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Matthieu Cailliau Méditer et renaître avec Descartes
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Méditer et renaître avec Descartes

Apr 27, 2023

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Page 1: Méditer et renaître avec Descartes

Matthieu Cailliau

Méditer et renaître avec Descartes

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Aux Ducs d’Elbeuf et de Guise, de Lorraine

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Hospices cartésiennes

Sans avoir jamais fait profession de scepticisme, sans avoir jamais non plus

mis en doute les vérités de la foi chrétienne, Descartes a pourtant eu la grandeur

d’âme d’écrire aussi pour ceux de ses contemporains qui vivaient, ou risquaient de

vivre sans certitude et sans Dieu. Sans le savoir peut-être, il s’est fait le bon

Samaritain de générations de lecteurs tentés de ne se fier qu’à leurs sens ou à leurs

intuitions du moment et de ne rien demander de grand à la raison : certitude, ordre

des connaissances de toutes sciences, investigation au sujet de l’âme et de Dieu. A

quoi l’on pourrait ajouter « intelligence de la foi », si tant est qu’il existe une « pensée

religieuse de Descartes », selon le titre d’un livre d’Henry Gouhier, et une théologie,

colorée du bleu marial d’un pèlerinage à Notre Dame de Lorette effectué en 1624, en

action de grâces pour les rêves inspirés qu’il reçut certaine nuit de novembre 1619.

Théologie aussi teintée d’un vrai rouge de la charité, dont une pensée intime des

Cogitationes privatae évoque si distinctement le début de l’Epître aux Hébreux : « Una

est in rebus activa vis, amor, charitas, harmonia. » 1 L’Ecriture dit en effet du

Seigneur Jésus-Christ, qu’il « soutient l’univers par la parole de sa puissance » - et

l’essence de sa puissance, c’est la « charité » (1 Jn 4, 8). Théologie enfin forte d’un

héritage implicite : celui de la Somme théologique de S. Thomas, que Descartes emporta

avec la Bible lorsqu’il partit pour la Hollande. Et nous aurons l’occasion de parler des Pères

de l’Eglise à propos de l’infini, et de S. Anselme à propos du nom de Dieu et de la

preuve de son existence… Descartes succéda à Montaigne et l’Occident reprit goût à

la science, avec les risques que cela comprenait. Mais il était peut-être avant cela

question d’un idéal de sagesse, ainsi que l’a compris Léon Brunschvicg : « Avec

Descartes, et avec Descartes seul, l’humanisme de la sagesse, qui était l’idéal de

Montaigne, mais qui n’était pour Montaigne qu’un idéal, descend à nouveau sur

terre, et prend désormais possession de l’Occident »2.

Le lecteur se demande sans doute pourquoi ce préambule est intitulé

« hospices ». Il y a là deux raisons : la première est qu’il s’agit d’offrir l’hospitalité à

celui qui vient se joindre à la « conversation » (c’est ainsi que Descartes conçoit la

lecture)3. La seconde, c’est que le philosophe peut bien être le bon Samaritain soit

d’un sceptique, soit d’un « malade » de l’absolu : dans ses cours sur Kant et

1 « Une chose est la force qui soutient toutes les choses : amour, charité, harmonie. »AT X, 218. Nos citations se réfèrent à l’édition définitive des Œuvres de l’auteur, par Ch. Adam et P. Tannery, 11 vol. (Paris, Vrin, 1996). Le chiffre romain désigne le tome et le chiffre arabe la page (peut venir ensuite celui des lignes). Nous n’indiquerons plus AT (pour Adam & Tannery). 2 Léon Brunschvicg, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, T. 1, p. 141. Cité dans la préface de l’édition numérique de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Québec (Chicoutimi), 2008, p. 15. 3 « La lecture des bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne découvrent que le meilleur de leurs pensées ». (Discours de la méthode, 1ère partie, AT VI, 5, 25-30.

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Kierkegaard, le jésuite Henry de Ternay aimait à nous dire que « la maladie de

l’absolu est une bonne maladie ». N’allons pas trop vite nous effrayer des immensités

du savoir ou des abîmes des divins mystères : il s’agit plutôt ici du désir véhément de

l’épouse du Cantique des cantiques : « Je vous en conjure, filles de Jérusalem, si vous

trouvez mon bien-aimé, que lui direz-vous ? Que je suis malade d’amour. » (Ct 5, 8).

Voilà pourquoi il nous faut méditer et désirer quelque chose comme une renaissance. K.

Graf Dürkheim nous explique le sens de cet acte profondément philosophique, et

déjà religieux : « Méditer sert à transformer l’homme tout entier. C’est travailler à la

métamorphose d’un sujet devenu transparent à l’Etre, et qui désormais vit de cet

Etre ». Dans cette perspective, on comprend le mot presque ironique du docteur

Vittoz, dont les exercices aident en effet à méditer et prier : « Mieux vaut sentir Dieu

que l’idée de Dieu ». S’il existe en l’homme un esprit capable de sentir Dieu, qui « est

Esprit » (Jn 4, 24), notre point de départ cartésien est la raison. Tomberons-nous alors

sous le coup de calame de Blaise Pascal, fustigeant les démonstrations de l’existence

de Dieu parce que, refusant par principe le secours de la grâce, loin d’opérer la

conversion du cœur, elles ne mènent qu’au déisme, à l’indifférence à l’égard de la

religion, peut-être même à l’athéisme ?4 Espérons que non, si du moins le « pont »

dont nous avons, au seuil de ce livre, l’idée sous-jacente, tient bon : nous postulons

que l’idée d’infini brille premièrement pour la pensée comme l’étoile plus brillante

que toutes les autres qui guida les Mages vers l’Enfant de Bethléem. Dès lors, si nous

la suivons rationnellement, il se peut que nous découvrions en chemin ce

je-ne-sais-quoi qui se trouve d’aventure, qui transfigure et réchauffe le cœur, au

moment où il s’aperçoit qu’il est aimé, parce que la grandeur des œuvres de la

création le porte à « louer Dieu » (A Chanut, 6 juin 1647, AT V, 56, 6-8). Quant au

cœur, on ne pouvait mieux l’entendre si bien lié au corps qu’en ces termes à la jeune

princesse Elisabeth5 : « si l’amour était toujours jointe à la joie, je ne saurais à laquelle

des deux il faudrait attribuer la chaleur et la dilatation qu’elles font sentir autour du

cœur ; mais, parce qu’elle est aussi quelquefois jointe à la tristesse, et qu’alors on sent

encore cette chaleur et non plus cette dilatation, j’ai jugé que la chaleur appartient à

l’amour, et la dilatation à la joie »6. Joie d’user du libre-arbitre pour le meilleur en

toute chose, joie de faire la volonté de Dieu aussitôt qu’on l’a discernée (« sine

mora » : sans délai, dit S. Benoît dans sa Règle7) : lorsque ces deux joies sont acquises,

l’homme est né de l’Esprit, peut dire le théologien. Puisqu’aujourd’hui, écrivant ce

préambule, nous fêtons S. Jean, honorons le célèbre dialogue du Seigneur avec

Nicodème d’une citation :

« [Nicodème] vint, de nuit, trouver Jésus et lui dit : « Rabbi, nous savons

que tu es un maître qui vient de la part de Dieu, car personne ne peut opérer les

signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui. » Jésus lui répondit : « En vérité, en

4 Cf. Pierre Magnard, Pascal, la clé du chiffre, Paris, La Table Ronde, 2007, p. 287. 5 Aînée des filles de Frédéric V, roi de Bohème. 6 A Elisabeth, mai 1646, AT IV, 408, 22-29. 7 Cf. Dom Paul Delatte, Commentaire sur la Règle de saint Benoît, Solesmes 1985, chap. 5, p. 94.

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vérité, je te le dis : à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de

Dieu » (Jn 3, 2-3).

Qu’est-ce que ce Royaume ? Nous-mêmes, une fois régénérés par le bain du

baptême, dans l’Esprit. Nous-mêmes, dont les corps promis à la résurrection seront

conformés au corps de gloire de Jésus, si du moins nous avons appris à renoncer à

nous, « non pour ne plus être, mais pour aller plus haut, fils unis au Fils, dans la

Nature plus puissante qui nous accueillera en Elle » (Michel Corbin, S. Hilaire de

Poitiers, livre XI, § 35, p. 174). Annoncer que « Dieu sera tout en tous » (1 Co 15, 28),

pour S. Paul, ce n’est pas autre chose que dire à ceux qui vivent l’entre-temps qui va

de l’Ascension à la Parousie, qu’ils ont d’ores et déjà à vivre en la Trinité, parce que

Jésus a dit aux apôtres : « Le Royaume de Dieu est en vous. » (Lc 17, 21) et aussi : « Si

quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à

lui, et nous nous ferons une demeure chez lui. » (Jn 14, 23). Etonnante appartenance

mutuelle : l’infini habite en nous et nous pouvons habiter en l’infini, faire

l’expérience que le Roi de l’univers habite en nous et savoir que son Père nous a

donnés à Lui comme unique Royaume… Renaître ou vaincre, c’est même chose pour

un homme dont la raison est « avide d’intelligibilité parfaite » 8 : « Car c’est

véritablement donner des batailles que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et les

erreurs qui nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité ». (Discours de

la méthode, 6e partie, AT VI, 67, 10-13). Il convient à présent de situer l’enjeu et la

bataille de notre lecture des œuvres du philosophe en ce début de XXIe siècle…

8 Cf. Jacques Chevalier, Descartes, Paris, Plon, 1937, p. 158. L’auteur fait remarquer que la recherche de la vérité pour Descartes ne se fait pas « en gémissant » : pas de sentimentalisme, bien que les passions, ordonnées à la raison, nous animent – et notamment « la joie intellectuelle », qui « ne peut guère manquer d’être accompagnée de celle qui est une passion » (Traité des passions, 2e partie, art. 91).

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I

L’enjeu face au scientisme

Avant de guerroyer, nous conviendrons avec Victor Hugo qu’un

« fétichisme scientiste ne vaut pas mieux que l’obscurantisme clérical ». Il nous faut

préciser les positions qui s’affrontent. Le scientisme correspond à une vision

scientifique du monde qui sous-tend une explication naturelle de tous les

phénomènes et se refuse à une élévation de la raison vers ce qu’il considère comme

des spéculations surnaturelles vaines. Dans un article de la Revue positiviste

internationale de 1913, Marcel Boll explique pourquoi cette ambition est une perte de

temps : « Nos observations et nos expériences étant relatives, tant au point de vue

subjectif qu’objectif, dit un physicien positiviste contemporain, la recherche de

l’absolu nous est interdite, comme conduisant à des résultats invérifiables, donc

chimériques ; elle constitue, suivant l’heureuse expression de Mach, un problème

apparent ». Cette citation est donnée dans une édition de la 1ère Leçon de philosophie

positive pour expliquer cette pensée lapidaire par laquelle Auguste Comte règle d’un

trait son compte à la théologie, qu’elle soit religieuse ou simplement philosophique :

« Dans l’état positif [qui succède, pour les délivrer, aux états théologiques et

métaphysiques], l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions

absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les

causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage

bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives (…) »9. Comte

reproche à l’état théologique d’expliquer les faits par une fiction et à l’état

métaphysique de le faire par une abstraction.

Il est pour le moins curieux de constater que le rationalisme cartésien

apparaît souvent comme l’un des ancêtres du scientisme, pour avoir « vu dans la

science une source universelle du savoir » et qu’en même temps, la pensée religieuse

de Descartes10 le fait encore passer pour un tenant de l’obscurantisme clérical ! A

propos de cette idée d’obscurantisme, il convient de défendre le positionnement de la

foi chrétienne par rapport à la lumière naturelle de la raison : elle n’est pas une

« opposition à la diffusion de l’instruction, de la culture, au progrès des sciences, à la

raison, en particulier dans le peuple » 11 . Dans la pensée cartésienne, il existe

simplement deux lumières : celle de la raison, par laquelle nous connaissons le

monde et arrivons à la connaissance de l’existence de Dieu et celle de la foi, par

laquelle nous sont révélées les vérités de la religion, comme le mystère de la Trinité.

La révélation n’est pas non plus une gnose : elle s’adresse à tous et dans la langue de

chacun, ce qui suppose par exemple de la part du missionnaire une aptitude à

l’inculturation. On peut, en tant que croyant, critiquer le positivisme scientiste.

Encore faut-il commencer par le faire au nom d’arguments relevant de la philosophie

9 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Paris, 1931, p. 7. 10 Titre d’un livre célèbre d’Henry Gouhier paru chez Vrin en 1924. Lire aussi Sur la théologie blanche de Descartes, de Jean-Luc Marion (PUF). 11 Définition : Larousse

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elle-même. Ce que fit Wittgenstein, par exemple, en affirmant que « Même si toutes

les questions scientifiques étaient résolues, nos problèmes de vie ne seraient même

pas touchés. » Dans le même sens, Jean Fourastié : « La Science nous apprend à peu

près comment nous sommes là ; elle ne nous apprend ni pourquoi nous sommes, ni

où nous allons, ni quels buts nous devons donner à nos vies et à nos sociétés »12. Le

scientisme, en voulant se passer de théologie comme de métaphysique, élude ainsi

volontairement la question du sens. Il peut donc motiver aussi bien le mépris et

l’agressivité à l’égard de la foi du croyant, que la simple indifférence, peut-être plus

efficace car elle permet de se tapir à l’affût de la moindre faute du croyant, afin de

prouver que sa religion n’est qu’une façade pour toutes sortes d’idoles, que la science

psychanalytique pourrait guérir et dont la sociologie décrirait les mécanismes.

Dans sa célèbre Encyclique parue en 1998, le pape Jean-Paul II affirmait

sans ambages : « Dans cette perspective [le scientisme], les valeurs sont réduites à de

simples produits de l'affectivité et la notion d'être est écartée pour faire place à la

pure et simple factualité ». « Un grand défi qui se présente à nous au terme de ce

millénaire est de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu'urgent, du

phénomène au fondement. Il n'est pas possible de s'arrêter à la seule expérience ;

même quand celle-ci exprime et manifeste l'intériorité de l'homme et sa spiritualité, il

faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur

lesquels elle repose. Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture

métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de

médiation dans l'intelligence de la Révélation » (Fides et ratio, § 88). Comme nous

aurons l’occasion de le voir en profondeur, le rationalisme cartésien rejoint, par la

découverte de Dieu, l’Etre et le fondement qui précèdent la science. Déjà nous

pouvons rappeler la lecture faite par Ferdinand Alquié : « L’assimilation de l’être à

l’objet, qui est le propre du scientisme, ne nous paraît jamais avoir, plus qu’à présent,

menacé l’homme, sa valeur irremplaçable, sa liberté. La reprise du doute, par lequel

l’homme déréalise le donné, et du cogito, par lequel il comprend que sa propre

existence est sa première certitude, et que sa conscience ne saurait être sacrifiée aux

hypothèses de sa conscience, nous paraissent donc de l’intérêt le plus actuel. »13

Alquié juge que l’appel cartésien à la transcendance de l’être a désamorcé le conflit

apparemment insoluble à son époque entre vérité de la religion et vérité de la

science, si tristement illustré par l’affaire Galilée. Il avance aussi que la naissance du

scientisme moderne serait plutôt à chercher du côté des postkantiens qui ont éliminé

la chose en soi et son statut un peu trop négatif, afin de parvenir à l’affirmation selon

laquelle le savoir est la mesure de l’être14. Nous en sommes ainsi bel et bien arrivés,

par cette idole, à une « éclipse de la transcendance », selon le mot de Jean-François

Mattéi dans la conférence qu’il avait donnée au colloque de l’Unesco au seuil de

notre siècle (« 2000 ans après quoi ? »), conférence intitulée : « L’éclipse de la

12 Lettre ouverte à quatre milliards d’hommes, p. 117. 13 Descartes, l’homme et l’œuvre, p. 114 14 Op. cit., pp. 114-115.

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transcendance et le retour à la barbarie ». La référence qu’il avait alors faite au génie

de Platon nous montrant, vers le ciel, la souveraineté du Bien, prenait aussi du relief

du fait que le colloque interrogeait l’Evénement Jésus-Christ, qui, nous le savons15,

révèle en sa chair le visage et l’infinité du Bien. Mais il n’était sans doute pas

nécessaire d’attendre l’an 2000 pour s’inquiéter d’un progrès de la barbarie, parallèle

à celui du scientisme, car déjà, dans le Descartes de Jacques Chevalier paru en 1921,

on lisait dans les toutes premières pages ces phrases de Lachelier : « Je ne crois pas au

progrès continu et infaillible, même dans l’ordre scientifique et industriel : je crois

que tout ou presque tout, même dans cet ordre, dépend de la pureté et de la vigueur

des âmes, et que, si cette pureté et cette vigueur continuent à diminuer, nous

reverrons, nous ou nos descendants, la barbarie sous toutes ses formes ».

Si l’on en croit S. Mill, « M. Comte était dans l'habitude de considérer

Descartes et Leibnitz comme ses principaux précurseurs, et comme étant (parmi de

nombreux penseurs d'une vaste capacité philosophique) les seuls grands philosophes

des temps modernes. » 16 Est-ce donc le projet cartésien d’une « mathesis

universalis » qui motiva Comte à s’en croire le légitime successeur ? Certes, Descartes

avait foi en l’unité de toutes les sciences, mais sans aller jusqu’à prétendre pénétrer le

domaine, sacré, de la théologie. Comte ne pouvait l’ignorer, mais ayant vécu

lui-même, au cours d’une maladie en 1826, la régression à ce qu’il appelait l’état

fétichique (celui de la théologie), le fait que Descartes, à son époque, ait vécu dans ce

même état tout en découvrant les prémices de l’état positiviste qui devait naître, ne

pouvait que conforter en lui l’idée que l’homme est toujours complexe et sujet aussi

bien aux archaïsmes qu’aux fluctuations du savoir. Il évacuait ainsi de son esprit

aussi bien les transcendantaux qui animèrent la métaphysique médiévale (l’un, le

bien, le vrai et l’un) que Dieu, son infinité, donc aussi : l’Etre. Ces idées, dépouillées

du sacré, n’avaient pour lui de mesure qu’humaine. N’y a-t-il pas là un grave danger

pour l’Humanisme lui-même, s’interrogeait Benoît XVI dans sa conférence au monde

de la culture au Collège des Bernardins en septembre 2008 ? Voici ce qu’il dit aux

ministres, académiciens et sommités présentes, sachant bien que toutes n’avaient pas

la foi chrétienne : « Au fond d'elle-même, la pensée humaine doit savoir de quelque

manière qu'à l'origine de toute choses, il y a la raison créatrice : non le hasard

aveugle, mais la liberté. (…) Une culture purement positiviste qui renverrait dans le

domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la

capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un

échec de l'Humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves".

Précisément, c’est en pensant à ces « possibilités les plus élevées » que

Descartes, enfermé en novembre 1619 dans son poêle en Bavière (à Neubourg, sur le

Danube), devenu aussi célèbre que le bicorne de Napoléon, reçut, la nuit du 10 au 11,

trois rêves qu’il interpréta aussitôt comme des révélations de « l’esprit de vérité ».

Dans la journée du 10, il avait appliqué son esprit, avec un grand enthousiasme, aux

15 Cf. Jn 4, 42b. 16 John Stuart Mill, Auguste Comte et le positivisme.

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« fondements d’une science admirable » : c’était la méthode d’analyse et de synthèse,

avec l’idée qu’algèbre, géométrie et mécanique étaient des sciences absolument

solidaires. Si cette seconde idée était novatrice, dans un contexte où les sciences

étaient comme morcelées en fonction de leurs objets respectifs, la première était déjà

présente chez les mathématiciens grecs et exposée chez Platon.

La première de ces possibilités était de composer une méthode infaillible

pour la découverte des vérités dans toutes les sciences, et qui serait exposée quelques

années plus tard seulement (1637), dans le Discours de la Méthode.17 A l’origine, ce

texte n’avait d’autre raison d’être que de servir d’introduction aux trois traités : La

Dioptrique (théorie de la réfraction, de la réflexion et de la vision), Les Météores (études

des vents, du tonnerre, de la neige, de l’arc-en-ciel), La Géométrie (qui relie l’algèbre et

la géométrie au sens classique). La seconde, et non moindre en importance, était

d’arriver à la connaissance du fondement. Descartes ne la traita, en tant que telle, pas

avant les Méditations métaphysiques, publiées en latin en 1641 puis en français,

traduites par le duc de Luynes18 en 1647.

Ainsi se dessinent trois idées de renaissance pour le cours de ce livre :

renaître, par un « supplément d’âme » (Bergson), à la vigueur et à la pureté de l’âme

dont les accents sont bien présents dans la morale cartésienne ; renaître aussi à Dieu,

par le biais de la méditation, qui implique à la fois l’ouverture du cœur et la

possibilité de son perfectionnement (idée paulinienne19, mais aussi stoïcienne20) ;

enfin, renaître à l’union des cœurs : idée non thématisée par le philosophe, mais qui

nous est venue à l’esprit à la lecture de son impressionnante correspondance, et qui

vient fort à propos à l’encontre de l’habituelle sentence selon laquelle « Descartes est

à l’origine de l’individualisme qui nous étouffe ». Si l’on ajoute que le Cogito est

décentré du solipsisme qui le menace au moment où il s’éprouve et se découvre

17 Le titre original était « Le Projet d’une science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection ». cf A Mersenne, mars 1636 AT I, 339. 18 Il ne s’agit pas de Charles d’Albert de Luynes (1577-1621), grand fauconnier de France, que leur commune passion pour la chasse avait liés d’amitié (cf. Jean-Claude Pascal, L’amant du roi, Paris, 1991) avec le jeune Louis XIII, mais de son fils, Louis Charles d’Albert de Luynes (1620-1690). Charles d’Albert, le père, avait fait assassiner Concini, maréchal d’Ancres, avec l’approbation de Louis XIII, par le baron de Vitry, capitaine des gardes du corps, le 24 avril 1617. Richelieu, informé, mais seulement la veille, ne s’était pas interposé : Concini était un imposteur, protégé par Marie de Médicis. Il convoitait le pouvoir et se permettait d’humilier publiquement Louis XIII, qui avait seize ans en 1617. Le peuple français le haïssait. Cf. George Delamare, Concino Concini, un aventurier maître du Royaume de France, Paris, 1948. 19 2 Co 3, 18 : « Et nous tous qui, le visage dévoilé, contemplons et reflétons la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image, avec une gloire toujours plus grande par le Seigneur, qui est Esprit » (d’après la TOB 1989). Voir aussi 2 Co 4, 17. 20 Marc Aurèle, Pensées, in Pléiade Les Stoïciens, p. 1162 : « Tant que tu vis, tant que cela t’est permis, améliore-toi ». Dans les Entretiens d’Epictète, comparaison du sage à un athlète qui s’entraîne pour les jeux olympiques (p. 861). Lire aussi Epictète et la sagesse stoïcienne, de J-J DUHOT, Paris, 1996, où il cite Philon d’Alexandrie, L’Immutabilité de Dieu : « Celui qui n’obéit pas [au Logos divin et à ses prescriptions], qui n’accepte pas de changer quand sa conscience lui résiste, trouvera ensuite « la destruction en compagnie des blessés » (Nombres 31, 8), que les passions ont transpercés et couverts de blessures. (…) Il faut se concilier le juge intérieur ».

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comme âme ou « res cogitans », que ce décentrement est opéré presque malgré lui –

mais non pas sans la liberté de son vouloir d’homme – par l’idée d’infini, donc par

Dieu lui-même, qui est l’Autre liberté, alors on comprend qu’à l’origine de

l’individualisme qu’on lui prête, il y a plutôt une série malencontreuse de lectures

partielles, superficielles, qui ont enterré la troisième Méditation sous la lourde dalle

de ce solipsisme qui entraîne l’homme à un individualisme exacerbé, terrain propre

aux idéologies.

Pour le cartésianisme, le décentrement de la res cogitans vers l’Infini entraîne

un positionnement de la science par rapport à Dieu totalement contraire au

scientisme. Premièrement, Dieu est compris comme la condition de possibilité de la

science, puisqu’il est celle du monde et l’auteur des vérités éternelles. Ensuite, Dieu

est adoré et remercié à ce titre comme l’auteur bienveillant et généreux de la science.

Enfin, la science apparaît comme un bienfait reçu de Dieu avant d’être l’objet d’une

conquête. Et si elle permet à l’homme de se rendre « comme maître et possesseur de

la nature », ce petit mot : « comme » laisse penser que le seul maître de la nature est

Dieu, l’homme n’en étant que le lieutenant.

Reste à répondre, sur la question d’un scientisme cartésien, à l’accusation la

plus audacieuse : celle de l’impiété du philosophe. On sait bien qu’en action de

grâces pour la nuit de novembre 1619, il avait émis le vœu d’un pèlerinage à Notre

Dame de Lorette, en l’honneur de la Vierge Marie, qu’il ne réalisa qu’en 1624. On sait

aussi combien sa longue agonie édifia ceux qui l’entourèrent, lorsqu’il ne cessa,

durant plusieurs jours, de méditer sur les grandeurs de la miséricorde divine et la

misère humaine. Mais qu’en est-il dans ses écrits ? D’après Laberthonnière, « si Dieu

se révèle et se communique surnaturellement, ce n’est ni pour supprimer ni pour

enchaîner notre activité, pas plus notre activité intellectuelle que notre activité

morale, mais (…) c’est au contraire pour la susciter »21. Descartes aurait manqué cela

parce qu’il en serait resté à une idée de l’infini réduite à la notion de puissance, alors

que toute la tradition chrétienne y voit d’abord celle de la bonté. On pourrait

multiplier les références, notamment de Pères de l’Eglise. Prenons simplement le

dernier d’entre eux, le grand saint Bernard de Clairvaux, qui identifie le Verbe, donc

la Bonté, à l’infini :

« Je suis monté jusqu’à la cime de moi-même, et j’ai vu que le Verbe résidait

plus haut encore. Je suis descendu, en explorateur curieux, au plus bas de mon être ;

et j’ai constaté également qu’il était plus bas que ce point extrême. Lorsque j’ai tourné

mes regards vers le dehors, j’ai découvert qu’il était au-delà de tout ce qui m’est le

plus extérieur ; et puis je me suis retourné vers le dedans et c’était pareil »22.

21 Etudes sur Descartes, Tome 1, Paris, 1935, p. 70. L’auteur, vraisemblablement, rallie une opinion erronée selon laquelle « Descartes n’imaginait pouvoir être libre que sans Dieu », que « c’était contre Dieu qu’il voulait être libre ». S’il n’y a rien de tel dans la doctrine du philosophe, pourquoi lancer contre lui pareille accusation qui déshonore sa mémoire au plus haut point ? 22 Œuvres mystiques, éd. A. Béguin, p. 764.

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Peut-on faire sortir le cartésianisme du christianisme comme s’il ne faisait

que s’inspirer de lui ? Nous en doutons fort. L’unique bonne raison, en effet, est qu’il

n’y a pas deux Dieu : un pour la raison naturelle, un pour la foi chrétienne. Dès lors,

l’infini de bonté, l’infini de puissance, sont aussi la raison Une du don de sa vie par le

Fils de Dieu, étant Dieu lui-même, lorsqu’en sa Passion il souffre pour nous arracher

à la mort. L’infinie puissance du Verbe capable d’absoudre les pécheurs de leurs

crimes est l’expression de la Bonté suréminente, celle qui, dépassant toute essence,

donc aussi celle de nos idées criminelles, vient les brûler au feu de l’Esprit qui

ressuscita le corps de Jésus. Comme l’a très justement fait remarquer Jean-Luc

Marion lors d’une conférence qu’il donna à la Sorbonne l’année 2000, la notion

d’infini dont Descartes a hérité fut particulièrement célébrée par S. Denys

l’Aréopagite, vers 500, dans La Hiérarchie céleste23. Or, d’une part, le « in » de « infini »

peut indiquer la négation par transcendance24, d’autre part, en Dieu, le nom du Bien

est avant le nom de l’Etre :

« C’est par la bonté que la Théarchie plus qu’essentielle a fondé les essences

de toutes les choses qui sont et leur a conféré l’être. Car il appartient à la Cause de

toutes choses et à la bonté qui les surpasse toutes de les convoquer à son

appartenance, dans la mesure du moins où chacune en est capable ».25

Descartes a rapproché l’idée de l’infini de celle du parfait, non de l’Etre.

Avec lui, nous pouvons tendre les yeux vers ce rayon qui nous illumine et, par le bon

usage de notre libre-arbitre, prendre notre envol vers lui. Car le Bien, dit encore S.

Denys, « se plaît à la communion, à l’unité, à l’amitié »26, en sorte que l’homme qui

aurait le bonheur de demeurer, ne serait-ce qu’un moment, dans une parfaite

contemplation de celui-ci, se trouverait ramené à l’unique principe capable de

réaliser une fraternité universelle. N’est-ce pas pour cela que les moines font

oraison ?

23 La première édition française du Corpus dionysien, due au feuillant Jean Goulu, en religion Dom Jean de saint François, paraît en 1608. Bérulle transmit à son temps un profond intérêt pour la théologie de S. Denys l’Aréopagite. 24 Cf. Les Noms divins, trad. De Gandillac, Paris, 1943, p. 80. 25 La Hiérarchie céleste, IV, 1. Voir aussi la citation de la parole de la Croix au Chap VII des Noms divins. S. Athanase aussi : « le Dieu démiurge et roi souverain de l’univers, qui subsiste au-delà de toute essence et de toute pensée… » (Contre les païens, SC n° 18, 1946, p. 112. La formule « au-delà de l’ουσια » est de Platon, République VI, 509 b. Clément d’Alexandrie a formulé des pensées analogues (Pédag., I, VIII, 71 ; I, 131 St. ; Strom., V, VI, 38 ; II, 352 St.). 26Op. cit. , p. 112.

Page 12: Méditer et renaître avec Descartes

12

II

Vivere beate : la morale

La possibilité du bonheur, dans une vie marquée par d’inévitables

épreuves, parfois par l’infortune, fait l’objet d’une réflexion philosophique chez

Descartes parce que l’accès à la vérité doit déborder, depuis le plan épistémologique,

dans le champ de l’agir humain. Les deux sont éclairés par la raison. Le sage doit

donc savoir être heureux non pour des illusions de raisons, ni même seulement pour

des raisons tirées d’une révélation religieuse, mais pour celles que tous sont

susceptibles de recevoir avant la foi. Nul ne deviendrait croyant, au reste, s’il ne

discernait dans les vérités de la foi et ses conseils pratiques des arguments qui

l’attirent et le poussent selon l’ordre des raisons27. La philosophie, en tant qu’elle part

d’une alliance scellée avec la raison, était d’autant plus utile à corriger la religion des

scandales à peine oubliés d’une guerre civile de près d’un siècle, qu’elle pouvait

l’aider à distinguer le vrai Dieu des idoles mensongères. L’enjeu de la morale, tant

celle d’un Montaigne28 que celle de Descartes et de Pascal, était, d’une certaine façon,

théologique.

Une première définition du Discours de la Méthode, 1637 relie explicitement

l’épistémologie et l’agir : « J’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer

le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en

cette vie »29.

Puisque ce sont nos pensées qui précèdent nos volontés et nos actes, la

connaissance acquiert de ce fait le statut le plus précieux qui soit : celui de permettre

le meilleur usage qui soit de notre libre arbitre, grâce auquel nous pourrons choisir à

chaque occasion le meilleur : « pour avoir un contentement qui soit solide, il est

besoin de suivre la vertu, c’est-à-dire d’avoir une volonté ferme et constante

d’exécuter tout ce que nous jugerons être le meilleur, et d’employer toute la force de

notre entendement à en bien juger »30 . De la science du vrai et du faux, conjointe à

celle du bien et du mal, dépend la réalisation du souverain bien, donc aussi l’accès à

la béatitude. Celle-ci consiste « en un parfait contentement d’esprit et une satisfaction

intérieure, que n’ont pas ordinairement ceux qui sont les plus favorisés de la fortune,

et que les sages acquièrent sans elle »31.

27 AT VIII, 353 : « Comme nous avons été premièrement hommes avant que d’être faits chrétiens, il n’est pas croyable que quelqu’un embrasse sérieusement, et tout de bon, les opinions qu’il juge contraires à la raison qui le fait homme, pour s’attacher à la foi qui le fait chrétien ». Idée qu’un S. Anselme, au XIe s., eût bénie, s’il l’avait lue de Descartes. 28 Montaigne, Apologie de Raymond Sebond, p. 153 : « Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite ». Il reprenait ainsi Lucrèce : Tantum religio potuit suadere malorum » (que suivra André Malraux). 29 AT VI, 10, 9-11. 30 A Elisabeth, 18 août 1645, IV, 277, 20-25. 31 A Elisabeth, 4 août 1645, IV, 264, 7-11. La jeune princesse de 26 ans avait connu bien des malheurs et Descartes était bien conscient de cela. Ainsi, son père ne fut roi de Bohème qu’un an seulement, du 5 septembre 1619 au 8 septembre 1620 (bataille de Prague). Elle était aussi la fille d’Elisabeth Stuart, fille de Jacques 1er d’Angleterre. Elisabeth était belle, intelligente, cultivée, parlait six langues, aimait

Page 13: Méditer et renaître avec Descartes

13

Ces vérités, fort simples à concevoir, méritent cependant considération :

point de conversion du cœur sans jugement, point de jugement droit sans lumière,

point de béatitude, donc, sans clarté, ni sans constance dans un agir conforme à la

lumière. Il est question de béatitude naturelle ici, mais dans une autre lettre à

Elisabeth, cinq mois plus tard, à propos de la conversion du frère de celle-ci au

catholicisme, Descartes aborde l’idée d’une ruse de Dieu pour nous conduire à la

béatitude surnaturelle, celle de la sainteté : « nous croyons que Dieu se sert de divers

moyens pour attirer les âmes à soi, et que tel est entré dans le cloître, avec une

mauvaise intention, lequel y a mené, par après, une vie fort sainte »32.

Dans la lettre du 4 août 1645 à Elisabeth33, Descartes revient sur trois règles

de la morale, mises dans le Discours de la Méthode. Par rapport à la morale provisoire,

il conserve le rôle prééminent de l’esprit pour juger de ce qui doit être préféré « en

toutes les occurrences de la vie ». Ce qui revient à dire, en termes catholiques, que

nous connaîtrons d’abord la charité comme une occasion, ou, selon le mot grec,

comme un kairos. Viennent ensuite la fermeté et la constance dans une préférence

pour les conseils de la raison, précisément aux moments où « les passions ou les

appétits » nous en détournent34. Ici, Descartes introduit un sens inédit de la vertu :

« c’est la fermeté de cette résolution » et se démarque de l’Ecole. La raison seule

mérite d’être écoutée, et non les passions, car elle discerne la lumière du vrai et

l’obscurité du faux, là où les passions ne font que provoquer une force via les

« esprits animaux » qui circulent dans le sang (parties « les plus vives et les plus

subtiles du sang » : elles sont matérielles). Or, cette force n’étant qu’un phénomène

naturel, la raison seule peut le diriger selon le bien. Si elle ne le fait pas, si elle laisse

libre cours à tout appétit, l’homme ne se sert plus de son esprit et la règle précédente

est enfreinte. La troisième règle nous met en garde contre le désir, car il pourrait

souvent « nous empêcher d’être contents »35. Qu’il nous suffise de ne rien omettre de

l’astronomie et la physique, était forte d’une piété calviniste. Elle entra en relation avec Descartes en 1643 après lecture des Méditations. Il lui dédicacera ses Principes, deviendra son ami et directeur spirituel (les 6 lettres du 21 juillet au 6 octobre 1645), écrira à sa demande le Traité des Passions. Pensait-il à elle lorsqu’il affirma un jour que les trois choses les plus difficiles à trouver au monde étaient une belle femme, un bon livre et un bon directeur spirituel ? 32 A Elisabeth, janvier 1646, IV, 351, 11-15 33 IV, 265, 12-266, 21. 34 Détournement qu’atteste l’Ecriture, 1 Thess. 4, 3-5 et 1 Pierre 2, 11 : « Bien-aimés, je vous exhorte (…) à vous abstenir des convoitises (epithumiôn) charnelles, qui font la guerre à l’âme ». Même idée chez S. Grégoire de Nysse interprétant la rencontre de Dieu et de Moïse auprès d’un buisson qui brûle sans se consumer (Exode 3) : « ôte tes sandales » veut dire se défaire des passions et des opinions erronées qui nous attachent à ce qui n’est pas (les idoles, relevant de fausses idées au sujet de Dieu), afin d’approcher ce qui Est, la Vérité. Cf. Jean Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Essai sur la doctrine spirituelle de S. Grégoire de Nysse, Paris, 1944, p. 28. Cependant, les passions ne sont pas à supprimer, mais elles doivent être assujetties à la voix de la raison et au bon ordre de la vie spirituelle : que règne le nous, l’esprit, avec la grâce divine, sur l’epithumia (qui convoitera le plaisir de faire le bien) et le thumos (ardeur, qui laissera la colère intempestive pour entretenir le courage). Le corps sur lequel règne le nous, est spiritualisé, Dieu aidant. Quant à éros, il est à l’âme, dans son extase vers Dieu, ce que l’érotisme charnel est au corps dans son désir du sexe opposé. Le charnel symbolise ce qu’éprouve le spirituel dans la relation à Dieu (p. 219). 35 IV, 266, 3.

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14

ce qui est « en notre pouvoir » et conforme à la raison, dans tout ce que nous venons

à désirer de bon. Car il ne s’agit pas de supprimer dans sa vie les désirs, comme s’ils

étaient « incompatibles avec la béatitude », mais seulement de prendre conscience de

l’impatience ou de la tristesse qui les peuvent accompagner, que nous pourrions

éviter en choisissant ce que la raison en nous aura jugé le meilleur. Ainsi, nous

sommes sans cesse convoqués à la vertu et celle-ci « seule est suffisante pour nous

rendre contents en cette vie ». Cependant, la raison pourrait-elle inspirer les vertus si

elle était obscurcie par les préjugés, enténébrée d’erreurs ? La béatitude dépend donc

de l’accueil que nous faisons, au cours de notre vie, à « l’étude » qui sert à acquérir

« ce droit usage de la raison ». Cette étude est elle-même prémisse de béatitude, étant

« la plus utile occupation qu’on puisse avoir, comme elle est aussi sans doute la plus

agréable et la plus douce »36. Heureuse issue de l’exposé ! Car un instant, on eût

pensé que la vertu risquait de n’avoir pas toujours la possibilité d’être vraie et ainsi

que l’esprit pourrait tout aussi bien démissionner de la fermeté et de la constance

dans le bien… Remarquons enfin qu’au plaisir qui souvent meut l’appétit ou la

passion, Descartes confronte une occupation telle que, « sans doute », plus agréable

ne se puisse connaître, et qui pourtant relève de l’esprit ou de la raison. Un signe

sensible qualifiera donc nécessairement le visage de la morale cartésienne : une

certaine joie, séduisante mais pour conduire au bien conseillé par la raison (non à la

personne du philosophe), et tempérée car il faut aussi avoir à l’esprit que le prochain,

tel la princesse Elisabeth, peut traverser la douloureuse épreuve de l’infortune. Or,

dans le malheur, n’est-on pas parfois tenté ou par les sirènes dont Ulysse triompha,

ou par le désespoir d’un relèvement, si l’on s’est précipité dans des fautes dont on a

enfin pris conscience 37 , ou enfin, par la tristesse d’avoir perdu un bien qu’on

possédait ? La morale cartésienne, parce qu’elle situe la béatitude dans la fermeté et

la constance à vouloir le bien, c’est-à-dire dans le meilleur usage du libre-arbitre dont

nous soyons capables (cela dans le progrès d’une « étude »), proclame l’universalité

de la béatitude : « Un petit vaisseau [ie vase], peut être aussi plein qu’un grand,

encore qu’il contienne moins de liqueur, ainsi, prenant le contentement d’un chacun

pour la plénitude et l’accomplissement de ses désirs réglés par la raison, je ne doute

point que les plus pauvres et les plus disgraciés de la fortune ou de la nature ne

puissent être entièrement contents et satisfaits, aussi bien que les autres, encore qu’ils

ne jouissent pas de tant de biens.»38. L’héritage est stoïcien. Par exemple, Epictète

écrit dans ses Entretiens : « Le vrai bien est dans une certaine façon de juger ou de

vouloir ; le vrai mal, dans une certaine autre. Et les objets extérieurs, que sont-ils ? les

36 IV, 267, 18-19. 37 Un tel désespoir pourrait bien relever du péché, si l’on s’y adonnait avec l’idée que le pardon de Dieu est limité, comme l’a fait justement remarquer Kierkegaard. Or, en Dieu, l’infini détermine la miséricorde, son plus grand attribut. Mais S. Benoît le dit aussi à sa manière, au 4e chapitre de sa Règle : « Et de Dei misericordia numquam desperare ». Passé le regret, indispensable, ce précepte nous commande de ne pas demeurer « dans la morne contemplation de notre faiblesse », et d’avoir la force d’âme d’offrir à Dieu, par notre retour vers son Cœur de Père, « un acte de charité parfaite » (Dom Delatte, Commentaire de la Règle de saint Benoît, Paris, 1985, p. 91). 38 A Elisabeth, 4 août 1645, IV, 264, 25-265, 3.

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choses sur lesquelles s’exerce notre faculté de juger et de vouloir ; et, suivant la

manière dont celle-ci se comporte vis-à-vis d’elles, elle arrive au bien ou au mal.

Comment arrivera-t-elle au bien ? Si elle ne s’en laisse pas imposer par les choses ;

car des jugements sains sur les choses nous font une volonté droite à son tour, et des

jugements erronés et à côté du vrai nous en font une dépravée »39. Si nous ne voulons

pas être malheureux malgré nous, il nous faut donc, d’après Sénèque autant que

pour Descartes, vérifier sans cesse la validité de nos jugements, en corriger les

imperfections, bref les soumettre au creuset du doute, dans ces moments d’otium que

la Providence nous accorde pour cela. Ou encore, dans le même sens et contre ceux

qui invoquent une situation cornélienne ou la détresse pour justifier un crime,

Sénèque, dans De la tranquillité de l’âme : « Jamais la situation n’est bouchée au point

qu’il n’y ait plus de place pour une action morale »40.

On peut vouloir le bien d’une façon purement égoïste, individualiste. Telle

n’est pas la morale de Descartes. Au contraire, à qui cherche la perfection, il est

demandé d’ouvrir son cœur au bien commun. Que ce soit en écrivant de la

philosophie, en faisant progresser une science, que ce soit en jouant un rôle politique

ou militaire – parfois jusqu’à l’héroïsme -, en entrant dans les Ordres, il faut mettre

en œuvre ce qui nous paraît possible. Pensons-y bien : nous ne sommes que « l’une

des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette

terre, l’une des parties de cet Etat, de cette société, de cette famille à laquelle nous

sommes joints par notre demeure, par notre serment, par notre naissance ; et il faut

toujours préférer les intérêts du tout dont on est partie à ceux de sa personne en

particulier ; toutefois avec mesure et discrétion (…). Si on rapportait tout à soi-même,

on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en

retirer quelques petite commodité, et on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune

fidélité, ni généralement aucune vertu ; au lieu qu’en se considérant comme une

partie du bien public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne

craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en présente ;

voire on voudrait perdre son âme, s’il se pouvait, pour sauver les autres. (…) Et on est

naturellement porté à avoir [cette pensée], lorsqu’on connaît et qu’on aime Dieu

comme il faut : car alors, s’abandonnant du tout à sa volonté, on se dépouille de ses

propres intérêts, et on n'a point d’autre passion que de faire ce qu’on croit lui être

agréable ; en suite de quoi on a des satisfactions d’esprit et des contentements, qui

39 Epictète, Entretiens, Paris, 1995, p. 74. 40 Sénèque, De la tranquillité de l’âme, Paris, Pléiade Les stoïciens, p. 670. Dans De la Providence, l’épreuve, de mal, se change en bien, son vrai visage : « Il est de l’intérêt des hommes de bien, pour pouvoir vivre sans peur, de se trouver souvent dans des circonstances terrifiantes et de supporter d’une âme égale des événements qui ne sont des maux que pour celui qui les supporte mal » (p. 768). Et puisqu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, le sage en viendra à louer Dieu dans toute épreuve : « Pourquoi Dieu accable-t-il les meilleurs d’une mauvaise santé, de deuils, ou d’autres afflictions ? Pour la même raison qu’à l’armée les missions périlleuses sont confiées aux plus courageux » (p. 766).

Page 16: Méditer et renaître avec Descartes

16

valent incomparablement davantage que toutes les petites joies passagères qui

dépendent des sens »41.

Descartes ne brode-t-il pas ici sa philosophie sur la trame des Ecritures ?

Trois passages correspondent respectivement aux mots que nous avons soulignés : Jn

15, 13 ; Ph 2, 6-7 ; Rm 12, 2.

Mais il y a plus : imiter ainsi l’homme-Dieu, ainsi que Descartes nomme le

Christ, c’est nécessairement aller par un autre chemin que celui d’une imitation d’un

rival. Jean-Luc Marion fait remarquer, à juste titre, que dans la morale cartésienne, il

y a deux souverains biens : le bon usage du libre-arbitre et Dieu. Le premier peut

ignorer le second, volontairement ou non : « si l’homme et Dieu s’interprètent

univoquement en termes de volonté, la volonté elle-même s’interprète uniformément

comme revendication d’indépendance, comme auto-fondation et principe (quasi)

absolu : donc, précisément parce que l’homme dispose d’une volonté semblable à

(celle de) Dieu, il ne s’unit pas à Dieu, mais, s’identifiant à sa fonction de principe,

devient lui-même principe et donc se dégage de Dieu » 42 . Cette possibilité de

revendiquer une indépendance contre Dieu, Descartes l’interprète comme une

tentation. Il la repousse dans la lettre à Elisabeth du 3 novembre 1645 (IV, 332, 12-333,

7), en distinguant l’indépendance du libre arbitre de l’universelle dépendance des

choses à Dieu, « qui est d’autre nature » : même infinie dans son exercice, la volonté

de l’homme ne cesse pas d’être, en tant que faculté créée, en dépendance de Dieu. De

sorte que seule une « très grande erreur » peut nous conduire à ce que Marion

appelle « conflit des libertés » : nous étant aperçus que notre âme est « comme une

émanation de [la] souveraine intelligence » de Dieu, « en venir à l’extravagance de

souhaiter d’être dieux », soit : « aimer seulement la divinité au lieu d’aimer Dieu »43.

Ce qu’a fait Lucifer, l’homme peut le faire. De plus, l’exposé de cette erreur

catastrophique apparaît précisément dans une lettre de 1647 où la question est de

savoir « si la seule lumière naturelle nous enseigne à aimer Dieu, et si on le peut

aimer par la force de cette lumière » 44 . Orgueil et extravagance contre amour,

fausseté du raisonnement contre vérité, ou encore : être à soi seulement contre être à

Dieu plus qu’à soi, puisque la suite de la réponse évoque le désir de faire la volonté

de Dieu au risque de toutes les épreuves et d’une mort cruelle : « « son amour le rend

parfaitement heureux »45. Or cet homme touché au plus haut point par l’amour de

Dieu, dans la mesure où il « ne refuse point les maux ou les afflictions », ne ressemble

pas seulement aux martyrs ou à l’Apôtre Paul, mais d’abord au Christ en sa kénose

(Ph 2, 6 sq.). C’est le même homme dont il s’agissait deux ans plus tôt, dans la lettre à

Elisabeth que nous venons de lire : celui qui est prêt à donner sa vie, qui se dépouille

41 A Elisabeth, 15 septembre 1645, IV, 293, 8-294, 21. 42 Jean-Luc Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, 1981, 1991, p. 411. Les textes invoqués sont : Passions de l’âme, § 152, XI, 445, 20-22 ; A Christine, 20 novembre 1647, V, 85, 14-16 ; A Elisabeth, 3 novembre 1645, IV, 332, 12-14, puis 333, 3-7 ; A Mersenne, 30 septembre 1640, III, 191, 15-16. Sur le conflit des libertés : A Chanut, 1er février 1647, IV, 608, 10-609, 29, et Passions de l’Ame, § 146. 43 A Chanut, 1er février 1647, IV, 608, 10-23. 44 Id, 607, 5-7 45 Id, 609, 28-29.

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de lui-même et dont la devise est de plaire à Dieu, non aux hommes : « Placebo

Domino » (Ps 114, 9, anc. Vulgate).

Si l’on met en arrière-plan la pensée d’un saint Bernard de Clairvaux46, qui

enseigne qu’être à soi sans jamais s’ouvrir à la grâce, c’est aussi fatalement être au

diable, on comprend mieux que l’enjeu d’un amour naturel envers Dieu apparaisse

rapidement comme désir d’être sauvé et non plus seulement comme désir d’un

bien-être terrestre (utilisant Dieu à son profit, si cela se pouvait). Mais qu’on ne se

méprenne pas au sujet de la lettre à Chanut : si la seule lumière naturelle nous pousse

à aimer Dieu, c’est parce qu’un commencement dans l’amour peut précéder la foi,

chez ceux qui n’ont pas été baptisés. Il ne s’agit pas – encore que cela fût réalisable –

de vivre en déistes, de faire comme si Jésus-Christ n’était pas « grand prêtre

miséricordieux et fidèle » (He 2, 17), « principe de salut éternel » (He 5, 9), ayant par

ses souffrances porté « les fautes des foules » (Is 53, 12) et intercédé pour les

pécheurs. Descartes ne doutait pas de ce que le Christ soit Dieu le Fils, éternellement

engendré du Père. De sorte que nous ne sommes pas bien loin, dans cette morale qui

a commencé avec le bon usage du libre-arbitre et s’achève dans un amour de Dieu

préparé à la grâce, d’une contemplation de l’infini de S. Anselme du Bec où

s’unissent paradoxalement désir et rassasiement :

« Ton âme a eu soif de Dieu, la source vive » (Ps 41, 3), tu es venu à lui et tu

bois au torrent de sa « volupté » (Ps 35, 9), autant que tu veux, comme tu veux, aussi

longtemps que tu veux, comme tu veux, aussi longtemps que tu veux. Toujours

assoiffé, toujours tu bois, parce qu’il te plaît toujours de boire et que jamais tu n’en es

lassé. Tu ne bois pas pour te rassasier comme celui qui ne l’est pas encore, mais tu

bois toujours pour que dure toujours la satiété que déjà tu possèdes. Toujours tu

désires ce que toujours tu as, ce que tu es toujours certain de toujours avoir. Oui, sans

cesse, tu désires ce délicieux désir, toujours tu bois d’une délicieuse ardeur ce désir

avec sa copieuse satiété »47.

Ainsi, de la morale l’âme peut librement naître à ce que Bergson appelle,

dans le troisième chapitre des Deux sources de la morale et de la religion, le

« mysticisme » - nous disons aujourd’hui la mystique -, ici sur le registre chrétien.

L’élévation vers Dieu, comme dans le tableau du philosophe méditant par

Rembrandt, est cet escalier en spirale, à côté du feu dans la cheminée, qui évoque à la

fois le travail technique et le désir ardent de la vérité. La spirale célèbre les noces de

l’horizontalité et de la verticalité, comme les bois de la croix, de l’immanence de Dieu

en l’homme et de sa transcendance. La joie d’aimer Dieu, se fait huile attisant cet

amour, selon une belle image de S. Bernard, à propos d’un désir qui ne fait pas que

viser l’infini, mais qui participe de l’infini, pour aimer Dieu à sa mesure : sans

mesure :

« C’est un grand bien que de chercher Dieu. Je pense pour ma part qu’il

n’en est pas de plus grand. Je crois même qu’après L’avoir trouvé, on ne cessera pas

de Le chercher. On ne cherche pas Dieu par la course des pieds, mais par les désirs.

46 Traité Du Libre-arbitre et de la grâce. 47 S. Anselme du Bec, Prière XIII ; S III, 53-54.

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18

Et l’heureuse découverte, loin d’éteindre le désir, l’attise encore. La plénitude de la

joie ne consume pas le désir, elle est plutôt l’huile qui vient en allumer la flamme.

Oui, c’est bien cela. La joie sera parfaite, mais le désir n’aura pas de fin, et la

recherche non plus. Représentez-vous, si vous le pouvez, une quête ardente, sans

qu’il y ait aucun manque, et un désir exempt d’inquiétude. Car la présence exclut

tout manque, et l’abondance chasse l’anxiété. (…) L’âme a été devancée par Dieu, qui

l’a cherchée avant qu’elle se mit à Le chercher. L’âme cherche le Verbe, mais c’est le

Verbe qui l’a d’abord cherchée »48.

Reste un élément – capital – de la morale cartésienne : la générosité, jointe

immédiatement, dans le Traité des Passions, à l’humilité vertueuse. C’est à partir de

l’estime de soi, objet du précédent article que la générosité est introduite à l’article

153 de la troisième partie : en cette passion particulière, l’estime de soi ne correspond

pas au tableau habituel de nos qualités, tempéré par la conscience de nos fragilités,

mais « seulement en ce qu’il [un homme] connaît qu’il n’y a rien qui véritablement

lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être

loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en

soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user ». L’arrogance, le mépris

vis-à-vis des autres, n’ont pas leur place dans le cœur des hommes généreux, qui ont

à l’esprit que tout homme peut trouver en lui-même la vertu de générosité, s’il prête

attention à son libre arbitre et à son aptitude à en bien user : « bien qu’ils voient

souvent que les autres commettent des fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont

toutefois plus enclins à les excuser qu’à les blâmer, et à croire que c’est plutôt par

manque de connaissance que par manque de bonne volonté qu’ils les commettent »

(Art. 154). Nous sommes en présence d’une synthèse, dans le domaine des passions,

du premier élément de la morale cartésienne et de l’humilité second principe de la

morale chrétienne, après la charité qui nous lie à Dieu, au prochain, à nous-mêmes. Il

convient de ne jamais associer l’homme généreux à un esprit superbe, qui se mettrait

bien au-dessus des autres pour la raison qu’il a une connaissance que ceux-ci n’ont pas

encore. Du moins ne se met-il « point beaucoup au-dessus » de ceux qu’il surpasse.

Aussi l’article suivant, « En quoi consiste l’humilité vertueuse », a-t-il, pour une

compréhension achevée de la générosité, une importance plus grande qu’on a

coutume de croire, l’humilité étant traditionnellement49, pour la pensée chrétienne, la

mère des vertus naturelles (les surnaturelles étant la foi, l’espérance et la charité).

D’ailleurs, l’argument qui motive l’humilité est le même invoqué dans l’article

précédent pour réduire à néant le mépris qui nous tente quand nous voyons les

autres commettre des fautes « qui font paraître leur faiblesse » : « Ainsi les plus

généreux ont coutume d’être les plus humbles ; et l’humilité vertueuse ne consiste

qu’en la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que

nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne

sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que

48 S. Bernard de Clairvaux, 84e Sermon sur le Cantique, § 1. 49 Au moins depuis les très célèbres Conférences de Jean Cassien, qui établit l’abbaye saint Victor à Marseille au Ve siècle.

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19

nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur

libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user » (Art. 155).

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III

Prolégomènes à Dieu

En 1869-1870 eut lieu le premier Concile du Vatican, après celui de Trente

au 16e s. qui avait mis en œuvre la réforme catholique. La citation de l’Epître aux

Romains est la même que celle que Descartes avait faite dans sa Lettre-Préface aux

Doyens et Docteurs de la Sorbonne :

Session III, Chap. II La Révélation, Paris, 1994, p. 1639

« La sainte Eglise tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut

être connu avec certitude (certo cognosci posse) par la lumière naturelle de la raison

humaine (naturali humanae rationis lumine) à partir des choses créées (e rebus creatis),

car, depuis la création du monde, ce qu’il y a d’invisible se laisse voir à l’intelligence grâce à

ses œuvres (Rm 1, 20). »

Le canon qui en découle est celui-ci :

Canons, II, 1 :

« Si quis dixerit, Deum unum et verum, creatorem et dominum nostrum, per ea, quae

facta sunt, naturali rationis humanae lumine certo cognosci non posse, anathema

sit. » (« Si quelqu’un dit que le Dieu unique et véritable, notre Créateur et Seigneur

ne peut être connu avec certitude par ses œuvres grâce à la lumière naturelle de la

raison humaine, qu’il soit anathème »).

Descartes compta parmi les œuvres de Dieu son idée – celle de l’infini – et

parvint naturellement à cette connaissance certaine que Dieu est. Mais avant de citer

ces passages de la Méditation troisième, un retour au pays natal est nécessaire,

puisqu’aussi bien, chez Descartes, c’est le même homme qui est philosophe et

chrétien et qu’on ne saurait bien parler de l’un sans bien connaître l’autre… Il nous

faut donc rappeler à nous quelques textes ou versets de l’Ecriture :

1. Psaume145 (144), 3, TOB :

« Le Seigneur est grand, comblé de louanges ;

Sa grandeur est insondable » (BJ : « à sa grandeur, il n’est pas de limite »).

2. Isaïe 40, 25 :

« A qui m’assimilerez-vous ? A qui serai-je identique, dit le Saint ». (BJ : « A

qui me comparerez-vous, dont je sois l’égal ? dit le Saint »).

3. Jean 1, 3 :

« Et sans lui ne fut rien d’un (ουδε εν) ». Si pas même un chiffre, pas même

une loi des mathématiques ou de la géométrie, n’a pu advenir sans le Logos,

c’est qu’il est, lui, l’infini de puissance qui les a créés.

4. Hébreux 6, 13 :

« Lorsque Dieu fit sa promesse à Abraham, comme il n’avait personne de plus

grand par qui jurer, il jura par lui-même »

5. Philippiens 2, 6-7 :

Page 21: Méditer et renaître avec Descartes

21

« Demeurant dans la forme de Dieu, [le Christ] n’a pas jugé que ce fût une

usurpation (αρπαγμων) d’être égal à Dieu, mais il s’est vidé (εσκενωσεν) de

Lui-même en prenant la forme d’esclave »

L’hymne aux Philippiens est tout entière une expression de l’infini divin :

rien n’étant plus propre à sa gloire « que le salut des hommes » (S. Maxime le

Confesseur), l’abaissement du Fils de Dieu jusqu’à sa mort sur une croix devient

proprement la théophanie par excellence de la bonté du Père. Mais quoi de plus

désolant que de poursuivre la réflexion sans nous arrêter quelques instants à la

contemplation de ce mystère, dont Maxime le Confesseur, au 7e siècle, sans nous

rendre raison de ce qui ne peut l’être, déplie cependant pour nous la rationalité de cet

article de la foi :

« Dieu, en tant que bon, ayant jadis par la Loi et les Prophètes, institué de

multiples manières la loi de charité pour les hommes, en tant que Philanthrope

devenu homme à la fin des temps, l’a accomplie Lui-même. Il ne nous a pas

seulement aimés comme Lui-même mais par-dessus Lui-même, comme l’enseigne

clairement la puissance du Mystère à ceux qui ont reçu avec piété la confession de foi

en Lui. En effet, s’Il s’est livré Lui-même délibérément à la mort, se voulant coupable

à la place de nous qui devions souffrir comme coupables, il est clair qu’Il nous a

aimés plus que Lui-même, nous pour qui Il s’est livré à la mort, et – même si

l’expression est hardie – il est clair qu’Il a choisi, en tant que Plus que bon, les

outrages, au moment voulu par l’économie de notre salut, les préférant à sa propre

gloire selon la nature, comme plus dignes. Dépassant la dignité de Dieu, débordant

la gloire de Dieu, Il a fait du retour à Lui de ceux qui s’en étaient écartés une sortie et

une manifestation plus poussée de sa propre gloire. Rien n’est plus propre au principe

(αρχην) de sa gloire que le salut des hommes. En vue d’elle sont toute parole et tout

mystère, et ce qui est désormais le plus mystérieux de tous les mystères : Dieu

Lui-même devenu vraiment homme par charité, dans l’assomption d’une chair

douée d’âme intellective et accueillant en Lui-même, sans mutation, les passions de

l’âme humaine pour sauver l’homme, se donner Lui-même à nous comme empreinte

de vertu et, sauvant l’image de la charité et de la bienveillance envers Lui et le

prochain, mobiliser toutes nos puissances en vue de correspondre comme nous le

devons »50.

Dire qu’en Dieu, gloire et humilité coïncident, c’est ne plus séparer le Dieu

des philosophes de celui de la Révélation51, puisqu’il n’est de vrai que l’Unique et

50 S. Maxime le Confesseur, Lettre 44 ; PG 91, 544 / 641 D (traduction Jean-Michel Garrigues). 51 Même idée chez Henri Gouhier, La pensée religieuse de Descartes, p. 231-232 : « Le Dieu de sa philosophie est le Dieu des chrétiens ; aujourd’hui, il nous est peut-être difficile de réaliser cette idée de Descartes, parce que nous avons lu trop de pages où l’on oppose le Dieu de Descartes ; c’est à nous de les oublier ; ce qui importe, ce n’est pas ce que nous pensons du Dieu cartésien, c’est ce que Descartes en pensait : pour lui c’est le Dieu d’amour et de charité ; le cartésianisme est par excellence la philosophie qui fait aimer Dieu, puisqu’elle le fait connaître et qu’elle est tout entière suspendue à

Page 22: Méditer et renaître avec Descartes

22

que l’infini se pense aussi bien de l’essence divine que de la geste pascale du Fils

envoyé par le Père pour la venue de son Règne. Cela, il fallait l’établir avant de

s’enquérir de l’argument de la troisième Méditation, s’il est vrai qu’il s’agit là de l’une

des origines et du contexte décisifs de son déploiement.

De même qu’il était demandé au lecteur « plusieurs semaines » afin de bien

saisir la force de la première Méditation et de se détacher de l’habitude de juger

d’après les sens, de même une condition est requise pour aller jusqu’au bout de la

troisième, d’après le titre simplement : car méditer veut dire quelque chose de plus

qu’apprendre en s’informant. Cela va si bien de soi qu’on le tient pour acquis, sans

vérifier auprès de soi-même que l’on sait que pour méditer, il faut avoir une attitude

de non-saisie, inspirée par la nature de l'esprit et libre de toute référence

conceptuelle. Bien qu’au sens restreint, méditer signifie simplement réfléchir, et sans

doute au moyen de concepts, nous allons voir que la troisième Méditation ne devient

lisible et intelligible qu’à condition d’être reçue dans l’acte de méditer, au sens fort.

Henri Gouhier allait dans ce sens : « Descartes sait que la Philosophie ne s’apprend

pas ; elle s’assimile ; ce n’est pas un vêtement qu’on porte ou qu’on enlève ; c’est un

aliment ; une fois comprise, elle devient nous-mêmes, et nous ne sommes plus les

mêmes qu’auparavant »52. N’a-t-on pas parfois avancé (Vincent Carraud) que les

Méditations métaphysiques étaient une sorte de décalque des Exercices spirituels des

jésuites, qui se font aussi en plusieurs semaines, traitant chacune d’un thème ? Dans

cette perspective qui sera la nôtre, méditer avec Descartes n’est pas un exercice qui

consiste à réfléchir sur Dieu, son existence, ses attributs, bref, comme le dit très

justement Henri Le Saux, « une occupation de l’esprit au sujet de Dieu (…), un genre

de méditation opportun dans les débuts de la vie spirituelle ». Ou du moins pas

seulement. Car la pensée de notre philosophe rejoint celle de ce grand mystique du

XXe s. , lorsqu’il écrit :

« Dieu ne peut être objet (…). Au fond de chaque homme comme de Dieu, il

y a le mystère fondamental du Je, et, en face, un mystère de Tu hors duquel nul Je ne

saurait jamais ni se découvrir ni se proclamer. (…) C’est dans la seule intuition de

mon Je que je goûte et réalise le Je de mon frère et d’abord celui de Dieu ».53

cette connaissance ; on peut dire, bien que le mot n’y soit pas, qu’elle est aux yeux de Descartes la philosophie chrétienne, celle qui a pour parrains Saint Paul et Saint Jean ». Alquié aussi, distingue méditer et suivre un ordre logique de raisons « purement intellectuelles » (Sixième des Leçons sur Descartes : le moi pensant dans la Méditation seconde, Paris, 2005, p.171) : « quand un lecteur de cette époque voyait sur la couverture d’un livre Méditations, il pensait aux méditations religieuses qui étaient alors en usage ». 52 La pensée religieuse de Descartes, Paris, 1924, p. 162. 53 Henri Le Saux, Eveil à soi, éveil à Dieu, Paris, 1971, 1986, pp. 76-79. Le Saux a été moine chrétien et sannyasi. Ce livre rejoint une intuition maîtresse de la spiritualité ignatienne que Descartes reçut de son éducation à La Flèche : « Chercher et trouver Dieu en toutes choses » (S. Ignace). Pour frère Henri, c’est voir Dieu à travers les créatures indépendamment de leur opacité, à la fois parce que la présence divine est partout décelée et parce que l’homme est capable d’une transformation de son être qui l’amène à être lui-même « pure transparence du mystère », à faire continuellement l’expérience d’un « contact immédiat avec Dieu » en « agissant sous la direction de son Esprit ».

Page 23: Méditer et renaître avec Descartes

23

De sorte qu’un parcours se dessine devant nous, qui nous demande de

passer d’abord par les deux premières Méditations pour bien entendre la troisième.

Page 24: Méditer et renaître avec Descartes

24

IV

L’autre fable ou les raisons du doute

La fable du monde est un ouvrage qui procède à une description imaginée,

mais rationnelle, de la création du monde à partir des principes de la métaphysique,

puis de la physique cartésienne. Dans la première Méditation, c’est en un tout autre

sens que le monde apparaît comme une fable : un tissu d’apparences trompeuses.

S’il est juste de penser à l’intérêt d’un Montaigne pour le scepticisme,

quand on se penche sur l’origine du doute cartésien, il ne faut pas non plus passer

sous silence l’engouement des professeurs jésuites de Descartes à la Flèche pour les

découvertes des savants de l’époque. L’exemple des deux soleils, repris dans la

troisième Méditation, suffit seul à faire comprendre la primauté de la vision

scientifique sur le témoignage des sens : ceux-ci nous font voir un astre plus petit que

la terre, tandis que « les raisons prises de l’astronomie, c’est-à-dire de certaines

notions nées avec moi »54 nous le montrent plusieurs fois plus grand.

La première Méditation aurait pu s’arrêter à cette mise à distance, par la

science, de la sensation. Descartes, visant non seulement la certitude, mais son

fondement, utilise provisoirement le doute comme un moyen, y compris usant d’une

hypothèse un instant vraisemblable (le Dieu trompeur), relayée aussitôt par une

autre, hyperbolique : le malin-génie (qui n’est pas sans rappeler le malus spiritus des

rêves de la nuit du 10 novembre 1619). Le monde se dissoudra alors au point de

perdre tout sens, justifiant l’usage préventif d’une morale de secours, déjà exposée

dans le Discours de la Méthode (1637). La possibilité même que l’expérience se dissipe

en simulacres, possibilité rendue très concrète, comme l’a dit Emmanuel Lévinas, par

«deux guerres mondiales, totalitarismes de droite et de gauche, [par] les massacres,

les génocides et l’holocauste »55…

Comme prémisse, ce qui n’est que de l’ordre du probable est rejeté.

Comment en effet bâtir une science à partir d’éléments qui ne seraient pas

eux-mêmes absolument fermes et constants ? Ce n’est pas une telle science que

recherche le philosophe, pour qui à partir du moment où il existe des principes

absolument certains, tels le principe de non-contradiction, il doit exister aussi un

fondement de ces principes et de la science en général.

Le témoignage des sens ne peut donc servir de principe à la science, n’étant

pas absolument fiable. Trois occasions le démontrent suffisamment, que rapporte la

Recherche de la Vérité : « les sens nous trompent quelquefois, s’ils sont mal disposés,

comme lorsque les viandes semblent amères à un malade ; ou bien trop éloignés,

comme quand nous regardons les étoiles, qui ne nous paraissent jamais si grandes

qu’elles sont ; ou, généralement, lorsqu’ils n’agissent pas en liberté selon la

54 IX, 31. 55 E. Lévinas, Positivité et transcendance, Paris, 2000, p. 40. Cité par E. Housset dans sa contribution à Dieu en tant que Dieu, dir. Philippe Capelle, Paris, 2012.

Page 25: Méditer et renaître avec Descartes

25

constitution de leur nature ». Poliandre a bien reconnu tout cela, mais il n’est pas

entré dans la crainte sacrée de Descartes (figuré par Eudoxe), qui le pousse à se défier

entièrement du témoignage des sens, du moins dans l’attente d’une validation de la

faculté de sentir, qui n’adviendra qu’en la sixième Méditation56.

Aussitôt cependant, c’est de l’existence de mon corps qu’il s’agit : serais-je

de ces « insensés » qui viennent à douter de leurs propres mains, quand elles sont

d’ailleurs en train d’écrire ce qu’ils pensent ? Descartes en convient, il n’est pas

question d’une telle extravagance. C’est alors qu’intervient l’argument du rêve. Ici

nous revient à l’esprit cette phrase de Shakespeare : « nous sommes de l’étoffe dont

les rêves sont faits et notre vie n’est qu’un songe ». Mais il faut aussi citer la Lettre de

S. Jacques : « vous êtes une vapeur, qui paraît un instant et puis disparaît » (Jc 4, 14).

« L’homme n’est qu’un souffle », dit le Psaume 39 (38), laissant espérer qu’une autre

vie est ailleurs, où l’homme sera vraiment homme, auprès de Dieu. A l’époque où

Descartes écrivait, l’argument était déjà connu pour avoir été remis en valeur par

Montaigne dans l’Apologie de Raymond Sebond dans ce passage aussi intéressant que

célèbre: « Notre raison et notre âme, recevant les fantaisies et opinions qui lui

naissent en dormant, et autorisant les actions de nos songes de pareille approbation

qu’elle fait celle du jour, pourquoi ne mettons-nous pas en doute si notre penser,

notre agir, n’est pas un autre songer, et notre veiller quelque espèce de dormir ? […]

Nous veillons dormants et veillants dormons »57

Ici, cependant, ce n’est pas la veille qui est mise en doute, comme l’a

justement rappelé Jean-Luc Marion, « mais la prétention des sensations de la veille et

du sommeil, toutes ensemble, à un corrélat non sensible, codifié

mathématiquement »58. De sorte que tant que ce code existe, le sensible demeure

indubitable, indirectement du moins « et par procuration » (Op. cit., p. 323), une

procuration garantie par l’arithmétique, la géométrie et les sciences qui, au contraire

de la physique, de l’astronomie, de la médecine, dépendent non de la considération

des « rerum compositarum », mais « de simplicissimis et maxime generalibus rebus

tractant »59. A ce stade, ces sciences pourraient donc s’exercer sans se mettre en peine

de savoir si les objets qu’elles étudient « sont dans la nature » ou pas. Quant au corps

qui est le mien, son existence n’est pas frappée d’un doute absolu, mais seulement

hypothétique et provisoire – ce qui est déjà beaucoup – comme le confirmera plus

tard le dialogue théâtral de La Recherche de la Vérité : « Poliandre – (…) je ne puis

même pas nier absolument que j’aie un corps »60.

56 VII, 79, 22 sq : « Atqui, cum Deus non sit fallax… » Tant que l’existence du Dieu qui ne trompe pas n’est pas découverte, le témoignage de la nature ne me permet pas de poser l’existence des choses matérielles, et mon propre corps n’existe qu’en tant qu’objet pour mon esprit, comme s’il n’était qu’à l’intérieur de moi-même : «sensi me habere caput, manus, pedes, et membra caetera ex quibus constat illud corpus » (VII, 74, 17-19). 57 Montaigne, Apologie de Raymond Sebond, p. 361. 58 Sur la théologie blanche de Descartes, p. 316. 59 VII, 20, 22-25. 60 RV, Pléiade, p. 894.

Page 26: Méditer et renaître avec Descartes

26

Avec les vérités mathématiques, subsistent encore les notions simples, telles

que « ce que c’est que la pensée », la volonté, le principe d’identité ou de

non-contradiction, le principe de causalité, le fait que toute qualité suppose une

substance... Ces notions ne laissent aucune prise à l’erreur, qui ne dépend que du

jugement. L’intuition non plus n’est pas atteinte par le doute, ni les pensées, en tant

que résidant en moi. Les Principes le préciseront à l’article 10 de la 1ère

partie : « pensée, certitude, existence et que pour penser il faut être, et autres choses

semblables », ne sauraient « être mises en compte » dans le doute, car « ce sont là des

notions si simples que d’elles-mêmes elles ne nous font avoir la connaissance

d’aucune chose qui existe »61. Les natures simples avaient été identifiées selon trois

catégories par la Regula XII : 1° Les natures simples pure intellectuales, qui ne

requièrent que la rationalité de l’esprit (« …nos rationis esse participes »), comme la

connaissance, l’ignorance, le doute, l’action de la volonté, etc. 2° Les natures simples

pure materiales, qui demandent l’intervention de l’imagination, comme la figure,

l’étendue, le mouvement, le repos (AT X, 420, 7). 3° Les natures simples communes,

communes notiones, comprenant deux types : a) celles qui s’appliquent aussi bien aux

natures simples intellectuelles qu’aux matérielles ; ainsi : l’existence, l’unité, la durée,

etc. b) celles qui permettent de relier entre elles les autres natures simples (« …veluti

vincula quaedam… »), de même que plusieurs termes, par l’égalité, sont ainsi

appelés logiques. Nous nous approchons donc de la juxtaposition d’une nature

simple intellectuelle (cogitare) à une nature simple commune réelle (existere)62. Pour

l’heure, le doute hyperbolique va disqualifier les natures simples matérielles et par

là, mathématiques et géométrie, dont les certitudes, fondées sur des lois éternelles,

sont pour la philosophie le paradigme de son écriture.

On peut certes se demander ce que vient faire une hyperbole en philosophie

et s’il y a quelque utilité à verser ainsi dans ce qui pourrait être interprété comme de

la science-fiction. Nous n’avons pas oublié l’hypothèse du Dieu trompeur, provoquée

par un affolement éphémère au sujet de la toute-puissance, puis heureusement

corrigée – cependant pas supprimée – par un retour du « probable », au nom d’une

idée encore incertaine de la bonté divine : quel que soit l’auteur, quelle que soit la

cause de mon origine, « d’autant moins puissant » seront-ils, « d’autant plus sera-t-il

probable que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours (« ut semper

fallar »)63.

L’hypothèse du malin-génie « non moins rusé et trompeur que puissant, qui

a employé toute son industrie à me tromper », arrive dans le prolongement de

l’hypothèse du Dieu trompeur, dont elle achève la défiguration par un

anéantissement de la bonté et de « la souveraine source de vérité ». Pour Alquié, il

s’agit « d’une hypothèse forgée pour exaspérer la défiance d’un philosophe qui a

toujours été troublé par la peur d’être trompé et animé d’un immense besoin de

61 Pr I, 10. 62 Nous nous appuyons ici sur la 3e étude des Questions cartésiennes de Jean-Luc Marion, Paris, 1991 : « Quelles est la méthode dans la métaphysique ? Le rôle des natures simples dans les Meditationes ». 63 IX, 17 / VII, 21, 24-26.

Page 27: Méditer et renaître avec Descartes

27

certitude »64. Pour Marion, « le doute « hyperbolique » tient ce nom du fait qu’il

procède par une raison qui vient frapper la raison elle-même, directement, au nom

d’une réalité qui la dépasserait. Si la raison accepte cette frappe, c’est dans l’espoir

d’accéder à l’envers du code, donc de son fondement. Plus précisément, à la

fondamentalité de ce fondement lui-même » 65 . Les commentateurs ont souvent

interprété le malin-génie comme un trait psychologisant, destiné simplement à

empêcher un retour des « anciennes et ordinaires opinions ». En effet, Descartes

exprime son intention d’employer tous ses soins à se tromper lui-même. Mais l’on

serait alors dans de la science-fiction si cette intention n’était pas subordonnée à une

autre, aussitôt formulée : « il n’est pas maintenant question d’agir, mais seulement de

méditer et de connaître ». Ce qu’a en vue Marion dans son interprétation, c’est que

l’hyperbole du malin-génie est apparue, au terme des raisons de douter, comme celle

qui allait offrir à la raison non pas le « code » servant à déchiffrer la nature, écrite

comme dit Galilée « en langage mathématique », mais le fondement même de ce

code. Précisément, à ce fondement envisagé dans son apparaître, car c’est en celui-ci

aussi que prennent leur source l’acte de méditer et celui de connaître. Ce n’est donc

pas l’ensemble stable et cohérent des vérités éternelles et du code de l’univers qui va

être dégagé, mais au contraire, parce que ce dernier aura lui-même été

temporairement disqualifié par le coup d’un genium aliquem malignum cependant

judicieusement toléré par la raison, le fondement dont il est question au-delà de ce

que bâtit la science. En effet, tant que Descartes n’aura pas atteint cet au-delà

fondateur, il tombera nécessairement sous le coup génial, mais cinglant, du

scepticisme de Montaigne consignant la science – toutes les sciences – à une mise à

l’écart de toute certitude digne de ce nom, donc aussi bien d’une connaissance

irréfutable que d’une connaissance (donc aussi d’une expérience) de l’absolu. L’idée

est exposée dans l’Apologie de Raymond Sebond, à la fois subtile et magistrale : « Le ciel

et les étoiles ont branlé trois mille ans : tout le monde l’avait ainsi cru, jusques à ce

que Cléanthes, le Samien, ou, selon Théophraste, Nicetas Syracusien, s’avisa de

maintenir que c’était la terre qui se mouvait par le cercle oblique du Zodiaque

tournant à l’entour de son essieu ; et de notre temps Copernicius a si bien fondé cette

doctrine qu’il s’en sert très règlement à toutes les conséquences astronomiques. Que

prendrons-nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir lequel ce soit des deux ? Et qui

sait qu’une tierce opinion, d’ici à mille ans, ne renverse les deux précédentes ? »66.

L’un des enjeux des Méditations métaphysiques sera précisément d’atteindre un savoir

précédant les résultats améliorables des sciences, une évidence qui ne serait

susceptible d’aucun renversement, ni trois cent soixante-treize ans ni mille ans plus

tard. Cela, même si les commentaires de cette évidence devaient parfois errer,

puisqu’après tout, le videre d’un grand philosophe, surtout quand il atteint le simple,

reste tributaire de l’errare de ses lecteurs comme des complications de l’histoire de la

pensée.

64 Ferdinand Alquié, Descartes, l’homme et l’oeuvre 65 Sur la théologie blanche de Descartes 66 Montaigne, Apologie de Raymond Sebond, p. 325.

Page 28: Méditer et renaître avec Descartes

28

V

Pied à terre : le cogito

Pour illustrer l’aboutissement du doute, Descartes prend l’image d’un

homme en train de se noyer : « je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes

pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus » (2M 274). On pourrait

aussi bien prendre celle d’un cavalier dont le cheval soudain se serait emballé. Car à

un moment du doute, le lecteur peut légitimement se demander s’il y a quelque

moyen de s’arrêter, et s’il n’est pas entraîné malgré lui dans cette spirale si bien

décrite par Simone de Beauvoir, dans L’Invitée : « (…) mais alors, ça aussi, c’était

donc fait exprès, ce dégoût cynique devant son personnage ? Et ce mépris de ce

dégoût qu’elle était en train de se fabriquer, n’était-il pas aussi comédie ? Et ce doute

devant ce mépris… ça devenait affolant, si on se mettait à être sincère, on ne pouvait

donc plus s’arrêter ? ». Dans le commentaire du Cogito que Maurice Merleau-Ponty

nous a laissé, il cite ce passage afin de conclure que seul un doute « effectif » peut

« aboutir à la certitude de douter ».

Sur le plan du discours philosophique, l’enjeu qui apparaît au début de la

Méditation seconde revient en leitmotiv : «Peut-être [n’y a-t-il] rien au monde de

certain ». Il est accompagné d’une question cruciale pour cette étape où la

métaphysique s’organise progressivement en une onto-théologie de la cogitatio,

décrivant par là une conversion vers un idéalisme absolu : « peut-être suis-je capable

de produire moi-même [ces pensées que je viens de juger incertaines] » ? Or dès cet

instant où l’ego, s’examinant lui-même, avec ses pensées, s’interroge sur leur mode

de production, le second niveau de la métaphysique, celui d’une onto-théologie de la

causatio67, qui nous mènera jusqu’à la preuve que Dieu est, a trouvé ses prémisses.

L’ego cogito est découvert à la fin de ce quatrième paragraphe, commencé avec

l’hypothèse d’une production totale par l’ego de toutes les pensées (au sens large,

comprenant par conséquent les sensations) et poursuivi par un rappel d’une autre

hypothèse, celle-ci plus aisément retenue par les lecteurs : « Il y a un je ne sais quel

trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper

toujours ». Puissance et ruse : le personnage, même s’il relève d’une fiction

volontaire, n’en est pas moins familier, depuis les œuvres de Machiavel : d’ailleurs,

ne le rencontrons-nous pas dans nos propres rêves de suffisance et de volonté de

puissance ? Un premier ego apparaît ainsi, précédant le vrai d’un unique pas, qui est

aussi un abîme : c’est l’ego au sens moderne du terme, celui auquel on attribue tous

les défauts, d’orgueil, d’égo-isme, celui dont il faut se dégager pour pouvoir s’ouvrir

aux autres, à l’humilité, à Dieu enfin. Mais voici le vrai :

« Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe

tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être

quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné

67 Sur les deux onto-théologie, puis la place de Dieu dans et hors de la métaphysique des Méditations, lire Sur le prisme métaphysique de Descartes, de Jean-Luc Marion.

Page 29: Méditer et renaître avec Descartes

29

toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je

suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la

conçois en mon esprit ».

Ici, il y a deux niveaux de lecture. Le premier, plus évident, est de centrer

l’expression du cogito sur les italiques : Je suis, j’existe. On remarque alors qu’à la

différence du Discours de la méthode, les Méditations utilisent une formule plus radicale

encore que la déduction selon laquelle « Cogito, ergo sum ». Elles font d’une simple

conception de l’esprit, donc d’une pensée, l’expression performative de l’esse de

l’ego. Les Secondes réponses préciseront bien en effet que cette première notion – le

Cogito – « n’est tirée d’aucun syllogisme », qu’elle est « une chose connue de soi »,

que chacun « voit par une simple inspection de l’esprit. Comme il paraît de ce que,

s’il la déduisait par le syllogisme, il aurait dû auparavant connaître cette majeure :

Tout ce qui pense, est ou existe. Mais, au contraire, elle lui est enseignée de ce qu’il sent

en lui-même qu’il ne se peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe. Car c’est le propre de

notre esprit, de former des propositions générales de la connaissance des

particulières »68.

Le second niveau, plus important, relie la proposition à la suite de la

phrase, dont les trois derniers mots : « en mon esprit », se rapportent à une intuition

(non pas à une déduction) dont le Cogito est tributaire. Ce n’est donc absolument pas

une proposition qui vient s’ajouter, à un moment donné de l’histoire d’un

philosophe, à ses pensées. Au contraire, c’est comme le seul bruit qui resterait après

avoir fait taire ceux de toutes les pensées entourant l’ego cogito dans un monde où il

n’y a peut-être rien de certain. C’est donc ce que Michel Henry appellera, mais dans

une philosophie nouvelle (consciente d’un héritage cartésien décisif), « le bruit de ma

naissance » : celui que j’entends « à jamais ». J’entends le Cogito depuis que mon

esprit est capable de concevoir que Je suis. Or, comme l’analyse de Merleau-Ponty le

démontre bien, ce que nous appelons ici « bruit de ma naissance » correspond à un

Cogito tacite, qui précède le Cogito parlé et qui réside dans l’effectivité plus originaire

d’un contact immédiat : « je ne pourrais pas même lire le texte de Descartes, si je

n’étais, avant toute parole, en contact avec ma propre vie et ma propre pensée et si le

Cogito parlé ne rencontrait en moi un Cogito tacite ». (…) « il y a un Cogito tacite, une

épreuve de moi par moi »69. Descartes atteste de la notion d’épreuve quand il écrit :

« Et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m’appartient : elle seule ne peut

être détachée de moi » (haec sola (cogitatio) a me divelli nequit) (AT VII, 278). Or,

comme le dit Henry dans ses Entretiens : « ce qui s’éprouve soi-même est

incontestable ». L’épreuve de soi par soi précède probablement une phénoménalité

de l’intentionnalité, « mondaine », parce qu’elle se place sur le registre de la vie qui

se vit, s’étreint, s’éprouve elle-même en moi. Merleau-Ponty exprime ce qu’Henry

explorera longuement comme le pathos originaire de la vie, ici à propos du Cogito :

« Cette subjectivité indéclinable (…) ne constitue pas le mouvement, elle parle

68 Secondes réponses, Pléiade, p. 376. 69 Phénoménologie de la perception, in Œuvres complètes, Paris, 2010, pp. 1105-1107. Nous soulignons.

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comme on chante parce qu’on est joyeux »70. Mais en même temps que le Cogito

s’éprouve tacitement, il rend possible le langage et son chant, la respiration même du

monde en sa pensée, aussi sûrement que l’enfant est appelé à grandir, ou le rescapé à

se rétablir : « La conscience qui conditionne le langage n’est qu’une saisie globale et

inarticulée du monde, comme celle de l’enfant à son premier souffle ou de l’homme

qui va se noyer et se rue vers la vie »71. Champ qui sera cultivé, expérience qui

trouvera à se ployer à partir du vaste projet du monde, le Cogito se reçoit lui-même,

vivant d’abord par pur don. Or c’est ce don, rien d’autre, qui conditionnera tout au

long de son existence, les modalités de la vie qui vit en lui : « Je suis un champ, je suis

une expérience. Un jour et une fois pour toutes quelque chose a été mis en train qui,

même pendant le sommeil, ne peut plus s’arrêter de voir et de ne voir pas, de sentir

ou de ne sentir pas, de souffrir ou d’être heureux, de penser ou de se reposer, en un

mot de s’ « expliquer » avec le monde »72.

« On peut se demander si le célèbre « je pense donc je suis » est lui-même d’une rigueur analogue à la rigueur mathématique, ou si son évidence est d’un type irréductible et spécial ». Cette question de Ferdinand Alquié73 montre tout d’abord que le Cogito est à la jonction de la déduction et de l’intuition, parce qu’il est l’une et l’autre à la fois. Il est donc, par la déduction, analogue aux raisonnements des mathématiques et de la géométrie et, par l’intuition spirituelle (« inspection de l’esprit »), relève de l’ordre supérieur de la métaphysique, seul capable de servir de fondement à la science. On se rappelle la Règle III, de 1628, où Descartes parle des deux seuls « actes de notre entendement par lesquels nous pouvons parvenir à la connaissance des choses sans aucune crainte d’erreur : (…) l’intuition et la déduction ». Ainsi, il définit l’intuition : « non pas le témoignage changeant des sens ou le jugement trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons »74. Mais la suite de la phrase est d’autant plus intéressante qu’elle apporte un élément de réponse à la question d’Alquié : « ou, ce qui est la même chose, la conception ferme d’un esprit pur et attentif, qui naît de la seule lumière de la raison et qui, étant plus simple, est par suite plus sûre que la déduction même ». De plus, à la fin de la Règle X, l’intuition reçoit la plus haute place y compris dans le domaine des sciences qui s’exposent par des chaînes de raisonnements : « les dialecticiens ne peuvent former aucun syllogisme en règle qui aboutisse à une conclusion vraie, s’ils n’en ont pas eu d’abord la matière, c’est-à-dire s’ils n’ont pas auparavant connu la vérité même qu’ils déduisent dans leur syllogisme »75. Seulement, Descartes ne distingue pas les intuitions mathématiques, telle celle par laquelle nous voyons que le triangle est défini par trois lignes seulement, des inspections de l’esprit, comme le fait de savoir que nous existons, que nous pensons. En 1628, toutes sont rassemblées et mises sur le même plan, dans une

70 Op. cit., p. 1107. 71 Op. cit. p. 1107. 72 Op. cit., p. 1110. 73 Leçons sur Descartes (Sorbonne, 1955), Paris, 2005, p. 15. 74 Règles pour la direction de l’esprit, Pléiade, pp. 43-44. 75 Secondes réponses, Pléiade, p. 72.

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même phrase de la Règle III, § 476. Il n’existe pas pour Descartes différents types d’évidence relatifs aux intuitions, mais seulement des degrés dans l’évidence elle-même. Ainsi, dans les Secondes réponses, « ce pour quoi nous croyons », ce qui motive et commence d’expliquer notre foi, « est plus clair qu’aucune lumière naturelle »77. Mais laissons plutôt Léon Brunschvicg conclure lui-même cet exposé sur la déduction et l’intuition, pour en achever la clarification : « En opposition expresse au sens traditionnel de l’intuition, faculté statique qui porte sur l’abstraction de l’être en tant qu’être, (…) Descartes précise que la fonction intuitive a pour objet une connexion, un jugement. « Chacun peut voir par intuition qu’il existe, qu’il pense, que le triangle est défini par trois lignes seulement, la sphère par une seule surface » (Règles, III, 12). « La déduction s’est transformée en intuition, mais qui demeure immanente à cette déduction même, au lieu de s’en isoler comme l’intuition aristotélicienne qui prétendait lui fournir ses principes »78. Ainsi que Descartes le fait remarquer dans la Lettre-Préface pour la traduction française des Principes de la Philosophie, tous les syllogismes n’ont aucune valeur, même lorsqu’ils procèdent d’après des raisons valides, s’ils ne partent pas de prémisses dont les raisons sont incontestées, parce que purement évidentes.

Nous pouvons à présent établir une hiérarchie entre les évidences dont nous avons parlé jusqu’ici : 1° les sensations corporelles ; 2° les déductions mathématiques et géométriques ; 3° le Cogito : il est pour le moment au sommet du videre, car seul il a résisté au doute hyperbolique. A ce titre, il va servir de premier principe pour la science. Pour cette raison, l’on peut séparer méthodologiquement l’évidence du Cogito de celle des mathématiques : c’est ce que fait Descartes. Il ne les sépare pas pour autant épistémologiquement, rendant ainsi possible la Mathésis universalis, sans aucune espèce de restriction à un irréductible incucussum fundamentum, que serait l’ego, lequel n’en demeure pas moins, en son rang métaphysique, plus haut placé que toute autre vérité, même éternelle, parce qu’à ce moment des Méditations, l’étant est pensé ut cogitatum, par et à partir de l’ego – absolu et seul. Cela aussi fait partie de la Mathésis universalis, et donc l’analogie du Cogito subsiste avec la rigueur des mathématiques. En ira-t-il de même avec l’évidence produite par l’idée de l’infini : que Dieu est ? Le moment n’est pas venu de répondre à cette question, mais plutôt de progresser dans l’élucidation du sens de l’intuition du Cogito.

A vrai dire, Descartes lui-même nous ouvre les portes de ce sens que nous cherchons, quand il écrit dans la Méditation seconde ce passage qui a attiré la plus grande attention de Michel Henry : « … en effet je vois la lumière, j’ouïs le bruit, je ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu’il en soit ainsi ; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser. D’où je commence à connaître quel je suis… »79. On retrouve cette idée, à propos de l’imagination, dans la Méditation troisième : « Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les considère

76 Secondes réponses, Pléiade, p. 44. 77 Secondes réponses, Pléiade, p. 381. 78 Léon Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Paris, 1942 et Québec, 2008, p. 108. 79 Méditation seconde, Pléiade, p. 279.

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seulement en elles-mêmes, et qu’on ne les rapporte point à quelque chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses ; car soit que j’imagine une chèvre ou une chimère, il n’est pas moins vrai que j’imagine l’une que l’autre »80. Ici, c’est l’épreuve qui norme le vrai, et non la représentation d’une adequatio rei et intellectus. Ainsi que le dit Henry, « Ce qui s’éprouve soi-même est incontestable ». C’est précisément la raison pour laquelle l’ensemble des vérités concernant les choses extérieures à la res cogitans que je suis, donc y compris concernant le corps, ont pu être provisoirement décimées par le doute, alors que le Cogito n’a jamais pu et ne pourra jamais l’être. Le Cogito relève d’une épreuve de soi qui le rend invinciblement incontestable et véridique. Il se révèle donc sur le registre du pathos, dirons-nous pour reprendre un terme de Michel Henry. D’un summum videre qui est aussi un summum patire, à partir duquel la vie humaine peut aller entre souffrance et jouissance. « Non seulement je vois, mais aussi, selon Descartes, je me sens voir. Le voir lui-même qui me jette au monde est habité par une Vie qui reste en elle-même, qui est pathétique, et c’est le pathos du regard qui explique ce qu’il voit »81.

La « perception immédiate » dont parle Descartes pour définir l’idée comme « cette forme de connaissance » par laquelle « nous avons connaissance » de nos pensées, s’enracine donc et prend pour modèle le pathos du Cogito et non pas le registre de la représentation, ainsi qu’a cru le comprendre Heidegger. Le même Michel Henry développe la critique d’une telle interprétation dans le second des trois chapitres qu’il consacre au Cogito dans De la subjectivité82 : « la lecture heideggerienne du Cogito dans Nietzsche II, avec ses graves manquements, avec sa réduction explicite et délibérée du « Je pense » à un « Je me représente » (…) Derrière ces méprises chez Guéroult, le Cogito cartésien est un Cogito kantien, voire fichtéen), se tient une présupposition générale : privée en effet de sa dimension d’intériorité radicale, réduite à une condition de l’objectivité et de la représentation, constituant bien plutôt cette structure, la subjectivité du sujet n’est plus rien d’autre que l’objectivité de l’objet »83.

C’est donc avoir manqué la manière dont Descartes découvre le sens d’être de l’ego que de penser que puisse subsister avec lui la structure de la représentation qui constitue le monde, ce monde dont la res cogitans s’est momentanément absentée par les raisons du doute. « C’est un élément purement immanent réduit à lui-même, à lui seul, à sa réalité formelle abstraction faite de toute réalité objective, que tient alors en main Descartes » (…) « c’est en lui qu’il lit l’ipséité de l’ego. En lui comme identique à lui, à son essence, à l’essence suprême : car il n’y a rien au-delà en quoi l’on pourrait reconnaître plus évidemment cette irruption de l’ipséité, aucune essence dans la manifestation plus originelle de laquelle l’ego pourrait se manifester plus originellement – « tam manifestium est ut nihil occurrat per quod evidentius explicetur ». Mais cette essence est celle de la manifestation. Il faut donc affronter cette double évidence, à savoir que l’essence originelle de la phénoménalité exclut de soi la représentéité et que c’est précisément par l’œuvre de cette exclusion qu’elle

80 Méditation troisième, Pléiade, p. 286. 81 Michel Henry, Entretiens, Paris, 2005, p. 64. 82 Michel Henry, De la subjectivité, tome II, Paris, 2003, pp. 57-107. 83 Op. cit., p. 70.

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s’essencifie en soi-même comme un Soi »84. Or, c’est précisément parce qu’en entrant en soi-même, Descartes transgresse, pour la dépasser puis la fonder, la représentation sans laquelle il n’est aucune connaissance du monde (sensible, physique, mathématique), que le mot de Pascal trouve ici une parfaite justification : le Cogito est devenu « le principe ferme et soutenu d’une physique entière »85

Ainsi, la réduction opérée par le doute, d’autant plus puissante qu’elle avait été hyperbolique, propulsant par là même la res cogitans à une vitesse où elle risquait la folie et ses dérapages meurtriers, offre la manifestation de la plus haute donation qui se puisse penser, qui est celle de la vie qui s’éprouve soi-même car « tout ce qui l’affecte, ne l’affecte que sous cette condition préalable qu’elle s’affecte elle-même en soi », donc en moi, tant que je dure. « Le Soi est l’identité de l’affectant et de l’affecté, il est l’être où il n’y a rien d’autre que lui-même, où tout ce qui est est lui-même, et qui est lui-même tout ce qu’il est »86. Etant bien compris à présent que l’ego ne peut se fonder sur le voir de la représentation et que l’ipséité constitue l’essence immanente de la pensée, le Cogito devient pour nous le moment où non seulement l’apparaître offre au voir de se donner à lui-même (cf Henry, Op. cit., pp. 101-102), mais aussi, finalement, où l’incontestabilité du videre atteste que la res cogitans ne peut recevoir de nom plus propre que celui de lumière. En effet, le doute a fait prévaloir sur le monde la lumière du Cogito, en refoulant du côté d’une obscurité temporaire, donc du Non-voir, tout ce que jusqu’alors je jugeais être lumières : sensations de mon corps et qualités secondes des objets, formes géométriques et règles mathématiques. Tout ce monde-là demanderait donc à recevoir la lumière révélant son ordre, ses lois, sa vérité, si l’on trouvait une raison de le réhabiliter. Mais seule la res cogitans éclairera désormais le monde, non pour inventer à partir d’elle-même un sens qui n’aurait rien d’objectif, mais pour pouvoir lire, donc faire vivre le sens objectif du monde et de chaque phénomène, qui autrement resterait lettre sans esprit, pareil au feu de cheminée qu’on n’allume pas, aux livres qu’on achète uniquement pour la belle apparence de leur couverture, au bateau qu’on ne sort qu’à peine une fois l’an. L’ipséité rend possible la représentation comme la lampe à pétrole permet encore de lire un soir de panne d’électricité.

A partir du moment où elle découvre qu’elle est lumière, la res cogitans rejoint la vie, dont le pathos est aussi le sien, car c’est à travers la vie qu’il se déploie en l’âme… « και η ζωη ην το φως των ανθρωπων » (Jn 1, 4 : « et la vie était la lumière des hommes »). Ne s’étant pas donné la vie à elle-même, elle reconnaît en la Vie absolue la source ultime de son être : et parce que la vie est la lumière par excellence, elle se découvre lumière née de la lumière, lumen de lumine, donc, si elle entre dans la foi, par participation à la nature divine du Fils unique-engendré, ainsi que le formule le Crédo de Nicée-Constantinople. Mais alors, comment la lumière brille-t-elle dans les ténèbres sans que celles-ci l’aient saisie pour en étouffer la flamme ? De même que la Vie ne peut être soumise à la mort, mais qu’au contraire celle-ci la fuit comme la lumière dissipe les ténèbres, que nul ne peut voir en elles-mêmes, de même aussi l’ego

84 Op. cit., pp. 78-79. 85 Pascal, De l’art de persuader, 193. (Tandis que S. Augustin, formulant le Cogito déjà présent chez Aristote, l’interprétait sur le registre théologal de l’imago Dei, donc sans rapport fondateur à la physique ni aux mathématiques – cf. Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes). 86 Op. cit., p. 81.

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ne cesse d’élucider le monde partout où il passe, quand ses facultés le lui permettent, et si ce n’est pas le cas, sa lumière brille cependant par le reflet qu’elle donne continuellement de la lumière de la Vie, par la participation qu’elle consent au Bien souverain et à la Sagesse d’aimer la Vie, de persévérer en elle, de préférer le Bien pour autant que l’on soit capable de le discerner, de se laisser attirer par ce qui est beau, et noble pour autant qu’on ait eu la chance de cultiver le goût. Le pathos de l’ego peut alors se décliner sur cinq modes fondamentaux : le pardon, la gratitude, la demande, l’offrande et le combat ou la résistance. Le jeune Descartes avait certainement eu très tôt à l’esprit ces thèmes typiques de la spiritualité ignatienne, et chrétienne en général. Sa manière d’aimer et de pratiquer la philosophie, tantôt comme une conversation, tantôt comme une succession de batailles, ne fut-elle pas souvent une manière d’aimer Dieu en la vérité et de le défendre avec elle ? Ainsi, nous pourrions transposer à la philosophie ce que W. Kandinsky dit de l’art : « Aujourd’hui, l’art a la mission de sauver l’esprit et de rendre l’humanité à sa destination qui est spirituelle ».

On trouve dans L’Idéalisme kantien, de P. Lachièze-Rey, la double affirmation selon laquelle le Cogito ou, ce qui ici revient au même, l’ego, est lumière et que cette lumière s’éprouve (se vit) en-deçà de toute intentionnalité, ou ek-stase, qui déplacerait le contact de soi avec sa propre pensée (sa vie) au registre objectif d’une représentation. La citation est faite par Merleau-Ponty (envers qui grandissent et la dette, et la gratitude !) : « Celui qui voudra limiter la lumière spirituelle à l’actualité représentée se heurtera toujours au problème socratique : « De quelle manière t’y prendras-tu pour chercher ce dont tu ignores absolument la nature ? Quelle est, parmi les choses que tu ne connais pas, celle que tu te proposeras de chercher ? Et si tu la rencontres justement par hasard, comment sauras-tu que tu que c’est bien elle, alors que tu ne la connais pas ? » (Ménon 80d) »87. En sa propre lumière, à la fois sienne et reçue de la vie qui se vit en lui, l’ego s’éprouve sans aucune médiation, dans l’effectivité d’une actualité qui est ainsi l’exacte inversion de son pluriel télévisé, médiatique – les actualités – parce que je ne serai jamais premièrement le spectateur de ma propre vie. « A la racine de toutes nos expériences et de toutes nos réflexions, nous trouvons donc un être qui se reconnaît lui-même immédiatement, parce qu’il est son savoir de soi et de toutes choses, et qui connaît sa propre existence non pas par constatation et comme un fait donné, ou par inférence à partir d’une idée de lui-même, mais par un contact direct avec elle. Il faut que l’acte par lequel j’ai conscience de quelque chose soit appréhendé lui-même dans l’instant où il s’accomplit, sans quoi il se briserait »88 . Nous pouvons à présent passer à une réflexion sur l’idée d’infini.

87 P. Lachièze-Rey, L’Idéalisme kantien, pp. 17-18. 88 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 1072.

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VI Cet infini sans qui je ne penserais

Lumen…de lumine : l’affirmation, qui nous paraît être fidèle à la pensée

cartésienne de l’infini, ne va pourtant pas de soi. Non parce qu’elle relèverait de la foi chrétienne – ce n’est pas le cas – mais parce que, apparue au sein de la civilisation et de la culture judéo-chrétienne, elle a fait faire à la raison méditative un pas que n’osera jamais la raison purement rationnelle, décidée à laisser impensé le champ spirituel, quitte à ne produire aucune philosophie de la religion. Mais peut-on, quand on est philosophe, qu’on fait profession d’aller « de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont pas de fin » (S. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse), dans une ascension vers le réel « qui n’est que réel » (Platon, République) décider de se désintéresser d’une voie qui se présente justement comme un itinéraire consécutif aux balbutiements de la pensée, la suite et non l’abandon de la solitude de la raison, la poursuite, avec l’aide providentielle de Dieu ou de son messager, de cette entreprise, la plus noble qui soit parce qu’elle fraye au prochain le chemin qu’il cherchait vers la vérité ? Descartes a répondu à cette question en pratiquant lui-même philosophie et théologie, mais surtout en écrivant une philosophie qui ne se comprend pas seulement de l’extérieur, mais aussi, comme toutes les grandes pensées, de l’intérieur. Or, comprendre de l’intérieur, c’est proprement ce que l’on appelle méditer. Car, de l’intérieur, nous revivons nous-mêmes ce qu’un autre a vécu. De l’intérieur, nous éprouvons les choses, en sorte que les idées, perdant la froideur de leur objectivité, donnent la pleine mesure de leurs réalités parce que, cuites comme le pain et le poisson de Jésus ressuscité sur le feu au bord du lac, le matin de Pâques, elles sont à présent comestibles. On ne peut comprendre l’idée d’infini en-dehors de l’acceptation de cette perspective, où la raison peut avoir peur un instant de perdre pied, alors qu’en réalité, c’est qu’elle ressent comme une violence le fait de se dessaisir de l’orgueil qui l’opposait jusque-là à la méditation, entendue comme la possibilité d’une expérience spirituelle. Mais ce genre de violence religieuse, dans ce cas précis, est salutaire, car il permet qu’on s’empare d’un royaume qui exige quelque chose comme l’immense contraction de la matière qui précéda le « big-bang », la puissance des lionnes saisissant leur proie, la détente de la corde qui propulse la flèche sur le poisson, le rebond du marteau sur la corde d’un piano, le délestage d’une montgolfière… Kierkegaard parlait d’un « saut qualitatif » qui nous fait passer du stade esthétique au stade éthique, puis enfin au religieux. Mais qu’on ne s’y trompe pas : autant le saut peut paraître facultatif à qui fait profession (d’artiste, de légiste, de religieux), autant il est nécessaire à la vie, pour son épanouissement et sa communication et ne va pas seulement dans un sens (de l’esthétique au religieux), mais devrait assumer un continuel balayage des trois stades, tout comme aujourd’hui un philosophe chrétien devrait prendre aussi du temps pour approfondir ses connaissances en théologie et en exégèse (pour s’en tenir au strict nécessaire).

Lumen de lumine renvoie l’ego à sa participation continuelle de l’infini, qui « est lumière » (ο θεος φως εστιν) (1 Jn 1, 5). Participer veut dire ici : être par grâce ce qu’on n’est pas par nature. Mais cela ne voudrait pas dire pour autant que l’infini, en l’ego, est là comme en second, par un ajout à la nature. Lorsque Descartes, dans la

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Méditation troisième, étudie en effet l’idée d’infini, il en reconnaît, dans l’humilité que le fini et l’imparfait doivent avoir devant Dieu, la préséance ontologique, et pas seulement axiologique : « je vois manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu, que de moi-même »89. Or, puisque dans sa toute-perfection, Dieu n’est connu et manifesté que par l’amour dont nous nous sentons aimés, nous nous trouvons, avec cette pensée cartésienne, face à une reprise de l’affirmation du Théologien : « In hoc est caritas : non quasi dilexerimus Deum, sed quoniam ipse prior dilexit nos » 90 . Davantage : puisque l’idée d’infini suscite en l’ego le déplacement et la révision d’une onto-théologie de la cogitatio vers une onto-théologie de la causatio, la préséance de l’infini, dont S. Jean écrit qu’elle se dit dans la Croix du Fils unique-engendré, « propitiationem pro peccatis nostris » (1 Jn 4, 10), est aussi bien la gracieuse répétition, à Pâques, de la volonté par laquelle Dieu crée et conserve l’ego, les êtres, le monde : « Dieu dit… » (Gn 1, 3.6.9.11.14.20.24.26). Dieu ne dit rien qu’il ne veuille et ne veut rien qu’il n’aime. Aussi ne dit-il rien pour créer sans lui donner aussitôt la loi d’aimer, par le fait de suivre la vie, la justice, la charité. Le don de la Loi est aussi important que celui de la vie, qu’il ne fait qu’épouser, conforter, garder de tout mal. Il commence dès l’origine, au Jardin, quand Eve, reprenant le verbe dire, tente une explication au serpent trompeur : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort » (Gn 3, 3). Eve succombera à la puissante séduction d’obtenir le fruit hautement désirable par lequel ses yeux s’ouvriraient, et qui la rendrait, à la place de Dieu, capable de décider par elle-même ce qui est bien ou mal91. La destitution de l’éthique par Adam et Eve entraînera leur bannissement hors du Jardin, c’est-à-dire la sanction de la mortalité, dont seul Dieu pourra nous sauver en nous proposant le fruit d’un autre arbre, celui de la Croix de son Fils, né de la nouvelle Eve, Marie. Mais pourquoi ce détour de notre effort métaphysique, à partir du dire et de l’infini ? Parce que dans ce buisson du livre de la Genèse brûle le même feu que le Théologien alluma en son Prologue, quand au verset 3 il écrit : « και χωρις αυτου εγενετο ουδε εν », qu’on traduira : « et sans Lui ne fut rien d’un », si l’on veut introduire en la pensée du lecteur le sens d’une hénologie qui n’abolira jamais la trinité des hypostases en Dieu, puisque ουδε

89 Méditations métaphysiques, Pléiade p. 294. Léon Brunschvicg a remarqué que cette déclaration est commentée « d’une façon frappante par une lettre de mars 1637, à propos du résumé de métaphysique contenu dans la quatrième partie du Discours de la Méthode. « En s’arrêtant assez longtemps sur cette méditation, on acquiert peu à peu une connaissance très claire et, si j’ose ainsi parler, intuitive, de la nature intellectuelle en général, l’idée de laquelle, étant considérée sans limitation, est celle qui nous représente Dieu, et, limitée, est celle d’un ange ou d’une âme humaine » ([A Silhon ?], Leyde, mars 1637, Pléiade, p. 962). Encore l’intuition de l’infini est-elle un « je vois sans voir », car : « Dieu ne peut être vu ni touché » (Lettre-Préface de la traduction des Principes, Pléiade, p. 563 – cf. 1 Tm 6, 16 et 1 P 4, 1-12). 90 1 Jn 4, 10 : « En ceci consiste la charité : non en ce que nous nous avons aimé Dieu, mais en ce que Lui d’abord nous a aimés » (trad. pers.). 91 Nous prenons cette lecture de la note de la BJ, éd. 1998, du verset 2, 17 : « La connaissance que Dieu se réserve, 3, 5.22, n’est ni l’omniscience ni le discernement moral, mais la faculté de décider ce qui est bien ou mal. En l’usurpant, l’homme renie son état de créature. Cette révolte orgueilleuse contre Dieu est exprimée par la transgression du précepte du Seigneur concernant le fruit défendu. »

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εν correspond à « rien d’un », quand « rien » correspond à « ουδεν ». Qu’est-ce à dire ? L’ego reçoit l’unité sans laquelle l’être se brise et ne peut subsister, pas plus que naître… Primauté de l’Un et du Bien sur l’Etre. Il la reçoit, comme l’universalité du créé, du Logos, qui, tourné vers Dieu le Père et d’un commun accord des volontés avec Lui, de rien fait être quelque chose, puis d’un chaos, fait advenir un cosmos, en séparant les éléments qui doivent l’être, en ordonnant la matière à des lois qui rendent possible la vie biologique. L’ego se reçoit donc à juste titre comme res, non comme se réifiant lui-même (autrement il se serait donné les perfections de cet infini dont il cogite l’idée), mais en étant fait, selon le mot d’Irénée : « Dieu fait, l’homme est fait », que l’on applique autant à notre création, qu’à notre rédemption, celle-ci voulue par Dieu autant, sans doute plus, que celle-là.

Arrive alors pour le philosophe l’épineuse question de la réalité objective de l’idée et de la réalité formelle, ou actuelle, de l’être. Descartes ayant posé la nécessité de l’être actuel comme cause du contenu de représentation de l’idée (l’objet représenté de celle-ci ne peut venir d’un autre objet en tant que représenté, mais d’un être en acte sans lequel « l’être objectif » lui-même (le contenu de représentation de l’idée, par opposition à l’être actuel) ne serait rien.

Mais avant d’aller plus loin, il nous faut faire le geste de ces brodeuses qui reviennent en arrière, pour aller de nouveau dans la même direction, mais d’à peine un peu plus en avant sur le tissu qui reçoit d’elles ses couleurs et ses motifs. Nous devons concevoir que l’une et l’autre réalité participent du même principe, autre qu’elles, autre que tout ce qui est, parce qu’il est, selon le mot de Platon en République VI, 509,b : « επεκεινα της ουσιας » : « au-delà de l’essence ». Ce qui veut dire que l’infini, comme le pensera encore S. Denys l’Aréopagite, ne peut se comprendre comme l’un des êtres, ou par l’univocité de l’être, parce qu’il est encore au-delà, selon la hauteur de l’Un-bien, qu’il se tient et règne sur les essences et tout ce qui existe au monde.

Descartes, donc, mobilise l’onto-théologie de la causatio à propos des idées et de leur être objectif, comme on le fait communément à propos de l’être actuel quand on demande, contemplant le ciel étoilé ou le lever du soleil : « Mais comment tout cela est-il apparu ? »

« Même si l’on imagine que l’être objectif de certaines idées pourrait avoir pour cause un être par certains aspects en puissance et par d’autres en acte, il faudrait préciser que ce qui est cause véritablement c’est ce qui de cet être est en acte », nous faisait remarquer Yves Thierry92 dans une récente lettre. Descartes étant parti à la recherche de la cause de l’idée d’infini, il s’agit pour l’ego de s’examiner, en tant que res cogitans, c’est-à-dire capable de vouloir, de sentir, de désirer, d’imaginer aussi. La question est de savoir s’il y a en l’ego le même degré de réalité actuelle que contient, mais sur le plan de la réalité objective, l’idée d’infini. L’examen est relativement complexe, mais non pas impossible : d’une part, je sens bien que je peux vouloir à l’infini, comme en témoigneraient un pardon de « soixante-dix-sept fois cet fois », ou le don de sa vie pour ceux qu’on aime (Jn 15, 13), ou la passion amoureuse, un amour « fort comme la mort » (Ct). D’autre part, j’aurais beau vouloir être en possession de toutes les vertus à un degré de perfection absolue, ou omniscient dans

92 Auteur de nombreux articles pour la recherche, notre professeur de kâgne au lycée Honoré de Balzac (Paris).

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un instant, je sais bien que la seule perfection à laquelle je puisse prétendre est de tenir fermement à suivre la raison, parce qu’elle conseille la vertu et me fera progresser dans l’ordre de la connaissance. Si donc j’ai conscience d’être en situation de finitude, ou ce qui revient au même, de n’être infini qu’en puissance, d’où vient en moi la capacité de vouloir infiniment ? La réponse apportée par Descartes est que l’infini de la volonté est la ressemblance qui unit l’homme à Dieu, son créateur. Par conséquent, l’idée d’infini est en la cogitatio « comme la marque de l’ouvrier sur son ouvrage ». Elle sera signe, vecteur vers le seul être dont l’infinité soit en tous points actuelle, alors qu’en l’homme, elle ne l’est qu’en la volonté. Le principe de causalité, appliqué à l’infini de la volonté, ne peut renvoyer à un être ou un principe qui ne serait pas lui-même doué d’une volonté infinie. Quant à voir ici ressurgir l’hypothèse d’un Dieu trompeur, parce que son intelligence serait imparfaite, portée au plaisir de nuire à l’homme, Descartes en a d’emblée écartée l’hypothèse dans la Méditation troisième, quand il a cristallisé autour de l’infini l’ensemble des perfections que la res cogitans ne possède pas, mais peut concevoir, au moins par approche et par touches successives d’un pôle ou d’un idéal : « Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il en existent) ont été créées et produites ». De là, il conclut, s’appuyant sur le principe de causalité : « Or ces avantages sont si grands et si éminents, que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent il faut nécessairement conclure de tout cela ce que j’ai dit auparavant, que Dieu existe ; car, encore que l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. » On remarque aisément que pour Descartes, l’idée de Dieu est innée. Mais il faut aller légèrement plus loin : c’est à partir du doute, puis dans l’épreuve révélant le Cogito à lui-même que Dieu, pour le dire ainsi, se phénoménalise. En témoigne la phrase de la Méditation troisième qui suit immédiatement l’affirmation de la préséance de l’idée d’infini sur celle de l’ego (cogito) : « Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? »93. En filigranes, on peut bien lire ici la raison d’être la plus radicale qui motivait la Méditation première et le doute hyperbolique : un désir infini, un désir inspiré par l’amour de l’infini, l’attrait véhément d’une lumière en comparaison de laquelle tout au monde et jusqu’à l’ego lui-même, n’est qu’obscurité ou pâle reflet. Une pensée qui s’élance ainsi droit vers cet Autre qu’est Dieu n’a pas vraiment besoin, quoiqu’elle en dise par ailleurs, d’un syllogisme au sujet de la nécessité, pour l’unique essence de l’être parfait, d’exister. Ce serait confondre le pas et une canne purement ornementale (Kant l’a bien dénoncée sous le nom de l’argument ontologique). Le videre sine videre restera ici pour le lecteur l’ultime expression d’une ascension où l’existence de Dieu se révèle, donc s’éprouve, puis se dit, mais dans un parler sans parler, car nulle parole d’homme ne peut s’autoriser à donner à voir l’être infini à autrui là où il appartient à

93 Op. cit., Pléiade, p. 294.

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la liberté de Celui-là de se rendre manifeste, présent et visibile à celui-ci. Dieu peut bien vouloir retarder l’aboutissement d’une méditation sur sa nature et sur l’idée d’infini, afin d’attiser et de parfaire le désir de qui exprime le chercher94. Quand le langage et la philosophie donnent à voir, il ne dépend pas d’eux que la faculté de voir de l’esprit de l’auditeur ou du lecteur soit assez affranchie des préjugés des sens, du trouble des passions ou des craintes infondées que le monde entretient, pour recueillir que Dieu est.

On a coutume d’appuyer l’argumentation de Descartes sur l’idée pure de l’infini. Mais le texte manifeste qu’elle n’aurait aucun tranchant, ni aucune clarté suréminente, si elle n’était solidaire de l’idée d’un « être », d’une « substance », idée qui comprend celles de toutes les facultés attribuées à l’ego : entendement, volonté, mémoire, imagination, perception sensible (il faudrait alors préciser comment Dieu, par le fait qu’il soutient l’univers de son Logos, connaît toutes choses sensibles autant et mieux que s’il les sentait, ce qui est toujours le fait d’un être fini dans une vie corporelle, capable de ne sentir qu’un nombre fini de qualités sensibles). Or précisément, la réalité objective de l’idée d’infini ainsi solidifiée en l’idée du Dieu unique, Archè du réel, lui-même « réel qui n’est que réel », pour lui attribuer l’expression platonicienne, cette réalité est autrement plus haute que celle d’une volonté infinie, attribuée ou pas à un malin-génie, visage diabolisé de Dieu hypothétiquement trompeur, Serpent divinisé, fantasmé peut-être aussi, du Jardin de Genèse – celui-là même qui sépare l’homme de la vie en le coupant de l’écoute du dire originel, du dire de la Loi par laquelle l’Alliance assurait le bonheur.

Nous sommes à présent en mesure de critiquer le commentaire de Merleau-Ponty sur un point, au sujet du Cogito. En effet, lorsqu’il attribue à celui-ci l’infinité, il abandonne en un sens l’idée de Dieu, pour mettre à la place l’ego, infini en acte par certains côtés, mais pas selon la totalité de son être. Il est intéressant de remarquer que même lorsqu’on prétend au contraire ne pas abandonner Dieu, ni son idée, qu’on soit croyant ou non, la difficulté commune à tous les penseurs est la vérification de la justesse de cette idée, telle que notre pensée la conçoit. Car même si les mots peuvent être précisés, l’organisation des idées et de la vie subjective, quant à elle, demeure en situation de finitude et c’est à double titre que l’ego ne peut, absolument parlant, comprendre l’infini : premièrement parce que la grandeur de l’un dépasse formellement la capacité, même indéfiniment croissante, de l’autre ; deuxièmement, parce que l’ego suit l’infini « partout où il va », mais ne cesse d’aller « de commencement en commencement », s’étonne chaque jour de lumières et de couleurs qu’il ne connaissait pas jusque-là, s’émerveille tantôt de la miséricorde divine, tantôt du génie créateur, tantôt de l’ineffable de la Beauté de son Dieu. S’arrêtera-t-il pour faire le point sur l’objectivité de l’idée d’infini, il ne le pourra qu’en se remettant aussitôt en marche vers plus, à moins de l’offusquer, par le mouvement d’un cœur sourd à l’appel en soi d’un au-delà de tout. Est-ce pour cela que S. Benoît a voulu faire commencer l’office de Matines par les Psaumes 3 et 94, celui-là très bref, rendant grâce pour l’aide de Dieu, qui répond au cri de l’homme

94 Cf. S. Augustin, Sermon 105, 2-3 : PL 38, 619, « Et quod dare vult, differt, ut amplius desideres dilatum, ne vilescat cito datum » (« Et s’il veut différer à te donner, c’est afin de parfaire ton désir et en sorte qu’aussitôt exaucé, il ne s’avilisse » trad. pers.). Source : Lectionnaire monastique de l’office divin à l’usage de l’abbaye saint-Pierre de Solesmes, Ve partie, Solesmes/Cerf, 1995.

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attaqué par l’ennemi, celui-ci plus long et invitant à la louange, à l’exultation, à une jubilation rendue possible à condition que le cœur de l’homme ne s’endurcisse pas quand il traversera les inévitables épreuves : « Utinam hodie vocem eius audiatis : « Nolite obdurare corda vestra, sicut in Meriba, secundum diem Massa in deserto, ubi tentaverunt me patres vestri : probaverunt me, etsi viderunt opera mea » (Ps 94, 8-9)95 ? Toujours est-il que, s’agissant de la foi, nous souscrivons volontiers, du moins par le biais d’une ironie qui met le croyant en mouvement et non dans la cessation de sa marche, à la confidence que Merleau-Ponty fit un jour à Sartre à propos de son abandon de la foi à l’âge de vingt ans96 : « On croit qu’on croit, mais on ne croit pas ». En revanche, comment suivre l’auteur de la Phénoménologie de la perception quand il rapatrie, pour la réduire en même temps, l’idée de l’absolu et de Dieu, comme ailleurs pour celle de l’éternité, à la substance de l’ego ? Ainsi de ces lignes : « Derrière l’absolu de ma pensée, il est même possible de deviner un absolu divin. Le contact de ma pensée avec elle-même, s’il est parfait, me ferme sur moi-même et m’interdit de me sentir jamais dépassé, il n’y a pas d’ouverture ou d’aspiration à un Autre pour ce Moi qui construit la totalité de l’être et sa propre présence dans le monde, qui se définit par la « possession de soi » et qui ne trouve jamais au-dehors que ce qu’il y a mis. Ce moi bien fermé n’est plus un moi fini »97 . Par un tel contresens à propos de la pensée de Descartes, ou au moins par une interprétation qui espère le dépasser quand elle s’écarte consciemment des conclusions du philosophe, ce commentaire témoigne non pas d’un athéisme arrogant, mais plutôt d’un oubli de la lumière en ce qu’elle porte de sacré. Merleau-Ponty ne profane, pas plus qu’il ne se rit : il passe à côté, frôlant du bout de la pensée le voile que Descartes avait délicatement ôté pour nous révéler que Dieu est, et que l’ego participe de sa nature. Mais en passant à côté, il poursuit la chimère la plus dangereuse qui soit : celle qui irait volontiers installer l’idée de l’homme à la place de Dieu, détrônant celui-ci d’autant plus vite qu’elle ne verrait pas non plus que Dieu ici-bas puisse avoir pour trône une Croix, glorieuse et révélation d’un amour tel que plus grand ne se puisse 98 , expression adéquate de l’infini qui se donne à contempler, non à comprendre, et se résout à cette somme dont Jésus nous dit que nous n’aurons pas assez de toute une vie pour faire le tour : « soixante-dix-sept fois sept fois »…

« Contempler sans comprendre » ne doit cependant pas laisser croire que l’infini, en définitive, est inconnaissable. Il est au contraire connu par l’idée d’incompréhensibilité, il se fait entendre à l’esprit de qui cherche vraiment Dieu dans la mesure où celui-ci « manifeste un rayon atténué de sa gloire » (« claritatem suam tenuiter demonstrat »), dit S. Grégoire le Grand dans ses Morales99. Lorsque par la contemplation, le philosophe gravit la montagne afin de voir ce qui est au-delà de sa

95 « Plaise au ciel qu’aujourd’hui, vous écoutiez sa parole ! Ne fermez pas votre cœur comme à Mériba, aux jours de Massa, dans le désert, où vos pères m’ont mis à l’épreuve : ils m’ont mis à l’épreuve, et pourtant ils avaient vu mes oeuvres » (trad. pers.). 96 En 1928, il retrouva la foi lors d’une retraite à l’abbaye de Solesmes. 97 Phénoménologie de la perception, p. 1074. 98 La ressemblance avec le Proslogion de S. Anselme – 1091 - (aliquid quo nihil majus cogitari possit) est attestée par la phrase de la Méditation troisième : «car on ne se peut rien imaginer de plus parfait, ni même d’égal à Lui » (Pléiade p. 296). Faux dieux, idoles, tentent chaque fois de se substituer à Dieu et par ces phrases, Anselme et Descartes se font l’écho de l’interdiction éthique et biblique de l’idolâtrie. 99 Lib. 5, 66 : CCL 143, 264-265.

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faible vue, par une participation de la nature (ουσια) divine. C’est ce qui nous est apparu avec l’idée d’un ego (cogito) défini comme lumen de lumine dans le vaste horizon biblique d’où la pensée cartésienne tient ses intuitions : en un sens, l’homme, en tant que lumière disposée à la Lumière, est christocentré quand par la foi il laisse cette disposition se déployer. Encore l’idée d’infini s’entend-elle pareille à la voix de fin silence (sibilum aurae tenuis) dont s’émerveille le prophète Elie, au risque de décevoir tous ceux qui jusqu’ici espéraient l’éclat tonitruant d’une preuve telle que ceux qui n’en seraient pas convaincus mériteraient les seuls titres d’imbéciles – au sens étymologique : ayant refusé la béquille rendue nécessaire à l’infirmité de la nature humaine arrivée au terme d’une si longue et si éprouvante recherche - et d’insensés – au sens anselmien et biblique : hostile aux raisons appartenant à la foi, donc, par-là même, à la clarté de la raison. Cette voix – l’idée d’infini – est bel et bien preuve, et au sens le plus exact : donnant à la res cogitans quelque chose à expérimenter, au moyen d’un examen philosophique au sujet de la réalité objective de l’idée, appuyé sur le principe d’une causalité universelle ; au moyen aussi d’une compréhension des attributs de la nature divine où l’infini se reconnaît : perfection, éternité, immuabilité, omniscience, toute-puissance. Or, ôtez quelque chose à Dieu touchant l’incompréhensibilité de sa substance, c’est-à-dire à la plénitude de sa perfection, aussitôt ce n’est plus Dieu, mais seulement le pôle idéal d’un Moi en quête de perfection, tel que Husserl le représentait100. Aussi subtile est la nuance, aussi ténue, par conséquent, la probance de la preuve, laquelle se perçoit, mais divinement, comme il convient à son objet. Elle est un je-ne-sais-quoi qui se rencontre d’aventure, l’ultime secret que reçoit le philosophe, mais uniquement à travers l’abdication du fantasme (au moins fort répandu) d’une preuve dont la raison pourrait s’emparer comme d’une arme à l’encontre d’autrui. Elle est l’éclaircie de l’être par laquelle l’ego atteint Dieu – certes rationnellement – mais aussitôt, comprenant qu’il ne pourra saisir, comme il le fait d’ordinaire101, la splendeur qu’il contemple, comprend qu’il est avant tout débiteur de l’Esprit de vérité et non le seul auteur du succès de son enquête. L’idée naturelle d’une preuve rationnelle est renversée dans la lumière à l’instant même où elle voit couronné de succès la périlleuse entreprise de la quête du fondement, renversée mais par-là établie dans la droiture de la louange et de la contemplation, qui seules conviennent à propos de Dieu. Cet avant tout est exprimé dans la Méditation troisième dans la phrase déjà citée, mais si éloquente : « j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, c’est-à-dire de Dieu, que de moi-même ». Primauté de Dieu et de son idée en mon être ; primauté de l’être infini sur l’ego : le Cogito reste bien le premier principe dans l’ordre méthodologique des raisons qui conduisent à la science (ordre épistémique), mais Dieu est reconnu premier principe dans l’ordre éthico-ontologique. L’infini n’est pas connu à partir du fini : c’est le contraire qui est vrai. L’infini est la matière ou la toile sur laquelle reposent le fini, le monde (défini comme le tout de l’être – Dieu excepté -, fini parce qu’indéfini), donc aussi l’ego et les idées, qui sont comme les images des choses sur cette toile. Etant à la fois la condition de possibilité de l’existence, de la perception, de l’auto-affection du sujet et de la connaissance, l’infini s’offre à travers tout, se donne

100 Cf. Emmanuel Housset, L’idée de Dieu chez Husserl, coll. « Philosophie et théologi »e dirigée par P. Cappelle. 101 Au moyen du concept – Begrieff.

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universellement – mais sans représentation, en-deçà de l’Ek-stase propre à l’expérience mondaine – est là continuellement, précédant l’en-soi et le pour-soi de l’ego (cogito), dont il est la vie, la lumière, la force et le repos. « Voir Dieu à travers les créatures » n’est donc pas un idéal, ou l’aboutissement d’un degré de conscience propre à la mystique. C’est plutôt la formulation imparfaite de l’expression du seul voir possible, élucidé par Descartes : voir les créatures grâce à l’infini, (ou si l’on voulait être plus symétriques : « voir les créatures à travers Dieu »). Henri le Saux et S. Ignace (« Chercher et trouver Dieu en toutes choses »), que nous citions plus haut, auraient-ils souscrit à cette formule ?

Le lidec, rivière de Pont-l’abbé, Pentecôte 2015

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