mesdames de lrsquoEstorade de Por-tenduegravere Marie de Vandenesse du Gueacutenic et de Maufri-gneuse les fleurs du Paris actuel qui vivent agrave une grandedistance des parvenus des bourgeois et des faiseurs de lanouvelle politique

                Ce preacuteambule eacutetait neacutecessaire pour deacuteterminer la sphegraveredans laquelle srsquoest passeacutee une de ces actions sublimes moinsrares que les deacutetracteurs du temps preacutesent ne le croient quisont comme les belles perles le fruit drsquoune souffrance oudrsquoune douleur et qui semblables aux perles sont cacheacuteessous de rudes eacutecailles perdues enfin au fond de ce gouffrede cette mer de cette onde incessamment remueacutee nommeacuteele monde le siegravecle Paris Londres ou Peacutetersbourg commevous voudrez 

                Si jamais cette veacuteriteacute que lrsquoarchitecture est lrsquoexpressiondes mœurs fut deacutemontreacutee nrsquoest-ce pas depuislrsquoinsurrection de 1830 sous le regravegne de la maisondrsquoOrleacuteans  Toutes les fortunes se reacutetreacutecissant en Franceles majestueux hocirctels de nos pegraveres sont incessamment deacute-molis et remplaceacutes par des espegraveces de phalanstegraveres ougrave lepair de France de Juillet habite un troisiegraveme eacutetage au-des-

                sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

                Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

                monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

                Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

                la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

                Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

                Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

                Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

                ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

                ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

                ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

                Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

                ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

                ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

                Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

                ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

                ― Que faisait-il donc 

                ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

                La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

                ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

                matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

                qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

                Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

                satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

                ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

                La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

                ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

                tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

                jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

                ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                manda Cleacutementine

                ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                leacuteges  dit la comtesse en souriant

                Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                ― Mademoiselle Turquet

                ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                mais― Lequel 

                ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                raquo Minuit

                raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                raquo Thaddeacutee raquo

                ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                Paris janvier 1842

                ILLUSTRATIONS

                Malaga

                COLOPHON

                Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                • La fausse maicirctresse
                • Illustrations
                  • Malaga
                    • Colophon

                  sus drsquoun empirique enrichi Les styles sont confuseacutementemployeacutes Comme il nrsquoexiste plus de cour ni de noblessepour donner le ton on ne voit aucun ensemble dans lesproductions de lrsquoart De son cocircteacute jamais lrsquoarchitecture nrsquoadeacutecouvert plus de moyens eacuteconomiques pour singer le vraile solide et nrsquoa deacuteployeacute plus de ressources plus de geacuteniedans les distributions Proposez agrave un artiste la lisiegravere du jar-din drsquoun vieil hocirctel abattu il vous y bacirctit un petit Louvreeacutecraseacute drsquoornements  il y trouve une cour des eacutecuries et sivous y tenez un jardin  agrave lrsquointeacuterieur il accumule tant de pe-tites piegraveces et de deacutegagements il sait si bien tromper lrsquoœilqursquoon srsquoy croit agrave lrsquoaise  enfin il y foisonne tant de logementsqursquoune famille ducale fait ses eacutevolutions dans lrsquoancien four-nil drsquoun preacutesident agrave mortier

                  Lrsquohocirctel de la comtesse Laginska rue de la Peacutepiniegravere unede ces creacuteations modernes est entre cour et jardin Agrave droitedans la cour srsquoeacutetendent les communs auxquels reacutepondentagrave gauche les remises et les eacutecuries La loge du conciergesrsquoeacutelegraveve entre deux charmantes portes cochegraveres Le grandluxe de cette maison consiste en une charmante serre agen-ceacutee agrave la suite drsquoun boudoir au rez-de-chausseacutee ougrave se deacute-ploient drsquoadmirables appartements de reacuteception Un phi-lanthrope chasseacute drsquoAngleterre avait bacircti cette bijouterie ar-chitecturale construit la serre dessineacute le jardin verni lesportes briqueteacute les communs verdi les fenecirctres et reacuteali-seacute lrsquoun de ces recircves pareils toute proportion gardeacutee agrave ce-lui de Georges IV agrave Brigthon Le feacutecond lrsquoindustrieux lerapide ouvrier de Paris lui avait sculpteacute ses portes et sesfenecirctres On lui avait imiteacute les plafonds du moyen-acircge ouceux des palais veacutenitiens et prodigueacute les placages de marbreen tableaux exteacuterieurs Elschoeumlt et Klagmann travaillegraverentles dessus de portes et les chemineacutees Boulanger avait ma-gistralement peint les plafonds Les merveilles de lrsquoescalierblanc comme le bras drsquoune femme deacutefiaient celles de lrsquohocirctelRothschild Agrave cause des eacutemeutes le prix de cette folie ne

                  monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

                  Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

                  la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

                  Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

                  Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

                  Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

                  ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

                  ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

                  ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

                  Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

                  ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

                  ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

                  Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

                  ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

                  ― Que faisait-il donc 

                  ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

                  La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

                  ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

                  matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

                  qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

                  Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

                  satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

                  ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

                  La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

                  ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

                  tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

                  jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

                  ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                  En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                  ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                  ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                  Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                  et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                  ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                  ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                  ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                  Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                  manda Cleacutementine

                  ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                  de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                  Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                  ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                  disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                  ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                  ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                  ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                  ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                  ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                  ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                  leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                  Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                  ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                  ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                  ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                  ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                  ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                  Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                  de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                  ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                  ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                  ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                  ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                  ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                  Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                  ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                  me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                  comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                  ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                  La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                  ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                  ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                  peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                  ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                  ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                  ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                  Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                  na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                  ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                  ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                  ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                  ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                  ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                  Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                  ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                  Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                  soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                  ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                  Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                  trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                  ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                  ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                  tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                  ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                  Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                  Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                  Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                  cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                  ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                  La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                  Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                  lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                  ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                  Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                  les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                  Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                  ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                  fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                  ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                  et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                  La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                  ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                  ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                  leacuteges  dit la comtesse en souriant

                  Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                  ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                  Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                  dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                  ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                  ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                  Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                  Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                  loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                  ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                  LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                  ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                  ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                  Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                  prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                  peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                  Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                  ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                  est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                  ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                  Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                  Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                  ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                  Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                  barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                  ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                  Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                  ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                  ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                  ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                  ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                  et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                  regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                  vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                  ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                  me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                  qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                  ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                  son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                  ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                  ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                  ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                  du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                  forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                  ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                  air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                  ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                  je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                  Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                  ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                  mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                  ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                  La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                  ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                  Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                  Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                  ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                  ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                  ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                  donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                  ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                  ― Mademoiselle Turquet

                  ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                  Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                  ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                  ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                  ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                  ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                  ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                  ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                  ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                  ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                  dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                  Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                  ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                  verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                  zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                  Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                  trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                  ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                  Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                  ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                  Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                  ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                  sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                  ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                  vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                  Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                  Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                  Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                  laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                  qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                  raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                  ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                  Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                  ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                  tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                  Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                  ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                  ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                  ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                  prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                  drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                  Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                  ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                  pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                  ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                  ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                  ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                  lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                  quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                  ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                  Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                  tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                  ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                  ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                  ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                  ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                  ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                  Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                  ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                  pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                  ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                  Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                  ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                  ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                  ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                  ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                  ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                  Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                  ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                  ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                  ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                  Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                  ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                  Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                  qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                  ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                  Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                  ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                  que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                  ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                  ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                  ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                  ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                  ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                  Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                  fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                  Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                  Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                  ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                  Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                  le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                  ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                  ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                  ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                  ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                  ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                  lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                  comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                  lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                  ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                  ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                  ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                  sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                  ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                  ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                  ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                  moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                  Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                  lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                  ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                  Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                  Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                  ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                  bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                  ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                  mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                  ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                  ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                  ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                  Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                  mais― Lequel 

                  ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                  Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                  Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                  ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                  ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                  demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                  ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                  Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                  laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                  pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                  la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                  raquo Minuit

                  raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                  drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                  raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                  ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                  Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                  laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                  raquo Thaddeacutee raquo

                  ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                  Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                  ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                  Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                  Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                  La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                  Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                  ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                  Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                  Paris janvier 1842

                  ILLUSTRATIONS

                  Malaga

                  COLOPHON

                  Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                  Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                  Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                  Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                  ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                  ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                  Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                  Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                  • La fausse maicirctresse
                  • Illustrations
                    • Malaga
                      • Colophon

                    monta pas agrave plus de onze cent mille francs Pour un Anglaisce fut donneacute Tout ce luxe dit princier par des gens qui nesavent plus ce qursquoest un vrai prince tenait dans lrsquoancien jar-din de lrsquohocirctel drsquoun fournisseur un des Creacutesus de la reacutevolu-tion mort agrave Bruxelles en faillite apregraves un cen dessus-des-sous de Bourse LrsquoAnglais mourut agrave Paris de Paris car pourbien des gens Paris est une maladie  il est quelquefois plu-sieurs maladies Sa veuve une meacutethodiste manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab Ce phi-lanthrope eacutetait un marchand drsquoopium La pudique veuveordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment ougraveles eacutemeutes mettaient en question la paix agrave tout prix Lecomte Adam profita de cette occasion vous saurez com-ment car rien nrsquoeacutetait moins dans ses habitudes de grandseigneur

                    Derriegravere cette maison bacirctie en pierre brodeacutee comme me-lon srsquoeacutetale le velours vert drsquoune pelouse anglaise ombra-geacutee au fond par un eacuteleacutegant massif drsquoarbres exotiques drsquoougravesrsquoeacutelance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes etses œufs doreacutes immobiles La serre et ses constructions fan-tastiques deacuteguisent le mur de clocircture au midi Lrsquoautre murqui fait face agrave la serre est cacheacute par des plantes grimpantesfaccedilonneacutees en portiques agrave lrsquoaide de macircts peints en vert etreacuteunis par des traverses Cette prairie ce monde de fleursces alleacutees sableacutees ce simulacre de forecirct ces palissades aeacute-riennes se deacuteveloppent dans vingt-cinq perches carreacutees quivalent aujourdrsquohui quatre cent mille francs la valeur drsquounevraie forecirct Au milieu de ce silence obtenu dans Paris lesoiseaux chantent  il y a des merles des rossignols des bou-vreuils des fauvettes et beaucoup de moineaux La serre estune immense jardiniegravere ougrave lrsquoair est chargeacute de parfums ougravelrsquoon se promegravene en hiver comme si lrsquoeacuteteacute brillait de tous sesfeux Les moyens par lesquels on compose une atmosphegravereagrave sa guise la Torride la Chine ou lrsquoItalie sont habilementdeacuterobeacutes aux regards Les tubes ougrave circulent lrsquoeau bouillante

                    la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

                    Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

                    Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

                    Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

                    ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

                    ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

                    ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

                    Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

                    ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

                    ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

                    Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

                    ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

                    ― Que faisait-il donc 

                    ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

                    La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

                    ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

                    matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

                    qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

                    Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

                    satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

                    ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

                    La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

                    ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

                    tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

                    jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

                    ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                    En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                    ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                    ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                    Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                    et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                    ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                    ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                    ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                    Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                    manda Cleacutementine

                    ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                    de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                    Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                    ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                    disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                    ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                    ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                    ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                    ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                    ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                    ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                    leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                    Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                    ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                    ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                    ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                    ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                    ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                    Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                    de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                    ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                    ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                    ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                    ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                    ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                    Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                    ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                    me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                    comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                    ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                    La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                    ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                    ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                    peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                    ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                    ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                    ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                    Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                    na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                    ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                    ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                    ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                    ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                    ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                    Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                    ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                    Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                    soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                    ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                    Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                    trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                    ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                    ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                    tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                    ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                    Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                    Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                    Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                    cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                    ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                    La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                    Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                    lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                    ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                    Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                    les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                    Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                    ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                    fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                    ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                    et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                    La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                    ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                    ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                    leacuteges  dit la comtesse en souriant

                    Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                    ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                    Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                    dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                    ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                    ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                    Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                    Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                    loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                    ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                    LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                    ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                    ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                    Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                    prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                    peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                    Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                    ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                    est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                    ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                    Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                    Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                    ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                    Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                    barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                    ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                    Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                    ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                    ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                    ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                    ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                    et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                    regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                    vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                    ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                    me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                    qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                    ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                    son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                    ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                    ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                    ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                    du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                    forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                    ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                    air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                    ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                    je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                    Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                    ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                    mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                    ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                    La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                    ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                    Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                    Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                    ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                    ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                    ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                    donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                    ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                    ― Mademoiselle Turquet

                    ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                    Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                    ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                    ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                    ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                    ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                    ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                    ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                    ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                    ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                    dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                    Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                    ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                    verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                    zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                    Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                    trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                    ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                    Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                    ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                    Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                    ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                    sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                    ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                    vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                    Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                    Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                    Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                    laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                    qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                    raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                    ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                    Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                    ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                    tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                    Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                    ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                    ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                    ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                    prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                    drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                    Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                    ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                    pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                    ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                    ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                    ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                    lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                    quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                    ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                    Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                    tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                    ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                    ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                    ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                    ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                    ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                    Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                    ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                    pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                    ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                    Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                    ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                    ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                    ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                    ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                    ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                    Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                    ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                    ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                    ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                    Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                    ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                    Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                    qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                    ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                    Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                    ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                    que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                    ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                    ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                    ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                    ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                    ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                    Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                    fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                    Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                    Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                    ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                    Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                    le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                    ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                    ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                    ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                    ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                    ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                    lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                    comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                    lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                    ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                    ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                    ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                    sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                    ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                    ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                    ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                    moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                    Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                    lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                    ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                    Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                    Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                    ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                    bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                    ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                    mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                    ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                    ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                    ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                    Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                    mais― Lequel 

                    ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                    Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                    Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                    ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                    ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                    demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                    ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                    Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                    laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                    pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                    la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                    raquo Minuit

                    raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                    drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                    raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                    ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                    Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                    laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                    raquo Thaddeacutee raquo

                    ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                    Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                    ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                    Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                    Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                    La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                    Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                    ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                    Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                    Paris janvier 1842

                    ILLUSTRATIONS

                    Malaga

                    COLOPHON

                    Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                    Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                    Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                    Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                    ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                    ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                    Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                    Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                    • La fausse maicirctresse
                    • Illustrations
                      • Malaga
                        • Colophon

                      la vapeur un calorique quelconque sont enveloppeacutes deterre et se produisent aux regards comme des guirlandes defleurs vivantes Vaste est le boudoir Sur un terrain restreintle miracle de cette feacutee parisienne appeleacutee lrsquoArchitecture estde rendre tout grand Le boudoir de la jeune comtesse futla coquetterie de lrsquoartiste agrave qui le comte Adam livra lrsquohocirctelagrave deacutecorer de nouveau Une faute y est impossible  il y atrop de jolis riens Lrsquoamour ne saurait ougrave se poser parmides travailleuses sculpteacutees en Chine ougrave lrsquoœil aperccediloit desmilliers de figures bizarres fouilleacutees dans lrsquoivoire et dontla geacuteneacuteration a useacute deux familles chinoises  des coupes detopaze brucircleacutee monteacutees sur un pied de filigrane  des mo-saiumlques qui inspirent le vol  des tableaux hollandais commeen refait Meissonnier  des anges conccedilus comme les exeacutecuteGeacuterard-Seacuteguin qui ne veut pas vendre les siens  des sta-tuettes sculpteacutees par des geacutenies poursuivis par leurs creacutean-ciers (veacuteritable explication des mythes arabes)  les sublimeseacutebauches de nos premiers artistes  des devants de bahutpour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fan-taisies de la soierie indienne  des portiegraveres qui srsquoeacutechappenten flots doreacutes de dessous une traverse en checircne noir ougravegrouille une chasse entiegravere  des meubles dignes de madamede Pompadour  un tapis de Perse etc Enfin derniegravere gracircceces richesses eacuteclaireacutees par un demi-jour qui filtre agrave traversdeux rideaux de dentelle en paraissaient encore plus char-mantes Sur une console parmi des antiquiteacutes une cra-vache dont le bout fut sculpteacute par mademoiselle de Fau-veau disait que la comtesse aimait agrave monter agrave cheval

                      Tel est un boudoir en 1837 un eacutetalage de marchandisesqui divertissent les regards comme si lrsquoennui menaccedilait lasocieacuteteacute la plus remueuse et la plus remueacutee du monde Pour-quoi rien drsquointime rien qui porte agrave la recircverie au calme Pourquoi  personne nrsquoest sucircr de son lendemain et chacunjouit de la vie en usufruitier prodigue

                      Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

                      Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

                      ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

                      ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

                      ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

                      Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

                      ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

                      ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

                      Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

                      ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

                      ― Que faisait-il donc 

                      ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

                      La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

                      ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

                      matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

                      qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

                      Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

                      satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

                      ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

                      La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

                      ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

                      tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

                      jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

                      ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                      En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                      ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                      ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                      Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                      et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                      ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                      ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                      ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                      Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                      manda Cleacutementine

                      ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                      de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                      Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                      ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                      disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                      ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                      ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                      ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                      ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                      ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                      ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                      leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                      Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                      ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                      ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                      ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                      ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                      ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                      Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                      de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                      ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                      ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                      ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                      ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                      ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                      Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                      ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                      me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                      comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                      ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                      La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                      ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                      ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                      peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                      ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                      ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                      ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                      Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                      na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                      ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                      ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                      ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                      ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                      ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                      Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                      ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                      Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                      soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                      ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                      Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                      trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                      ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                      ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                      tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                      ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                      Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                      Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                      Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                      cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                      ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                      La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                      Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                      lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                      ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                      Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                      les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                      Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                      ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                      fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                      ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                      et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                      La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                      ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                      ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                      leacuteges  dit la comtesse en souriant

                      Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                      ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                      Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                      dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                      ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                      ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                      Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                      Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                      loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                      ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                      LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                      ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                      ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                      Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                      prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                      peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                      Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                      ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                      est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                      ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                      Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                      Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                      ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                      Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                      barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                      ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                      Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                      ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                      ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                      ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                      ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                      et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                      regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                      vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                      ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                      me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                      qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                      ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                      son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                      ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                      ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                      ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                      du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                      forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                      ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                      air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                      ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                      je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                      Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                      ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                      mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                      ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                      La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                      ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                      Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                      Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                      ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                      ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                      ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                      donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                      ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                      ― Mademoiselle Turquet

                      ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                      Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                      ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                      ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                      ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                      ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                      ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                      ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                      ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                      ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                      dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                      Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                      ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                      verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                      zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                      Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                      trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                      ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                      Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                      ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                      Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                      ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                      sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                      ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                      vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                      Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                      Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                      Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                      laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                      qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                      raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                      ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                      Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                      ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                      tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                      Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                      ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                      ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                      ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                      prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                      drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                      Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                      ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                      pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                      ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                      ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                      ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                      lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                      quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                      ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                      Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                      tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                      ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                      ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                      ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                      ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                      ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                      Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                      ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                      pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                      ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                      Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                      ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                      ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                      ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                      ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                      ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                      Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                      ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                      ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                      ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                      Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                      ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                      Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                      qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                      ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                      Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                      ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                      que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                      ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                      ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                      ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                      ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                      ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                      Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                      fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                      Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                      Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                      ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                      Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                      le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                      ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                      ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                      ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                      ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                      ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                      lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                      comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                      lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                      ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                      ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                      ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                      sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                      ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                      ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                      ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                      moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                      Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                      lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                      ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                      Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                      Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                      ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                      bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                      ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                      mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                      ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                      ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                      ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                      Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                      mais― Lequel 

                      ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                      Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                      Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                      ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                      ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                      demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                      ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                      Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                      laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                      pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                      la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                      raquo Minuit

                      raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                      drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                      raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                      ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                      Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                      laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                      raquo Thaddeacutee raquo

                      ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                      Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                      ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                      Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                      Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                      La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                      Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                      ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                      Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                      Paris janvier 1842

                      ILLUSTRATIONS

                      Malaga

                      COLOPHON

                      Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                      Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                      Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                      Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                      ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                      ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                      Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                      Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                      • La fausse maicirctresse
                      • Illustrations
                        • Malaga
                          • Colophon

                        Par une matineacutee Cleacutementine se donnait lrsquoair de reacutefleacutechireacutetaleacutee sur une de ces meacuteridiennes merveilleuses drsquoougrave lrsquoon nepeut pas se lever tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente Les portesde la serre ouvertes laissaient peacuteneacutetrer les odeurs de la veacutegeacute-tation et les parfums du tropique La jeune femme regardaitAdam fumant devant elle un eacuteleacutegant narguileacute la seule ma-niegravere de fumer qursquoelle eucirct permise dans cet appartementLes portiegraveres pinceacutees par drsquoeacuteleacutegantes embrasses ouvraientau regard deux magnifiques salons lrsquoun blanc et or compa-rable agrave celui de lrsquohocirctel Forbin-Janson lrsquoautre en style de larenaissance La salle agrave manger qui nrsquoa de rivale agrave Paris quecelle du marquis de Custine se trouve au bout drsquoune petitegalerie plafonneacutee et deacutecoreacutee dans le genre moyen-acircge Lagalerie est preacuteceacutedeacutee du cocircteacute de la cour par une grande an-tichambre drsquoougrave lrsquoon aperccediloit agrave travers les portes en glacesles merveilles de lrsquoescalier

                        Le comte et la comtesse venaient de deacutejeuner le ciel of-frait une nappe drsquoazur sans le moindre nuage le mois drsquoavrilfinissait Ce meacutenage comptait deux ans de bonheur et Cleacute-mentine avait depuis deux jours seulement deacutecouvert danssa maison quelque chose qui ressemblait agrave un secret agrave unmystegravere Le Polonais disons-le encore agrave sa gloire est geacuteneacute-ralement faible devant la femme  il est si plein de tendressepour elle qursquoil lui devient infeacuterieur en Pologne  et quoiqueles Polonaises soient drsquoadmirables femmes le Polonais estencore plus promptement mis en deacuteroute par une Pari-sienne Aussi le comte Adam presseacute de questions nrsquoeut-il pas lrsquoinnocente rouerie de vendre le secret agrave sa femmeAvec une femme il faut toujours tirer parti drsquoun secret elle vous en sait greacute comme un fripon accorde son respectagrave lrsquohonnecircte homme qursquoil nrsquoa pas pu jouer Plus brave queparleur le comte avait seulement stipuleacute de ne reacutepondreqursquoapregraves avoir fini son narguileacute plein de tombaki

                        ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

                        ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

                        ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

                        Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

                        ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

                        ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

                        Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

                        ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

                        ― Que faisait-il donc 

                        ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

                        La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

                        ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

                        matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

                        qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

                        Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

                        satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

                        ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

                        La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

                        ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

                        tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

                        jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

                        ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                        En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                        ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                        ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                        Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                        et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                        ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                        ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                        ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                        Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                        manda Cleacutementine

                        ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                        de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                        Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                        ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                        disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                        ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                        ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                        ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                        ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                        ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                        ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                        leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                        Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                        ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                        ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                        ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                        ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                        ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                        Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                        de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                        ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                        ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                        ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                        ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                        ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                        Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                        ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                        me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                        comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                        ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                        La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                        ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                        ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                        peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                        ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                        ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                        ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                        Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                        na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                        ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                        ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                        ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                        ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                        ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                        Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                        ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                        Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                        soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                        ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                        Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                        trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                        ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                        ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                        tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                        ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                        Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                        Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                        Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                        cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                        ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                        La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                        Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                        lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                        ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                        Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                        les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                        Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                        ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                        fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                        ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                        et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                        La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                        ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                        ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                        leacuteges  dit la comtesse en souriant

                        Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                        ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                        Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                        dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                        ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                        ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                        Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                        Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                        loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                        ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                        LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                        ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                        ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                        Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                        prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                        peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                        Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                        ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                        est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                        ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                        Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                        Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                        ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                        Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                        barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                        ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                        Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                        ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                        ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                        ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                        ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                        et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                        regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                        vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                        ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                        me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                        qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                        ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                        son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                        ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                        ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                        ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                        du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                        forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                        ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                        air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                        ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                        je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                        Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                        ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                        mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                        ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                        La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                        ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                        Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                        Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                        ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                        ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                        ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                        donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                        ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                        ― Mademoiselle Turquet

                        ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                        Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                        ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                        ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                        ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                        ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                        ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                        ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                        ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                        ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                        dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                        Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                        ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                        verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                        zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                        Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                        trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                        ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                        Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                        ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                        Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                        ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                        sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                        ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                        vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                        Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                        Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                        Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                        laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                        qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                        raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                        ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                        Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                        ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                        tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                        Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                        ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                        ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                        ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                        prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                        drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                        Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                        ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                        pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                        ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                        ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                        ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                        lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                        quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                        ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                        Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                        tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                        ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                        ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                        ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                        ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                        ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                        Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                        ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                        pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                        ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                        Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                        ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                        ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                        ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                        ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                        ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                        Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                        ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                        ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                        ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                        Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                        ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                        Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                        qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                        ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                        Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                        ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                        que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                        ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                        ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                        ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                        ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                        ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                        Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                        fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                        Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                        Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                        ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                        Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                        le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                        ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                        ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                        ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                        ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                        ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                        lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                        comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                        lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                        ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                        ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                        ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                        sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                        ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                        ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                        ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                        moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                        Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                        lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                        ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                        Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                        Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                        ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                        bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                        ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                        mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                        ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                        ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                        ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                        Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                        mais― Lequel 

                        ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                        Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                        Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                        ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                        ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                        demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                        ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                        Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                        laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                        pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                        la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                        raquo Minuit

                        raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                        drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                        raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                        ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                        Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                        laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                        raquo Thaddeacutee raquo

                        ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                        Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                        ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                        Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                        Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                        La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                        Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                        ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                        Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                        Paris janvier 1842

                        ILLUSTRATIONS

                        Malaga

                        COLOPHON

                        Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                        Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                        Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                        Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                        ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                        ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                        Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                        Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                        • La fausse maicirctresse
                        • Illustrations
                          • Malaga
                            • Colophon

                          ― En voyage disait-elle agrave toute difficulteacute tu me reacutepon-dais par  laquo Paz arrangera cela  raquo tu nrsquoeacutecrivais qursquoagrave Paz  Deretour ici tout le monde me dit  laquole capitaine  raquo Je veux sor-tir  le capitaine  Srsquoagit-il drsquoacquitter un meacutemoire le capi-taine  Mon cheval a-t-il le trot dur on en parle au capitainePaz Enfin ici crsquoest pour moi comme au jeu de domino  ily a Paz partout Je nrsquoentends parler que de Paz et je ne peuxpas voir Paz Qursquoest-ce que crsquoest que Paz  Qursquoon mrsquoapportenotre Paz

                          ― Tout ne va donc pas bien  dit le comte en quittant lebocchettino de son narguileacute

                          ― Tout va si bien qursquoavec deux cent mille francs de renteon se ruinerait agrave mener le train que nous avons avec centdix mille francs dit-elle

                          Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit pointune merveille Un valet de chambre habilleacute comme un mi-nistre vint aussitocirct

                          ― Dites agrave monsieur le capitaine Paz que je deacutesire lui par-ler

                          ― Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi  dit ensouriant le comte Adam

                          Il nrsquoest pas inutile de faire observer qursquoAdam et Cleacute-mentine marieacutes au mois de deacutecembre 1835 eacutetaient alleacutesapregraves avoir passeacute lrsquohiver agrave Paris en Italie en Suisse et enAllemagne pendant lrsquoanneacutee 1836 Revenue au mois de no-vembre la comtesse reccedilut pour la premiegravere fois pendantlrsquohiver qui venait de finir et srsquoaperccedilut alors de lrsquoexistencequasi muette effaceacutee mais salutaire drsquoun factotum dont lapersonne paraissait invisible ce capitaine Paz (Paccedil) dont lenom se prononce comme il est eacutecrit

                          ― Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtessede lrsquoexcuser il est aux eacutecuries et dans un costume qui nelui permet pas de venir agrave lrsquoinstant  mais une fois habilleacute lecomte Paz se preacutesentera dit le valet de chambre

                          ― Que faisait-il donc 

                          ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

                          La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

                          ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

                          matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

                          qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

                          Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

                          satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

                          ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

                          La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

                          ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

                          tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

                          jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

                          ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                          En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                          ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                          ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                          Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                          et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                          ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                          ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                          ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                          Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                          manda Cleacutementine

                          ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                          de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                          Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                          ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                          disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                          ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                          ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                          ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                          ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                          ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                          ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                          leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                          Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                          ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                          ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                          ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                          ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                          ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                          Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                          de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                          ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                          ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                          ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                          ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                          ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                          Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                          ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                          me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                          comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                          ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                          La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                          ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                          ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                          peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                          ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                          ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                          ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                          Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                          na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                          ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                          ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                          ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                          ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                          ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                          Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                          ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                          Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                          soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                          ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                          Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                          trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                          ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                          ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                          tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                          ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                          Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                          Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                          Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                          cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                          ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                          La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                          Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                          lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                          ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                          Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                          les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                          Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                          ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                          fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                          ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                          et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                          La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                          ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                          ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                          leacuteges  dit la comtesse en souriant

                          Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                          ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                          Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                          dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                          ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                          ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                          Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                          Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                          loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                          ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                          LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                          ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                          ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                          Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                          prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                          peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                          Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                          ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                          est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                          ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                          Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                          Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                          ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                          Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                          barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                          ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                          Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                          ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                          ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                          ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                          ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                          et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                          regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                          vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                          ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                          me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                          qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                          ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                          son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                          ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                          ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                          ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                          du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                          forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                          ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                          air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                          ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                          je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                          Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                          ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                          mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                          ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                          La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                          ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                          Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                          Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                          ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                          ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                          ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                          donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                          ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                          ― Mademoiselle Turquet

                          ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                          Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                          ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                          ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                          ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                          ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                          ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                          ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                          ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                          ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                          dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                          Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                          ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                          verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                          zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                          Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                          trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                          ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                          Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                          ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                          Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                          ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                          sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                          ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                          vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                          Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                          Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                          Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                          laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                          qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                          raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                          ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                          Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                          ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                          tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                          Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                          ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                          ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                          ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                          prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                          drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                          Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                          ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                          pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                          ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                          ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                          ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                          lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                          quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                          ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                          Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                          tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                          ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                          ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                          ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                          ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                          ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                          Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                          ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                          pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                          ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                          Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                          ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                          ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                          ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                          ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                          ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                          Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                          ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                          ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                          ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                          Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                          ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                          Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                          qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                          ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                          Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                          ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                          que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                          ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                          ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                          ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                          ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                          ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                          Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                          fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                          Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                          Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                          ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                          Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                          le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                          ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                          ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                          ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                          ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                          ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                          lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                          comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                          lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                          ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                          ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                          ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                          sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                          ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                          ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                          ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                          moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                          Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                          lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                          ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                          Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                          Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                          ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                          bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                          ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                          mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                          ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                          ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                          ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                          Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                          mais― Lequel 

                          ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                          Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                          Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                          ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                          ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                          demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                          ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                          Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                          laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                          pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                          la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                          raquo Minuit

                          raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                          drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                          raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                          ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                          Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                          laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                          raquo Thaddeacutee raquo

                          ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                          Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                          ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                          Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                          Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                          La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                          Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                          ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                          Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                          Paris janvier 1842

                          ILLUSTRATIONS

                          Malaga

                          COLOPHON

                          Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                          Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                          Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                          Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                          ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                          ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                          Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                          Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                          • La fausse maicirctresse
                          • Illustrations
                            • Malaga
                              • Colophon

                            ― Il montrait comment doit se panser le cheval de ma-dame que Constantin ne brossait pas agrave sa fantaisie reacutepon-dit le valet de chambre

                            La comtesse regarda son domestique  il eacutetait seacuterieux etse gardait bien de commenter sa phrase par le sourire quese permettent les infeacuterieurs en parlant drsquoun supeacuterieur quileur paraicirct descendu jusqursquoagrave eux

                            ― Ah  il brossait Cora― Madame la comtesse ne monte-t-elle pas agrave cheval ce

                            matin Le valet de chambre srsquoen alla sans reacuteponse― Est-ce un Polonais  demanda Cleacutementine agrave son mari

                            qui inclina la tecircte en maniegravere drsquoaffirmationCleacutementine Laginska resta muette en examinant Adam

                            Les pieds presque tendus sur un coussin la tecircte dans la po-sition de celle drsquoun oiseau qui eacutecoute au bord de son nid lesbruits du bocage elle eucirct paru ravissante agrave un homme bla-seacute Blonde et mince les cheveux agrave lrsquoanglaise elle ressemblaitalors agrave ces figures quasi-fabuleuses des keepseakes surtoutvecirctue de son peignoir en soie faccedilon de Perse dont les plistouffus ne deacuteguisaient pas si bien les treacutesors de son corpset la finesse de la taille qursquoon ne pucirct les admirer agrave traversces voiles eacutepais de fleurs et de broderies En se croisant sursa poitrine lrsquoeacutetoffe aux brillantes couleurs laissait voir lebas du cou dont les tons blancs contrastaient avec ceuxdrsquoune riche guipure appliqueacutee sur les eacutepaules Les yeux bor-deacutes de cils noirs ajoutaient agrave lrsquoexpression de curiositeacute quifronccedilait une jolie bouche Sur le front bien modeleacute lrsquoonremarquait les rondeurs caracteacuteristiques de la Parisiennevolontaire rieuse instruite mais inaccessible agrave des seacuteduc-tions vulgaires Ses mains pendaient au bout de chaque brasde son fauteuil presque transparentes Ses doigts en fu-seaux et retrousseacutes du bout montraient des ongles espegravecesdrsquoamandes roses ougrave srsquoarrecirctait la lumiegravere Adam souriait delrsquoimpatience de sa femme et la regardait drsquoun œil que la

                            satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

                            ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

                            La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

                            ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

                            tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

                            jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

                            ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                            En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                            ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                            ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                            Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                            et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                            ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                            ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                            ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                            Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                            manda Cleacutementine

                            ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                            de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                            Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                            ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                            disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                            ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                            ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                            ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                            ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                            ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                            ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                            leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                            Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                            ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                            ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                            ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                            ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                            ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                            Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                            de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                            ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                            ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                            ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                            ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                            ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                            Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                            ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                            me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                            comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                            ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                            La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                            ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                            ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                            peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                            ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                            ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                            ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                            Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                            na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                            ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                            ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                            ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                            ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                            ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                            Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                            ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                            Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                            soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                            ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                            Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                            trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                            ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                            ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                            tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                            ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                            Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                            Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                            Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                            cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                            ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                            La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                            Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                            lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                            ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                            Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                            les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                            Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                            ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                            fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                            ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                            et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                            La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                            ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                            ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                            leacuteges  dit la comtesse en souriant

                            Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                            ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                            Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                            dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                            ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                            ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                            Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                            Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                            loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                            ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                            LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                            ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                            ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                            Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                            prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                            peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                            Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                            ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                            est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                            ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                            Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                            Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                            ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                            Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                            barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                            ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                            Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                            ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                            ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                            ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                            ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                            et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                            regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                            vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                            ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                            me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                            qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                            ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                            son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                            ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                            ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                            ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                            du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                            forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                            ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                            air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                            ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                            je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                            Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                            ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                            mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                            ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                            La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                            ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                            Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                            Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                            ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                            ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                            ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                            donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                            ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                            ― Mademoiselle Turquet

                            ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                            Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                            ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                            ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                            ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                            ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                            ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                            ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                            ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                            ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                            dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                            Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                            ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                            verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                            zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                            Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                            trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                            ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                            Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                            ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                            Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                            ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                            sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                            ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                            vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                            Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                            Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                            Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                            laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                            qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                            raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                            ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                            Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                            ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                            tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                            Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                            ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                            ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                            ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                            prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                            drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                            Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                            ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                            pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                            ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                            ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                            ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                            lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                            quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                            ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                            Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                            tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                            ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                            ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                            ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                            ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                            ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                            Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                            ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                            pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                            ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                            Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                            ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                            ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                            ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                            ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                            ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                            Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                            ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                            ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                            ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                            Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                            ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                            Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                            qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                            ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                            Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                            ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                            que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                            ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                            ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                            ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                            ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                            ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                            Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                            fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                            Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                            Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                            ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                            Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                            le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                            ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                            ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                            ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                            ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                            ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                            lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                            comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                            lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                            ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                            ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                            ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                            sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                            ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                            ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                            ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                            moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                            Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                            lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                            ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                            Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                            Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                            ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                            bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                            ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                            mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                            ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                            ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                            ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                            Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                            mais― Lequel 

                            ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                            Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                            Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                            ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                            ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                            demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                            ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                            Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                            laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                            pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                            la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                            raquo Minuit

                            raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                            drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                            raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                            ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                            Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                            laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                            raquo Thaddeacutee raquo

                            ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                            Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                            ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                            Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                            Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                            La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                            Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                            ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                            Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                            Paris janvier 1842

                            ILLUSTRATIONS

                            Malaga

                            COLOPHON

                            Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                            Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                            Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                            Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                            ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                            ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                            Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                            Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                            • La fausse maicirctresse
                            • Illustrations
                              • Malaga
                                • Colophon

                              satieacuteteacute conjugale ne tieacutedissait pas encore Deacutejagrave cette petitecomtesse fluette avait su se rendre maicirctresse chez elle carelle reacutepondit agrave peine aux admirations drsquoAdam Dans ses re-gards jeteacutes agrave la deacuterobeacutee sur lui peut-ecirctre y avait-il deacutejagrave laconscience de la supeacuterioriteacute drsquoune Parisienne sur ce Polo-nais miegravevre maigre et rouge

                              ― Voilagrave Paz dit le comte en entendant un pas qui reten-tissait dans la galerie

                              La comtesse vit entrer un grand bel homme bien fait quiportait sur sa figure les traces de cette douceur fruit de laforce et du courage Paz avait mis agrave la hacircte une de ces redin-gotes serreacutees agrave brandebourgs attacheacutes par des olives qui ja-dis srsquoappelaient des polonaises Drsquoabondants cheveux noirsassez mal peigneacutes entouraient sa tecircte carreacutee et Cleacutemen-tine put voir brillant comme un bloc de marbre un frontlarge car Paz tenait agrave la main une casquette agrave visiegravere Cettemain ressemblait agrave celle de lrsquoHercule agrave lrsquoEnfant La santeacute laplus robuste fleurissait sur ce visage eacutegalement partageacute parun grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins agraveCleacutementine Une cravate en taffetas noir achevait de don-ner une tournure martiale agrave ce mystegravere de cinq pieds septpouces aux yeux de jais et drsquoun eacuteclat italien Lrsquoampleur drsquounpantalon agrave plis qui ne laissait voir que le bout des bottestrahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne Vrai-ment pour une femme romanesque il y aurait eu du bur-lesque dans le contraste si heurteacute qui se remarquait entre lecapitaine et le comte entre ce petit polonais agrave figure eacutetroiteet ce beau militaire entre ce paladin et ce palatin

                              ― Bonjour Adam dit-il familiegraverement au comtePuis il srsquoinclina gracieusement en demandant agrave Cleacutemen-

                              tine en quoi il pouvait la servir― Vous ecirctes donc lrsquoami de Laginski  dit la jeune femme― Agrave la vie agrave la mort reacutepondit Paz agrave qui le jeune comte

                              jeta le plus affectueux sourire en lanccedilant sa derniegravere bouffeacuteede fumeacutee odorante

                              ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                              En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                              ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                              ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                              Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                              et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                              ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                              ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                              ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                              Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                              manda Cleacutementine

                              ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                              de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                              Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                              ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                              disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                              ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                              ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                              ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                              ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                              ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                              ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                              leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                              Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                              ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                              ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                              ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                              ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                              ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                              Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                              de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                              ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                              ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                              ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                              ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                              ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                              Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                              ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                              me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                              comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                              ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                              La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                              ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                              ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                              peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                              ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                              ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                              ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                              Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                              na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                              ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                              ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                              ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                              ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                              ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                              Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                              ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                              Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                              soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                              ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                              Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                              trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                              ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                              ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                              tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                              ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                              Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                              Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                              Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                              cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                              ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                              La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                              Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                              lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                              ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                              Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                              les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                              Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                              ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                              fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                              ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                              et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                              La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                              ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                              ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                              leacuteges  dit la comtesse en souriant

                              Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                              ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                              Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                              dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                              ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                              ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                              Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                              Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                              loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                              ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                              LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                              ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                              ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                              Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                              prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                              peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                              Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                              ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                              est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                              ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                              Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                              Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                              ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                              Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                              barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                              ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                              Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                              ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                              ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                              ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                              ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                              et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                              regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                              vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                              ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                              me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                              qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                              ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                              son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                              ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                              ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                              ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                              du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                              forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                              ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                              air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                              ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                              je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                              Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                              ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                              mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                              ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                              La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                              ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                              Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                              Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                              ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                              ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                              ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                              donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                              ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                              ― Mademoiselle Turquet

                              ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                              Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                              ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                              ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                              ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                              ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                              ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                              ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                              ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                              ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                              dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                              Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                              ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                              verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                              zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                              Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                              trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                              ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                              Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                              ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                              Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                              ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                              sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                              ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                              vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                              Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                              Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                              Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                              laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                              qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                              raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                              ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                              Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                              ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                              tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                              Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                              ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                              ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                              ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                              prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                              drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                              Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                              ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                              pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                              ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                              ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                              ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                              lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                              quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                              ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                              Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                              tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                              ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                              ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                              ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                              ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                              ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                              Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                              ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                              pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                              ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                              Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                              ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                              ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                              ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                              ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                              ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                              Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                              ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                              ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                              ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                              Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                              ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                              Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                              qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                              ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                              Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                              ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                              que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                              ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                              ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                              ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                              ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                              ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                              Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                              fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                              Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                              Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                              ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                              Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                              le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                              ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                              ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                              ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                              ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                              ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                              lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                              comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                              lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                              ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                              ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                              ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                              sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                              ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                              ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                              ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                              moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                              Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                              lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                              ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                              Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                              Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                              ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                              bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                              ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                              mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                              ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                              ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                              ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                              Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                              mais― Lequel 

                              ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                              Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                              Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                              ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                              ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                              demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                              ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                              Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                              laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                              pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                              la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                              raquo Minuit

                              raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                              drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                              raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                              ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                              Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                              laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                              raquo Thaddeacutee raquo

                              ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                              Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                              ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                              Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                              Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                              La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                              Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                              ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                              Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                              Paris janvier 1842

                              ILLUSTRATIONS

                              Malaga

                              COLOPHON

                              Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                              Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                              Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                              Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                              ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                              ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                              Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                              Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                              • La fausse maicirctresse
                              • Illustrations
                                • Malaga
                                  • Colophon

                                ― Eh bien  pourquoi ne mangez-vous pas avec nous pourquoi ne nous avez-vous pas accompagneacutes en Italie eten Suisse  pourquoi vous cachez-vous ici de maniegravere agrave vousdeacuterober aux remerciements que je vous dois pour les ser-vices constants que vous nous rendez  dit la jeune comtesseavec une sorte de vivaciteacute mais sans la moindre eacutemotion

                                En effet elle deacutemecirclait en Paz une sorte de servitude vo-lontaire Cette ideacutee nrsquoallait pas alors sans une sorte de meacutes-estime pour un amphibie social un ecirctre agrave la fois secreacutetaireet intendant ni tout agrave fait intendant ni tout agrave fait secreacutetairequelque parent pauvre un ami gecircnant

                                ― Crsquoest comtesse reacutepondit-il assez librement qursquoil nrsquoya pas de remerciements agrave me faire  je suis lrsquoami drsquoAdam etje mets mon plaisir agrave prendre soin de ses inteacuterecircts

                                ― Tu restes debout pour ton plaisir aussi dit le comteAdam

                                Paz srsquoassit sur un fauteuil aupregraves de la portiegravere― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage

                                et quelquefois dans la cour dit la jeune femme Mais pour-quoi vous placer dans une condition drsquoinfeacuterioriteacute vouslrsquoami drsquoAdam 

                                ― Lrsquoopinion des Parisiens mrsquoest tout agrave fait indiffeacuterentedit-il Je vis pour moi ou si vous voulez pour vous deux

                                ― Mais lrsquoopinion du monde sur lrsquoami de mon mari nepeut pas mrsquoecirctre indiffeacuterente

                                ― Oh  madame le monde est bientocirct satisfait avec cemot  crsquoest un original  Dites-le

                                Un moment de silence― Comptez-vous sortir demanda-t-il― Voulez-vous venir au bois  reacutepondit la comtesse― VolontiersSur ce mot Paz sortit en saluant― Quel bon ecirctre  il a la simpliciteacute drsquoun enfant dit Adam― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui de-

                                manda Cleacutementine

                                ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                                de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                                Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                                ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                                disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                                ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                                ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                                ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                                ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                                ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                                ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                                leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                                Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                                ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                                ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                                ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                                ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                                ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                                Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                                de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                                ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                                ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                                ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                                ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                                ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                                Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                                ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                                me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                                comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                                ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                                La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                                ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                                ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                                peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                                ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                                ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                                ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                                Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                                na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                ― Mademoiselle Turquet

                                ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                mais― Lequel 

                                ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                raquo Minuit

                                raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                raquo Thaddeacutee raquo

                                ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                Paris janvier 1842

                                ILLUSTRATIONS

                                Malaga

                                COLOPHON

                                Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                • La fausse maicirctresse
                                • Illustrations
                                  • Malaga
                                    • Colophon

                                  ― Paz ma chegravere acircme dit Laginski est drsquoune noblesseaussi vieille et aussi illustre que la nocirctre Lors de leurs deacute-sastres un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne ougraveil srsquoeacutetablit avec quelque fortune et y fonda la famille Paz agravelaquelle on a donneacute le titre de comte Cette famille qui srsquoestdistingueacutee dans les beaux jours de notre reacutepublique royaleest devenue riche La bouture de lrsquoarbre abattu en Italie apousseacute si vigoureusement qursquoil y a plusieurs branches dela maison comtale des Paz Ce nrsquoest donc pas trsquoapprendrequelque chose drsquoextraordinaire que de te dire qursquoil existedes Paz riches et des Paz pauvres Notre Paz est le rejetondrsquoune branche pauvre Orphelin sans autre fortune que soneacutepeacutee il servait dans le reacutegiment du grand-duc Constantinlors de notre reacutevolution Entraicircneacute dans le parti polonais ilsrsquoest battu comme un Polonais comme un patriote commeun homme qui nrsquoa rien  trois raisons pour se bien battreAgrave la derniegravere affaire il se crut suivi par ses soldats et cou-rut sur une batterie russe il fut pris Jrsquoeacutetais lagrave Ce trait decourage mrsquoanime  ― Allons le chercher  dis-je agrave mes cava-liers Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs et jedeacutelivre Paz moi septiegraveme Nous eacutetions partis vingt nousrevicircnmes huit y compris Paz Varsovie une fois vendue ila fallu songer agrave eacutechapper aux Russes Par un singulier ha-sard Paz et moi nous nous sommes trouveacutes ensemble agravela mecircme heure au mecircme endroit de lrsquoautre cocircteacute de la Fis-tule Je vis arrecircter ce pauvre capitaine par des Prussiens quise sont faits alors les chiens de chasse des Russes Quandon a repecirccheacute un homme dans le Styx on y tient Ce nou-veau danger de Paz me fit tant de peine que je me laissaiprendre avec lui dans lrsquointention de le servir Deux hommespeuvent se sauver lagrave ougrave un seul peacuterit Gracircce agrave mon nom et agravequelques liaisons de parenteacute avec ceux de qui notre sort deacute-pendait car nous eacutetions alors entre les mains des Prussienson ferma les yeux sur mon eacutevasion Je fis passer mon chercapitaine pour un soldat sans importance pour un homme

                                  de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                                  Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                                  ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                                  disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                                  ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                                  ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                                  ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                                  ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                                  ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                                  ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                                  leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                                  Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                                  ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                                  ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                                  ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                                  ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                                  ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                                  Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                                  de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                                  ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                                  ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                                  ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                                  ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                                  ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                                  Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                                  ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                                  me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                                  comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                                  ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                                  La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                                  ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                                  ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                                  peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                                  ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                                  ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                                  ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                                  Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                                  na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                  ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                  ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                  ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                  ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                  ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                  Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                  ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                  Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                  soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                  ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                  Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                  trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                  ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                  ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                  tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                  ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                  Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                  Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                  Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                  cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                  ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                  La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                  Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                  lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                  ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                  Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                  les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                  Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                  ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                  fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                  ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                  et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                  La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                  ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                  ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                  leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                  Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                  ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                  Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                  dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                  ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                  ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                  Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                  Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                  loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                  ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                  LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                  ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                  ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                  Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                  prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                  peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                  Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                  ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                  est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                  ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                  Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                  Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                  ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                  Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                  barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                  ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                  Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                  ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                  ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                  ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                  ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                  et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                  regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                  vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                  ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                  me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                  qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                  ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                  son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                  ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                  ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                  ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                  du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                  forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                  ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                  air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                  ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                  je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                  Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                  ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                  mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                  ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                  La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                  ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                  Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                  Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                  ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                  ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                  ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                  donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                  ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                  ― Mademoiselle Turquet

                                  ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                  Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                  ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                  ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                  ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                  ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                  ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                  ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                  ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                  ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                  dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                  Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                  ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                  verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                  zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                  Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                  trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                  ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                  Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                  ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                  Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                  ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                  sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                  ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                  vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                  Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                  Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                  Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                  laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                  qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                  raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                  ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                  Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                  ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                  tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                  Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                  ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                  ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                  ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                  prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                  drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                  Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                  ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                  pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                  ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                  ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                  ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                  lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                  quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                  ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                  Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                  tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                  ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                  ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                  ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                  ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                  ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                  Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                  ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                  pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                  ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                  Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                  ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                  ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                  ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                  ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                  ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                  Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                  ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                  ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                  ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                  Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                  ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                  Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                  qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                  ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                  Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                  ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                  que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                  ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                  ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                  ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                  ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                  ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                  Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                  fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                  Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                  Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                  ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                  Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                  le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                  ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                  ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                  ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                  ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                  ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                  lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                  comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                  lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                  ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                  ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                  ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                  sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                  ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                  ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                  ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                  moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                  Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                  lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                  ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                  Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                  Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                  ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                  bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                  ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                  mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                  ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                  ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                  ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                  Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                  mais― Lequel 

                                  ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                  Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                  Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                  ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                  ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                  demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                  ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                  Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                  laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                  pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                  la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                  raquo Minuit

                                  raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                  drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                  raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                  ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                  Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                  laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                  raquo Thaddeacutee raquo

                                  ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                  Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                  ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                  Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                  Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                  La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                  Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                  ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                  Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                  Paris janvier 1842

                                  ILLUSTRATIONS

                                  Malaga

                                  COLOPHON

                                  Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                  Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                  Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                  Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                  ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                  ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                  Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                  Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                  • La fausse maicirctresse
                                  • Illustrations
                                    • Malaga
                                      • Colophon

                                    de ma maison et nous avons pu gagner Dantzick Nousnous y fourracircmes dans un navire hollandais partant pourLondres ougrave deux mois apregraves nous abordacircmes Ma megravereeacutetait tombeacutee malade en Angleterre et mrsquoy attendait  Pazet moi nous lrsquoavons soigneacutee jusqursquoagrave sa mort que les catas-trophes de notre entreprise avancegraverent Nous avons quitteacuteLondres et jrsquoemmenai Paz en France En de pareilles adver-siteacutes deux hommes deviennent fregraveres Quand je me suis vudans Paris agrave vingt-deux ans riche de soixante et quelquesmille francs de rentes sans compter les restes drsquoune sommeprovenant des diamants et des tableaux de famille venduspar ma megravere je voulus assurer le sort de Paz avant de me li-vrer aux dissipations de la vie agrave Paris Jrsquoavais surpris un peude tristesse dans les yeux du capitaine quelquefois il y rou-lait des larmes contenues Jrsquoavais eu lrsquooccasion drsquoappreacutecierson acircme qui est fonciegraverement noble grande geacuteneacutereusePeut-ecirctre regrettait-il de se voir lieacute par des bienfaits agrave unjeune homme de six ans moins acircgeacute que lui sans avoir pusrsquoacquitter envers lui Insouciant et leacuteger comme lrsquoest ungarccedilon je devais me ruiner au jeu me laisser entortiller parquelque Parisienne Paz et moi nous pouvions ecirctre un jourdeacutesunis Tout en me promettant de pourvoir agrave tous ses be-soins jrsquoapercevais bien des chances drsquooublier ou drsquoecirctre horsdrsquoeacutetat de payer la pension de Paz Enfin mon ange je vouluslui eacutepargner la peine la pudeur la honte de me demanderde lrsquoargent ou de chercher vainement son compagnon dansun jour de deacutetresse Dunquegrave un matin apregraves deacutejeuner lespieds sur les chenets fumant chacun notre pipe apregraves avoirbien rougi pris bien des preacutecautions le voyant me regarderavec inquieacutetude je lui tendis une inscription de rentes auporteur de deux mille quatre cents francs

                                    Cleacutementine quitta sa place alla srsquoasseoir sur les genouxdrsquoAdam lui passa son bras autour du cou le baisa au fronten lui disant  ― Cher treacutesor combien je te trouve beau ― Et qursquoa fait Paz 

                                    ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                                    disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                                    ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                                    ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                                    ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                                    ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                                    ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                                    ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                                    leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                                    Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                                    ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                                    ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                                    ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                                    ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                                    ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                                    Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                                    de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                                    ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                                    ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                                    ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                                    ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                                    ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                                    Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                                    ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                                    me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                                    comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                                    ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                                    La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                                    ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                                    ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                                    peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                                    ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                                    ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                                    ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                                    Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                                    na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                    ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                    ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                    ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                    ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                    ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                    Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                    ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                    Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                    soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                    ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                    Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                    trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                    ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                    ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                    tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                    ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                    Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                    Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                    Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                    cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                    ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                    La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                    Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                    lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                    ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                    Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                    les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                    Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                    ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                    fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                    ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                    et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                    La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                    ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                    ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                    leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                    Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                    ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                    Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                    dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                    ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                    ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                    Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                    Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                    loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                    ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                    LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                    ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                    ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                    Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                    prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                    peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                    Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                    ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                    est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                    ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                    Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                    Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                    ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                    Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                    barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                    ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                    Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                    ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                    ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                    ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                    ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                    et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                    regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                    vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                    ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                    me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                    qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                    ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                    son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                    ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                    ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                    ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                    du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                    forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                    ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                    air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                    ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                    je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                    Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                    ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                    mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                    ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                    La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                    ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                    Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                    Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                    ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                    ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                    ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                    donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                    ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                    ― Mademoiselle Turquet

                                    ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                    Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                    ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                    ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                    ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                    ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                    ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                    ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                    ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                    ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                    dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                    Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                    ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                    verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                    zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                    Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                    trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                    ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                    Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                    ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                    Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                    ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                    sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                    ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                    vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                    Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                    Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                    Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                    laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                    qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                    raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                    ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                    Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                    ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                    tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                    Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                    ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                    ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                    ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                    prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                    drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                    Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                    ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                    pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                    ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                    ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                    ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                    lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                    quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                    ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                    Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                    tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                    ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                    ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                    ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                    ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                    ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                    Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                    ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                    pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                    ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                    Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                    ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                    ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                    ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                    ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                    ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                    Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                    ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                    ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                    ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                    Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                    ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                    Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                    qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                    ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                    Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                    ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                    que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                    ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                    ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                    ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                    ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                    ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                    Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                    fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                    Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                    Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                    ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                    Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                    le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                    ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                    ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                    ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                    ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                    ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                    lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                    comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                    lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                    ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                    ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                    ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                    sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                    ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                    ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                    ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                    moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                    Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                    lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                    ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                    Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                    Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                    ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                    bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                    ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                    mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                    ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                    ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                    ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                    Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                    mais― Lequel 

                                    ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                    Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                    Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                    ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                    ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                    demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                    ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                    Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                    laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                    pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                    la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                    raquo Minuit

                                    raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                    drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                    raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                    ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                    Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                    laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                    raquo Thaddeacutee raquo

                                    ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                    Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                    ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                    Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                    Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                    La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                    Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                    ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                    Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                    Paris janvier 1842

                                    ILLUSTRATIONS

                                    Malaga

                                    COLOPHON

                                    Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                    Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                    Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                    Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                    ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                    ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                    Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                    Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                    • La fausse maicirctresse
                                    • Illustrations
                                      • Malaga
                                        • Colophon

                                      ― Thaddeacutee reprit le comte a pacircli sans rien dire― Ah  il se nomme Thaddeacutee ― Oui Thaddeacutee a replieacute le papier me lrsquoa rendu en me

                                      disant  ― Jrsquoai cru Adam que crsquoeacutetait entre nous agrave la vie agravela mort et que nous ne nous quitterions jamais tu ne veuxdonc pas de moi  ― Ah  fis-je tu lrsquoentends ainsi Thaddeacuteeeh  bien nrsquoen parlons plus Si je me ruine tu seras ruineacute― Tu nrsquoas pas me dit-il assez de fortune pour vivre en La-ginski ne te faut-il pas alors un ami qui srsquooccupe de tes af-faires qui soit un pegravere et un fregravere un confident sucircr  Machegravere enfant en me disant ces paroles Paz a eu dans le re-gard et dans la voix un calme qui couvrait une eacutemotionmaternelle mais qui reacuteveacutelait une reconnaissance drsquoArabeun deacutevouement de caniche une amitieacute de sauvage sansfaste et toujours precircte Ma foi je lrsquoai pris comme nous nousprenons nous autres Polonais la main sur lrsquoeacutepaule et jelrsquoembrassai sur les legravevres ― Agrave la vie et agrave la mort donc Tout ce que jrsquoai trsquoappartient et fais comme tu voudras Crsquoest lui qui mrsquoa trouveacute cet hocirctel pour presque rien Il a ven-du mes rentes en hausse les a racheteacutees en baisse et nousavons payeacute cette baraque avec les beacuteneacutefices Connaisseuren chevaux il en trafique si bien que mon eacutecurie coucircte fortpeu de chose et jrsquoai les plus beaux chevaux les plus char-mants eacutequipages de Paris Nos gens braves soldats polo-nais choisis par lui passeraient dans le feu pour nous Jrsquoaieu lrsquoair de me ruiner et Paz tient ma maison avec un ordreet une eacuteconomie si parfaites qursquoil a reacutepareacute par lagrave quelquespertes inconsideacutereacutees au jeu des sottises de jeune hommeMon Thaddeacutee est ruseacute comme deux Geacutenois ardent au gaincomme un juif polonais preacutevoyant comme une bonne meacute-nagegravere Jamais je nrsquoai pu le deacutecider agrave vivre comme moiquand jrsquoeacutetais garccedilon Parfois il a fallu les douces violencesde lrsquoamitieacute pour lrsquoemmener au spectacle quand jrsquoy allaisseul ou dans les dicircners que je donnais au cabaret agrave dejoyeuses compagnies Il nrsquoaime pas la vie des salons

                                      ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                                      ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                                      ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                                      ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                                      ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                                      ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                                      leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                                      Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                                      ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                                      ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                                      ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                                      ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                                      ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                                      Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                                      de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                                      ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                                      ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                                      ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                                      ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                                      ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                                      Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                                      ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                                      me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                                      comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                                      ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                                      La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                                      ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                                      ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                                      peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                                      ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                                      ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                                      ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                                      Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                                      na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                      ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                      ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                      ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                      ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                      ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                      Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                      ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                      Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                      soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                      ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                      Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                      trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                      ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                      ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                      tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                      ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                      Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                      Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                      Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                      cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                      ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                      La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                      Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                      lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                      ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                      Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                      les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                      Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                      ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                      fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                      ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                      et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                      La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                      ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                      ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                      leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                      Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                      ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                      Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                      dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                      ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                      ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                      Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                      Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                      loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                      ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                      LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                      ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                      ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                      Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                      prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                      peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                      Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                      ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                      est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                      ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                      Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                      Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                      ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                      Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                      barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                      ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                      Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                      ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                      ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                      ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                      ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                      et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                      regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                      vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                      ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                      me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                      qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                      ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                      son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                      ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                      ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                      ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                      du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                      forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                      ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                      air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                      ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                      je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                      Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                      ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                      mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                      ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                      La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                      ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                      Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                      Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                      ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                      ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                      ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                      donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                      ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                      ― Mademoiselle Turquet

                                      ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                      Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                      ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                      ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                      ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                      ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                      ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                      ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                      ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                      ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                      dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                      Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                      ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                      verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                      zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                      Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                      trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                      ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                      Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                      ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                      Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                      ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                      sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                      ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                      vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                      Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                      Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                      Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                      laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                      qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                      raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                      ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                      Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                      ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                      tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                      Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                      ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                      ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                      ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                      prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                      drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                      Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                      ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                      pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                      ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                      ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                      ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                      lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                      quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                      ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                      Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                      tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                      ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                      ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                      ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                      ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                      ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                      Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                      ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                      pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                      ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                      Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                      ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                      ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                      ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                      ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                      ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                      Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                      ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                      ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                      ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                      Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                      ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                      Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                      qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                      ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                      Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                      ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                      que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                      ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                      ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                      ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                      ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                      ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                      Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                      fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                      Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                      Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                      ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                      Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                      le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                      ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                      ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                      ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                      ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                      ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                      lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                      comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                      lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                      ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                      ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                      ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                      sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                      ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                      ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                      ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                      moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                      Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                      lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                      ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                      Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                      Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                      ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                      bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                      ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                      mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                      ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                      ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                      ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                      Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                      mais― Lequel 

                                      ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                      Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                      Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                      ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                      ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                      demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                      ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                      Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                      laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                      pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                      la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                      raquo Minuit

                                      raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                      drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                      raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                      ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                      Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                      laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                      raquo Thaddeacutee raquo

                                      ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                      Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                      ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                      Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                      Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                      La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                      Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                      ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                      Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                      Paris janvier 1842

                                      ILLUSTRATIONS

                                      Malaga

                                      COLOPHON

                                      Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                      Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                      Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                      Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                      ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                      ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                      Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                      Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                      • La fausse maicirctresse
                                      • Illustrations
                                        • Malaga
                                          • Colophon

                                        ― Qursquoaime-t-il donc  demanda Cleacutementine― Il aime la Pologne il la pleure Ses seules dissipations

                                        ont eacuteteacute les secours envoyeacutes plus en mon nom qursquoau sien agravequelques-uns de nos pauvres exileacutes

                                        ― Tiens mais je vais lrsquoaimer ce brave garccedilon dit la com-tesse il me paraicirct simple comme ce qui est vraiment grand

                                        ― Toutes les belles choses que tu as trouveacutees ici repritAdam qui trahissait la plus noble des seacutecuriteacutes en vantantson ami Paz les a deacutenicheacutees il les a eues aux ventes ou dansdes occasions Oh  il est plus marchand que les marchandsQuand tu le verras se frottant les mains dans la cour dis-toiqursquoil a troqueacute un bon cheval contre un meilleur Il vit parmoi son bonheur est de me voir eacuteleacutegant dans un eacutequipageresplendissant Les devoirs qursquoil srsquoimpose agrave lui-mecircme il lesaccomplit sans bruit sans emphase Un soir jrsquoai perdu vingtmille francs au whist Que dira Paz  me suis-je eacutecrieacute en re-venant Paz me les a remis non sans lacirccher un soupir maisil ne mrsquoa pas seulement blacircmeacute par un regard Ce soupir mrsquoaplus retenu que les remontrances des oncles des femmesou des megraveres en pareil cas ― Tu les regrettes  lui ai-je dit― Oh  ni pour toi ni pour moi  non jrsquoai seulement penseacuteque vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une anneacuteeTu comprends que les Pazzi valent les Laginski Aussi nrsquoai-je jamais voulu voir un infeacuterieur dans mon cher Paz Jrsquoaitacirccheacute drsquoecirctre aussi grand dans mon genre qursquoil lrsquoest dans lesien Je ne suis jamais sorti de chez moi ni rentreacute sans al-ler chez Paz comme jrsquoirais chez mon pegravere Ma fortune estla sienne Enfin Thaddeacutee est certain que je me preacutecipiteraisaujourdrsquohui dans un danger pour lrsquoen tirer comme je lrsquoaifait deux fois

                                        ― Ce nrsquoest pas peu dire mon ami dit la comtesse Le deacute-vouement est un eacuteclair On se deacutevoue agrave la guerre et lrsquoon nese deacutevoue plus agrave Paris

                                        ― Eh bien  reprit Adam pour Paz je suis toujours agrave laguerre Nos deux caractegraveres ont conserveacute leurs aspeacuteriteacutes et

                                        leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                                        Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                                        ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                                        ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                                        ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                                        ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                                        ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                                        Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                                        de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                                        ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                                        ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                                        ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                                        ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                                        ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                                        Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                                        ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                                        me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                                        comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                                        ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                                        La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                                        ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                                        ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                                        peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                                        ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                                        ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                                        ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                                        Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                                        na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                        ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                        ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                        ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                        ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                        ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                        Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                        ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                        Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                        soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                        ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                        Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                        trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                        ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                        ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                        tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                        ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                        Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                        Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                        Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                        cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                        ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                        La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                        Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                        lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                        ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                        Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                        les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                        Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                        ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                        fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                        ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                        et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                        La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                        ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                        ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                        leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                        Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                        ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                        Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                        dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                        ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                        ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                        Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                        Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                        loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                        ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                        LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                        ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                        ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                        Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                        prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                        peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                        Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                        ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                        est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                        ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                        Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                        Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                        ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                        Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                        barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                        ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                        Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                        ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                        ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                        ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                        ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                        et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                        regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                        vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                        ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                        me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                        qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                        ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                        son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                        ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                        ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                        ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                        du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                        forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                        ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                        air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                        ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                        je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                        Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                        ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                        mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                        ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                        La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                        ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                        Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                        Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                        ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                        ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                        ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                        donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                        ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                        ― Mademoiselle Turquet

                                        ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                        Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                        ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                        ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                        ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                        ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                        ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                        ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                        ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                        ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                        dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                        Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                        ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                        verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                        zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                        Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                        trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                        ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                        Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                        ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                        Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                        ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                        sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                        ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                        vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                        Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                        Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                        Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                        laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                        qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                        raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                        ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                        Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                        ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                        tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                        Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                        ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                        ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                        ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                        prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                        drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                        Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                        ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                        pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                        ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                        ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                        ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                        lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                        quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                        ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                        Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                        tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                        ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                        ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                        ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                        ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                        ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                        Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                        ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                        pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                        ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                        Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                        ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                        ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                        ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                        ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                        ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                        Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                        ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                        ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                        ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                        Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                        ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                        Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                        qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                        ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                        Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                        ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                        que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                        ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                        ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                        ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                        ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                        ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                        Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                        fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                        Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                        Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                        ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                        Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                        le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                        ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                        ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                        ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                        ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                        ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                        lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                        comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                        lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                        ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                        ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                        ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                        sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                        ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                        ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                        ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                        moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                        Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                        lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                        ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                        Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                        Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                        ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                        bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                        ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                        mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                        ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                        ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                        ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                        Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                        mais― Lequel 

                                        ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                        Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                        Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                        ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                        ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                        demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                        ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                        Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                        laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                        pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                        la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                        raquo Minuit

                                        raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                        drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                        raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                        ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                        Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                        laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                        raquo Thaddeacutee raquo

                                        ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                        Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                        ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                        Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                        Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                        La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                        Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                        ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                        Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                        Paris janvier 1842

                                        ILLUSTRATIONS

                                        Malaga

                                        COLOPHON

                                        Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                        Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                        Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                        Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                        ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                        ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                        Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                        Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                        • La fausse maicirctresse
                                        • Illustrations
                                          • Malaga
                                            • Colophon

                                          leurs deacutefauts mais la mutuelle connaissance de nos acircmesa resserreacute les liens deacutejagrave si eacutetroits de notre amitieacute On peutsauver la vie agrave un homme et le tuer apregraves si nous trou-vons en lui un mauvais compagnon  mais ce qui rend lesamitieacutes indissolubles nous lrsquoavons eacuteprouveacute Chez nous il ya cet eacutechange constant drsquoimpressions heureuses de part etdrsquoautre qui peut-ecirctre fait sous ce rapport lrsquoamitieacute plus richeque lrsquoamour

                                          Une jolie main ferma la bouche au comte si prompte-ment que le geste ressemblait agrave un soufflet

                                          ― Mais oui dit-il Lrsquoamitieacute mon ange ignore les ban-queroutes du sentiment et les faillites du plaisir Apregraves avoirdonneacute plus qursquoil nrsquoa lrsquoamour finit par donner moins qursquoilne reccediloit

                                          ― Drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautre dit en souriant Cleacutemen-tine

                                          ― Oui reprit Adam  tandis que lrsquoamitieacute ne peut quesrsquoaugmenter Tu nrsquoas pas agrave faire la moue  nous sommesmon ange aussi amis qursquoamants Nous avons du moins jelrsquoespegravere reacuteuni les deux sentiments dans notre heureux ma-riage

                                          ― Je vais trsquoexpliquer ce qui vous a rendus si bons amisdit Cleacutementine La diffeacuterence de vos deux existences vientde vos goucircts et non drsquoun choix obligeacute de votre fantaisie etnon de vos positions Autant qursquoon peut juger un hommeen lrsquoentrevoyant et drsquoapregraves ce que tu me dis ici le subalternepeut devenir dans certains moments le supeacuterieur

                                          ― Oh  Paz mrsquoest vraiment supeacuterieur reacutepliqua naiumlve-ment Adam Je nrsquoai drsquoautre avantage sur lui que le hasard

                                          Sa femme lrsquoembrassa pour la noblesse de cet aveu― Lrsquoexcessive adresse avec laquelle il cache la grandeur

                                          de ses sentiments est une immense supeacuterioriteacute reprit lecomte Je lui ai dit  ― Tu es un sournois tu as dans le cœurde vastes domaines ougrave tu te retires Il a droit au titre decomte Paz il ne se fait appeler agrave Paris que le capitaine

                                          ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                                          ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                                          ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                                          ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                                          ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                                          Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                                          ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                                          me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                                          comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                                          ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                                          La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                                          ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                                          ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                                          peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                                          ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                                          ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                                          ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                                          Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                                          na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                          ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                          ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                          ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                          ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                          ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                          Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                          ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                          Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                          soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                          ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                          Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                          trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                          ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                          ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                          tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                          ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                          Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                          Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                          Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                          cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                          ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                          La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                          Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                          lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                          ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                          Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                          les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                          Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                          ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                          fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                          ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                          et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                          La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                          ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                          ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                          leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                          Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                          ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                          Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                          dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                          ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                          ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                          Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                          Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                          loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                          ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                          LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                          ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                          ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                          Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                          prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                          peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                          Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                          ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                          est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                          ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                          Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                          Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                          ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                          Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                          barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                          ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                          Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                          ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                          ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                          ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                          ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                          et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                          regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                          vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                          ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                          me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                          qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                          ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                          son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                          ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                          ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                          ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                          du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                          forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                          ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                          air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                          ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                          je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                          Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                          ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                          mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                          ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                          La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                          ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                          Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                          Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                          ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                          ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                          ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                          donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                          ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                          ― Mademoiselle Turquet

                                          ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                          Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                          ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                          ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                          ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                          ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                          ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                          ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                          ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                          ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                          dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                          Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                          ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                          verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                          zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                          Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                          trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                          ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                          Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                          ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                          Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                          ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                          sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                          ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                          vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                          Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                          Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                          Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                          laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                          qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                          raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                          ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                          Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                          ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                          tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                          Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                          ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                          ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                          ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                          prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                          drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                          Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                          ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                          pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                          ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                          ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                          ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                          lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                          quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                          ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                          Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                          tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                          ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                          ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                          ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                          ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                          ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                          Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                          ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                          pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                          ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                          Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                          ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                          ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                          ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                          ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                          ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                          Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                          ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                          ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                          ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                          Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                          ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                          Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                          qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                          ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                          Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                          ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                          que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                          ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                          ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                          ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                          ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                          ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                          Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                          fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                          Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                          Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                          ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                          Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                          le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                          ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                          ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                          ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                          ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                          ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                          lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                          comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                          lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                          ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                          ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                          ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                          sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                          ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                          ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                          ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                          moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                          Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                          lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                          ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                          Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                          Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                          ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                          bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                          ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                          mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                          ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                          ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                          ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                          Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                          mais― Lequel 

                                          ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                          Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                          Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                          ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                          ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                          demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                          ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                          Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                          laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                          pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                          la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                          raquo Minuit

                                          raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                          drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                          raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                          ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                          Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                          laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                          raquo Thaddeacutee raquo

                                          ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                          Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                          ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                          Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                          Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                          La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                          Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                          ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                          Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                          Paris janvier 1842

                                          ILLUSTRATIONS

                                          Malaga

                                          COLOPHON

                                          Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                          Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                          Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                          Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                          ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                          ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                          Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                          Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                          • La fausse maicirctresse
                                          • Illustrations
                                            • Malaga
                                              • Colophon

                                            ― Enfin le Florentin du moyen acircge a reparu agrave trois centsans de distance dit la comtesse Il y a du Dante et du Mi-chel-Ange chez lui

                                            ― Tiens tu as raison il est poegravete par lrsquoacircme reacuteponditAdam

                                            ― Me voilagrave donc marieacutee agrave deux Polonais dit la jeunecomtesse avec un geste digne de Marie Dorval

                                            ― Chegravere enfant  dit Adam en pressant Cleacutementine surlui tu mrsquoaurais fait bien du chagrin si mon ami ne trsquoavaitpas plu  nous en avions peur lrsquoun et lrsquoautre quoiqursquoil aiteacuteteacute ravi de mon mariage Tu le rendras tregraves heureux en luidisant que tu lrsquoaimes ah  comme un vieil ami

                                            ― Je vais donc mrsquohabiller il fait beau nous sortirons toustrois dit Cleacutementine en sonnant sa femme de chambre

                                            Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris eacuteleacute-gant se demanda qui accompagnait Cleacutementine Laginskalorsqursquoon la vit allant au bois de Boulogne et en revenantentre Thaddeacutee et son mari Cleacutementine avait exigeacute pendantla promenade que Thaddeacutee dicircnacirct avec elle Ce caprice desouveraine absolue forccedila le capitaine agrave faire une toilette in-solite Au retour du bois Cleacutementine se mit avec une cer-taine coquetterie et de maniegravere agrave produire de lrsquoimpressionsur Adam lui-mecircme en entrant dans le salon ougrave les deuxamis lrsquoattendaient

                                            ― Comte Paz dit-elle nous irons ensemble agrave lrsquoOpeacuteraCe fut dit de ce ton qui chez les femmes signifie  Si vous

                                            me refusez nous nous brouillons― Volontiers madame reacutepondit le capitaine Mais

                                            comme je nrsquoai pas la fortune drsquoun comte appelez-moi sim-plement capitaine

                                            ― Eh bien capitaine donnez-moi le bras dit-elle en lelui prenant et lrsquoemmenant dans la salle agrave manger par mou-vement plein de cette onctueuse familiariteacute qui ravit lesamoureux

                                            La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                                            ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                                            ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                                            peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                                            ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                                            ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                                            ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                                            Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                                            na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                            ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                            ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                            ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                            ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                            ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                            Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                            ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                            Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                            soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                            ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                            Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                            trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                            ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                            ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                            tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                            ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                            Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                            Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                            Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                            cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                            ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                            La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                            Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                            lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                            ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                            Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                            les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                            Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                            ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                            fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                            ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                            et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                            La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                            ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                            ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                            leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                            Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                            ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                            Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                            dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                            ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                            ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                            Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                            Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                            loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                            ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                            LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                            ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                            ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                            Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                            prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                            peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                            Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                            ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                            est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                            ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                            Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                            Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                            ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                            Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                            barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                            ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                            Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                            ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                            ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                            ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                            ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                            et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                            regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                            vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                            ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                            me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                            qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                            ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                            son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                            ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                            ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                            ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                            du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                            forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                            ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                            air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                            ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                            je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                            Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                            ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                            mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                            ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                            La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                            ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                            Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                            Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                            ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                            ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                            ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                            donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                            ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                            ― Mademoiselle Turquet

                                            ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                            Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                            ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                            ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                            ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                            ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                            ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                            ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                            ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                            ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                            dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                            Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                            ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                            verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                            zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                            Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                            trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                            ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                            Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                            ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                            Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                            ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                            sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                            ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                            vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                            Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                            Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                            Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                            laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                            qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                            raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                            ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                            Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                            ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                            tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                            Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                            ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                            ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                            ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                            prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                            drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                            Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                            ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                            pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                            ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                            ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                            ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                            lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                            quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                            ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                            Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                            tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                            ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                            ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                            ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                            ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                            ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                            Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                            ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                            pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                            ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                            Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                            ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                            ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                            ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                            ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                            ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                            Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                            ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                            ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                            ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                            Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                            ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                            Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                            qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                            ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                            Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                            ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                            que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                            ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                            ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                            ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                            ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                            ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                            Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                            fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                            Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                            Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                            ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                            Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                            le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                            ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                            ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                            ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                            ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                            ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                            lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                            comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                            lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                            ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                            ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                            ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                            sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                            ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                            ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                            ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                            moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                            Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                            lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                            ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                            Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                            Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                            ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                            bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                            ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                            mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                            ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                            ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                            ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                            Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                            mais― Lequel 

                                            ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                            Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                            Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                            ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                            ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                            demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                            ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                            Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                            laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                            pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                            la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                            raquo Minuit

                                            raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                            drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                            raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                            ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                            Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                            laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                            raquo Thaddeacutee raquo

                                            ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                            Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                            ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                            Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                            Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                            La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                            Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                            ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                            Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                            Paris janvier 1842

                                            ILLUSTRATIONS

                                            Malaga

                                            COLOPHON

                                            Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                            Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                            Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                            Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                            ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                            ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                            Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                            Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                            • La fausse maicirctresse
                                            • Illustrations
                                              • Malaga
                                                • Colophon

                                              La comtesse placcedila pregraves drsquoelle le capitaine dont lrsquoattitudefut celle drsquoun sous-lieutenant pauvre dicircnant chez un richegeacuteneacuteral Paz laissa parler Cleacutementine lrsquoeacutecouta tout en luiteacutemoignant la deacutefeacuterence qursquoon a pour un supeacuterieur nela contredit en rien et attendit une interrogation formelleavant de reacutepondre Enfin il parut presque stupide agrave la com-tesse dont les coquetteries eacutechouegraverent devant ce seacuterieuxglacial et ce respect diplomatique En vain Adam lui disait ― Egaie-toi donc Thaddeacutee  On penserait que tu nrsquoes paschez toi  Tu as sans doute fait la gageure de deacuteconcerterCleacutementine  Thaddeacutee resta lourd et endormi Quand lesmaicirctres furent seuls agrave la fin du dessert le capitaine expliquacomment sa vie eacutetait arrangeacutee au rebours de celle des gensdu monde  il se couchait agrave huit heures et se levait de grandmatin  il mit ainsi sa contenance sur une grande envie dedormir

                                              ― Mon intention en vous emmenant agrave lrsquoOpeacutera capi-taine eacutetait de vous amuser  mais faites comme vous vou-drez dit Cleacutementine un peu piqueacutee

                                              ― Jrsquoirai reacutepondit Paz― Duprez chante Guillaume Tell reprit Adam mais

                                              peut-ecirctre aimerais-tu mieux venir aux Varieacuteteacutes Le capitaine sourit et sonna  le valet de chambre vint 

                                              ― Constantin lui dit-il attellera la voiture au lieu drsquoattelerle coupeacute Nous ne tiendrions pas sans ecirctre gecircneacutes ajouta-t-il en regardant le comte

                                              ― Un Franccedilais aurait oublieacute cela dit Cleacutementine en sou-riant

                                              ― Ah  mais nous sommes des Florentins transplanteacutesdans le Nord reacutepondit Thaddeacutee avec une finesse drsquoaccentet avec un regard qui firent voir dans sa conduite agrave tablelrsquoeffet drsquoun parti pris

                                              Par une imprudence assez concevable il y eut trop decontraste entre la mise en scegravene involontaire de cette phraseet lrsquoattitude de Paz pendant le dicircner Cleacutementine exami-

                                              na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                              ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                              ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                              ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                              ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                              ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                              Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                              ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                              Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                              soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                              ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                              Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                              trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                              ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                              ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                              tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                              ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                              Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                              Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                              Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                              cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                              ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                              La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                              Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                              lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                              ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                              Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                              les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                              Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                              ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                              fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                              ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                              et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                              La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                              ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                              ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                              leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                              Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                              ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                              Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                              dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                              ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                              ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                              Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                              Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                              loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                              ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                              LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                              ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                              ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                              Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                              prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                              peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                              Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                              ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                              est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                              ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                              Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                              Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                              ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                              Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                              barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                              ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                              Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                              ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                              ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                              ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                              ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                              et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                              regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                              vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                              ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                              me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                              qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                              ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                              son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                              ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                              ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                              ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                              du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                              forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                              ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                              air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                              ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                              je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                              Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                              ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                              mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                              ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                              La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                              ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                              Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                              Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                              ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                              ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                              ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                              donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                              ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                              ― Mademoiselle Turquet

                                              ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                              Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                              ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                              ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                              ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                              ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                              ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                              ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                              ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                              ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                              dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                              Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                              ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                              verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                              zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                              Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                              trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                              ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                              Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                              ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                              Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                              ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                              sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                              ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                              vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                              Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                              Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                              Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                              laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                              qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                              raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                              ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                              Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                              ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                              tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                              Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                              ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                              ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                              ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                              prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                              drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                              Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                              ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                              pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                              ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                              ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                              ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                              lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                              quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                              ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                              Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                              tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                              ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                              ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                              ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                              ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                              ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                              Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                              ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                              pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                              ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                              Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                              ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                              ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                              ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                              ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                              ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                              Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                              ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                              ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                              ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                              Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                              ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                              Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                              qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                              ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                              Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                              ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                              que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                              ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                              ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                              ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                              ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                              ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                              Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                              fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                              Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                              Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                              ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                              Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                              le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                              ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                              ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                              ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                              ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                              ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                              lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                              comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                              lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                              ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                              ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                              ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                              sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                              ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                              ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                              ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                              moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                              Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                              lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                              ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                              Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                              Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                              ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                              bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                              ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                              mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                              ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                              ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                              ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                              Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                              mais― Lequel 

                                              ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                              Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                              Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                              ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                              ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                              demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                              ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                              Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                              laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                              pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                              la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                              raquo Minuit

                                              raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                              drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                              raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                              ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                              Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                              laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                              raquo Thaddeacutee raquo

                                              ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                              Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                              ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                              Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                              Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                              La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                              Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                              ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                              Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                              Paris janvier 1842

                                              ILLUSTRATIONS

                                              Malaga

                                              COLOPHON

                                              Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                              Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                              Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                              Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                              ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                              ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                              Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                              Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                              • La fausse maicirctresse
                                              • Illustrations
                                                • Malaga
                                                  • Colophon

                                                na le capitaine par une de ces œillades sournoises qui an-noncent agrave la fois de lrsquoeacutetonnement et de lrsquoobservation chezles femmes Aussi pendant le temps ougrave tous trois ils prirentle cafeacute au salon reacutegna-t-il un silence assez gecircnant pourAdam incapable drsquoen deviner le pourquoi Cleacutementinenrsquoagaccedilait plus Thaddeacutee De son cocircteacute le capitaine reprit saraideur militaire et ne la quitta plus ni pendant la route nidans la loge ougrave il feignit de dormir

                                                ― Vous voyez madame que je suis un bien ennuyeuxpersonnage dit-il au dernier acte de Guillaume Tell pen-dant la danse Nrsquoavais-je pas bien raison de rester commeon dit dans ma speacutecialiteacute 

                                                ― Ma foi mon cher capitaine vous nrsquoecirctes ni charlatan nicauseur vous ecirctes tregraves-peu Polonais

                                                ― Laissez-moi donc reprit-il veiller agrave vos plaisirs agravevotre fortune et agrave votre maison je ne suis bon qursquoagrave cela

                                                ― Tartuffe va  dit en souriant le comte Adam Ma chegravereil est plein de cœur il est instruit  il pourrait srsquoil voulaittenir sa place dans un salon Cleacutementine ne prends pas samodestie au mot

                                                ― Adieu comtesse jrsquoai fait preuve de complaisance jeme sers de votre voiture pour aller dormir au plus tocirct etvais vous la renvoyer

                                                Cleacutementine fit une inclination de tecircte et le laissa partirsans rien reacutepondre

                                                ― Quel ours  dit-elle au comte Tu es bien plus gentiltoi 

                                                Adam serra la main de sa femme sans qursquoon pucirct le voir― Pauvre cher Thaddeacutee il srsquoest efforceacute de se faire repous-

                                                soir lagrave ougrave bien des hommes auraient tacirccheacute de paraicirctre plusaimables que moi

                                                ― Oh  dit-elle je ne sais pas srsquoil nrsquoy a point de calcul danssa conduite  il aurait intrigueacute une femme ordinaire

                                                Une demi-heure apregraves pendant que Boleslas le chasseurcriait  La porte  que le cocher sa voiture tourneacutee pour en-

                                                trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                                ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                                ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                                tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                                ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                                Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                                Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                                Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                                cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                                ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                                La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                                Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                                lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                                ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                                Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                                les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                                Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                                ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                                fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                                ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                                et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                                La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                                ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                                ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                                leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                                Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                                ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                                Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                                dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                                ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                                ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                                Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                                Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                                loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                ― Mademoiselle Turquet

                                                ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                mais― Lequel 

                                                ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                raquo Minuit

                                                raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                raquo Thaddeacutee raquo

                                                ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                Paris janvier 1842

                                                ILLUSTRATIONS

                                                Malaga

                                                COLOPHON

                                                Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                • La fausse maicirctresse
                                                • Illustrations
                                                  • Malaga
                                                    • Colophon

                                                  trer attendait que les deux battants fussent ouverts Cleacute-mentine dit au comte  ― Ougrave perche donc le capitaine 

                                                  ― Tiens lagrave  reacutepondit Adam en montrant un petit eacutetageen attique eacuteleacutegamment eacuteleveacute de chaque cocircteacute de la porte co-chegravere et dont une fenecirctre donnait sur la rue Son apparte-ment srsquoeacutetend au-dessus des remises

                                                  ― Et qui donc occupe lrsquoautre cocircteacute ― Personne encore reacutepondit Adam Lrsquoautre petit appar-

                                                  tement situeacute au-dessus des eacutecuries sera pour nos enfants etpour leur preacutecepteur

                                                  ― Il nrsquoest pas coucheacute dit la comtesse en apercevant de lalumiegravere chez Thaddeacutee quand la voiture fut sous le portiqueagrave colonnes copieacutees sur celles des Tuileries et qui remplaccedilaitla vulgaire marquise de zinc peint en coutil

                                                  Le capitaine en robe de chambre une pipe agrave la mainregardait Cleacutementine entrant dans le vestibule La jour-neacutee avait eacuteteacute rude pour lui Voici pourquoi Thaddeacutee eutdans le cœur un terrible mouvement le jour ougrave conduitpar Adam aux Italiens pour la juger il avait vu mademoi-selle du Rouvre  puis quand il la revit agrave la mairie et agrave Saint-Thomas-drsquoAquin il reconnut en elle cette femme que touthomme doit aimer exclusivement car don Juan lui-mecircmeen preacutefeacuterait une dans les mille e tre  Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique apregraves le mariage Quasitranquille pendant tout le temps que dura lrsquoabsence de Cleacute-mentine ses souffrances recommenccedilaient depuis le retourde ce joli meacutenage Or voici ce qursquoil pensait en fumant du la-taki dans sa pipe de merisier longue de six pieds un preacutesentdrsquoAdam  ― Moi seul et Dieu qui me reacutecompensera drsquoavoirsouffert en silence nous devons seuls savoir agrave quel point jelrsquoaime  Mais comment nrsquoavoir ni son amour ni sa haine 

                                                  Et il reacutefleacutechissait agrave perte de vue sur ce theacuteoregraveme de stra-teacutegie amoureuse Il ne faut pas croire que Thaddeacutee veacutecucirctsans plaisir au milieu de sa douleur Les sublimes trompe-ries de cette journeacutee furent des sources de joie inteacuterieure

                                                  Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                                  cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                                  ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                                  La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                                  Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                                  lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                                  ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                                  Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                                  les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                                  Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                                  ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                                  fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                                  ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                                  et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                                  La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                                  ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                                  ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                                  leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                                  Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                                  ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                                  Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                                  dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                                  ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                                  ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                                  Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                                  Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                                  loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                  ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                  LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                  ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                  ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                  Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                  prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                  peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                  Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                  ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                  est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                  ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                  Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                  Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                  ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                  Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                  barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                  ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                  Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                  ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                  ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                  ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                  ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                  et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                  regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                  vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                  ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                  me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                  qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                  ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                  son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                  ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                  ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                  ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                  du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                  forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                  ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                  air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                  ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                  je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                  Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                  ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                  mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                  ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                  La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                  ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                  Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                  Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                  ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                  ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                  ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                  donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                  ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                  ― Mademoiselle Turquet

                                                  ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                  Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                  ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                  ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                  ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                  ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                  ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                  ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                  ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                  ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                  dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                  Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                  ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                  verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                  zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                  Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                  trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                  ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                  Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                  ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                  Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                  ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                  sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                  ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                  vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                  Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                  Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                  Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                  laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                  qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                  raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                  ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                  Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                  ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                  tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                  Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                  ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                  ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                  ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                  prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                  drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                  Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                  ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                  pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                  ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                  ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                  ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                  lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                  quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                  ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                  Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                  tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                  ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                  ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                  ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                  ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                  ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                  Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                  ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                  pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                  ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                  Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                  ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                  ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                  ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                  ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                  ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                  Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                  ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                  ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                  ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                  Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                  ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                  Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                  qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                  ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                  Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                  ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                  que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                  ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                  ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                  ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                  ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                  ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                  Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                  fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                  Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                  Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                  ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                  Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                  le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                  ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                  ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                  ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                  ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                  ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                  lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                  comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                  lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                  ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                  ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                  ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                  sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                  ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                  ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                  ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                  moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                  Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                  lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                  ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                  Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                  Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                  ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                  bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                  ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                  mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                  ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                  ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                  ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                  Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                  mais― Lequel 

                                                  ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                  Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                  Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                  ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                  ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                  demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                  ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                  Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                  laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                  pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                  la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                  raquo Minuit

                                                  raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                  drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                  raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                  ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                  Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                  laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                  raquo Thaddeacutee raquo

                                                  ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                  Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                  ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                  Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                  Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                  La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                  Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                  ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                  Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                  Paris janvier 1842

                                                  ILLUSTRATIONS

                                                  Malaga

                                                  COLOPHON

                                                  Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                  Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                  Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                  Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                  ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                  ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                  Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                  Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                  • La fausse maicirctresse
                                                  • Illustrations
                                                    • Malaga
                                                      • Colophon

                                                    Depuis le retour de Cleacutementine et drsquoAdam il eacuteprouvait dejour en jour des satisfactions ineffables en se voyant neacuteces-saire agrave ce meacutenage qui sans son deacutevouement eucirct marcheacutecertainement agrave sa ruine Quelle fortune reacutesisterait aux pro-digaliteacutes de la vie parisienne  Eacuteleveacutee chez un pegravere dissipa-teur Cleacutementine ne savait rien de la tenue drsquoune maisonqursquoaujourdrsquohui les femmes les plus riches les plus noblessont obligeacutees de surveiller par elles-mecircmes Qui maintenantpeut avoir un intendant  Adam de son cocircteacute fils drsquoun deces grands seigneurs polonais qui se laissent deacutevorer parles juifs incapable drsquoadministrer les deacutebris drsquoune des plusimmenses fortunes de Pologne ougrave il y en a drsquoimmensesnrsquoeacutetait pas drsquoun caractegravere agrave brider ni ses fantaisies ni cellesde sa femme Seul il se fucirct ruineacute peut-ecirctre avant son ma-riage Paz lrsquoavait empecirccheacute de jouer agrave la Bourse nrsquoest-ce pasdeacutejagrave tout dire  Ainsi en se sentant aimer malgreacute lui Cleacute-mentine Paz nrsquoeut pas la ressource de quitter la maison etdrsquoaller voyager pour oublier sa passion La reconnaissancece mot de lrsquoeacutenigme que preacutesentait sa vie le clouait dans cethocirctel ougrave lui seul pouvait ecirctre lrsquohomme drsquoaffaires de cette fa-mille insouciante Le voyage drsquoAdam et de Cleacutementine luifit espeacuterer du calme  mais la comtesse revenue plus bellejouissant de cette liberteacute drsquoesprit que le mariage offre auxParisiennes deacuteployait toutes les gracircces drsquoune jeune femmeet ce je ne sais quoi drsquoattrayant qui vient du bonheur oude lrsquoindeacutependance que lui donnait un jeune homme aus-si confiant aussi vraiment chevaleresque aussi amoureuxqursquoAdam Avoir la certitude drsquoecirctre la cheville ouvriegravere dela splendeur de cette maison voir Cleacutementine descendantde voiture au retour drsquoune fecircte ou partant le matin pour lebois la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiturecomme une fleur dans sa coque de feuilles inspiraient aupauvre Thaddeacutee des volupteacutes mysteacuterieuses et pleines quisrsquoeacutepanouissaient au fond de son cœur sans que jamais lamoindre trace en parucirct sur son visage Comment depuis

                                                    cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                                    ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                                    La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                                    Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                                    lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                                    ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                                    Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                                    les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                                    Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                                    ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                                    fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                                    ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                                    et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                                    La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                                    ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                                    ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                                    leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                                    Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                                    ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                                    Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                                    dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                                    ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                                    ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                                    Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                                    Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                                    loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                    ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                    LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                    ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                    ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                    Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                    prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                    peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                    Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                    ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                    est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                    ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                    Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                    Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                    ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                    Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                    barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                    ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                    Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                    ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                    ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                    ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                    ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                    et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                    regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                    vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                    ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                    me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                    qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                    ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                    son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                    ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                    ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                    ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                    du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                    forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                    ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                    air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                    ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                    je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                    Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                    ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                    mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                    ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                    La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                    ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                    Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                    Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                    ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                    ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                    ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                    donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                    ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                    ― Mademoiselle Turquet

                                                    ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                    Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                    ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                    ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                    ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                    ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                    ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                    ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                    ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                    ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                    dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                    Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                    ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                    verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                    zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                    Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                    trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                    ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                    Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                    ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                    Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                    ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                    sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                    ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                    vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                    Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                    Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                    Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                    laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                    qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                    raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                    ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                    Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                    ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                    tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                    Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                    ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                    ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                    ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                    prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                    drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                    Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                    ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                    pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                    ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                    ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                    ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                    lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                    quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                    ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                    Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                    tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                    ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                    ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                    ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                    ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                    ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                    Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                    ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                    pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                    ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                    Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                    ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                    ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                    ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                    ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                    ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                    Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                    ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                    ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                    ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                    Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                    ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                    Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                    qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                    ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                    Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                    ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                    que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                    ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                    ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                    ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                    ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                    ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                    Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                    fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                    Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                    Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                    ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                    Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                    le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                    ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                    ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                    ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                    ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                    ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                    lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                    comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                    lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                    ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                    ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                    ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                    sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                    ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                    ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                    ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                    moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                    Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                    lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                    ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                    Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                    Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                    ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                    bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                    ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                    mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                    ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                    ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                    ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                    Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                    mais― Lequel 

                                                    ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                    Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                    Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                    ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                    ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                    demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                    ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                    Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                    laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                    pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                    la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                    raquo Minuit

                                                    raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                    drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                    raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                    ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                    Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                    laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                    raquo Thaddeacutee raquo

                                                    ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                    Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                    ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                    Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                    Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                    La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                    Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                    ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                    Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                    Paris janvier 1842

                                                    ILLUSTRATIONS

                                                    Malaga

                                                    COLOPHON

                                                    Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                    Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                    Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                    Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                    ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                    ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                    Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                    Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                    • La fausse maicirctresse
                                                    • Illustrations
                                                      • Malaga
                                                        • Colophon

                                                      cinq mois la comtesse eucirct-elle aperccedilu le capitaine  il secachait drsquoelle en deacuterobant le soin qursquoil mettait agrave lrsquoeacuteviterRien ne ressemble plus agrave lrsquoamour divin que lrsquoamour sansespoir Un homme ne doit-il pas avoir une certaine profon-deur dans le cœur pour se deacutevouer dans le silence et danslrsquoobscuriteacute  Cette profondeur ougrave se tapit un orgueil depegravere et de Dieu contient le culte de lrsquoamour pour lrsquoamourcomme le pouvoir pour le pouvoir fut le mot de la vie desjeacutesuites avarice sublime en ce qursquoelle est constamment geacute-neacutereuse et modeleacutee enfin sur la mysteacuterieuse existence desprincipes du monde LrsquoEffet nrsquoest-ce pas la Nature  et laNature est enchanteresse elle appartient agrave lrsquohomme aupoegravete au peintre agrave lrsquoamant  mais la Cause nrsquoest-elle pas auxyeux de quelques acircmes privileacutegieacutees et pour certains pen-seurs gigantesques supeacuterieure agrave la Nature  La Cause crsquoestDieu Dans cette sphegravere des causes vivent les Newton lesLaplace les Kepler les Descartes les Malebranche les Spi-nosa les Buffon les vrais poegravetes et les solitaires du secondacircge chreacutetien les sainte Theacuteregravese de lrsquoEspagne et les sublimesextatiques Chaque sentiment humain comporte des analo-gies avec cette situation ougrave lrsquoesprit abandonne lrsquoEffet pourla Cause et Thaddeacutee avait atteint agrave cette hauteur ougrave toutchange drsquoaspect En proie agrave des joies de creacuteateur indiciblesThaddeacutee eacutetait en amour ce que nous connaissons de plusgrand dans les fastes du geacutenie

                                                      ― Non elle nrsquoest pas entiegraverement trompeacutee se disait-il ensuivant la fumeacutee de sa pipe Elle pourrait me brouiller sansretour avec Adam si elle me prenait en grippe  et si elle co-quetait pour me tourmenter que deviendrais-je 

                                                      La fatuiteacute de cette derniegravere supposition eacutetait si contraireau caractegravere modeste et agrave lrsquoespegravece de timiditeacute germaniquedu capitaine qursquoil se gourmanda de lrsquoavoir eue et se couchareacutesolu drsquoattendre les eacuteveacutenements avant de prendre un parti

                                                      Le lendemain Cleacutementine deacutejeuna tregraves bien sans Thad-deacutee et sans srsquoapercevoir de son manque drsquoobeacuteissance Ce

                                                      lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                                      ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                                      Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                                      les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                                      Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                                      ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                                      fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                                      ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                                      et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                                      La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                                      ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                                      ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                                      leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                                      Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                                      ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                                      Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                                      dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                                      ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                                      ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                                      Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                                      Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                                      loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                      ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                      LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                      ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                      ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                      Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                      prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                      peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                      Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                      ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                      est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                      ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                      Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                      Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                      ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                      Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                      barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                      ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                      Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                      ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                      ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                      ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                      ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                      et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                      regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                      vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                      ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                      me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                      qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                      ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                      son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                      ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                      ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                      ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                      du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                      forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                      ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                      air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                      ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                      je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                      Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                      ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                      mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                      ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                      La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                      ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                      Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                      Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                      ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                      ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                      ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                      donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                      ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                      ― Mademoiselle Turquet

                                                      ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                      Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                      ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                      ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                      ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                      ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                      ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                      ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                      ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                      ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                      dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                      Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                      ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                      verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                      zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                      Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                      trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                      ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                      Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                      ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                      Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                      ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                      sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                      ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                      vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                      Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                      Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                      Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                      laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                      qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                      raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                      ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                      Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                      ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                      tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                      Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                      ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                      ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                      ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                      prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                      drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                      Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                      ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                      pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                      ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                      ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                      ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                      lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                      quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                      ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                      Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                      tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                      ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                      ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                      ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                      ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                      ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                      Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                      ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                      pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                      ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                      Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                      ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                      ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                      ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                      ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                      ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                      Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                      ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                      ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                      ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                      Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                      ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                      Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                      qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                      ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                      Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                      ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                      que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                      ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                      ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                      ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                      ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                      ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                      Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                      fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                      Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                      Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                      ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                      Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                      le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                      ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                      ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                      ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                      ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                      ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                      lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                      comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                      lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                      ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                      ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                      ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                      sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                      ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                      ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                      ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                      moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                      Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                      lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                      ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                      Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                      Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                      ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                      bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                      ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                      mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                      ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                      ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                      ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                      Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                      mais― Lequel 

                                                      ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                      Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                      Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                      ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                      ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                      demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                      ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                      Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                      laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                      pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                      la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                      raquo Minuit

                                                      raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                      drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                      raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                      ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                      Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                      laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                      raquo Thaddeacutee raquo

                                                      ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                      Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                      ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                      Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                      Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                      La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                      Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                      ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                      Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                      Paris janvier 1842

                                                      ILLUSTRATIONS

                                                      Malaga

                                                      COLOPHON

                                                      Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                      Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                      Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                      Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                      ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                      ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                      Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                      Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                      • La fausse maicirctresse
                                                      • Illustrations
                                                        • Malaga
                                                          • Colophon

                                                        lendemain se trouva son jour de reacuteception qui chez ellecomportait une splendeur royale Elle ne fit pas attentionagrave lrsquoabsence du capitaine sur qui roulaient les deacutetails de cesjourneacutees drsquoapparat

                                                        ― Bon  se dit-il en entendant les eacutequipages srsquoen aller surles deux heures du matin la comtesse nrsquoa eu qursquoune fantai-sie ou une curiositeacute de Parisienne

                                                        Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour unmoment deacuterangeacutees par cet incident Deacutetourneacutee par les preacute-occupations de la vie parisienne Cleacutementine parut avoiroublieacute Paz Pense-t-on en effet que ce soit peu de choseque de reacutegner sur cet inconstant Paris  Croirait-on par ha-sard qursquoagrave ce jeu suprecircme on risque seulement sa fortune Les hivers sont pour les femmes agrave la mode ce que fut jadisune campagne pour les militaires de lrsquoempire Quelle œuvredrsquoart et de geacutenie qursquoune toilette ou une coiffure destineacutees agravefaire sensation  Une femme frecircle et deacutelicate garde son duret brillant harnais de fleurs et de diamants de soie et drsquoacierde neuf heures du soir agrave deux et souvent trois heures du ma-tin Elle mange peu pour attirer le regard sur une taille fine agrave la faim qui la saisit pendant la soireacutee elle oppose des tassesde theacute deacutebilitantes des gacircteaux sucreacutes des glaces eacutechauf-fantes ou de lourdes tranches de pacirctisseries Lrsquoestomac doitse plier aux ordres de la coquetterie Le reacuteveil a lieu tregraves-tard Tout est alors en contradiction avec les lois de la na-ture et la nature est impitoyable Agrave peine leveacutee une femmeagrave la mode recommence une toilette du matin pense agrave satoilette de lrsquoapregraves-midi Nrsquoa-t-elle pas agrave recevoir agrave faire desvisites agrave aller au bois agrave cheval ou en voiture  Ne faut-il pastoujours srsquoexercer au manegravege des sourires se tendre lrsquoespritagrave forger des compliments qui ne paraissent ni communs nirechercheacutes  et toutes les femmes nrsquoy reacuteussissent pas Eacuteton-nez-vous donc en voyant une jeune femme que le mondea reccedilue fraicircche de la retrouver trois ans apregraves fleacutetrie et pas-seacutee Agrave peine six mois passeacutes agrave la campagne gueacuterissent-ils

                                                        les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                                        Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                                        ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                                        fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                                        ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                                        et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                                        La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                                        ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                                        ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                                        leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                                        Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                                        ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                                        Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                                        dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                                        ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                                        ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                                        Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                                        Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                                        loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                        ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                        LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                        ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                        ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                        Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                        prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                        peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                        Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                        ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                        est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                        ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                        Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                        Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                        ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                        Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                        barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                        ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                        Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                        ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                        ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                        ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                        ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                        et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                        regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                        vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                        ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                        me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                        qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                        ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                        son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                        ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                        ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                        ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                        du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                        forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                        ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                        air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                        ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                        je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                        Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                        ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                        mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                        ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                        La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                        ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                        Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                        Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                        ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                        ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                        ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                        donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                        ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                        ― Mademoiselle Turquet

                                                        ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                        Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                        ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                        ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                        ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                        ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                        ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                        ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                        ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                        ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                        dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                        Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                        ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                        verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                        zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                        Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                        trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                        ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                        Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                        ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                        Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                        ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                        sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                        ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                        vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                        Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                        Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                        Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                        laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                        qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                        raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                        ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                        Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                        ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                        tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                        Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                        ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                        ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                        ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                        prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                        drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                        Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                        ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                        pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                        ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                        ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                        ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                        lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                        quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                        ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                        Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                        tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                        ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                        ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                        ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                        ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                        ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                        Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                        ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                        pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                        ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                        Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                        ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                        ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                        ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                        ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                        ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                        Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                        ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                        ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                        ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                        Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                        ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                        Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                        qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                        ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                        Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                        ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                        que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                        ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                        ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                        ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                        ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                        ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                        Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                        fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                        Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                        Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                        ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                        Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                        le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                        ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                        ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                        ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                        ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                        ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                        lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                        comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                        lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                        ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                        ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                        ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                        sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                        ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                        ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                        ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                        moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                        Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                        lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                        ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                        Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                        Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                        ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                        bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                        ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                        mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                        ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                        ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                        ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                        Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                        mais― Lequel 

                                                        ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                        Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                        Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                        ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                        ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                        demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                        ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                        Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                        laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                        pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                        la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                        raquo Minuit

                                                        raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                        drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                        raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                        ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                        Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                        laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                        raquo Thaddeacutee raquo

                                                        ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                        Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                        ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                        Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                        Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                        La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                        Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                        ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                        Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                        Paris janvier 1842

                                                        ILLUSTRATIONS

                                                        Malaga

                                                        COLOPHON

                                                        Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                        Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                        Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                        Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                        ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                        ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                        Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                        Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                        • La fausse maicirctresse
                                                        • Illustrations
                                                          • Malaga
                                                            • Colophon

                                                          les plaies faites par lrsquohiver  On nrsquoentend aujourdrsquohui par-ler que de gastrites de maux eacutetranges inconnus drsquoailleursaux femmes occupeacutees de leurs meacutenages Autrefois la femmese montrait quelquefois  aujourdrsquohui elle est toujours enscegravene Cleacutementine avait agrave lutter  on commenccedilait agrave la citeret dans les soins exigeacutes par cette bataille entre elle et sesrivales agrave peine y avait-il place pour lrsquoamour de son mariThaddeacutee pouvait bien ecirctre oublieacute

                                                          Cependant un mois apregraves au mois de mai quelquesjours avant de partir pour la terre de Ronquerolles enBourgogne au retour du bois elle aperccedilut dans la contre-alleacutee des Champs-Elyseacutees Thaddeacutee mis avec recherchesrsquoextasiant agrave voir sa comtesse belle dans sa calegraveche les che-vaux fringants les livreacutees eacutetincelantes enfin son cher meacute-nage admireacute

                                                          ― Voilagrave le capitaine dit-elle agrave son mari― Comme il est heureux  reacutepondit Adam Voilagrave ses

                                                          fecirctes  Il nrsquoy a pas drsquoeacutequipage mieux tenu que le nocirctre et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur Ah  tule remarques pour la premiegravere fois mais il est lagrave presquetous les jours

                                                          ― Agrave quoi peut-il penser  dit Cleacutementine― Il pense en ce moment que lrsquohiver a coucircteacute bien cher

                                                          et que nous allons faire des eacuteconomies chez ton vieil oncleRonquerolles reacutepondit Adam

                                                          La comtesse ordonna drsquoarrecircter devant Paz et le fit asseoiragrave cocircteacute drsquoelle dans la calegraveche Thaddeacutee devint rouge commeune cerise

                                                          ― Je vais vous empester dit-il je viens de fumer des ci-gares

                                                          ― Adam ne mrsquoempeste-t-il pas  reacutepondit-elle vivement― Oui mais crsquoest Adam reacutepliqua le capitaine― Et pourquoi Thaddeacutee nrsquoaurait-il pas les mecircmes privi-

                                                          leacuteges  dit la comtesse en souriant

                                                          Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                                          ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                                          Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                                          dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                                          ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                                          ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                                          Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                                          Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                                          loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                          ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                          LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                          ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                          ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                          Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                          prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                          peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                          Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                          ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                          est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                          ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                          Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                          Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                          ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                          Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                          barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                          ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                          Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                          ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                          ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                          ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                          ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                          et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                          regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                          vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                          ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                          me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                          qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                          ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                          son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                          ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                          ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                          ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                          du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                          forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                          ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                          air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                          ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                          je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                          Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                          ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                          mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                          ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                          La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                          ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                          Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                          Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                          ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                          ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                          ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                          donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                          ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                          ― Mademoiselle Turquet

                                                          ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                          Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                          ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                          ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                          ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                          ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                          ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                          ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                          ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                          ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                          dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                          Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                          ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                          verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                          zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                          Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                          trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                          ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                          Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                          ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                          Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                          ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                          sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                          ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                          vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                          Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                          Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                          Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                          laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                          qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                          raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                          ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                          Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                          ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                          tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                          Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                          ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                          ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                          ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                          prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                          drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                          Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                          ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                          pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                          ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                          ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                          ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                          lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                          quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                          ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                          Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                          tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                          ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                          ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                          ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                          ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                          ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                          Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                          ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                          pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                          ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                          Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                          ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                          ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                          ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                          ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                          ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                          Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                          ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                          ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                          ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                          Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                          ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                          Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                          qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                          ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                          Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                          ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                          que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                          ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                          ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                          ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                          ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                          ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                          Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                          fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                          Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                          Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                          ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                          Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                          le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                          ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                          ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                          ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                          ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                          ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                          lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                          comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                          lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                          ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                          ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                          ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                          sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                          ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                          ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                          ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                          moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                          Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                          lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                          ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                          Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                          Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                          ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                          bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                          ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                          mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                          ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                          ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                          ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                          Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                          mais― Lequel 

                                                          ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                          Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                          Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                          ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                          ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                          demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                          ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                          Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                          laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                          pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                          la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                          raquo Minuit

                                                          raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                          drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                          raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                          ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                          Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                          laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                          raquo Thaddeacutee raquo

                                                          ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                          Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                          ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                          Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                          Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                          La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                          Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                          ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                          Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                          Paris janvier 1842

                                                          ILLUSTRATIONS

                                                          Malaga

                                                          COLOPHON

                                                          Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                          Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                          Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                          Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                          ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                          ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                          Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                          Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                          • La fausse maicirctresse
                                                          • Illustrations
                                                            • Malaga
                                                              • Colophon

                                                            Ce divin sourire eut une force qui triompha des heacute-roiumlques reacutesolutions de Paz  il regarda Cleacutementine avec toutle feu de son acircme dans ses yeux mais tempeacutereacute par le teacutemoi-gnage angeacutelique de sa reconnaissance agrave lui homme qui nevivait que par ce sentiment La comtesse se croisa les brasdans son chacircle srsquoappuya pensive sur les coussins en y frois-sant les plumes de son joli chapeau et arrecircta ses yeux surles passants Cet eacuteclair drsquoune acircme grande et jusque-lagrave reacutesi-gneacutee attaqua sa sensibiliteacute Quel eacutetait apregraves tout agrave ses yeuxle meacuterite drsquoAdam  Nrsquoest-il pas naturel drsquoavoir du courageet de la geacuteneacuterositeacute  Mais le capitaine  Thaddeacutee posseacutedaitde plus qursquoAdam ou paraissait posseacuteder une immense su-peacuterioriteacute Quelles funestes penseacutees saisirent la comtesse enobservant de nouveau le contraste de la belle nature si com-plegravete qui distinguait Thaddeacutee et de cette grecircle nature quichez Adam indiquait la deacutegeacuteneacuterescence forceacutee des famillesaristocratiques assez insenseacutees pour toujours srsquoallier entreelles  Ces penseacutees le diable seul les connut  car la jeunefemme demeura les yeux penseurs mais vagues sans riendire jusqursquoagrave lrsquohocirctel

                                                            ― Vous dicircnez avec nous autrement je me facirccherais dece que vous mrsquoavez deacutesobeacutei dit-elle en entrant Vous ecirctesThaddeacutee pour moi comme pour Adam Je sais les obliga-tions que vous lui avez mais je sais aussi toutes celles quenous vous avons Pour deux mouvements de geacuteneacuterositeacute quisont si naturels vous ecirctes geacuteneacutereux agrave toute heure et tous lesjours Mon pegravere vient dicircner avec nous ainsi que mon oncleRonquerolles et ma tante de Seacuterizy habillez-vous dit-elleen prenant la main qursquoil lui tendait pour lrsquoaider agrave descendrede voiture

                                                            Thaddeacutee monta chez lui pour srsquohabiller le cœur agrave la foisheureux et comprimeacute par un tremblement horrible Il des-cendit au dernier moment et rejoua pendant le dicircner sonrocircle de militaire bon seulement agrave remplir les fonctionsdrsquoun intendant Mais cette fois Cleacutementine ne fut pas la

                                                            dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                                            ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                                            ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                                            Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                                            Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                                            loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                            ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                            LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                            ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                            ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                            Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                            prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                            peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                            Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                            ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                            est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                            ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                            Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                            Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                            ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                            Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                            barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                            ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                            Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                            ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                            ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                            ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                            ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                            et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                            regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                            vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                            ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                            me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                            qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                            ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                            son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                            ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                            ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                            ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                            du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                            forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                            ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                            air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                            ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                            je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                            Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                            ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                            mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                            ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                            La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                            ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                            Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                            Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                            ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                            ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                            ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                            donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                            ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                            ― Mademoiselle Turquet

                                                            ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                            Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                            ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                            ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                            ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                            ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                            ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                            ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                            ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                            ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                            dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                            Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                            ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                            verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                            zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                            Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                            trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                            ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                            Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                            ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                            Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                            ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                            sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                            ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                            vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                            Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                            Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                            Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                            laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                            qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                            raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                            ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                            Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                            ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                            tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                            Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                            ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                            ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                            ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                            prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                            drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                            Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                            ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                            pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                            ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                            ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                            ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                            lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                            quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                            ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                            Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                            tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                            ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                            ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                            ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                            ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                            ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                            Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                            ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                            pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                            ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                            Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                            ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                            ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                            ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                            ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                            ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                            Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                            ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                            ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                            ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                            Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                            ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                            Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                            qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                            ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                            Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                            ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                            que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                            ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                            ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                            ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                            ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                            ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                            Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                            fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                            Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                            Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                            ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                            Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                            le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                            ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                            ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                            ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                            ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                            ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                            lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                            comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                            lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                            ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                            ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                            ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                            sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                            ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                            ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                            ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                            moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                            Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                            lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                            ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                            Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                            Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                            ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                            bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                            ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                            mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                            ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                            ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                            ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                            Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                            mais― Lequel 

                                                            ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                            Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                            Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                            ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                            ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                            demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                            ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                            Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                            laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                            pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                            la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                            raquo Minuit

                                                            raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                            drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                            raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                            ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                            Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                            laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                            raquo Thaddeacutee raquo

                                                            ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                            Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                            ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                            Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                            Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                            La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                            Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                            ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                            Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                            Paris janvier 1842

                                                            ILLUSTRATIONS

                                                            Malaga

                                                            COLOPHON

                                                            Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                            Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                            Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                            Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                            ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                            ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                            Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                            Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                            • La fausse maicirctresse
                                                            • Illustrations
                                                              • Malaga
                                                                • Colophon

                                                              dupe de Paz dont le regard lrsquoavait eacuteclaireacutee Ronquerolleslrsquoambassadeur le plus habile apregraves le prince de Talleyrandet qui servit si bien de Marsay pendant son court ministegraverefut instruit par sa niegravece de la haute valeur du comte Paz quise faisait si modestement lrsquointendant de son ami Mitgislas

                                                              ― Et comment est-ce la premiegravere fois que je vois le comtePaz  dit le marquis de Ronquerolles

                                                              ― Eh  il est sournois et cachotier reacutepondit Cleacutementineen lanccedilant un regard agrave Paz pour lui dire de changer sa ma-niegravere drsquoecirctre

                                                              Heacutelas  il faut lrsquoavouer au risque de rendre le capitainemoins inteacuteressant Paz quoique supeacuterieur agrave son ami Adamnrsquoeacutetait pas un homme fort Sa supeacuterioriteacute apparente il ladevait au malheur Dans ses jours de misegravere et drsquoisolementagrave Varsovie il lisait il srsquoinstruisait il comparait et meacuteditait mais le don de creacuteation qui fait le grand homme il ne leposseacutedait point et peut-il jamais srsquoacqueacuterir  Paz unique-ment grand par le cœur allait alors au sublime  mais dansla sphegravere des sentiments plus homme drsquoaction que de pen-seacutees il gardait sa penseacutee pour lui Sa penseacutee ne servait alorsqursquoagrave lui ronger le cœur Et qursquoest-ce drsquoailleurs qursquoune pen-seacutee inexprimeacutee 

                                                              Sur le mot de Cleacutementine le marquis de Ronquerolleset sa sœur eacutechangegraverent un singulier regard en se montrantleur niegravece le comte Adam et Paz Ce fut une de ces scegravenesrapides qui nrsquoont lieu qursquoen Italie et agrave Paris Dans ces deuxendroits du monde toutes les cours excepteacutees les yeuxsavent dire autant de choses Pour communiquer agrave lrsquoœiltoute la puissance de lrsquoacircme lui donner la valeur drsquoun dis-cours y mettre un poegraveme ou un drame drsquoun seul coup ilfaut ou lrsquoexcessive servitude ou lrsquoexcessive liberteacute Adam lemarquis du Rouvre et la comtesse nrsquoaperccedilurent point cettelumineuse observation drsquoune vieille coquette et drsquoun vieuxdiplomate  mais Paz ce chien fidegravele en comprit les propheacute-ties Ce fut remarquez-le lrsquoaffaire de deux secondes Vou-

                                                              loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                              ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                              LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                              ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                              ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                              Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                              prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                              peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                              Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                              ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                              est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                              ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                              Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                              Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                              ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                              Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                              barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                              ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                              Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                              ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                              ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                              ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                              ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                              et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                              regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                              vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                              ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                              me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                              qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                              ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                              son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                              ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                              ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                              ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                              du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                              forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                              ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                              air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                              ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                              je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                              Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                              ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                              mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                              ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                              La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                              ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                              Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                              Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                              ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                              ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                              ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                              donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                              ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                              ― Mademoiselle Turquet

                                                              ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                              Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                              ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                              ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                              ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                              ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                              ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                              ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                              ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                              ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                              dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                              Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                              ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                              verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                              zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                              Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                              trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                              ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                              Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                              ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                              Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                              ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                              sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                              ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                              vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                              Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                              Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                              Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                              laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                              qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                              raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                              ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                              Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                              ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                              tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                              Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                              ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                              ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                              ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                              prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                              drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                              Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                              ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                              pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                              ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                              ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                              ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                              lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                              quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                              ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                              Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                              tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                              ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                              ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                              ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                              ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                              ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                              Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                              ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                              pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                              ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                              Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                              ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                              ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                              ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                              ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                              ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                              Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                              ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                              ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                              ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                              Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                              ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                              Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                              qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                              ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                              Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                              ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                              que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                              ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                              ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                              ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                              ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                              ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                              Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                              fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                              Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                              Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                              ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                              Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                              le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                              ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                              ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                              ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                              ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                              ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                              lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                              comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                              lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                              ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                              ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                              ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                              sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                              ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                              ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                              ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                              moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                              Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                              lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                              ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                              Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                              Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                              ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                              bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                              ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                              mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                              ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                              ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                              ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                              Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                              mais― Lequel 

                                                              ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                              Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                              Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                              ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                              ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                              demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                              ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                              Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                              laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                              pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                              la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                              raquo Minuit

                                                              raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                              drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                              raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                              ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                              Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                              laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                              raquo Thaddeacutee raquo

                                                              ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                              Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                              ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                              Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                              Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                              La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                              Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                              ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                              Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                              Paris janvier 1842

                                                              ILLUSTRATIONS

                                                              Malaga

                                                              COLOPHON

                                                              Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                              Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                              Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                              Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                              ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                              ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                              Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                              Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                              • La fausse maicirctresse
                                                              • Illustrations
                                                                • Malaga
                                                                  • Colophon

                                                                loir peindre lrsquoouragan qui ravagea lrsquoacircme du capitaine ce se-rait ecirctre trop diffus par le temps qui court

                                                                ― Quoi  deacutejagrave la tante et lrsquooncle croient que je puis ecirctre ai-meacute Maintenant mon bonheur ne deacutepend plus que de monaudace  Et Adam 

                                                                LrsquoAmour ideacuteal et le Deacutesir tous deux aussi puissantsque la Reconnaissance et lrsquoAmitieacute srsquoentre-choquegraverent etlrsquoAmour lrsquoemporta pour un moment Ce pauvre admirableamant voulut avoir sa journeacutee  Paz devint spirituel il vou-lut plaire et raconta lrsquoinsurrection polonaise agrave grands traitssur une explication demandeacutee par le diplomate Paz vitalors au dessert Cleacutementine suspendue agrave ses legravevres le pre-nant pour un heacuteros et oubliant qursquoAdam apregraves avoir sa-crifieacute le tiers de son immense fortune avait encouru leschances de lrsquoexil Agrave neuf heures le cafeacute pris madame deSeacuterizy baisa sa niegravece au front en lui serrant la main et em-mena drsquoautoriteacute le comte Adam en laissant les marquis duRouvre et de Ronquerolles qui dix minutes apregraves srsquoen al-legraverent Paz et Cleacutementine restegraverent seuls

                                                                ― Je vais vous laisser madame dit Thaddeacutee car vous lesrejoindrez agrave lrsquoOpeacutera

                                                                ― Non reacutepondit-elle la danse ne me plaicirct pas  et lrsquoondonne ce soir un ballet deacutetestable la Reacutevolte au Seacuterail

                                                                Un moment de silence― Il y a deux ans Adam nrsquoy serait pas alleacute sans moi  re-

                                                                prit-elle sans regarder Paz― Il vous aime agrave la folie reacutepondit Thaddeacutee― Eh  crsquoest parce qursquoil mrsquoaime agrave la folie qursquoil ne mrsquoaimera

                                                                peut-ecirctre plus demain srsquoeacutecria la comtesse― Les Parisiennes sont inexplicables dit Thaddeacutee

                                                                Quand elles sont aimeacutees agrave la folie elles veulent ecirctre aimeacuteesraisonnablement  et quand on les aime raisonnablementelles vous reprochent de ne pas savoir aimer

                                                                ― Et elles ont toujours raison Thaddeacutee reprit-elle ensouriant Je connais bien Adam je ne lui en veux point  il

                                                                est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                                ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                                Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                                Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                                ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                                Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                                barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                                ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                                Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                                ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                                ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                                ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                                ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                                et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                                regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                                vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                                ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                                me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                                qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                                ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                                son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                                ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                                ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                                ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                                du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                                forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                                ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                                air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                                ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                                je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                                Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                                ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                                mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                                ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                                La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                                ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                                Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                                Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                                ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                                ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                                ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                                donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                                ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                                ― Mademoiselle Turquet

                                                                ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                                Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                                ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                                ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                                ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                                ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                                ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                                ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                                ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                                ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                                dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                                Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                                ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                                verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                                zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                                Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                                trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                mais― Lequel 

                                                                ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                raquo Minuit

                                                                raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                raquo Thaddeacutee raquo

                                                                ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                Paris janvier 1842

                                                                ILLUSTRATIONS

                                                                Malaga

                                                                COLOPHON

                                                                Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                • La fausse maicirctresse
                                                                • Illustrations
                                                                  • Malaga
                                                                    • Colophon

                                                                  est leacuteger et surtout grand seigneur il sera toujours contentde mrsquoavoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dansaucun de mes goucircts  mais

                                                                  ― Quel est le mariage ougrave il nrsquoy a pas de mais  dit toutdoucement Thaddeacutee en tacircchant de donner un autre coursaux penseacutees de la comtesse

                                                                  Lrsquohomme le moins avantageux aurait eu peut-ecirctre la pen-seacutee qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici  ― Si jene lui dis pas que je lrsquoaime je suis un imbeacutecile  se dit le ca-pitaine

                                                                  Il reacutegnait entre eux un de ces terribles silences qui cregraveventde penseacutees La comtesse examinait Paz en dessous de mecircmeque Paz la contemplait dans la glace En srsquoenfonccedilant dans sabergegravere en homme repu qui digegravere un vrai geste de mari oude vieillard indiffeacuterent Paz croisa ses mains sur son ventrefit passer rapidement et machinalement ses pouces lrsquoun surlrsquoautre et regarda le feu becirctement

                                                                  ― Mais dites-moi donc du bien drsquoAdam  srsquoeacutecria Cleacute-mentine Dites-moi que ce nrsquoest pas un homme leacuteger vousqui le connaissez 

                                                                  Ce cri fut sublime― Voici donc le moment venu drsquoeacutelever entre nous des

                                                                  barriegraveres insurmontables pensa le pauvre Paz en concevantun heacuteroiumlque mensonge

                                                                  ― Du bien  reprit-il je lrsquoaime trop vous ne me croiriezpoint Je suis incapable de vous en dire du mal Ainsi monrocircle madame est bien difficile entre vous deux

                                                                  Cleacutementine baissa la tecircte et regarda le bout des souliersvernis de Paz

                                                                  ― Vous autres gens du Nord vous nrsquoavez que le couragephysique vous manquez de constance dans vos deacutecisionsdit-elle en murmurant

                                                                  ― Qursquoallez-vous faire seule madame  reacutepondit Paz enprenant un air drsquoingeacutenuiteacute parfait

                                                                  ― Vous ne me tenez donc pas compagnie 

                                                                  ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                                  et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                                  regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                                  vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                                  ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                                  me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                                  qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                                  ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                                  son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                                  ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                                  ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                                  ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                                  du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                                  forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                                  ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                                  air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                                  ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                                  je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                                  Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                                  ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                                  mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                                  ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                                  La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                                  ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                                  Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                                  Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                                  ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                                  ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                                  ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                                  donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                                  ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                                  ― Mademoiselle Turquet

                                                                  ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                                  Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                                  ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                                  ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                                  ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                                  ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                                  ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                                  ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                                  ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                                  ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                                  dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                                  Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                                  ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                                  verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                                  zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                                  Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                                  trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                  ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                  Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                  ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                  Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                  ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                  sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                  ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                  vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                  Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                  Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                  Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                  laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                  qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                  raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                  ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                  Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                  ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                  tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                  Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                  ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                  ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                  ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                  prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                  drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                  Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                  ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                  pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                  ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                  ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                  ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                  lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                  quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                  ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                  Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                  tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                  ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                  ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                  ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                  ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                  ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                  Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                  ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                  pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                  ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                  Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                  ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                  ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                  ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                  ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                  ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                  Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                  ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                  ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                  ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                  Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                  ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                  Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                  qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                  ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                  Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                  ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                  que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                  ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                  ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                  ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                  ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                  ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                  Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                  fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                  Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                  Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                  ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                  Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                  le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                  ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                  ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                  ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                  ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                  ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                  lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                  comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                  lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                  ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                  ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                  ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                  sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                  ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                  ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                  ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                  moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                  Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                  lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                  ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                  Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                  Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                  ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                  bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                  ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                  mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                  ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                  ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                  ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                  Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                  mais― Lequel 

                                                                  ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                  Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                  Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                  ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                  ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                  demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                  ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                  Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                  laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                  pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                  la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                  raquo Minuit

                                                                  raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                  drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                  raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                  ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                  Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                  laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                  raquo Thaddeacutee raquo

                                                                  ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                  Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                  ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                  Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                  Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                  La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                  Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                  ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                  Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                  Paris janvier 1842

                                                                  ILLUSTRATIONS

                                                                  Malaga

                                                                  COLOPHON

                                                                  Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                  Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                  Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                  Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                  ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                  ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                  Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                  Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                  • La fausse maicirctresse
                                                                  • Illustrations
                                                                    • Malaga
                                                                      • Colophon

                                                                    ― Pardonnez-moi de vous quitter― Comment  ougrave allez-vous ― Je vais au Cirque il ouvre aux Champs-Elyseacutees ce soir

                                                                    et je ne puis y manquer― Et pourquoi  dit Cleacutementine en lrsquointerrogeant par un

                                                                    regard agrave demi colegravere― Faut-il vous ouvrir mon cœur reprit-il en rougissant

                                                                    vous confier ce que je cache agrave mon cher Adam qui croitque je nrsquoaime que la Pologne

                                                                    ― Ah  un secret chez notre noble capitaine ― Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous

                                                                    me consolerez― Vous infacircme ― Oui moi comte Paz je suis amoureux fou drsquoune fille

                                                                    qui courait la France avec la famille Bouthor des gens quiont un cirque agrave lrsquoinstar de celui de Franconi mais quinrsquoexploitent que les foires  Je lrsquoai fait engager par le direc-teur du Cirque-Olympique

                                                                    ― Elle est belle  dit la comtesse― Pour moi reprit-il meacutelancoliquement Malaga  tel est

                                                                    son nom de guerre est forte agile et souple Pourquoi je lapreacutefegravere agrave toutes les femmes du monde  en veacuteriteacute  je ne sau-rais le dire Quand je la vois ses cheveux noirs retenus parun bandeau de satin bleu flottant sur ses eacutepaules olivacirctres etnues vecirctue drsquoune tunique blanche agrave bordure doreacutee et drsquounmaillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vi-vante les pieds dans des chaussons de satin eacuterailleacute passantdes drapeaux agrave la main aux sons drsquoune musique militaireagrave travers un immense cerceau dont le papier se deacutechire enlrsquoair quand le cheval fuit au grand galop et qursquoelle retombeavec gracircce sur lui applaudie sans claqueurs par tout unpeuple eh bien  ccedila mrsquoeacutemeut

                                                                    ― Plus qursquoune belle femme au bal  dit Cleacutementine avecune surprise provocante

                                                                    ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                                    ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                                    du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                                    forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                                    ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                                    air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                                    ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                                    je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                                    Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                                    ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                                    mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                                    ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                                    La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                                    ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                                    Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                                    Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                                    ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                                    ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                                    ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                                    donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                                    ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                                    ― Mademoiselle Turquet

                                                                    ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                                    Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                                    ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                                    ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                                    ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                                    ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                                    ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                                    ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                                    ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                                    ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                                    dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                                    Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                                    ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                                    verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                                    zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                                    Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                                    trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                    ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                    Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                    ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                    Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                    ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                    sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                    ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                    vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                    Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                    Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                    Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                    laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                    qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                    raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                    ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                    Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                    ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                    tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                    Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                    ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                    ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                    ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                    prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                    drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                    Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                    ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                    pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                    ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                    ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                    ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                    lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                    quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                    ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                    Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                    tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                    ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                    ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                    ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                    ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                    ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                    Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                    ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                    pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                    ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                    Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                    ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                    ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                    ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                    ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                    ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                    Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                    ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                    ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                    ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                    Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                    ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                    Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                    qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                    ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                    Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                    ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                    que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                    ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                    ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                    ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                    ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                    ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                    Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                    fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                    Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                    Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                    ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                    Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                    le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                    ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                    ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                    ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                    ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                    ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                    lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                    comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                    lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                    ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                    ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                    ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                    sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                    ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                    ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                    ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                    moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                    Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                    lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                    ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                    Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                    Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                    ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                    bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                    ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                    mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                    ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                    ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                    ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                    Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                    mais― Lequel 

                                                                    ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                    Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                    Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                    ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                    ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                    demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                    ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                    Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                    laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                    pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                    la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                    raquo Minuit

                                                                    raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                    drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                    raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                    ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                    Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                    laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                    raquo Thaddeacutee raquo

                                                                    ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                    Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                    ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                    Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                    Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                    La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                    Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                    ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                    Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                    Paris janvier 1842

                                                                    ILLUSTRATIONS

                                                                    Malaga

                                                                    COLOPHON

                                                                    Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                    Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                    Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                    Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                    ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                    ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                    Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                    Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                    • La fausse maicirctresse
                                                                    • Illustrations
                                                                      • Malaga
                                                                        • Colophon

                                                                      ― Oui reacutepondit Paz drsquoune voix eacutetrangleacutee Cette admi-rable agiliteacute cette gracircce constante dans un constant peacuterilme paraissent le plus beau triomphe drsquoune femme Ouimadame Rachel et la Dorval la Cinti et la Malibran la Gri-si et la Taglioni la Pasta et lrsquoElssler tout ce qui regravegne oureacutegna sur les planches ne me semble pas digne de deacutelier lescothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur uncheval au grandissime galop qui se glisse dessous agrave gauchepour remonter agrave droite qui voltige comme un feu folletblanc autour de lrsquoanimal le plus fougueux qui peut se tenirsur la pointe drsquoun seul pied et tomber assise les pieds pen-dants sur le dos de ce cheval toujours au galop et qui en-fin debout sur le coursier sans bride tricote des bas cassedes œufs ou fricasse une omelette agrave la profonde admirationdu peuple du vrai peuple les paysans et les soldats  Agrave laparade jadis cette deacutelicieuse Colombine portait des chaisessur le bout de son nez le plus joli nez grec que jrsquoaie vu Ma-laga madame est lrsquoadresse en personne Drsquoune force hercu-leacuteenne elle nrsquoa besoin que de son poing mignon ou de sonpetit pied pour se deacutebarrasser de trois ou quatre hommesCrsquoest enfin la deacuteesse de la gymnastique

                                                                      ― Elle doit ecirctre stupide― Oh  reprit Paz amusante comme lrsquoheacuteroiumlne de Peacuteveril

                                                                      du Pic  Insouciante comme un Bohecircme elle dit tout ce quilui passe par la tecircte elle se soucie de lrsquoavenir comme vouspouvez vous soucier des sous que vous jetez agrave un pauvre etil lui eacutechappe des choses sublimes Jamais on ne lui prouve-ra qursquoun vieux diplomate soit un beau jeune homme et unmillion ne la ferait pas changer drsquoavis Son amour est pourun homme une flatterie perpeacutetuelle Drsquoune santeacute vraimentinsolente ses dents sont trente-deux perles drsquoun orient deacute-licieux et enchacircsseacutees dans un corail Son mufle elle appelleainsi le bas de sa figure a selon lrsquoexpression de Shakspearela verdeur la saveur drsquoun museau de geacutenisse Et ccedila donne decruels chagrins  Elle estime de beaux hommes des hommes

                                                                      forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                                      ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                                      air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                                      ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                                      je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                                      Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                                      ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                                      mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                                      ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                                      La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                                      ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                                      Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                                      Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                                      ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                                      ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                                      ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                                      donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                                      ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                                      ― Mademoiselle Turquet

                                                                      ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                                      Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                                      ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                                      ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                                      ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                                      ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                                      ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                                      ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                                      ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                                      ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                                      dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                                      Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                                      ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                                      verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                                      zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                                      Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                                      trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                      ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                      Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                      ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                      Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                      ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                      sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                      ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                      vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                      Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                      Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                      Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                      laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                      qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                      raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                      ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                      Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                      ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                      tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                      Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                      ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                      ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                      ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                      prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                      drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                      Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                      ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                      pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                      ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                      ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                      ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                      lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                      quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                      ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                      Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                      tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                      ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                      ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                      ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                      ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                      ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                      Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                      ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                      pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                      ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                      Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                      ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                      ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                      ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                      ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                      ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                      Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                      ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                      ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                      ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                      Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                      ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                      Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                      qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                      ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                      Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                      ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                      que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                      ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                      ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                      ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                      ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                      ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                      Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                      fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                      Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                      Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                      ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                      Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                      le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                      ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                      ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                      ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                      ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                      ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                      lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                      comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                      lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                      ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                      ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                      ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                      sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                      ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                      ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                      ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                      moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                      Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                      lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                      ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                      Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                      Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                      ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                      bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                      ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                      mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                      ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                      ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                      ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                      Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                      mais― Lequel 

                                                                      ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                      Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                      Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                      ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                      ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                      demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                      ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                      Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                      laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                      pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                      la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                      raquo Minuit

                                                                      raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                      drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                      raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                      ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                      Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                      laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                      raquo Thaddeacutee raquo

                                                                      ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                      Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                      ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                      Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                      Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                      La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                      Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                      ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                      Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                      Paris janvier 1842

                                                                      ILLUSTRATIONS

                                                                      Malaga

                                                                      COLOPHON

                                                                      Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                      Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                      Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                      Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                      ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                      ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                      Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                      Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                      • La fausse maicirctresse
                                                                      • Illustrations
                                                                        • Malaga
                                                                          • Colophon

                                                                        forts des Adolphe des Auguste des Alexandre des ba-teleurs et des paillasses Son instructeur un affreux Cas-sandre la rouait de coups et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse sa gracircce son intreacutepiditeacute

                                                                        ― Vous ecirctes ivre de Malaga  dit la comtesse― Elle ne se nomme Malaga que sur lrsquoaffiche dit Paz drsquoun

                                                                        air piqueacute Elle demeure rue Saint-Lazare dans un petit ap-partement au troisiegraveme dans le velours et la soie et vit lagravecomme une princesse Elle a deux existences sa vie foraineet sa vie de jolie femme

                                                                        ― Et vous aime-t-elle ― Elle mrsquoaime vous allez rire uniquement parce que

                                                                        je suis Polonais  Elle voit toujours les Polonais drsquoapregraves lagravure de Poniatowski sautant dans lrsquoElster car pour toutela France lrsquoElster ougrave il est impossible de se noyer est unfleuve impeacutetueux qui a englouti Poniatowski Au milieude tout cela je suis bien malheureux madame

                                                                        Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddeacuteeeacutemut Cleacutementine

                                                                        ― Vous aimez lrsquoextraordinaire vous autres hommes ― Et vous donc  fit Thaddeacutee― Je connais si bien Adam que je suis sucircre qursquoil

                                                                        mrsquooublierait pour quelque faiseuse de tours comme votreMalaga Mais ougrave lrsquoavez-vous vue 

                                                                        ― Agrave Saint-Cloud au mois de septembre dernier le jourde la fecircte Elle eacutetait dans le coin de lrsquoeacutechafaud couvert detoiles ougrave se font les parades Ses camarades tous en cos-tumes polonais donnaient un effroyable charivari Je lrsquoaiaperccedilue muette silencieuse et jrsquoai cru deviner des penseacuteesde meacutelancolie chez elle Nrsquoy avait-il pas de quoi pour unefille de vingt ans  Voilagrave ce qui mrsquoa toucheacute

                                                                        La comtesse eacutetait dans une pose deacutelicieuse pensive quasitriste

                                                                        ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                                        Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                                        Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                                        ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                                        ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                                        ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                                        donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                                        ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                                        ― Mademoiselle Turquet

                                                                        ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                                        Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                                        ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                                        ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                                        ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                                        ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                                        ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                                        ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                                        ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                                        ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                                        dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                                        Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                                        ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                                        verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                                        zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                                        Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                                        trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                        ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                        Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                        ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                        Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                        ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                        sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                        ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                        vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                        Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                        Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                        Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                        laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                        qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                        raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                        ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                        Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                        ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                        tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                        Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                        ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                        ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                        ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                        prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                        drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                        Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                        ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                        pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                        ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                        ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                        ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                        lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                        quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                        ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                        Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                        tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                        ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                        ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                        ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                        ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                        ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                        Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                        ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                        pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                        ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                        Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                        ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                        ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                        ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                        ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                        ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                        Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                        ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                        ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                        ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                        Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                        ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                        Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                        qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                        ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                        Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                        ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                        que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                        ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                        ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                        ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                        ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                        ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                        Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                        fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                        Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                        Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                        ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                        Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                        le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                        ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                        ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                        ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                        ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                        ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                        lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                        comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                        lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                        ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                        ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                        ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                        sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                        ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                        ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                        ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                        moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                        Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                        lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                        ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                        Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                        Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                        ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                        bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                        ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                        mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                        ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                        ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                        ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                        Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                        mais― Lequel 

                                                                        ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                        Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                        Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                        ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                        ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                        demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                        ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                        Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                        laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                        pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                        la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                        raquo Minuit

                                                                        raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                        drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                        raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                        ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                        Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                        laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                        raquo Thaddeacutee raquo

                                                                        ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                        Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                        ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                        Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                        Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                        La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                        Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                        ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                        Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                        Paris janvier 1842

                                                                        ILLUSTRATIONS

                                                                        Malaga

                                                                        COLOPHON

                                                                        Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                        Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                        Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                        Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                        ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                        ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                        Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                        Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                        • La fausse maicirctresse
                                                                        • Illustrations
                                                                          • Malaga
                                                                            • Colophon

                                                                          ― Pauvre pauvre Thaddeacutee  srsquoeacutecria-t-elle Et avec la bon-homie de la veacuteritable grande dame elle ajouta non sans unsourire fin  ― Allez allez au Cirque 

                                                                          Thaddeacutee lui prit la main la lui baisa en y laissant unelarme chaude et sortit Apregraves avoir inventeacute sa passion pourune eacutecuyegravere il devait lui donner quelque reacutealiteacute Dans sonreacutecit il nrsquoy avait de vrai que le moment drsquoattention obte-nu par lrsquoillustre Malaga lrsquoeacutecuyegravere de la famille Bouthor agraveSaint-Cloud et dont le nom venait de frapper ses yeux lematin dans lrsquoaffiche du Cirque Le paillasse gagneacute par uneseule piegravece de cent sous avait dit agrave Paz que lrsquoeacutecuyegravere eacutetait unenfant trouveacute voleacute peut-ecirctre Thaddeacutee alla donc au Cirqueet revit la belle eacutecuyegravere Moyennant dix francs un palefre-nier qui lagrave remplace les habilleuses du theacuteacirctre lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeuraitrue des Fosseacutes-du-Temple agrave un cinquiegraveme eacutetage

                                                                          Le lendemain la mort dans lrsquoacircme Paz se rendit au fau-bourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet pen-dant lrsquoeacuteteacute la doublure de la plus illustre eacutecuyegravere du Cirqueet comparse au theacuteacirctre pendant lrsquohiver

                                                                          ― Malaga  cria la portiegravere en se preacutecipitant dans la man-sarde un beau monsieur pour vous  il prend des renseigne-ments aupregraves de Chapuzot qui le fait droguer pour me don-ner le temps de trsquoavertir

                                                                          ― Merci mame Chapuzot  mais que pensera-t-il en mevoyant repasser ma robe 

                                                                          ― Ah bah  quand on aime on aime tout de son objet― Est-ce un Anglais  ils aiment les chevaux ― Non il me fait lrsquoeffet drsquoecirctre un Espagnol― Tant pis  on dit les Espagnols dans la deacutebine Restez

                                                                          donc avec moi mame Chapuzot je nrsquoaurai pas lrsquoair drsquouneabandonneacutee

                                                                          ― Que demandez-vous monsieur  dit agrave Thaddeacutee la por-tiegravere en ouvrant la porte

                                                                          ― Mademoiselle Turquet

                                                                          ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                                          Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                                          ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                                          ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                                          ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                                          ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                                          ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                                          ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                                          ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                                          ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                                          dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                                          Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                                          ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                                          verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                                          zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                                          Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                                          trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                          ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                          Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                          ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                          Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                          ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                          sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                          ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                          vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                          Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                          Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                          Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                          laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                          qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                          raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                          ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                          Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                          ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                          tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                          Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                          ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                          ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                          ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                          prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                          drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                          Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                          ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                          pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                          ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                          ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                          ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                          lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                          quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                          ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                          Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                          tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                          ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                          ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                          ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                          ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                          ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                          Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                          ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                          pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                          ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                          Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                          ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                          ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                          ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                          ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                          ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                          Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                          ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                          ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                          ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                          Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                          ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                          Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                          qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                          ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                          Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                          ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                          que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                          ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                          ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                          ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                          ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                          ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                          Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                          fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                          Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                          Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                          ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                          Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                          le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                          ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                          ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                          ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                          ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                          ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                          lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                          comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                          lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                          ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                          ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                          ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                          sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                          ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                          ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                          ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                          moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                          Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                          lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                          ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                          Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                          Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                          ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                          bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                          ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                          mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                          ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                          ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                          ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                          Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                          mais― Lequel 

                                                                          ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                          Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                          Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                          ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                          ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                          demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                          ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                          Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                          laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                          pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                          la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                          raquo Minuit

                                                                          raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                          drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                          raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                          ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                          Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                          laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                          raquo Thaddeacutee raquo

                                                                          ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                          Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                          ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                          Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                          Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                          La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                          Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                          ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                          Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                          Paris janvier 1842

                                                                          ILLUSTRATIONS

                                                                          Malaga

                                                                          COLOPHON

                                                                          Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                          Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                          Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                          Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                          ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                          ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                          Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                          Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                          • La fausse maicirctresse
                                                                          • Illustrations
                                                                            • Malaga
                                                                              • Colophon

                                                                            ― Ma fille reacutepondit la portiegravere en se drapant voiciquelqursquoun qui vous reacuteclame

                                                                            Une corde sur laquelle seacutechait du linge deacutecoiffa le capi-taine

                                                                            ― Que deacutesirez-vous monsieur  dit Malaga en ramassantle chapeau de Paz

                                                                            ― Je vous ai vue au Cirque vous mrsquoavez rappeleacute unefille que jrsquoai perdue mademoiselle  et par attachement pourmon Heacuteloiumlse agrave qui vous ressemblez drsquoune maniegravere frap-pante je veux vous faire du bien si toutefois vous le per-mettez

                                                                            ― Comment donc  mais asseyez-vous donc geacuteneacuteral ditmadame Chapuzot on nrsquoest pas plus honnecircte ni plus ga-lant

                                                                            ― Je ne suis pas un galant ma chegravere dame fit Paz je suisun pegravere au deacutesespoir qui veut se tromper par une ressem-blance

                                                                            ― Ainsi je passerai pour votre fille  dit Malaga tregraves-fine-ment et sans soupccedilonner la profonde veacuteraciteacute de cette pro-position

                                                                            ― Oui dit Paz je viendrai vous voir quelquefois et pourque lrsquoillusion soit complegravete je vous logerai dans un bel ap-partement richement meubleacute

                                                                            ― Jrsquoaurai des meubles  dit Malaga en regardant la Cha-puzot

                                                                            ― Et des domestiques reprit Paz et toutes vos aisesMalaga regarda lrsquoeacutetranger en dessous― De quel pays est monsieur ― Je suis Polonais― Jrsquoaccepte alors dit-ellePaz sortit en promettant de revenir― En voilagrave une seacutevegravere  dit Marguerite Turquet en regar-

                                                                            dant madame Chapuzot Mais jrsquoai peur que cet homme neveuille mrsquoamadouer pour reacutealiser quelque fantaisie Bah  jeme risque

                                                                            Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                                            ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                                            verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                                            zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                                            Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                                            trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                            ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                            Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                            ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                            Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                            ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                            sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                            ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                            vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                            Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                            Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                            Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                            laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                            qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                            raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                            ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                            Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                            ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                            tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                            Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                            ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                            ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                            ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                            prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                            drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                            Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                            ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                            pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                            ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                            ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                            ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                            lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                            quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                            ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                            Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                            tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                            ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                            ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                            ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                            ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                            ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                            Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                            ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                            pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                            ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                            Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                            ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                            ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                            ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                            ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                            ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                            Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                            ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                            ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                            ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                            Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                            ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                            Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                            qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                            ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                            Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                            ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                            que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                            ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                            ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                            ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                            ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                            ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                            Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                            fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                            Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                            Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                            ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                            Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                            le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                            ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                            ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                            ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                            ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                            ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                            lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                            comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                            lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                            ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                            ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                            ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                            sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                            ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                            ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                            ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                            moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                            Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                            lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                            ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                            Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                            Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                            ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                            bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                            ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                            mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                            ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                            ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                            ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                            Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                            mais― Lequel 

                                                                            ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                            Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                            Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                            ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                            ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                            demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                            ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                            Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                            laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                            pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                            la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                            raquo Minuit

                                                                            raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                            drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                            raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                            ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                            Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                            laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                            raquo Thaddeacutee raquo

                                                                            ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                            Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                            ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                            Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                            Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                            La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                            Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                            ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                            Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                            Paris janvier 1842

                                                                            ILLUSTRATIONS

                                                                            Malaga

                                                                            COLOPHON

                                                                            Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                            Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                            Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                            Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                            ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                            ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                            Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                            Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                            • La fausse maicirctresse
                                                                            • Illustrations
                                                                              • Malaga
                                                                                • Colophon

                                                                              Un mois apregraves cette bizarre entrevue la belle eacutecuyegravere ha-bitait un appartement deacutelicieusement meubleacute par le tapis-sier du comte Adam car Paz voulut faire causer de sa folie agravelrsquohocirctel Laginski Malaga pour qui cette aventure fut un recircvedes Mille et une Nuits eacutetait servie par le meacutenage Chapuzotagrave la fois ses confidents et ses domestiques Les Chapuzotet Marguerite Turquet attendaient un deacutenouement quel-conque  mais apregraves un trimestre ni Malaga ni la Chapuzotne surent comment expliquer le caprice du comte polonaisPaz venait passer une heure agrave peu pregraves par semaine pen-dant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga ni dans sa chambre ougrave jamaisil nrsquoentra malgreacute les plus habiles manœuvres de lrsquoeacutecuyegravere etdes Chapuzot Le comte srsquoinformait des petits eacuteveacutenementsqui nuanccedilaient la vie de la baladine et chaque fois il laissaitdeux piegraveces de quarante francs sur la chemineacutee

                                                                              ― Il a lrsquoair bien ennuyeacute disait madame Chapuzot― Oui reacutepondait Malaga cet homme est froid comme

                                                                              verglas― Mais il est bon enfant tout de mecircme srsquoeacutecriait Chapu-

                                                                              zot heureux de se voir habilleacute tout en drap bleu drsquoElbeuf etsemblable agrave quelque garccedilon de bureau drsquoun ministegravere

                                                                              Par son offrande peacuteriodique Paz constituait agrave Mar-guerite Turquet une rente de trois cent vingt francs parmois Cette somme jointe agrave ses maigres appointements duCirque lui fit une existence splendide en comparaison de samisegravere passeacutee Il se reacutepeacuteta drsquoeacutetranges reacutecits au Cirque entreles artistes sur le bonheur de Malaga La vaniteacute de lrsquoeacutecuyegraverelaissa porter agrave soixante mille francs les six mille francs queson appartement coucirctait au prudent capitaine Au dire desclowns et des comparses Malaga mangeait dans lrsquoargentElle venait drsquoailleurs au Cirque avec de charmants burnousdes cachemires de deacutelicieuses eacutecharpes Enfin le Polonaiseacutetait la meilleure pacircte drsquohomme qursquoune eacutecuyegravere pucirct rencon-

                                                                              trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                              ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                              Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                              ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                              Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                              ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                              sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                              ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                              vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                              Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                              Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                              Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                              laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                              qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                              raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                              ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                              Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                              ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                              tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                              Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                              ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                              ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                              ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                              prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                              drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                              Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                              ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                              pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                              ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                              ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                              ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                              lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                              quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                              ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                              Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                              tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                              ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                              ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                              ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                              ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                              ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                              Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                              ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                              pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                              ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                              Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                              ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                              ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                              ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                              ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                              ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                              Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                              ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                              ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                              ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                              Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                              ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                              Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                              qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                              ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                              Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                              ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                              que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                              ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                              ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                              ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                              ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                              ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                              Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                              fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                              Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                              Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                              ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                              Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                              le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                              ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                              ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                              ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                              ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                              ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                              lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                              comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                              lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                              ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                              ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                              ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                              sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                              ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                              ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                              ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                              moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                              Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                              lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                              ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                              Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                              Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                              ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                              bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                              ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                              mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                              ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                              ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                              ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                              Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                              mais― Lequel 

                                                                              ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                              Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                              Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                              ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                              ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                              demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                              ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                              Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                              laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                              pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                              la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                              raquo Minuit

                                                                              raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                              drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                              raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                              ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                              Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                              laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                              raquo Thaddeacutee raquo

                                                                              ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                              Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                              ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                              Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                              Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                              La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                              Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                              ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                              Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                              Paris janvier 1842

                                                                              ILLUSTRATIONS

                                                                              Malaga

                                                                              COLOPHON

                                                                              Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                              Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                              Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                              Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                              ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                              ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                              Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                              Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                              • La fausse maicirctresse
                                                                              • Illustrations
                                                                                • Malaga
                                                                                  • Colophon

                                                                                trer  point tracassier point jaloux laissant agrave Malaga toutesa liberteacute

                                                                                ― Il y a des femmes qui sont bien heureuses  disait larivale de Malaga Ce nrsquoest pas agrave moi qui sais faire le grandeacutecart agrave qui pareille chose arriverait

                                                                                Malaga portait de jolis bibis faisait parfois sa tecircte (admi-rable expression populaire) en voiture au bois de Boulogneougrave la jeunesse eacuteleacutegante commenccedilait agrave la remarquer Enfinon commenccedilait agrave parler de Malaga dans le monde interlopedes femmes eacutequivoques et lrsquoon y attaquait son bonheur pardes calomnies On la disait somnambule et le Polonais pas-sait pour un magneacutetiseur qui cherchait la pierre philoso-phale Quelques propos beaucoup plus envenimeacutes que ce-lui-lagrave rendirent Malaga plus curieuse que Psycheacute  elle lesrapporta tout en pleurant agrave Paz

                                                                                ― Quand jrsquoen veux agrave une femme dit-elle en terminantje ne la calomnie pas je ne preacutetends pas qursquoon la magneacutetisepour y trouver des pierres  je dis qursquoelle est bossue et je leprouve Pourquoi me compromettez-vous 

                                                                                Paz garda le plus cruel silence La Chapuzot finit parsavoir le nom et le titre de Thaddeacutee  elle apprit agrave lrsquohocirctelLaginski des choses positives  Paz eacutetait garccedilon on ne luiconnaissait de fille morte ni en Pologne ni en France Ma-laga ne put alors se deacutefendre drsquoun sentiment de terreur

                                                                                ― Mon enfant dit la Chapuzot ce monstre-lagraveUn homme qui se contentait de regarder drsquoune faccedilon

                                                                                sournoise ― en dessous ― sans oser se prononcer surrien ― sans avoir de confiance ― une belle creacuteaturecomme Malaga dans les ideacutees de la Chapuzot devait ecirctreun monstre

                                                                                ― Ce monstre-lagrave vous apprivoise pour vous amener agravequelque chose drsquoilleacutegal de criminel  Dieu de Dieu si vousalliez agrave la cour drsquoassises ou ce qui me fait freacutemir de la tecircteaux pieds que jrsquoen tremble rien que drsquoen parler agrave la cor-rectionnelle  qursquoon vous met dans les journaux Moi sa-

                                                                                vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                                Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                                Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                                Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                                laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                                qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                                raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                                ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                                Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                                ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                                tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                                Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                                ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                                ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                                ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                                prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                                drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                                Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                                ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                                pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                                ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                                ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                                ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                                lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                                quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                                ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                                Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                                tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                                ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                                ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                                ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                                ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                                ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                                Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                                ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                                pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                                ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                                Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                                ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                                ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                                ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                                ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                                ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                                Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                                ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                                ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                                ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                                Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                                ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                                Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                                qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                mais― Lequel 

                                                                                ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                raquo Minuit

                                                                                raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                Paris janvier 1842

                                                                                ILLUSTRATIONS

                                                                                Malaga

                                                                                COLOPHON

                                                                                Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                • La fausse maicirctresse
                                                                                • Illustrations
                                                                                  • Malaga
                                                                                    • Colophon

                                                                                  vez-vous agrave votre place ce que je ferais  Eh bien  nrsquoagrave votreplace je preacuteviendrais pour ma sucircreteacute la police

                                                                                  Par un jour ougrave les plus folles ideacutees fermentegraverent danslrsquoesprit de Malaga quand Paz mit ses piegraveces drsquoor sur le ve-lours de la chemineacutee elle prit lrsquoor et le lui jeta au nez en luidisant  ― Je ne veux pas drsquoargent voleacute

                                                                                  Le capitaine donna lrsquoor aux Chapuzot et ne revint plusCleacutementine passait alors la belle saison agrave la terre de sononcle le marquis de Ronquerolles en Bourgogne Quandla troupe du Cirque ne vit plus Thaddeacutee agrave sa place il se fitune rumeur parmi les artistes La grandeur drsquoacircme de Mala-ga fut traiteacutee de becirctise par les uns de finesse par les autresLa conduite du Polonais expliqueacutee aux femmes les plus ha-biles parut inexplicable Thaddeacutee reccedilut dans une seule se-maine trente-sept lettres de femmes leacutegegraveres Heureusementpour lui son eacutetonnante reacuteserve nrsquoalluma pas drsquoautres curio-siteacutes et resta lrsquoobjet des causeries du monde interlope

                                                                                  Deux mois apregraves la belle eacutecuyegravere cribleacutee de dettes eacutecri-vit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardeacuteedans le temps comme un chef-drsquoœuvre 

                                                                                  laquo Vous que jrsquoose encore appeler mon ami aurez-vous pi-tieacute de moi apregraves ce qui srsquoest passeacute et que vous avez si mal in-terpreacuteteacute  Tout ce qui a pu vous blesser mon cœur le deacutesa-voue Si jrsquoai eacuteteacute assez heureuse pour que vous trouviez ducharme agrave rester aupregraves de moi comme vous faisiez reve-nez autrement je tomberai dans le deacutesespoir La misegravereest deacutejagrave venue et vous ne savez pas tout ce qursquoelle amegravenede choses becirctes Hier jrsquoai veacutecu avec un hareng de deux souset un sou de pain Est-ce lagrave le deacutejeuner de votre amante  Jenrsquoai plus les Chapuzot qui paraissaient mrsquoecirctre si deacutevoueacutes Votre absence a eu pour effet de me faire voir le fond desattachements humains Un chien qursquoon a nourri ne nousquitte plus  Un huissier qui a fait le sourd a tout saisi aunom du proprieacutetaire qui nrsquoa pas de cœur et du bijoutier

                                                                                  qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                                  raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                                  ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                                  Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                                  ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                                  tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                                  Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                                  ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                                  ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                                  ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                                  prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                                  drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                                  Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                                  ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                                  pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                                  ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                                  ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                                  ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                                  lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                                  quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                                  ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                                  Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                                  tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                                  ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                                  ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                                  ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                                  ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                                  ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                                  Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                                  ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                                  pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                                  ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                                  Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                                  ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                                  ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                                  ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                                  ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                                  ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                                  Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                                  ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                                  ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                                  ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                                  Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                                  ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                                  Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                                  qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                  ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                  Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                  ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                  que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                  ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                  ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                  ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                  ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                  ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                  Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                  fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                  Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                  Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                  ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                  Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                  le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                  ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                  ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                  ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                  ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                  ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                  lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                  comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                  lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                  ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                  ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                  ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                  sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                  ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                  ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                  ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                  moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                  Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                  lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                  ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                  Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                  Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                  ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                  bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                  ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                  mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                  ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                  ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                  ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                  Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                  mais― Lequel 

                                                                                  ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                  Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                  Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                  ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                  ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                  demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                  ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                  Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                  laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                  pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                  la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                  raquo Minuit

                                                                                  raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                  drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                  raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                  ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                  Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                  laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                  raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                  ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                  Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                  ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                  Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                  Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                  La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                  Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                  ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                  Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                  Paris janvier 1842

                                                                                  ILLUSTRATIONS

                                                                                  Malaga

                                                                                  COLOPHON

                                                                                  Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                  Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                  Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                  Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                  ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                  ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                  Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                  Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                  • La fausse maicirctresse
                                                                                  • Illustrations
                                                                                    • Malaga
                                                                                      • Colophon

                                                                                    qui ne veut pas attendre seulement dix jours  car avec votreconfiance agrave vous autres le creacutedit srsquoen va  Quelle positionpour des femmes qui nrsquoont que de la joie agrave se reprocher Mon ami jrsquoai porteacute chez ma tante tout ce qui avait de la va-leur  je nrsquoai plus rien que votre souvenir et voilagrave la mau-vaise saison qui arrive Pendant lrsquohiver je suis sans feuxpuisqursquoon ne joue que des mimodrames au boulevard ougraveje nrsquoai presque rien agrave faire que des bouts de rocircle qui neposent pas une femme Comment avez-vous pu vous meacute-prendre agrave la noblesse de mes sentiments envers vous carenfin nous nrsquoavons pas deux maniegraveres drsquoexprimer notre re-connaissance Vous qui paraissiez si joyeux de mon bien-ecirctre comment mrsquoavez-vous pu laisser dans la peine  Ocirc mon seul ami sur terre avant drsquoaller recommencer agrave courirles foires avec le cirque Bouthor car je gagnerai au moinsma vie ainsi pardonnez-moi drsquoavoir voulu savoir si je vousai perdu pour toujours Si je venais agrave penser agrave vous au mo-ment ougrave je saute dans le cercle je suis capable de me cas-ser les jambes en perdant un temps  Quoi qursquoil en soit vousavez agrave vous pour la vie

                                                                                    raquo MARGUERITE TURQUET raquo

                                                                                    ― Cette lettre-lagrave se dit Thaddeacutee en eacuteclatant de rire vautmes dix mille francs 

                                                                                    Cleacutementine arriva le lendemain et le lendemain Paz larevit plus belle plus gracieuse que jamais Apregraves le dicircnerpendant lequel la comtesse eut un air de parfaite indiffeacute-rence pour Thaddeacutee il se passa dans le salon apregraves le deacute-part du capitaine une scegravene entre le comte et sa femme Enayant lrsquoair de demander conseil agrave Adam Thaddeacutee lui avaitlaisseacute comme par meacutegarde la lettre de Malaga

                                                                                    ― Pauvre Thaddeacutee  dit Adam agrave sa femme apregraves avoir vuPaz srsquoesquivant Quel malheur pour un homme si distingueacutedrsquoecirctre le jouet drsquoune baladine du dernier ordre  Il y perdra

                                                                                    tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                                    Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                                    ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                                    ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                                    ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                                    prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                                    drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                                    Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                                    ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                                    pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                                    ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                                    ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                                    ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                                    lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                                    quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                                    ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                                    Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                                    tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                                    ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                                    ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                                    ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                                    ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                                    ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                                    Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                                    ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                                    pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                                    ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                                    Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                                    ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                                    ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                                    ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                                    ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                                    ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                                    Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                                    ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                                    ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                                    ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                                    Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                                    ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                                    Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                                    qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                    ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                    Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                    ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                    que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                    ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                    ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                    ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                    ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                    ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                    Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                    fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                    Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                    Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                    ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                    Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                    le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                    ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                    ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                    ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                    ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                    ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                    lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                    comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                    lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                    ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                    ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                    ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                    sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                    ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                    ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                    ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                    moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                    Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                    lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                    ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                    Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                    Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                    ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                    bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                    ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                    mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                    ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                    ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                    ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                    Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                    mais― Lequel 

                                                                                    ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                    Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                    Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                    ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                    ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                    demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                    ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                    Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                    laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                    pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                    la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                    raquo Minuit

                                                                                    raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                    drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                    raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                    ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                    Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                    laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                    raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                    ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                    Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                    ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                    Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                    Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                    La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                    Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                    ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                    Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                    Paris janvier 1842

                                                                                    ILLUSTRATIONS

                                                                                    Malaga

                                                                                    COLOPHON

                                                                                    Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                    Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                    Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                    Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                    ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                    ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                    Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                    Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                    • La fausse maicirctresse
                                                                                    • Illustrations
                                                                                      • Malaga
                                                                                        • Colophon

                                                                                      tout il srsquoavilira il ne sera plus reconnaissable dans quelquetemps Tenez ma chegravere lisez dit le comte en tendant agrave safemme la lettre de Malaga

                                                                                      Cleacutementine lut la lettre qui sentait le tabac et la jeta parun geste de deacutegoucirct

                                                                                      ― Quelque eacutepais que soit le bandeau qursquoil a sur les yeuxil se sera sans doute aperccedilu de quelque chose dit AdamMalaga lui aura fait des traits

                                                                                      ― Et il y retourne  dit Cleacutementine et il pardonnera  Cenrsquoest que pour ces horribles femmes-lagrave que vous avez delrsquoindulgence 

                                                                                      ― Elles en ont tant besoin  dit Adam― Thaddeacutee se rendait justice en restant chez lui re-

                                                                                      prit-elle― Oh  mon ange vous allez bien loin dit le comte qui

                                                                                      drsquoabord enchanteacute de rabaisser son ami aux yeux de safemme ne voulait pas la mort du peacutecheur

                                                                                      Thaddeacutee qui connaissait bien Adam lui avait demandeacutele plus profond secret  il avait parleacute pour faire excuser sesdissipations et prier son ami de lui laisser prendre un millierdrsquoeacutecus pour Malaga

                                                                                      ― Crsquoest un homme qui a un fier caractegravere reprit Adam― Comment cela ― Mais ne pas avoir deacutepenseacute plus de dix mille francs

                                                                                      pour elle et se faire relancer par une pareille lettre avant delui porter de quoi payer ses dettes  Pour un Polonais mafoi 

                                                                                      ― Mais il peut te ruiner dit Cleacutementine avec le ton aigrede la Parisienne quand elle exprime sa deacutefiance de chatte

                                                                                      ― Oh  je le connais reacutepondit Adam il nous sacrifieraitMalaga

                                                                                      ― Nous verrons reprit la comtesse― Srsquoil le fallait pour son bonheur je nrsquoheacutesiterais pas agrave

                                                                                      lui demander de la quitter Constantin mrsquoa dit que pendantle temps de leur liaison Paz jusqursquoalors si sobre est quel-

                                                                                      quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                                      ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                                      Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                                      tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                                      ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                                      ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                                      ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                                      ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                                      ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                                      Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                                      ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                                      pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                                      ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                                      Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                                      ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                                      ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                                      ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                                      ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                                      ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                                      Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                                      ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                                      ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                                      ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                                      Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                                      ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                                      Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                                      qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                      ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                      Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                      ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                      que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                      ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                      ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                      ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                      ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                      ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                      Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                      fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                      Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                      Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                      ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                      Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                      le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                      ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                      ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                      ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                      ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                      ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                      lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                      comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                      lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                      ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                      ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                      ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                      sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                      ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                      ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                      ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                      moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                      Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                      lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                      ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                      Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                      Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                      ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                      bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                      ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                      mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                      ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                      ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                      ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                      Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                      mais― Lequel 

                                                                                      ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                      Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                      Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                      ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                      ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                      demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                      ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                      Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                      laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                      pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                      la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                      raquo Minuit

                                                                                      raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                      drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                      raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                      ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                      Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                      laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                      raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                      ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                      Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                      ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                      Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                      Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                      La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                      Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                      ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                      Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                      Paris janvier 1842

                                                                                      ILLUSTRATIONS

                                                                                      Malaga

                                                                                      COLOPHON

                                                                                      Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                      Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                      Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                      Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                      ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                      ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                      Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                      Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                      • La fausse maicirctresse
                                                                                      • Illustrations
                                                                                        • Malaga
                                                                                          • Colophon

                                                                                        quefois rentreacute tregraves-eacutetourdi Srsquoil se laissait entraicircner danslrsquoivresse je serais aussi chagrin que srsquoil srsquoagissait de mon en-fant

                                                                                        ― Ne mrsquoen dites pas davantage srsquoeacutecria la comtesse en fai-sant un autre geste de deacutegoucirct

                                                                                        Deux jours apregraves le capitaine aperccedilut dans les maniegraveresdans le son de voix dans les yeux de la comtesse les terribleseffets de lrsquoindiscreacutetion drsquoAdam Le meacutepris avait creuseacute sesabicircmes entre cette charmante femme et lui Aussi tomba-t-il degraves lors dans une profonde meacutelancolie rongeacute par cettepenseacutee  Tu trsquoes rendu toi-mecircme indigne drsquoelle  La vie luidevint pesante le plus beau soleil fut grisacirctre agrave ses yeuxNeacuteanmoins il trouva sous ces flots de douleurs amegraveres desmoments de joie  il put alors se livrer sans danger agrave son ad-miration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre atten-tion agrave lui quand dans les fecirctes tapi dans un coin muet maistout yeux et tout cœur il ne perdait pas une de ses poses pasun de ses chants quand elle chantait Il vivait enfin de cettebelle vie il pouvait panser lui-mecircme le cheval qursquoelle allaitmonter se deacutevouer agrave lrsquoeacuteconomie de cette splendide maisonpour les inteacuterecircts de laquelle il redoubla de deacutevouement Cesplaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur commeceux de la megravere dont lrsquoenfant ne sait jamais rien du cœurde sa megravere  car est-ce le savoir que drsquoen ignorer quelquechose  Nrsquoeacutetait-ce pas plus beau que le chaste amour de Peacute-trarque pour Laure qui se soldait en deacutefinitif par un treacutesorde gloire et par le triomphe de la poeacutesie qursquoelle avait inspi-reacutee  La sensation de drsquoAssas mourant nrsquoest-elle pas touteune vie  Cette sensation Paz lrsquoeacuteprouva chaque jour sansmourir mais aussi sans le loyer de lrsquoimmortaliteacute Qursquoy a-t-il donc dans lrsquoamour pour que nonobstant ces deacutelices se-cregravetes Paz fucirct deacutevoreacute de chagrins  La religion catholique atellement grandi lrsquoamour qursquoelle y a marieacute pour ainsi direindissolublement lrsquoestime et la noblesse Lrsquoamour ne va passans les supeacuterioriteacutes dont srsquoenorgueillit lrsquohomme et il est

                                                                                        tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                                        ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                                        ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                                        ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                                        ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                                        ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                                        Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                                        ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                                        pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                                        ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                                        Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                                        ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                                        ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                                        ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                                        ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                                        ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                                        Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                                        ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                                        ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                                        ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                                        Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                                        ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                                        Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                                        qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                        ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                        Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                        ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                        que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                        ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                        ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                        ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                        ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                        ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                        Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                        fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                        Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                        Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                        ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                        Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                        le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                        ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                        ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                        ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                        ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                        ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                        lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                        comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                        lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                        ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                        ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                        ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                        sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                        ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                        ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                        ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                        moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                        Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                        lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                        ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                        Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                        Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                        ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                        bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                        ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                        mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                        ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                        ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                        ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                        Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                        mais― Lequel 

                                                                                        ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                        Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                        Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                        ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                        ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                        demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                        ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                        Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                        laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                        pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                        la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                        raquo Minuit

                                                                                        raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                        drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                        raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                        ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                        Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                        laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                        raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                        ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                        Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                        ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                        Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                        Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                        La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                        Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                        ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                        Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                        Paris janvier 1842

                                                                                        ILLUSTRATIONS

                                                                                        Malaga

                                                                                        COLOPHON

                                                                                        Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                        Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                        Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                        Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                        ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                        ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                        Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                        Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                        • La fausse maicirctresse
                                                                                        • Illustrations
                                                                                          • Malaga
                                                                                            • Colophon

                                                                                          tellement rare drsquoecirctre aimeacute quand on est meacutepriseacute que Thad-deacutee mourait des plaies qursquoil srsquoeacutetait volontairement faitesSrsquoentendre dire qursquoelle lrsquoaurait aimeacute et mourir  le pauvreamoureux eucirct trouveacute sa vie assez payeacutee Les angoisses desa situation anteacuterieure lui semblaient preacutefeacuterables agrave vivrepregraves drsquoelle en lrsquoaccablant de ses geacuteneacuterositeacutes sans ecirctre appreacute-cieacute compris Enfin il voulait le loyer de sa vertu  Il mai-grit et jaunit il tomba si bien malade deacutevoreacute par une pe-tite fiegravevre que pendant le mois de janvier il fut obligeacute derester au lit sans vouloir consulter de meacutedecin Le comteAdam conccedilut de vives inquieacutetudes sur son pauvre Thad-deacutee La comtesse eut alors la cruauteacute de dire en petit comi-teacute  ― Laissez-le donc ne voyez-vous pas qursquoil a quelque re-mords olympique  Ce mot rendit agrave Thaddeacutee le courage dudeacutesespoir il se leva sortit essaya de quelques distractionset recouvra la santeacute Vers le mois de feacutevrier Adam fit uneperte assez consideacuterable au Jockey-Club et comme il crai-gnait sa femme il vint prier Thaddeacutee de mettre cette sommesur le compte de ses dissipations avec Malaga

                                                                                          ― Qursquoy a-t-il drsquoextraordinaire agrave ce que cette baladine trsquoaitcoucircteacute vingt mille francs  Ccedila ne regarde que moi  tandis quesi la comtesse savait que je les ai perdus au jeu je baisseraisdans son estime  elle aurait des craintes pour lrsquoavenir

                                                                                          ― Encore cela donc  srsquoeacutecria Thaddeacutee en laissant eacutechap-per un profond soupir

                                                                                          ― Ah  Thaddeacutee ce service-lagrave nous acquitterait quand jene serais pas deacutejagrave ton redevable

                                                                                          ― Adam tu auras des enfants ne joue plus dit le capi-taine

                                                                                          ― Malaga nous coucircte encore vingt mille francs  srsquoeacutecriala comtesse quelques jours apregraves en apprenant la geacuteneacuterosi-teacute drsquoAdam envers Paz Dix mille auparavant en tout trentemille  quinze cents francs de rente le prix de ma loge auxItaliens la fortune de bien des bourgeois Oh  vous autres

                                                                                          Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                                          ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                                          pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                                          ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                                          Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                                          ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                                          ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                                          ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                                          ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                                          ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                                          Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                                          ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                                          ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                                          ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                                          Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                                          ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                                          Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                                          qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                          ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                          Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                          ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                          que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                          ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                          ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                          ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                          ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                          ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                          Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                          fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                          Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                          Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                          ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                          Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                          le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                          ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                          ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                          ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                          ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                          ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                          lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                          comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                          lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                          ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                          ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                          ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                          sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                          ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                          ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                          ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                          moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                          Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                          lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                          ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                          Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                          Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                          ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                          bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                          ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                          mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                          ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                          ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                          ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                          Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                          mais― Lequel 

                                                                                          ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                          Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                          Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                          ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                          ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                          demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                          ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                          Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                          laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                          pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                          la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                          raquo Minuit

                                                                                          raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                          drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                          raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                          ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                          Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                          laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                          raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                          ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                          Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                          ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                          Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                          Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                          La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                          Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                          ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                          Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                          Paris janvier 1842

                                                                                          ILLUSTRATIONS

                                                                                          Malaga

                                                                                          COLOPHON

                                                                                          Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                          Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                          Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                          Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                          ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                          ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                          Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                          Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                          • La fausse maicirctresse
                                                                                          • Illustrations
                                                                                            • Malaga
                                                                                              • Colophon

                                                                                            Polonais disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belleserre vous ecirctes incroyables Tu nrsquoes pas plus furieux que ccedila 

                                                                                            ― Ce pauvre Paz― Ce pauvre Paz pauvre Paz reprit-elle en interrom-

                                                                                            pant agrave quoi nous est-il bon  Je vais me mettre agrave la tecircte de lamaison moi  Tu lui donneras les cent louis de rentes qursquoila refuseacutes et il srsquoarrangera comme il lrsquoentend avec le Cirque-Olympique

                                                                                            ― Il nous est bien utile il nous a certes eacuteconomiseacute plus dequarante mille francs depuis un an Enfin cher ange il nousa placeacute cent mille francs chez Rothschild et un intendantnous les aurait voleacutes

                                                                                            Cleacutementine se radoucit mais elle nrsquoen fut pas moins durepour Thaddeacutee Quelques jours apregraves elle pria Paz de venirdans ce boudoir ougrave un an auparavant elle avait eacuteteacute si sur-prise en le comparant au comte  cette fois elle le reccedilut entecircte-agrave-tecircte sans y apercevoir le moindre danger

                                                                                            ― Mon cher Paz lui dit-elle avec la familiariteacute sansconseacutequence des grands envers leurs infeacuterieurs si vous ai-mez Adam comme vous le dites vous ferez une chose qursquoilne vous demandera jamais mais que moi sa femme jenrsquoheacutesite pas agrave exiger de vous

                                                                                            ― Il srsquoagit de Malaga dit Thaddeacutee avec une profonde iro-nie

                                                                                            ― Eh bien  oui dit-elle si vous voulez finir vos jours avecnous si vous voulez que nous restions bons amis quittez-laComment un vieux soldat

                                                                                            ― Je nrsquoai que trente-cinq ans dit-il et pas un cheveublanc 

                                                                                            ― Vous avez lrsquoair drsquoen avoir dit-elle crsquoest la mecircme choseComment un homme aussi bon calculateur aussi distin-gueacute

                                                                                            Il y eut cela drsquohorrible que ce mot fut dit par elle avecune intention eacutevidente de reacuteveiller en lui la noblesse drsquoacircmeqursquoelle croyait eacuteteinte

                                                                                            ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                                            ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                                            ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                                            Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                                            ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                                            Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                                            qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                            ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                            Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                            ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                            que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                            ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                            ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                            ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                            ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                            ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                            Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                            fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                            Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                            Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                            ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                            Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                            le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                            ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                            ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                            ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                            ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                            ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                            lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                            comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                            lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                            ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                            ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                            ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                            sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                            ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                            ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                            ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                            moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                            Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                            lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                            ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                            Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                            Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                            ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                            bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                            ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                            mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                            ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                            ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                            ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                            Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                            mais― Lequel 

                                                                                            ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                            Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                            Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                            ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                            ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                            demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                            ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                            Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                            laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                            pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                            la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                            raquo Minuit

                                                                                            raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                            drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                            raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                            ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                            Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                            laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                            raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                            ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                            Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                            ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                            Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                            Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                            La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                            Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                            ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                            Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                            Paris janvier 1842

                                                                                            ILLUSTRATIONS

                                                                                            Malaga

                                                                                            COLOPHON

                                                                                            Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                            Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                            Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                            Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                            ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                            ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                            Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                            Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                            • La fausse maicirctresse
                                                                                            • Illustrations
                                                                                              • Malaga
                                                                                                • Colophon

                                                                                              ― Aussi distingueacute que vous lrsquoecirctes reprit-elle apregraves unepause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz se laisseattraper comme un enfant  Votre aventure a rendu Malagaceacutelegravebre Eh  bien mon oncle a voulu la voir et il la vueMon oncle nrsquoest pas le seul Malaga reccediloit tregraves-bien tous cesmessieurs Je vous ai cru lrsquoacircme noble Fi donc  Voyonssera-ce une si grande perte pour vous qursquoelle ne puisse sereacuteparer 

                                                                                              ― Madame si je connaissais un sacrifice agrave faire pour re-gagner votre estime il serait bientocirct accompli  mais quitterMalaga nrsquoen est pas un

                                                                                              ― Dans votre position voilagrave ce que je dirais si jrsquoeacutetaishomme reacutepondit Cleacutementine Eh  bien si je prends celapour un grand sacrifice il nrsquoy a pas de quoi se facirccher

                                                                                              Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise ilse sentait gagner par des ideacutees folles Il alla se promenerau grand air leacutegegraverement vecirctu malgreacute le froid sans pouvoireacuteteindre les feux de sa face et de son front

                                                                                              ― Je vous ai cru lrsquoacircme noble  Ces mots il les entendaittoujours ― Et il y a bientocirct un an se disait-il jrsquoavais agrave moiseul battu les Russes  Il pensait agrave laisser lrsquohocirctel Laginski agravedemander du service dans les spahis et agrave se faire tuer enAfrique  mais il fut arrecircteacute par une horrible crainte ― Sansmoi que deviendront-ils  on les ruinerait bientocirct Pauvrecomtesse  quelle horrible vie pour elle que drsquoecirctre seule-ment reacuteduite agrave trente mille livres de rentes  Allons se dit-il puisqursquoelle est perdue pour moi du courage et achevonsmon ouvrage

                                                                                              Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris agrave Parisun deacuteveloppement prodigieux qui le rend europeacuteen et bienautrement burlesque bien autrement animeacute que feu le car-naval de Venise Est-ce que les fortunes diminuant outremesure les parisiens auraient inventeacute de srsquoamuser collec-tivement comme avec leurs clubs ils font des salons sansmaicirctresses de maison sans politesse et agrave bon marcheacute  Quoi

                                                                                              qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                              ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                              Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                              ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                              que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                              ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                              ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                              ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                              ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                              ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                              Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                              fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                              Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                              Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                              ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                              Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                              le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                              ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                              ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                              ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                              ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                              ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                              lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                              comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                              lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                              ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                              ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                              ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                              sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                              ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                              ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                              ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                              moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                              Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                              lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                              ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                              Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                              Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                              ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                              bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                              ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                              mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                              ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                              ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                              ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                              Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                              mais― Lequel 

                                                                                              ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                              Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                              Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                              ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                              ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                              demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                              ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                              Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                              laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                              pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                              la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                              raquo Minuit

                                                                                              raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                              drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                              raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                              ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                              Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                              laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                              raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                              ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                              Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                              ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                              Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                              Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                              La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                              Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                              ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                              Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                              Paris janvier 1842

                                                                                              ILLUSTRATIONS

                                                                                              Malaga

                                                                                              COLOPHON

                                                                                              Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                              Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                              Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                              Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                              ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                              ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                              Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                              Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                              • La fausse maicirctresse
                                                                                              • Illustrations
                                                                                                • Malaga
                                                                                                  • Colophon

                                                                                                qursquoil en soit le mois de mars prodiguait alors ces bals ougrave ladanse la farce la grosse joie le deacutelire les images grotesqueset les railleries aiguiseacutees par lrsquoesprit parisien arrivent agrave deseffets gigantesques Cette folie avait alors rue Saint-Ho-noreacute son Pandeacutemonium et dans Musard son Napoleacuteonun petit homme fait expregraves pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en deacutesordre et pour conduire legalop cette ronde du sabbat une des gloires drsquoAuber car legalop nrsquoa eu sa forme et sa poeacutesie que depuis le grand galopde Gustave Cet immense finale ne pourrait-il pas servir desymbole agrave une eacutepoque ougrave depuis cinquante ans tout deacutefileavec la rapiditeacute drsquoun recircve  Or le grave Thaddeacutee qui por-tait une divine image immaculeacutee dans son cœur alla propo-ser agrave Malaga la reine des danses de carnaval de passer unenuit au bal Musard quand il sut que la comtesse deacuteguiseacuteejusqursquoaux dents devait venir voir avec deux autres jeunesfemmes accompagneacutees de leurs maris le curieux spectacledrsquoun de ces bals monstrueux Le mardi-gras de lrsquoanneacutee 1838agrave quatre heures du matin la comtesse enveloppeacutee drsquoun do-mino noir et assise sur les gradins drsquoun des amphitheacuteacirctresde cette salle babylonienne ougrave depuis Valentino donne sesconcerts vit deacutefiler dans le galop Thaddeacutee en Robert-Ma-caire conduisant lrsquoeacutecuyegravere en costume de sauvagesse la tecircteharnacheacutee de plumes comme un cheval du sacre et bondis-sant par-dessus les groupes en vrai feu follet

                                                                                                ― Ah  dit Cleacutementine agrave son mari vous autres Polo-nais vous ecirctes des gens sans caractegravere Qui nrsquoaurait pas euconfiance en Thaddeacutee  Il mrsquoa donneacute sa parole sans savoirque je serais ici voyant tout et nrsquoeacutetant pas vue

                                                                                                Quelques jours apregraves elle eut Paz agrave dicircner Apregraves le dicirc-ner Adam les laissa seuls et Cleacutementine gronda Thaddeacuteede maniegravere agrave lui faire sentir qursquoelle ne le voulait plus au lo-gis

                                                                                                ― Oui madame dit humblement Thaddeacutee vous avezraison je suis un miseacuterable jrsquoavais donneacute ma parole Mais

                                                                                                que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                                ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                                ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                                ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                                ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                                ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                                Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                                fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                                Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                                Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                                ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                                Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                                le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                                ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                                ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                                ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                                ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                                ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                                lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                                comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                                lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                                ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                                ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                                ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                                sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                                ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                                ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                                ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                                moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                                Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                                lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                                ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                                Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                                Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                                ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                                bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                                ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                                mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                                ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                                ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                                ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                                Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                                mais― Lequel 

                                                                                                ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                                Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                                Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                                ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                                ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                                demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                                ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                                Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                                laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                                pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                raquo Minuit

                                                                                                raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                Paris janvier 1842

                                                                                                ILLUSTRATIONS

                                                                                                Malaga

                                                                                                COLOPHON

                                                                                                Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                • La fausse maicirctresse
                                                                                                • Illustrations
                                                                                                  • Malaga
                                                                                                    • Colophon

                                                                                                  que voulez-vous  jrsquoavais remis agrave quitter Malaga apregraves lecarnaval Je serai franc drsquoailleurs  cette femme exerce untel empire sur moi que

                                                                                                  ― Une femme qui se fait mettre agrave la porte de chez Mu-sard par les sergents de ville et pour quelle danse 

                                                                                                  ― Jrsquoen conviens je passe condamnation je quitteraivotre maison  mais vous connaissez Adam Si je vous aban-donne les recircnes de votre fortune il vous faudra deacuteployerbien de lrsquoeacutenergie Si jrsquoai le vice de Malaga je sais avoir lrsquoœilagrave vos affaires tenir vos gens et veiller aux moindres deacutetailsLaissez-moi donc ne vous quitter qursquoapregraves vous avoir vueen eacutetat de continuer mon administration Vous avez main-tenant trois ans de mariage et vous ecirctes agrave lrsquoabri des pre-miegraveres folies que fait faire la lune de miel Les Parisienneset les plus titreacutees srsquoentendent aujourdrsquohui tregraves-bien agrave gou-verner une fortune et une maison Eh bien  quand je se-rai certain moins de votre capaciteacute que de votre fermeteacute jequitterai Paris

                                                                                                  ― Crsquoest le Thaddeacutee de Varsovie et non le Thaddeacutee duCirque qui parle reacutepondit-elle Revenez-nous gueacuteri

                                                                                                  ― Gueacuteri  jamais dit Paz les yeux baisseacutes en regardantles jolis pieds de Cleacutementine Vous ignorez comtesse ceque cette femme a de piquant et drsquoinattendu dans lrsquoespritEn sentant son courage faillir il ajouta  ― Il nrsquoy a pas defemme du monde avec ses airs de mijaureacutee qui vaille cettefranche nature de jeune animal

                                                                                                  ― Le fait est que je ne voudrais rien avoir drsquoanimal dit lacomtesse en lui lanccedilant un regard de vipegravere en colegravere

                                                                                                  Agrave compter de cette matineacutee le comte Paz mit Cleacutementineau fait de ses affaires se fit son preacutecepteur lui apprit les dif-ficulteacutes de la gestion de ses biens le veacuteritable prix des choseset la maniegravere de ne point se laisser trop voler par les gensElle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son ma-jordome Thaddeacutee avait formeacute Constantin Au mois de maila comtesse lui parut parfaitement en eacutetat de conduire sa

                                                                                                  fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                                  Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                                  Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                                  ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                                  Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                                  le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                                  ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                                  ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                                  ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                                  ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                                  ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                                  lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                                  comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                                  lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                                  ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                                  ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                                  ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                                  sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                                  ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                                  ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                                  ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                                  moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                                  Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                                  lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                                  ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                                  Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                                  Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                                  ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                                  bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                                  ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                                  mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                                  ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                                  ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                                  ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                                  Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                                  mais― Lequel 

                                                                                                  ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                                  Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                                  Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                                  ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                                  ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                                  demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                                  ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                                  Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                                  laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                                  pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                  la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                  raquo Minuit

                                                                                                  raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                  drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                  raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                  ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                  Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                  laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                  raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                  ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                  Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                  ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                  Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                  Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                  La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                  Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                  ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                  Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                  Paris janvier 1842

                                                                                                  ILLUSTRATIONS

                                                                                                  Malaga

                                                                                                  COLOPHON

                                                                                                  Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                  Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                  Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                  Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                  ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                  ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                  Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                  Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                  • La fausse maicirctresse
                                                                                                  • Illustrations
                                                                                                    • Malaga
                                                                                                      • Colophon

                                                                                                    fortune  car Cleacutementine eacutetait de ces femmes au coup drsquoœiljuste pleines drsquoinstinct et chez qui le geacutenie de la maicirctressede maison est inneacute

                                                                                                    Cette situation ameneacutee par Thaddeacutee avec tant de natureleut une peacuteripeacutetie horrible pour lui car ses souffrances nedevaient pas ecirctre aussi douces qursquoil se les faisait Ce pauvreamant nrsquoavait pas compteacute le hasard pour quelque choseOr Adam tomba tregraves-seacuterieusement malade Thaddeacutee aulieu de partir servit de garde-malade agrave son ami Le deacutevoue-ment du capitaine fut infatigable Une femme qui aurait eude lrsquointeacuterecirct agrave deacuteployer la longue-vue de la perspicaciteacute eucirctvu dans lrsquoheacuteroiumlsme du capitaine une sorte de punition quesrsquoimposent les acircmes nobles pour reacuteprimer leurs mauvaisespenseacutees involontaires  mais les femmes voient tout ou nevoient rien selon leurs dispositions drsquoacircme  lrsquoamour est leurseule lumiegravere

                                                                                                    Pendant quarante-cinq jours Paz veilla soigna Mitgis-las sans qursquoil parucirct penser agrave Malaga par lrsquoexcellente raisonqursquoil nrsquoy avait jamais penseacute En voyant Adam agrave la mort etne mourant pas Cleacutementine assembla les plus ceacutelegravebres doc-teurs

                                                                                                    ― Srsquoil se sauve de lagrave dit le plus savant des meacutedecins cene peut ecirctre que par un effort de la nature Crsquoest agrave ceux quilui donnent des soins agrave guetter ce moment et agrave seconder lanature La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades

                                                                                                    Thaddeacutee alla communiquer cet arrecirct agrave Cleacutementine alorsassise sous le pavillon chinois autant pour se reposer de sesfatigues que pour laisser le champ libre aux meacutedecins et nepas les gecircner En suivant les contours de lrsquoalleacutee sableacutee quimenait du boudoir au rocher sur lequel srsquoeacutelevait le pavillonchinois lrsquoamant de Cleacutementine eacutetait comme au fond drsquoundes abicircmes deacutecrits par Alighieri Le malheureux nrsquoavait paspreacutevu la possibiliteacute de devenir le mari de Cleacutementine etsrsquoeacutetait enfermeacute lui-mecircme dans une fosse de boue Il arriva

                                                                                                    le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                                    ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                                    ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                                    ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                                    ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                                    ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                                    lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                                    comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                                    lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                                    ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                                    ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                                    ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                                    sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                                    ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                                    ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                                    ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                                    moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                                    Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                                    lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                                    ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                                    Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                                    Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                                    ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                                    bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                                    ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                                    mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                                    ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                                    ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                                    ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                                    Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                                    mais― Lequel 

                                                                                                    ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                                    Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                                    Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                                    ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                                    ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                                    demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                                    ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                                    Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                                    laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                                    pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                    la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                    raquo Minuit

                                                                                                    raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                    drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                    raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                    ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                    Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                    laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                    raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                    ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                    Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                    ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                    Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                    Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                    La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                    Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                    ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                    Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                    Paris janvier 1842

                                                                                                    ILLUSTRATIONS

                                                                                                    Malaga

                                                                                                    COLOPHON

                                                                                                    Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                    Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                    Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                    Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                    ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                    ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                    Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                    Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                    • La fausse maicirctresse
                                                                                                    • Illustrations
                                                                                                      • Malaga
                                                                                                        • Colophon

                                                                                                      le visage deacutecomposeacute sublime de douleur Sa tecircte commecelle de Meacuteduse communiquait le deacutesespoir

                                                                                                      ― Il est mort  dit Cleacutementine― Ils lrsquoont condamneacute  du moins ils le remettent agrave la na-

                                                                                                      ture Nrsquoy allez pas ils y sont encore et Bianchon va leverlui-mecircme les appareils

                                                                                                      ― Pauvre homme  je me demande si je ne lrsquoai pas quel-quefois tourmenteacute dit-elle

                                                                                                      ― Vous lrsquoavez rendu bien heureux soyez tranquille agrave cesujet dit Thaddeacutee et vous avez eu de lrsquoindulgence pour lui

                                                                                                      ― Ma perte serait irreacuteparable― Mais chegravere en supposant que le comte succombe ne

                                                                                                      lrsquoaviez-vous pas jugeacute ― Je lrsquoaimais sans aveuglement dit-elle  mais je lrsquoaimais

                                                                                                      comme une femme doit aimer son mari― Vous devez donc reprit Thaddeacutee drsquoune voix que ne

                                                                                                      lui connaissait pas Cleacutementine avoir moins de regrets quesi vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueilvotre amour et toute votre vie agrave vous autres femmes  Vouspouvez ecirctre sincegravere avec un ami tel que moi Je le regrette-rai moi  Bien avant votre mariage jrsquoavais fait de lui monenfant et je lui ai sacrifieacute ma vie Je serai donc sans inteacuterecirctsur la terre Mais la vie est encore belle agrave une veuve de vingt-quatre ans

                                                                                                      ― Eh  vous savez bien que je nrsquoaime personne dit-elleavec la brusquerie de la douleur

                                                                                                      ― Vous ne savez pas encore ce que crsquoest que drsquoaimer ditThaddeacutee

                                                                                                      ― Oh  mari pour mari je suis assez senseacutee pour preacutefeacute-rer un enfant comme mon pauvre Adam agrave un homme su-peacuterieur Voici bientocirct trente jours que nous nous disons Vivra-t-il  Ces alternatives mrsquoont bien preacutepareacutee ainsi quevous lrsquoecirctes agrave cette perte Je puis ecirctre franche avec vous Eh bien je donnerais de ma vie pour conserver celle drsquoAdamLrsquoindeacutependance drsquoune femme agrave Paris nrsquoest-ce pas la permis-

                                                                                                      sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                                      ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                                      ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                                      ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                                      moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                                      Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                                      lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                                      ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                                      Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                                      Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                                      ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                                      bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                                      ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                                      mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                                      ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                                      ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                                      ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                                      Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                                      mais― Lequel 

                                                                                                      ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                                      Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                                      Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                                      ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                                      ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                                      demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                                      ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                                      Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                                      laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                                      pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                      la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                      raquo Minuit

                                                                                                      raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                      drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                      raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                      ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                      Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                      laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                      raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                      ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                      Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                      ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                      Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                      Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                      La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                      Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                      ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                      Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                      Paris janvier 1842

                                                                                                      ILLUSTRATIONS

                                                                                                      Malaga

                                                                                                      COLOPHON

                                                                                                      Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                      Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                      Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                      Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                      ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                      ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                      Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                      Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                      • La fausse maicirctresse
                                                                                                      • Illustrations
                                                                                                        • Malaga
                                                                                                          • Colophon

                                                                                                        sion de se laisser prendre aux semblants drsquoamour des gensruineacutes ou des dissipateurs  Je priais Dieu de me laisser cemari si complaisant si bon enfant si peu tracassier et quicommenccedilait agrave me craindre

                                                                                                        ― Vous ecirctes vraie et je vous en aime davantage ditThaddeacutee en prenant et baisant la main de Cleacutementine quile laissa faire Dans de si solennels instants il y a je ne saisquelle satisfaction agrave trouver une femme sans hypocrisieOn peut causer avec vous Voyons lrsquoavenir  supposons queDieu ne vous eacutecoute pas et je suis un de ceux qui sont le plusdisposeacutes agrave lui crier  ― Laissez-moi mon ami  oui ces cin-quante nuits nrsquoont pas affaibli mes yeux et fallucirct-il trentejours et trente nuits de soins vous dormirez vous madamequand je veillerai Je saurai lrsquoarracher agrave la mort si commeils le disent on peut le sauver par des soins Enfin malgreacutevous et malgreacute moi le comte est mort Eh  bien si vous eacutetiezaimeacutee oh  mais adoreacutee par un homme de cœur et drsquoun ca-ractegravere digne du vocirctre

                                                                                                        ― Jrsquoai peut-ecirctre follement deacutesireacute drsquoecirctre aimeacutee mais je nrsquoaipas rencontreacute

                                                                                                        ― Si vous aviez eacuteteacute trompeacuteeCleacutementine regarda fixement Thaddeacutee en lui supposant

                                                                                                        moins de lrsquoamour qursquoune penseacutee cupide elle le couvrit deson meacutepris en le toisant des pieds agrave la tecircte et lrsquoeacutecrasa par cesdeux mots  ― Pauvre Malaga  prononceacutes en trois tons queles grandes dames seules savent trouver dans le registre deleurs deacutedains Elle se leva laissa Thaddeacutee eacutevanoui car ellene se retourna point marcha drsquoun mouvement noble versson boudoir et remonta dans la chambre drsquoAdam

                                                                                                        Une heure apregraves Paz revint dans la chambre du malade et comme srsquoil nrsquoavait pas reccedilu le coup de la mort il pro-digua ses soins au comte Depuis ce fatal moment il de-vint taciturne  il eut drsquoailleurs un duel avec la maladie il lacombattait de maniegravere agrave exciter lrsquoadmiration des meacutedecinsAgrave toute heure on trouvait ses yeux allumeacutes comme deux

                                                                                                        lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                                        ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                                        Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                                        Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                                        ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                                        bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                                        ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                                        mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                                        ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                                        ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                                        ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                                        Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                                        mais― Lequel 

                                                                                                        ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                                        Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                                        Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                                        ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                                        ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                                        demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                                        ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                                        Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                                        laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                                        pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                        la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                        raquo Minuit

                                                                                                        raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                        drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                        raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                        ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                        Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                        laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                        raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                        ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                        Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                        ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                        Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                        Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                        La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                        Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                        ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                        Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                        Paris janvier 1842

                                                                                                        ILLUSTRATIONS

                                                                                                        Malaga

                                                                                                        COLOPHON

                                                                                                        Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                        Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                        Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                        Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                        ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                        ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                        Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                        Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                        • La fausse maicirctresse
                                                                                                        • Illustrations
                                                                                                          • Malaga
                                                                                                            • Colophon

                                                                                                          lampes Sans teacutemoigner le moindre ressentiment agrave Cleacutemen-tine il eacutecoutait ses remercicircments sans les accepter il sem-blait ecirctre sourd Il srsquoeacutetait dit  Elle me devra la vie drsquoAdam  etcette parole il lrsquoeacutecrivait pour ainsi dire en traits de feu dansla chambre du malade Le quinziegraveme jour Cleacutementine futobligeacutee de restreindre ses soins sous peine de succomber agravetant de fatigues Paz eacutetait infatigable Enfin vers la fin dumois drsquoaoucirct Bianchon le meacutedecin de la maison reacuteponditde la vie du comte agrave Cleacutementine

                                                                                                          ― Ah  madame ne mrsquoen ayez pas la moindre obligationdit-il Sans son ami nous ne lrsquoaurions pas sauveacute 

                                                                                                          Le lendemain de la terrible scegravene sous le pavillon chinoisle marquis de Ronquerolles eacutetait venu voir son neveu  car ilpartait pour la Russie chargeacute drsquoune mission secregravete et Pazfoudroyeacute de la veille avait dit quelques mots au diplomateOr le jour ougrave le comte Adam et sa femme sortirent pourla premiegravere fois en calegraveche au moment ougrave la calegraveche al-lait quitter le perron un gendarme entra dans la cour delrsquohocirctel et demanda le comte Paz Thaddeacutee assis sur le de-vant de la calegraveche se retourna pour prendre une lettre quiportait le timbre du ministegravere des affaires eacutetrangegraveres et lamit dans la poche de cocircteacute de son habit par un mouvementqui empecirccha Cleacutementine et Adam de lui en parler On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du lan-gage qui ne se parle pas Neacuteanmoins en arrivant agrave la porteMaillot Adam usant des privileacuteges drsquoun convalescent dontles caprices doivent ecirctre satisfaits dit agrave Thaddeacutee  ― Il nrsquoya point drsquoindiscreacutetion entre deux fregraveres qui srsquoaiment autantque nous nous aimons tu sais ce que contient la deacutepecircchedis-le-moi jrsquoai une fiegravevre de curiositeacute

                                                                                                          Cleacutementine regarda Thaddeacutee en femme facirccheacutee et dit agraveson mari  ― Il me boude tant depuis deux mois que je megarderais bien drsquoinsister

                                                                                                          ― Oh  mon Dieu reacutepondit Thaddeacutee comme je ne puispas empecirccher les journaux de le publier je vous reacuteveacutelerai

                                                                                                          bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                                          ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                                          mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                                          ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                                          ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                                          ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                                          Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                                          mais― Lequel 

                                                                                                          ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                                          Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                                          Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                                          ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                                          ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                                          demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                                          ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                                          Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                                          laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                                          pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                          la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                          raquo Minuit

                                                                                                          raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                          drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                          raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                          ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                          Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                          laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                          raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                          ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                          Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                          ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                          Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                          Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                          La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                          Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                          ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                          Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                          Paris janvier 1842

                                                                                                          ILLUSTRATIONS

                                                                                                          Malaga

                                                                                                          COLOPHON

                                                                                                          Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                          Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                          Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                          Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                          ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                          ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                          Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                          Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                          • La fausse maicirctresse
                                                                                                          • Illustrations
                                                                                                            • Malaga
                                                                                                              • Colophon

                                                                                                            bien ce secret  lrsquoempereur Nicolas me fait la gracircce de menommer capitaine dans un reacutegiment destineacute agrave lrsquoexpeacuteditionde Khiva

                                                                                                            ― Et tu y vas  srsquoeacutecria Adam― Jrsquoirai mon cher Je suis venu capitaine capitaine je

                                                                                                            mrsquoen retourne Malaga pourrait me faire faire des sottisesNous dicircnons demain pour la derniegravere fois ensemble Si jene partais pas en septembre pour Saint-Peacutetersbourg il fau-drait y aller par terre et je ne suis pas riche je dois laisseragrave Malaga sa petite indeacutependance Comment ne pas veilleragrave lrsquoavenir de la seule femme qui mrsquoait su comprendre  elleme trouve grand Malaga  Malaga me trouve beau  Malagamrsquoest peut-ecirctre infidegravele mais elle passerait dans le

                                                                                                            ― Dans le cerceau pour vous et retomberait tregraves-bien surson cheval dit vivement Cleacutementine

                                                                                                            ― Oh  vous ne connaissez pas Malaga dit le capitaineavec une profonde amertume et un regard plein drsquoironie quirendirent Cleacutementine recircveuse et inquiegravete

                                                                                                            ― Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogneougrave se promegravenent les Parisiennes ougrave se promegravenent les exileacutesqui y retrouvent une patrie Je suis sucircr que mes yeux ne re-verront plus les arbres verts de lrsquoalleacutee de Mademoiselle niceux de la route des Dames ni les acacias ni le cegravedre desronds-points Sur les bords de lrsquoAsie obeacuteissant aux des-seins du grand empereur que jrsquoai voulu pour maicirctre arriveacutepeut-ecirctre au commandement drsquoune armeacutee agrave force de cou-rage agrave force de mettre ma vie au jeu peut-ecirctre regretterai-jeles Champs-Elyseacutees ougrave vous mrsquoavez une fois fait monter agravecocircteacute de vous Enfin je regretterai toujours les rigueurs deMalaga la Malaga de qui je parle en ce moment

                                                                                                            Ce fut dit de maniegravere agrave faire frissonner Cleacutementine― Vous aimez donc bien Malaga  demanda-t-elle― Je lui ai sacrifieacute cet honneur que nous ne sacrifions ja-

                                                                                                            mais― Lequel 

                                                                                                            ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                                            Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                                            Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                                            ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                                            ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                                            demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                                            ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                                            Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                                            laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                                            pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                            la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                            raquo Minuit

                                                                                                            raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                            drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                            raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                            ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                            Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                            laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                            raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                            ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                            Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                            ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                            Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                            Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                            La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                            Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                            ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                            Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                            Paris janvier 1842

                                                                                                            ILLUSTRATIONS

                                                                                                            Malaga

                                                                                                            COLOPHON

                                                                                                            Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                            Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                            Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                            Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                            ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                            ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                            Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                            Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                            • La fausse maicirctresse
                                                                                                            • Illustrations
                                                                                                              • Malaga
                                                                                                                • Colophon

                                                                                                              ― Mais celui que nous voulons garder agrave tout prix auxyeux de notre idole

                                                                                                              Apregraves cette reacuteponse Thaddeacutee garda le plus impeacuteneacutetrablesilence  et il ne le rompit qursquoen passant aux Champs-Ely-seacutees ougrave il dit en montrant un bacirctiment en planches  ― Voi-lagrave le Cirque 

                                                                                                              Il alla quelques moments avant le dicircner agrave lrsquoambassade deRussie de lagrave aux affaires eacutetrangegraveres et il partit pour le Havrele matin avant le lever de la comtesse et drsquoAdam

                                                                                                              ― Je perds un ami dit Adam les larmes aux yeux en ap-prenant le deacutepart du comte Paz un ami dans la veacuteritable ac-ception du mot et je ne sais pas ce qui peut lui faire fuir mamaison comme la peste Nous ne sommes pas amis agrave nousbrouiller pour une femme dit-il en regardant fixement Cleacute-mentine et cependant tout ce qursquoil disait hier de MalagaMais il nrsquoa jamais toucheacute le bout du doigt agrave cette fille

                                                                                                              ― Comment le savez-vous  dit Cleacutementine― Mais jrsquoai naturellement eu la curiositeacute de voir ma-

                                                                                                              demoiselle Turquet et la pauvre fille ne peut pas encoresrsquoexpliquer la reacuteserve absolue de Thad

                                                                                                              ― Assez monsieur dit la comtesse qui se retira chez elleen se disant  ― Ne serais-je pas victime drsquoune mystificationsublime 

                                                                                                              Agrave peine achevait-elle cette phrase en elle-mecircme queConstantin remit agrave Cleacutementine la lettre suivante que Thad-deacutee avait griffonneacutee pendant la nuit

                                                                                                              laquo Comtesse aller se faire tuer au Caucase et emportervotre meacutepris crsquoest trop  on doit mourir tout entier Je vousai cheacuterie en vous voyant pour la premiegravere fois comme oncheacuterit une femme que lrsquoon aime toujours mecircme apregraves soninfideacuteliteacute moi lrsquoobligeacute drsquoAdam qui vous avait choisie et quevous eacutepousiez moi pauvre moi le reacutegisseur volontaire deacute-voueacute de votre maison Dans cet horrible malheur jrsquoai trou-veacute la plus deacutelicieuse vie Ecirctre chez vous un rouage indis-

                                                                                                              pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                              la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                              raquo Minuit

                                                                                                              raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                              drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                              raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                              ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                              Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                              laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                              raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                              ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                              Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                              ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                              Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                              Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                              La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                              Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                              ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                              Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                              Paris janvier 1842

                                                                                                              ILLUSTRATIONS

                                                                                                              Malaga

                                                                                                              COLOPHON

                                                                                                              Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                              Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                              Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                              Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                              ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                              ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                              Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                              Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                              • La fausse maicirctresse
                                                                                                              • Illustrations
                                                                                                                • Malaga
                                                                                                                  • Colophon

                                                                                                                pensable me savoir utile agrave votre luxe agrave votre bien-ecirctrefut une source de jouissances  et si ces jouissances eacutetaientvives dans mon acircme quand il srsquoagissait drsquoAdam jugez dece qursquoelles furent alors qursquoune femme adoreacutee en eacutetait leprincipe et lrsquoeffet  Jrsquoai connu les plaisirs de la materniteacutedans lrsquoamour  jrsquoacceptais la vie ainsi Je mrsquoeacutetais comme lespauvres des grands chemins bacircti une cabane de cailloux surla lisiegravere de votre beau domaine sans vous tendre la mainPauvre et malheureux aveugleacute par le bonheur drsquoAdamjrsquoeacutetais le donnant Ah  vous eacutetiez entoureacutee drsquoun amourpur comme celui drsquoun ange gardien il veillait quand vousdormiez il vous caressait du regard quand vous passiezil eacutetait heureux drsquoecirctre enfin vous eacutetiez le soleil de la pa-trie agrave ce pauvre exileacute qui vous eacutecrit les larmes aux yeuxen pensant agrave ce bonheur des premiers jours Agrave dix-huitans nrsquoeacutetant aimeacute de personne jrsquoavais pris pour maicirctresseideacuteale une charmante femme de Varsovie agrave qui je rappor-tais mes penseacutees mes deacutesirs la reine de mes jours et demes nuits  Cette femme nrsquoen savait rien mais pourquoilrsquoen instruire  moi  jrsquoaimais mon amour Jugez drsquoapregravescette aventure de ma jeunesse combien jrsquoeacutetais heureux devivre dans la sphegravere de votre existence de panser votre che-val de chercher des piegraveces drsquoor toutes neuves pour votrebourse de veiller aux splendeurs de votre table et de vossoireacutees de vous voir eacuteclipsant des fortunes supeacuterieures agrave lavocirctre par mon savoir-faire Avec quelle ardeur ne me preacute-cipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait  ― Thad-deacutee elle veut telle chose  Crsquoest une de ces feacuteliciteacutes impos-sibles agrave exprimer Vous avez souhaiteacute des riens dans untemps donneacute qui mrsquoont obligeacute agrave des tours de force agrave cou-rir pendant des sept heures en cabriolet et quelles deacutelicesde marcher pour vous  Agrave vous voir souriante au milieu devos fleurs sans ecirctre vu de vous jrsquooubliais que personne nemrsquoaimait enfin je nrsquoavais alors que mes dix-huit ans Parcertains jours ougrave mon bonheur me tournait la tecircte jrsquoallais

                                                                                                                la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                                raquo Minuit

                                                                                                                raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                                drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                                raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                                ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                                Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                                laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                                raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                                ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                                Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                                ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                                Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                                Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                                La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                                Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                                ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                                Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                                Paris janvier 1842

                                                                                                                ILLUSTRATIONS

                                                                                                                Malaga

                                                                                                                COLOPHON

                                                                                                                Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                                Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                                Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                                Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                                ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                                ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                                Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                                Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                                • La fausse maicirctresse
                                                                                                                • Illustrations
                                                                                                                  • Malaga
                                                                                                                    • Colophon

                                                                                                                  la nuit baiser lrsquoendroit ougrave pour moi vos pieds laissaientdes traces lumineuses comme jadis je fis des miracles devoleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittoucheacutee de ses mains en ouvrant une porte Lrsquoair que vousrespiriez eacutetait balsamique il y avait pour moi plus de vieagrave lrsquoaspirer et jrsquoy eacutetais comme on est dit-on sous les tro-piques accableacute par une vapeur chargeacutee de principes creacutea-teurs Il faut bien vous dire ces choses pour vous expliquerlrsquoeacutetrange fatuiteacute de mes penseacutees involontaires Je serais mortavant de vous avouer mon secret  Vous devez vous rap-peler les quelques jours de curiositeacute pendant lesquels vousavez voulu voir lrsquoauteur des miracles qui vous avaient enfinfrappeacutee Jrsquoai cru pardonnez-moi madame jrsquoai cru que vousmrsquoaimeriez Votre bienveillance vos regards interpreacuteteacutes parun amant mrsquoont paru si dangereux pour moi que je mesuis donneacute Malaga sachant qursquoil est de ces liaisons que lesfemmes ne pardonnent point  je me la suis donneacutee au mo-ment ougrave jrsquoai vu mon amour se communiquer fatalementAccablez-moi maintenant du meacutepris que vous mrsquoavez verseacuteagrave pleines mains sans que je le meacuteritasse  mais je crois ecirctrecertain que dans la soireacutee ougrave votre tante a emmeneacute le comtesi je vous avais dit ce que je viens de vous eacutecrire lrsquoayant ditune fois jrsquoaurais eacuteteacute comme le tigre apprivoiseacute qui a remisses dents agrave de la chair vivante qui sent la chaleur du sanget

                                                                                                                  raquo Minuit

                                                                                                                  raquo Je nrsquoai pu continuer le souvenir de cette heure est en-core trop vivant  oui jrsquoeus alors le deacutelire LrsquoEspeacuterance eacutetaitdans vos yeux la Victoire et ses pavillons rouges eussentbrilleacute dans les miens et fascineacute les vocirctres Mon crime a eacuteteacutede penser tout cela peut-ecirctre agrave tort Vous seule ecirctes le jugede cette terrible scegravene ougrave jrsquoai pu refouler amour deacutesir lesforces les plus invincibles de lrsquohomme sous la main glaciale

                                                                                                                  drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                                  raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                                  ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                                  Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                                  laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                                  raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                                  ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                                  Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                                  ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                                  Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                                  Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                                  La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                                  Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                                  ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                                  Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                                  Paris janvier 1842

                                                                                                                  ILLUSTRATIONS

                                                                                                                  Malaga

                                                                                                                  COLOPHON

                                                                                                                  Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                                  Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                                  Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                                  Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                                  ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                                  ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                                  Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                                  Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                                  • La fausse maicirctresse
                                                                                                                  • Illustrations
                                                                                                                    • Malaga
                                                                                                                      • Colophon

                                                                                                                    drsquoune reconnaissance qui doit ecirctre eacuteternelle Votre terriblemeacutepris mrsquoa puni Vous mrsquoavez prouveacute qursquoon ne revient nidu deacutegoucirct ni du meacutepris Je vous aime comme un insenseacute Jeserais parti Adam mort  je dois agrave plus forte raison partirAdam sauveacute Lrsquoon nrsquoarrache pas son ami des bras de la mortpour le tromper Drsquoailleurs mon deacutepart est la punition dela penseacutee que jrsquoai eue de le laisser peacuterir quand les meacutedecinsmrsquoont dit que sa vie deacutependait de ses garde-malades Adieumadame je perds tout en quittant Paris et vous ne perdezrien en nrsquoayant plus aupregraves de vous

                                                                                                                    raquo Votre deacutevoueacuteraquoThaddeacutee Paccedil raquo

                                                                                                                    ― Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami qursquoai-jedonc perdu moi  se dit Cleacutementine en restant abattue etles yeux attacheacutes sur une fleur de son tapis

                                                                                                                    Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte

                                                                                                                    laquo Mon cher Mitgislas Malaga mrsquoa tout dit Au nom deton bonheur qursquoil ne trsquoeacutechappe jamais avec Cleacutementineun mot sur tes visites chez lrsquoeacutecuyegravere  et laisse-lui toujourscroire que Malaga me coucircte cent mille francs Du caractegraveredont est la comtesse elle ne te pardonnerait ni tes pertesau jeu ni tes visites agrave Malaga Je ne vais pas agrave Khiva maisau Caucase Jrsquoai le spleen  et du train dont jrsquoirai je seraiprince Paz en trois ans ou mort Adieu  quoique jrsquoaie re-pris soixante mille francs chez Rothschild nous sommesquittes

                                                                                                                    raquo Thaddeacutee raquo

                                                                                                                    ― Imbeacutecile que je suis  jrsquoai failli me couper tout-agrave-lrsquoheure se dit Adam

                                                                                                                    Voici trois ans que Thaddeacutee est parti les journaux neparlent encore drsquoaucun prince Paz La comtesse Lagins-

                                                                                                                    ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                                    Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                                    Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                                    La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                                    Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                                    ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                                    Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                                    Paris janvier 1842

                                                                                                                    ILLUSTRATIONS

                                                                                                                    Malaga

                                                                                                                    COLOPHON

                                                                                                                    Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                                    Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                                    Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                                    Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                                    ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                                    ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                                    Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                                    Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                                    • La fausse maicirctresse
                                                                                                                    • Illustrations
                                                                                                                      • Malaga
                                                                                                                        • Colophon

                                                                                                                      ka srsquointeacuteresse eacutenormeacutement aux expeacuteditions de lrsquoempereurNicolas elle est Russe de cœur elle lit avec une espegravecedrsquoaviditeacute toutes les nouvelles qui viennent de ce paysUne ou deux fois par hiver elle dit drsquoun air indiffeacuterentagrave lrsquoambassadeur  ― Savez-vous ce qursquoest devenu notrepauvre comte Paz 

                                                                                                                      Heacutelas  la plupart des Parisiennes ces creacuteatures preacuteten-dues si perspicaces et si spirituelles passent et passeronttoujours agrave cocircteacute drsquoun Paz sans lrsquoapercevoir Oui plus drsquounPaz est meacuteconnu  mais chose effrayante agrave penser  il en estde meacuteconnus mecircme lorsqursquoils sont aimeacutes La femme la plussimple du monde exige encore chez lrsquohomme le plus grandun peu de charlatanisme  et le plus bel amour ne signifierien quand il est brut  il lui faut la mise en scegravene de la tailleet de lrsquoorfeacutevrerie

                                                                                                                      Au mois de janvier 1842 la comtesse Laginska pareacuteede sa douce meacutelancolie inspira la plus furieuse passion aucomte de La Palfeacuterine un des lions les plus entreprenantsdu Paris actuel

                                                                                                                      La Palfeacuterine comprit combien la conquecircte drsquoune femmegardeacutee par une Chimegravere eacutetait difficile il compta sur unesurprise et sur le deacutevouement drsquoune femme un peu jalousede Cleacutementine pour entraicircner cette charmante femme

                                                                                                                      Incapable malgreacute tout son esprit de soupccedilonner une tra-hison pareille la comtesse Laginska commit lrsquoimprudencedrsquoaller avec cette femme au bal masqueacute de lrsquoOpeacutera Verstrois heures du matin entraicircneacutee par lrsquoivresse du bal Cleacute-mentine pour qui La Palfeacuterine avait deacuteployeacute toutes ses seacute-ductions consentit agrave souper et allait monter dans la voi-ture de cette fausse amie En ce moment critique elle futprise par un bras vigoureux et malgreacute ses cris porteacutee danssa propre voiture dont la portiegravere eacutetait ouverte et qursquoellene savait pas lagrave

                                                                                                                      ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                                      Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                                      Paris janvier 1842

                                                                                                                      ILLUSTRATIONS

                                                                                                                      Malaga

                                                                                                                      COLOPHON

                                                                                                                      Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                                      Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                                      Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                                      Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                                      ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                                      ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                                      Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                                      Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                                      • La fausse maicirctresse
                                                                                                                      • Illustrations
                                                                                                                        • Malaga
                                                                                                                          • Colophon

                                                                                                                        ― Il nrsquoa pas quitteacute Paris srsquoeacutecria-t-elle en reconnaissantThaddeacutee qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse

                                                                                                                        Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie  Agravetoute heure Cleacutementine espegravere revoir Paz

                                                                                                                        Paris janvier 1842

                                                                                                                        ILLUSTRATIONS

                                                                                                                        Malaga

                                                                                                                        COLOPHON

                                                                                                                        Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                                        Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                                        Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                                        Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                                        ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                                        ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                                        Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                                        Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                                        • La fausse maicirctresse
                                                                                                                        • Illustrations
                                                                                                                          • Malaga
                                                                                                                            • Colophon

                                                                                                                          ILLUSTRATIONS

                                                                                                                          Malaga

                                                                                                                          COLOPHON

                                                                                                                          Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                                          Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                                          Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                                          Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                                          ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                                          ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                                          Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                                          Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                                          • La fausse maicirctresse
                                                                                                                          • Illustrations
                                                                                                                            • Malaga
                                                                                                                              • Colophon

                                                                                                                            COLOPHON

                                                                                                                            Ce volume est le neuviegraveme de lrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacute-die Humaine Le texte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne vo-lume 1 (1842) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=ZVoOAAAAQAAJ Les erreurs orthographiques et ty-pographiques de cette eacutedition sont indiqueacutees entre cro-chets  laquo accomplissant [accomplisant] raquo Toutefois les or-thographes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacutees et les capitalessont systeacutematiquement accentueacutees

                                                                                                                            Ce tirage au format PDF est composeacute en Minion Pro eta eacuteteacute fait le 28 novembre 2010 Drsquoautres tirages sont dispo-nibles agrave httpefelenetebooks

                                                                                                                            Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacuteconciliant ― lrsquoeacutedition critique en ligne du Groupe International de

                                                                                                                            Recherches Balzaciennes Groupe ARTFL (Universiteacute deChicago) Maison de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmuseesbalzacfurnepresentationhtm

                                                                                                                            ― lrsquoancienne eacutedition du groupe Ebooks Libres et Gra-tuits  httpwwwebooksgratuitsorg

                                                                                                                            ― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par Google Books  httpbooksgooglecom

                                                                                                                            Merci agrave ces groupes de fournir gracieusement leur tra-vail

                                                                                                                            Si vous trouvez des erreurs merci de les signaler agraveericmullerefelenet Merci agrave Fred Coolmicro Patricec etNicolas Taffin pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

                                                                                                                            • La fausse maicirctresse
                                                                                                                            • Illustrations
                                                                                                                              • Malaga
                                                                                                                                • Colophon

                                                                                                                              top related