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ARTICULATIONS N°55 - Secouez-vous les idées n°96 / Décembre 2013 - janvier - février 2014 17 Vers une économie collabora- tiVe L’économie collaborative est une nouvelle forme de gestion des ressources, des biens mais aussi des connaissances basées sur le partage et l’échange. Elle a vu son émer- gence en réaction aux différentes crises que nous vivons depuis quelques décennies. Crises financières, écologiques, mais surtout crises de valeurs. Des personnes ont alors décidé de se regrouper et de créer des communautés ayant pour but commun de mettre en place des initiatives pour réa- gir face au système actuel et au néga- tivisme ambiant. En s’inspirant et en s’ap- puyant sur l’organisation en réseau du web 2.0, c’est un nouveau mode d’organisation et de gestion qui s’instaure dans de nom- breux domaines de notre vie quotidienne. Les nouveaux modes de consommation et d’économie collaborative y trouvent toute leur valeur et leur puissance. Dossier réalisé par Alexis BURLET et Jean-Luc MANISE Toutes nos analyses sont disponibles sur le site www.cesep.be Votre avis : [email protected] Articulations est un dossier composé d'interviews, d'analyses contribuant aux débats traversant l'actualité politique, sociale, culturelle et économique. Des points de vue contradictoires d'acteurs ou d'observateurs impliqués de près qui permettent à chacun de se forger ses propres convic- tions et de se mêler de ces questions qui nous concernent tous.
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Vers une économie collabora- tiVe - Cesep

May 06, 2022

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ARTICULATIONS N°55 - Secouez-vous les idées n°96 / Décembre 2013 - janvier - février 2014

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Vers uneéconomiecollabora-tiVeL’économie collaborative est une nouvelleforme de gestion des ressources, des biensmais aussi des connaissances basées sur lepartage et l’échange. Elle a vu son émer-gence en réaction aux différentes crises quenous vivons depuis quelques décennies.Crises financières, écologiques, maissurtout crises de valeurs. Des personnesont alors décidé de se regrouper et de créerdes communautés ayant pour but communde mettre en place des initiatives pour réa-gir face au système actuel et au néga-tivisme ambiant. En s’inspirant et en s’ap-puyant sur l’organisation en réseau du web2.0, c’est un nouveau mode d’organisationet de gestion qui s’instaure dans de nom-breux domaines de notre vie quotidienne.Les nouveaux modes de consommation etd’économie collaborative y trouvent touteleur valeur et leur puissance.

Dossier réalisé par Alexis BURLET etJean-Luc MANISE

Toutes nos analyses sont disponibles

sur le site www.cesep.beVotre avis :

[email protected]

Articulations est un dossier composé d'interviews, d'analyses contribuant aux débats traversant l'actualité politique, sociale, culturelle etéconomique. Des points de vue contradictoires d'acteurs ou d'observateurs impliqués de près qui permettent à chacun de se forger ses propres convic-tions et de se mêler de ces questions qui nous concernent tous.

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Quand la consommationcollaboratiVe

Fait tached'huile

Alexis BURLET

Un jour, nous regarderons le vingtième siècleen arrière et nous nous demanderons pourquoinous consommions autant. Dans une sociétéqualifiée d’hyperconsommation l’homo oeco-nomicus est constamment l’objet d’observa-tions, d’études, de tests et d’influences au profitde stratégies économiques et commerciales.

Or aujourd’hui, ce modèle semble atteindre ses li-mites, nos sociétés traversent une période de crise.Cette crise est globale par son côté environnemental :notre planète se fatigue, les matières premièress’épuisent, le climat se modifie avec une intensité iné-galée. Mais cela s’est doublé également ces dernièresannées de ce que « M. et Mme tout le monde » appel-lent « la crise ». Peu de personnes ont une idée clairede ce qu’est vraiment cette crise financière etéconomique, seuls les impacts sont visibles : baissedes salaires, baisse du pouvoir d’achat, situation defaillite à l’échelle des États…

Or, face à cette situation, des initiatives émergent ;elles prennent souvent racine au travers d’individussouhaitant réagir face à cette situation et trouver dessolutions. Une nouvelle société se forge pours’adapter à ces temps difficiles, un nouveauphénomène appelé « consommation collaborative »ou encore « économie de partage » est né.

Les initiatives se multiplient et confèrent une ampleursans précédent à ce mouvement. Les principauxsecteurs de consommation concernés aujourd’huisont : l’alimentation, les transports, l’échange / letroc, les voyages, les loisirs le logement, la finance,le co-working, le partage, la location.

le secteur de l’AlimentAtion : Selon le réseau des consommateurs responsables, ils’agit des différentes initiatives au niveau local demutualisation entre des groupes de consommateurset des producteurs agricoles biologiques ou prati-quant une agriculture raisonnée. On y retrouve lespaniers (bio ou non), les Groupes d’Achats enCommun (GAC), les Groupes d’achats Solidaires del’Agriculture Paysanne (GASAP) et autres Associationspour le Maintien d'une Agriculture Paysanne (AMAP).Aujourd’hui, il existe au moins 127 groupements enWallonie et 50 à Bruxelles !On y ajoute les différentes formes de potagers collec-tifs : les jardins-potagers ouvriers, collectifs,partagés, d’insertion sociale, pédagogiques ouencore de formation professionnelle.

le logement/ l’hAbitAtion :La cohabitation ou colocation consiste au partage d’une maison ou d’un appartement entre plusieurs

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personnes disposant d’espaces communs ainsi que d’espacesindividuels. Cette formule est choisie le plus souvent par desjeunes actifs sur le marché du travail qui disposent rarementd’un revenu suffisant pour payer individuellement un logement.

L’habitat groupé est généralement porté par un groupe de per-sonnes qui souhaitent développer un projet. Cela comprendégalement l’utilisation d’espaces communs. Cette formule com-prend la réhabilitation de bâtiments et son partage en logemententre des ménages comme par exemple la société coopérativequi occupe l’ancienne abbaye de St Denis, ou ailleurs la rénova-tion d’une ancienne ferme à Braine-le-Comte.

Il existe également des projets de constructions groupées etintergénérationnelles à Wavreille et Durnal, entre autre.

l’énergie :Tout comme le logement, les dépenses liées aux chargesénergétiques s’avèrent être des dépenses conséquentes. C’estune des raisons pour lesquelles on voit fleurir des groupementsd’achat d’énergie de gaz et d’électricité qui, de ce fait, devien-nent des clients importants susceptibles d’obtenir des prix plusintéressants.

D’autres initiatives telles que les coopératives citoyennes ontpour objectif principal d'investir dans la production d'énergiesrenouvelables en général et plus particulièrement dans la pro-duction d'électricité d'origine éolienne.

le trAnsport :Ce secteur des transports est pionnier dans la consommationcollaborative. Outre les formes courantes et classiques tels queles transports communs et la location traditionnelle devéhicules, se développent, depuis quelques années, des modesde transport alternatifs comme l’autopartage ou co-voiturage etla location de voitures entre particuliers.

Dans ce dernier cas en Belgique on remarque la société de car-sharing Cambio présente dans de nombreuses villes partout enBelgique. Cambio a démarré en 2002 en Wallonie, puis a éten-du ses activités à Bruxelles en mai 2003 et en Flandre en 2004.Les quelques 15 000 utilisateurs Cambio disposent à présent deplus de 500 voitures réparties entre plus de 220 stations dans27 villes belges.

l’échAnge, le troc et le don : Sont des modes de consommation qui consistent pour les par-ticuliers ou des entreprises à répondre à des besoins d’acquérirun bien ou un service de façon temporaire ou définitive sanstransaction monétaire.

Il s’agit d’un système écono-mique sans monnaie. Les avan-tages de l’échange et du trocsont multiples puisqu’ils permet-tent d’une part d’accéder à desbiens ou services à moindre coûtet d’autre part ils permettent dedonner une seconde vie à desobjets qui ne sont plus désirés.

Cette pratique relève de la con-sommation collaborative dansl’échange, le partage et le don.

Les différentes parties de laBelgique bénéficient de l’exten-sion, de la plateforme française« Radin.com » qui organisent leséchanges et le troc entre les par-ticuliers.

Par ailleurs un réseau de donne-ries au niveau local permet auxparticuliers d’offrir à d’autresl’usage des objets utiles et enbon état dont on n’a plus besoinà destination des personnes quien ont besoin.

les échAnges de sAvoirs

et de services :Les Réseaux d’échanges récipro-ques de savoirs mettent en rela-tion des personnes qui désirentacquérir et transmettre dessavoirs ; ce dispositif offre uneréelle valeur ajoutée, quelquechose d’insaisissable, d’impalpa-ble et pourtant si souvent indis-pensable : le savoir-faire dechaque homme.Le Service d’échanges local(SEL) est un système d’échangede services entre les membresd’un groupe. Chaque membre duSEL propose et demande desservices selon ses envies, com-pétences ou besoins. L’unité demesure des échanges est letemps (1 heure de piano = 1heure de plomberie).

le secteur des voyAges

Le couchsurfing constitue unréseau social de plus d’un millionde personnes prêtes à s’offrirl’hospitalité les unes les autrespour une nuit ou plus. Il permetde se loger gratuitement dans le

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monde entier et, surtout, offre lapossibilité de rencontrer leshabitants des pays visités, departager pour quelques joursleur quotidien et de bénéficier deleurs conseils. Le couchsurfingn’a pas de frontières : le princi-pal site d’échange d’hospitalité,couchsurfing.com, compte 3 mil-lions de membres dans 247pays.

Une autre pratique de voyagerconsiste en la location d’apparte-ments entre particuliers. Il s’agitd’une pratique qui consiste àmettre en contact des proprié-taires de logements qui souhai-tent mettre à disposition leurappartement ou leur maisondurant leurs absences afin d’entirer un revenu. Ainsi, grâce auxplates formes collaboratives rela-tives à ce secteur, il est possibled’accéder à une incroyable va-riété de logements à tous les prix.

Airbnb, la plateforme commu-nautaire de location et de réser-vation de logements permet àdes particuliers de louer tout ouune partie de leur propre habita-tion comme logement d'appoint.Le site offre une plateforme derecherche et de réservationsentre la personne qui offre sonlogement et le vacancier quisouhaite le louer. Il couvre plusde 500 000 annonces en plus de33 000 villes et 192 pays. De lacréation en novembre 2008jusqu'en juin 2012, plus de 10millions de nuits étaientréservées sur Airbnb.

lA finAnce pArticipAtive

(crowfunding) :Le crowfunding est une pratiquequi consiste à financer un projetvia des contributions relative-

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ment modestes d’un groupe d’individus, plutôt que de chercher dessommes importantes à partir d’un petit nombre d’investisseurs. La cam-pagne de financement et les transactions sont généralement effectuéesen ligne via des sites dédiés crowfunding, souvent en collaboration avecles sites de réseaux sociaux.

En Belgique, les deux plus grands sites de Crowdfunding visent soit àlever du capital (MyMicroInvest), soit à prêter de l’argent (Look & Fin). Lepremier s’intéressera donc surtout à des start-up, tandis que l’autre viseraplutôt des entreprises disposant déjà un historique et d’une capacité àrembourser. Dans un cas comme dans l’autre, l’objectif sera d’attirer desinvestisseurs plutôt que des donateurs.

le coworking :Un espace de coworking, est un lieu d’accueil, de travail et de rencontrepour les entrepreneurs, porteurs de projets et d’idées qui souhaitent lespartager avec d’autres ; ce lieu est dynamisé par une animation spécifiquequi vise à créer les liens à l’intérieur de la communauté des coworkers eten dehors.

Ce lieu permet de favoriser la collaboration entre acteurs (qui forment unevéritable «communauté») et ainsi de créer un écosystème innovant auniveau local.

le pArtAge de loisirs :OnVaSortir.com (OVS) est un site gratuit qui propose aux membres detrouver des personnes pour les accompagner à diverses sorties dans leurville et aux environs : cinéma, exposition, restaurant, etc. Les sorties sontclassées par date (calendrier) et popularité.

OVS est disponible pour les grandes villes en Belgique : Bruxelles, Liège,Charleroi, Namur et Mons.

AchAts / ventes de biens d’occAsions

Ce secteur d’activité est avec le troc une des pratiques les plus anciennes.En effet, vendre un bien dont on ne sert plus à une personne disposée àl’acquérir n’est en soit pas une pratique nouvelle. Les vide-greniers etautres brocantes existent depuis très longtemps. Mais encore une fois, ilest à souligner que le développement de l’Internet et du pair à pair a per-mis de donner une toute autre dimension à ces pratiques. Désormais, ildevient facile de trouver chaussure à son pied sur les marchés d’occasionstout comme il devient aisé de vendre un objet.

en conclusion :quel impAct sur l’économie de demAin ?Ces nouvelles formes de consommation contribuent, au niveau local, àdévelopper du lien social interpersonnel et en solidarité avec les produc-teurs locaux. On remarque un grand esprit d’ouverture vers l’inconnu et vers les cul-tures chez les personnes adeptes du couchsurfing, cet aspect va à l’en-

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soucieuse de son environnement et de son impactsocial.

Assiste-t-on à un bouleversement durable de nosvaleurs ?

Nous découvrons de nouvelles habitudes et cechangement est structurel. Faut-il pour autant croireà l'analyse de certains qui considèrent que noussommes en train de vivre les prémices d'un dépasse-ment du capitalisme, parce que la notion même decroissance et de propriété serait, selon eux, battue enbrèche par le partage et l'essor de la valeur d'usagecontre celle de la possession. L'Histoire montre que lecapitalisme s'est toujours nourri de sa critique et tou-jours régénéré et les acteurs traditionnels peuvents'emparer des nouvelles tendances, comme Ikea, quiorganise maintenant des vide-greniers dans ses ma-gasins.

contre d’un repli sur soi qui est attisé par un certainesprit populiste ambiant. Le fait de privilégier l’usage de biens sur leur posses-sion induit une optimalisation de l’utilisation de cesbiens, ce qui diminue le non-usage et, en con-séquence, le gaspillage des ressources disponibles etson impact sur l’environnement. Pour certains, cemouvement contribue dans ce sens à une certainedécroissance économique prônée par les altermondi-alistes.

D’un autre côté, la consommation collaboratives’avère être un terrain particulièrement propice pourl’éclosion de start-up, c’est-à-dire les jeunes entre-prises à fort potentiel de croissance. De nouvellesopportunités s’offrent ainsi aux entreprises. Le sited’AirBNB , propose des annonces dans 192 pays et34.000 villes. Selon les analystes, il réaliserait unchiffre d'affaires de 1 milliard de dollars, généré enprélevant une commission de 6 à 12 % sur l'ensembledes transactions réalisées entre particuliers sur laplate-forme. Depuis la création de cette dernière,plus de 4 millions de personnes l'auraient utilisée.

On le voit donc, les modèles de consommation col-laborative s’inscrivent, dans une certaine mesure,dans le cadre du capitalisme traditionnel. Ils appor-tent cependant un nouveau modèle d’entreprise,

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[ [Nous regarderons le vingtième siècle en arrière et

nous nous demanderons pourquoi nous consom-

mions autant. Dans une société qualifiée d’hyper-

consommation l’homo oeconomicus est constam-

ment l’objet d’observations, d’études, de tests et

d’influences au profit de stratégies économiques

et commerciales.

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la productionpar les pairs,une nouVelle

manière d'être au monde

Alexis BURLET

On connaît surtout le P2P pour l'échange et letéléchargement de fichiers musicaux. Mais lepeer-to-peer est bien plus qu'une technologie.On se trouve en face d'une nouvelle manière deproduire les choses et d'être au monde. PourMichel Bauwens, le théoricien belge auteur detravaux de référence sur lesquels cet article estbasé, le P2P est une « dynamique relationnelledans les réseaux distribués ».

les réseAux distribués

Il existe trois types de réseaux : le réseau centraliséqui s’articule sur un centre qui commande et relie tousles postes, le réseau décentralisé et le réseau distribué. Le réseau décentralisé se compose de hubs et denœuds, un hub étant un point central où se trouventtoutes sortes de communications. Dans un réseaudécentralisé le centre de pouvoir s’est décentralisé eton se retrouve avec plusieurs centres de pouvoirs quiinduisent de la hiérarchie et où, par ailleurs, le pas-sage par un hub y est obligatoire. Par exemple, si l’on veut aller de la New Orleans àMinneapolis, on est obligé de passer par le hubd'Atlanta. En tant que voyageur, on n'a pas le choix,la liberté est limitée par un hub obligatoire.

Par contre dans un réseau décentralisé le hub estvolontaire, il résulte d’un choix libre, par exempledans certains réseaux routiers, il est possible de con-tourner le hub. Le réseau distribué permet donc auxpersonnes une liberté pour établir des relations entreelles et cela sans coercition. Il peut y avoir d’autresformes de pouvoirs mais il n’y a pas de hubs, ni dehiérarchie. Et induit l’émergence de nouvelles pratiques.

L’hypothèse principale émise par MichelBauwens est que l’on se dirige vers une situa-tion sociétale, politique et sociologique où l’in-frastructure principale de la société est celledes réseaux distribués. La logique intégrantede ces réseaux s’avère être importante pourcomprendre la société d’aujourd’hui et dedemain.Les différents baromètres de confiance mondiaux,annuellement établis par la société américaineEdelman, montrent une chute importante de la con-fiance qu’ont aujourd’hui les personnes envers lesinstitutions telles que la médecine, les hôpitaux, l’en-seignement, la politique, les entreprises... Par contre on observe un développement de la con-fiance interpersonnelle entre les gens, entre les pairs.Il s’agit ici d’un changement psychologique et socio-

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logique important de la manière de voir le mondedans une relation P2P. On passe de la logique de l’institution qui commu-nique avec des individus isolés, consommateurs,dans une relation d’influence top down et ici onse situe dans une situation de réseaux décentra-lisés car il y plusieurs médias concurrents quijouent à une situation où l’individu connecté com-munique avec ses pairs par le biais des technolo-gies P2P, réseaux, forum, meeting box, mailinglist… qui va demander par exemple : « j’ai uncancer, qu’est-ce que je peux faire, quels sont lesbons médecins, quels sont les bons hôpitaux,quelles sont les bonnes thérapeutiques, qui pos-sède de l’expérience… ? » Cela montre un changement dans la dynamiquesociale qui s’instaure entre les pairs où l’on passed’une situation de réseaux hiérarchiques à desréseaux distribués qui deviennent le format dominant.

Aujourd’hui, les phénomènes et les processussociaux qui existent (aient) dans de petits cercleslimités de personnes grâce à la technologie, peu-vent interagir dans une coordination globale com-posée de microgroupes. Dans le mode de production de Linux, il y a en-viron 80.000 personnes qui y travaillent, mais cen’est pas comme dans une usine car les projetsdéveloppés sont modulaires et 80% de ceux-ciont pour auteurs une à quatre personnes ; il s’agitd’une collection de microgroupes. Dans le cas de Wikipédia, il y a un individu quitravaille à un petit bout et il est rejoint pard’autres personnes pour changer, améliorer lesujet dans l’encyclopédie. La logique qui étaitpossible dans un petit groupe devient possibledans un plus grand groupe.

trois processus sociAux

Les réseaux distribués génèrent trois processussociaux. La production en commun qui est la capacitédes personnes à produire un commun sans struc-ture bureaucratique ou d’entreprise. 98% de laproduction de Google est de la production entre

pairs. Linux et Wikipédia ne sont pas des produc-tions d’entreprises, mais bien des productionsautonomes du social. Ici la société civile produitde la valeur d’usage sans passer par d’autres biais ;Il s’agit d’un troisième mode de production car iln’y a pas d’allocation de ressources par lemarché, ni de prix, ni de structure hiérarchique,ni de mode de production centralisé à la sovié-tique. Ce n’est pas non plus un mode de produc-tion capitaliste basé sur des entreprises privéesavec le marché comme arbitre des ressources, cardans la production P2P il y a abondance : les pro-ductions de Wikipédia et Linux sont digitales etont un prix de reproduction infime, l’abondancetient du fait qu’il n’existe pas de tension entre l’of-fre et la demande.

La gouvernance entre pairs. Pour réussir cegenre de produits, les pairs doivent gérer, manager,créer des règles normatives et adopter un modeopératoire en commun.Il s’agit également d’un troisième mode de gou-vernance qui fait abstraction d’un mode hiérar-chique et d’un mode de démocratie représenta-tive. C’est la participation qui détermine le pou-voir de décision.

La propriété ou la distributionDes techniques se développent pour faire perdu-rer les pratiques de la production et de la gouver-nance entre pairs : un système auto-immunitairepour protéger le commun de l'appropriation par leprivé avec des licences comme le GNL. On peutemployer du commun à condition qu'on produiseaussi du commun avec ce qu'on a trouvé gra-tuitement. Ces pratiques sont importantes.Emerge ici un troisième mode de propriété nipublic, ni privé.

cArActéristiques de lA production

pAr les pAirs

La production P2P se caractérise en premier lieupar l’équipotentialité : chaque personne est con-sidérée par rapport à de multiples étalons. On nepeut plus juger la personne par rapport à des

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attributs formels comme par exemple un diplôme.Aussi on va distribuer, modulariser, atomiser les tâches.Il existe également un processus d’ auto-sélection :la personne elle-même va décider des tâches qui luiconviennent dans la modularité d’un projet. DansWikipédia, il y a une personne que l’on appellel’homme au point rouge qui construit dans l’ency-clopédie des cartes pour les villes de plus de 30.000habitants. Il n’y a aucune direction de journaux quipourrait s’offrir une telle personne. Le contrôle est également distribué. La validation dela qualité se fait aussi par les pairs. Il n'y a pas uneinstance séparée qui fait le contrôle du travail, le butétant d’empêcher la naissance d’une élite sur legroupe.

Une autre caractéristique réside dans l’holoptisme dusystème, c’est-à-dire d’ un espace qui permet à toutparticipant de percevoir en temps réel les manifesta-tions des autres membres du groupe (axe horizontal)ainsi que celles provenant du niveau supérieurémergeant (axe vertical). Chaque participant disposed’une vue de l’ensemble et la transparence s’avèreainsi constitutionnelle dans le projet. C'est le ren-versement de la logique du “tout est transparent saufce qu'on ne veut pas partager”. Il y a une innovationsociale très importante dans ce modèle-là.

La gouvernance entre pairs est ce que l’on appellel’autonomie responsable. Dans un système décentra-lisé il y a toujours une obligation de négocier et d’ar-river au préalable à un consensus. Dans un systèmede production entre pairs, la production se fait demanière autonome et la négociation se réalise àpostériori. La liberté d’expérimenter est totale et elleinduit de la démocratie dans tous les domaines.

Un autre aspect, important à souligner, réside dans lecaractère « passionné » de la production, ce qui luiconfère une meilleure performance sur d’autres sys-tèmes. Par exemple dans une société féodale où letravail est une obligation à rendre au seigneur, la pro-ductivité y est faible. Dans le système capitaliste où,en théorie, l’échange est plus équivalent, la produc-tion fait l’objet d’un échange salarial, la productivité

est plus importante, mais elle est cependant condi-tionnée par cet échange : s’il n’y a pas d’argent, il n’y a pas de production possible. Le P2P qui se base surun volontarisme, un enthousiasme et une forte adhé-sion génère une productivité beaucoup plus impor-tante ; cela est dû non seulement au libre choix deproduire, mais également au libre choix du momentoù le producteur va travailler dans les conditions quilui sont optimales.

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capitalisme et p2p

Alexis BURLET

a coexistence de la productionP2P avec le système capita-liste n’est pas sans poser cer-taines questions. Si le systèmecapitaliste ne peut produire decette manière en raison ducaractère distribué, volontaire

et gratuit des collectivités qui développent lesproduits, il y a un intérêt de la part des firmesde s’approprier le « commun » ainsi créé. D'oùl'intérêt de la « Peer Production License » quiveut laisser à la production P2P son autonomie.

Les expressions économie du savoir, économie de laconnaissance ou économie de l'immatériel ou encorecapitalisme cognitif en débordant l'aspectéconomique société de la connaissance, désignent cequi serait une nouvelle phase de l'histoire économiquedans laquelle, selon certains économistes, noussommes entrés depuis la fin du siècle dernier.

La production entre pairs se limite-t-elle à la productionde l’immatériel ? Il y a deux conditions : d'une partl'abondance et d'autre part la distribution. La produc-tion de biens immatériels se caractérise par l'abon-dance d'intellect. Il y a un surplus de créativité quin'arrive pas à s'exprimer dans le monde du travail. Ily a abondance des moyens de production sous le con-trôle des travailleurs : le moyen de production princi-pal d'un travailleur cognitif, c'est l'ordinateur. Son prixd'acquisition n'est pas très important, si on le com-pare au prix nécessaire pour lancer une usine.

En ce qui concerne la production du matériel, si l’onprend par exemple le secteur automobile on doit dis-tinguer le travail du design, de la conception, de celuide la production. Même s’il est nécessaire d’avoir du

capital pour la production, la conception peut êtreassurée par une collectivité de personnes volontaires.Ainsi, il existe des collectifs d'ingénieurs qui font dudesign collaboratif. Il y a même un avion chez Boeingqui se fait de cette façon-là. Le design, c'est du logi-ciel, c'est de l'immatériel, donc il y a abondance, doncil n'y a pas de raison qu'on ne puisse pas faire cegenre de production en soi.

voiture open source

Un autre exemple est le fabriquant de voitures mo-dulables et open-source Wikispeed qui a fait le paride construire un modèle innovant sur la base despratiques Peer-to-Peer. Ainsi, il aura fallu trois mois et80 personnes d’une douzaine de pays sans aucuncapital financier pour conceptualiser et produire unevoiture de sport, constructible sur un modèle lego etproduite localement, à la demande. Le délai d’uneentreprise traditionnelle est lui de cinq ans. Il s’agitd’une voiture open source élaborée avec un designpartagé, créée par une communauté mondiale, sanscapital financier mais avec un capital humain impor-tant. Sa conception de type modulaire offre la possi-bilité à chacun de contribuer à une partie de lavoiture. La construction se réalise dans de petitesmanufactures locales avec une série d’imprimantes 3D.

LL’aspect open source des biens contribuent

à façonner un troisième type de propriété :

le bien commun. Le capital principalement

humain qui est ainsi mis en œuvre et son

aspect non rémunéré lui confère une abon-

dance en contraste avec la production ca-

pitaliste génératrice de la rareté.

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wikispeed

Ce modèle de production qui s’appelle Wikispeed adéveloppé sa propre méthodologie pour produire sesvoitures. Elle se distingue fortement de la productionindustrielle où le modèle linéaire construit desvoitures en série, suivant un contrôle hiérarchisé.Dans ce modèle, le développement distribué permet àchaque distributeur de modifier une partie de lavoiture, chaque module étant open source. WikiSpeedn’est pas qu’une affaire de voitures. Sa mission estd’appliquer les méthodes agiles pour développer rapi-dement des solutions aux challenges de l’humanité.Son concepteur souhaitait d’ailleurs faire deWikispeed une ONG, mais sa demande fut rejetéesous prétexte que la production automobile impliquaitnécessairement un but lucratif. Pourtant, la “méthodeWikiSpeed” a déjà été utilisée pour déployer le vaccincontre la polio ou encore pour construire du matérielmédical à bas coût pour les pays qui en ont le plusbesoin.Un dernier exemple de production matériel P2P estcelui de cet agriculteur, dans le Missouri, MarcinJakubowski qui a fabriqué un tracteur dont il a publiéles plans sur le net, avant d'imaginer le "kit de cons-truction du village global" : 50 outils répondant auxbesoins fondamentaux des hommes, du four à pain àla presse à briques.

l'écologie open

Il ne lui faut que trois mois et 6 000 dollars pour met-tre au point le premier LifeTrac, une machine obtenuegrâce à l'assemblage de tubes d'acier. Les plans, lesméthodes de fabrication et le détail du budget sontmis à disposition de tous sur Internet, à contre-courant de la logique des brevets et du secret indus-triel. Ainsi naît le principe de l'Ecologie Open qui viseà « répondre à la simple question suivante : "Qu’est-ce qui se passe lorsque l’on décide de travailler véri-tablement ensemble, avec les autres ? » Ce principes’applique à tous les secteurs de la société, de l’économie, à tout le reste...

trois types de biens communs

Les biens communs correspondent à l'ensemble desressources, matérielles ou non, relevant d'une appro-priation, d'un usage et d'une exploitation collectifs.Renvoyant à une gouvernance communautaire. Ilssupposent ainsi qu'un ensemble d'acteurs s'accordesur les conditions d'accès à la ressource, en organisela maintenance et la préserve. Les biens communsmatériels se distinguent d'un bien public caractérisépar sa non-rivalité et d'un bien privé individuel. Ilcristallise de nombreux enjeux juridiques, politiques,intellectuels et économiques dans la mesure où il pro-pose une alternative au modèle marchand et génèrede nouveaux espaces de diffusion de la connaissance.On peut distinguer trois types de commun :- Les biens que l’on hérite : l’eau, l’air, la nature, lesforêts… et l’on peut se poser la légitimité de la possession privée de ces biens que l’on n’a pas crééssoi-même.

- Ceux que l’on a créés tels que le langage, la culture,l’internet, les logiciels libres et qui ont fait l’objetd’une production commune.

- La matière, les biens matériels que l’on crée. Dansl’exemple de Wikispeed décrit précédemment, si ledesign est collaboratif, les moyens de production, icides imprimantes 3 D, ont été conçus spécialementpour la fabrication des divers modules composantles voitures.

gestion collective des ressources

Les biens communs immatériels, également appelésbiens communs de la connaissance ou biens com-muns informationnels, ne sont pas rivaux, c'est-à-direque leur utilisation ne les épuise pas ou n'en privepas les autres utilisateurs. Au contraire, leur diffusionet leur propagation sont source de création. Cetteparticularité les rapproche des biens publics au senséconomique courant. Si les deux termes sechevauchent, ils se différencient néanmoins par lagestion collective des ressourcesLa généralisation des biens communs tend à redéfinirla circulation des idées par opposition à l'appropria-tion privée, générant une situation conflictuelle. Cesont deux conceptions du monde qui s'affrontent,l'une reposant sur la coopération et la diversité desacteurs, l'autre reposant sur des multinationalesmonopolistiques. L'extension du domaine de labrevetabilité à des plantes traditionnelles cultivéesdepuis longtemps et les résistances qui en découlentillustrent cette évolution.

cApitAlisme et p2pLa coexistence de la production P2P avec le systèmecapitaliste n’est pas sans poser certaines questions.Si le système capitaliste ne peut produire de cettemanière en raison du caractère distribué, volontaireet gratuit des collectivités qui développent les pro-duits, il y a un intérêt de la part des firmes de s’ap-proprier le « commun » ainsi créé. Pour contrer cettetendance et rendre autonome la production P2P « laPeer Production License » est en voie de constitution.Celle-ci préconise que les firmes privées qui utilisentle commun sans y contribuer doivent apporter unecontribution financière à cette utilisation. Par contretous les organismes sans but lucratif ont la possibilitéd’en bénéficier gratuitement.Par ailleurs la Fondation P2P préconise la créationd’un réseau solidaire et éthique autour du commun.

le cApitAlisme netArchique

Si l’on considère que la production P2P est inévitable,tant sa performance est efficace, la propriété et lecontrôle de ces technologies n’est pas gagné d’avance. Cela dépend des rapports de force dans lasociété. En fait si l’on considère qu’il y a deux axes :un axe contrôle centralisé et un axe contrôle distribué, un axe pour le profit et un axe pour le com-mun, le capitalisme netarchique combine un contrôlecentralisé des technologies P2P. avec une orientationdestinée au profit.

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C’est difficile de définir ce qui relève de

l’acceptable ou de l’inacceptable dans ce

type de situation, car lorsqu’on la vit et

que l’on fonctionne comme cela depuis

des années, on accepte quasi tout, par

habitude, par résignation, par engagement

vis-vis des personnes pour lesquelles on

travaille…

27Un exemple clé est facebook qui voit le développementde dynamiques sociales P2P où l’on échange en com-munauté et où l’on tisse des liens et du partage deprojets. Cependant les utilisateurs ne sont pas pro-priétaires de leurs données, ne contrôlent pas ledesign de la plateforme et la hiérarchisation est exclu-sivement faite par facebook. Le capitalismenetarchique est donc ainsi la hiérarchie qui se pratiquesur les réseaux.

fAusse AbondAnce et fAusse rAreté

Pour Michel Bauwens les acteurs du P2P se doivent deconcevoir une vision commune globale destinée auchangement de la société. Le monde actuel combineune fausse abondance et une fausse rareté : on croitque le monde physique est infini et on va cependantl’appauvrir et en même temps on crée des propriétésintellectuelles qui rendent difficiles la coopération, laculture, la science et le partage. Le monde P2P recon-naît d’une part les limites du monde physique etl’abondance naturelle du partage immatériel. Larareté et l’abondance est une manière de voir le monde. Michel Bauwens qui habite en Thailande faitétat de l’existence de communs dans ce pays. Cecommun génère de l’abondance, car il y a toujoursmoyen d’utiliser les ressources au besoin pour senourrir. Mais lorsque on commence à privatiser lecommun, on se trouve dans une situation de rareté.Si vous ne possédez pas de terrain, vous êtes dans larareté. La rareté et l’abondance ne sont pas des don-nées toujours objectives et des caractéristiquesuniquement matérielles, elles s’avèrent être une façond’agencer la terre. Dans ce contexte l’Internet joueun rôle important car il a socialisé les nouvellesgénérations pour le partage. L’abondance présentedans le monde virtuel a favorisé la redécouverte del’abondance par le partage.

les enjeux Actuels

Selon Michel Bauwens, le peer to peer sera le noyaude la société. Puisqu’on va vers un monde où la pro-duction immatérielle est dominante et que dans cetype de production, on voit que le peer to peer est deplus en plus efficace et dépasse les résultats dumonde entrepreneurial. On a le noyau de la société,selon cette dynamique-là. Il y aura nécessairement unmarché mais pas forcément un marché capitaliste.Dans son modèle, il propose une mutualisation desconnaissances et également une mutualisation duphysique. Si l’on prend comme exemple historique lacrise de l’empire romain, à un certain moment de sonhistoire, il s’est avéré que le coût du maintien de sonexistant par les conquêtes successives était devenutrop élevé. Il y avait donc une crise d’extensionmatérielle de l’empire. Lors de son effondrement on avu une relocalisation de la production qui jusqu’alorsétait assurée par les conquêtes. Paradoxalement ce sont les moines chrétiens qui cons-tituaient une sorte d’ « open design community » quiont maintenu par leur travail et leurs échanges cul-turels la sphère culturelle européenne. Ils ont

développé de l’innovation dans l’agriculture et lestechniques et ont été à la source de la prospérité versle 10ième siècle.

vers une économie de portée

Aujourd’hui on se trouve dans une situation compa-rable, on a appauvri les ressources terrestres tellesque les matières premières et énergétiques, l’eau, lanourriture… Or la compétition capitaliste est uneéconomie d’échelle, où il faut produire plus pour êtrecompétitif, ce qui nécessite la consommation dematière et d’énergie. En comparaison l’exemple de laproduction de Wikispeed est une économie deportée, c'est-à-dire faire davantage avec les connais-sances que l’on possède et produire plus avec lamatière dont on dispose. Dans cette optique les com-munautés Wikispeed vont contribuer au développe-ment du produit, mais également de l’outil de pro-duction. Il y a ici une optimalisation de l’usage desressources qui constitue une économie de portée etnon de compétition.

un shift de civilisAtion

A l’instar de ce qui s’est passé dans l’empire romain,la raréfaction des ressources générée par le systèmeactuel va faire en sorte que l’on va avoir besoin dece shift civilisationnel.Pour récapituler, l’internet et les réseaux distribuésont favorisé l’émergence de communautés engagéesdans des processus de production P2P comme untroisième mode de production qui n’est géré ni par unmode hiérarchique ou par l’état, ni répondant à desimpératifs de profits ou modulés par un prix. Le ca-ractère participatif et passionné des acteurs de cescommunautés sont les facteurs qui rendent ce modede production particulièrement performant.

intelligence collective

Des productions immatérielles, on commence à pro-duire des biens matériels de cette façon. L’aspectopen source des biens contribuent à façonner untroisième type de propriété : le bien commun. Le ca-pital principalement humain qui est ainsi mis enœuvre et son aspect non rémunéré lui confère uneabondance en contraste avec la production capitalistegénératrice de la rareté. Bien que coexistant aujour-d’hui dans une économie capitaliste de marché lemode de production P2P s’imposera dans une sociétépost-industrielle où se développe une production quimet en œuvre des processus d’intelligence collective.

Sources :Rachel Botsman, co-auteur de What’s mine is yours, The rise of CollaborativeConsumption.Erwan Lecoeur, Le partage, un nouveau mode de consommation Walter Sahel, The Performance Economy; Palgrave London, 2006Lisa Gansky, The Mesh Why The Future of Business is SharingBlog de la consommation collaborative, http://consocollaborative.com/ http://fr.wikipedia.org/wiki/Consommation_collaborativeRéseau des Consommateurs responsables : http://www.asblrcr.be/

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les hackerspacesVont changer le

monde commejamais !

Jean-Luc MANISE

Ainsi s'exclame en 2007 Mitch Altman, roi du fer àsouder et fervent partisan de « l'Open Hardware »devant l'expansion des hackerspaces, ces espaces unpeu bizarres où les gens mettent la main et les coudesdans les systèmes d'information d'aujourdhui.Rencontre avec Cédric Lood, le monsieur multi-tâchesde l'espace Hacker de l'ULB pour qui le hacker est un«bricoleur de technos diverses aimant sortir desmanuels et des sentiers battus pour s'adonner à desactivités créatives et de partages de connaissances.

Nous sommes en 1999. En Allemagne, le ChaosComputer Club organise un grand camp quadriannuelqui rassemble des hackers du monde entier. « Unebouteille de Club-Maté à la main, la boisson préféréedes hackers boostée à la caféine, les participants duChaos Communication Camp participent à de multi-ples ateliers, écoutent des conférences, ou tout sim-plement discutent avec leurs voisins de tente.L’édition de 2007 est marquée par une conférence 59qui aura un impact sur la communauté mondiale :l’expansion des hackerspaces, ces espaces physiquesoù les hackers se rencontrent. Parmi l’assistance, ontrouve Mitch Altman, fervent partisan de l’open hard-ware et roi du fer à souder. Aujourd’hui encore, il engarde un souvenir ébloui, et pour cause : “Il a changéma vie à jamais et celle de tant de gens. Je ne suispas venu ici en pensant que ça marquerait le débutd’un mouvement mondial mais ça a été le cas. Trois

hackers allemands ont juste fait une conférenceexpliquant comment lancer des hackerspaces.Comme nous avons prospéré, d’autres s’y sont mis etont prospéré, et maintenant ils sont maintenant plusde 900 listés sur hackerspaces.org, tout autour dumonde. Ce réseau déjà existant va changer le mondecomme jamais”.

Cédric Lood : « Les conférences du CCC peuvent eneffet être vues comme des hackerspaces géants àdurée de vie limitée dans le temps et avec une po-pulation internationale. Les personnes ayant étéimpliquées dans ces événements en ressortentgénéralement assez marquées (pensez à Woodstockpour les fans de Rock and Roll), que ce soit par lesqualités humaines de la communauté présente oupar l'influence de toutes ces personnes aux motiva-tions de "faire/fabriquer" des choses pour le fun. Ilétait donc assez naturel à l'époque de vouloir pro-longer cette expérience dans des endroits qui soientun plus permanent et c'est donc ainsi que les hacker-space sont nés. Dans un premier temps, ils ontémergé en Allemagne (hôte des très célèbres ChaosComputer Congress et Chaos Computer Camp) maisle mouvement s'est rapidement amplifié suite à unecertaine boucle de communication à renforcementpositif. En effet, pas mal d'enthousiastes ayant montédes hackerspaces se sont mis à utiliser ces fameusesconférences pour les présenter à une large audience

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(internationale) et ont exprimé leurs retours d'ex-périences sur les choses qui marchaient (ou pas)quand on essaie de lancer un hackerspace. Laboucle de communication était donc bouclée.

orgAnisAtion distribuée

« Il existe une très grande diversité dans le mou-vement des hackerspaces. Il est important de serendre compte qu'il s'agit d'un mouvement disper-sé géographiquement (il existe des hackerspacesun peu partout dans le monde), et que ceux-ciopèrent donc dans des cultures qui peuvent êtrefortement différentes. Tout cela a donc un impactnon négligeable sur leurs méthodes d'organisa-tions, motivations, objectifs, ... Qui plus est, cemouvement est organisé de manière distribuée.C'est à dire sans autorité centrale, ni hiérarchie. Iln'y a donc pas de "communication unifiée" circu-lant dans ce milieu, ni d'ailleurs de "marque" ha-ckerspace à laquelle on pourrait correspondre à "x"pour-cent. La distribution comme méthode d'or-ganisation a deux conséquences très importantes,la première est la robustesse du mouvement, peuimporte par exemple que 99% des hackerspacesde par le monde ferment soudainement boutique,ceux qui resteront ouvert ne seront pas impactés,contrastez cela avec la suppression d'emploi de99% du personnel d'une société commerciale.Deuxièmement la flexibilité d'adaptation du con-cept mentionnée plus haut, permettant d'opérerdans de nombreuses cultures différentes. Il existenéanmoins un sous-ensemble de caractéristiquesque l'on retrouvera régulièrement. Une premièreest d'être un lieu de rencontre entre personnespassionnées par les technologies, nouvelles ouanciennes, liées à l'informatique ou non, ayantenvie de partager leur enthousiasme et leurs con-naissances avec d'autres personnes. On aura dèslors souvent dans les communautés hackerspaceun "melting-pot" de compétences, qui favorise lescollaborations inter-disciplinaire pour la réalisationde projets (une deuxième caractéristique récur-rente des hackerspaces). Au-delà de ces 2 facettes,l'hackerspace est aussi une infrastructure, au con-fort et au matériel/outils disponibles variable, quipermet donc au gens de venir s'installer pour tra-vailler sur leurs idées.

en belgique et à bruxelles....« Il y a une dizaine de hackerspaces en Belgique.Historiquement, le mouvement a débuté avec l'ins-tallation du Hackerspace de Bruxelles (ancien-nement à Schaerbeek, désormais à St-Josse) en 2007. Dans un second temps, certaines des per-sonnes qui avaient aidé à ouvrir l'espace ont décidéde continuer avec un autre projet d'ouverture dansleur propre ville. C'est ainsi que sont nés les hacker

spaces de Gand et d'Anvers. La plupart des hacker-spaces que je connais ont été pareillement inspirés.On peut clairement parler d'effet boule de neige.

quAnd les fAmilles sont soudées

Quel est le public des espaces pirates ? Tout lemonde est le bienvenu dans un hackerspace. Dansla pratique, la démographie que j'ai pu observer estdans la tranche de 18-45 ans, mais c'est juste uneindication. Il y a occasionnellement des ateliers àdestination des plus petits. Un exemple concret estun atelier d'apprentissage de soudure électroniqueorganisé au hackerspace d'Anvers qui avait ramenépas mal d'enfants accompagnés de leurs parents,voire de leurs grands-parents. Il n'y a à prioriaucune discrimination au niveau de l'âge ou descompétences. Tout un chacun est invité à venirproposer d'organiser des ateliers ou des con-férences. Ces dernier(e)s peuvent tout à fait êtrenon techniques. Ce sera même le bienvenu car lacommunauté cherche sans cesse à s'ouvrir versl'extérieur et à multiplier les profils. Il y a souventdes personnes qui passent avec un bagage tech-nique limité, pour voir ce que l'on fait, et qui décidede s'impliquer dans des projets ou dans la gestionelle-même du hackerspace. On a par exemple euau hackerspace de l'ULB des étudiants journalistessouhaitant, dans le cadre de leurs cours, faire desmini reportages. Ou encore des étudiants en art quiavaient une vision d'un montage utilisant de l'élec-tronique mais pas les compétences au niveau pro-grammation ou du montage électronique.

l'urlAb

La genèse de l'UrLab ? « Le hackerspace de l'ULBexiste depuis environ 2 ans. Plus exactement, l'in-frastructure existe depuis avril 2011, et le projetétait en gestation dans la tête de certains étudiantsdepuis fin 2009. Le principe d'organisation "dis-tribuée" que l'on trouve au niveau du mouvementglobal se retrouve aussi souvent au niveau de lagestion interne du hackerspace. Typiquement, ilexiste une structure de gestion, mais celle-ci estassez minimale par design, car la responsabilité dela gestion de l'espace est mise dans les mains de lacollectivité. Il y a évidemment toujours des gens quiont plus de temps, ou d'énergie, à un momentdonné de leur vie pour assurer cette gestion, etcette "distribution" permet dès lors à cedynamisme d'être explicitement pris en compte. Lastructure de gestion de UrLab est composée d'étu-diants de l'ULB, mais les membres du hackerspacene sont pas limités à ce groupe. En termes de réa-lisation, la vraie force du hackerspace pour l'instantréside dans l'organisation d’événements. Typiquement, nous organisons des soirées de con-férences tous les premiers lundis du mois ainsi des

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30ateliers plus pratiques au moins une fois par mois.Les membres actuels travaillent beaucoup à la réa-lisation de projets électroniques impliquant despetites plates-formes d'expérimentation à micro-contrôleur de type Arduino, Rasperry Pi, ainsi quedu développement logiciels, notamment du web,administration de systèmes et de réseaux sous linux, ...

le royAume de lA récup

La différence entre un laboratoire de fabricationnumérique et un espace pirate ? Un Fab(rication)Lab(oratory) est un endroit à vocation de produc-tion. Typiquement, on trouvera dans ces derniersdes machines assez coûteuses et ayant besoin demaintenance et de supervision. Par conséquent ontrouvera derrière un besoin de finance, et même sicela n'est pas inhérent en soi, d'une équipe de ges-tion responsable de l'espace. Voilà donc une pre-mière différence avec les hackerspace où l'on trou-vera plus régulièrement des machines ou des ou-tils récupérés, et une gestion moins rigide de l'espace. Une autre différence se situe aussi auniveau des projets réalisés. Il sera beaucoup pluscourant de voir arriver dans les fablab des projetsqui sont au stade "prêt" pour la production alorsque dans les hackerspace les projets sont encoresouvent au stade de la conception et de la discus-sion lorsqu'ils sont évoqués pour la première fois.Je me permettrai ici de mentionner qu'à nouveau,il y a beaucoup de diversités dans ces 2 mouve-ments et que les frontières sont parfois assez floues.

de l'hsbxlComment es-tu devenu hacker ? « Mon histoireavec les hackerspace a débuté aux alentours del'année 2007. Un peu par hasard, un de mes col-lègues avait entendu parler d'une nouvelle struc-ture qui allait s'ouvrir en Belgique et nous avionsdécidé d'aller voir de quoi il en retournait lors d'unede leur toute première réunion. Il s'agissait en faitdu HSBXL qui était naissant à ce moment là et quiétait localisé dans la maison d'un de ses fondateurs à Schaerbeek (il habitait en fait à l'étage et utilisaitle rez de chaussée pour l'hackerspace). J'y suisretourné quelques fois par la suite, mais monboulot ne m'offrait pas assez de flexibilité horaire àce moment là pour que je puisse m'impliquer plusen avant dans le projet. La dynamique en placem'avait néanmoins fortement impressionné etj'avais pris une note mentale de l'ordre de "à laprochaine occasion, si j'ai le temps, je m'implique".C'est ce qui est arrivé environ 3 ans plus tardlorsque j'ai rencontré 2 étudiants de l'université oùj'étudiais qui avaient pour projet de lancer une tellestructure au sein de l'ULB. Le projet sortait àl'époque de l'état de gestation mais était bloqué àun niveau organisationnel et administratif. Mon aide a été accueillie avec beaucoup d'enthousiasmeet j'ai donc eu l'occasion avec d'autres personnesd'appliquer mon énergie à le relancer et à gérer les

aspects opérationnels de l'espace une fois qu'il futouvert.

fournisseur d'Accès internetAssociAtif

D'autres projets ? « Je reste pour le moment fortimpliqué au niveau hackerspace, en faisant notam-ment des présentations sur le sujet, des ateliers eten aidant à organiser des activités. Au-delà de ça,je suis actif dans d'autres types d'associations. Lapremière est neutrinet, qui est un projet de FAIassociatif (fournisseur d'accès internet). Le but estde fournir aux gens une connexion internet neutreet de bonne qualité en combinant cela à une ges-tion associative de l’ASBL. Le but est aussi de pro-mouvoir l'accès à internet comme un bien com-mun. La deuxième est les RMLL (rencontre mon-diale du logiciel libre), qui est un événement annuelorganisé pour promouvoir l'utilisation du logiciellibre au grand public. Cet événement aura lieu poursa prochaine édition à Montpellier début juillet2014 et j'essaierai d'y coordonner l'organisationd'un thème "Hackerspace". Je suis par ailleursnommé au comité d'organisation de l’événementpour une durée de 4 ans. Le troisième est un pro-jet tout récent de lancement d'un laboratoire debiologie "do it yourself" à Bruxelles. Le but du pro-jet est ici de rendre accessible à tout un chacunl'expérimentation biologique et la méthode scien-tifique appliquée à la biologie. Finalement, il y a récem-ment un intérêt qui se consolide dans la tête de pasmal de membres de hackerspaces en Belgique delancer un camp de Hacker en notre plat pays - peut-être en été 2014. Il est donc probable que ce projetoccupe une partie de mon temps à venir aussi.

rencontres mondiAles du logiciel libre

Les RMLL ont eu lieu à Bruxelles à l'été : ton feedback de cette expérience ? « J'ai eu l'occasion dedécouvrir cet événement majeur du paysage dulogiciel libre en m'impliquant dans le comité d'or-ganisation local de cette édition 2013.L'organisation des rencontres a connu des hauts etdes bas, mais au final l'expérience délivrée augrand public et aux habitués était de bonne qua-lité, le retour des gens étaient vraiment positif.D'un point de vue plus personnel, l’événement aété l'occasion de rencontrer et de travailler avec denombreuses personnes que je ne connaissais paset de découvrir un vaste univers d'individus et degroupes hyper enthousiastes, prêt à aider en met-tant la main à la pâte, organisant de manièrevolontaire de chouettes activités tournant autourdu logiciel libre. Ce genre d’événement est impor-tant pour le moral de la communauté du libre engénéral, mais aussi et surtout pour faire passernotre enthousiasme au grand public. Le retour estdonc très positif, certaines collaborations ne s'ar-rêteront d'ailleurs pas avec la fin de cet événe-ment, mais continueront dans le futur ».