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61 Les films de guerre de KUROSAWA Akira Michael LUCKEN Article publié dans la Revue historique des armées, n°275, 2 ème trimestre 2014, p. 61- 70. La pagination ci-après suit de façon indicative celle de l’article original. Toutes les illustrations ne sont pas reproduites. Kurosawa Akira, qui est né en 1910, a dirigé son premier film comme metteur en scène en 1943. Il en réalisa un second en 1944, puis deux en 1945. Le début de sa carrière est donc intimement lié à la Seconde Guerre mondiale sachant qu’à cette époque tardive du conflit, rien dans le secteur onéreux du cinéma ne pouvait être produit en dehors du cadre de la propagande et de l’effort de guerre. Le fait qu’il ait été si actif au cours de ces années de pénurie drastique et d’urgence nationale est le signe irréfutable qu’il avait la confiance des autorités, autrement dit que ces dernières considéraient ses œuvres comme propices aux intérêts immédiats de la nation. Pourtant, dans son autobiographie, qui fut traduite en français en 1997, Kurosawa présente son implication dans la guerre sous un jour assez différent : après une courte carrière d’assistant-réalisateur, il eut la chance de se voir confier la responsabilité d’un long métrage, puis de plusieurs autres grâce au succès du premier. Mais il fut sans cesse obligé d’en passer par des négociations pénibles avec les censeurs et il subit de nombreuses vexations 1 . Il en ressort l’image d’un cinéaste passionné qui vécut le conflit comme une entrave à son art. Cette manière de transformer une participation volontaire à l’effort de guerre en une implication subie est une posture caractéristique des intellectuels et artistes japonais après 1945. La quasi totalité de la population active ayant en effet participé à la bataille, le débat sur la responsabilité des civils qui s’ouvrit au lendemain de la défaite avorta rapidement 2 . En outre, comme les diffuseurs étrangers n’eurent aucun intérêt à soulever cette question polémique, la carrière internationale de Kurosawa n’entraîna pas un réexamen postérieur de ses œuvres de jeunesse. C’est ainsi que tout récemment encore, dans le fascicule accompagnant la réédition attendue de ses films de guerre, un critique américain écrivait au sujet de Le plus beau, une œuvre de 1944 : « Le thème de ce film — 1 Cf. Kurosawa Akira, Gama no abura : jiden no yō na mono, Tōkyō, Iwanami shoten, 1984 ; Hamano Yasuki (éd.), Taikei Kurosawa Akira (plus loin TKA), vol. 4, op. cit., p. 141-162. Traduit en français sous le titre Comme une autobiographie, Paris, Cahiers du cinéma, 1985. 2 Sur l’implication des intellectuels et artistes japonais dans la Seconde Guerre mondiale et sur les débats qui ont suivi la défaite de 1945, je renvoie à mes livres Grenades et amertume : les peintres japonais à l’épreuve de la guerre, 1935-1952, Paris, Les Belles lettres, 2005 et Les Japonais et la guerre, Paris, Fayard, 2013.
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Les films de guerre de Kurosawa Akira

Mar 28, 2023

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Les films de guerre de KUROSAWA Akira Michael LUCKEN Article publié dans la Revue historique des armées, n°275, 2ème trimestre 2014, p. 61-70. La pagination ci-après suit de façon indicative celle de l’article original. Toutes les illustrations ne sont pas reproduites. Kurosawa Akira, qui est né en 1910, a dirigé son premier film comme metteur en scène en 1943. Il en réalisa un second en 1944, puis deux en 1945. Le début de sa carrière est donc intimement lié à la Seconde Guerre mondiale sachant qu’à cette époque tardive du conflit, rien dans le secteur onéreux du cinéma ne pouvait être produit en dehors du cadre de la propagande et de l’effort de guerre. Le fait qu’il ait été si actif au cours de ces années de pénurie drastique et d’urgence nationale est le signe irréfutable qu’il avait la confiance des autorités, autrement dit que ces dernières considéraient ses œuvres comme propices aux intérêts immédiats de la nation. Pourtant, dans son autobiographie, qui fut traduite en français en 1997, Kurosawa présente son implication dans la guerre sous un jour assez différent : après une courte carrière d’assistant-réalisateur, il eut la chance de se voir confier la responsabilité d’un long métrage, puis de plusieurs autres grâce au succès du premier. Mais il fut sans cesse obligé d’en passer par des négociations pénibles avec les censeurs et il subit de nombreuses vexations1. Il en ressort l’image d’un cinéaste passionné qui vécut le conflit comme une entrave à son art. Cette manière de transformer une participation volontaire à l’effort de guerre en une implication subie est une posture caractéristique des intellectuels et artistes japonais après 1945. La quasi totalité de la population active ayant en effet participé à la bataille, le débat sur la responsabilité des civils qui s’ouvrit au lendemain de la défaite avorta rapidement2. En outre, comme les diffuseurs étrangers n’eurent aucun intérêt à soulever cette question polémique, la carrière internationale de Kurosawa n’entraîna pas un réexamen postérieur de ses œuvres de jeunesse. C’est ainsi que tout récemment encore, dans le fascicule accompagnant la réédition attendue de ses films de guerre, un critique américain écrivait au sujet de Le plus beau, une œuvre de 1944 : « Le thème de ce film —                                                                                                                1 Cf. Kurosawa Akira, Gama no abura : jiden no yō na mono, Tōkyō, Iwanami shoten, 1984 ; Hamano Yasuki (éd.), Taikei Kurosawa Akira (plus loin TKA), vol. 4, op. cit., p. 141-162. Traduit en français sous le titre Comme une autobiographie, Paris, Cahiers du cinéma, 1985. 2 Sur l’implication des intellectuels et artistes japonais dans la Seconde Guerre mondiale et sur les débats qui ont suivi la défaite de 1945, je renvoie à mes livres Grenades et amertume : les peintres japonais à l’épreuve de la guerre, 1935-1952, Paris, Les Belles lettres, 2005 et Les Japonais et la guerre, Paris, Fayard, 2013.

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la nécessité du sacrifice complet de l’individu pour la nation — était en phase avec le kokutai, l’idéologie répressive de l’Etat, mais ce n’était pas une idée à laquelle Kurosawa personnellement croyait »3. Alors que depuis les années 1990 les historiens japonais ont entrepris un vaste travail de relecture critique des années de guerre, il est temps de voir disparaître en Occident ce type de commentaire ambigu et mal étayé. Il ne s’agit cependant pas de dire que Kurosawa a « collaboré » avec les militaires en plaquant sur l’histoire nippone des expressions et des références françaises qui induisent immédiatement un jugement. En montrant, à travers les thèmes de la solidarité, de la violence et de la ruse, en quoi les films de Kurosawa sont des films de guerre, l’objectif de cet article est aussi de faire bouger les représentations occidentales quant à ce que fut la guerre pour les Japonais, et particulièrement les dernières années du conflit. La solidarité nationale Le plus beau (Ichiban utsukushiku), qui sortit sur les écrans en avril 1944, ouvre sur une scène à portée symbolique. Le directeur d’une usine spécialisée dans la fabrication de lentilles optiques pour l’industrie militaire a fait rassembler le personnel pour lui annoncer une augmentation des cadences de production. Ouvriers et ouvrières, en uniformes et alignés, attendent gravement. Mais au moment où le directeur prend la parole, un bouton mal réglé interrompt la retransmission et l’oblige à recommencer. Ce qui est signifié à travers cette scène liminaire, c’est que la technique n’est pas fiable, qu’elle n’a pas de valeur intrinsèque. Elle n’est que le reflet des qualités intellectuelles et spirituelles de la collectivité : l’inattention d’un seul individu peut mettre en échec les efforts de tous. L’ensemble du film se déploie ensuite autour de ce thème. Cette œuvre, dont Kurosawa a rédigé le scénario et à laquelle il était très attaché, a une portée conjoncturelle évidente4. A une époque où l’ensemble de la nation est mobilisé, elle dépeint un aspect essentiel de ce que les autorités appelaient la « guerre de l’arrière » (jūgo no sensō). Un critique évoque en 1944 une œuvre qui prend pour objet « un bataillon de volontaires féminin impliqué dans le front de la production »5. Et dans le résumé publié quelques mois plus tôt, on peut lire en conclusion : « Voir ces ouvrières marcher fièrement en rang droit devant elles est quelque chose de vraiment beau. Ça rappelle que tout le monde se bat. Que nous avons tous une grande responsabilité si nous voulons que le Japon sorte vainqueur »6. Le parallèle entre les ouvriers et les soldats est souligné dans le film à de nombreuses reprises, en particulier dans une scène où l’héroïne épuisée rêve qu’elle est un pilote de chasse à la poursuite d’un avion américain. Comme le remarque Yoshimoto, Le plus beau fait partie d’un genre caractéristique de la production cinématographique du Japon en guerre, les « films faisant la promotion de la politique nationale d’augmentation de la productivité de l’industrie militaire » 7. Kurosawa la décrit même en 1944 comme un appel au « martyr » (gyokusai), ce qui est encore beaucoup plus direct8. Toutefois ce film n’est pas le simple reflet de la réalité de l’époque. Contrairement à ce que des auteurs comme Guillain ont pu soutenir, la fusion organique de l’individu dans le groupe n’est pas une propension « naturelle » des Japonais9. Il s’agit d’un modèle idéal que les autorités ont lentement façonné à partir du milieu des années 1930. Il y a donc dans ce film une grande part de propagande. La réalité de 1944, ce n’est pas                                                                                                                3 Stephen Prince, « Doing his Part », The Most Beautiful, The First Films of Akira Kurosawa, Criterion, coll. « Eclipse », 2010. 4 Cf. Kurosawa Akira, Gama no abura : jiden no yō na mono, op. cit. ; TKA, vol. 4, op. cit., p. 151. 5 « Shinsaku eiga kikaku hyō », Nihon eiga, n°9-3, mars 1944, p. 51. 6 « Shin eiga shōsetsu : Nihon no seishun », Eiga no tomo, novembre 1943 ; TKA, vol. 1, p. 170. 7 Mitsuhiro Yoshimoto, Kurosawa. Film studies and Japanese Cinema, Duke University Press, 2000, p. 87. 8 « Dans Le plus beau, j’étais un chef de section intrépide qui lançait ses hommes tout droit à l’assaut en leur répétant encore et encore : mourons en martyrs ! » (Ichiban utsukushiku de wa, tada gyokusai shiro, gyokusai shiro to oshie konde, masshigura totsugeki wo yaraseta gamushara na chūtaichō de atta) ; Cf. « Kurosawa Akira, « Enshutsu ni tsuite », Shin eiga, janvier 1945 ; TKA, vol. 4, p. 742. 9 Cf. Robert Guillain, Le Peuple japonais et la guerre, Paris, René Julliard, 1947, p. 39-40.

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l’enthousiasme patriotique et le sens du devoir qui triomphent sur les vicissitudes du quotidien comme le montre le film, c’est bien davantage la fatigue, la dénutrition, l’angoisse et le doute. L’œuvre de Kurosawa est une fiction visant à donner un sens positif aux sacrifices demandés à la population, elle est à ce titre similaire à des centaines de livres, peintures ou pièces de théâtre commandés par les armées ou par le Service d’information du Cabinet, un organe composé principalement de militaires et de fonctionnaires du ministère de l’Intérieur qui orientait et contrôlait la politique culturelle pendant la guerre. L’exaltation de la solidarité ne doit pas être interprétée uniquement dans un cadre local. Elle ne prend son sens que par rapport à l’ordre mécanique, contractuel et abstrait assigné aux démocraties occidentales dans les médias. L’empathie nationale et la logique de profit américaine formaient un système binaire dans l’esprit des Japonais. Plus la machine américaine se montrait efficace, plus le Japon devait spiritualiser son effort. C’est pourquoi un film comme Le plus beau ne met pas l’accent sur la vitesse, la force ou l’efficacité, mais bien davantage sur la concentration des ouvrières et l’harmonie qui doit régner entre elles, la première étant la conséquence de la seconde. Par conséquent, le caractère relativement peu martial de ce film n’est en aucun cas le signe d’un recul par rapport aux événements de l’époque et aux exigences de la propagande. Privilégier les questions éthiques et psychologiques est un choix caractéristique des deux dernières années du conflit, période au cours de laquelle les dirigeants japonais considéraient que la force brute ne pouvait en aucun cas leur amener la victoire, et que seule une volonté inébranlable, une résilience maximum pouvaient conduire les Américains à brutalement céder en raison d’institutions politiques décrites comme fragiles et instables. Kurosawa a souvent été comparé à un « empereur », en référence à une envie de tout contrôler et à un comportement parfois autoritaire avec ses acteurs. Le fait qu’il se soit désolidarisé des communistes pendant les grèves des studios de la Tōhō en 1946-1948 contribua aussi à cette image. Il est par conséquent présenté comme un individualiste et, à ce titre, comme un cinéaste qui avait une conception occidentale de son métier. Pourtant tout au long de sa jeunesse, de la fin des années 1920 à 1945, il a défendu ardemment l’idée de la prépondérance du collectif sur l’individu. Autour de 1930, Kurosawa (qui a commencé sa carrière professionnelle comme peintre

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et illustrateur) participa avec enthousiasme à un groupe d’artistes prolétariens. Il réalisa quelques affiches de propagande dont les libellés témoignent d’un engagement politique marqué : « Protégez la Russie ! Contre la guerre impérialiste ! » (1930), « Créez une assurance chômage ! » (1931), etc.10 . La répression judiciaire des mouvements proléta-riens et une habile campagne du gouvernement sur le thème « Le communisme est un instrument de la politique étrangère russe » amenèrent toute une génération de jeunes militants à se tourner vers une forme de socialisme national, généralement asiatiste et anti-occidental. Kurosawa en fait partie. Au tout début des années 1940, la fibre collectiviste était toujours présente chez lui, alors que le gouvernement, à travers le Service d’information du Cabinet notamment, menait de grandes campagnes contre l’individualisme et organisait patiemment la société en un grand tout organique via l’Association de soutien au Trône (Taisei yokusan kai), une organisation créée en octobre 1940 qui rassembla progressivement tous les corps intermédiaires de la nation. En 1943, Kurosawa décrit ainsi l’ambiance entre les techniciens et les acteurs sur le plateau de son premier film, Sugata Sanshirō : « Nos cœurs battaient à l’unisson et nous étions encore plus proches qu’on peut l’être en famille. […] Dans une œuvre, c’est la vie de toute l’équipe qui doit battre avec force. Car comprendre son équipe, c’est précisément le premier pas pour saisir les masses nationales »11. La prépondérance du collectif n’était pas uniquement un message qu’il a tenté de faire passer dans ses œuvres conformément aux directives de la propagande, c’est un mode de vie qu’il a expérimenté de manière concrète au sein de la Tōhō et qu’il n’a jamais renié. Les films de Kurosawa mettent souvent en avant un ou deux héros. C’est le cas dans Sugata Sanshirō I et II, ainsi que dans Le plus beau. Mais les héros de Kurosawa pendant la guerre ne sont des individus que dans la mesure où ils expriment des valeurs générales et plus particulièrement japonaises. Ils ne sont pas singuliers, marginaux, ils sont exemplaires et doivent servir de modèles positifs. Entre 1937, date du début de la guerre sino-japonaise, et 1945, Kurosawa fut animé par un puissant sentiment patriotique qui l’amenait à rechercher dans chaque individu le reflet d’un idéal national. Dans un texte de 1942, il écrit :

« Il y a finalement assez peu de Japonais qui, après avoir bien regardé tout autour d’eux, affirment : « Nous sommes Japonais ! » et clament la beauté, la grandeur, le caractère incomparable du Japon. Il y en a beaucoup qui, dirait-on, ne s’en sont même pas rendus compte. Alors qu’ils sont nés dans ce pays incomparable et magnifique… — Ou peut-être est-ce justement pour cette raison qu’ils n’en voient plus la beauté ! Pourtant il y a des instants où ces mêmes gens font briller de mille feux l’âme japonaise. Quand par exemple tel citoyen ordinaire fait montre sur le champ de bataille d’un éclat pareil à un dieu et révèle par là tout ce qu’il y a de merveilleux au Japon. Sur le plan spirituel, c’est là le bénéfice le plus important que, dans le sang, le Japon a tiré de la guerre. Pureté de l’être, pureté du cœur des Japonais confrontés aux situations ultimes ! Cette redécouverte doit être le point de départ du nouveau Japon ! »12

L’image d’hommes « ordinaires » qui se révèlent divins dans le face à face avec la mort, qui se transcendent et incarnent dans cette situation de crise ce qu’il y a de plus élevé dans le génie national se situe dans la droite ligne du Mouvement romantique japonais,

                                                                                                               10 Cf. Hamano Yasuki (éd.), Taikei Kurosawa Akira (plus loin TKA), vol. 1, Tōkyō, Kōdansha, 2009, p. 4-6. 11 Kurosawa Akira, « Shinmai enshutsuka no nikki kara », Eiga hyōron, mars 1943 ; TKA, vol. 1, p. 111 et 113. 12 Kurosawa Akira, « Wakarikitta koto », Eiga hyōron, février 1942 ; TKA, vol. 1, p. 61-62.

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un courant littéraire né autour de 1935 qui esthétisa la mort et contribua à l’éloge du martyr qui culmina en 1944-1945 avec la création des escadrilles kamikaze. Dans les derniers mois du conflit, Kurosawa eut le sentiment que sa vie pouvait se terminer prochainement. « Il semblerait bien que nous allons perdre la guerre et si, par conséquent, il faut que nous mourrions tous, nous deux aussi devrons mourir », aurait-il dit en 1945 à sa future femme, Yaguchi Yōko, l’héroïne de Le plus beau qu’il épousa au sanctuaire impérial Meiji jingū 13. Ce sentiment n’était pas uniquement le sien, mais celui d’une grande partie de la population que le gouvernement préparait à combattre. En juin 1945, tous les hommes de 15 à 60 ans et toutes les femmes de 17 à 40 ans avaient en effet été déclarés mobilisables en prévision d’un possible débarquement allié. Les slogans de l’époque, comme « Cent millions de kamikaze ! », et l’intense campagne médiatique menée autour du sacrifice de soldats dans les opérations suicides ont imprégné toute une génération. Même s’il est certain que Kurosawa, dont le jeune âge ne le plaçait pas en situation de force, dut parfois ressentir de la frustration devant l’esprit tatillon et étroit des responsables culturels militaires et civils qui l’ont contraint à des coupes ou poussé à insérer certains dialogues, ses actes et ses prises de position le situent parmi les militaristes fervents, tout comme Foujita dans le monde de la peinture. Kurosawa fut l’un des principaux espoirs du cinéma officiel japonais pendant la guerre et ses films en véhiculent les valeurs avec précision et efficacité. La violence Il n’est pas simple de définir les bornes de la guerre du point de vue japonais. Depuis la fin des années 1910 et l’expédition en Sibérie destinée à soutenir les Armées blanches, le Japon a entretenu de façon constante des troupes sur le continent asiatique. La tentative de conquête de la Chine à partir de 1937, puis l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941 firent entrer le pays dans une économie de guerre totale. 1944 constitue toutefois un tournant marqué par une explosion des pertes humaines et de la violence des combats. Si l’on prend l’exemple d’Inō, un quartier de la ville de Suzuka près de Nagoya, on trouve année par année le nombre de morts suivant (voir tableau)14. Dans ce quartier, qui est assez représentatif de la situation nationale, on compte donc 27 morts sur la période de sept ans qui court de 1937 à 1943, alors qu’on en compte plus du double pour la seule année 1944. En 1944, les bombardements massifs des grandes villes de l’Archipel par l’aviation américaine n’ont pourtant pas encore commencé : les morts qu’enregistrent cette localité sont donc presque exclusivement des soldats tombés sur les fronts extérieurs, aux Philippines et en Birmanie notamment. De façon générale, environ 70% des 3 100 000 Japonais morts par les armes entre 1937 et 1945 sont décédés dans les deux dernières années du conflit. 1944 et 1945 possèdent par conséquent une place à part dans l’expérience japonaise de la guerre. Les quelques films réalisés par Kurosawa pendant la guerre correspondent à cette période où la violence fait irruption de manière inéluctable et brutale au sein même de l’archipel nippon. Pourtant les films qu’il réalise ne comprennent ni scène de guerre moderne, ni reconstitution de batailles anciennes. Mais l’explication de cette situation n’est pas d’ordre idéologique. Si Kurosawa n’a pas réalisé de films de guerre, ce n’est pas parce qu’il était contre, mais parce qu’il s’agissait de films onéreux et prestigieux dont la mise en scène fut confiée en priorité à des réalisateurs plus expérimentés que lui comme son mentor et ami Yamamoto Kajirō qui dirigea en 1942 le tournage d’un des grands longs métrages de l’époque, Batailles navales au large de Hawaii et de la Malaisie.

                                                                                                               13 Kurosawa Akira, Gama no abura : jiden no yō na mono, op. cit. ; TKA, vol. 4, p. 154. 14 Cf. Inō kyōdo-shi, Suzuka, Mie ken ryōsho shuppankai, 1989, passim.

Année Nombre de morts

1937 4 1938 6 1939 3 1940 0 1941 1 1942 5 1943 8 1944 59 1945 48 Total 1937-1945

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Kurosawa, qui était aussi un grand scénariste, a rédigé plusieurs projets de films historiques sur le thème de la guerre. « Trois cents lieux à travers la défense ennemie » (Tekichū ōdan sanbyaku ri) est un scénario repris d’un roman de Yamanaka Minetarō (1885-1966) dont l’action est située au cours de la guerre russo-japonaise. Publié dans le numéro de juin 1943 de la revue Eiga hyōron (Critique de film), il décrit une mission effectuée par des éclaireurs de l’armée japonaise au cours de l’hiver 1905, juste avant la bataille de Moukden, pour déterminer la position des troupes russes. Bien que périlleuse, cette entreprise fut couronnée de succès et joua un rôle décisif dans la victoire nippone. « Tu vas où avec cette lance ? » (Dokkoi ! Kono yari), écrit en 1945, dans les derniers mois du conflit, est un autre scénario de Kurosawa. L’histoire s’inspire d’un événement du 16ème siècle. Alors qu’il était menacé par son puissant voisin, Oda Nobunaga (1534-1582), un célèbre daimyō, décida d’attaquer par surprise avec une petite escouade le camp de son rival qu’il parvint à tuer. La confusion qui en résulta permit au reste de son armée de se jeter dans la bataille et de remporter la victoire. Sur cet arrière-plan historique, Kurosawa propose le récit drolatique et moralisateur d’un samurai possédant une lance qu’il croit valoir une fortune jusqu’à ce qu’il réalise que l’important n’est pas de marchander ce que l’on possède, mais de donner sa vie pour son seigneur. Le film se termine par une scène où Nobunaga dit au héros : « Ne crois pas que nous ayons une chance sur mille de survivre ! »15 A travers ces projets de film, Kurosawa cherchait bien entendu à proposer à une nation aux abois des exemples édifiants. S’il ne put les réaliser et les porter à l’écran, c’est avant tout faute de moyens. Au printemps 1945, il n’y avait simplement plus assez de chevaux pour tourner une charge de cavalerie comme le prévoyait le scénario de « Tu vas où avec cette lance ? »16 L’œuvre qui lança la carrière de Kurosawa comme metteur en scène est Sugata Sanshirō (diffusée en français sous le titre La légende du grand judo), un long-métrage qui reçut en mars 1943 le Prix du cinéma populaire national et fut soutenu par le Service d’information du Cabinet. Adapté d’un roman de Tomita Hideo, Sugata Sanshirō décrit la contribution du héros éponyme à l’essor du judo moderne face aux anciennes écoles d’arts martiaux. Dans le contexte de 1943, on doit l’interpréter comme une transposition des valeurs idéales du soldat japonais dans un cadre traditionnel et esthétisant. On y retrouve ce qu’on appelait à l’époque « l’esprit du bushidō » (bushidō no seishin)17. Dans un long article publié à l’occasion de la sortie du film, Kurosawa explique :

« Le cinéma populaire national doit absolument l’emporter sur le cinéma américain. Pour nous autres, c’est là que se trouve le combat. Mais comment faire pour gagner ? Des Japonais qui terrassent les Américains… Il faut absolument s’inspirer de ce qui fait la force de ces Japonais-là. Qu’est-ce qui fait la force des Japonais ? L’oubli de soi, le service du collectif — ces Japonais qui savent vivre en ayant dépassé les barrières de la mort. Il ne peut y avoir de cinéma populaire national hors de la restitution de cette noblesse des Japonais. »18

On retrouve dans ce passage l’apologie du sacrifice et de l’abnégation. Mais l’image de la violence y est aussi présente. Bien que, vu d’aujourd’hui, ce film paraisse très épuré, l’ambition de Kurosawa était de donner une grande force aux scènes de lutte. Dans les interviews et textes qu’il publie à l’époque, il parle de « combats sanglants » (kessen), d’une « atmosphère de tension mortelle » (sakki), d’un « jour de tempête où, après avoir franchi le col, on découvre devant soi un monde radieux et resplendissant »19. Le vocabulaire et les images utilisés sont exactement les mêmes que ceux qu’on trouvait alors dans les récits des opérations militaires.

                                                                                                               15 Cf. Kurosawa Akira, « Dokkoi ! Kono yari », TKA, vol. hors-série, p. 201-236. 16 Cf. Kurosawa Akira, Gama no abura : jiden no yō na mono, op. cit. ; TKA, vol. 4, p. 137-138. 17 Voir le livre de Hashimoto Minoru, Bushidō no seishin, Tōkyō, Meiseidō shoten, 1943. 18 Kurosawa Akira, « Shinmai enshutsuka no nikki kara », Eiga hyōron, mars 1943 ; TKA, vol. 1, p. 115. 19 Cf. Kurosawa Akira, « Sugata Sanshirō no nanatsu no kakutō bamen », Eiga, mars 1943 ; TKA, vol. 1, p. 109-110, et « Sugata Sanshirō wo meguru zadankai », Eiga,no tomo, mars 1943 ; TKA, vol. 1, p. 122.

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Les scènes de lutte sont filmées de sorte à montrer non pas un enchaînement de techniques, mais la tension qui émane de la confrontation. Le combat final que livre Sugata contre Higashi Gennosuke est particulièrement statique, jusqu’à ce que soudain une situation favorable permette au judoka de brutalement projeter son adversaire et de le battre de manière définitive. Là encore, cette représentation du combat est le reflet fidèle de la manière dont les autorités japonaises décrivaient l’issue du conflit contre les Etats-Unis : une victoire soudaine pour celui qui en voudrait le plus et saurait résister jusqu’à ce que son adversaire révèle une faiblesse. Le succès critique et populaire de Sugata Sanshirō amena les studios de la Tōhō à passer commande d’une suite à Kurosawa, laquelle sortit sur les écrans en mai 1945 à une époque où les principales agglomérations du pays avaient déjà subi de très lourds bombardements incendiaires et où de nombreuses salles de cinéma étaient détruites. Sugata Sanshirō II, dont Kurosawa a lui-même écrit le scénario, se caractérise par une ethnicisation du conflit. En 1943, dans le premier volet de l’œuvre, le personnage de Higaki Gennosuke, qui incarnait le méchant, était certes présenté comme fortement occidentalisé (port d’un costume, d’un chapeau melon, d’une canne, etc.), mais le cadre restait historique et national, Gennosuke renvoyant avant tout à la figure populaire du citadin moderne de l’ère Meiji. Sugata Sanshirō II joue en revanche sur des oppositions ethniques et/ou nationales. La scène initiale opposant Sugata à un marin américain est à ce sujet la plus évidente. Alors que le premier est placide, doux, mais sûr de sa force, le second a un comportement colérique et détestable qui le rend finalement vulnérable. Ce type de scène apparaît donc comme l’illustration de ce que Kurosawa écrivait en 1944 :

« Jusqu’à présent, je trouve que l’on est en retrait dans les films qui stimulent la haine de l’ennemi. […] La haine de l’ennemi, comme tous les gens qui ont l’expérience d’une dispute le savent bien, c’est ce qui vous envahit subitement quand vous échangez des coups avec un adversaire. C’est un sentiment qui ne fait que croître lorsqu’on combat avec passion l’immoralité de son adversaire parce qu’on sait qu’on a raison. De là naît une énergie qui pousse à renverser ce dernier. Stimuler la haine de l’ennemi n’a d’autre objectif que d’insuffler au peuple une telle énergie. Par conséquent, les films efficaces sont forcément des films qui montrent les Américains et les Anglais se faire battre à plate couture. »20

On retrouve le même phénomène concernant les deux jeunes frères Higaki. Bien que leur apparence physique les rattache à des personnages du répertoire théâtral classique, leur caractère « étranger » est souligné par leur folie qui contraste avec la bonhommie ordinaire de Sugata, mais aussi par la mise en avant de leurs origines okinawaïennes. Ils viennent des marges du Japon, d’îles qui jusqu’en 1879 avaient un statut particulier au sein de l’empire japonais et qui pendant des siècles ont été sous la coupe de la Chine21.

                                                                                                               20 Kurosawa Akira, « Tekigaishin kōyō ni tsuite », Shin eiga, novembre 1944 ; TKA, vol. 1, p. 178.

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Ils ne sont donc pas tout à fait japonais. Ils pratiquent en outre le karaté, mot qu’on peut noter en idéogrammes 空手, ce qui veut dire quelque chose comme « à main nue », ou bien 唐手, ce qui signifie alors la « manière chinoise ». Or c’est sous cette deuxième graphie qu’il apparaît dans la présentation du film de Kurosawa pendant la guerre, ce qui lui donne une coloration très clairement étrangère voire ennemie, vu le contexte22. Ce raidissement nationaliste chez Kurosawa est typique de la fin du conflit. Les bombardements et la peur de l’invasion américaine ont amené la plupart de ceux qui étaient opposés à l’origine à la guerre (notamment contre la Chine) à s’aligner sur les positions du Haut commandement militaire. L’union quasi totale qu’on observe en 1944-1945 est la convergence de différentes sensibilités et factions politiques qui se sont aussitôt repolarisées après la défaite, mais qui partageaient l’idée que le cadre national vaut mieux que la domination blanche. La ruse Le scénario de « Tu vas où avec cette lance ? » reposait, comme on l’a vu, sur l’histoire du mouvement audacieux opéré par Oda Nobunaga pour surprendre et abattre son ennemi. De même, quand Sugata se bat contre le marin américain, il fait mine d’être acculé au bord du quai pour mieux pouvoir faire chuter ce dernier dans l’eau. Conformément à la tradition chinoise, la ruse a presque toujours été une valeur estimée de l’art militaire au Japon, et elle est très présente dans les premiers films de Kurosawa. Pendant la guerre du Pacifique, les armées impériales ont tenté à plusieurs reprises de surprendre les armées américaines et britanniques, en particulier lors du déclanchement des hostilités, à Pearl Harbor et en Malaisie. Ces choix tactiques ont généré chez les Alliés de nombreux commentaires acides et vengeurs. Il est bien connu notamment que Roosevelt, dans son discours radiodiffusé à la nation du 9 décembre 1941, qualifia l’attaque japonaise de « formidable acte de trahison » (brilliant feat of deception). L’idée d’une Amérique « honnête » se battant contre un ennemi « fourbe » fut l’une des lignes directrices majeures de la propagande américaine pendant la guerre et, aujourd’hui encore, elle n’a pas complètement disparu du discours historique. Or ce type de représentation n’est que la réactivation d’un vieux schéma orientaliste. Pendant des siècles, tous les peuples de l’« Orient », des Levantins aux Chinois en passant par les Arabes et les Tartares, ont été considérés comme sournois et traîtres par essence. C’est la raison pour laquelle il y a une telle dissymétrie en Occident entre la manière dont sont véhiculées dans les mémoires les invasions allemandes et japonaises. En effet, l’Allemagne nazie, comme le fait remarquer George Victor, a elle aussi envahi la plupart de ses voisins par surprise en violant des accords internationaux 23 . Pourtant, il est rarement fait état de la « fourberie allemande ». Par ailleurs, si l’on se place du point de vue nippon, il faut comprendre que ce qu’on appelle le droit « international » était alors perçu comme un droit « occidental » manipulé par les grandes puissances à des fins de domination économique et coloniale. La signature contrainte d’accords douaniers désavantageux au milieu du 19ème siècle était encore dans toutes les mémoires. Au moment d’engager les hostilités contre les Etats-Unis et la Grande Bretagne, les Japonais                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          21 Ce détail rappelle que le gouvernement japonais (et au premier chef l’empereur) a accepté au printemps 1945 de soumettre Okinawa à un débarquement allié, ce qu’il a refusé ensuite pour les îles principales du pays, une différence de traitement que la population d’Okinawa n’a jamais oubliée. 22 « Zoku Sugata Sanshirō », Shin eiga, janvier 1945 ; TKA, vol. 4, p. 743. 23 Cf. George Victor, The Pearl Harbor Myth: Rethinking the Unthinkable, Washington, Potomac Books, 2007, p. 12.

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considéraient par conséquent qu’il y avait dans le droit international une grande part de ruse. Chercher à tromper l’ennemi était donc à leurs yeux une logique partagée. Début 1945, les autorités japonaises espéraient toujours que les Etats-Unis se lassent de subir des pertes et leur proposent un arrêt honorable des combats, mais elles envisageaient déjà une reddition. Le prince Konoe notamment s’exprima dans ce sens lors de l’audience que lui accorda l’empereur en février, l’objectif premier du régime impérial étant de se maintenir. La question était toutefois de trouver le bon moment afin que les Américains soient accommodants et qu’il n’y ait pas de révolte populaire comme en Russie ou en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale. Bien que 1945 soit une année de violence extrême, le pouvoir était, lui, dans une logique de calcul. C’est dans ce contexte que Kurosawa rédigea le scénario de Ceux qui marchent sur la queue du tigre (Tora no o wo fumu otokotachi, 59mn), le dernier film qu’il réalisa sous la supervision du Service d’information du Cabinet, un organe dont on soulignera qu’il ne fut démantelé qu’en décembre 194524. Adapté de Kanjinchō, une célèbre pièce du répertoire théâtral connue en français sous le titre Le registre de souscription, ce film fut autorisé au printemps car les moyens nécessaires à son tournage étaient modestes. Il va de soi pourtant qu’à l’heure où toutes les forces de la nation étaient mobilisées pour la survie du régime, il n’a pu voir le jour que parce que les autorités y ont vu un message en adéquation parfaite avec l’urgence de l’époque. Le scénario décrit la fuite du grand guerrier Yoshitsune que son frère Yorimoto, qui gouverne le pays, fait rechercher afin de l’éliminer. Dans son périple, Yoshitsune est accompagné de quelques proches, dont le fidèle Benkei. Pour éviter d’être repérés, ces derniers s’habillent en moines, sauf Yoshitsune qui revêt des habits de serviteur. Malgré tout, la petite troupe éveille les soupçons et subit un interrogatoire. Au cours d’une scène qui constitue l’apogée dramatique de l’œuvre, Benkei parvient à tromper ses adversaires en répondant parfaitement à leurs questions. Mais à peine les faux moines sont-ils relâchés qu’un doute émerge sur l’identité du serviteur. Pour prouver que ce dernier n’est pas le grand Yoshitsune, Benkei entreprend de le battre publiquement. Cette ruse permet au groupe de recouvrer la liberté. Le film se termine par une scène à la fois comique et triste où Benkei demande pardon en pleurant à son maître d’avoir dû l’humilier pour le sauver25. Le remplacement de la censure japonaise par une censure américaine ne permit pas la diffusion immédiate de ce film. Celui-ci ne fut projeté sur les écrans que sept ans plus tard, après la fin de l’occupation. Rien n’a donc été écrit à son sujet en 1945 et, comme en 1952 le contexte avait complètement changé, il fut perçu à sa sortie comme une simple adaptation de la pièce de théâtre. Il est clair pourtant qu’il a été conçu conformément aux intérêts et aux représentations du régime militaire puisqu’il exalte le sacrifice pour le chef et souligne l’importance de tout faire pour tromper l’ennemi quitte à bousculer la morale. D’ailleurs tel est précisément ce que fit le gouvernement au moment de la défaite pour sauver l’institution impériale. Alors que toutes les apparitions publiques de

                                                                                                               24 « Marcher sur la queue du tigre » (Tora no o wo fumu), une expression d’origine chinoise qui équivaut au français « se jeter dans la gueule du loup », figure dans le livret du nō Ataka (c.1465) qui est la version la plus ancienne de cette pièce. 25 Kurosawa Akira, Tora no o wo fumu otokotachi (Ceux qui marchent sur la queue du tigre), Tōhō, 1952, 59 mn, dans The First Films of Akira Kurosawa, Criterion collection, Eclipse series n°23, 2010.

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Hirohito jusqu’en août 1945 étaient mises en scène pour exalter sa sacralité, celui-ci apparut soudain dans les médias comme un homme frêle et inoffensif, à l’instar de Yoshitsune habillé en porteur. D’une lucidité prémonitoire, Ceux qui marchent sur la queue du tigre est un appel au peuple à couvrir l’empereur et à se sacrifier au besoin. C’est pourquoi Mitsuhiro Yoshimoto se trompe lorsqu’il écrit que « loin d’être de la propagande militaire destiné à raffermir les esprits, ce film est d’abord et avant tout un divertissement ou une comédie musicale »26. Le caractère divertissant de cette œuvre d’une grande intelligence et d’une grande beauté plastique est au contraire l’expression même de sa nature politique. Détourner l’attention de l’ennemi est la ruse du vaincu qui s’échappe, que ce soit Yoshitsune dans le scénario, ou Hirohito dans l’histoire réelle que ce film avait pour fonction première d’illustrer. Conclusion Pour conclure, il faut redire qu’entre 1943, année où la guerre bascula définitivement, et l’automne 1945, il n’y a pas eu de films au Japon qui n’ait reçu l’aval du Service d’information du Cabinet et qui n’ait été étroitement supervisé par le pouvoir. A l’heure où, en raison de la pénurie générale, le pays déboulonnait les statues de ses plus grands hommes, de Tokugawa Ieyasu au général Nogi, aucun film ne peut être décrit comme un « divertissement anodin vaguement teinté de l’ambiance de l’époque », ainsi qu’on le lit en substance chez de nombreux critiques. Dans ce contexte où toutes les forces de la nation étaient orientées vers la réalisation des objectifs militaires, les metteurs en scène qui travaillaient étaient pleinement engagés dans ce qu’ils faisaient. Le fait que Kurosawa se soit vu imposé des coupes ou qu’il ait été contrarié par telle ou telle directive ne modifie en rien cette donnée générale. Il faut réaffirmer de même que si Kurosawa n’a pas tourné de films de guerre, au sens de films comprenant des scènes de bataille militaire, ce n’est pas parce qu’il y était opposé idéologiquement, mais simplement parce qu’on ne lui en a pas donné les moyens. On peut du reste s’en réjouir, car sa carrière après 1945 en aurait probablement été gênée. Plus largement, lorsqu’on considère l’ensemble que constituent les quatre films qu’il a faits entre 1943 et 1945, ainsi que les quelques scénarios qu’il a écrits et qui n’ont pas été mis en scène à l’époque, on observe une grande cohérence avec les valeurs du régime : spiritualisation de l’effort de guerre dans Sugata Sanshirō I et II, conformément à l’idée que les Japonais se battent avec leur cœur et non de façon mécanique et brutale comme les Américains ; apologie du collectif et de l’empathie dans Le plus beau ; protection coûte que coûte du chef, quitte à froisser la morale et recourir à la ruse dans Ceux qui marchent sur la queue du tigre. Kurosawa s’est engagé de manière profonde, sincère et intelligente dans l’effort de guerre, poussé par un patriotisme aux accents romantiques et désespérés, à une époque où la peur des bombardements et d’une invasion terrestre fit disparaître provisoirement quasiment toutes les divergences politiques existant au préalable. Toutefois, s’il est important de reconnaître que Kurosawa fut un soutien actif du régime impérial, il serait temps aussi de revenir sur une vision orientaliste d’un Japon fourbe, peu créatif, engoncé dans ses traditions, où les individus pensent tous la même chose. Il faut regarder les faits en contexte, de manière autant que possible relative, rigoureuse et vigilante, un horizon qui, malgré des progrès récents, n’est pas encore atteint s’agissant plus largement de toutes les cultures non occidentales.

                                                                                                               26 Mitsuhiro Yoshimoto, op. cit., p. 94.