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Sara Craven Nuits complices
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Jul 13, 2020

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dariahiddleston
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Sara Craven

Nuits complices

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1.

— Il s'agit d'un traitement révolutionnaire ! D'après le spécialiste, papa pourrait guérir de façon définitive. Seulement, ça coûte cher. Très cher ! Et il faut se rendre aux Etats-Unis. Nous n'en avons pas les moyens.

Le temps d'une brève pause et Karen Roscoe ajouta, le regard suppliant :

— Monica, tu es la seule à qui je puisse m'adresser. Je t'en prie, aide-nous!

Lady Underhay secoua résolument la tête.

— C'est impossible. Je ne dispose pas de ressources illimitées. Quant à demander de l'argent à Steve pour mon ex-mari, c'est impossible. Il a toujours été... un peu jaloux de Gary.

— Ils étaient associés autrefois, Steve pourrait peut-être s'en souvenir.

— Le temps a passé, Karen... De toute façon, Steve estime que le conseil d'administration s'est montré plus que généreux envers ton père quand il a cédé ses parts. Qu'il les a abandonnés à cause de cette lubie de peindre. Et moi aussi, par la même occasion, conclut Monica, les lèvres pincées.

« Faux ! C'est toi qui l'as quitté ! Manqua riposter Karen. Toi qui as craint de compromettre ton aisance en le laissant vivre son rêve! »

Mais ce cri de révolte ne franchit pas ses lèvres car elle se rappelait les paroles de son père au moment de sa séparation d'avec Monica : « Il ne faut pas lui en vouloir, ma chérie. Je suis sûr qu'elle nous a aimés à sa manière. Seulement, elle est de ces

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femmes qui ne peuvent se passer d'un certain confort. Elle en a besoin comme d'autres ont besoin d'air pour vivre. Ils devraient s'entendre très bien avec Steve. Tous deux attachent cette même importance au bien-être matériel. »

Il n'y avait qu'à voir le luxe du salon de lady Underhay pour s'en convaincre... La vente de n'importe lequel des objets qui l'ornaient, tableaux ou meubles, aurait suffi à payer le traitement de Gary.

— Au fait, ton père ne pourrait-il pas se séparer de quelques toiles pour financer son traitement? Je me suis laissé dire qu'elles se vendaient plutôt bien...

Une ombre de tristesse passa dans les grands yeux noisette de Karen.

— Non, papa ne peut plus peindre. Sa maladie a paralysé toute la moitié droite de son corps. Il a du mal à se servir de sa main.

La nouvelle parut déconcerter Monica.

— C'est vraiment fâcheux... Tout de même, s'il était resté dans la société, les assurances l'auraient pris en charge. Je suis sincèrement désolée, Karen, mais je ne peux rien faire.

La jeune femme se tordit les mains de désespoir.

— Il faut que je trouve cet argent d'une façon ou d'une autre! Il le faut avant qu'il soit trop tard. Le médecin nous a prévenus que si la maladie empirait, papa risquait de...

Comme sa voix se brisait sous l'émotion, Karen dut se reprendre avant de poursuivre :

— Je t'en supplie, Monica. J'accepterai n'importe quelles conditions, je me priverai toute ma vie s'il le faut pour te rembourser, mais je dois rassembler cet argent !

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Si tu as jamais éprouvé de l'affection pour papa, aide-moi à trouver une solution!

— Bien sûr, j'ai éprouvé de l'affection pour lui, mais tu me demandes l'impossible. T'es-tu adressée à une banque? Questionna Monica après une courte réflexion.

— Oui, mais comme je ne peux offrir la moindre garantie...

— Gary aurait mieux fait de songer à l'avenir avant de se lancer dans la peinture, répliqua Monica d'un ton sec.

— Papa ne pouvait pas prévoir qu'il tomberait malade. Il allait si bien jusqu'à cet hiver. Je ne l'avais jamais vu aussi heureux...

Karen s'interrompit, consciente — mais un peu tard — du caractère blessant de tels propos. D'ailleurs, les traits de lady Underhay se durcirent et, après un rapide coup d'œil à sa montre, elle se leva.

— Je regrette, Karen, mais Steve va rentrer d'une minute à l'autre et je préférerais qu'il ne te voie pas. Nous recevons un ami ce soir, le P.-D.G de De Courcy International, et j'ai encore une foule de détails à régler.

Le temps d'une brève pause, puis :

— Je suis navrée de ne pouvoir t'aider comme je l'aurais souhaité.

A son tour, Karen se leva.

— Excuse-moi de t'avoir dérangée, murmura-t-elle d'une voix éteinte. Tu représentais mon dernier espoir.

Alors qu'elle se dirigeait vers la porte, celle-ci s'ouvrit sur Steve Underhay. Bien que fugitif, le froncement de ses sourcils n'échappa pas à la jeune femme.

— Karen, tiens donc... Comment vas-tu?

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Son sourire était poli mais dénué de chaleur et le regard qu'il jeta à sa femme exprimait l'interrogation. Celle-ci s'empressa de déclarer :

— Karen est pressée, chéri, ne la retenons pas. Je te raccompagne, dit-elle à l'intention de la jeune femme, passant un bras sous le sien.

Dans le couloir, elle ne chercha pas à cacher sa contrariété.

— Quelle malchance ! Je parie que Steve va me questionner sur la raison de ta visite.

— Désolée, Monica. Crois bien que si la situation n'était pas aussi désespérée, je ne serais pas venue t'importuner... Tiens, ajouta-t-elle, lui tendant une feuille arrachée à un carnet. Voici le numéro de téléphone de mon hôtel. Si par hasard tu avais une idée de solution... Tu pourras m'y joindre jusqu'à après-demain.

Monica la prit de mauvaise grâce.

— Je ne te promets rien.

Cette entrevue laissa à Karen un profond sentiment d'amertume. Comme la vie était injuste, pensa-t-elle dans le métro qui la ramenait à son hôtel. Monica avait simplement troqué une existence dorée pour une autre. Si sa rupture avec Gary après cinq ans de mariage l'avait affectée, elle le cachait bien. Il est vrai qu'elle avait très mal vécu la décision de son mari de se retirer des affaires pour se lancer dans la peinture. Monica n'était pas faite pour les aléas de la vie d'artiste.

Lorsque Gary lui avait annoncé son intention d'abandonner ses fonctions d'administrateur, son duplex de Londres et sa maison de campagne dans le Sussex, elle avait d'abord cru à une mauvaise plaisanterie puis à un moment d'égarement passager. Quand enfin il lui avait fallu se rendre à l'évidence, la colère l'avait emporté. Karen frissonnait encore au souvenir des disputes orageuses qui avaient opposé sa belle-mère à Gary.

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Quoi qu'il en soit, Monica avait su tirer son épingle du jeu. D'abord, en bénéficiant d'un règlement de divorce très favorable, puis en épousant le richissime Steve Underhay qui avait toujours eu un faible pour son charme de blonde.

Au début, la chance avait également souri à Gary. Au lieu de mourir de faim dans quelque atelier délabré comme l'avait prédit Monica, il avait trouvé d'avantageux débouchés pour ses tableaux. C'est dans le sud de la France, en Dordogne et en Provence, qu'il avait choisi de s'installer pour travailler. Lui et Karen avaient connu là plusieurs années aussi heureuses qu'enrichissantes.

Un bonheur que l'un et l'autre croyaient pouvoir durer toujours. S'ils avaient pu se douter de ce qui les attendait...

Mais tout n'était pas perdu! Karen gardait espoir. Puisqu'il fallait de l'argent pour sauver son père, elle le trouverait !

Comment? Elle avait déjà réfléchi à la question et étudié tous les moyens envisageables. Peut-être devrait-elle recourir à des remèdes plus désespérés.

Certaines call-girls de luxe gagnaient, paraît-il, beaucoup d'argent... Karen observa son reflet dans la vitre du wagon. Non, aucun homme ne débourserait des fortunes pour une jeune femme comme elle, qui avait plus l'allure d'une collégienne que d'une vamp, et si peu d'expérience.

Ou plus exactement, pas d'expérience du tout.

Heureusement que son père était à mille lieues d'imaginer ce qui lui passait par la tête ! Même par plaisanterie. Non, à vrai dire, à moins d'un miracle, il n'y avait pas d'issue.

Quelques heures plus tard, allongée sur le lit dans sa petite chambre, Karen essayait de se distraire dans la lecture d'un roman policier lorsque retentit la sonnerie du téléphone. Sans doute la réception de l'hôtel qui l'appelait.

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Surprise... Le timbre cassant de la voix de sa belle-mère résonna à son oreille.

— Karen ! Peux-tu venir tout de suite à la maison ? J'ai à te parler. C'est au sujet de cette histoire d'argent.

— Tu veux dire que... que tu as trouvé un moyen? bredouilla-t-elle, le cœur battant.

— Peut-être.

— C'est extraordinaire! De quoi s'agit-il?

— Impossible d'en discuter au téléphone. Quant à savoir si c'est extraordinaire, ça reste à prouver. Bien, je t'attends, Karen. Tâche de venir correctement vêtue.

« Correctement vêtue »... Karen songea à la modeste garde-robe qu'elle avait emportée. Rien qui corresponde aux critères d'élégance de lady Underhay.

Faute.de mieux, un jean sombre et un chemisier ample à manches longues firent l'affaire. Le temps de relever ses cheveux de part et d'autre de la tête par deux peignes d'écaillé, et Karen sortit prendre un taxi pour Lowden Square.

Elle trouva Monica seule dans le salon, debout près de la cheminée de marbre, un verre de cognac à la main. Lorsque Karen fut introduite dans la pièce, sa belle-mère la détailla avec une moue réprobatrice.

— Ma pauvre Karen, je croyais t'avoir demandé de bien t'habiller. Tu as tout l'air d'une étudiante des Beaux-Arts !

— C'est ce que je suis, répliqua-t-elle, un peu irritée. De toute façon, en quoi ma tenue importe tant? On ne va pas m'offrir un contrat de mannequin, j'imagine?

— On risque de ne rien t'offrir du tout, oui ! Quand il te verra, il pourrait bien changer d'avis.

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— Il? Qui donc?

— Alain de Courcy, répondit Monica d'un ton coupant.

— Alain de Courcy?

— Oui, je te l'ai dit tout à l'heure, c'est le P.-D.G.de De Courcy International. Il a une proposition à te soumettre. Tu as un besoin d'argent urgent, non ? Alors, je te conseille de l'écouter. Bien que cette histoire me paraisse tout à fait incroyable. Enfin... M. de Courcy t'attend dans la bibliothèque. Ne le fais pas patienter plus longtemps.

La jeune femme s'y rendit, l'esprit en effervescence. Quelle étrange histoire... Karen connaissait la renommée mondiale de De Courcy International. Pourquoi un personnage aussi influent que son président souhaitait-il la rencontrer, elle?

Devant la porte de la bibliothèque, elle hésita avant de frapper, et décida d'entrer sans s'annoncer.

A peine dans la pièce, Karen s'immobilisa, interdite.

L'homme qui se trouvait là ne correspondait en rien à l'image que l'on se fait habituellement d'un dirigeant de multinationale : âge plutôt avancé, léger embonpoint, cheveux grisonnants. Non, Alain de Courcy était tout le contraire. C'était un homme jeune, à l'allure dynamique... et très séduisant.

D'emblée, l'œil d'artiste de Karen nota la haute stature et les proportions parfaites de son physique très masculin. Le visage non plus ne manquait pas de piquant : un nez droit, une bouche pleine au dessin très sensuel, des yeux d'un vert étonnant, bordés de cils démesurément longs, d'un noir de jais comme son épaisse chevelure.

A en juger par le léger froncement de ses sourcils, lui aussi paraissait surpris. Soudain, face à ce regard indolent, Karen sentit une étrange faiblesse la gagner et elle porta inconsciemment la main à sa gorge. Ce geste brisa le charme qui

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semblait les envelopper : Alain de Courcy s'avança vers elle d'un mouvement brusque, comme si quelque chose l'avait contrarié.

Pourtant, lorsqu'il parla, sa voix teintée d'une légère pointe d'accent n'exprimait que l'étonnement.

— Ainsi, c'est vous, Karen...

Elle continuait de le dévisager fixement, subjuguée par l'aura qui émanait de sa personne.

— Oui, murmura la jeune femme. Et vous... vous êtes monsieur de Courcy.

Un petit sourire sardonique salua cette réplique.

— Dans les circonstances, nous pourrions être moins cérémonieux, non? Appelez-moi Alain.

— Les circonstances? répéta Karen, soudain alarmée. Je ne comprends pas.

— On ne vous a rien dit ? Dans ce cas, c'est à moi que revient ce privilège. Mademoiselle, nous sommes, vous et moi, destinés à nous marier.

Quelques secondes durant, l'esprit de Karen resta comme paralysé. Incapable de toute pensée cohérente, elle ne prononça pas un mot, ne fit pas un geste. Monica avait raison : cette histoire était incroyable. Incroyable? Complètement insensée plutôt ! Se marier! Il fallait être fou pour proférer de pareilles absurdités!

La voyant si troublée, Alain de Courcy ajouta d'un ton sec:

— Asseyez-vous, je ne voudrais pas que vous ayez un malaise.

Il la détailla des pieds à la tête d'un air appréciateur pendant qu'elle prenait place sur la chaise la plus proche.

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— Quel âge avez-vous, mademoiselle?

— Bientôt vingt ans... Vous avez bien parlé de mariage?

Il hocha la tête, très sérieux.

— Mais je ne vous connais pas, reprit Karen. Cet après-midi encore, j'ignorais votre existence.

— J'ignorais aussi la vôtre. En quoi cela serait-il un obstacle? Laissez-moi vous expliquer, dit-il, s'installant sur la chaise opposée à la sienne. Cette proposition n'est pas aussi farfelue qu'il y paraît. Voilà, j'ai besoin de me marier et ce, dans un délai très bref. Du reste, avant de me rendre à ce dîner chez lady Underhay, j'envisageais sérieusement de passer une annonce dans un journal spécialisé.

— Vous plaisantez?

— Pas le moins du monde. Ce soir, en bavardant avec Steve et Monica, j'en suis venu à leur confier les soucis qui m'accaparent en ce moment. Quand je leur ai parlé de ce projet d'annonce, votre belle-mère a eu l'idée de vous joindre, pensant que votre problème pouvait apporter la solution au mien, et inversement. Vous me suivez?

Karen secoua la tête, incrédule.

— Franchement, chercher une épouse par petite annonce ! Vous êtes bien la dernière personne au monde qui aurait besoin de recourir à un pareil procédé.

Alain de Courcy esquissa un bref sourire.

— Merci du compliment... En vérité, je connais très peu de femmes dont l'âge et le milieu m'auraient convenu ; et encore moins qui soient prêtes à accepter un mariage sans le moindre délai pour disons... mieux se connaître. Vous comprenez, elles se seraient senties insultées.

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— Et moi, il ne vous est pas venu à l'idée que je puisse me sentir insultée? interrogea Karen avec raideur.

— D'après ce que je sais, mademoiselle, je crains que vous ne puissiez vous le permettre. Vous avez besoin d'une somme assez conséquente pour financer le traitement de votre père. En m'épousant, vous disposerez de cet argent. Bref, l'avenir de votre père dépend de moi... et le mien de vous. Ma proposition vous convient-elle, mademoiselle?

Tiraillée, Karen hésita. L'enjeu était de taille.

— Pourquoi ce mariage doit-il avoir lieu si rapidement? Pourquoi n'attendez-vous pas de trouver une femme que... pour qui vous éprouviez quelques sentiments?

— Ma chère, le mariage est une loterie, et jusqu'alors, je n'avais jamais pris de billet. Mais aujourd'hui, il se trouve que je suis soumis à des attaques de la part de ma famille, ce qui m'oblige à réviser ma stratégie.

Médusée par le cynisme de ces propos, Karen ne releva pas.

— Voilà les faits. Mon fauteuil de président m'a été légué par mon grand-père. Or, mon oncle Louis ne l'a jamais accepté, il estimait que cette fonction lui revenait. Aussi, depuis deux ans, il n'a cessé d'œuvrer contre moi. Il essaye de contrecarrer tous mes projets et de saper mon autorité en me faisant passer auprès des membres du conseil pour un play-boy irresponsable. Vous souriez, mademoiselle? Moi aussi, j'ai trouvé la chose amusante au début. Depuis quelque temps, la plaisanterie a pris un tour beaucoup trop sérieux. Mon nom a été lié à celui d'une femme, mariée à quelqu'un de haut placé au gouvernement. Des rumeurs ont circulé dans les journaux, des allusions, des hypothèses... Tant et si bien que mon oncle a réussi à convaincre son entourage que ma conduite est déshonorante et qu'en conséquence, le scandale risque d'éclabousser l'image de De Courcy International. A ses yeux, je ne suis plus digne d'occuper les fonctions de président. C'est pourquoi il a décidé

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une réunion extraordinaire dans quinze jours afin de discuter de la situation et de demander ma démission. Son objectif est de me remplacer, et cela en dépit de la volonté expresse de mon grand-père.

Alain de Courcy s'interrompit un court instant, comme s'il hésitait à poursuivre.

— Ce n'est pas tout... Je me dois d'ajouter que cet oncle a une fille, Sylvana. Il a laissé entendre que si j'étais prêt à épouser cette cousine, il arrêterait immédiatement de me chercher des noises.

— Voilà une solution qui me paraît idéale.

— Si vous connaissiez Sylvana... Elle a tout d'une mégère, le physique comme le tempérament.

— Qui vous dit que je serai plus agréable qu'elle?

— Physiquement, en tout cas, je peux d'ores et déjà juger de la différence, répliqua-t-il en promenant de nouveau sur elle ce regard insolent. Quant au caractère, ma foi, je cours le risque... Ce que je vous propose, mademoiselle, ressemble à une solution extrême. Seulement voilà, nous sommes confrontés l'un et l'autre à de sérieux problèmes. Seuls des remèdes désespérés peuvent les résoudre. Ce n'est pas votre avis?

« Des remèdes désespérés. » Etrange... il avait utilisé la même formule qu'elle.

Karen avait l'impression d'osciller au bord d'un gouffre. Elle hésitait encore à se lancer dans cette folle aventure.

— Eh bien, à dire vrai... Le mariage...

Il la considéra un long moment en silence.

— Je vois que le mot de mariage vous préoccupe. Vous aimeriez savoir quelle sera la nature de nos rapports?

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Gênée, Karen hocha la tête en signe d'assentiment.

— C'est tout à fait légitime. Je ne suis pas un sauvage, Karen, cependant il est de mon devoir de perpétuer le nom des de Courcy. Un jour, je vous demanderai de me donner un fils. Mais rien ne presse. Vous aurez tout le temps nécessaire pour vous habituer à moi. Vous voilà rassurée, j'espère?

— Oui, enfin... je ne sais pas... C'est une conception du mariage si terre à terre. Les sentiments n'y ont aucune place...

Le petit rire amusé d'Alain de Courcy la fit s'interrompre.

— Les sentiments? Mais, ma chère Karen, comme vous le souligniez vous-même, nous venons à peine de nous rencontrer. J'estime que toute déclaration d'amour de ma part serait prématurée.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire, protesta la jeune femme, vexée.

— Non ? Devais-je comprendre alors qu'il y a déjà un homme dans votre vie?

Le ton de la question trahissait un scepticisme si flagrant que Karen en fut piquée au vif.

— Serait-ce si étonnant?

— A mon avis, peu probable, répondit-il avec un calme exaspérant. Il y a en vous une fraîcheur... une pureté tout à fait troublante.

Cette remarque acheva de la désarçonner.

— Et si l'un de nous — ou les deux — rencontrait quelqu'un d'autre une fois mariés? Questionna-t-elle.

— Oui, et alors? Le mariage n'interdit pas forcément ce genre de relation. Dans la mesure où elle est menée dans la discrétion...

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— Quelle vision cynique vous avez de la vie!

— Je préférerais le terme de pragmatique. De toute manière, ma chère Karen, nous ne sommes pas encore mari et femme. Pourquoi envisager de telles complications?

Il se plongea dans un silence méditatif qu'elle n'osa interrompre.

— La vie conjugale n'est jamais facile, dit-il enfin. Même pour les couples les mieux assortis, elle exige des concessions, des compromis. Notre cas est particulier, j'en conviens. Mais qui pourrait affirmer qu'un mariage basé sur la convenance mutuelle et l'amitié n'a aucune chance de réussir?

— Je vous fais remarquer que nous ne sommes pas amis.

— Pas encore, mais peut-être le deviendrons-nous.

Karen eut une moue incrédule.

— Honnêtement, vous feriez mieux de vous adresser à quelqu'un d'autre.

— Il m'est possible de passer une annonce, en effet. Mais vous? Qui vous procurera cet argent dont vous avez tant besoin?

Cette question lui rappela dans quelle impasse elle se trouvait. Elle leva vers Alain de Courcy un regard hésitant.

— Et si je vous demandais de me prêter cet argent?

— Avec un certificat de mariage en garantie, oui. Ainsi, grâce à vous, je m'achète une respectabilité à toute épreuve... Voilà comment je comptais procéder. Je séjourne fréquemment dans votre pays, aussi, pour ma famille et mes amis, je dirai que je vous ai rencontrée à l'occasion d'un de mes précédents voyages. Nous avons tenu secrets nos projets de mariage à cause de la santé précaire de votre père. Et voilà! conclut-il, très content de lui. Je redeviens quelqu'un d'honorable. Finies les calomnies!

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— Ce n'est pas aussi simple, murmura Karen. Je ne peux vous donner de réponse tout de suite. Il faut me laisser un peu de temps...

— Bien sûr. Je suis descendu au Savoy, vous pourrez me joindre là-bas. Mais ne tardez pas trop, mademoiselle, ajouta-t-il en se levant. Le temps nous est compté...

Karen, qui s'était levée elle aussi, acquiesça d'un signe de tête.

— Au fait, j'oubliais de vous dire que je possède une peinture de vote père, déclara Alain de Courcy.

— Ah? Laquelle?

— Le Pont de Montascaux. Quel virtuose de la couleur! Ce serait dommage de laisser se perdre un tel talent.

Un silence stratégique ponctua cette déclaration, puis :

— Je vous raccompagne? proposa-t-il en souriant à Karen.

— Non, merci.

Karen avait l'impression qu'un piège se refermait inexorablement sur elle et n'aspirait plus qu'à fuir tant que c'était encore possible.

Mais si elle l'épousait, il n'y aurait plus aucune échappatoire ! Elle devrait partager la vie de cet homme, et tôt ou tard... son lit! Un sentiment de panique la submergeait à cette perspective. Et pourtant, il fallait guérir Gary. Alain de Courcy était sa seule chance, aussi effrayante cette idée fût-elle.

— Je vous donnerai dès demain ma décision, déclara Karen.

— Je l'attends avec impatience.

Alain de Courcy s'avança et avant qu'elle ait pu se rendre compte de son intention, lui prit la main et la porta à ses lèvres.

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Bien que fugitif, ce contact provoqua en Karen d'étranges sensations. Il l'observa, une lueur vaguement amusée au fond de ses yeux verts.

— Ma chère, je vous souhaite une bonne nuit. Et si elle n'est pas bonne, qu'elle soit au moins fructueuse.

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2.

Un pâle soleil filtrait à travers les tentures de velours lorsque Karen émergea lentement des limbes du sommeil. Aussitôt, un flot de souvenirs confus l'envahit : des images, une conversation, un visage masculin...

Un millionnaire français l'avait demandée en mariage, elle, Karen Roscoe? Impossible, elle avait dû rêver!

Soudain, à la vue de ses mains posées sur l'oreiller, tout près de son visage, une scène se précisa dans son esprit avec une acuité telle qu'elle chassa tous ses doutes. Alain de Courcy lui avait baisé la main! Mon Dieu...

Karen se redressa et observa ses doigts comme si elle s'attendait à y découvrir l'empreinte des lèvres d'Alain de Courcy. Il les avait posées là, sur sa peau... Tout à coup, il lui sembla revivre l'émoi qui l'avait submergée à ce moment. Non, une aussi troublante sensation ne pouvait appartenir au domaine du rêve.

Donc, c'était bien vrai, elle avait reçu une proposition de mariage d'un richissime homme d'affaires! Alors, tout lui revint, sa rencontre avec Alain de Courcy, le terrible dilemme.

La sonnerie du téléphone interrompit ses réflexions.

— Allô?

— Alors ? demanda Monica sans même l'avoir saluée.

— Alors, quoi? Riposta Karen.

— Je t'en prie, ne fais pas l'innocente. Qu'as-tu décidé, Karen? As-tu l'intention d'accepter l'offre de M. de Courcy?

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La question était posée sans ambages. Saisie d'une sorte de vertige, Karen serra très fort le combiné. Il lui semblait qu'elle sombrait, et qu'elle était impuissante à freiner sa chute.

La voix impatiente de Monica la rappela à l'ordre.

— Karen? Tu es toujours là?

— Oui, je suis toujours là. Je n'ai pas vraiment le choix, Monica. Je... j'accepte son argent.

— Bravo. Mais tu n'auras pas que de l'argent, répliqua Monica avec un petit rire. Tu disposeras aussi d'un superbe appartement à Paris, d'une gentilhommière près de Fontainebleau ainsi que d'une villa sur les hauts de Nice. Pour ne parler que des résidences. Tu l'ignores sans doute, mais Alain est l'un des meilleurs partis qui soit dans les milieux d'affaires français. Et en plus, quel charme! Crois-moi, Karen, tu réalises une excellente affaire en l'épousant.

La jeune femme murmura une vague réponse. Si Monica savait à quel point elle se moquait de devenir riche!

— Il vaudrait mieux organiser la cérémonie à Lowden Square, reprit Monica. D'après toi, Gary sera-t-il en état d'y assister?

— Papa? Je crains bien que non. Et puis, j'espère que d'ici là, il aura commencé son traitement aux Etats-Unis.

— A toi de juger... Ah oui! Tu viendras t'installer chez nous, Karen, ce sera plus convenable. Et puis, nous avons de nombreux achats en perspective.

— Des achats?

— Ecoute, je me doute que la cérémonie se passera dans l'intimité mais, tout de même, tu ne peux pas te marier en jean ! Steve et moi, nous t'offrirons ton trousseau. Ce sera notre cadeau de mariage.

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— Ce n'est pas nécessaire, je...

— Mais si, l'interrompit sèchement Monica. A plus tard, Karen.

Et elle raccrocha.

Une heure plus tard, précédée d'un garçon d'étage, la jeune femme était conduite dans la suite qu'occupait Alain de Courcy au Savoy. Assis près de la fenêtre, il déjeunait tout en lisant le journal. Dès qu'elle entra, il se leva pour la saluer avec courtoisie.

— Je suis désolée, dit-elle dès qu'ils furent seuls. J'aurais dû vous prévenir de ma visite. J'arrive un peu tôt...

— Pas du tout, répondit-il, lui désignant un siège de l'autre côté de la table. Avez-vous déjà pris votre petit déjeuner?

Karen s'aperçut, embarrassée, que le couvert était dressé pour deux.

— Oh! Vous attendez quelqu'un.

Son hôte lui sourit. Il était vêtu ce matin avec une élégance décontractée : pantalon anthracite et chemise claire dont le col largement ouvert révélait une peau hâlée et la naissance d'une fine toison brune sur le torse.

— Ma chère, c'est vous que j'attendais. Un peu de café?

— Je veux bien, merci.

Il la servit puis choisit une pomme dans la coupe à fruits.

— Alors, la nuit vous a porté conseil, je présume? Incapable de soutenir son regard, elle mit un morceau de sucre dans son café pour se donner une contenance.

— J'accepte, répondit Karen. Mais à certaines conditions.

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— Je vous écoute.

— J'aimerais que le traitement de mon père commence le plus tôt possible. Et il devra tout ignorer de notre... notre arrangement.

— Vous désirez lui cacher notre mariage? Pour quelle raison?

— Parce qu'il devinerait tout. Je le connais, il refuserait de partir aux Etats-Unis à ce prix.

— Je comprends mais, tôt ou tard, il finira bien par savoir, non?

— Vous voulez dire quand... si je suis enceinte? bredouilla Karen en rougissant. J'aviserai le moment venu.

— Ce n'est pas à ça que je songeais. Si votre père guérit, ma chère Karen, il reprendra sa vie comme avant. Et il s'apercevra forcément que vous avez un mari.

— Si papa se rétablit, je lui avouerai tout. De toute façon, il sera trop tard pour qu'il soulève des objections. Et si le traitement ne marche pas... la question ne se pose plus, acheva Karen d'une voix que l'émotion altérait.

De nouveau, elle hésita, puis :

— Je me demandais également si vous souhaitiez que je passe un examen médical.

Il posa son quartier de pomme pour fixer la jeune femme d'un air ébahi.

— Pourquoi souhaiterais-je pareille chose? Vous ne vous sentez pas bien ? Vous craignez que le mal de votre père soit héréditaire?

— Non, mais comme vous attendez de moi que je vous donne un enfant, je me suis dit que peut-être vous voudriez...

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D'un geste, Alain lui intima silence.

— Karen, je vous en prie ! Puisque vous n'avez pas de problème de santé particulier, laissons simplement faire la nature, voulez-vous?

Horriblement embarrassée, elle baissa la tête.

— Pourquoi ne me regardez-vous pas quand je vous adresse la parole? demanda Alain avec une légère impatience dans la voix.

Elle leva vers lui un regard désespéré.

— Je me disais que toute cette histoire est vouée à l'échec. Personne ne croira jamais à ce mariage.

— Pourquoi donc?

— Pourquoi? Mais regardez-moi!

— Oui, eh bien? Vous êtes peut-être un peu trop mince, mais à part ça, je n'ai aucune critique à formuler.

— En ce qui me concerne, en tout cas, je ne me sens pas capable de tenir ce rôle d'épouse. J'ignore ce que vous attendez exactement de moi, mais...

— Très peu, Karen. Au début, il me suffira que vous apparaissiez à mon côté en public.

— Vous avez l'habitude des réceptions, moi pas. Je n'ai aucune expérience des mondanités.

— Vous savez vous tenir, sourire... Et puis, je serai là, je vous guiderai. Personnellement, cet aspect des choses ne m'inspire aucune inquiétude. Vous vous en sortirez très bien, vous verrez.

Toujours aussi peu convaincue, Karen accueillit ces propos avec scepticisme.

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— Vous n'imaginez pas à quel point ce mariage va changer ma vie, murmura-t-elle.

— La mienne aussi. Vous savez, ma chère, le mariage en soi ne m'attire pas plus que vous.

— Je reste persuadée qu'il serait plus raisonnable que vous épousiez votre cousine Sylvana.

— Pour subir un interrogatoire à chacune de mes absences, des scènes de jalousie? Non, merci.

— Si je comprends bien, je devrai m'abstenir de vous poser la moindre question?

— Pas du tout. Vous pourrez m'interroger autant qu'il vous plaira. Mais il ne faudra pas m'en vouloir si mes réponses ne vous satisfont pas.

Sur cette réplique cinglante, Alain de Courcy se leva.

— Nous avons une journée chargée en perspective, Karen. Je vais prendre contact avec mes avocats ainsi que ma banque afin qu'elle vous verse un acompte pour les frais médicaux de votre père.

Contournant la table, il s'immobilisa devant la jeune femme et l'observa, un sourire au coin des lèvres.

— J'espère que vous n'aurez pas l'indélicatesse de vous évanouir dans la nature avec l'argent. Ça ne m'amuserait pas du tout.

— N'ayez aucune inquiétude à ce sujet. Je suis une femme de parole, répondit Karen, l'air digne.

— Bien, dans ce cas, chacun peut compter sur l'entière loyauté de l'autre. Scellons cet accord comme il est de tradition, ajouta-t-il, lui tendant la main.

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Karen la serra non sans hésitation. Avec raison ! Il en profita pour l'attirer contre lui d'un mouvement vif puis, les bras solidement refermés autour d'elle, s'empara de sa bouche.

Quelle audace ! Oser un tel geste au moment où il lui vantait sa loyauté ! Indignée, Karen tenta de lui échapper, sans succès, malheureusement. Il était beaucoup trop fort pour elle.

Ses lèvres en revanche étaient de velours... Karen en prit conscience dans une espèce de vertige émerveillé tandis que la bouche d'Alain se pressait sur la sienne avec une exquise sensualité...

Ce baiser ne dura pas plus de quelques secondes sans doute, pourtant il lui sembla qu'une éternité s'était écoulée lorsqu’Alain s'écarta.

— Vous n'auriez pas dû, murmura Karen dans un souffle.

— C'est exact, je n'aurais pas dû. Je ne me suis pas encore rasé et je vous ai irritée. Vous avez la peau si sensible... Il faudra que je m'en souvienne.

— Tâchez plutôt de ne pas oublier vos promesses ! Je croyais que vous ne deviez pas me... me brusquer.

— Tout ça pour un simple petit baiser ! Encore, si je vous avais embrassée pour de bon...

Les joues en feu, Karen recula d'un pas.

— Je dois partir à présent. Moi aussi, j'ai une foule d'obligations.

Dieu merci, il ne chercha pas à la retenir.

— Où pourrai-je vous joindre, ma belle et farouche Karen ?

— A Lowden Square. Monica m'a offert l'hospitalité jusqu'au mariage.

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— Parfait. Dans ce cas, à bientôt, très chère Karen. Une fois sortie de la chambre, la jeune femme dut s'arrêter quelques instants dans le couloir pour permettre à son cœur de retrouver un rythme plus normal.

« A bientôt », lui avait-il dit. Elle aurait préféré, et de loin, qu'il lui dise adieu! Surtout en voyant dans quel état la plongeait un entretien avec Alain de Courcy. Mais il était trop tard, les dés étaient jetés.

Une semaine plus tard, Gary Roscoe s'envolait pour les Etats-Unis sous l'escorte d'une infirmière particulière.

Il avait bien fallu trouver une explication pour justifier cette soudaine affluence. Karen avait inventé une histoire de mécène qui n'avait pas hésité à payer fort cher deux petits tableaux que lui avait offerts son père. Crut-il ou non cette fable? Nul doute qu'en temps normal, il aurait cherché à en savoir davantage sur ce mystérieux personnage. Cette fois, manifestement soulagé de pouvoir être soigné, il ne posa aucune question. Ce dont Karen se réjouit secrètement. Trois jours après son départ, elle devenait l'épouse d'Alain de Courcy.

La période intermédiaire s'était passée comme dans un rêve. Feignant l'indifférence, Karen s'était laissé porter par les événements avec une passivité tout à fait contraire à sa nature.

Il est vrai que sa vie avait connu un tel changement du jour au lendemain! Monica l'avait entraînée dans les magasins les plus luxueux de Londres pour lui constituer un trousseau digne d'une épouse de P.-D.G. Karen avait tout subi avec docilité. Comme si c'était une autre qu'elle qui essayait robe après robe, qui se soumettait aux ciseaux du coiffeur.

La réalité s'imposa vraiment à elle lorsque Karen se retrouva dans l'avion privé qui les emmenait à Paris, elle et

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Alain. A la vue de l'anneau d'or brillant à sa main gauche, elle se rappela l'impression qu'elle avait ressentie quand Alain lui avait glissé l'alliance au doigt quelques heures auparavant.

Mais là encore, elle refusa de céder à la panique et continua de faire comme si tout ce qu'elle vivait était normal.

Au moins n'aurait-elle pas à endurer l'épreuve d'un voyage de noces. Ses problèmes personnels l'ayant retenu à Londres plus que prévu, Alain devait reprendre ses activités à Paris le plus tôt possible.

Karen jeta un coup d'œil à la dérobée à celui qui était désormais son mari. Parviendrait-elle jamais à s'habituer à cette idée? Cela paraissait si invraisemblable. Alain était absorbé dans la lecture de documents professionnels exactement comme s'il voyageait seul, qu'il n'avait pas près de lui sa toute nouvelle épouse. Mais au fond, cela valait mieux. Au moins, Karen n'avait pas le souci d'entretenir une conversation.

Tout de même, quelle étrange situation... Il lui semblait ne pas mieux connaître Alain qu'au premier jour. Pourtant, ils s'étaient rencontrés presque quotidiennement depuis leur première entrevue à Lowden Square.

Heureusement, il n'avait pas tenté de l'embrasser de nouveau, ni de donner à leurs relations un tour plus intime que l'amitié promise. Une amitié qui naîtrait peut-être plus tard ; pour l'heure leurs rapports courtois restaient ceux de simples connaissances.

Cela dit, Alain s'était montré à son égard tout à fait charmant. Il l'avait incitée à parler d'elle-même, s'était intéressé à ses goûts et à ses préférences dans des domaines aussi divers que la musique, le sport, la cuisine ou la littérature. Un peu comme s'il voulait constituer un dossier sur elle, afin d'utiliser un jour ces informations.

Lui, en revanche, avait fait preuve d'une singulière discrétion pour tout ce qui le concernait...

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Déjà, l'avion atterrissait sur la piste de l'aéroport. Après les formalités d'usage, Karen se retrouva dans une rutilante limousine qui les emporta au cœur de Paris, jusqu'à un immeuble de grand standing dans l'un des quartiers les plus chics de la capitale.

Là, un ascenseur les conduisit à l'appartement en terrasse où elle allait vivre désormais au côté de cet inconnu qu'elle venait d'épouser pour le meilleur et pour le pire.

Pour le meilleur et pour le pire. Ces mots avaient un écho effrayant qui la fit frissonner.

L'appartement était tenu par un couple d'un certain âge, Henriette et Albert Girard. Ce fut eux qui les accueillirent avec des manières un peu guindées.

Les présentations terminées, Alain prit Karen à part.

— Puis-je te laisser seule ici ? Je dois aller au bureau. J'ignore à quelle heure je serai de retour.

Pour d'évidentes raisons, Alain avait exigé qu'ils se tutoient dès leur arrangement conclu. Et cela, en public comme en privé. Une contrainte de plus à laquelle Karen avait dû se plier...

— Oui, bien sûr, répondit-elle. Ne t'inquiète pas pour moi.

— Parfait.

Alain lui caressa la joue du bout de l'index puis se tourna vers Mme Girard qui attendait discrètement à quelques pas de là.

— Henriette, je ne rentrerai pas dîner. Assurez-vous que madame ne manque de rien.

Là-dessus, saisissant la main tremblante de Karen, il déposa un rapide baisé au creux de sa paume.

— Au revoir, ma belle.

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Si les Girard trouvèrent inconvenant qu'un mari fausse compagnie à sa femme le soir de ses noces, ils gardèrent leurs remarques pour eux. Cependant, aux regards furtifs qu'elle les vit échanger, Karen comprit que ce mariage éclair les stupéfiait. Et plus encore sans doute le choix de l'épouse. Au premier coup d'œil, ils s'étaient rendu compte qu'elle n'appartenait pas à l'univers aristocratique dans lequel évoluait Alain de Courcy. Un signe peu encourageant pour l'avenir...

Karen s'efforça de ne pas trahir son soulagement lorsque Mme Girard, après une rapide visite des lieux, la conduisit jusqu'à sa chambre, une jolie pièce de style Empire qui jouxtait celle d'Alain. En effet, bien qu'Alain se soit comporté jusqu'alors en parfait gentleman, Karen redoutait un peu qu'une fois marié, il manifeste certaines exigences, et lui impose par exemple de partager sa chambre. Heureusement, il avait tenu parole.

Après un dîner frugal, la jeune femme téléphona comme d'habitude à la clinique new-yorkaise où était soigné son père afin de demander de ses nouvelles. Mais on lui répondit comme les autres fois : il était trop tôt pour que soit prononcé un quelconque résultat.

Ensuite, ne sachant trop à quoi s'employer, Karen décida de visiter tranquillement l'appartement sans l'aide de Mme Girard. Avec ses vastes pièces en enfilade et ses hauts plafonds, il lui parut assez austère et impersonnel. On y retrouvait le même luxe que chez Steve et Monica, à Lowden Square. Seule note familière dans ce décor froid : la peinture de Gary qui trônait en bonne place au-dessus de la cheminée de marbre rose dans le salon.

Une bouffée d'émotion submergea Karen lorsqu'elle aperçut le tableau, et elle resta un long moment en contemplation devant tandis que défilaient dans sa tête les souvenirs heureux d'une époque révolue. Elle revoyait le village accroché à flanc de colline avec son vieux château en ruine, la maison ancienne qu'ils avaient louée tout en haut, et qu'ils appelaient poétiquement « la maison dans les nuages »... C'était là que

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Gary, inspiré par la beauté de l'endroit, avait fixé sur la toile ses paysages les plus réussis.

Pourvu qu'il guérisse vite ! Du fond du cœur, Karen adressa au ciel cette prière tandis qu'elle quittait le salon.

Alain ne semblait pas pressé de rentrer. Non qu'elle fût pressée de le revoir, mais tout de même... Pour ce premier contact avec Paris, il aurait pu faire un effort, lui accorder quelques instants de son précieux temps. Il ne se rendait donc pas compte combien elle se sentait seule dans cet environnement inconnu?

Karen essaya de tromper son attente en regardant la télévision. Sans succès, hélas. Elle ne parvenait pas à fixer suffisamment son attention. Et puis, sa connaissance du français ne lui permettait pas de suivre l'émission aussi bien qu'elle l'aurait voulu. A l'évidence, il lui faudrait prendre quelques cours avant qu'Alain puisse organiser des réceptions chez lui. Quoiqu'elle ne s'imaginait pas jouant un jour le rôle d'hôtesse dans un cadre aussi impressionnant.

Oui, malgré son tailleur chic et sa nouvelle coupe de cheveux, Karen ne se sentait pas à sa place dans ce lieu. A cette pensée, son cœur se serra au point que les larmes lui montèrent aux yeux.

Ah, non! Elle n'allait pas pleurer! Ce devait être la fatigue, la tension nerveuse accumulée depuis des semaines qui lui jouaient des tours. Le mieux était d'aller se coucher. Demain, elle aurait recouvré ses forces et son courage pour affronter sa nouvelle vie.

Au moment où elle se dirigeait vers sa chambre, le téléphone sonna. Karen hésita à répondre de crainte de contrarier les Girard. La sonnerie se prolongeant, la jeune femme se décida à décrocher.

Une voix féminine, chaude et sensuelle, lui parvint.

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— Alain? C'est toi, mon cœur?

Karen reçut un choc. Mais au fond, pourquoi s'étonner? Alain n'avait pas fait mystère de son penchant pour les femmes.

— Je regrette, madame, mais M. de Courcy est absent, répondit Karen.

— Et vous, qui êtes-vous ? Interrogea l'inconnue, déjà moins chaleureuse.

— Son épouse. .

Et elle raccrocha.

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3.

Un sentiment de colère animait Karen lorsqu'elle poussa la porte de sa chambre. Fermer les yeux sur les aventures d'Alain était une chose, recevoir des messages de ses maîtresses en était une autre ! Dorénavant, le téléphone pouvait bien sonner, elle ne répondrait pas!

Au premier coup d'œil, elle constata que Mme Girard avait déballé ses affaires : son nécessaire de toilette était posé sur la coiffeuse, et sur le lit, l'une de ses chemises de nuit s'étalait dans toute sa splendeur, soie chatoyante agrémentée de fine dentelle.

Karen se rappela, l’insistance de Monica. « Prends-la. Tu verras, elle plaira beaucoup à Alain... » Quelle dérision! Avoir dépensé tant d'argent pour un vêtement qu'elle serait seule à voir!

Et ces meubles précieux, ce ciel de lit drapé de satin ruche, ces tapis... Parviendrait-elle jamais à se sentir à l'aise, environnée d'un tel luxe? Pour oublier son angoisse, Karen décida de prendre un bain avant de se coucher.

La salle de bains était à l'image du reste de l'appartement : fastueuse et sophistiquée. Telle une reine, Karen se plongea avec délices dans l'eau parfumée de la baignoire en demi-lune et, peu à peu, sa tension s'apaisa.

Une demi-heure plus tard, elle sortait de l'eau et nouait autour de sa poitrine un immense drap d'éponge. Ensuite, elle se brossa longuement les cheveux avant d'enfiler la chemise de nuit. Ainsi parée, elle étudia son reflet dans le miroir. Non, décidément, ce genre de vêtement ne lui correspondait pas du tout. Dentelle suggestive sur les seins, fentes audacieuses sur les côtés, il se voulait très sexy. Mais sur elle, Karen le trouvait

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incongru. Peut-être à cause du contraste entre ce style aguichant et la candeur qui émanait de son visage. Une enfant jouant aux grandes personnes, voilà l'impression qu'elle se faisait.

Dépitée, Karen regagna la chambre. A peine en avait-elle franchi le seuil qu'elle s'immobilisa, interdite : Alain était là!

Sur son visage, elle déchiffra une expression fugitive d'étonnement. Il se tenait devant elle, immobile et silencieux, vêtu du même costume que le matin, à la seule différence que veste et cravate avaient disparu.

Sous son œil inquisiteur, Karen avait l'impression d'être nue. Au comble de la confusion, elle chercha désespérément du regard un peignoir, en vain. Sur la défensive, elle se fit agressive.

— Que viens-tu faire ici, Alain? Que veux-tu? J'allais me coucher.

— Je viens te souhaiter bonne nuit.

— A présent c'est fait, tu peux t'en aller.

Il haussa les sourcils, étonné par ce ton abrupt. .

— J'ai aussi apporté du Champagne.

D'un signe, il lui désigna le guéridon où deux flûtes de cristal voisinaient avec un seau à glace.

— Etait-ce bien nécessaire? Balbutia Karen.

— C'est la tradition avant la nuit de noces, non?

A ces mots, une sourde anxiété la gagna.

— Mais dans notre cas, il ne s'agit pas d'un vrai mariage.

— Pour moi, il est on ne peut plus réel, Karen.

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Après avoir servi le Champagne, Alain offrit une coupe à Karen. De crainte de le fâcher par un refus, elle accepta.

— Alain, tu m'avais promis d'attendre. De me laisser le temps de m'habituer...

Imperturbable, il but une gorgée de son Champagne, puis, la tête légèrement penchée de côté, détailla Karen d'un regard enjôleur qui acheva de lui mettre les nerfs à fleur de peau.

— Que j'attendrais? Oui, mais combien de temps me feras-tu languir? Un an? Deux? Toute une vie peut-être?

— Je remplirai mes engagements quand ce sera nécessaire, répliqua-t-elle d'une voix mal assurée.

— Et si je te disais que c'est nécessaire maintenant... ce soir?

Elle recula d'un pas, affolée.

— Je ne te croirais pas. Tu dois tenir tes promesses, Alain, me laisser tranquille. D'autant que tu es attendu ailleurs.

A ces paroles, l'expression d'Alain se durcit.

— Qu'est-ce que ça signifie?

— Que je te saurais gré de demander à tes maîtresses de ne pas appeler ici ! Celle qui a téléphoné tout à l'heure ne savait même pas que tu es marié. Dorénavant, qu'elles te joignent au bureau. Ta secrétaire doit avoir l'habitude.

Un silence menaçant succéda à cette déclaration. Lorsque Alain répondit, sa voix était de glace.

— De quel droit me parles-tu ainsi?

— Et toi, de quel droit m'imposes-tu le rôle d'entremetteuse?

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Malgré l'audace de la riposte, Karen n'en menait pas large. Elle était allée trop loin et déjà s'en repentait, mais trop tard...

— Quoi qu'il en soit, cette dame t'attend, ajouta-t-elle. A ta place, je ne m'attarderais pas davantage.

— Quand j'aurai besoin de tes conseils, je te les demanderai, d'accord? Et sache que je n'ai pas l'intention de passer la nuit ailleurs qu'ici.

Nouveau silence...

— Ici, j'espère que ça ne signifie pas...

— Si, ma belle, tu as deviné juste, la coupa Alain, un sourire triomphant aux lèvres.

— Non! Tu n'as pas le droit! Tu m'avais promis de...

— Ecoute! Quand je suis parti tout à l'heure, ma première tâche a été d'informer mon oncle de notre mariage. Une fois revenu de sa surprise, ce cher homme a insisté pour que nous dînions ensemble demain afin de te présenter à sa famille. Un souhait bien légitime...

— Tu aurais dû refuser ! C'est beaucoup trop prématuré. Je ne me sens pas encore capable d'affronter qui que ce soit !

— Voilà justement où je désirais en venir. Ils s'attendent à rencontrer une femme, une vraie, et non je ne sais quelle jeune fille effarouchée. Donc, il ne s'agit pas de jouer une mascarade qui n'abuserait même pas un enfant. Nous devrons avoir l'air d'un couple authentique, Karen. Tu suis mon raisonnement maintenant?

L'affolement la gagna.

— Non! C'est bien trop tôt. Ta famille peut attendre. Trouve une excuse pour décommander.

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Alain reposa tranquillement son verre, puis promena sur elle ce même regard languide que-tout à l'heure.

— Décommander? Non, je préfère, et de loin, trouver le moyen de te convaincre.

Cette fois, Karen céda à la panique.

— Alain, sors de ma chambre ! Ne m'approche pas ou je crie !

— Vraiment? Qui espères-tu apitoyer? Les Girard ? Ils n'auraient pas l'impudence de se mêler de nos affaires.

— Tu n'es qu'un monstre! Un goujat!

— Karen, ces insultes ne changeront rien. Nous avons conclu un marché, toi et moi. En ce qui me concerne, j'estime avoir rempli le mien, et ça continuera ainsi dans la mesure où tu me témoignes... une égale générosité. Allons, ma belle, approche...

L'épouvante la cloua sur place et ce fut d'une voix étranglée qu'elle protesta.

— Pas question! Tu n'as pas tenu parole, tu m'as menti! Et d'abord... d'abord, tu ne me désires même pas.

— Que sais-tu du désir, petite innocente?

— J'en sais assez pour affirmer que je n'ai pas envie de toi!

Ce cri de révolte résonna longtemps dans le silence qui suivit. Impassible, Alain dévisagea la jeune femme, puis, sans hâte, se débarrassa de son gilet et déboutonna sa chemise. Son torse large et musclé se révéla aux yeux écarquillés de Karen. Comme hypnotisée par la calme assurance de ses gestes, elle le regarda dégrafer la ceinture de son pantalon, figée dans une immobilité de pierre.

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Des hommes nus, elle en avait déjà vu à l'école des Beaux-Arts, mais le spectacle de celui-ci — seul avec elle dans cette chambre — lui causait une tout autre impression.

A la lueur narquoise qui brillait dans les yeux d'Alain, Karen comprit que son extrême confusion ne lui avait pas échappé.

— Si je le veux, ma belle, je pourrai faire en sorte que tu me supplies de te faire l'amour.

Son sang-froid abandonna Karen : sans réfléchir, elle lui jeta le contenu de son verre à la figure.

Alain ne sourcilla pas. Imperturbable, il ramassa sa chemise pour s'essuyer le visage, sans quitter un seul instant Karen des yeux.

— Tu devrais avoir davantage de respect pour le bon vin. Ainsi que pour moi.

Horrifiée, elle le vit avancer dans sa direction, le regard étincelant. Sa flûte à Champagne lui glissa des doigts et alla rouler sur la moquette. Alain la saisit par les épaules, les serrant jusqu'à les broyer. La seconde d'après, ses lèvres s'emparaient des siennes avec ardeur.

Déconcertée par la soudaineté de l'assaut, elle ne put se dérober. D'ailleurs, Alain l'écrasait si fort contre son torse, sa bouche pressait la sienne avec tant de fougue que toutes ses tentatives restèrent vaines. A bout de souffle, elle n'eut d'autre solution que se plier à la loi implacable de sa volonté.

A quoi bon lutter? Il était le plus fort, et toute son attitude exprimait une détermination que rien ne pourrait ébranler. Alain continuait de l'embrasser avec une passion ravageuse. Il lui semblait que son corps frémissant, plaqué contre le sien, la brûlait à travers la fine étoffe de sa chemise de nuit. Raide sous ses assauts, elle ne put cependant réprimer un long frisson lorsque la paume d'Alain au terme d'un voluptueux parcours se

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posa sur l'un des seins. Consternée, elle sentit la pointe se durcir sous sa main...

Karen en aurait pleuré de dépit. Oui, elle avait beau haïr cet homme, son corps la trahissait en découvrant les sensations de ces premières caresses intimes.

Bientôt, il la souleva dans ses bras et la porta jusqu'au lit où il la déposa avant de s'allonger auprès d'elle. Immobile et tremblante, elle se soumit à l'épreuve d'un nouveau baiser, moins sauvage heureusement que le précédent.

Puis, il s'écarta et un fol espoir souleva le cœur de Karen. Allait-il renoncer, quitter la chambre? Hélas, non, il ne faisait qu'enlever le reste de ses vêtements. Découragée, elle enfouit le visage dans l'oreiller, raidie dans l'attente de l'assaut à venir.

Mais cette fois, il se contenta de caresser l'arrondi de son épaule avec une douceur inattendue.

— Détends-toi. Je ne vais pas te faire de mal, murmura-t-il.

— Encore une promesse. Pour ce qu'elles valent...

— Celle-ci, j'ai l'intention de la tenir.

Comme pour attester de sa bonne foi, il déposa un baiser léger au creux de la nuque. Le contact de ses lèvres chaudes à un endroit aussi sensible lui arracha un irrésistible frisson. Preuve supplémentaire qu'elle était loin d'être insensible à la magie de son charme. Et pourtant, elle devait résister, ne fût-ce que pour conserver ce qui lui restait de dignité.

Alain lui avait menti! Il avait brisé une promesse solennelle. S'il la voulait, il devrait la prendre de force, car elle ne se donnerait pas et cela, quoi qu'il lui en coûte.

Lorsqu'il fit remonter la chemise de nuit le long des cuisses de Karen, elle le repoussa.

— Non!

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— Alors, enlève-la toi-même.

— Non! Je ne veux pas.

— Mais enfin, où est le problème? Serais-tu affectée d'une disgrâce que tu m'aurais cachée?

Karen, tremblante de honte et d'indignation, dut se laisser ôter le vêtement de soie qu'Alain jeta près du lit, sur la moquette.

— Je t'en prie, éteins au moins la lampe, le suppliât-elle.

— Certainement pas... Je veux voir en pleine lumière ce que j'ai acheté.

Horrifiée par tant de cynisme, Karen ferma les paupières et se mordit la lèvre jusqu'au sang.

— De quoi es-tu si effrayée, Karen? Elle le toisa d'un regard étincelant.

— Je ne suis pas effrayée, je suis dégoûtée! Je te croyais digne de confiance, et tu m'as menti.

— Les événements l'exigent, et je trouve un peu ridicule ton obstination à vouloir me résister. Laisse-toi aller, abandonne-toi... Je parie que tu serais agréablement surprise...

Karen salua ces propos d'un rire méprisant.

— Je devrais trouver agréable d'être trahie? Salie? L'expression d'Alain devint de marbre.

— Ainsi, tu t'estimes salie par moi? Désolé mais ça ne changera rien. Tu vas apprendre ce que c'est qu'être une femme, Karen.

Sur ces mots, Alain la fit rouler sous lui et ses lèvres reprirent les siennes avec une fougue exacerbée avant de courir sur la gorge, cherchant le bourgeon délicat d'un sein.

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Au moment même où Karen s'apprêtait à le repousser, une onde de plaisir déferla en elle, la dépouillant de toute volonté de résistance. Et elle demeura immobile et docile sous ses baisers, subjuguée par la puissance de ces sensations nouvelles.

Heureusement, elle recouvra bientôt assez de force pour murmurer d'une voix rauque :

— Alain, arrête, je t'en prie. Fais... fais ce que tu as à faire et laisse-moi en paix.

— Pourquoi tant de hâte? Nous avons tout notre temps, non?

Tout en chuchotant ces mots, il laissa remonter sa main le long de la cuisse satinée en une lente et savante caresse.

Karen rejeta la tête de côté comme pour briser un sortilège. Ah! Se laisser aller, oui... Cesser de lutter, oublier principes et fierté et s'abandonner sans réserve à cette fièvre qui la consumait...

Lentement, elle se tourna vers Alain dont le visage n'était qu'à quelques centimètres du sien. En voyant la lueur triomphante qui scintillait dans ses yeux verts, quelque chose bascula en Karen. Alain avait tout deviné du conflit intérieur qui l'agitait et il s'en réjouissait ! Son expression était celle d'un conquérant savourant sa victoire, d'un mâle orgueilleux satisfait d'avoir imposé son pouvoir.

Karen ne réfléchit pas. N'obéissant qu'à son instinct, elle lui assena une gifle retentissante.

La riposte ne se fit pas attendre. Jurant entre ses dents, Alain la saisit aux épaules pour la clouer au lit ; pas un instant il ne la quitta des yeux.

Karen eut beau lutter avec une rage désespérée, elle ne parvint pas à se libérer. Avec une facilité décourageante, Alain la

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neutralisa, lui immobilisant d'une seule main les poignets au-dessus de la tête.

Là, il plongea un regard vibrant dans le sien pour prononcer ces mots :

— Pour l'amour du ciel, Karen, pas comme ça, je t'en prie.

Il y avait dans sa voix comme une note de supplication mais la jeune femme, aveuglée par la rage, y resta sourde.

— Je te déteste, Alain ! Et je te détesterai toujours !

— Puisque c'est ainsi...

Laissant la suite en suspens, il glissa un genou entre ses cuisses et, s'emparant de ses lèvres, la fit sienne.

Karen laissa échapper un cri étouffé. A peine eut-elle conscience d'une fugitive douleur qu'elle se dissipa, et son esprit en effervescence fut emporté dans un maelström de sensations d'une intensité inouïe. Bien qu'elle gardât les yeux fermés, Karen ne pouvait ignorer la chaleur du corps masculin qui touchait le sien, le souffle saccadé qui lui caressait le visage. Une étrange exaltation semblait peu à peu la gagner. Tout au fond de son être, malgré elle, Karen sentait se dérouler lentement, inexorablement, la spirale de feu du plaisir...

Soudain, Alain poussa une plainte rauque, et retomba sur elle dans un ultime et violent frisson. Karen connut alors un moment de frustration aussi vif qu'éphémère. Complètement désorientée, elle resta allongée sous lui à écouter dans le silence revenu les battements furieux de son cœur contre ses tempes.

Bien plus tard, persuadée qu'Alain s'était endormi, elle essaya avec précaution de se dégager. Aussitôt, il l'emprisonna de ses bras.

— Qu'y a-t-il?

— Je voudrais me lever. Je dois aller à la salle de bains.

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Il se haussa sur un coude pour la dévisager, une lueur sardonique au fond des yeux.

— Eh bien, va... Mais n'espère pas te débarrasser si facilement de moi. Il se peut que, tout à l'heure, j'aie de nouveau envie de toi...

Sitôt levée, Karen s'empressa de remettre sa chemise de nuit. Tout son corps était parcouru de tremblements, et une inexprimable souffrance lui serrait le cœur. En hâte, elle alla s'enfermer dans la salle de bains, verrouillant la porte de crainte qu'il lui prenne la fantaisie de la suivre.

Là, elle se glissa sous la douche dans l'espoir insensé d'effacer de son corps toute trace de lui. Longtemps, elle resta sous le jet d'eau chaude afin de calmer ses nerfs malmenés... et de retarder le moment de regagner la chambre.

Quand elle s'examina dans le miroir, son reflet lui parut presque pathétique. Avec sa chevelure plaquée en arrière, ses yeux paraissaient plus grands, et elle se faisait l'effet d'un chaton effarouché. Des gouttes d'eau perlaient sur son front et ses joues. Elle les essuya avec un coin de serviette, doucement, par petites touches délicates, comme si elle craignait de briser ce visage trop fragile.

Ainsi, elle était devenue la femme d'Alain de Courcy dans tous les sens du terme. Quand elle prévoyait le meilleur et le pire de ce mariage, Karen n'imaginait pas connaître si vite l'expérience du pire...

Il s'écoula encore de longues minutes avant qu'elle rassemble le courage de rejoindre la chambre.

Dieu merci, Alain était parti.

Soulagée, Karen se coucha, et rabattit sur elle le drap froissé, recroquevillée dans une attitude protectrice.

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Elle se sentait meurtrie jusqu'au tréfonds de son être. Mais quoi de plus normal? Alain ne s'était pas montré particulièrement tendre et prévenant.

Sa douleur se doublait d'un profond sentiment d'amertume. Quel odieux personnage ! La considération qu'il lui avait témoignée n'était qu'une façade. Et dire qu'il lui avait déclaré ce premier soir à Lowden Square n'être pas un sauvage! Il était pire que cela. Une brute!

« Mais toi, lui murmura une petite voix quelque part à l'intérieur d'elle-même, tu n'es pas une sainte non plus. » La jeune femme se rappela le Champagne jeté à sa figure, la gifle, les propos venimeux... Rien d'étonnant à ce qu'Alain ait réagi si violemment. Et pour être tout à fait honnête, elle était davantage furieuse contre elle-même que contre lui. Furieuse de n'être pas aussi insensible à son charme qu'elle l'aurait souhaité. Autant se l'avouer, elle avait éprouvé un certain plaisir à ses caresses... Voilà ce qui blessait sa fierté, voilà pourquoi elle s'était si farouchement opposée à lui !

Comme affleurait dans sa tête le souvenir de ses baisers enfiévrés, Karen enfouit le visage dans l'oreiller. Non, elle ne voulait pas se rappeler! Le doute n'était pas permis : Alain l'avait prise contre son gré. Elle le haïssait et le haïrait toute sa vie !

Quand Karen s'éveilla au terme d'un sommeil agité, le réveil sur le chevet indiquait 10 heures.

Peu après, la porte de la chambre s'ouvrit et, tel un robot parfaitement programmé, Mme Girard parut avec le plateau du petit déjeuner. Un privilège dont se serait volontiers passée Karen.

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L'employée la salua avec sa froideur habituelle, ajoutant de sa voix monocorde :

— M. de Courcy est sorti, madame. Il me prie de vous dire qu'il déjeunera avec vous.

Dorés à point, les croissants semblaient bien appétissants, mais Karen, après en avoir goûté un, le reposa sur l'assiette. Elle n'avait pas faim.

Quoique déjà bien entamée, la matinée lui parut mortellement longue et ennuyeuse. Mme Girard veillait à la tenue de l'appartement avec un soin si jaloux que Karen, de crainte de froisser sa susceptibilité, ne se hasardait à aucune tâche domestique, aussi insignifiante fût-elle.

Trop agitée cependant pour rester en place, elle erra sans but d'une pièce à l'autre. L'appartement jouissait d'une vue étonnante sur Paris, mais Karen le trouvait toujours aussi austère, sans âme ni chaleur. Pourtant, elle ne pourrait passer le reste de ses jours à admirer le panorama! Il lui faudrait s'occuper d'une façon ou d'une autre. Ne fût-ce que pour s'empêcher de ressasser les mêmes pensées.

A mesure qu'approchait l'heure du déjeuner, elle sentait croître sa nervosité. Bientôt, venant du hall, une voix familière parvint à ses oreilles : Alain ! Vite, Karen s'installa dans l'un des canapés du salon, ouvrit le premier magazine à sa portée, et adopta l'attitude décontractée de quelqu'un absorbé par sa lecture.

Même lorsqu’Alain entra, elle garda les yeux rivés sur la page si fixement que les lignes finirent par se brouiller.

— Bonjour.

Force lui fut cette fois de le regarder. Elle lui rendit son salut, irritée par l'imperceptible tremblement que trahissait sa voix.

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— Comment s'est passée ta matinée? Questionna Alain, venant s'asseoir auprès d'elle sur le canapé.

— Très bien. Et la tienne?

Consternée, elle se demanda si leurs conversations se limiteraient à ces échanges de banalités vides de sens.

— Très chargée, répondit Alain. Puis-je t'offrir un apéritif?

— Je préférerais un Perrier.

— Très bien.

Quelques instants plus tard, Alain la rejoignait sur le canapé avec un whisky et son eau gazeuse. Le silence se prolongea, puis :

— Karen, à propos de la nuit dernière...

— Mieux vaut ne pas en parler.

— Si, il le faut, objecta Alain avec fermeté. Je me suis conduit de façon inqualifiable. Je te présente mes excuses.

Perplexe, elle lui jeta un coup d'œil à la dérobée. Son expression était aussi glaciale que sa voix.

— Ce n'est pas nécessaire, Alain. En t'épousant, j'aurais dû me douter que... que les choses en arriveraient là.

Elle s'interrompit pour prendre une profonde inspiration puis :

— Tu disais que tu désirais un enfant. Eh bien, espérons que je suis enceinte... Ainsi, tu pourras me laisser tranquille à l'avenir.

— Ma chère, il est rare que dans la vie, les affaires s'arrangent aussi commodément. Cela étant, je veux bien partager tes espoirs.

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Un nouveau silence suivit ces propos, plus tendu que le précédent. Finalement, après avoir terminé son verre, Alain se leva.

— Et si nous passions à table?

Il lui souriait, mais d'un sourire artificiel, sans chaleur.

Le déjeuner en tête à tête dans l'immense salle à manger se déroula dans la même ambiance morose, et rares furent les paroles échangées entre eux.

Au dessert, Alain sortit de son mutisme.

— Tu n'as presque rien mangé, remarqua-t-il avec brusquerie. La cuisine de Mme Girard ne te convient pas?

— Oh, si, tout à fait. Seulement, je dois être un peu fatiguée.

— Dans ce cas, je te conseille de te reposer cet après-midi. Tu dois être en pleine forme ce soir, ne l'oublie pas.

— Aucun risque que j'oublie ! Avec ce que m'a valu ce dîner...

— Je regrette, je te l'ai dit... A l'avenir, tu seras traitée avec davantage d'égards. Pour ne parler que de ce soir, par exemple, je ne t'imposerai pas ma présence dans ton lit. Je suis conscient que ce dîner sera une épreuve assez pénible pour toi et je te laisserai en paix à notre retour. Je t'en donne ma parole.

— Merci, répondit Karen dans un souffle.

Sitôt le repas terminé, la jeune femme quitta la table et rejoignit sa chambre. Là, elle s'effondra sur le lit, accablée.

Sa tranquillité lui était assurée pour ce soir. Mais demain? Et les jours suivants? Inévitablement, le moment viendrait où Alain la rejoindrait de nouveau dans sa chambre. Où il lui faudrait de nouveau se plier à ses désirs, et cela pour la simple

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raison qu'ils avaient conclu un odieux marché et qu'il entendait aller jusqu'au bout. Quel comble de cynisme...

Tout à coup, des larmes brouillèrent sa vision. « Je ne crois pas que je pourrai le supporter », se dit-elle.

Pourtant, elle savait avec une lucidité désespérée qu'il n'y avait pas d'issue : elle était prisonnière.

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4.

La soirée tant redoutée arriva. Assise auprès d'Alain sur la banquette arrière de la limousine, Karen laissait défiler sans le voir le spectacle qu'offrait la capitale, bien trop nerveuse pour y prêter attention.

Louis de Courcy habitait dans une banlieue cossue au sud de la capitale. Sa résidence était ceinturée d'un haut mur de pierre qui la dissimulait aux regards indiscrets. A leur approche, l'immense portail s'ouvrit automatiquement. A l'évidence, l'entrée était commandée par un système de caméra vidéo.

— Mon oncle a la hantise des cambriolages, murmura Alain à l'oreille de Karen. Il a peur que s'il relâche sa vigilance, des malfrats lui volent son horrible argenterie ou enlèvent sa fille, Sylvana. A mon avis, il s'inquiète à tort.

Karen ne releva pas, ne sourit même pas. D'une main un peu tremblante, elle rajusta un pli de la jupe longue de satin bleu nuit, choisie dans son nouveau trousseau de femme du monde. Un haut sans manche et col montant, de lamé argenté, complétait cette tenue de soirée qu'elle espérait assez habillée pour la circonstance. Hélas, même si l'apparence pouvait donner illusion, elle se sentait affreusement mal à l'aise dans son rôle d'épouse d'Alain de Courcy.

La voiture s'immobilisa au terme d'une allée rectiligne devant la maison, une bâtisse à façade sévère et de proportions massives. En voyant plusieurs autres véhicules garés là, Alain jura tout bas.

— Louis avait pourtant parlé d'un dîner dans l'intimité!

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La porte leur fut ouverte par un domestique en livrée qui, après un salut cérémonieux, les informa que monsieur et madame les attendaient au salon.

— Sommes-nous les derniers, Gaston? interrogea Alain en rajustant son nœud de cravate.

— Certainement pas, monsieur.

Alain prit la main glacée de Karen pendant que le domestique les conduisait le long d'un couloir richement décoré. Devant la porte du salon, il s'arrêta, ouvrit les deux battants...

— Courage, chuchota Alain à Karen tandis que Gaston annonçait les nouveaux arrivants.

Aussitôt, les conversations cessèrent et Karen sentit tous les regards converger vers elle. Une impression tout à fait déconcertante. Redressant les épaules, elle tenta de résister au vertige qui l'avait saisie. En fait, à mieux y regarder, le salon ne comptait guère plus d'une vingtaine de personnes. Le maître des lieux se détacha d'un groupe pour s'avancer dans leur direction.

C'était un homme de petite taille et à la silhouette plutôt enrobée. Il portait une belle barbe brune, taillée avec soin, et ses cheveux commençaient à s'éclaircir sur le sommet du crâne. Malgré son sourire, il émanait de lui une impression de dureté, qu'accentuait l'éclat glacial de ses prunelles, d'un noir d'obsidienne.

Il s'inclina pour baiser la main de Karen.

— Ma nouvelle nièce ! Charmé de faire votre connaissance! J'en veux terriblement à Alain de nous avoir caché votre existence. Et croyez bien que je regrette que nous, ses uniques parents, n'ayons pas été invités au mariage.

Bien que gênée, Karen ne fut pas déconcertée par ces reproches auxquels Alain l'avait préparée.

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— Je le regrette aussi pour vous, monsieur, mais nous avons souhaité une cérémonie très sobre et très intime du fait de l'état de santé de mon père.

— Si intime qu'aucun de nos amis à Londres n'a été informé, répliqua Louis de Courcy sans se départir de son sourire. Marianne, laisse-moi te présenter l'épouse d'Alain. Sylvana, viens donc saluer ta cousine.

Mme de Courcy ne manifesta pas un grand enthousiasme. Elle se contenta de serrer la main de Karen puis s'effaça pour laisser place à sa fille.

Sylvana, il fallait bien l'avouer, était assez peu jolie. Elle avait un visage ingrat, sans aucune grâce particulière, et une peau couverte de cicatrices d'acné. De plus, elle avait hérité de l'embonpoint de ses parents, un défaut accru par le choix d'une robe trop moulante. Ce fut à peine si elle esquissa un sourire en saluant Karen. En revanche, lorsqu'elle se tourna vers Alain, son expression se métamorphosa.

— Bonjour, mon cher cousin, dit-elle, radieuse. Quelle mine superbe! Le mariage te réussit...

Son intuition souffla à Karen que Sylvana était amoureuse de son mari. Une complication dont elle se serait passée.

Cependant, Louis de Courcy interrompit ces effusions.

— Alain, permets-moi de présenter ton épouse à ces quelques amis que j'ai réunis ici. Après tout, c'est un grand jour pour notre famille.

« Et un cauchemar pour moi », pensa Karen tandis qu'on l'entraînait vers le cercle des invités. Stoïque, elle serra les mains qui se tendaient, débita les politesses d'usage et cela, en arborant un sourire poli qui devint vite figé... Louis de Courcy effectuait les présentations en anglais, sans doute pour l'humilier, car jusqu'alors elle s'était exprimée dans un français très correct. Néanmoins, le procédé présentait un avantage : les

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gens, s'imaginant qu'elle comprenait mal leur langue, ne se privaient pas d'échanger à mi-voix leurs commentaires. Ainsi, l'un d'eux déclara la trouver « très jeune et très anglaise », un autre « un peu gauche », et un troisième plus éloquent affirma : « elle ne rivalisera pas avec Marie-Laure »...

Bien que son cœur chavirât, Karen garda le sourire. Qui était cette Marie-Laure? Sans doute la personne liée au scandale. Et celle qui avait téléphoné la veille à l'appartement.

L'épreuve des présentations s'achevait lorsque la porte du salon s'ouvrit et Gaston introduisit de nouveaux hôtes : un homme de haute stature à l'allure aristocratique, la cinquantaine environ, et une femme beaucoup plus jeune, d'une grande beauté et dont la silhouette parfaite était élégamment rehaussée par une robe en taffetas noir qu'elle portait avec une réelle distinction.

— Monsieur le baron de Somerville-Resnais... Madame la baronne de Somerville-Resnais.

Karen ne fut pas sans noter le profond silence qui s'était abattu dans la pièce. Un silence chargé de tension, où chacun retenait son souffle comme dans l'attente de quelque événement extraordinaire. Elle jeta un coup d'œil à la dérobée en direction d'Alain : son visage semblait d'une étrange pâleur. Quelle pouvait bien être la cause d'un tel émoi?

Sourire aux lèvres, Louis de Courcy s'avançait, la main tendue, vers les nouveaux arrivants.

— Ah ! Mon ami, je me félicite que vous ayez pu vous joindre à nous en cette joyeuse occasion ! Nous fêtons le mariage de mon neveu Alain avec une charmante Anglaise. Permettez-moi de vous la présenter.

Karen prit conscience qu'Alain s'était approché d'elle. Ses traits étaient impassibles à présent, mais lorsqu'il lui prit la main pour l'inviter à s'avancer, elle perçut à travers ce simple contact la mesure de la rage sourde qui l'habitait.

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En un éclair, Karen comprit : cette femme, cette baronne, était la maîtresse d'Alain !

Louis de Courcy l'avait à dessein invitée ainsi que son époux afin de provoquer un face-à-face entre les deux amants, et de discréditer une fois de plus Alain en le plaçant en situation embarrassante.

Le baron redressa la tête, l'air outré.

— Mon cher de Courcy, je ne pense pas que Marie-Laure et moi ayons notre place dans cette... fête de famille. Permettez-nous de nous retirer.

Ce qui dut réjouir Louis de Courcy dont c'était le but secret. Le fait que le baron quitte la réception dans un accès de jalousie déclencherait un scandale qui ne ferait qu'apporter de l'eau à son moulin le jour de la réunion du conseil.

Karen réagit sans attendre. S'avançant en souriant vers le baron, elle lui tendit la main et déclara dans un français parfait :

— Je vous en prie, monsieur, faites-moi le plaisir de rester. Je serais très chagrinée que vous ou n'importe qui d'autre quitte notre fête. Je m'en sentirais personnellement responsable. De plus, ajouta-t-elle avec un enjouement forcé, le Champagne est excellent! Vous boirez bien un verre à mon bonheur?

Le baron observa tour à tour Karen et Alain, il avait l'air incertain. Enfin, il répondit :

— Comment résister à cette aimable invitation, madame? Eh bien, c'est d'accord, nous restons, et nous allons boire à votre... santé. Viens, Marie-Laure.

Il prit le bras de son épouse d'un geste possessif, et ils allèrent se mêler aux invités. Au passage, la baronne toisa Karen d'un regard plein de condescendance. A l'évidence, la maîtresse d'Alain partageait l'opinion générale selon laquelle la partie était gagnée d'avance pour elle.

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Karen en éprouva une bouffée de colère, mêlée à un autre sentiment moins définissable. Alain avait dû mettre Marie-Laure dans la confidence sur les clauses de leur marché. Pour autant, était-ce une raison pour lui témoigner un pareil mépris ? De quel droit cette femme se permettait-elle de la juger, de la critiquer? Après tout, Karen aussi pouvait s'interroger sur les mobiles de son mariage avec un homme qui aurait pu être son père...

Ce fut un soulagement lorsque Gaston annonça le dîner. Mais quel repas languissant et pénible ce fut!

Assise face à Marianne de Courcy, Karen ne put éviter ses questions.

— Ce cher Alain nous avait caché son idylle avec vous, lui déclara-t-elle. Vous imaginez notre surprise quand il nous a annoncé son mariage... Nous nous sommes tous demandé où vous vous étiez rencontrés.

Quelle malchance ! Consciente d'être une fois de plus le point de mire de l'assemblée, Karen afficha un sourire de circonstance.

— Nous avons fait connaissance par le biais de mon père. Je suis la fille de Gary Roscoe, le peintre. Alain lui avait acheté l'une de ses toiles, Le Pont à Montascaux.

Un murmure étonné parcourut l'assistance.

— Ainsi, vous venez d'un milieu artistique, s'exclama Louis de Courcy. J'espère que vous apporterez une note de poésie à notre univers si matérialiste des affaires.

La remarque fut ponctuée d'un petit rire satisfait auquel tout le monde crut devoir faire écho.

— Partagez-vous l'intérêt de votre père pour la peinture? poursuivit le maître des lieux.

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— Son intérêt, oui, mais hélas une toute petite partie de son talent. Je fréquentais les Beaux-Arts quand Alain et moi avons décidé de nous marier. D'ailleurs, ajouta Karen sur une soudaine impulsion, je vais reprendre mes études ici, à Paris, avec Zak Gordano.

— Une sommité dans son domaine, commenta Louis de Courcy, admiratif. On le dit excellent professeur.

— J'espère pouvoir le persuader de m'accepter comme élève.

— A mon avis, vous n'avez pas à vous inquiéter là-dessus, intervint Sylvana. Quand on s'appelle Mme de Courcy, bien des portes s'ouvrent d'elles-mêmes.

— Pas celle de Zak Gordano, répliqua sèchement Karen. C'est un peintre et non un homme du monde.

Karen s'abstint d'ajouter qu'il était ami de son père. Après tout, ce détail ne regardait personne.

— Mon cher neveu, ton épouse est à l'évidence une femme d'esprit, remarqua Louis.

— Eh oui, chaque jour passé auprès d'elle me réserve de nouvelles surprises, toutes plus délicieuses les unes que les autres.

Karen lui jeta un coup d'œil furtif : en dépit de cette affirmation flatteuse, il ne paraissait pas goûter particulièrement ses interventions.

Le dîner achevé, on se rendit au salon. Les conversations languissaient, chacun semblait résigné au fait qu'aucun coup d'éclat n'aurait lieu. Le baron et son épouse furent les premiers à prendre congé. Peu après, Alain annonçait à son tour leur départ.

— Déjà? s'exclama son oncle.

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— N'oublie pas, nous sommes en pleine lune de miel, Karen et moi. Je suis sûr que les autres nous pardonneront.

A peine installée dans la limousine, Karen poussa un long soupir de soulagement.

— Quel calvaire, cette soirée...

— Tu t'en es tirée très brillamment, déclara Alain. Je te félicite. Tu as tout de suite deviné les arrière-pensées de mon oncle, n'est-ce pas?

— C'était évident... Elle est très belle. Je veux parler de Mme de Somerville-Resnais.

- Oui.

Cette réponse laconique ne renseigna guère Karen, et la pénombre qui régnait dans la voiture l'empêcha de déchiffrer l'expression d'Alain. La conversation en resta là et le trajet s'effectua en silence.

A l'appartement, après s'être excusé, Alain alla s'entretenir avec les Girard. Karen, quant à elle, se rendit tout droit dans sa chambre. Après les tensions de la soirée, elle sentait poindre une désagréable migraine et n'aspirait qu'à se coucher sans tarder.

Tout en se démaquillant, elle songeait à la soirée écoulée, au choc produit par l'arrivée de la baronne, à l'impression qu'avait dû ressentir Alain à l'apparition de sa maîtresse...

Autant qu'elle ait pu en juger, Karen ne les avait pas vus échanger un seul regard, et encore moins une parole. Sans doute préféraient-ils se réserver pour plus tard lorsqu'ils se retrouveraient dans l'intimité.

Mais Alain devrait rester prudent. Manifestement, le baron était un homme jaloux et soupçonneux qui n'hésiterait pas si les circonstances l'y poussaient à venger publiquement son

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honneur. Et la prochaine fois, elle ne serait peut-être pas là pour redresser la situation.

Après tout, qu'Alain se débrouille tout seul! C'était son problème. Karen, elle, n'avait qu'une envie : se coucher et dormir. Dormir et oublier.

Un pied sur un tabouret, elle retirait son bas lorsqu'un petit coup bref fut frappé à la porte, et Alain entra.

En la voyant dans cette pose provocante, vêtue pour tout costume d'un caraco de soie et d'un minuscule slip assorti, il s'arrêta net, une expression mi- étonnée mi- amusée sur le visage.

— Mille pardons...

Le feu aux joues, Karen se précipita vers son peignoir.

— Je n'avais pas dit d'entrer!

— Désolé. Je ne pensais pas te trouver dans cette tenue. Je voulais seulement te parler.

— Ça ne peut pas attendre demain ? Il est tard et je suis fatiguée...

— Je suis navré de t'avoir infligé une soirée aussi éprouvante, Karen. Elle m'aura au moins confirmé que mon oncle ne reculera devant rien pour me causer du tort. Heureusement, pour cette fois, grâce à toi, son plan n'a pas abouti.

— Oui, mais ce ne sera peut-être pas toujours le cas. Pour se donner une contenance, Karen commença à se brosser les cheveux.

— Tu sais, ajouta-t-elle, notre mariage n'a abusé personne. Tout le monde est convaincu que ta liaison avec la baronne continue.

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— Eh bien, nous les convaincrons du contraire !

Il s'ensuivit quelques secondes d'un silence pesant puis, sans autre transition, Alain questionna :

— Que signifie cette idée de reprendre tes études de peinture?

— Rien de plus que ce que j'en ai dit. Mon père a toujours souhaité que je travaille avec Zak Gordano.

— Et mon opinion sur ce sujet? Y as-tu seulement songé ?

— Je ne vois pas en quoi cela devrait te gêner, répliqua Karen, osant cette fois affronté son regard.

— Il serait préférable que tu attendes un peu. Je préfère que tu réserves ton énergie à apprendre tes devoirs d'épouse.

L'indignation submergea la jeune femme.

— Mes devoirs d'épouse? Ils ne risquent pas de remplir mes journées! Les Girard s'occupent de tout dans l'appartement, et j'ai la nette impression qu'ils ne souhaitent pas me voir prendre la moindre initiative.

— Ce n'est pas ce que j'avais à l'esprit. Le rôle de l'épouse ne se limite pas aux tâches domestiques, il me semble.

— Je croyais avoir déjà appris dans ce domaine tout ce qu'il faut savoir, non?

— Ce que tu peux être naïve, ma chérie...

Il s'approcha, lui ôta la brosse des doigts et la jeta sur la coiffeuse. Puis, prenant sa main dans la sienne, il lui caressa doucement l'intérieur du poignet avec le pouce.

— L'amour, c'est aussi de l'art, ma belle, et tes leçons sur ce sujet n'ont fait que commencer.

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Le cœur de Karen s'était mis à battre sourdement, douloureusement, dans sa poitrine. En hâte, elle retira sa main.

— J'ai l'impression que tu confonds l'amour et le désir, Alain. Et tu m'avais promis la paix pour ce soir.

Un léger sourire flotta sur les lèvres d'Alain.

— C'est vrai, mais tu m'as rendu un fier service en persuadant Henri de rester à la réception. Et j'espérais pouvoir te remercier d'un baiser.

— Non. Nous avions un marché. J'ai rempli le mien, c'est tout.

— Comme tu voudras. En tout cas, j'espère que tu renonceras à ces projets de peinture.

— Non, ma décision est prise. J'ai besoin de distraction, d'un dérivatif. Après tout, toi aussi, tu as... tes passe-temps, je ne te les interdis pas. Et je considère que tu pourrais me témoigner la même indulgence.

Un nouveau silence s'installa, plus tendu encore que le précédent.

— Bien, déclara enfin Alain, inscris-toi à tes cours de dessin puisque tu sembles tant y tenir. Mais que cette activité ne porte pas préjudice au reste. J'ai prévu de recevoir plusieurs membres de De Courcy International dans les semaines à venir, et je compte sur toi pour bien tenir ton rôle. Suis-je assez clair?

— Tout à fait. Tu peux compter sur moi.

— Il est essentiel que personne ne mette en doute la légitimité de notre mariage.

En disant cela, il promena sur elle un regard d'une troublante intensité qui la fit frissonner. Ensuite, du bout du doigt, il suivit le contour délicat de la joue de Karen, écartant au passage une longue mèche brune.

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— Es-tu sûre, vraiment sûre, de vouloir passer la nuit toute seule?

Karen essaya de parler, mais une espèce de paralysie s'était emparée de toute sa personne. Alain était tellement près... Sa voix, chaude, sensuelle, lui faisait l'effet d'une caresse, et ce regard dont il l'enveloppait agissait sur elle comme un charme ensorcelant.

Dans un éclair de folie, elle s'imagina se jetant de son plein gré dans ses bras, s'abandonnant sans réserve au feu dévorant de la passion. Ah! Que la tentation était grande...

C'est alors que l'image de la fière Marie-Laure s'imposa à elle, brisant du même coup le sortilège.

Quelle erreur elle avait failli commettre! Envoûtée par le magnétisme d'Alain, Karen en avait oublié que c'était Marie-Laure qu'il aimait et non elle. Cela avait dû être une torture pour lui d'avoir sa maîtresse sous les yeux toute une soirée, à la fois si proche et si inaccessible. Alors, faute de mieux, il se tournait vers son épouse, celle qu'il avait épousée par convenance. Elle était une femme, sa femme, et à défaut d'amour, il trouverait auprès d'elle de quoi assouvir son désir. Alors que pour Karen, cet acte aurait revêtu une tout autre signification. Mais mieux valait ne pas y penser...

Elle se ressaisit, se fit le plus ferme possible.

— Ce que je veux, Alain, c'est que tu me laisses tranquille comme promis. Je n'assurerai pas l'intérim de ta maîtresse.

A ces mots, les traits d'Alain se figèrent en un masque de froideur.

— Il n'était pas nécessaire de me le rappeler. Après tout, tu ne lui ressembles guère.

Aussi méritée fût-elle, cette flèche atteignit Karen en plein cœur. Hier soir, Alain semblait l'avoir trouvée désirable, mais il

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est vrai que comparée à la sulfureuse Marie-Laure, elle paraissait bien fade et dénuée d'attraits, hormis peut-être celui de la nouveauté.

Du même ton glacial, il ajouta :

— Avant de te laisser à ta précieuse tranquillité, je souhaitais te dire que je t'ai dérangée ce soir pour te donner des nouvelles de ton père. J'ai appelé la clinique. Sa santé est stationnaire. Il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives, mais les médecins sont plutôt optimistes.

Quelle réconfortante nouvelle! Karen en eut les larmes aux yeux de bonheur. Enfin une lueur d'espoir dans cet abîme de désolation qu'était devenue sa vie.

— Merci, murmura-t-elle.

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5.

Les poings sur les hanches, la tête penchée de côté, Zak Gordano recula d'un pas et étudia longuement la toile. Près de lui, Karen retenait son souffle.

— Ce n'est pas mal, déclara-t-il enfin. Je note une nette amélioration par rapport à vos précédentes peintures. Les prochaines seront encore meilleures, j'en suis sûr.

Un sourire ravi illumina le visage de Karen.

— On ne m'a jamais adressé plus beau compliment ! Alors, c'est vrai, vous pensez sincèrement que je m'améliore?

— C'est indéniable. En six semaines, votre travail a évolué de façon très sensible.

Se caressant la barbe, il ajouta, l'air méditatif :

— Cela dit, je continue à me demander pourquoi vous peignez, Karen. Dieu sait que vous n'y êtes pas poussée par le besoin. Quand on est l'épouse d'un millionnaire...

A cette allusion, la physionomie de Karen s'assombrit. Son regard se porta en direction de la toile sur le chevalet.

— Cela a-t-il une grande importance? Questionnât-elle, inquiète.

— D'une certaine façon, oui. Je vous trouve... comment dire? Trop refermée sur vous-même, trop inhibée. Ça se perçoit très clairement dans vos dessins, vos couleurs. J'ai l'impression que vous ne vous donnez pas à fond, Karen, que quelque chose vous freine. Aussi, je me demandais pourquoi vous persévériez dans cette voie.

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Cette analyse pertinente la troubla.

— Dois-je comprendre que je perds mon temps... et vous, le vôtre?

— Non, assurément pas. Si telle était mon opinion, je vous l'aurais dit dès le premier jour.

La jeune femme observa un silence pensif.

— Pourquoi je peins? murmura-t-elle. Il doit y avoir plusieurs raisons. D'abord, j'ai besoin de m'affirmer, de me prouver que j'existe en tant que personne, et non simplement comme épouse. C'est très important à mes yeux... Et puis, à cause de papa, bien sûr. Il a toujours souhaité que je fasse de la peinture. En respectant ce vœu, j'ai le sentiment de lui être fidèle. Et même, d'une certaine façon, de l'aider à recouvrer la santé, ajouta Karen après une hésitation. Je sais, ça peut paraître ridicule, mais j'y crois très fort.

— Non, ce n'est pas du tout ridicule, objecta Zak avec douceur. A ce propos, avez-vous des nouvelles récentes de sa santé?

— Oh oui ! J'appelle tous les jours la clinique. On me répond qu'il est trop tôt pour être certain du succès du traitement, mais jusqu'alors, les résultats sont satisfaisants. Je garde bon espoir.

— Nous gardons tous espoir, répondit Zak en lui tapotant l'épaule en témoignage de sympathie. Dites-moi, Karen, que pense Gary de son gendre?

— Vous savez... Ils ne se connaissent pas encore très bien.

La réponse le laissa songeur.

— Je serais curieux d'en apprendre davantage sur votre mariage, Karen. Et Sylvie aussi. Pour ne rien vous cacher, elle m'a confié qu'elle vous trouvait d'humeur bien mélancolique

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pour une jeune mariée. Et c'est aussi mon avis... Venez donc dîner à la maison ce soir. Karen secoua la tête, l'air désolé.

— C'est très aimable à vous, Zak, mais je ne peux pas. J'ai déjà une sortie de prévue... Un dîner d'affaires avec Alain.

— Dommage, ce sera pour une autre fois. A demain, Karen.

En descendant l'étroit escalier de bois menant à l'extérieur, Karen se remémorait les remarques de son professeur à propos de son travail. Elle-même se rendait compte que sa peinture, trop timorée, manquait d'assurance. Une question lui traversa l'esprit : était-ce l'attitude d'Alain qui la bridait? Aujourd'hui encore, il ne manifestait pas un enthousiasme délirant pour ces études artistiques.

Pourtant, que pouvait-il lui reprocher? Elle remplissait son contrat à la lettre. Chaque fois qu'il avait besoin d'elle, Karen était là, élégante et souriante à ses côtés. De cocktail en garden-party, elle avait peu à peu perdu de sa timidité et se sentait plus à l'aise pour tenir une conversation.

Alain aussi remplissait son rôle, elle ne pouvait en disconvenir. Affectueux et attentionné, il ne manquait pas une occasion d'exprimer sa fierté et sa satisfaction de l'avoir pour épouse.

Tous ceux qui la rencontraient s'accordaient à la trouver « charmante ». C'était en tout cas le qualificatif qui revenait le plus souvent. A sa connaissance, plus personne ne s'était hasardé à des comparaisons peu flatteuses avec d'autres femmes.

Bref, vu de l'extérieur, leur mariage offrait toutes les apparences de la réussite. Hélas, il en allait tout autrement dans l'intimité du foyer. Oh ! Ils ne se disputaient pas, non. D'ailleurs, Karen l'aurait parfois préféré. Une bonne querelle aidait à résoudre bien des problèmes. Elle s'était même surprise à provoquer délibérément Alain pour susciter une réaction de sa part. En vain.

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Il se montrait invariablement courtois à son égard. Courtois, mais toujours avec une certaine réserve. Cette attitude ne variait pas les fois — rares heureusement — où il se présentait dans sa chambre.

A cette idée, Karen sentit ses joues s'empourprer. Elle n'aimait pas penser à ces rencontres furtives dans l'obscurité, à leurs étreintes passionnées et brèves auxquelles ils se livraient en silence.

Sans doute devait-elle être reconnaissante à Alain de la considération qu'il lui témoignait. Pourtant, c'était loin d'être le sentiment qui dominait dans son cœur lorsqu'il la tenait, rigide et tremblante, dans ses bras. Et quand ensuite il quittait son lit, elle éprouvait une inexplicable agitation, comme un vide immense et douloureux qui se creusait au fond d'elle-même...

Du ressentiment. Ainsi en avait décidé Karen. Elle s'accommodait d'autant mieux de cette explication qu'elle se sentait étonnamment vulnérable face au charme d'Alain. Le ressentiment lui fournissait une arme bien utile pour combattre l'attirance physique qu'il exerçait sur elle. Une attirance qu'elle se reprochait amèrement... mais qu'il lui était impossible de nier.

Quant à savoir ce qu'il était advenu de sa liaison avec la belle Marie-Laure, Karen ne pouvait s'en remettre dans ce domaine qu'aux suppositions. Certes, il y avait des soirs où Alain ne rentrait pas à l'appartement. Il ne lui donnait aucune explication; elle se gardait bien de l'interroger, et encore plus de le mettre en garde contre les risques que ces écarts de conduite lui faisaient courir. Après tout, il les connaissait mieux qu'elle!

Ainsi qu'il l'escomptait, son mariage avait fourni à Alain une respectabilité sans tache. Sa première victoire s'était concrétisée avec l'ajournement de la fameuse réunion exceptionnelle du conseil d'administration. Mais la partie n'était pas pour autant gagnée. Que son oncle parvienne à prouver par exemple que son aventure avec la baronne était toujours de circonstance, et son

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fauteuil de président se trouverait de nouveau menacé. Mais après tout, cet aspect de sa vie ne la regardait pas, se dit Karen avec une pointe d'agacement.

Le comble d'ironie dans toute cette histoire, c'était l'envie que suscitait son mariage chez la plupart des femmes que Karen rencontrait. A l'évidence, toutes sans exception l'imaginaient comblée et heureuse. Si elles savaient...

Un sourire de dérision aux lèvres, elle poussa le lourd battant de bois qui ouvrait dans la rue et s'engagea d'un pas léger sur le trottoir ensoleillé.

Tout à coup, surgis de nulle part, deux hommes se précipitèrent sur Karen. L'un d'eux, la bousculant, l'envoya rouler par terre tandis que l'autre se saisissait de son sac à main. Elle eut malgré sa peur le réflexe d'agripper énergiquement la sangle. Bien qu'étourdie par sa chute, elle aperçut quelqu'un accourant à sa rescousse.

La seconde d'après, celui de ses assaillants qui tentait de lui arracher son sac lâcha prise et s'enfuit à toutes jambes, son comparse sur les talons.

— Etes-vous blessée, mademoiselle?

Deux mains se tendirent pour aider Karen à se lever puis l'homme ramassa les affaires échappées de son sac : un porte-monnaie, un poudrier ainsi que d'autres menus objets.

— Non, ça va, répondit-elle bravement. Néanmoins, elle souffrait de sérieuses écorchures aux genoux où son jean s'était déchiré. Alors qu'elle tentait de se remettre de ses émotions, adossée au mur, Karen découvrit pour la première fois les traits de son sauveteur. C'était un beau brun, jeune, à l'allure sportive, et qui ne manquait pas de charme. Il paraissait sincèrement préoccupé par le sort de Karen.

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— Comme vous êtes pâle... Je connais un café tout près d'ici. Allons-y. Vous boirez quelque chose pour vous remonter. Si, j'y tiens.

Karen fut heureuse de pouvoir s'appuyer au bras de cet homme car ses jambes flageolaient lorsqu'elle voulut avancer. Par chance, le café n'était éloigné que d'une centaine de mètres. Là, après l'avoir installée à une table en terrasse, son compagnon passa la commande : un expresso pour Karen et pour lui un cognac.

— Vous avez repris des couleurs, remarqua-t-il en la regardant boire.

— Oui, je me sens mieux, reconnut Karen. Je vous dois une fière chandelle, monsieur...

— Thiéry. Je m'appelle Fabrice Thiéry, mademoiselle.

Karen n'osait trop croiser son regard, intimidée par la lueur appréciatrice qui y brillait.

— Ce n'est pas mademoiselle mais madame... Je m'appelle Karen de Courcy.

De l'étonnement, puis du regret se lurent dans les yeux de son interlocuteur.

— Si jeune et déjà mariée... Puis-je vous demander ce que vous faites dans la vie?

— J'étudie la peinture. Je sortais justement d'un cours quand ces deux voyous m'ont agressée. Je n'aurais jamais cru qu'il puisse m'arriver une chose pareille. Dans une rue aussi tranquille...

— Ces hommes devaient vous guetter. C'est un manque de chance...

Il se mit à sourire.

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— Parlez-moi un peu de votre peinture. Karen se sentit rougir.

— Pour moi, il s'agit d'un passe-temps. Vous vous intéressez à l'art, peut-être?

— A l'art et à une foule d'autres choses. Mais mon métier est beaucoup plus terre à terre, je travaille dans la comptabilité.

Se penchant vers Karen, il murmura :

— Vous avez l'air bien sombre... J'espère que ces hommes ne vous ont pas blessée.

— Non, c'est que... mon mari n'apprécie pas que je fréquente cette école de dessin et, avec cet incident, il m'imposera d'utiliser la voiture et le chauffeur pour mes déplacements. Adieu, mon indépendance!

— Ça vous ennuie beaucoup?

— Oui. J'avais déjà si peu de liberté... Tout à coup, elle regarda sa montre.

— Mon Dieu ! Il est temps que je rentre. Je vais être en retard.

— J'ai ma voiture. Puis-je vous déposer? Karen hésita.

— Je ne voudrais pas vous importuner davantage. Vous avez été si gentil...

D'un geste, il fit taire ces protestations.

— N'importe qui aurait agi de même à ma place. Où habitez-vous?

A l'énoncé de l'adresse, il haussa les sourcils de façon presque comique.

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— Quoi? Vous êtes l'épouse de ce M. de Courcy? Karen hocha la tête.

— Dois-je en conclure que vous refusez de me raccompagner?

— Pas du tout! Au contraire, je vais me dépêcher pour éviter de fâcher M. de Courcy. Vous ne serez pas en retard! Venez!

Moins de dix minutes plus tard, la voiture de Fabrice Thiéry s'arrêtait au pied de l'immeuble.

— Encore une fois, merci de m'avoir porté secours.

— C'était tout naturel.

Au lieu de serrer la main qu'elle lui tendait, il s'en saisit pour l'effleurer d'un baiser furtif.

— Je persiste à croire que vous êtes trop jeune pour être mariée, chuchota-t-il. Au revoir, madame de Courcy.

— Au revoir, monsieur Thiéry.

Karen s'aperçut que son cœur battait très fort lorsqu'elle descendit de voiture. C'était bien agréable de découvrir dans le regard d'un homme qu'on lui plaît... Sa main tremblait lorsqu'elle fouilla dans son sac à la recherche de ses clés. Elles étaient introuvables. Le trousseau avait dû tomber sur le trottoir au moment de l'agression.

Elle sonna donc à la porte, et ce fut Mme Girard qui ouvrit, compassée comme à son habitude.

—Monsieur se demandait où vous étiez. Mon Dieu ! Que vous est-il arrivé, madame? Vos vêtements sont déchirés, et vous saignez!

— Un homme a essayé de me voler mon sac dans la rue. Heureusement, il a été dérangé. Je vais vite me préparer.

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Dans sa chambre, elle sortit de son cintre une robe de satin rouge, prit au passage dans l'armoire quelques sous-vêtements et sans perdre une seconde s'engouffra dans la salle de bains pour prendre une douche rapide.

Quelques minutes après, elle s'installait devant la coiffeuse, en slip et soutien-gorge, pour se maquiller. Il ne lui faudrait pas longtemps. Au fil des semaines, elle avait acquis une habileté qui lui permettait d'exécuter cette tâche en un temps record.

Soudain, la porte s'ouvrit et Alain parut.

— Que me raconte Henriette? Tu as été agressée dans la rue! Comment est-ce arrivé?

Sa dureté de ton la mit mal à l'aise. L'heure des récriminations avait sonné...

— Je sortais de chez Zak. Deux hommes ont tenté de m'arracher mon sac, mais un autre est intervenu et ils se sont enfuis. En fait, ils n'ont rien pu me voler.

Alain fronça les sourcils, suspicieux.

— Ils ne devaient pas être bien déterminés pour que la présence d'un autre homme les ait mis en fuite. En somme, c'est une chance que ce monsieur se soit trouvé là.

Dans son embarras, Karen ne perçut pas l'ironie de cette dernière remarque, et elle approuva avec ferveur.

— Oh, oui! Même par la suite, il s'est montré très aimable avec moi. Il m'a offert un café et m'a raccompagnée ici.

— Vraiment... Et connais-tu le nom de ton galant sauveteur?

— Oui, il s'appelle Fabrice Thiéry.

— Il faudra que j'essaie de retrouver ce monsieur pour lui offrir une récompense.

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— Si tu veux mais, à mon avis, je ne pense pas qu'il espère quoi que ce soit. Il a agi simplement par gentillesse.

Tout en parlant, Karen s'était levée pour prendre sa robe. Le mouvement lui arracha une légère grimace de douleur. Ses écorchures la picotaient toujours un peu.

— Tu as mal? interrogea Alain en s'approchant.

— Juste quelques bobos aux genoux. Ce n'est rien.

— Laisse-moi voir.

D'autorité, il la fit asseoir au bord du lit puis, agenouillé devant elle, examina ses blessures. Pour ce faire, il lui avait glissé la main derrière la jambe, dans le pli du genou.

— Tout va bien, Alain, je t'assure, déclara Karen, troublée par ce contact.

— Tu devrais peut-être mettre un pansement?

— Pour quelques égratignures... Non, ça ne saigne même plus.

De plus en plus embarrassée, Karen s'agita.

— Alain, je t'en prie... Je dois me préparer. Nous allons être en retard.

— Rien ne presse. Pauvre petit ange, tu as dû avoir très peur.

Sur ces mots à peine murmurés, il posa délicatement les lèvres sur son genou meurtri. A le voir, penché ainsi devant elle dans cette attitude érotique, un flot de désir violent submergea Karen. Si violent qu'elle en eut le souffle coupé.

Eperdue, elle essaya une nouvelle fois de se dérober, mais Alain l'en empêcha.

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— Ne t'en va pas, ordonna-t-il avec une soudaine rudesse. Est-ce mon contact qui te répugne tant, ou bien préférerais-tu que ce Fabrice Thiéry soit à ma place?

La question lui fit l'effet d'une gifle.

— Ce n'est pas la même chose. Il était simplement... gentil.

— Et c'est cela que tu attends d'un homme, petite innocente? Juste de la gentillesse?

Ses mains la caressaient savamment à l'intérieur de la cuisse, faisant naître en elle d'involontaires frissons.

— Je ne sais pas, murmura Karen dans un sanglot étouffé. Alain, laisse-moi partir... s'il te plaît.

— Et s'il ne me plaît pas? Si rien de ce qu'il y a entre nous ne me plaît? Ou ne te plaît pas?

De nouveau, sa bouche se pressa doucement sur le genou de Karen avant d'errer le long de la cuisse, sans hâte, comme pour goûter la douceur satinée de la peau. Sa main l'accompagnait. Elle remonta jusqu'à l'arrondi de la hanche, le creux de la taille, avant de suivre en une caresse experte les contours du slip.

Karen chancela sous la tempête de sensations qui l'assaillaient. Sa tête se renversa en arrière, le souffle lui manquait, son pouls s'affolait. Elle ne pouvait plus penser, et encore moins parler, protester.

D'un mouvement souple, Alain se redressa et s'assit auprès d'elle sur le lit. Son souffle chaud sur sa joue, il questionna :

— As-tu d'autres blessures?

Il lui prit les mains, lui fit tendre les bras afin de les examiner. Ensuite, il déposa un baiser à l'intérieur d'un coude, puis de l'autre, et promena lentement ses lèvres jusqu'au poignet.

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— Non, il n'y a plus rien, chuchota Karen.

C'est à peine si elle reconnaissait sa propre voix. Son sang battait si fort dans ses veines qu'elle le sentait palpiter dans tout son corps, résonner dans sa tête. Il était impossible qu'Alain ne perçoive pas ce furieux tumulte qui l'agitait...

— Plus rien? Je tiens à m'en assurer par moi-même, murmura-t-il tout bas.

Légères comme une plume, ses mains se posèrent sur les épaules de Karen pour en effleurer la courbe délicate. Bientôt, Karen les sentit qui dégrafaient d'un mouvement leste l'attache de son soutien-gorge. L'instant d'après, Alain le faisait glisser le long de ses bras, la privant ainsi d'un ultime rempart à sa pudeur.

Il épousa des mains la forme de ses seins et décrivit de lentes caresses circulaires jusqu'à sentir se dresser leurs pointes. Alors, il eut un sourire satisfait.

— En effet, ils n'ont pas été abîmés. Ils sont toujours aussi parfaits...

Là-dessus, sans avoir à vaincre de résistance, il enlaça étroitement Karen, plongeant dans ses yeux un regard brûlant d'où avait disparu toute trace de raillerie. Subjuguée, elle ferma les paupières pour recevoir son baiser. Un baiser chargé d'une sensualité torride qui la fit basculer dans un incontrôlable vertige...

D'eux-mêmes, ses bras s'étaient noués autour du cou d'Alain et elle ne sut qui de lui ou d'elle entraîna l'autre sur le lit. Le monde autour de Karen avait cessé d'exister, et tout son être était concentré sur la chaleur passionnée de cette étreinte qui la plongeait dans une ivresse exaltée.

Soudain, on frappa à la porte. Bien que légers, les coups produisirent le même effet dévastateur que s'ils avaient été

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assenés par un marteau : en un éclair, le fragile univers de volupté qui les enveloppait vola en éclats.

La voix de Mme Girard leur parvint à travers le battant.

— Monsieur Alain ! Madame ! Marcel me charge de vous dire que la voiture est avancée.

Mon Dieu! Le désarroi s'ajoutant à la confusion, Karen essaya de se dégager des bras d'Alain.

— Lâche-moi, chuchota-t-elle. Il la fixa d'un regard étincelant.

— Et si je ne veux pas? Si je demandais à Marcel d'aller au diable avec sa voiture et que nous passions la soirée ensemble, seuls, toi et moi?

— C'est impossible, Alain, on nous attend à ce dîner. Sa voix tremblait. Ayant réussi à se libérer, elle s'empressa de ramasser son soutien-gorge et de s'en vêtir, aussi modeste que fût cette protection.

— Tu offenserais ton oncle en ne venant pas, poursuivit-elle. Il risquerait de te faire payer cher cet affront. Tu sais bien qu'il n'attend qu'un prétexte pour...

— A mon avis, mon oncle Louis n'est pas le seul à chercher des prétextes, l'interrompit Alain.

Il se leva, remit un peu d'ordre dans sa tenue et quitta la chambre.

— Je t'attends au salon, lança-.t-il avant de sortir. Demeurée seule, Karen enfila sa robe avec des gestes que son extrême nervosité rendait maladroits. En hâte, elle remit du rouge à lèvres et recoiffa ses cheveux, les laissant simplement retomber autour de son visage rosi par l'émotion. Un visage qu'elle resta un instant à observer dans le miroir, comme si ce

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n'était pas le sien, mais celui d'une étrangère qui s'était abandonnée entre les bras d'Alain.

Consternée, Karen mesurait la terrible réalité : s'ils n'avaient pas été interrompus par Mme Girard, elle aurait commis une irréparable erreur. Tout de même, avec quelle facilité Alain avait su obtenir sa reddition ! Karen en était atterrée.

Ce serait une bonne leçon pour l'avenir. Plus que jamais, elle devrait rester sur ses gardes, se dit la jeune femme en allant le rejoindre au salon.

La réception se tenait dans une luxueuse propriété des environs de Paris. La soirée était si douce qu'on avait laissé ouverts les accès aux terrasses afin que les invités puissent boire leur apéritif en plein air.

Pour sa part, Karen apprécia de pouvoir s'échapper à l'extérieur, moins fréquenté que les salons. Le trajet en voiture avec Alain s'était déroulé dans un climat plutôt tendu. Regards lourds, allusions perfides... Bien qu'il se soit montré peu bavard, Karen pressentait qu'il comptait bien mener à son terme ce qu'ils avaient commencé dans sa chambre. Maintenant qu'elle avait trahi des élans amoureux, Alain ne serait plus jamais dupe de la passivité qu'elle témoignait d'habitude.

Quant à savoir par quel étrange phénomène elle avait pu se montrer si vulnérable, si inconsciente, Karen ne se l'expliquait pas. Peut-être était-ce le contrecoup de cette agression dans la rue. La violence de l'acte l'avait-elle choquée et rendue plus vulnérable?

Les questions se bousculaient dans sa tête sans qu'elle parvienne à y voir plus clair. En tout cas, Alain lui ferait payer cher ces instants de faiblesse. Il ne lui offrirait aucune issue. Conscient de son avantage, il reprendrait à la première occasion la suite du combat, convaincu d'obtenir cette fois la victoire totale.

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Eh bien, non, Karen ne succomberait pas. Elle ne supporterait pas de devenir le jouet d'Alain pour quelques heures, et d'être ensuite abandonnée quand, lassé, il irait chercher distraction ailleurs.

Dans sa détresse, la jeune femme était assez lucide pour savoir qu'elle ne ressortirait pas intacte d'une telle épreuve. Car pour elle, se donner à Alain, ce n'était pas lui livrer seulement son corps, mais aussi son cœur, son âme, tout son être. Or, quel usage en ferait-il?

— Ah ! Madame de Courcy, je vous cherchais. Karen reconnut le timbre enjoué de son hôtesse qui venait de paraître sur la terrasse. Réprimant un soupir, elle esquissa un sourire et se retourna.

— Je souhaitais vous présenter l'un de nos plus vieux amis, Gérard de Crécy. Malheureusement, son épouse est souffrante, et c'est sa fille qui l'accompagne. Mais vous vous connaissez déjà, je crois...

En effet...

Ce fut à peine si Karen prêta attention au vieux monsieur à cheveux blancs qui s'inclinait devant elle dans un salut respectueux. Son regard était rivé sur la blonde créature, moulée dans une robe au décolleté vertigineux, qui la fixait en retour avec une étincelle de malice au fond des yeux.

— Madame de Courcy, susurra-t-elle. Vous me reconnaissez, je présume. Marie-Laure de Somerville-Resnais.

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6.

Karen ouvrit la bouche pour parler mais aucun son n'en sortit. Comble de malheur, son verre lui échappa et se brisa sur les dalles de pierre de la terrasse, éclaboussant de son contenu sa robe de satin rouge.

Mortifiée, Karen se confondit en excuses, mais son hôtesse, Mme le Grès, décréta gentiment que tout cela n'était rien et qu'il fallait vite éponger les taches avant que l'alcool n'abîme le tissu.

Karen fut conduite à l'office, sans remarquer dans son trouble le sourire triomphant de Marie-Laure, ni l'expression ulcérée d'Alain lorsqu'elle le croisa sur le seuil.

Pendant que l'employée de maison s'activait à réparer les dommages, Karen se reprochait âprement sa maladresse. Quelle réaction idiote elle avait eue! Alain ne se priverait pas de le lui dire ! D'autant que ce petit incident risquait de lui causer du tort. Quand les gens apprendraient dans quel émoi la présence de Marie-Laure plongeait Mme de Courcy, ils risquaient de jaser!

Bientôt, la robe fut débarrassée de ses taches, et Karen put regagner la réception où, justement, les invités passaient à table. Là, bien malgré elle, la jeune femme devint le centre d'intérêt général car, entre-temps, Alain avait raconté son agression de l'après-midi. Les commentaires allaient bon train. Etre attaquée en pleine rue et en plein jour, quelle horreur! Mais où était-on en sécurité? Rien d'étonnant à ce qu'elle soit aussi nerveuse.

— Je sortais de mon cours de dessin, expliqua Karen. J'étais loin d'imaginer qu'il m'arriverait une pareille mésaventure.

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— Vous avez toujours en vue cette carrière d'artiste? interrogea Marie-Laure, l'air faussement bienveillant. Quelle persévérance... Je me demande comment vous ne vous êtes pas encore lassée.

— Je ne pense pas me lasser de sitôt. La peinture me tient beaucoup trop à cœur, répliqua Karen d'un ton sec.

— Faut-il comprendre qu'il y a un vide dans votre vie et que vous le comblez par ce biais? J'ai peine à y croire... J'espère que notre cher Alain ne manque pas à ses devoirs de mari.

Ces paroles jetèrent un froid autour de la table. Heureusement, Mme le Grès s'empressa de sauver la situation en décrivant le programme des festivités organisées pour la prochaine fête du 14 juillet. Et de nouveau, les conversations s'animèrent.

Karen, quant à elle, était toujours sous le choc des propos de Marie-Laure. Dans quel but tenait-elle un langage si provocateur? Cela risquait de raviver un scandale auquel elle serait forcément mêlée. Ce paradoxe laissait Karen perplexe et désemparée.

Elle dut se forcer pour faire honneur à la cuisine et bavarder avec ses voisines de table. Mais dès que l'occasion lui en fut donnée après le dîner, lassée du bruit des rires et de l'atmosphère enfumée, Karen s'éclipsa en direction de la terrasse pour jouir de quelques moments de solitude dans la douceur du soir.

Les étoiles scintillaient dans le ciel ; et dans l'air flottait le parfum suave des roses qui fleurissaient à profusion dans les jardins alentour. Karen huma l'odeur avec délices.

Presque aussitôt, elle prit conscience d'une présence. Des ombres se mouvaient un peu plus loin, et un murmure de voix étouffées parvint à ses oreilles.

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Craignant d'être importune, Karen fit demi-tour pour regagner le salon.

— Alain...

Le nom était prononcé dans un souffle rauque, sensuel. Et cette voix... Karen l'aurait reconnue entre mille. Marie-Laure de Somerville-Resnais ! Pétrifiée, elle tenta de distinguer les silhouettes entrevues à l'autre bout de la terrasse, à demi dissimulées par un écran de verdure. Mais la nuit les enveloppait de son voile protecteur. Soudain, comme si elle répondait à l'appel muet de Karen, la lune effleura le couple de ses pâles rayons, et Karen les distingua, serrés l'un contre l'autre dans une étreinte fougueuse.

— Alain, mon amour.

C'en était trop. Elle en avait assez vu, assez entendu ! Le cœur déchiré, Karen regagna le salon en courant presque.

Ainsi, la présence de Marie-Laure à cette soirée n'était pas fortuite comme elle l'avait cru innocemment. Les deux amants étaient sans doute convenus de se retrouver là afin de partager quelques instants de bonheur, aussi fugaces soient-ils.

En proie à un désespoir sans fond, Karen se sentait au bord des larmes. Une réaction stupide car, après tout, elle savait bien que son mari avait une maîtresse, que leur mariage n'était pas un vrai mariage. Oui, bien sûr. Seulement, le savoir était une chose, voir son mari murmurer des mots d'amour à une femme superbe en était une autre! Ce soir, pour la première fois, Karen mesurait toute la cruauté d'une telle situation.

Comme un serveur passait par là, la jeune femme prit une tasse de café, sa deuxième de la soirée. D'une main tremblante, elle la porta à ses lèvres. Le breuvage fort et corsé lui fit du bien.

— Karen.

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Elle sursauta à la voix d'Alain qui lui posa la main sur le bras.

— C'est toi qui te trouvais à l'instant sur la terrasse? Questionna-t-il.

Comme elle acquiesçait d'un signe, il étouffa une exclamation de dépit.

— Je m'en doutais! Viens, il faut que nous parlions. Je vais prendre congé de nos hôtes.

Doucement, avec dignité, elle se dégagea.

— Non, Alain, va-t'en si tu veux, moi, je reste. Je m'amuse beaucoup à cette soirée. Pas toi?

— Karen, épargne-moi tes bravades! Nous rentrons. Il faut que je m'explique avec toi, seul à seule.

— M'expliquer quoi ? Tu t'es déjà expliqué quand on s'est rencontrés... Que les choses soient claires. Tu m'as généreusement alloué de l'argent en échange de certains services. Il était convenu que je fermerais les yeux sur... sur tes distractions. Je ne remets pas notre accord en cause, mais ne compte pas sur moi pour être l'une de ces distractions ! A l'avenir, j'aimerais que la porte de ma chambre soit équipée d'une clé et d'une serrure.

Cette déclaration fut saluée par un long silence. Assourdie par les battements de son cœur, Karen attendait.

Enfin, la réponse tomba, tranchante comme un couperet :

— Bien. Il en sera fait selon tes souhaits.

— Je trouve qu'en t'offrant cette petite incartade sur la terrasse, tu as pris beaucoup de risques, Alain. D'autant plus que Mme de Somerville-Resnais avait attiré l'attention sur nous ce soir.

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— Merci de me donner ce point de vue avisé, Karen, mais je te demanderai de ne plus te préoccuper de cette dame ni de mes rapports avec elle. D'accord?

— Je comprends, murmura Karen.

Et elle tourna les talons.

C'était faux, archifaux! Non, elle ne comprenait pas cette situation! Tout son être la rejetait.

Elle avait envie d'éclater en sanglots, de hurler, de taper du pied, de crier sa détresse aux quatre vents ! Une rage destructrice l'animait, dirigée autant contre Alain que contre sa maîtresse. Une rage comme elle en avait rarement éprouvée.

Alors, dans un éclair, Karen comprit : elle était jalouse, oui, férocement jalouse de Marie-Laure ! Aussitôt, les implications de cette découverte s'imposèrent à son esprit. Cela signifiait qu'elle voulait lui disputer Alain. Pire... qu'elle était peut-être amoureuse de lui!

Cette pensée la glaça. Non, c'était impossible, elle ne pouvait permettre qu'il en soit ainsi. Car sinon... sinon, ce serait sa perte. Dans l'état actuel de leurs relations, elle ressortirait de l'épreuve irrémédiablement brisée.

« Pourvu que je ne sois pas amoureuse d'Alain... Pourvu que je ne sois pas amoureuse d'Alain... » Ce fut ce vœu fervent qu'elle fit durant le reste de la soirée tandis que Karen bavardait avec les invités, souriait, plaisantait même, avec toute l'apparence d'une joyeuse insouciance...

— Karen, ça ne va pas du tout! s'exclama Zak Gordano, exaspéré.

Il lui désigna le croquis sur la table à dessin.

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— Vous n'avez tenu aucun compte de mes indications. Ou alors, vous aviez l'esprit ailleurs.

— Probablement, reconnut Karen. L'expression de Zak se radoucit.

— C'est la santé de Gary qui vous inquiète? Je le comprends... Il faut garder confiance, Karen. De toute façon, ce n'est pas en vous tracassant que vous hâterez sa guérison.

— Je sais.

Karen, honteuse, dut s'avouer qu'elle n'avait pas eu la moindre pensée pour son père au cours des dernières vingt-quatre heures.

— Je suis désolée, Zak. Je n'ai rien fait de bon, aujourd'hui, je m'en rends compte.

Zak prit le dessin et le rangea dans un dossier.

— Ça ira mieux demain, ne vous inquiétez pas. Rentrez chez vous, Karen, et essayez de vous détendre, d'oublier vos soucis. Demandez donc à votre charmant mari de vous emmener dîner au restaurant.

— Il doit être occupé, répondit Karen.

— Dommage, il devrait se détendre plus souvent lui aussi. Enfin, revenez-moi en forme demain. Au revoir, Karen.

En forme ? Si la soirée à venir ressemblait à celle de la veille...

Ils étaient rentrés à l'appartement dans un silence de plomb. Là, après lui avoir souhaité bonne nuit, plus froid et détaché que jamais, Alain s'était retiré dans sa chambre. Quel soulagement pour Karen! Pourtant, le sommeil l'avait fuie. Une étrange nervosité l'habitait, comme une attente mal définie, et elle était demeurée longtemps les yeux grands ouverts dans

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l'obscurité, l'oreille aux aguets, attentive au plus léger bruit de pas. Mais tout était resté calme. Désespérément calme.

Alors, poussée par une force irrépressible, elle s'était levée et avait rejoint sur la pointe des pieds la chambre d'Alain. Elle était vide, et le lit n'avait pas été défait. Accablée de chagrin, elle l'avait regardé jusqu'à ce que les larmes l'aveuglent.

Au matin, Mme Girard l'avait informée que Marcel l'emmènerait à son cours de dessin et la ramènerait. Ordre de M. Alain.

Aussi, en sortant de l'atelier, Karen chercha-t-elle du regard la limousine, mais elle n'était pas là. Un coup d'œil à sa montre lui permit de comprendre pourquoi : elle avait près d'une heure d'avance sur l'horaire habituel.

— Madame de Courcy.

Quelqu'un l'appelait. Intriguée, Karen se retourna et aperçut Fabrice Thiéry qui venait dans sa direction. Sans doute avait-elle l'air inquiet car il demanda :

— Vous ne m'avez pas pris pour un voleur, j'espère? Il arborait un sourire qui lui réchauffa le cœur.

— Ceci vous appartient, dit-il, sortant de sa poche deux clés reliées par une chaînette. Je les avais gardées par erreur.

A la vue de son trousseau, le visage de la jeune femme s'éclaira.

— Je vous remercie! Je n'avais pas osé avouer leur perte.

— Votre mari est donc si terrible?

— Non... non, pas du tout.

Il y eut un silence, puis :

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— Vous êtes en avance, aujourd'hui. C'est une chance que je ne vous ai pas manquée.

— Oui et non. Désormais, je dois attendre que le chauffeur me raccompagne.

— C'est plus sage, en effet.

— Peut-être, mais ça ne m'enchante guère.

Fabrice Thiéry consulta sa montre.

— Vous avez le temps de boire un café avec moi?

Karen hésita. La sagesse dans ce domaine aurait été de décliner poliment l'invitation.

— Vous avez envie de refuser, je le vois, remarqua son compagnon avec tristesse. Je ne vous en veux pas. Je conçois aisément que votre mari ne souhaite pas vous voir fréquenter quelqu'un d'aussi insignifiant que moi.

Karen le fixa, médusée.

— Comment pouvez-vous penser une chose pareille, monsieur Thiéry?

— C'est la vérité. Hier, en vous quittant, j'ai pris des renseignements sur M. de Courcy. Nous ne sommes pas du même monde, vous et moi... Croyez bien que sans ce trousseau de clés, je n'aurais pas osé vous approcher de nouveau.

— Monsieur Thiéry, je serais ravie de boire un café avec vous, déclara Karen. Allons-y!

La demi-heure qui suivit lui apprit une foule de détails sur son nouvel ami. Entre autres, que ses parents habitaient Rouen où son père dirigeait une imprimerie et qu'il était leur fils unique. Installé à Paris depuis plusieurs années, Fabrice travaillait comme comptable dans une entreprise d'import-

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export. La pratique du rugby et le cinéma japonais figuraient parmi ses passe-temps favoris.

Karen se sentait renaître en sa compagnie. C'était si agréable de bavarder devant un café avec un homme qui, à l'évidence, la trouvait attirante. Il y eut bien en elle une petite voix pour lui souffler qu'une telle situation n'était pas sans danger, mais Karen choisit de l'ignorer. Tant pis si Alain désapprouvait son attitude. Après ce qu'elle avait surpris la veille chez les le Grès, il serait bien mal avisé de la critiquer! Et d'abord, quel mal y avait-il à boire un verre avec un ami à la sortie de son cours? Elle ne se lançait pas dans une aventure extraconjugale, elle

Tout de même, Fabrice avait une façon de la couver du regard, de se pencher vers elle, d'approcher sa main de la sienne presque à l'effleurer qui n'était pas sans charme. D'une certaine manière, les blessures que lui avait infligées Alain lui étaient moins douloureuses. Encore maintenant, un sentiment d'humiliation la gagnait quand elle se revoyait, suspendue à son cou, attendant ses baisers, mendiant ses caresses. Comment avait-elle pu? Dans son délire sensuel, elle en avait presque oublié qu'il se livrait seulement à un jeu cynique, et qu'en fait son cœur, son corps, son âme appartenaient à une autre.

Marie-Laure de Somerville-Resnais... Certes, c'était une belle femme, le type même de créature qui peuple les fantasmes des hommes. Pourtant, quelle impression désagréable elle laissait ! Il fallait qu'Alain soit bien épris d'elle pour ne pas s'apercevoir de son insupportable arrogance et de...

— J'ai vraiment l'impression de parler dans le vide. Brusquement arrachée à ses rêveries par cette remarque de Fabrice, Karen se confondit en excuses.

— Pardonnez-moi, je... j'avais l'esprit ailleurs. J'ai tellement de soucis...

— Je sais. Je commence à vous connaître.

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— Après deux cafés? Ça m'étonnerait.

— Si. Je sais par exemple que vous n'êtes pas heureuse. Que votre mari mène une existence parallèle.

La remarque contraria Karen qui prit son sac et se leva.

— N'attendez pas que j'étale ma vie privée devant vous, dit-elle.

— Voilà que vous vous fâchez! A raison, j'en conviens.

Il posa la main sur la sienne pour ajouter :

— Dites-moi que vous me pardonnez et que vous accepterez de reprendre un café avec moi très bientôt.

Le moment était propice pour éconduire son soupirant gentiment mais fermement, et Karen le comprit. Une femme mariée n'avait pas à promettre de rendez-vous, même innocent, à un autre homme. Mais que valait son mariage avec Alain? Pouvait-on seulement l'appeler de ce nom?

— A quoi réfléchissez-vous? interrogea Fabrice. Vous redoutez la colère de votre mari s'il vous surprenait à la terrasse d'un café à bavarder... et à sourire un peu?

— Pourquoi se fâcherait-il? Moi aussi, j'ai mon existence propre, répliqua Karen, piquée au vif.

— Dans ce cas, puis-je vous revoir? Cette fois, il faut que je vous pose directement la question. Je n'ai plus aucun objet à vous pour me servir d'excuse.

— Ça signifie que vous aviez gardé délibérément mes clés? C'est très mal, vous savez!

Il eut un sourire attendrissant de mélancolie.

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— Pardonnez-moi... Je n'acceptais pas de vous voir disparaître si vite de ma vie. Revoyons-nous demain, ici, à la même heure. D'accord?

— Peut-être. Je... je ne sais pas. Il referma la main sur la sienne.

— Je vous attendrai. A bientôt, Karen.

— Au revoir, Fabrice.

Un sourire incertain aux lèvres, elle retira sa main, et sans plus s'attarder se dirigea vers l'atelier de Zak où devait l'attendre la limousine.

Il était bien sympathique, ce Fabrice... Et dans sa situation, il serait agréable de pouvoir compter sur le réconfort d'un ami. Peut-être grâce à lui, grâce à la peinture, parviendrait-elle à trouver les jours moins moroses. Et qui sait, même, à supporter la présence de Marie-Laure dans leur vie conjugale.

Quant à savoir si Alain se montrerait aussi tolérant à son égard, Karen en doutait. Elle n'avait qu'à se rappeler son expression implacable pendant leur dispute de la veille, les étincelles de colère qui brillaient dans ses yeux pour prévoir le pire. Même s'il n'avait aucune faute à lui reprocher.

Car Karen ne voulait pas d'une aventure avec Fabrice Thiéry. Non, tout ce à quoi elle aspirait, c'était simplement bavarder à la terrasse d'un café... et sourire un peu.

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7.

— C'est impossible, Fabrice, et vous le savez. Fabrice prit la main de Karen.

— Pourquoi? Quel mal y a-t-il à vous inviter au concert ?

— Je vous l'ai dit cent fois, je suis mariée !

— Et alors? Ce n'est pas parce que vous m'accompagnerez à cette soirée que vous aurez renié vos vœux de mariage. Votre mari aurait moins de scrupules, croyez-moi. Vous lui témoignez une loyauté qu'il est loin de mériter. Personne n'ignore ses aventures et...

— Vous ne devez pas parler d'Alain de cette manière, le coupa Karen, blessée. Si vous continuez, je serai forcée de ne plus vous revoir.

— Ne dites pas ça, répliqua Fabrice, resserrant l'étreinte de ses doigts. Ces quelques moments que nous passons ensemble sont devenus ma raison de vivre. Vous ne pouvez pas m'en priver.

Confuse, Karen lui retira sa main.

— Vous non plus, Fabrice, vous ne devriez pas dire des choses pareilles. Vous m'avez promis d'être mon ami.

— Justement, en tant qu'ami laissez-moi vous emmener à ce concert.

— Vous êtes incorrigible!

Bien qu'assortie d'un sourire, cette critique cachait mal l'inquiétude de Karen face au comportement sans cesse plus possessif de Fabrice. Néanmoins, force lui était d'admettre qu'il

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avait été d'un réconfort inestimable durant ces dernières semaines. D'autant plus que sa brouille avec Alain s'aggravait de jour en jour.

La serrure qu'elle avait réclamée sur la porte de sa chambre avait été posée, mais pour rien. Pas une fois depuis leur querelle Alain n'avait tenté d'en franchir le seuil.

En fait, ils ne se trouvaient ensemble qu'aux repas ou lors des sorties mondaines auxquelles il continuait d'exiger sa présence. Sorties au cours desquelles il jouait toujours le rôle du mari modèle, dévoué et attentionné...

A l'appartement, en revanche, le climat de tension entre eux s'alourdissait de façon accablante. Alain restait courtois à son égard, mais quelle distance, quelle froideur il lui témoignait! Même lorsqu'ils se tenaient l'un près de l'autre lors d'une réception par exemple, ou plus rarement lorsqu'il la touchait, Karen sentait combien ce contact était impersonnel, et son cœur se serrait. Peut-être de l'extérieur donnaient-ils l'illusion d'être proches, mais Karen, elle, savait l'immensité de l'abîme qui les séparait.

Fallait-il s'étonner dans ces conditions qu'elle ait accepté si volontiers l'amitié de Fabrice ? Une amitié à la fois généreuse et désintéressée.

L'ennui, c'est qu'elle avait cru un peu naïvement que cet état de choses pourrait durer toujours. Or, Fabrice n'était pas de bois, c'était un homme comme les autres, avec ses désirs, ses attentes. Très vite, leurs rapports allaient atteindre un point de non-retour, et cela tracassait Karen.

En fait, la question cruciale se résumait à ceci : souhaitait-elle oui ou non avoir une liaison avec lui ? Chaque fois que Karen se la posait, la réponse s'imposait, toujours la même : non, cela ne la tentait pas du tout.

Donc, il fallait agir. Prolonger une situation propice à nourrir de faux espoirs chez Fabrice était cruel. Il n'y aurait

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jamais rien de sérieux entre eux, elle devait le lui dire sans détour.

Pourtant, elle avait peine à s'y résoudre. Une réaction d'égoïsme probablement. Comment le repousser? Fabrice représentait la seule source de réconfort dans le désert glacé de sa vie.

Si c'était à refaire, pensait parfois Karen, jamais elle n'épouserait Alain. Ce mariage de comédie avait engendré trop de chagrin, trop d'amertume.

Il est vrai que, sur le moment, seule avait compté dans son esprit la santé de Gary. Cette considération avait occulté toutes les autres. Ce que serait son existence au quotidien auprès d'un homme doté d'un tel magnétisme, par exemple. Comment elle, si fragile, si démunie, et sans aucune expérience de l'amour, comment supporterait-elle leur mode de vie?

A l'époque, sa situation était désespérée comme l'avait si bien souligné Alain. Aujourd'hui, connaissant mieux les risques, elle aurait refusé son marché sans l'ombre d'une hésitation.

Seule consolation dans sa détresse : Gary semblait tiré d'affaire. Ses médecins avaient réussi à isoler et à identifier le mystérieux virus qui le minait, et ainsi à enrayer l'évolution de la maladie. Il commençait même à recouvrer une certaine mobilité de la main droite. Très réduite, certes, mais c'était un début, et tellement encourageant, tellement porteur d'espoir! D'une certaine manière, son mariage n'aurait pas été un échec total...

— Karen ? Vous n'avez pas écouté un mot de ce que j'ai dit! Où étiez-vous?

L'exclamation de Fabrice la ramena au moment présent.

— Je suis navrée. Je pensais à mon père.

— A votre père?

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A son expression stupéfaite, elle prit conscience de l'avoir blessé dans son amour-propre.

— Je vais réfléchir à votre invitation pour le concert, Fabrice, c'est promis, déclara-t-elle pour se faire pardonner.

— Merveilleux! J'attends votre réponse demain, d'accord ?

— Demain? Nous verrons. Il ne faut pas trop me presser.

— Je m'en garderais bien. Simplement, je ne supporte plus de vous voir si mélancolique, Karen. Vous ne croyez pas que vous méritez un peu de bonheur... que vous avez le droit d'être aimée?

Sa voix était si chargée d'émotion qu'elle en fut troublée. Jamais encore Fabrice ne lui avait parlé ainsi. Et aussi franchement. Vers où l'entraînait-il ?

Karen consulta sa montre.

— Il faut que je parte. Marcel doit m'attendre et je vais devoir inventer je ne sais quelle excuse s'il ne me trouve pas devant l'atelier.

Elle s'était levée, Fabrice l'imita.

— Vous craignez que le chauffeur confie ses doutes à votre mari ? dit-il. Si c'est ce qui vous tracasse, dites-vous que lui, quand il fixe rendez-vous à la baronne, ce n'est pas simplement pour boire un café!

— Je sais, riposta Karen. Mais je dois quand même m'en aller. Au revoir, Fabrice. A demain.

Son sac sur l'épaule, elle repartit d'un pas pressé en direction de l'atelier. Pas de limousine en vue. Ce qui n'avait rien de surprenant : un nouveau coup d'œil à sa montre lui apprit qu'elle avait près d'un quart d'heure d'avance. Bonne occasion pour flâner dans le quartier. En passant en voiture,

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Karen avait remarqué non loin de là dans une rue commerçante une galerie d'art.

Quelques minutes lui suffirent pour rejoindre l'endroit. La vitrine exhibait sous une rampe de projecteurs une unique peinture d'inspiration abstraite devant laquelle elle s'arrêta.

Ce fut alors qu'elle entendit derrière elle une voix vaguement familière s'exclamer sans réel enthousiasme :

— Ah, c'est vous. Il me semblait bien.

Intriguée, Karen se retourna et aperçut Sylvana de Courcy. A son expression, elle devina que cette rencontre n'enchantait pas non plus la cousine d'Alain.

— Bonjour. J'ignorais que vous vous intéressiez à l'art abstrait, lança Karen.

— Mon Dieu, non. Je fais du shopping. J'ai l'habitude d'acheter des vêtements dans une boutique tout près d'ici. Et vous, vous vous promeniez?

Quelque chose dans le ton de la question lui fit redouter que Sylvana l'ait aperçue en compagnie de Fabrice.

— Non, je sors de mon cours de dessin.

Sourire condescendant de Sylvana.

— Ah! C'est vrai! Vos cours d'art... Remarquez, si ça vous amuse. Il vous faudra bien une occupation quand Alain divorcera.

Karen eut l'impression que le sol se dérobait sous elle, mais elle fit l'impossible pour masquer son désarroi.

— Alain aurait donc l'intention de divorcer? Il ne m'en a pas informée.

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— Quoi ? Vous ignorez que le baron de Somerville-Resnais a eu une attaque et qu'il est gravement malade? Ses médecins ne lui donnent pas huit jours à vivre.

Sylvana marqua une pause avant d'enchaîner :

— Mais peut-être Alain vous a-t-il caché la chose par compassion. Bien entendu, quand ce pauvre baron mourra et qu'il aura la voie libre... Tout le monde se demande combien de temps Marie-Laure s'amusera à jouer la veuve éplorée.

Elle eut un petit rire.

— Tel que je le connais, Alain doit être furieux. Avoir pris la peine de vous épouser, vous, et finalement pour rien. En patientant quelques semaines de plus, il s'évitait les désagréments d'un divorce. Enfin... dans la famille, on trouve cette situation fort amusante.

— Je n'en doute pas, répondit Karen, submergée de dégoût. J'en conclus que si moi aussi j'avais une attaque et que je disparaissais de la scène, cela résoudrait bien des problèmes.

Nouveau petit rire précieux de Sylvana.

— A mon avis, Alain n'en demanderait pas tant. Contentez-vous d'accepter le divorce et il devrait savoir se montrer reconnaissant.

— Dans ce cas, pourquoi me tracasser? répliqua Karen avec un haussement d'épaules désinvolte. Je vous souhaite de bons achats, Sylvana, mais si je puis me permettre un conseil...

Elle jeta un coup d'œil critique à la silhouette enrobée de la jeune femme.

— ... à l'avenir, changez de boutique. Ou commencez un régime.

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Là-dessus, Karen tourna les talons et disparut au coin de la rue avant que Sylvana, écumant de rage, ait trouvé une réplique à la mesure de son indignation.

Pourtant, dès qu'elle se sut hors de sa vue, Karen dut s'arrêter et s'appuyer contre un mur pour mieux maîtriser son émotion. Une tempête où se mêlaient la colère, le chagrin et le désespoir.

Fallait-il croire Sylvana? Alain comptait-il vraiment la congédier moyennant une généreuse contrepartie financière?

Rétrospectivement, elle s'aperçut qu'en effet, Alain semblait encore plus distrait depuis quelque temps... Avec quelle impatience il devait attendre le décès du mari. Pauvre baron, pensa Karen avec un frisson de dégoût. Lui au moins ignorait ces sordides projets. Personne ne l'avait arrêté dans la rue pour l'informer qu'il était indésirable et que le Tout-Paris spéculait sur sa succession.

— Madame? Vous êtes malade?

Karen n'avait pas vu Marcel approcher. Il se tenait devant elle, chapeau bas, l'air très inquiet.

Il ne servait à rien de l'abuser par un quelconque mensonge alors qu'elle tremblait de tous ses membres et devait être pâle comme un linge.

— J'ai eu un petit malaise, rien de grave.

Plein de sollicitude, il l'aida à s'installer dans la voiture et durant le trajet s'assura de son état par de fréquents coups d'œil dans le rétroviseur. Sans doute utilisa-t-il le téléphone de bord pendant qu'elle montait à l'appartement car Mme Girard l'attendait, en proie à une évidente agitation.

Sans trop savoir comment, Karen se retrouva allongée sur son lit, sans chaussures, un linge imbibé d'eau de Cologne sur le front, et une tisane sur sa table de chevet. De quoi se composait

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le breuvage? La jeune femme l'ignorait. Toujours est-il qu'elle ne tarda pas à glisser dans le sommeil. Un sommeil léger, entrecoupé de rêves. Dans l'un d'eux, Karen se vit, courant éperdument vers l'autel d'une gigantesque cathédrale où l'attendait Alain, la main tendue. Arrivée à sa hauteur... cruelle déception. Son sourire n'était pas pour elle mais pour une blonde qui se jetait à son cou...

Dans un cri de désespoir, elle prononça son nom et l'entendit lui répondre. Ses paupières se soulevèrent avec peine : Alain était là, penché sur elle.

— Que se passe-t-il ? Il paraît que Marcel t'a trouvée malade en pleine rue?

— Non, c'était juste un malaise passager. Rien de grave.

— En es-tu sûre?

Alain s'assit au bord du lit et la fixa attentivement, sourcils froncés.

— Dis-moi, Karen, se pourrait-il que tu sois enceinte?

La question la désarçonna.

— Non... bien sûr que non.

Le soulagement d'Alain était si flagrant qu'il n'aurait pu échapper à Karen. Et elle, petite naïve, qui l'avait cru inquiet de la voir souffrante... Quelle sotte! Alain n'avait aucune raison de désirer cette grossesse ! On se débarrassait moins aisément d'une femme enceinte. Et s'il devait avoir un enfant, il le voudrait de la femme qu'il aimait, c'était une évidence.

— Dieu merci, il n'y a aucun risque, renchérit Karen dans son dépit.

— Tu es bien placée pour le savoir.

Détournant la tête, il ajouta après un silence :

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— Je te laisse te reposer, Karen, mais il va falloir que nous parlions tous les deux. Sans tarder.

Le cœur de la jeune femme se mit à battre plus vite.

— Tu sais, ce n'est pas nécessaire...

— Je regrette. A mon avis, c'est plus que nécessaire, c'est indispensable.

Là-dessus, il quitta la chambre, non sans lui avoir effleuré la main d'un baiser.

Que d'effort il en coûta à Karen pour refouler les larmes qui lui brûlaient les paupières! Elle savait trop bien de quoi Alain souhaitait l'entretenir. Qu'il ne se tracasse pas. Elle le lui accorderait, son divorce, et sans rien demander en échange, hormis l'assurance que le traitement de Gary serait poursuivi aussi longtemps que nécessaire.

Sa liberté, voilà tout ce à quoi elle aspirait désormais.

Très vite cependant, alors que le crépuscule tombait, Karen prit conscience combien ce vœu était irréaliste. Devoir se séparer d'Alain serait un tel déchirement, une telle souffrance, qu'elle ne serait plus jamais libre...

Le lendemain matin, sur le plateau du petit déjeuner qu'apporta Mme Girard, Karen remarqua une enveloppe à laquelle était fixée une note écrite de la main d'Alain. « Ce courrier est arrivé ce matin, disait-elle. Tu conviendras que cela change bien des choses. Je rentrerai tard ce soir, aussi, nous ne pourrons en discuter que demain. »

Alain avait signé de ses seules initiales, comme s'il s'agissait d'une vulgaire note administrative.

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De l'enveloppe, Karen sortit plusieurs pages dactylographiées et découvrit un compte rendu médical concernant Gary. Quelle surprise!

Il était rédigé dans un jargon aux termes barbares, mais le résumé final se révéla, heureusement, plus facile à comprendre.

Bien qu'expérimental, le traitement donnait des résultats tout à fait satisfaisants, sans effets secondaires notables, apprit Karen. Les soins étaient peu à peu remplacés par des séances de kinésithérapie intensives auxquelles le patient réagissait très bien. En conséquence, M. Roscoe pouvait envisager de quitter la clinique d'ici à quelques semaines. Cependant, il devrait faire l'objet d'un suivi médical régulier, probablement durant toute sa vie, et continuer les séances de kinésithérapie pendant quelques semaines, de retour chez lui.

« De retour chez lui » ! Les mots se brouillèrent sous les yeux de Karen. Son père était guéri ! Il allait revenir, se remettre à peindre! Quel bonheur...

Son déjeuner oublié, elle sauta à bas du lit. Zak! Il fallait vite l'appeler pour lui annoncer la bonne nouvelle. Saisissant au vol son peignoir, elle s'élança dans le couloir. Dans son impatience, Karen fit tomber le journal posé près du téléphone. Quand elle se baissa pour le ramasser, la photo d'Henri de Somerville-Resnais lui apparut.

Tout de suite, Karen comprit. Encore agenouillée par terre, elle lut la brève rubrique où était relatés sa carrière d'homme politique ainsi que ses services rendus à la nation lors de la guerre d'Indochine. L'article précisait que le baron laissait une veuve, mais aucune descendance. Un cousin hériterait des biens et de la fortune personnelle du baron.

Après avoir remis en place le journal, Karen, hébétée, fixa un point invisible sur le papier peint du couloir. Que de détails omettait cet article ! Entre autres, les projets de remariage de ladite veuve. Mais au fait, était-ce pour cette raison qu'Alain

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rentrerait tard? Parce qu'il était parti consoler Marie-Laure? Si oui, c'était d'une indécence inqualifiable...

Un long frémissement parcourut Karen. Lentement, elle se redressa. Elle avait étrangement froid soudain, et resserra le lien de son peignoir.

Les événements se bousculaient : Marie-Laure libre, Gary rétabli. Cette nouvelle donne annulait leurs obligations mutuelles. Voilà ce que comptait lui annoncer Alain le lendemain matin !

Eh bien, non. Karen n'avait pas l'intention d'attendre jusque-là qu'il lui signifie son congé. Assister à la victoire de Marie-Laure, devenir la risée de tous, ou pire un objet de pitié, elle ne le supporterait pas. Cela impliquait donc qu'elle s'efface la première.

Ses pas l'entraînèrent sans qu'elle s'en rende compte jusqu'au salon. Comme chaque fois qu'elle y entrait, son regard fut attiré par le tableau de son père au-dessus de la cheminée, et les souvenirs défilèrent dans sa tête, riches de moments heureux...

Soudain, un déclic se produisit dans l'esprit de la jeune femme. Montascaux ! Voilà où elle irait ! Comme Zak le lui avait conseillé un jour, elle avait besoin de se retrouver elle-même pour peindre. L'occasion lui en était donnée. Quelques vêtements dans une valise, assez d'argent pour subvenir à ses besoins et elle s'installerait de nouveau dans ce village si cher à son cœur. Là, elle passerait son temps à dessiner, à peindre comme l'avait fait son père avant elle.

Au moins, quand il rentrerait des Etats-Unis — très bientôt! — elle aurait un toit à lui offrir. Ils travailleraient ensemble, partageraient le même atelier. Peut-être même n'aurait-elle pas à lui parler d'Alain. Cet épisode douloureux de sa vie, elle le garderait à jamais enfoui dans le secret de son cœur.

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Une excitation croissante gagnait Karen à mesure que se précisaient ses projets. En quittant Alain avant qu'il rompe, elle ménageait sa fierté. Ainsi, c'était de lui et non d'elle que les gens se moqueraient.

Pour la première fois depuis des jours et des jours, Karen se sentit moine morose. Contente presque. Même si cette satisfaction avait un goût terriblement amer...

A l'annonce de sa décision, Zak afficha une certaine réserve.

— En soi, l'idée me paraît bonne, mais les motivations... Partir est une chose, fuir en est une autre, Karen.

Cette prudence n'entama pas la détermination de la jeune femme.

— A situation désespérée, remèdes désespérés. C'est devenu ma philosophie.

— Ma foi, si ce village vous semble propice à l'épanouissement de vos talents... Trouvez-vous un modèle sur place et travaillez vos toiles en pensant à la lumière. La lumière, Karen, c'est ce qui donne vie à l'œuvre.

Elle prit bonne note de ces recommandations et ils se séparèrent sur une poignée de main chaleureuse, non sans que Zak lui eût fait promettre de donner fréquemment de ses nouvelles.

Fabrice attendait Karen au café. Dès qu'elle parut, il se leva, une expression grave sur le visage.

— Karen, vous avez vu le journal d'aujourd'hui?

— Oui.

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Elle s'assit, et il fit signe au serveur d'apporter leurs cafés.

— Fabrice, j'ai quelque chose à vous dire. Voilà... j'ai décidé de partir dans le sud-ouest de la France. Je louerai une maison là-bas et je peindrai.

La nouvelle le stupéfia.

— Vous voulez dire que... que vous quittez votre mari?

— Je m'en vais pour travailler. J'ai besoin de me retrouver seule.

Il se pencha vers elle, une flamme ardente dans le regard.

— Non, Karen, il ne faut pas que vous restiez seule. Vous êtes bien trop jeune, trop jolie pour ça. Les hommes n'ont pas tous un cœur de pierre comme Alain de Courcy. Laissez-moi vous le prouver. Je veux être auprès de vous, ma chérie. Vous aimé.

Embarrassée, elle baissa les yeux. Au fond, cette réaction de Fabrice était dans la logique des choses.

— Non, Fabrice, répondit-elle gentiment. C'est impossible. Je ne veux pas me lier.

— Aujourd'hui, peut-être. Mais demain? Je saurai attendre, Karen.

Il lui prit la main, la serrant avec ferveur pour enchaîner :

— Laissez-moi vous accompagner. Je veillerai sur vous, je vous protégerai. Et je ne demanderai rien en échange, c'est juré... J'ai des congés que je peux prendre à ma guise. Ma voiture est à votre disposition. Je peux vous conduire partout où vous souhaitez. Demain si ça vous chante.

Karen hésita. L'offre était tentante... bien que source de problèmes. Fabrice serait déçu s'il s'imaginait qu'à force de patience, elle lui tomberait dans les bras...

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D'un autre côté, pour blesser Alain dans sa fierté, quelle meilleure solution existait-il? En lui laissant croire qu'elle le quittait pour un autre homme, elle avait le sentiment de lui rendre la monnaie de sa pièce.

— Vous savez, Fabrice, vous risquez de vous ennuyer. J'ai l'intention de travailler très sérieusement. Je louerai un modèle et je...

— Mais je vous aiderai ! Je ferai la cuisine. Je pourrai même poser pour vous. Pourquoi pas?

Pourquoi? De nombreuses objections lui vinrent à l'esprit, mais Karen préféra les taire.

Partir avec Fabrice présentait certains avantages. Avant tout, celui de la facilité et de la rapidité. Elle disparaissait au moment qui lui convenait le mieux en laissant simplement une note à Alain disant que ses avocats prendraient en temps voulu contact avec lui pour le divorce.

Quant à Fabrice, ma foi, elle s'en débrouillerait. Karen lui adressa un sourire.

— Eh bien, soit, partons demain matin. Le plus tôt sera le mieux. '

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8.

Il commença à pleuvoir dès la sortie de Périgueux. Ce temps maussade était à l'image de son humeur, se disait Karen en regardant le ballet monotone des essuie-glaces sur le pare-brise.

Elle observa son chauffeur à la dérobée. Karen le sentait nerveux. Fabrice fixait presque aussi souvent le rétroviseur que la route devant lui. Peut-être pensait-il que cette escapade avec l'épouse d'Alain de Courcy n'était tout compte fait pas très sage. Ce qui faciliterait la suite à Karen : il réagirait moins mal quand elle lui signifierait qu'il n'y avait pas place pour lui dans sa vie, même temporairement.1

Car Karen en avait la certitude : jamais elle ne tomberait amoureuse de Fabrice. Son cœur appartenait à Alain et lui appartiendrait toujours. Et cela, même s'il la rejetait.

Son départ de Paris s'était passé sans anicroche. Fabrice avait déployé une remarquable efficacité. Pendant qu'elle courait ici et là acheter le matériel de peinture dont elle aurait besoin, il avait téléphoné de sa part à Mme Béthune à Montascaux afin de louer « la maison dans les nuages ». La propriétaire avait aussitôt accepté.

Karen ne s'était occupée que de préparer ses affaires. Elle n'emportait pas grand-chose, un simple sac de voyage contenant jeans, T-shirts, un ou deux pulls chauds, des chaussures de tennis et son nécessaire de toilette. De ce qui venait de son trousseau, elle n'avait rien pris, ni linge ni bijou. Elle avait laissé tout cela dans sa chambre, bien en vue, et posé sur la table de chevet une lettre succincte informant Alain qu'elle partait avec un autre homme, et qu'il était inutile de se mettre à sa recherche.

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Néanmoins, Karen n'avait pas eu le cœur de se séparer de son alliance. Une faiblesse stupide peut-être, mais elle voulait conserver quelque chose d'Alain, un souvenir qui l'accompagnerait dans sa future vie...

Plus prosaïquement, elle avait retiré de son compte en banque de quoi vivre pendant deux mois. Sans faire de folies ! Par la suite, elle comptait bien subvenir elle-même à ses besoins. La Dordogne attirait en toute saison de nombreux touristes amateurs de peintures. Elle pourrait trouver là un débouché à ses tableaux.

Quitter incognito l'appartement s'était révélé d'une simplicité enfantine. Et pour cause... Alain, une fois de plus, n'avait pas dormi chez lui. Pour se consoler de sa tristesse, Karen s'était dit qu'elle devait au contraire se réjouir de cette aubaine.

Le risque que Fabrice se montre entreprenant durant le voyage l'avait un peu inquiétée. Bien à tort. Il était étonnamment effacé, distrait même. A l'évidence, il se préoccupait davantage d'être suivi que de jouer les amoureux !

A la fin, irritée par ces incessants coups d'œil dans le rétroviseur, Karen tenta de le rassurer :

— Que craignez-vous, Fabrice? Si Alain devait me chercher, il s'orienterait plutôt vers l'Angleterre.

— On ne peut jurer de rien.

Méfiant, Fabrice ressemblait bien peu au jeune homme avenant qui lui offrait le café à la sortie de ses cours. Si cela devait durer ainsi...

Dieu merci, au train où ils allaient, ils atteindraient Montascaux avant la nuit. Mme Béthune avait promis de leur laisser de quoi se sustenter. Fabrice pourrait apporter la preuve de ses talents de chef en leur concoctant un petit repas. Si tant est qu'il parvienne à se calmer...

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Enfin, ils arrivèrent. Dans le souvenir de Karen, Montascaux était toujours inondé de soleil, tel que l'avait peint son père. Quelle drôle d'impression ce fut de le découvrir sous la pluie, noyé de brume, et presque sans un habitant dans les rues.

Une fois le pont franchi, la voiture s'engagea sur la route sinueuse et escarpée qui grimpait au sommet du village.

Le cœur de Karen battit plus vite lorsqu'elle aperçut la maison familière. Comme si c'était sa maison, qu'elle arrivait là chez elle.

De construction simple et harmonieuse, elle était coiffée d'un toit de tuiles pentu, typique de la région, et flanquée d'un pigeonnier. C'était là, au niveau supérieur de ce pigeonnier, que Gary avait installé son atelier.

Fabrice s'arrêta dans la cour.

— Restez là, ordonna-t-il. Je rentre les bagages. Deux voyages furent nécessaires. Après quoi, il revint avec un parapluie.

— Tenez, allez-vous mettre à l'abri. Je vais garer la voiture dans la grange, derrière la maison.

Dehors, la pluie avait redoublé de vigueur. La jeune femme franchit en courant la vingtaine de mètres qui la séparait de l'entrée. La porte ouvrait directement sur la salle de séjour, l'unique pièce du rez-de-chaussée. On y avait allumé la cuisinière. D'une cocotte posée dessus s'exhalait une appétissante odeur qui lui mit l'eau à la bouche. Adorable Mme Béthune. Elle leur avait cuisiné sa spécialité, un cassoulet !

Karen regarda autour d'elle avec un soupir de contentement. Rien n'avait changé. C'était toujours la même vaisselle de faïence bleue et blanche sur le vieux buffet, la même toile cirée sur la table...

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Saisissant son sac de voyage, elle s'engagea dans l'étroit escalier de bois qui montait à l'étage. Deux chambres et une minuscule salle de bains y étaient aménagées sous le toit en mansarde. Karen poussa la porte de la plus grande. Le lit était prêt. Attentive au moindre détail, Mme Béthune avait même ajouté un bel édredon.

La jeune femme contempla ce lit ancien avec un serrement de cœur. Il était bien trop grand pour une seule personne...

Après s'être débarrassée de son sac, elle sortit vérifier la seconde chambre. Surprise ! Le lit ici n'était pas fait.

Pourtant, elle avait clairement demandé à Fabrice qu'il fasse préparer les deux chambres par Mme Béthune. Erreur? Malentendu? Ou oubli volontaire? Perplexe, Karen s'interrogeait.

Il n'était pas exclu que Fabrice, en dépit de ses protestations, tente de la pousser dans ses retranchements. S'il se figurait vaincre ses réticences en la plaçant devant le fait accompli, il se trompait !

Soudain, le vacarme de la pluie sur le toit résonna à ses oreilles d'un écho menaçant, et il lui sembla que l'atmosphère dans la petite chambre devenait étouffante.

Quelle imprudence de s'être embarquée dans un endroit aussi isolé avec un homme qu'elle connaissait à peine! Où avait-elle la tête? Son besoin éperdu de fuir Paris, de quitter Alain avant qu'il la quitte, avait altéré ses facultés de jugement.

Là, Karen prit une décision : elle ne passerait pas une nuit, une seule, sous le même toit que Fabrice! La décence voulait qu'elle lui offre de partager son repas, mais ensuite, il irait se chercher une chambre dans le village.

Pourvu qu'il ne se fâche pas trop. Certes, elle ne lui avait rien promis, mais le seul fait d'avoir accepté qu'il l'accompagne jusqu'ici la plaçait en délicate position.

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Le cœur battant, Karen entendit se refermer en bas la porte d'entrée. Il n'y avait pas une minute à perdre. Pourtant, un certain temps s'écoula avant qu'elle rassemble le courage de passer à l'offensive.

Karen s'engagea dans l'escalier, se répétant mentalement ce qu'elle allait lui dire. Là, elle l'aperçut de dos, dans le séjour, secouant son imperméable pour en ôter les gouttes de pluie. A présent qu'elle était seule avec lui, Fabrice lui paraissait plus grand, plus impressionnant...

Elle eut du mal à parler, se racla la gorge.

— Fabrice... Fabrice, j'ai réfléchi...

A cet instant, il se retourna et la suite ne put franchir les lèvres de la jeune femme. Sa main chercha appui sur la rampe : une soudaine faiblesse la gagnait. Stupeur! Ce n'était pas Fabrice... mais Alain!

— Ah, oui ? Tu réfléchissais? Je ne doute pas que tu aies amplement matière à réflexion, lança-t-il, narquois.

— Alain! Que fais-tu ici?

— La place d'un mari est auprès de sa femme, non? Tout en parlant, il s'était avancé dans sa direction.

— Ne m'approche pas! Où est Fabrice?

— Sur la route du retour à Paris, je présume. Ça t'attriste, je le comprends. Que veux-tu... Je tâcherai de te consoler au mieux de cette perte.

Saisie de vertige, Karen s'agrippa plus fort à la rampe. Au prix d'un effort de volonté, elle leva la tête.

— Inutile que tu me consoles. Je n'attends rien de toi, Alain, que ma liberté. Nous pouvons divorcer dès que tu voudras. Je ne te demanderai rien en échange. Tu m'as rendu mon père, ça me suffit.

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— Comme tout est simple dans ta bouche. Et si moi, je ne veux pas de cette séparation ? Tu n'attends peut-être rien de moi, mais moi j'attends beaucoup de toi.

Ces déclarations l'alarmèrent.

— Tu es fou ! Quand voudras-tu comprendre que la farce que nous jouons est terminée ? Je t'ai quitté, Alain. Je... j'ignore comment tu m'as retrouvée mais...

— Comment? C'est très simple. Depuis qu'on a tenté de te voler ton sac dans la rue, je vous ai fait surveiller, toi et ton sauveteur.

— Quoi? Tu as osé...?

— Qu'est-ce que tu t'imagines? Que j'aurais négligé de protéger mes intérêts? Que j'aurais renoncé tout bêtement à toi? Allons... D'autant que cette mesure m'a fait découvrir une chose très intéressante. J'ai eu pas plus tard qu'hier soir une conversation édifiante avec ton amoureux. A l'avenir, ma chérie, il faudra davantage te méfier. Un jeune homme qu'on achète aussi facilement n'est pas digne de toi.

— Que... qu'on achète? Je ne comprends pas...

— J'espère que tu ne tenais pas trop à lui, Karen. Fabrice était payé par mon oncle pour te séduire.

Atterrée, elle se laissa choir sur les marches.

— Tu mens!

— Si je mens, pourquoi n'est-il pas ici à te défendre? La voix d'Alain, son visage n'exprimaient plus à présent la moquerie, mais seulement la lassitude.

— Cette histoire d'agression m'a tout de suite laissé sceptique, reprit-il. Cet homme qui volait à ton secours, et mettait en fuite tes agresseurs, ça m'a semblé louche. J'ai pris des renseignements sur lui, et là, j'ai appris qu'il était à la solde

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de mon oncle Louis. Que du reste, il rencontrait presque tous les jours, sans doute pour lui rendre compte de ses progrès.

Karen n'admettait toujours pas une telle hypothèse.

— Je n'en crois pas un mot ! Quelle raison ton oncle avait-il d'agir ainsi? Ça n'a pas de sens.

— Oh, si ! Il a pour but de briser notre mariage. Il raconte à qui veut l'entendre que mes infidélités te désespèrent et que tu es sur le point de craquer. Il cherche à te faire passer pour une innocente victime, trahie par son don Juan de mari. Donc, à justifier le fait que tu aurais toute raison de me quitter. Et justement, voilà que tu désertes le domicile conjugal. Oncle Louis a atteint son objectif : créer le scandale. Ainsi, il peut de nouveau ruiner ma réputation et me déclarer moralement indigne d'assumer mes fonctions à De Courcy International. Bien entendu, ceux qui la dernière fois lui ont prêté une oreille complaisante seront tout prêts à l'écouter cette fois-ci. Plus encore peut-être.

— Non, impossible! Personne ne peut être aussi retors.

— Je me doutais de cette réaction, figure-toi. Aussi, j'ai pris la précaution de demander à ton petit ami une déclaration écrite dans laquelle il avoue son rôle dans toute cette affaire. Veux-tu la lire? proposa Alain, sortant une enveloppe de sa poche.

— Non!

— Ne sois pas trop déçue, chérie. Il semble qu'il ait sincèrement apprécié ces moments passés avec toi. J'ose espérer cependant que tu ne lui as pas trop donné de toi-même.

Il lui souriait, mais ses yeux verts lançaient des éclairs.

— Puisque tu m'as fait surveiller, tu dois connaître la réponse, non?

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— J'aimerais tout de même en avoir l'assurance. Alors, dis-moi, as-tu oui ou non fait l'amour avec Fabrice ?

— Non.

— Dans ce cas, c'aurait été ce soir votre première fois. Je suis navré d'avoir tout gâché. Mais ne t'inquiète pas, puisque je t'ai privée de ton amoureux, je le remplacerai, c'est la moindre des choses.

— Qu'est-ce que ça veut dire?

— Que je ne me résous pas à l'idée que notre mariage soit fini. Au contraire, il ne fait que commencer.

Il promena autour de lui un regard critique.

— Ce n'est peut-être pas l'endroit que j'aurais choisi pour notre lune de miel, mais on s'en contentera.

— Notre lune de miel ? A quel petit jeu te livres-tu, Alain?

Sous la colère, Karen s'était levée.

— Aucun. Tu es ma femme, et tant que tu le resteras, tu seras à moi et à personne d'autre. Que ce soit clair.

— Tu t'obstines... Je suis venue à Montascaux pour repartir sur de nouvelles bases, peindre, pouvoir offrir un foyer à mon père à son retour des Etats-Unis. Il n'y a pas de place ici pour toi.

— Il y en avait une pour Fabrice Thiéry, pourtant.

— Non. Pas dans le sens où tu l'entends ! Fabrice m'a servi de chauffeur pour ce voyage. Il était convenu que... qu'il s'occuperait de la maison et me servirait de modèle. C'est tout.

— Tu n'es quand même pas aussi naïve, Karen. Moi, en tout cas, je ne le suis pas.

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— Pense ce que bon te semble. Mais de grâce, ne me juge pas d'après tes propres critères. Je ne veux pas d'un amant. Je suis venue ici pour travailler, recommencer ma vie.

— Et la nôtre? Notre vie commune?

A ces mots, la gorge de Karen se serra douloureusement.

— Nous n'en avons pas, Alain. Nous n'en avons jamais eu. Séparons-nous, c'est la meilleure solution. Ainsi, tu seras libre d'épouser Marie-Laure.

— Je te remercie de m'y autoriser. Mais pourquoi supposes-tu qu'elle voudra se marier avec moi? C'est une riche veuve aujourd'hui.

Karen baissa les yeux. Une image lui était revenue : Marie-Laure suspendue au cou d'Alain à la réception des le Grès sur la terrasse. Cette image qui l'avait si souvent obsédée...

— C'est une question qui ne regarde que toi, répondit Karen à mi-voix.

— En effet. Mais il y en a une autre qui nous regarde, toi et moi, et que je n'ai pas l'intention d'éluder.

— J'en ai assez, Alain! Finissons-en. Tu devrais te réjouir que j'aie disparu de ta vie. Tu peux être heureux maintenant. Rien ni personne ne pourra t'en empêcher. Et quand vous serez mariés, toi et la baronne, vous n'offrirez plus de prise au scandale.

— Tu as tout pensé, tout prévu, murmura Alain.

— Oui, j'ai eu plus de temps qu'il n'en fallait pour réfléchir. Aujourd'hui, Alain, ma décision est irrévocable : je te quitte.

— Puis-je me permettre de te rappeler les termes de notre arrangement?

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— Ne compte pas sur moi pour rentrer à Paris et attendre docilement le moment où tu demanderas le divorce. Non, nous avons rempli l'un et l'autre notre contrat. Plus rien ne nous contraint à rester ensemble.

— Tu sembles avoir oublié un détail... Quand je t'ai proposé ce mariage, je t'ai dit qu'un jour je te demanderais de me donner un enfant.

La stupéfaction la laissa quelques secondes sans voix.

— Non, je n'ai pas oublié... Bien sûr que non. Seulement, vu les circonstances, ça ne compte plus. Tu ne voudrais tout de même pas que je...

— Pourquoi pas?

Le ton était affable, mais le regard plus implacable que jamais.

Karen, en plein désarroi, eut un rire forcé.

— Pourquoi? Tu vas te remarier, tu pourras fonder un foyer à ce moment-là.

— Qu'en sais-tu ? Le baron désirait désespérément un héritier. Il ne l'a jamais eu.

— C'est votre problème, à toi et à ta future épouse. Tout ça ne me concerne pas.

— Je ne partage pas cet avis. Tu parles de notre divorce et de mon remariage comme d'une certitude. Tu as tort. Il ne t'est pas venu à l'idée que je puisse être satisfait de mon sort et que je n'aie pas envie d'en changer?

— Mais enfin, c'est insensé ! Tu ne peux pas souhaiter que les choses continuent ainsi. Personne ne le pourrait ! Tu dois avoir envie d'être heureux, de mener une vie harmonieuse auprès de la femme que tu aimes.

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— Bien sûr. Mais si ce n'est pas possible, je ne serai pas le premier à me contenter d'un pis-aller.

Une bouffée d'indignation la submergea.

— Et si moi je ne veux pas être un pis-aller? Et si je refuse de faire des enfants?

— Pourtant, tu y prendrais plaisir, j'en suis sûr. En disant cela, il la contempla avec une brûlante intensité et, malgré la colère, il lui sembla qu'elle s'embrasait sous ce regard.

— Assez, Alain! Je croyais avoir été claire. Je t'ai quitté. Je suis partie parce que je ne supportais plus la vie près de toi. Nous n'aurions jamais dû nous marier. C'était une erreur regrettable, tu dois bien t'en rendre compte !

— Tout à fait. Mais tu vas devoir me supporter encore quelque temps, ma chérie... Jusqu'à ce que tu m'aies donné un fils. Serait-ce vraiment une telle épreuve de mettre au monde cet enfant?

Le cœur de Karen se serra sous l'effet d'une indicible souffrance. Un enfant d'Alain... En d'autres circonstances, ce serait merveilleux, l'accomplissement de ses plus beaux rêves. Mais là, sachant qu'il ne l'aimait pas, ce serait tout simplement l'enfer.

— J'ai d'autres projets pour l'avenir. Quoi que tu dises, Alain, quoi que tu fasses, je n'y reviendrai pas.

— Tu sembles très déterminée. Mais c'est la première fois que nous nous trouvons seuls, tous les deux. Ne crois-tu pas qu'au fil des jours — et des nuits —, j'arriverai à te persuader d'être un peu plus tendre avec moi?

— Y a-t-il jamais eu la moindre tendresse dans nos rapports? répliqua-t-elle avec amertume.

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— Très peu, en effet, mais est-ce une raison pour que ça continue ainsi? Nous pourrions... essayer de changer?

Le ton d'Alain n'était plus le même. Il y avait dans sa question des accents de mélancolie, d'humilité presque. Bouleversée, Karen eut envie de courir vers lui, se jeter dans ses bras. Ce serait un geste si simple, si naturel... mais qui la perdrait!

— Et Mme de Somerville-Resnais? As-tu sa permission pour cette touchante réconciliation?

— Non, Mme de Somerville-Resnais ne voit personne depuis le décès du baron.

— Ah ! Je comprends... Quelle sotte je fais ! Tant que madame est en deuil, vous ne pouvez pas décemment vous voir, aussi tu viens chercher un divertissement auprès de moi !

— Enfin, Karen, tu déraisonnes! Ecoute-moi,-je...

— Non, j'en ai assez entendu. Je veux que tu partes, Alain. Tout de suite.

— Pour l'amour du ciel, je suis venu jusqu'ici pour te voir, te parler...

— Tu as perdu ton temps.

Le voyant s'avancer, elle recula, en proie à une panique irraisonnée, les mains devant elle comme pour le repousser.

— Non! Ne me touche pas! N'approche pas!

Ce cri de terreur se perdit dans un profond silence. Alain la fixait, en état de choc.

— Mon Dieu, murmura-t-il enfin. Je te fais peur. Suis-je vraiment si terrible à tes yeux?

— Je t'en prie... va-t'en!

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— Bien. Puisque tel est ton souhait...

Sans un mot de plus, il alla enfiler son imperméable puis se dirigea vers la porte. Là, il se retourna, un sourire sans joie aux lèvres.

— Quelle ironie... De toutes les femmes que je connais, celle que j'ai épousée est la seule qui soit inaccessible. Au revoir, ma belle, et bonne chance.

Dans un état second, Karen regarda la porte se refermer sur lui puis descendit les quelques marches la séparant du séjour où elle s'effondra sur une chaise.

Alain était parti. Elle avait eu assez d'énergie, de courage, pour le renvoyer. A présent, il lui faudrait assumer les conséquences de cet acte : l'infinie solitude de ses jours...

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9.

Elle était toujours là, hébétée sur sa chaise, lorsque la porte s'ouvrit à la volée. Alain entra, l'air furibond.

Surprise, Karen se leva. Si brusquement que son siège tomba à la renverse. D'un geste, Alain prévint les protestations de la jeune femme.

— Oui, je reviens. Mais contraint et forcé ! Ton soupirant n'a rien trouvé de mieux que de crever les quatre pneus de ma voiture!

— Fabrice? Mais pourquoi?

— Le dépit, sans doute. Monsieur devait être furieux que j'aie découvert sa trace et compromis sa petite intrigue. Crois-moi si tu veux, mais à mon avis ce type n'était pas seulement attiré par l'argent de mon oncle. Toi aussi, tu l'intéressais.

— Tu ne voudrais pas m'en voir flattée, j'espère? Quant à ta voiture, ce n'est pas dramatique. Il y a un garage à Montascaux, on t'y vendra des pneus de rechange.

— Je n'en doute pas... Demain.

Devant sa mine consternée, Alain eut un sourire.

— Non, chérie, ne compte pas sur moi pour me traîner sous cette pluie jusqu'à ton garage. D'ailleurs, à cette heure, tout est fermé.

— Ce n'est pas sûr, tu...

— Peut-être, mais ce soir, je n'ai aucune envie de me lancer dans l'aventure. Même si ça ne nous enchante ni l'un ni l'autre, il va falloir que je passe la nuit ici.

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— Ah, non ! Il doit y avoir une auberge un peu plus haut dans la vallée.

— Franchement, je te remercie, c'est trop aimable, mais je resterai ici. Rassure-toi, après ton accueil de tout à l'heure, il ne me viendrait pas à l'idée de t'approcher. Alors de grâce, cesse de me regarder comme si j'allais te dévorer.

Karen posa sur lui un regard inquisiteur.

— Qu'est-ce qui me prouve que tu ne les as pas crevés toi-même, ces pneus?

Alain eut un soupir exaspéré.

— Je pourrais aussi avoir provoqué ce temps de chien, et tout ça pour le plaisir de passer quelques heures de plus en ton agréable compagnie! Eh bien, non, ce n'est pas le cas.

« Il se figure que j'ai peur de lui, se dit Karen. S'il savait... » C'était d'elle-même que la jeune femme avait peur. Elle tremblait à l'idée de trahir ses sentiments pour lui. Car si Alain les découvrait, il ferait d'elle son esclave sans la moindre difficulté. Voilà où résidait le vrai danger !

Il avait ramassé la chaise tombée au sol. D'un signe du menton, il lui désigna la cuisinière où mijotait le cassoulet.

— Je te propose de passer à table. Ce serait dommage de laisser brûler ce repas, non?

Résignée, Karen commença à dresser le couvert. Alain de son côté ne resta pas inactif : il coupa la baguette que Mme Béthune avait laissée à leur intention, puis ouvrit une bouteille de vin rouge.

C'était la première fois qu'ils vivaient cette situation, qu'ils effectuaient ensemble ces gestes simples, banals, qu'accomplissent tous les couples du monde dans le quotidien de leur vie conjugale. Karen en avait presque les larmes aux

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yeux. Son imagination se mit à vagabonder. Si tous les jours pouvaient... Mais elle s'empêcha de songer à la suite, comme on s'interdit un rêve inaccessible.

Le cassoulet de Mme Béthune était délicieux et le repas se déroula dans le silence. Ce qui soulagea Karen.

— Veux-tu un café? proposa-t-il, le repas achevé.

— Non, je te remercie. Je crains que ça m'empêche de dormir. Je compte me mettre au travail dès demain matin.

— Quel courage... J'y pense, tu ne m'as toujours pas dit où je dormirai.

Le cœur de Karen se mit à battre plus vite.

— Il y a deux chambres, mais une seule a été préparée. Mme Béthune apporte tout le linge de la ferme et...

— Une seule chambre. Le pauvre Fabrice! Je comprends mieux sa déception... et son désir de revanche.

— Je n'ai jamais eu l'intention de partager mon lit avec lui. S'il le croyait, il se trompait ! Et toi aussi, tu te trompes.

— Dans un endroit aussi isolé, je ne sais pas s'il aurait fait grand cas de tes intentions. Il ne t'est jamais venu à l'idée que tu pourrais avoir du mal à maîtriser la situation?

Malgré son assurance, Karen se sentit rougir.

— J'avais mis les choses au point avec lui de façon très claire. Du reste, il s'est toujours comporté en parfait gentleman.

— Un gentleman qui se laisse acheter pour séduire une femme? Allons, Karen...

— Ecoute, j'étais aux abois et, dans ces cas-là, il arrive qu'on commette des imprudences. Tu es bien placé pour le savoir.

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— Tu fais allusion à notre mariage, je présume!

Tant d'amertume perçait dans sa voix qu'elle en fut déconcertée.

— Soit, montre-moi cette chambre, Karen. Je dois avoir une couverture dans la voiture. Pour une nuit, ça fera l'affaire.

Silencieuse, elle le conduisit à l'étage. La porte de sa propre chambre était entrebâillée, et elle ne fut pas sans remarquer le regard en coin qu'Alain jeta à l'intérieur.

Là, une folle idée lui passa par la tête : comment réagirait-elle si tout d'un coup il la prenait dans ses bras, l'entraînait dans ce grand lit? Un peu étourdie, elle poussa le battant de la deuxième chambre.

— Voilà où tu dormiras, déclara-t-elle. La salle de bains est en face. J'espère que... que tu ne seras pas trop mal installé.

— Je te remercie de ta sollicitude. Bonne nuit, Karen.

La jeune femme s'empressa de gagner sa chambre. Elle entendit Alain descendre et revenir peu après, sans doute avec ses bagages et sa couverture. Puis, ce fut le silence. Alors, en hâte elle se déshabilla et après une toilette sommaire, se glissa entre les draps.

Le sommeil cependant s'obstina à la fuir. Dans l'obscurité, Karen réfléchissait à la situation, repassant dans sa tête le film de cette journée si intense. Le lendemain, Alain partirait. Ce ne serait pas facile de feindre l'indifférence jusqu'au bout, d'agir comme si leur mariage était une erreur qu'elle avait hâte d'oublier. Et pourtant, il le fallait.

Alain ne devrait soupçonner à aucun prix les sentiments qu'elle lui portait. Il fallait une rupture nette. Et peut-être avec le temps parviendrait-elle à guérir de ses blessures...

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Karen s'éveilla sous la caresse d'un rayon de soleil filtrant à travers les volets disjoints. Elle regarda sa montre. 10 heures, déjà!

Sans s'attarder davantage au lit, elle se leva, s'habilla et descendit, non sans jeter au passage un coup d'œil dans la chambre d'Alain. Personne... Peut-être était-il déjà parti, pensa-t-elle, le cœur battant.

En bas aussi, la pièce était vide, mais une odeur de café flottait dans l'air et, près de l'évier, elle aperçut un bol et des couverts fraîchement lavés. Il avait donc déjeuné.

Elle préparait son propre café lorsqu'un bruit de moteur attira son attention. Un regard par la fenêtre lui montra un spectacle pour le moins inattendu : une dépanneuse sortait de la cour, transportant la voiture d'Alain. Bientôt, d'ailleurs, elle l'aperçut, qui marchait à pas lents en direction de la maison, tête baissée.

Dès qu'il parut, elle alla aux nouvelles.

— Que se passe-t-il? Pourquoi emporte-t-on ta voiture? Ils n'ont pas de pneus...

— Si, plus qu'il n'en faut. L'ennui, c'est que Fabrice a dû soulever le capot et mettre son nez dans le moteur. D'après le garagiste, le système d'allumage est détraqué, et il faudra changer une pièce. Ça demandera un jour ou deux.

— Ah, non ! Tu ne peux pas rester ici, Alain ! Je te l'ai dit, j'ai besoin d'être seule pour travailler.

— Au départ, pourtant, tu n'avais pas envisagé une solitude totale...

La jeune femme se troubla.

— Fabrice devait me servir de modèle.

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— En effet, j'oubliais! Monsieur devait poser pour toi. Au fait, nu ou habillé?

L'embarras de Karen allait grandissant.

— Les deux, mais tu sais...

— Décidément, cette histoire devient de plus en plus rocambolesque.

— Ecoute, Alain, il est très courant qu'un peintre ait recours à un modèle. Zak lui-même m'a recommandé ce genre d'exercice. Pour une artiste, le corps humain est un sujet merveilleux.

— Crois-tu que Fabrice Thiéry avait la même conception sur le sujet?

Sans attendre sa réponse, Alain enchaîna :

— Je vais à la ferme chercher le nécessaire pour dormir dans des conditions décentes. Je n'ai pas l'intention de passer une nuit de plus sous un plaid de voiture.

Tout en buvant son café, elle le regarda traverser la cour de sa démarche féline et une bouffée d'émotion l'envahit. Comme il était beau...

Ah ! Que n'avait-il accepté sa décision de le quitter, que n'était-il resté à Paris! En la poursuivant dans sa retraite, Alain ne faisait qu'aiguiser ses tourments, et chaque jour à passer près de lui était une torture.

Seul exutoire possible : le travail.

Sitôt son petit déjeuner achevé, Karen grimpa au pigeonnier. La maison étant régulièrement louée par des artistes qui utilisaient cette pièce comme atelier, une propreté irréprochable y régnait.

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Karen se mit en quête d'une petite table qu'elle couvrit d'un tissu clair avant d'y disposer différents éléments composant une nature morte : une cruche de terre cuite émaillée, quelques rameaux de houx, et une corbeille en osier garnie de fruits et de légumes, le tout déniché à la cuisine.

Elle étudiait l'ensemble d'un œil critique lorsqu’Alain monta l'escalier de bois.

— Mme Béthune s'est fait prier pour me donner d'autres draps et des couvertures, annonça-t-il avec un sourire en coin. Elle était surprise qu'on veuille utiliser un deuxième lit. Quelle âme sentimentale... En plus, elle s'obstine à m'appeler M. Thiéry.

Karen rougit.

— Oui, euh... c'est Fabrice qui lui a téléphoné de ma part. Elle doit penser que...

— On se doute aisément de ce qu'elle doit penser. Après tout, elle a bien reçu ordre de préparer une seule chambre.

— Pas de moi, en tout cas! De toute manière, nous n'allons pas revenir là-dessus.

Ostensiblement, elle reporta son attention sur sa nature morte. Après quelques secondes d'un examen attentif, une moue lui vint aux lèvres.

— Il y a quelque chose qui cloche... Alain s'approcha.

— Ça manque de hauteur, déclara-t-il au bout d'un moment. Pourquoi ne pas ajouter un objet dans cette cruche? Des fleurs séchées, par exemple. Il y a un bouquet en bas suspendu à une poutre.

— Oui.., murmura Karen, vexée de n'avoir pas remarqué la première un détail aussi évident.

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Manifestement, ses facultés de concentration n'étaient pas très aiguisées...

Elle descendit l'escalier, un peu nerveuse de sentir qu'Alain lui emboîtait le pas.

Une porte de communication reliait le pigeonnier au corps principal du bâtiment. Dans le séjour, Alain lui désigna un paquet posé sur la table.

— J'ai accepté un lapin pour notre dîner de ce soir. Pour ce qui est de le cuisiner, naturellement, j'en fais mon affaire. Ça compensera un peu le désagrément de ma présence...

Mon Dieu, s'il savait, pensa Karen. Mais elle se contenta de le remercier et, sitôt son bouquet décroché, regagna l'atelier.

L'après-midi passa. Les croquis s'accumulaient sur sa table de travail sans qu'aucun ne la satisfasse pleinement. Son trait de crayon restait trop approximatif. « Enfin, c'est le premier jour », se dit Karen pour se consoler.

Bientôt, un délicieux fumet monta jusqu'à elle, l'arrachant à sa concentration, et elle ne résista pas à la tentation d'aller jeter un coup d'œil dans la cuisine.

Alain était occupé à couper des carottes en rondelles.

— As-tu terminé pour aujourd'hui? interrogea-t-il.

— Je crois bien, oui, répondit-elle, se laissant choir sur une chaise face à lui. Et toi? Tu as cuisiné tout l'après-midi?

— Pas du tout. Je suis descendu au village. J'ai passé un moment au café, puis j'ai joué une partie de pétanque avec des gens du pays.

Karen ne put cacher son incrédulité. Non, franchement, elle n'aurait jamais imaginé Alain s'adonnant à des activités aussi paisibles. Lui, l'homme d'action, l'infatigable président à l'emploi du temps minuté !

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Plus tard, à table, il devait de nouveau la surprendre, cette fois par ses talents de cordon-bleu. Son sauté de lapin aux herbes était un vrai délice, et Karen y fit si généreusement honneur que l'appétit lui manqua ensuite pour manger quoi que ce soit d'autre. Elle ne ménagea pas ses compliments.

— Tu te défends très bien, Alain. Sais-tu que tu m'étonnes, parfois?

— Ah, oui? Toi aussi, tu m'étonnes. Je ne pensais pas posséder ce don.

— Si, si... Par exemple, je n'aurais jamais cru que tu me suivrais jusqu'ici.

Aussitôt, Alain se rembrunit.

— Que croyais-tu? Que je te laisserais sans broncher aux bons soins de M. Thiéry? Non, Karen. D'ailleurs, souviens-toi, nous avons à parler sérieusement tous les deux.

— Il vaudrait mieux tout régler par le biais de nos avocats.

Un long silence s'étira, puis il déclara simplement avec cette courtoisie de ton qui ne le quittait jamais :

— Bien, si tu préfères ainsi...

— Oui. Il faut être réaliste, Alain.

— Tu as raison.

Sans autre commentaire, il se leva et commença à débarrasser le couvert.

— Laisse, je m'en charge, intervint Karen. Chacun son tour de travailler.

Il s'interrompit pour la fixer droit dans les yeux.

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— Tu as un sens très aigu de la justice, n'est-ce pas? Pour toi, il faut s'en tenir à la lettre de la loi en toute circonstance. Le compromis, tu ne connais pas.

— Je... je ne comprends pas, Alain.

— Tant pis. Si tu n'as pas besoin de mon aide, je vais retourner au café, on y joue aux cartes le soir. Ça te soulagera de ma compagnie pour une heure ou deux.

— Au fait, sais-tu quand ta voiture sera réparée?

— Aucune idée. Ça risque de demander un certain temps... Désolé, Karen. Crois bien que je suis aussi impatient que toi de la récupérer. Moi aussi, j'ai hâte d'avoir enfin la paix.

Il avait répliqué avec une véhémence de ton qui lui déchira le cœur. Quelle idiote! Elle voulut l'appeler, mais déjà il était parti en claquant la porte.

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10.

Karen sut qu'il lui serait impossible de trouver le sommeil tant qu'Alain ne serait pas revenu. Trop agitée, elle ne cessait de se tourner et se retourner dans le lit. Leur conversation de tout à l'heure accaparait ses pensées, et une image la hantait : l'expression sombre et implacable du visage de son mari lorsqu'il avait quitté la maison.

Elle ne pouvait oublier non plus cette envie qui l'avait saisie de courir derrière lui. Une folie de plus. A quoi cela aurait-il servi, sinon à rendre la séparation finale plus cruelle encore?

Alain ne rentra que très tard dans la nuit. La jeune femme perçut le craquement des marches sous ses pas dans l'escalier. Ensuite, il lui sembla qu'il s'immobilisait devant la porte de la chambre...

Figée dans une absolue immobilité, le souffle suspendu, elle attendit. Un violent émoi l'avait envahie, mélange étrange de peur, de désarroi et d'espoir. Dans sa tête, les questions se pressaient : allait-il pousser le battant? Et dans ce cas, que ferait-elle? Que dirait-elle?

Les secondes s'égrenèrent, interminables, sans que la moindre réponse se présente à son esprit. Karen était au supplice. Enfin, elle l'entendit s'éloigner, puis entrer dans sa chambre.

Encore une fois, elle avait frôlé la catastrophe. Rétrospectivement, Karen se rendait bien compte que la volonté de le repousser lui aurait manqué s'il l'avait rejointe... A l'évidence, elle allait devoir redoubler de vigilance pour tenir jusqu'au bout.

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Levée de bon matin, Karen but à la hâte son bol de café noir et monta ensuite à l'atelier. A pas de loup, pour ne pas réveiller Alain.

Son travail de la veille ne lui fit pas meilleure impression, hélas. Elle corrigea légèrement la composition de son sujet puis sur une soudaine inspiration, alla chercher à la cuisine une chaise et un couteau. Elle souhaitait donner à l'ensemble une allure moins statique. Un peu comme si quelqu'un s'était assis à la table pour préparer les légumes et s'était interrompu dans sa tâche.

Une fois tous les éléments en place, la jeune femme monta son chevalet et sortit sa palette. Puis elle se mit à l'œuvre avec ardeur, complètement coupée du monde, essayant de se libérer à travers la peinture de ses tensions et ses incertitudes.

Après tout, c'était là le mode de vie qu'elle s'était choisie et elle devait en tirer le meilleur parti. Réaliser un travail de qualité afin de pouvoir vivre de son art comme elle l'avait toujours souhaité. Alors, elle pourrait résolument tourner la page sur cet épisode désastreux de son existence. C'était en tout cas son espoir le plus cher : oublier qu'elle avait durant quelques mois fait abstraction d'elle-même pour devenir l'épouse d'Alain de Courcy. Et surtout, l'oublier, lui.

Pour cela, elle avait fui loin de Paris, persuadée que c'était la seule voie possible. Malheureusement, il l'avait suivie jusque dans sa retraite.

Pourquoi? Pourquoi remuait-il le couteau dans la plaie? Pourquoi lui demandait-il un enfant alors qu'il ne l'aimait pas? C'était d'un tel cynisme...

— Quelque chose ne va pas?

L'arrivée impromptue d'Alain dans l'atelier la prit tellement au dépourvu qu'elle en sursauta de frayeur.

— Tu m'as fait peur! s'exclama Karen d'un ton de reproche.

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— Pourtant, je suis entré tout à fait normalement. Tu étais sans doute trop absorbée dans tes pensées pour m'entendre.

— Ah...

C'était la vérité, aussi, elle n'insista pas. Encore heureux qu'Alain ne puisse deviner la teneur de ses réflexions...

— Je t'ai apporté un sandwich, annonça-t-il, posant un plateau sur la table. Tu n'as rien mangé ce matin. Ce n'est pas bon de travailler le ventre vide.

Elle eut un rire amer.

— Pour le moment, je ne travaille pas vraiment.

Alain s'approcha pour examiner sa toile.

— Tu n'es pas satisfaite ? Moi, ça me paraît tout à fait bien.

— Non. Il n'y a rien de moi-même là-dedans, rien de ce que j'ai envie d'exprimer. C'est creux.

— A mon avis, tu te juges avec une sévérité excessive, déclara-t-il après un silence. Mange ton sandwich, ça ira mieux.

Il alla le chercher sur la table, et là, avisant le couteau, le prit dans sa main.

— Ah ! Le voilà, ce couteau ! Je l'ai cherché partout.

— Je suis navrée.

Soudain, en regardant Alain, une sorte de déclic se produisit chez Karen, et une intense excitation s'empara d'elle.

— Alain, s'il te plaît, reste là où tu es ! Ne bouge plus, veux-tu?

Il se tourna vers elle, intrigué, puis la voyant se saisir de son bloc à croquis, se mit à rire.

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— Ah! Non, tu ne vas pas...

— Si, absolument! Je t'en prie, sois gentil.

A présent, elle savait pourquoi son tableau la laissait insatisfaite. Parce qu'il y manquait l'essentiel : Alain! Seul un portrait de lui lui permettrait de s'exprimer de façon totale.

Elle venait d'en avoir la révélation en le voyant près de la table.

D'ailleurs, à bien y réfléchir, le désir de peindre Alain lui était venu dès le début, dès l'instant où ses yeux s'étaient posés sur lui à Lowden Square. Sa toute première perception de lui avait touché sa sensibilité d'artiste. Aujourd'hui, c'était l'occasion ou jamais de concrétiser ce désir.

D'un trait vif, rapide, Karen réalisa une bonne dizaine de croquis d'Alain après lui avoir fait adopter des poses différentes, tantôt assis, tantôt debout. A l'évidence, il trouvait la chose amusante et s'exécutait de bonne grâce. Sur son insistance, entre deux croquis, la jeune femme mordait dans son sandwich. Mais elle n'avait pas faim, ou du moins n'en sentait pas la sensation. Tout son être était concentré sur le dessin qui peu à peu prenait forme sous ses yeux. Il lui semblait qu'un élan nouveau la portait et qu'enfin elle réalisait du bon travail. C'était une vraie libération.

Tout s'expliquait. La médiocrité de ses exercices à Paris, ses hésitations. En fait, pendant tout ce temps, l'image d'Alain n'avait cessé de l'obséder, de s'interposer constamment entre elle et ce qu'elle peignait. Au lieu de l'accepter, Karen avait cherché à le bannir de son esprit. Mais aujourd'hui, peindre Alain, en faire le sujet principal d'un tableau, lui apparaissait comme une nécessité. Et peut-être serait-ce le moyen de l'exorciser à jamais...

Animée par une sorte de fièvre, elle travaillait avec une énergie redoublée. Les minutes, les heures passèrent sans que

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Karen s'en rende compte. Ce fut Alain qui la rappela à des préoccupations plus terre à terre.

— Ma chère, si tu ne me rends pas bientôt ma liberté, nous n'aurons rien à nous mettre sous la dent pour dîner. Et je ne parle pas de la crampe que j'essaie d'ignorer depuis un moment par respect pour l’art...

La jeune femme sourit.

— Pardonne-moi. J'aurais dû te proposer une pause.

— Je t'en prie, tu n'as pas à t'excuser. Je suis convaincu que la souffrance a des vertus.

Alain se leva et étira ses membres ankylosés sous le regard de Karen que la grâce et la puissance de ses mouvements laissaient rêveuse.

— Ça ne t'ennuie pas de poser de nouveau pour moi demain?

Sa question valut à Karen un regard franchement étonné.

— Si tu y tiens...

Oui, elle y tenait ! Peut-être était-ce stupide mais cette peinture d'Alain revêtait désormais à ses yeux une importance capitale.

Elle demeura quelques instants à observer son tableau après qu'Alain fut descendu. Serait-il ou non réussi? Il était trop tôt pour se prononcer, mais au moins aurait-elle ce souvenir pour lui rappeler dans sa solitude l'homme qu'elle aimait..:

Un plat de bœuf en daube composait le menu du dîner. Comme d'habitude, la conversation durant le repas se résuma à

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quelques échanges polis. Quand elle eut achevé le rangement de la cuisine, Karen s'aperçut qu'Alain avait installé sur la table un jeu d'échecs, déniché elle ne savait trop où.

— Veux-tu faire une partie avec moi? proposa-t-il. Elle s'installa sur la chaise face à lui.

— D'accord. J'ignorais que tu jouais aux échecs.

Que de choses, en fait, elle ignorait de lui! Bien que Karen ait dit cela sans aucune malice, il lui semblait que chacune de ses paroles mettait en évidence la profondeur de l'abîme qui les séparait, elle et Alain.

— J'aime bien résoudre les énigmes que pose le jeu, répondit Alain. Il faut les aborder avec méthode, comme ceux de la vie de tous les jours.

— C'est vrai... J'ai beaucoup joué avec mon père. C'est lui qui m'a appris.

— J'espère qu'il t'a bien appris, dit Alain avec un sourire en coin.

— Je crois, oui. En tout cas, j'ai presque toujours le dessus sur mes adversaires.

Le sourire d'Alain s'épanouit. C'est ce que nous allons voir... Si on pimentait la partie par un enjeu?

— Quel genre? S’enquit Karen, méfiante.

— Rien de compliqué. Si je perds, je continuerai à préparer tous les repas.

— Et si tu gagnes?

— J'ai droit à un baiser... Librement consenti.

Ils se regardèrent. Le défi brillait dans les yeux d'Alain.

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— Alors, Karen, tu acceptes le pari? Ou tu ne te sens pas assez sûre de me battre?

— J'accepte, répondit-elle.

L'air satisfait, Alain déplaça son roi sur la quatrième rangée, et Karen l'imita.

— Dis-moi, as-tu l'intention d'inviter ton père ici à sa sortie de la clinique?

— Sans doute, oui. Nous avons été si heureux dans cette maison...

— D'après toi, vous pourrez retrouver ce bonheur?

Alain gardait son attention concentrée sur l'échiquier.

Il fit glisser sa reine à la place du fou sur la troisième rangée.

Déplaçant aussi la sienne sur la troisième rangée, Karen répliqua :

— Pourquoi pas?

— Parce que, à mon avis, ce qui est passé est passé. On ne peut jamais revenir en arrière. Si c'était possible, je serais le premier à le faire.

Ce disant, il prit son fou du roi et le plaça face au fou de la reine.

— Tu regrettes ta vie de célibataire, je le comprends, rétorqua Karen avec amertume. Patience, tu vas retrouver bientôt ta liberté. En somme, tu aurais préféré ne t'être jamais marié?

— Certainement!

— Dans ce cas, pourquoi m'as-tu pourchassée jusqu'ici?

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Elle déplaça son cavalier sur la quatrième rangée.

— Parce que même si notre couple est un échec, il y a toujours un marché entre nous.

— J'estime avoir rempli le mien.

— Vraiment?

— Oui, Alain. C'est toi qui as tout gâché en ne tenant pas parole au début!

Et tant pis si ce reproche ressemblait à un règlement de comptes puéril !

Alain répliqua par la raillerie.

— Oh ! Oui. Je me suis comporté comme une brute, n'est-ce pas? M'imposer dans ton lit, t'obliger à faire l'amour avec moi... Vois-tu, j'étais assez fou pour espérer que notre mariage ne se limiterait pas à un simple contrat. Tu aurais souhaité, peut-être, que j'obtienne ton accord en triple exemplaire avant de te toucher?

Karen sentit sa gorge se serrer douloureusement.

— J'aurais souhaité que tu ne me touches pas du tout !

— Comme tu le laissais entendre chaque fois que je m'y suis hasardé!

— Tu ne voudrais tout de même pas que je m'excuse de t'avoir déçu?

Il haussa les épaules.

— Disons que nous nous sommes déçus l'un et l'autre.

— Je suis heureuse que tu le reconnaisses. Quelle concession de ta part ! Tu ne crains pas que ça nuise à ton image

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de parfait séducteur? Mais non, que je suis sotte ! Tu as la baronne pour te rassurer dans ce domaine.

— Ah ! La belle Marie-Laure, murmura Alain avec un sourire. Veux-tu que je te dise tout à son sujet? Elle a l'air de tellement te préoccuper...

Il lui jeta un regard inquisiteur avant de reporter son attention au jeu.

— Non, je n'ai pas envie d'en entendre parler. Pas plus d'elle que de tes autres conquêtes, Alain. Tu ne peux pas le comprendre?

— Si, bien sûr. Mais j'aimerais aussi t'expliquer certaines choses me concernant.

— Tout ce que j'ai besoin de savoir, je le sais déjà ! rétorqua-t-elle, irritée.

Désignant l'échiquier, elle ajouta :

— A tes yeux, j'étais comme un de ces pions. Une pièce que l'on déplace pour mettre ton oncle en échec. Mais aujourd'hui, en te quittant, c'est moi qui t'ai mis échec et mat, et ça, tu ne me le pardonnes pas. Voilà pourquoi tu es venu me harceler jusqu'ici. Eh bien, non, Alain, ce petit jeu est terminé, et notre mariage aussi. Tu n'y pourras rien changer.

— Ah oui ? dit Alain, d'un ton suave. Tout de même, il reste encore quelque chose à gagner. Et j'aime gagner.

Là-dessus, il se saisit de sa reine.

— Je te prends ton cavalier noir, mon amour. Et... échec et mat.

— Quoi?

Karen en avait le souffle coupé de stupeur. Incrédule, elle examina l'échiquier. Ce n'était pas possible... Et en plus, Alain

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l'avait emporté par une ruse que même le joueur le moins expérimenté sait éviter. Quelle humiliation !

— Les échecs exigent de la concentration, ma belle. Veux-tu prendre ta revanche ? Je suis prêt à jouer une autre partie... pour un autre enjeu, bien entendu.

Et risquer une deuxième défaite tout aussi cuisante? Certainement pas.

— Non, merci, répondit sèchement Karen. De toute façon, je suis fatiguée, je vais monter me coucher.

— Attends. Laisse-moi au moins ramasser mes gains. Un vent de panique se leva en Karen. Quelle folie d'avoir consenti à un tel pari ! Il est vrai qu'elle était si sûre de sa victoire... Dans une tentative désespérée, elle essaya de gagner du temps.

— Nous n'avons pas précisé dans quelles circonstances serait donné ce baiser. Je veux bien t'embrasser pour te dire au revoir quand tu partiras.

— Quelle joie ! Moi, j'estime qu'une dette d'honneur doit être réglée dès que possible. Pas toi?

Sans attendre, Alain se leva. Tremblante, la jeune femme l'imita.

— Alain, un instant! Je... je ne croyais pas que tu étais sérieux.

— Tu avais tort.

Il s'approcha et posa les mains sur ses épaules. Aussitôt, tout le corps de Karen se raidit, une réaction qui n'échappa pas à Alain.

— Et tu aurais tort encore si tu tentais de me résister, ajouta-t-il. Après tout, ce n'est qu'un baiser.

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Tout à coup, il lui sembla que le visage d'Alain se brouillait sous ses yeux et elle ferma les paupières, résignée. Juste un baiser, oui, un tout petit baiser, se répétait Karen. Mon Dieu, il y avait si longtemps qu'Alain ne l'avait pas embrassée...

Ses lèvres se posèrent sur les siennes avec une infinie douceur, les effleurant en une caresse tout à fait ensorcelante.

C'était ce qui pouvait lui arriver de pire, se dit Karen. Alain se serait imposé à elle, aurait manifesté une volonté possessive et autoritaire, elle aurait conçu un légitime ressentiment à son égard. Mais là... comment éprouver de l'hostilité alors qu'il lui témoignait tant de délicatesse?

Il fit glisser les mains le long de ses bras pour l'enlacer et l'attirer à lui. Au contact de ce corps viril contre le sien, l'émotion coupa le souffle de Karen et, sans même y penser, elle s'offrit tout entière à son baiser.

Alain se fit plus pressant. Une main derrière la nuque, l'autre autour de la taille, il l'embrassait avec une sensualité qui la dépouillait peu à peu des derniers vestiges de sa volonté. Et quand sa bouche erra ensuite le long du cou jusque dans l'échancrure de son chemisier, elle renversa la tête en arrière en proie à un irrésistible frisson.

A peine prit-elle conscience qu'Alain défaisait les boutons de son chemisier, la dénudant jusqu'à la taille. Puis elle sentit ses lèvres se refermer sur la pointe d'un sein et un gémissement de plaisir mourut dans sa gorge.

Karen ne s'appartenait plus. La chaleur de ces baisers la faisait basculer dans un autre monde. En même temps, un flot de brûlants souvenirs affluait à sa mémoire, images de leurs fugitives étreintes dans sa chambre à Paris, sensation troublante de leurs corps intimement unis...

Alain lui parcourait les hanches, le ventre de caresses fiévreuses qui la mettaient au supplice, et elle se cambrait contre lui, le souffle court, incapable de dominer le tumulte de

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ses sens. Quelque part, du tréfonds de sa conscience, l'idée lui vint qu'Alain pouvait prolonger indéfiniment cette attente pour attiser à dessein le feu qui la consumait. Cette fois, il ne la voulait ni soumise ni même consentante, il attendait qu'elle le supplie d'aller jusqu'au bout.

« Je pourrais faire en sorte que tu me supplies de te faire l'amour », lui avait-il dit un jour, tout au début. Si alors ces mots n'avaient suscité en elle que mépris et épouvante, aujourd'hui, Karen mesurait toute la justesse de cette menace. Oui, elle désirait Alain, elle le désirait à en mourir, à en perdre son âme!

Oubliant toute retenue, elle lui prit le visage entre ses paumes pour l'embrasser. Mais bientôt, Alain s'écarta légèrement pour sonder le regard de Karen chaviré par la passion. Leurs yeux brillaient d'un éclat ardent. Ceux d'Alain questionnaient. Et ceux de Karen lui répondaient.

Le message était clair, toute parole devenait inutile. Alors, il fit glisser le chemisier le long des bras de la jeune femme et le laissa tomber au sol, à leurs pieds. Puis, du bout des doigts, il traça sur ses seins d'affolantes caresses avant d'atteindre, au terme d'un parcours sensuel, la fermeture de son jean... et de s'immobiliser là.

Karen le vit regarder en direction de la porte, sourcils froncés.

— On dirait qu'il y a quelqu'un, murmura Alain. En effet. Au même instant, on entendit deux petits coups brefs contre le lourd battant de bois puis une voix féminine.

— Monsieur de Courcy! Vous êtes là? C'est Mme Béthune. J'ai un message pour vous.

Toute la magie du moment fut brisée net.

— Tu dois avoir un ange gardien, marmonna Alain. Il ramassa le chemisier de Karen et le lui donna.

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— Tiens, habille-toi, je vais répondre.

Le cœur battant, Karen se précipita à l'étage où elle remit le vêtement avec des gestes tremblants dans la pénombre du palier. Elle ne pouvait voir Mme Béthune, mais l'entendait parfaitement. La voix de la brave femme trahissait de l'étonnement, et même une pointe d'indignation.

— Monsieur de Courcy, franchement, je n'y comprends plus rien. Je vous prenais pour M. Thiéry! C'est le nom qu'on m'a donné l'autre jour au téléphone.

— Je suis navré pour ce malentendu, madame. Je suis bien Alain de Courcy, c'est un de mes associés que vous avez eu au téléphone.

— Et Mlle Roscoe? Où est-elle?

— Un petit instant, je l'appelle. Chérie! Tu peux venir? Nous avons de la visite.

A son corps défendant, Karen se résigna à descendre, ne sachant si, dans sa précipitation, elle n'avait pas boutonné de travers son chemisier. Le regard moqueur dont la gratifia Alain ne fit qu'ajouter à sa sensation de malaise.

— Bonsoir, madame Béthune.

— Ma petite Karen ! Seigneur, que vous avez changé ! Je ne vous aurais pas reconnue.

Mme Béthune l'embrassa sur la joue.

— Et comment va ce cher M. Roscoe? demandât-elle.

— Très bien. Il devrait me rejoindre ici très bientôt.

— Nous rejoindre, chérie, rectifia Alain d'un ton suave. Il serait peut-être temps d'annoncer à Mme Béthune que nous sommes mariés, non?

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La nouvelle suscita une vive surprise. Mme Béthune joignit les mains.

— Mariés? Mais alors, vous êtes peut-être ici en lune de miel?

— Plus ou moins, oui, répondit Alain avec un sourire.

— Félicitations! Et tous mes vœux de bonheur! s'exclama Mme Béthune en les couvant tour à tour d'un regard attendri. Mais voilà ce qui m'amène. J'ai reçu un coup de téléphone de M. Bartran, le garagiste. Son frère est rentré de Bordeaux ce soir avec la pièce pour votre voiture, monsieur. Tout sera réparé demain.

Les traits d'Alain s'illuminèrent.

— Merveilleux! Nous attendions ce moment avec impatience. N'est-ce pas, chérie?

— Oui, murmura Karen, consternée.

Mme Béthune refusa le café que lui proposait Alain et prit congé, non sans avoir renouvelé aux jeunes mariés ses souhaits de bonheur.

Son départ fut suivi d'un profond silence.

— Tu disais tout à l'heure que tu voulais monter te coucher, déclara Alain. Tu ferais peut-être bien d'y aller.

Elle ne décela aucune espèce d'émotion dans sa voix, pas plus que sur son visage.

— C'est ce que tu souhaites?

Comment croire qu'elle avait prononcé ces mots ? Elle avait donc si peu de fierté, si peu de dignité? La réponse d'Alain tomba, catégorique :

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— Ce que je souhaite, c'est partir d'ici demain, dès que ma voiture sera réparée. Après tout, ce n'était qu'un petit baiser, non?

L'étincelle moqueuse qui brillait dans ses yeux déchira le cœur de Karen.

— Oui, bien sûr, chuchota-t-elle.

En toute hâte elle monta à sa chambre avant d'éclater en sanglots. '

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11.

Karen ne pleura pas. Brisée, elle s'effondra sur le lit et demeura immobile sur le dos. Il lui semblait que son corps, paralysé par l'humiliation et le chagrin, flottait dans le vide vertigineux qui l'entourait.

« Ce n'était qu'un baiser. » Ces paroles resteraient gravées dans sa mémoire en lettres de feu. Comment oublier ce nouvel affront ? Alors qu'elle était prête à se donner à lui, corps et âme, pour la toute première fois, Alain la rejetait avec le cynisme le plus absolu.

Cela valait peut-être mieux ainsi, se répétait Karen pour se consoler. Au moins, elle n'aurait rien à se reprocher plus tard, aucune faiblesse, aucune honte.

Lorsqu'elle s'aventura à descendre le lendemain matin, Alain n'était nulle part en vue. Une folle idée la traversa : était-il déjà parti sans même lui dire adieu? Une rapide investigation dans sa chambre la rassura : ses affaires étaient toujours là. Il avait dû se rendre chez le garagiste au village tant il avait hâte de rentrer à Paris.

L'humeur morose, elle monta son bol de café à l'atelier et commença sans tarder ses préparatifs. Le portrait inachevé d'Alain sur le chevalet retint un long moment son attention. A tort ou à raison, ce tableau lui semblait ce qu'elle avait réussi de mieux jusqu'alors en peinture. Mais peut-être était-ce parce qu'elle le voyait avec les yeux de l'amour...

Une heure avait dû s'écouler lorsque lui parvint un bruit de moteur. Son cœur se mit à battre la chamade. Ce devait être lui !

En effet. Son pas résonna bientôt dans l'escalier du pigeonnier, et il parut, rayonnant de charme comme jamais.

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— Tu as récupéré ta voiture? interrogea-t-elle.

— Oui, à l'instant.

— Dans ce cas, tu ne vas pas t'attarder ici, je suppose.

— Non, mais comme tu m'avais demandé de poser de nouveau pour toi...

—... Je ne voudrais pas bouleverser tes projets.

— Ça ne bouleverse rien du tout.

Il s'approcha et, après avoir examiné la toile, questionna :

— Y a-t-il encore beaucoup de travail?

— Pas vraiment, et de toute manière je saurai le terminer de mémoire s'il le faut.

Alain ne commenta pas, il continuait d'observer le tableau.

— J'avoue que j'avais tort de te dissuader de poursuivre tes études. Tu as vraiment du talent, Karen, et j'espère qu'il pourra s'épanouir à sa juste mesure.

Un sourire accompagnait ces propos; pourtant, Karen le sentait distant. Le temps d'une brève pause et il ajouta :

— Alors, qu'as-tu décidé? Dois-je poser pour toi? Veux-tu que je me déshabille?

Elle écarquilla les yeux, n'osant en croire ses oreilles.

— Tu... tu n'es pas sérieux, Alain?

— Bien sûr que si. Ce serait une expérience nouvelle pour moi. Me mettre nu devant une femme pour qui mon corps n'est qu'un objet d'études...

— Eh bien...

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— Pourquoi hésiter?

— C'est que... je ne m'attendais pas à une telle suggestion. Mais si tu parles sérieusement, oui, bien sûr, ça me plairait de réaliser quelques dessins de toi. Je... j'ai besoin de pratique dans ce domaine, ajoutât-elle, comme pour s'excuser.

— Bien...

Alain promena un regard alentour.

— Tu souhaites changer le décor, je présume? Après avoir enlevé la table, ils dressèrent une estrade de fortune à l'aide de planches soutenues par deux solides malles. Dessus, Karen jeta des rideaux de brocart, couleur vieil or, dont elle arrangea les plis avec soin afin d'obtenir un drapé harmonieux. Et cela, avec l'impression étrange de réaliser quelque chose d'irréel, un peu comme dans un rêve.

Plus ou moins confusément, elle percevait le caractère périlleux de cette entreprise. Alain avait beau dire, il n'était certainement pas à ses yeux un modèle comme les autres. Parviendrait-elle à soutenir l'épreuve ?

Karen ne l'avait jamais vu nu auparavant. Du moins, pas vraiment. Le soir de leurs noces, elle était bien trop furieuse et intimidée et, par la suite, leurs rares rencontres s'étaient déroulées dans l'obscurité. Ce serait pour elle un moment de vérité.

L'heure était venue...

— Je suis prêt, annonça Alain.

Assourdie par les battements précipités de son cœur, elle se tourna lentement vers lui. Dieu, qu'il était beau... Les poings sur les hanches, la tête légèrement rejetée en arrière dans une attitude fière. Fascinée, elle contempla le corps nu qui s'offrait à son regard.

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— Alors, ma belle, tu comptes me dessiner ou m'apprendre par cœur?

Elle tressaillit et se saisit de son bloc, les joues en feu.

— J'aimerais que tu t'asseyes, s'il te plaît... De trois quarts par rapport à moi. Dégage bien la tête... Non, pas autant.

— Viens me montrer, ce sera plus simple, non? Après une hésitation, la jeune femme s'approcha et posa les mains sur les épaules d'Alain pour le placer dans la position voulue. Il émanait de tout son physique une telle puissance que Karen en était presque étourdie.

— Sais-tu à quoi je pense, chérie? C'est la première fois que tu me touches de ton plein gré.

D'instinct, elle retira aussitôt les mains.

— Garde bien la pose, dit-elle, retournant à sa place.

Le premier croquis fut raté. D'un geste nerveux, Karen arracha la page et la froissa entre ses doigts. Mais les suivants ne lui donnèrent pas davantage satisfaction. L'un après l'autre, ils subirent le même sort.

Alain finit par s'inquiéter.

— Un problème? Tu m'as l'air tendue. Tu préférerais peut-être que je me rhabille et que je t'installe à la place un vase de fleurs?

Elle serra les dents.

— Non, merci. C'est que la pose est un peu trop figée.

— Très bien, il suffisait de le dire.

De lui-même, Alain se coucha sur le côté, haussé sur un coude, une jambe allongée, l'autre relevée. Et cela, avec une

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désinvolture tout à fait désarmante, comme s'il avait posé nu toute sa vie !

— Tu préfères ainsi? Questionna-t-il avec un sourire.

— Oui, c'est mieux.

Elle s'efforça d'arborer un air détaché pour étudier son corps, dont cette pose nonchalante révélait à merveille la grâce et la parfaite harmonie. En même temps, cependant, elle sentait Alain très présent, sur le qui-vive presque. Une impression que reflétait aussi le sourire malicieux qui s'attardait sur ses lèvres, et au fond de ses yeux.

Son cœur se mit à battre sous l'effet d'une intense exaltation. Elle devait figer cette expression sur le papier!

Vite, Karen reprit son bloc. Aucune hésitation dans ses gestes, cette fois. Sa main et son œil travaillaient en parfaite coordination, et son crayon semblait voler sur la feuille. Tout son être était tendu vers l'objectif qu'elle s'était fixé.

Mais le temps passait... et Alain se fatigua.

— Tu permets que je me repose un instant? Il s'assit et enfila son pantalon.

A regret, Karen abandonna son crayon. Elle aussi, après cette épreuve, se sentait courbatue.

— Puis-je regarder le chef-d'œuvre? Questionna Alain.

— Ce n'est pas encore terminé.

Il s'était approché derrière elle et avait posé les mains sur les épaules de Karen. Un geste innocent, pourtant il lui sembla que toute sa peau s'embrasait à ce contact.

— Il était temps que toi aussi, tu te reposes, remarqua Alain, en promenant les doigts sur sa nuque. Je te sens nouée.

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Doucement d'abord, puis avec plus de vigueur, il se mit à la masser. Karen tenta de se dérober.

— Je me sens bien, ça va.

— Chut... Tais-toi et respire à fond. Résignée, elle s'abandonna à la pression des doigts d'Alain. L'effet fut magique. Ses muscles peu à peu se dénouaient et une exquise sensation de bien-être gagnait Karen.

Mais en même temps, les mouvements rythmiques et lancinants du massage commençaient à éveiller en elle d'autres sensations, plus dangereuses celles-là, et elle s'agita.

— Détends-toi, Karen.

Comment se détendre alors que tout son être vibrait sous la magie des caresses de son mari?

Bientôt, la main d'Alain s'aventura sur le devant de son chemisier pour atteindre les boutons. Aussitôt, elle l'arrêta.

— Non, Alain !

— Sois tranquille. Fais-moi confiance.

Le vêtement glissa le long de ses bras, la dénudant jusqu'à la taille. Et le massage reprit le long du dos, lent, envoûtant. Sans même s'en rendre compte, Karen, ensorcelée, se cambrait de plaisir, la tête abandonnée sur le côté, paupières closes.

« Fais-moi confiance », lui avait demandé Alain. Mais une fois encore, c'était d'elle, de ses sens, que venait la trahison. De ce feu jamais apaisé qui la brûlait.

Tout à coup, sans que rien ne l'ait laissé prévoir, ce fut terminé. Alain s'arrêta et la couvrit de nouveau du chemisier. Désinvolte, il ramassa le bloc et le crayon et les lui tendit.

— Voilà. On continue?

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Le temps d'ôter son pantalon, et il reprit sa pose sur l'estrade.

Karen fixa sans le voir le dessin devant elle. Les lignes ondulaient devant ses yeux. Elle se sentait la bouche sèche et ses mains tremblaient tant qu'elle avait du mal à tenir le crayon. Mais le pire, c'était cette souffrance atroce qui l'oppressait. Le nœud qui s'était noué tout au fond d'elle-même s'était transformé en une blessure vive, un besoin impérieux qui demandait l'assouvissement. Et cela, quoi qu'il en coûte.

Abandonnant bloc et crayon, elle se leva et, avec des gestes nerveux, se mit à déboutonner son chemisier. Malmené, l'un des boutons tomba avec un bruit cristallin sur le carrelage de l'atelier. Mais Karen n'y prêta aucune attention. Elle enleva le vêtement et le jeta au sol.

Alain la fixait, sans un mot, sans un geste. Cependant, dans le silence absolu qui régnait dans l'atelier, elle l'entendit retenir son souffle.

Après avoir ôté ses sandales, elle marcha pieds nus jusqu'à lui. Il l'observait, circonspect.

Les mains de Karen se posaient maintenant sur la fermeture de son jean. Il la moulait comme une seconde peau mais elle finit par s'en débarrasser. Il ne lui restait plus que son minuscule slip de dentelle qu'elle ôta.

Enfin nue, elle tomba à genoux devant Alain et, d'un geste à la fois candide et provocant, lui effleura la cuisse d'une caresse légère.

— Alain? murmura-t-elle d'une voix à peine audible. Alain, je t'en prie...

L'impensable se réalisait. Il avait fallu du temps, des luttes âpres, mais ainsi qu'Alain l'avait prévu dès le début, elle venait implorer la délivrance.

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- Oh! Karen!

Dans un élan plein de fougue, il l'enlaça et l'allongea près de lui dans les plis d'or du brocart.

Son baiser la brûla, la dévora comme une flamme sauvage. Karen y répondait avec la ferveur d'une femme séduite, cambrée contre lui pour mieux savourer la chaleur de cette étreinte.

Alain se souleva pour promener les mains tout le long de son corps, s'attardant sur chaque courbe, chaque rondeur, comme s'il voulait en apprendre les secrets par cœur. Puis, ses lèvres capturèrent tour à tour la pointe des seins frémissants, et Karen se mit à gémir de plaisir, chavirée par l'intensité des sensations qui la submergeaient.

A son tour, elle lui parcourait le dos, les hanches, les cuisses, de caresses fiévreuses. La réaction d'Alain fut immédiate : il s'empara de sa bouche pour l'embrasser de nouveau à perdre haleine tandis que son étreinte redoublait de force. Le souffle saccadé, Karen creusait les reins pour s'offrir à sa main qui lentement descendait le long de son ventre pour s'arrêter à ce lieu secret de son corps.

Jamais Karen n'avait vécu pareil moment de vertige. Ces voluptés inconnues l'emportaient au-delà d'elle-même dans un tourbillon vertigineux. Elle gémissait, haletait, se tordait. Bientôt, n'y tenant plus, elle l'appela de toute son âme.

— Alain, viens... Aime-moi...

D'instinct, la jeune femme noua les bras autour du cou d'Alain et les jambes autour des siennes lorsqu'il la fit sienne. Des larmes baignaient son visage. Il y avait si longtemps qu'elle attendait ce moment. Si longtemps...

Exultant, Karen l'accueillit en elle avec un long soupir de plaisir. Exquise reddition. Enfin, elle s'abandonnait, se livrait sans réserve à l'homme qu'elle aimait. Son bonheur était total.

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Mais bientôt, contre toute attente, elle sentit sourdre en elle une espèce de frisson sourd, qui s'amplifiait peu à peu, devenant une délicieuse tourmente, un océan sensuel dans lequel Karen sombrait avec ardeur. Toute pensée cohérente déserta son esprit, puis l'extase la submergea d'une tempête dévastatrice. Le visage d'Alain disparut en une explosion inouïe, dont elle revint pour se trouver blottie entre ses bras, avec un extraordinaire sentiment de plénitude.

Encore engourdie de sommeil, Karen ouvrit lentement les paupières. Le soleil inondait le pigeonnier d'une lumière ambrée, obligeant la jeune femme à cligner des yeux. Mais que faisait-elle ici, à même le sol? Soudain, tout lui revint. Alain! Et en même temps, une constatation s'imposa : elle était seule.

L'exquise langueur qui l'enveloppait fut aussitôt remplacée par une vive déception.

Où était donc Alain? Elle aurait tant aimé s'éveiller dans son étreinte, le sentir tout près d'elle, se réchauffer à sa chaleur...

« J'ai dû l'épuiser », pensa la jeune femme avec un amusement attendri. Elle avait perdu le compte du nombre de fois où ils s'étaient aimés. C'était fou... Jamais rassasiés l'un de l'autre, ils s'étaient livrés au feu de la passion avec une frénésie éperdue.

Eprouver des émotions aussi fulgurantes dans les bras d'un homme, sentir entre eux une aussi parfaite harmonie, Karen ne l'aurait pas cru possible. Elle savait bien cependant que, seul, Alain pouvait réaliser de tels prodiges...

Son bloc à croquis gisait sur le sol, là où elle l'avait laissé. Karen le ramassa et contempla son œuvre. Elle ne l'achèverait pas. Non, elle l'encadrerait, tel quel, et le conserverait dans quelque endroit secret en souvenir de ce jour béni.

Un moment plus tard, Karen descendait au rez-de-chaussée, son dessin à la main, non sans jeter un dernier regard attendri sur cet atelier devenu leur nid d'amour.

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Elle s'attendait plus ou moins à trouver Alain dans le séjour. La pièce était vide, et un calme absolu régnait dans la maison. Saisie d'un pressentiment, Karen grimpa de nouveau à l'étage et sans hésiter entra dans la chambre d'Alain.

Stupeur! Le lit était vide, les draps et couvertures plies au pied, et toutes les affaires d'Alain avaient disparu.

Anéantie, Karen dut s'agripper au chambranle pour ne pas succomber au vertige qui la gagnait. Il était parti ! Rien n'avait pu l'empêcher de mettre ses projets à exécution. Pas même les moments fabuleux qu'ils venaient de partager...

Dans l'espoir insensé de s'être trompée, elle descendit l'escalier et sortit. Hélas! La voiture n'était pas dans la cour. Alors, le cœur étreint par une souffrance sans nom, elle se laissa tomber à même les marches du perron.

Si seulement elle avait pu pleurer, épancher sa douleur dans les larmes... Mais seuls des sanglots la secouaient.

Comment était-ce possible? Comment avait-il pu s'en aller ainsi sans un mot? Certes, ils avaient décidé de se séparer, mais c'était avant! Ce qui s'était passé aujourd'hui entre eux changeait tout !

Enfin, pour elle... mais pas pour lui. Alain était habitué à voir les femmes se pâmer de bonheur dans ses bras. A présent qu'il l'avait séduite, il se considérait satisfait.

« J'aime gagner. » Ne lui avait-il pas fait cet aveu pas plus tard que la veille? Accablée, Karen se leva. La vue du dessin sur la table du séjour l'attira dans cette direction. Voilà en fait ce qui se cachait derrière cette expression qui l'avait tant intriguée : une volonté implacable de conquérant. Seulement, dans son trouble, Karen n'avait pas su l'interpréter.

De dépit, elle arracha la feuille et la déchira rageusement, puis jeta les morceaux dans les flammes de la cuisinière.

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En les regardant brûler, il lui semblait que son cœur aussi se consumait. D'humiliation, de regret. Ah ! Que n'avait-elle écouté la voix de la raison ? Mais trop tard, le mal était fait.

Elle aussi désormais partirait. Plus question de rester ici, dans cette maison, avec tous ces souvenirs qui la tourmenteraient. Non, elle se trouverait un autre logement et essaierait tant bien que mal de rebâtir une existence avant le retour de son père.

Dieu merci, elle ne s'était pas trop chargée en fuyant Paris. Son départ n'en serait que plus rapide. Mais où aller? Karen n'en savait rien. Une seule chose comptait : quitter Montascaux. Sitôt ses bagages faits, elle descendrait au village et s'embarquerait dans le premier bus en partance.

Karen se mit à l'œuvre sans perdre une seconde, comme si sa vie dépendait de la rapidité de sa tâche. D'abord, le pigeonnier. Elle fit de nombreux allers et retours entre le séjour et l'atelier jusqu'à ce que la totalité de son matériel à dessin soit transféré. Il ne lui restait plus qu'à emballer ses vêtements.

Déjà, elle prenait la direction de sa chambre quand, à peine engagée dans l'escalier, lui parvint un bruit de voiture. Pétrifiée sur place, Karen tendit l'oreille.

Se pouvait-il que... Mais non, voyons, elle avait dû mal entendre. Alain était parti, il n'avait aucune raison de revenir!

Et pourtant... Par la fenêtre, elle l'aperçut qui descendait de voiture et traversait la cour.

La raison de ce retour, Karen l'ignorait, et peu lui importait. Mais une chose était sûre : elle se sentait absolument incapable de lui faire face, de voir ses airs de vainqueur, ou pire, d'être l'objet de la pitié de son mari.

N'écoutant que son instinct, elle se précipita vers la porte pour la fermer à clé. Trop tard. Alain arrivait au même instant et, d'un simple coup d'épaule, il poussa le battant.

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— Que se passe-t-il? Tu es folle? S’exclama-t-il, la voyant reculer, l'œil apeuré.

Puis, avisant la pile de cartons à dessins, le chevalet...

— Pourquoi as-tu descendu ton matériel ici?

— Je pars. Je vais réinstaller ailleurs. Dès que possible, je te donnerai une adresse où tu pourras me joindre pour... pour le divorce.

— Le divorce? répéta Alain d'une voix blanche.

— Oui. C'est bien ce qui était convenu, il me semble? Donc, il n'y a plus rien à ajouter.

Quelques secondes durant, Alain garda le silence. Il avait blêmi mais son visage demeurait impassible.

Puis il se mit à sourire. .

— Bien... puisque c'est ton souhait, je n'ajouterai rien. On aurait peut-être pu se dire adieu, mais je ne te retiendrai pas davantage.

La tête haute, Karen passa devant lui pour monter à sa chambre. Elle poussa la porte et aussitôt s'immobilisa, atterrée par le spectacle qui s'offrait à ses yeux. Que s'était-il passé? La pièce ressemblait à un tel capharnaüm que, sur le moment, elle crut au forfait d'un cambrioleur.

Très vite, néanmoins, elle comprit son erreur. Ces pulls, ces chemises, ces pantalons épars sur son lit appartenaient à Alain. Et là-bas, sur la commode, c'était sa trousse de toilette et son rasoir.

L'entendant monter l'escalier, elle se retourna. Il arborait toujours cette même expression indéchiffrable et s'adressa à elle d'un ton de froide politesse.

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— Je te prie de me pardonner, Karen. Je me suis montré trop présomptueux. Je vais faire ma valise le premier, ce sera plus simple.

Déjà, il se dirigeait vers le lit, mais elle l'attrapa par la manche.

— Alain, pourquoi as-tu mis tes affaires dans ma chambre?

— Faut-il vraiment que tu poses la question? Dans sa voix, elle perçut des accents torturés qui la, bouleversèrent. Retenant son souffle, elle attendit qu'il poursuive.

— Parce que je pensais, enfin... j'espérais que je dormirais dans ce lit ce soir. Que, dorénavant, tu passerais toutes les nuits dans mes bras. Quel imbécile j'étais! fit-il avec un rire amer. Pour toi, ce que nous avons vécu tout à l'heure ne signifie rien... Ne me touche pas, ça vaut mieux, acheva-t-il en dégageant son bras.

Mais Karen ne lâcha pas prise.

— Alain, non, écoute-moi! Tu te trompes! Je croyais que tu étais parti, que... que tu m'avais quittée. Tu n'étais pas là quand je me suis réveillée, j'ai vu ta chambre vide, plus de voiture... Je n'ai pas songé à regarder ici, je ne pensais pas que... Oh ! Alain ! J'étais folle de désespoir. Je voulais m'en aller parce que je ne supportais pas de rester ici sans toi.

Alain eut une expression incrédule.

— Moi, te quitter? Mon Dieu, non. C'est vrai, je te l'ai dit, mais à aucun moment je n'en ai eu l'intention. Si Fabrice Thiéry n'avait pas saboté ma voiture, j'aurais trouvé un prétexte pour rester, je ne serais pas parti sans avoir obtenu ce que j'étais venu chercher.

— C'est-à-dire? Questionna Karen dans un souffle.

Un sourire s'épanouit lentement sur les lèvres d'Alain.

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— Toi, mon amour... Je te voulais à moi, toute à moi, corps et âme.

Il l'enlaça avec tant d'émotion qu'il en tremblait.

— Karen, ma chérie, cesse de feindre. Tu sais bien que je t'aime. Je t'en prie, accepte de rester ici avec moi, nous y vivrons cette lune de miel que nous n'avons jamais eue, nous repartirons de zéro.

Alain l'aimait! C'était miraculeux. Mais Karen n'osait encore croire à son bonheur. En elle, le doute subsistait, tenace.

— C'est toi qui feins, Alain, protesta-t-elle. Je ne suis pas aveugle, c'est Marie-Laure que tu préfères. Je t'aime... je t'aime à en mourir, mais je n'accepterai pas de te partager avec elle.

— Mais, mon amour, je ne te le demande pas, répondit Alain avec douceur. Cette femme n'a aucune importance pour moi, et n'en a jamais eu. Certes, au début, son charme ne m'a pas laissé insensible, mais elle n'aura été qu'une passade.

— Comment peux-tu parler ainsi, Alain? Je vous ai vus tous les deux à cette soirée. Tu... tu l'embrassais!

— Ah non! La coupa Alain, la serrant plus étroitement contre lui. Tout était fini entre nous depuis longtemps. C'est elle qui m'a suivi sur la terrasse, qui s'est jetée à mon cou. Seulement, à ce moment-là, je savais...

— Tu savais quoi?

L'expression d'Alain s'assombrit.

— Comme ton ami, Fabrice, la baronne a été payée par mon oncle... Tu as peine à y croire ? Moi aussi, cela m'a causé un choc. J'avoue même que je me suis senti blessé dans ma fierté.

— Comment as-tu découvert ce complot? interrogea Karen, sidérée.

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— Ce scandale qui éclatait pour une histoire d'adultère, ça m'a paru louche. Après tout, la baronne n'en était pas à son premier écart de conduite. J'ai donc mené ma petite enquête et découvert que cette dame était lourdement endettée. Le baron était riche mais guère généreux, or, Marie-Laure avait la passion du jeu. Pour mon oncle, elle représentait l'arme parfaite. J'ai donc mis un terme à notre liaison. J'avais pour cela la meilleure des excuses, je me mariais.

— Je comprends, murmura Karen.

Dans un rire joyeux, Alain lui saisit le visage entre ses mains.

— Non, ma chérie, tu ne comprends pas. Et tu n'as jamais rien compris. Veux-tu la vérité ? Dès le jour où je t'ai rencontrée, il n'y a plus eu que toi dans ma vie, et rien que toi !

— Moi? Mais...

L'émotion l'étourdissait, la faisait balbutier.

— Oui, toi. Tu étais si candide, si pure, si généreuse! Et si belle! Jamais je n'avais rencontré autant de qualités chez une même femme. Je tremblais de n'être pas assez bien pour toi.

Dans le regard ardent d'Alain, elle percevait le reflet de ses propres tourments, de son incertitude.

— Oh! Alain...

D'un même élan, ils s'enlacèrent, s'embrassèrent à en perdre le souffle. Le baiser qu'ils échangèrent était chargé d'une passion torride, comme l'émotion qui les submergeait.

— Ma chérie, dis-moi que tu m'aimes ! Dis-moi que tu resteras à jamais ma femme, que tu ne me quitteras plus.

— Je te promets, Alain, chuchota-t-elle, lui caressant la joue d'un doigt tremblant. J'ai besoin de toi pour vivre. Ces longues nuits sans toi à Paris m'étaient un supplice.

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— Moi aussi, j'ai vécu l'enfer. Mais comment pouvais-je demeurer à tes côtés? Tu me haïssais tellement, je te sentais si hostile... Remarque, je ne t'en voulais pas. C'était ma faute, je n'aurais pas dû me conduire comme une brute.

Il s'interrompit pour déposer un tendre baiser sur la tempe de Karen, puis enchaîna :

— Avant notre mariage, à Londres, je n'osais même pas te toucher de crainte de t'effrayer et de te perdre. Et puis, pendant notre nuit de noces, je ne sais pas ce qui m'a pris... Le bonheur de te savoir enfin à moi sans doute. Je te désirais comme un fou, et j'étais persuadé que tu partagerais mes sentiments.

Une ombre de tristesse envahit le regard d'Alain.

— Si tu savais comme je m'en suis voulu ensuite, poursuivit-il. Je n'ai pas dormi de la nuit. J'étais hanté par le regard que tu m'avais lancé. Je me disais que j'avais tout gâché par ma précipitation. Alors, par la suite, quand le soir venait et que je rêvais de te serrer dans mes bras, plutôt que d'essuyer un nouveau refus, je préférais aller dormir ailleurs. Il y a un studio aménagé dans les locaux de l'entreprise. C'est là que je trompais ma solitude...

— Et moi qui te croyais avec Marie-Laure... D'ailleurs, tu le savais, et tu n'as pas cherché à me rassurer.

— C'est vrai. En fait, je te sentais jalouse et pour tout dire j'en étais enchanté. J'avais l'impression de ne pas te laisser aussi indifférente qu'il y semblait. C'était un fol espoir pour moi ! Aussi, j'ai décidé de te maintenir dans le doute. Sans le savoir, Marie-Laure m'a grandement aidé en cherchant à me reconquérir.

Il se pencha pour lui effleurer les lèvres d'un baiser.

— J'espère, ma chérie, que tu me pardonneras ces faiblesses. Si je t'ai peinée, tu me l'as rendu au centuple quand je t'ai crue amoureuse de Fabrice. Là, j'ai compris ce qu'était la

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jalousie, quelle souffrance elle pouvait causer. J'étais prêt à tout pour t'enlever à cet homme. Dans mon désespoir, j'en venais à me dire que si nous avions un enfant, tu finirais peut-être aussi un jour par aimer son père...

Cet aveu lui fit monter les larmes aux yeux.

— Moi aussi, Alain, j'étais désespérée. C'est pour cette raison que j'ai fui Paris. Et aujourd'hui, quand j'ai cru que tu m'avais quittée... j'ai souhaité mourir.

Alain lui caressait les cheveux. Eperdue, elle se blottit contre lui.

— Ma chérie... Tu dormais si profondément que je n'ai pas osé te réveiller. J'avais quelques petites obligations à Montascaux. D'abord, téléphoner à Paris pour prévenir mes collaborateurs que je prolongeais mes congés, et que je ne voulais être dérangé sous aucun prétexte. Et puis, renouveler les provisions! Il faut que je reprenne des forces, tu comprends. Ce n'est pas de tout repos de poser pour un peintre...

Elle éclata de rire à travers ses larmes puis, soudain, s'exclama :

— Mon Dieu, j'ai brûlé le croquis! Ce beau dessin que j'avais fait de toi.

— Nous le recommencerons. Je suis tout prêt à te servir de modèle aussi souvent que tu voudras.

Sur ces mots, Alain lui prit les mains et les guida vers les boutons de sa chemise.

— Mais après notre nuit de noces, murmura-t-il.

— Notre nuit de noces? Mais elle est déjà passée, chuchota Karen dans un souffle tandis qu'elle commençait à déboutonner le vêtement d'un doigt tremblant.

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— Pas du tout, mon ange. Elle commence maintenant, et quelque chose me dit qu'elle durera très, très longtemps... Pas toi? '

Ivre de bonheur, Karen plongea dans les yeux de son mari un regard illuminé par l'amour et la sérénité.

— Oui, Alain... Toute la vie.