RÉCITS ENFANTINS EN SITUATION DE CONTACTS DE LANGUES ET DE CULTURES Fabienne LECONTE Université d'Orléans et ESA 6065 Dyalang Résumé : Les enfants de migrants scolarisés en France sont socialisés dans des cultures différentes. Toutefois la culture scolaire française et les cultures d'ori¬ gine font une large place au récit, bien que sous des formes et avec des fonctions divergentes. A partir de l'exemple des familles africaines en France, on présen¬ tera les pratiques langagières familiales et les évolutions des pratiques narratives causées par la migration. En outre, les enfants confrontés à des modèles divers se les approprient pour développer leur propre compétence de narrateurs. Leurs narrations portent alors la trace de ces différents modèles linguistiques, interac¬ tionnels et culturels. Leurs choix s'orientent vers des contes dont le contenu thé¬ matique est à rapprocher de ceux circulant dans leur culture d'origine. Lorsque les récits ont une structure formelle caractéristique de l'oralité celle-ci facilite le rappel pour des enfants dont le français n'est pas la langue première. Le récit oral occupe une place importante dans toutes les cultures sans revêtir ni les mêmes formes ni les mêmes fonctions selon les sociétés. Le plaisir d'écouter et de raconter est commun à tous, l'imaginaire véhiculé par les contes distille sa part de merveilleux quelles que soient les latitudes. Mais les enfants de migrants scolarisés en France sont confrontés à des cultures du récit très dif¬ férentes : culture léguée par la famille et culture scolaire française laquelle tient une large place dans le développement des capacités langagières des enfants. Ainsi, l'école - et singulièrement l'école maternelle - accorde une place centrale aux contes et récits non seulement parce qu'ils nourrissent l'imaginaire et développent la faculté de représentation mais aussi parce que la pratique nar¬ rative favorise la structuration temporelle, l'emploi de l'anaphore et, plus globa¬ lement, l'usage décontextualisé du langage. Le conte permet de manier le discours rapporté et le discours indirect, premiers pas vers la syntaxe spécifique de l'écrit. Les contes et histoires comportent, en milieu scolaire, souvent une forme écrite à laquelle on peut se référer et qui modèle la langue utilisée. Dès lors la pratique du récit en classe, qui consiste encore souvent à privilégier la lecture d'albums, propose avant tout des modèles de langue écrite. Dans ce cadre, le livre a une fonction d'étayage importante pour les enfants qui com¬ mencent à raconter en français car l'ordre des illustrations des albums destinés aux plus jeunes découpe souvent le récit en séquences selon l'ordre du récit. Le livre est alors une aide précieuse lorsque les mots manquent ou que la mémoire fait défaut. Les plus jeunes enfants et ceux qui sont en cours d'apprentissage du français commentent d'abord les images avant de rappeler plus ou moins 79 RÉCITS ENFANTINS EN SITUATION DE CONTACTS DE LANGUES ET DE CULTURES Fabienne LECONTE Université d'Orléans et ESA 6065 Dyalang Résumé : Les enfants de migrants scolarisés en France sont socialisés dans des cultures différentes. Toutefois la culture scolaire française et les cultures d'ori¬ gine font une large place au récit, bien que sous des formes et avec des fonctions divergentes. A partir de l'exemple des familles africaines en France, on présen¬ tera les pratiques langagières familiales et les évolutions des pratiques narratives causées par la migration. En outre, les enfants confrontés à des modèles divers se les approprient pour développer leur propre compétence de narrateurs. Leurs narrations portent alors la trace de ces différents modèles linguistiques, interac¬ tionnels et culturels. Leurs choix s'orientent vers des contes dont le contenu thé¬ matique est à rapprocher de ceux circulant dans leur culture d'origine. Lorsque les récits ont une structure formelle caractéristique de l'oralité celle-ci facilite le rappel pour des enfants dont le français n'est pas la langue première. Le récit oral occupe une place importante dans toutes les cultures sans revêtir ni les mêmes formes ni les mêmes fonctions selon les sociétés. Le plaisir d'écouter et de raconter est commun à tous, l'imaginaire véhiculé par les contes distille sa part de merveilleux quelles que soient les latitudes. Mais les enfants de migrants scolarisés en France sont confrontés à des cultures du récit très dif¬ férentes : culture léguée par la famille et culture scolaire française laquelle tient une large place dans le développement des capacités langagières des enfants. Ainsi, l'école - et singulièrement l'école maternelle - accorde une place centrale aux contes et récits non seulement parce qu'ils nourrissent l'imaginaire et développent la faculté de représentation mais aussi parce que la pratique nar¬ rative favorise la structuration temporelle, l'emploi de l'anaphore et, plus globa¬ lement, l'usage décontextualisé du langage. Le conte permet de manier le discours rapporté et le discours indirect, premiers pas vers la syntaxe spécifique de l'écrit. Les contes et histoires comportent, en milieu scolaire, souvent une forme écrite à laquelle on peut se référer et qui modèle la langue utilisée. Dès lors la pratique du récit en classe, qui consiste encore souvent à privilégier la lecture d'albums, propose avant tout des modèles de langue écrite. Dans ce cadre, le livre a une fonction d'étayage importante pour les enfants qui com¬ mencent à raconter en français car l'ordre des illustrations des albums destinés aux plus jeunes découpe souvent le récit en séquences selon l'ordre du récit. Le livre est alors une aide précieuse lorsque les mots manquent ou que la mémoire fait défaut. Les plus jeunes enfants et ceux qui sont en cours d'apprentissage du français commentent d'abord les images avant de rappeler plus ou moins 79
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revue REPERESRÉCITS ENFANTINS EN SITUATION DE CONTACTS DE LANGUES
ET DE CULTURES
Fabienne LECONTE Université d'Orléans et ESA 6065 Dyalang
Résumé : Les enfants de migrants scolarisés en France sont
socialisés dans des
cultures différentes. Toutefois la culture scolaire française et
les cultures d'ori¬ gine font une large place au récit, bien que
sous des formes et avec des fonctions divergentes. A partir de
l'exemple des familles africaines en France, on présen¬
tera les pratiques langagières familiales et les évolutions des
pratiques narratives causées par la migration. En outre, les
enfants confrontés à des modèles divers se les approprient pour
développer leur propre compétence de narrateurs. Leurs narrations
portent alors la trace de ces différents modèles linguistiques,
interac¬ tionnels et culturels. Leurs choix s'orientent vers des
contes dont le contenu thé¬
matique est à rapprocher de ceux circulant dans leur culture
d'origine. Lorsque les récits ont une structure formelle
caractéristique de l'oralité celle-ci facilite le rappel pour des
enfants dont le français n'est pas la langue première.
Le récit oral occupe une place importante dans toutes les cultures
sans revêtir ni les mêmes formes ni les mêmes fonctions selon les
sociétés. Le plaisir d'écouter et de raconter est commun à tous,
l'imaginaire véhiculé par les contes distille sa part de
merveilleux quelles que soient les latitudes. Mais les enfants de
migrants scolarisés en France sont confrontés à des cultures du
récit très dif¬ férentes : culture léguée par la famille et culture
scolaire française laquelle tient une large place dans le
développement des capacités langagières des enfants.
Ainsi, l'école - et singulièrement l'école maternelle - accorde une
place centrale aux contes et récits non seulement parce qu'ils
nourrissent l'imaginaire et développent la faculté de
représentation mais aussi parce que la pratique nar¬ rative
favorise la structuration temporelle, l'emploi de l'anaphore et,
plus globa¬ lement, l'usage décontextualisé du langage. Le conte
permet de manier le discours rapporté et le discours indirect,
premiers pas vers la syntaxe spécifique de l'écrit. Les contes et
histoires comportent, en milieu scolaire, souvent une forme écrite
à laquelle on peut se référer et qui modèle la langue utilisée. Dès
lors la pratique du récit en classe, qui consiste encore souvent à
privilégier la lecture d'albums, propose avant tout des modèles de
langue écrite. Dans ce cadre, le livre a une fonction d'étayage
importante pour les enfants qui com¬ mencent à raconter en français
car l'ordre des illustrations des albums destinés aux plus jeunes
découpe souvent le récit en séquences selon l'ordre du récit. Le
livre est alors une aide précieuse lorsque les mots manquent ou que
la mémoire fait défaut. Les plus jeunes enfants et ceux qui sont en
cours d'apprentissage du français commentent d'abord les images
avant de rappeler plus ou moins
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RÉCITS ENFANTINS EN SITUATION DE CONTACTS DE LANGUES ET DE
CULTURES
Fabienne LECONTE Université d'Orléans et ESA 6065 Dyalang
Résumé : Les enfants de migrants scolarisés en France sont
socialisés dans des
cultures différentes. Toutefois la culture scolaire française et
les cultures d'ori¬ gine font une large place au récit, bien que
sous des formes et avec des fonctions divergentes. A partir de
l'exemple des familles africaines en France, on présen¬
tera les pratiques langagières familiales et les évolutions des
pratiques narratives causées par la migration. En outre, les
enfants confrontés à des modèles divers se les approprient pour
développer leur propre compétence de narrateurs. Leurs narrations
portent alors la trace de ces différents modèles linguistiques,
interac¬ tionnels et culturels. Leurs choix s'orientent vers des
contes dont le contenu thé¬
matique est à rapprocher de ceux circulant dans leur culture
d'origine. Lorsque les récits ont une structure formelle
caractéristique de l'oralité celle-ci facilite le rappel pour des
enfants dont le français n'est pas la langue première.
Le récit oral occupe une place importante dans toutes les cultures
sans revêtir ni les mêmes formes ni les mêmes fonctions selon les
sociétés. Le plaisir d'écouter et de raconter est commun à tous,
l'imaginaire véhiculé par les contes distille sa part de
merveilleux quelles que soient les latitudes. Mais les enfants de
migrants scolarisés en France sont confrontés à des cultures du
récit très dif¬ férentes : culture léguée par la famille et culture
scolaire française laquelle tient une large place dans le
développement des capacités langagières des enfants.
Ainsi, l'école - et singulièrement l'école maternelle - accorde une
place centrale aux contes et récits non seulement parce qu'ils
nourrissent l'imaginaire et développent la faculté de
représentation mais aussi parce que la pratique nar¬ rative
favorise la structuration temporelle, l'emploi de l'anaphore et,
plus globa¬ lement, l'usage décontextualisé du langage. Le conte
permet de manier le discours rapporté et le discours indirect,
premiers pas vers la syntaxe spécifique de l'écrit. Les contes et
histoires comportent, en milieu scolaire, souvent une forme écrite
à laquelle on peut se référer et qui modèle la langue utilisée. Dès
lors la pratique du récit en classe, qui consiste encore souvent à
privilégier la lecture d'albums, propose avant tout des modèles de
langue écrite. Dans ce cadre, le livre a une fonction d'étayage
importante pour les enfants qui com¬ mencent à raconter en français
car l'ordre des illustrations des albums destinés aux plus jeunes
découpe souvent le récit en séquences selon l'ordre du récit. Le
livre est alors une aide précieuse lorsque les mots manquent ou que
la mémoire fait défaut. Les plus jeunes enfants et ceux qui sont en
cours d'apprentissage du français commentent d'abord les images
avant de rappeler plus ou moins
79
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
fidèlement le texte avec lequel ils auront été familiarisés. Cette
fonction de la narration comme aide à l'apprentissage de la lecture
et à la conduite autonome de récits est reconnue par les familles
appartenant aux classes sociales culturel¬ lement les plus proches
de l'école qui racontent une histoire à leur(s) jeune(s) enfantfs),
le plus souvent à l'aide d'albums, avant de s'endormir. La
valorisation et le développement de cette pratique est relativement
récente à l'échelle histo¬ rique et loin de concerner toutes les
couches sociales.
La pratique du récit destinée d'abord aux enfants et ayant un lien
intrin¬ sèque avec le livre peut être opposée à la pratique
narrative traditionnelle en Afrique noire, qui s'adresse à toute la
population en ce qu'elle est l'expression des désirs et pulsions
subjectives refoulés par l'ordre culturel (la place des jeunes et
des femmes par exemple). La littérature orale est, selon la
définition de J. Derive [1975] : « Le secteur de la parole qui est
consigné dans un patrimoine sous forme de trames mnémoniques et de
modèles canoniques et qui se produit en énoncés institutionnels et
reconnus ». On distingue alors la « parole ancienne » - celle qui
est inscrite dans une tradition - de la « parole claire » ou
quotidienne. Cette opposition entre claire et ancienne montre que
le sens pro¬ fond des textes de littérature orale est accessible
uniquement aux personnes ini¬
tiées à un certain nombre de codes culturels. Les contes
instruisent sur ce qu'il ne faut pas faire dans un ordre culturel
avant tout rural dont la pérennité reste une valeur centrale. Les
enfants sont auditeurs de ces contes, qui ne leur sont pas
spécifiquement destinés, dans des veillées qui réunissent toutes
les généra¬ tions et ne sont pas censés accéder à leur symbolisme
profond, lequel ne peut être compréhensible que par les personnes
ayant le plus d'expérience et de connaissances, à savoir les plus
âgés. Le conte a toujours une double significa¬ tion apparente et
réelle, la signification réelle n'étant accessible qu'au cours de
l'existence. Le « vrai » sens ne se donne pas à voir d'emblée.
Néanmoins, les contes qui comportent des récits d'initiation font
plutôt partie du patrimoine enfantin. Le voyage symbolise
l'initiation en ce qu'il est passage d'un monde à
l'autre.
II va sans dire que, s'agissant de cultures de l'oralité, la forme
écrite est rarissime et fréquemment imprimée en France ou dans
d'autres métropoles européennes à destination d'un public très
minoritaire de lettrés ou d'Européens. La fixation devant se passer
à la fois d'image et d'écriture est assurée par une formalisation
particulière qui concerne à la fois l'organisation textuelle - par
des répétitions, parallélismes ou chiasmes divers - et sonore par
des assonances, marques rythmiques et prosodiques.
J'ai insisté sur la profonde altérité des fonctions sociales et
partant des cir¬ constances de renonciation des contes
traditionnels (ou non) dans chacune des cultures car la similarité
de leur structure ou la récurrence de certains person¬ nages du
nord au sud de la Méditerranée et du Sahara a été maintes fois
souli¬ gnée (D. Paulme 1976, N. Decourt et M. Raynaud 1999). Mais
un conte ne se limite pas à sa structure textuelle analysable par
des linguistes ou des sémioti- ciens : il reste vivant lorsqu'il
est raconté devant un public dans des circons¬ tances qui sont
toujours singulières. La similarité structurelle est fréquemment
utilisée dans des classes pluriculturelles en ZEP, que ce soit pour
mener un tra-
80
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
fidèlement le texte avec lequel ils auront été familiarisés. Cette
fonction de la narration comme aide à l'apprentissage de la lecture
et à la conduite autonome de récits est reconnue par les familles
appartenant aux classes sociales culturel¬ lement les plus proches
de l'école qui racontent une histoire à leur(s) jeune(s) enfantfs),
le plus souvent à l'aide d'albums, avant de s'endormir. La
valorisation et le développement de cette pratique est relativement
récente à l'échelle histo¬ rique et loin de concerner toutes les
couches sociales.
La pratique du récit destinée d'abord aux enfants et ayant un lien
intrin¬ sèque avec le livre peut être opposée à la pratique
narrative traditionnelle en Afrique noire, qui s'adresse à toute la
population en ce qu'elle est l'expression des désirs et pulsions
subjectives refoulés par l'ordre culturel (la place des jeunes et
des femmes par exemple). La littérature orale est, selon la
définition de J. Derive [1975] : « Le secteur de la parole qui est
consigné dans un patrimoine sous forme de trames mnémoniques et de
modèles canoniques et qui se produit en énoncés institutionnels et
reconnus ». On distingue alors la « parole ancienne » - celle qui
est inscrite dans une tradition - de la « parole claire » ou
quotidienne. Cette opposition entre claire et ancienne montre que
le sens pro¬ fond des textes de littérature orale est accessible
uniquement aux personnes ini¬
tiées à un certain nombre de codes culturels. Les contes
instruisent sur ce qu'il ne faut pas faire dans un ordre culturel
avant tout rural dont la pérennité reste une valeur centrale. Les
enfants sont auditeurs de ces contes, qui ne leur sont pas
spécifiquement destinés, dans des veillées qui réunissent toutes
les généra¬ tions et ne sont pas censés accéder à leur symbolisme
profond, lequel ne peut être compréhensible que par les personnes
ayant le plus d'expérience et de connaissances, à savoir les plus
âgés. Le conte a toujours une double significa¬ tion apparente et
réelle, la signification réelle n'étant accessible qu'au cours de
l'existence. Le « vrai » sens ne se donne pas à voir d'emblée.
Néanmoins, les contes qui comportent des récits d'initiation font
plutôt partie du patrimoine enfantin. Le voyage symbolise
l'initiation en ce qu'il est passage d'un monde à
l'autre.
II va sans dire que, s'agissant de cultures de l'oralité, la forme
écrite est rarissime et fréquemment imprimée en France ou dans
d'autres métropoles européennes à destination d'un public très
minoritaire de lettrés ou d'Européens. La fixation devant se passer
à la fois d'image et d'écriture est assurée par une formalisation
particulière qui concerne à la fois l'organisation textuelle - par
des répétitions, parallélismes ou chiasmes divers - et sonore par
des assonances, marques rythmiques et prosodiques.
J'ai insisté sur la profonde altérité des fonctions sociales et
partant des cir¬ constances de renonciation des contes
traditionnels (ou non) dans chacune des cultures car la similarité
de leur structure ou la récurrence de certains person¬ nages du
nord au sud de la Méditerranée et du Sahara a été maintes fois
souli¬ gnée (D. Paulme 1976, N. Decourt et M. Raynaud 1999). Mais
un conte ne se limite pas à sa structure textuelle analysable par
des linguistes ou des sémioti- ciens : il reste vivant lorsqu'il
est raconté devant un public dans des circons¬ tances qui sont
toujours singulières. La similarité structurelle est fréquemment
utilisée dans des classes pluriculturelles en ZEP, que ce soit pour
mener un tra-
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Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
vail comparatif ou/et créer une culture commune en valorisant celle
de chacun. Dès lors, le conte africain utilisé dans une classe
française perd en même temps que son lien avec l'environnement
immédiat et la culture qui l'a fait naitre une partie de ses
fonctions et de sa signification pour en accueillir de nouvelles :
le lien avec les familles, la reconnaissance de l'Autre.
Cependant, les termes d'histoires, de récit ou de narration sont
fortement polysémiques en français. « Raconter une histoire » ce
peut être relater un évé¬ nement particulier qui s'est déroulé dans
la journée, un rêve, l'histoire de sa famille ou une histoire
inventée et créée par soi seul. Ce peut être aussi lire un conte -
ici la référence à la forme écrite est centrale - mais aussi dire
un conte ou conter. L'activité de narration est diverse et
polymorphe dans toutes les cul¬ tures et concerne aussi bien la «
parole claire » que la « parole ancienne ». Là encore, selon son
groupe social d'origine, selon la langue ou la variété utilisée, on
choisira ce qui mérite d'être relaté, quel aspect de l'événement
doit être mis en valeur, les circonstances dans lesquelles il
convient de le faire.
Une didactique soucieuse de la prise en compte de l'hétérogénéité
linguis¬ tique et culturelle des élèves a tout intérêt à connaître
les pratiques du récit dans les familles afin de pouvoir s'appuyer
sur les acquisitions langagières de la mai¬ son, y compris dans
d'autres langues que le français. Un enfant, même lorsqu'il est
scolarisé en France dès l'âge de deux ou trois ans, est déjà
enculturé dans une culture première qui peut être fort différente
de celle de l'école. Des recherches récentes (1) ont montré que
l'enfant est d'autant plus à même de bénéficier des avantages d'un
bilinguisme précoce que les différentes langues et cultures dans
lesquelles il est socialisé sont valorisées dans son entourage
immédiat, famille, école, réseaux sociaux. II peut aisément
réinvestir les acquisi¬ tions et apprentissages effectués dans «
l'autre » instance de socialisation lorsque la famille d'un côté,
l'école de l'autre, valorisent ce qui a été appris dans l'autre
univers.
Les réflexions qui suivent sont issues d'une recherche sur
l'activité narra¬ tive orale de l'enfant (2) menée par l'ESA CNRS
6065. Le cadre de ce travail est constitué par la notion de «
socialisation langagière » qui est opératoire pour expliquer
comment l'enfant s'approprie les modèles langagiers de son environ¬
nement immédiat et comment il les modifie. Pour mener à bien cette
recherche, notre équipe a recueilli des récits auprès d'une
population d'enfants diversifiée tant socialement que par le type
de récits recueillis et les circonstances du recueil. Pour ma part,
je me limiterai, dans le cadre de cet article, à la situation
particulière des enfants d'origine africaine ou maghrébine en
France et aux pra¬ tiques narratives dans les familles en
m'appuyant sur une enquête menée dans une école maternelle de la
région rouennaise comportant une majorité d'enfants d'origine
étrangère, sur des recherches antérieures menées auprès des
familles africaines en France et sur une expérience passée
d'enseignante de maternelle ayant travaillé une quinzaine d'années
en ZEP. Dans le cadre de notre étude, j'ai interrogé une trentaine
d'enfants sur les pratiques narratives dans leurs familles et leur
ai demandé de me raconter l'histoire de leur choix. En premier
lieu, je présenterai les pratiques narratives dans les familles
africaines, d'une part parce que ce sont celles que je connais le
mieux pour avoir étudié les pratiques et les
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Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
vail comparatif ou/et créer une culture commune en valorisant celle
de chacun. Dès lors, le conte africain utilisé dans une classe
française perd en même temps que son lien avec l'environnement
immédiat et la culture qui l'a fait naitre une partie de ses
fonctions et de sa signification pour en accueillir de nouvelles :
le lien avec les familles, la reconnaissance de l'Autre.
Cependant, les termes d'histoires, de récit ou de narration sont
fortement polysémiques en français. « Raconter une histoire » ce
peut être relater un évé¬ nement particulier qui s'est déroulé dans
la journée, un rêve, l'histoire de sa famille ou une histoire
inventée et créée par soi seul. Ce peut être aussi lire un conte -
ici la référence à la forme écrite est centrale - mais aussi dire
un conte ou conter. L'activité de narration est diverse et
polymorphe dans toutes les cul¬ tures et concerne aussi bien la «
parole claire » que la « parole ancienne ». Là encore, selon son
groupe social d'origine, selon la langue ou la variété utilisée, on
choisira ce qui mérite d'être relaté, quel aspect de l'événement
doit être mis en valeur, les circonstances dans lesquelles il
convient de le faire.
Une didactique soucieuse de la prise en compte de l'hétérogénéité
linguis¬ tique et culturelle des élèves a tout intérêt à connaître
les pratiques du récit dans les familles afin de pouvoir s'appuyer
sur les acquisitions langagières de la mai¬ son, y compris dans
d'autres langues que le français. Un enfant, même lorsqu'il est
scolarisé en France dès l'âge de deux ou trois ans, est déjà
enculturé dans une culture première qui peut être fort différente
de celle de l'école. Des recherches récentes (1) ont montré que
l'enfant est d'autant plus à même de bénéficier des avantages d'un
bilinguisme précoce que les différentes langues et cultures dans
lesquelles il est socialisé sont valorisées dans son entourage
immédiat, famille, école, réseaux sociaux. II peut aisément
réinvestir les acquisi¬ tions et apprentissages effectués dans «
l'autre » instance de socialisation lorsque la famille d'un côté,
l'école de l'autre, valorisent ce qui a été appris dans l'autre
univers.
Les réflexions qui suivent sont issues d'une recherche sur
l'activité narra¬ tive orale de l'enfant (2) menée par l'ESA CNRS
6065. Le cadre de ce travail est constitué par la notion de «
socialisation langagière » qui est opératoire pour expliquer
comment l'enfant s'approprie les modèles langagiers de son environ¬
nement immédiat et comment il les modifie. Pour mener à bien cette
recherche, notre équipe a recueilli des récits auprès d'une
population d'enfants diversifiée tant socialement que par le type
de récits recueillis et les circonstances du recueil. Pour ma part,
je me limiterai, dans le cadre de cet article, à la situation
particulière des enfants d'origine africaine ou maghrébine en
France et aux pra¬ tiques narratives dans les familles en
m'appuyant sur une enquête menée dans une école maternelle de la
région rouennaise comportant une majorité d'enfants d'origine
étrangère, sur des recherches antérieures menées auprès des
familles africaines en France et sur une expérience passée
d'enseignante de maternelle ayant travaillé une quinzaine d'années
en ZEP. Dans le cadre de notre étude, j'ai interrogé une trentaine
d'enfants sur les pratiques narratives dans leurs familles et leur
ai demandé de me raconter l'histoire de leur choix. En premier
lieu, je présenterai les pratiques narratives dans les familles
africaines, d'une part parce que ce sont celles que je connais le
mieux pour avoir étudié les pratiques et les
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REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
attitudes langagières de la deuxième génération originaire
d'Afrique noire (3) et, d'autre part, parce que l'opposition entre
cultures de l'oralité et de l'écriture y est particulièrement
exemplifiée. Dans un second temps, on s'arrêtera sur les contes
choisis par des enfants d'origine étrangère toutes nationalités
confon¬ dues. Enfin, les enfants d'origine africaine sont
scolarisés comme tous les petits Français dès l'âge de deux ou
trois ans. Leurs récits, dont nous analyserons un extrait ci-après,
rendent compte de cette rencontre entre deux univers linguis¬
tiques, culturels, énonciatifs...
1. LES PRATIQUES NARRATIVES DANS LES FAMILLES
1.1. Dans une situation inégalitaire de contact de langues
On ne peut aborder les pratiques narratives dans les familles
africaines en France sans savoir dans quelle(s) langue(s) elles
s'actualisent. C'est pourquoi je m'arrêterai brièvement sur la
transmission des langues africaines aux enfants dans un contexte où
elles sont particulièrement minorées. C'est que ces langues sont
parlées par des populations socialement défavorisées et politique¬
ment marginalisées qui ne peuvent s'appuyer sur le statut de langue
officielle dans les pays d'origine pour les promouvoir. Le point
commun à l'ensemble des pays d'origine des migrants africains en
France est d'avoir promu, après les indépendances, la langue de
l'ancien colonisateur au rang de langue officielle unique. Les
langues locales ont au mieux le statut de langue nationale, ce
statut pouvant regrouper des situations fort diverses selon les
pays. Le français, dans les pays où il est langue officielle, jouit
d'un statut sans commune mesure avec le nombre réel de ses
locuteurs (4) puisqu'il est à la fois la langue du pouvoir et des
médias, de la scolarisation et de l'accès au travail salarié. II
bénéficie d'un prestige d'autant plus important qu'il est la langue
de l'élite et de l'accès à la modernité. Cette situation résulte,
entre autres, de la politique linguistique de l'état français qui a
lutté pendant plusieurs siècles pour asseoir la domination d'une
seule langue sur le territoire français, l'unité linguistique ayant
été confon¬ due avec l'unité nationale. La politique prônant un
monolinguisme idéel s'est prolongée dans les colonies. Comme en
métropole, les langues locales furent qualifiées de dialectes et de
patois, le port du « symbole » (5) généralisé dans les
écoles.
La situation de dévalorisation, redoublée en France, est perçue par
les parents qui vont mettre en place de véritables politiques
linguistiques familiales, choisissant de transmettre leurs langues
premières à leurs enfants ou au contraire de privilégier le
français. Ces politiques linguistiques familiales dépen¬ dent de
critères sociaux référant autant à ce qui se passe en France qu'en
Afrique, comme l'importance de la communauté linguistique et
culturelle en France, son degré de structuration, son origine
rurale ou urbaine et ses liens entretenus avec le pays d'origine,
le degré de francophonie avant la migra¬ tion (6)... En outre, les
Africains noirs ne sont pas les seuls à mettre en place des
stratégies destinées à maintenir leurs langues et cultures en
situation de migration ; les mêmes phénomènes sont observés chez
d'autres catégories de migrants (Deprez 1 994).
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attitudes langagières de la deuxième génération originaire
d'Afrique noire (3) et, d'autre part, parce que l'opposition entre
cultures de l'oralité et de l'écriture y est particulièrement
exemplifiée. Dans un second temps, on s'arrêtera sur les contes
choisis par des enfants d'origine étrangère toutes nationalités
confon¬ dues. Enfin, les enfants d'origine africaine sont
scolarisés comme tous les petits Français dès l'âge de deux ou
trois ans. Leurs récits, dont nous analyserons un extrait ci-après,
rendent compte de cette rencontre entre deux univers linguis¬
tiques, culturels, énonciatifs...
1. LES PRATIQUES NARRATIVES DANS LES FAMILLES
1.1. Dans une situation inégalitaire de contact de langues
On ne peut aborder les pratiques narratives dans les familles
africaines en France sans savoir dans quelle(s) langue(s) elles
s'actualisent. C'est pourquoi je m'arrêterai brièvement sur la
transmission des langues africaines aux enfants dans un contexte où
elles sont particulièrement minorées. C'est que ces langues sont
parlées par des populations socialement défavorisées et politique¬
ment marginalisées qui ne peuvent s'appuyer sur le statut de langue
officielle dans les pays d'origine pour les promouvoir. Le point
commun à l'ensemble des pays d'origine des migrants africains en
France est d'avoir promu, après les indépendances, la langue de
l'ancien colonisateur au rang de langue officielle unique. Les
langues locales ont au mieux le statut de langue nationale, ce
statut pouvant regrouper des situations fort diverses selon les
pays. Le français, dans les pays où il est langue officielle, jouit
d'un statut sans commune mesure avec le nombre réel de ses
locuteurs (4) puisqu'il est à la fois la langue du pouvoir et des
médias, de la scolarisation et de l'accès au travail salarié. II
bénéficie d'un prestige d'autant plus important qu'il est la langue
de l'élite et de l'accès à la modernité. Cette situation résulte,
entre autres, de la politique linguistique de l'état français qui a
lutté pendant plusieurs siècles pour asseoir la domination d'une
seule langue sur le territoire français, l'unité linguistique ayant
été confon¬ due avec l'unité nationale. La politique prônant un
monolinguisme idéel s'est prolongée dans les colonies. Comme en
métropole, les langues locales furent qualifiées de dialectes et de
patois, le port du « symbole » (5) généralisé dans les
écoles.
La situation de dévalorisation, redoublée en France, est perçue par
les parents qui vont mettre en place de véritables politiques
linguistiques familiales, choisissant de transmettre leurs langues
premières à leurs enfants ou au contraire de privilégier le
français. Ces politiques linguistiques familiales dépen¬ dent de
critères sociaux référant autant à ce qui se passe en France qu'en
Afrique, comme l'importance de la communauté linguistique et
culturelle en France, son degré de structuration, son origine
rurale ou urbaine et ses liens entretenus avec le pays d'origine,
le degré de francophonie avant la migra¬ tion (6)... En outre, les
Africains noirs ne sont pas les seuls à mettre en place des
stratégies destinées à maintenir leurs langues et cultures en
situation de migration ; les mêmes phénomènes sont observés chez
d'autres catégories de migrants (Deprez 1 994).
82
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
Malgré la pression francophone très forte, les stratégies de
résistance lin¬ guistique et culturelle peuvent aller jusqu'à
l'interdiction du français à la maison devant les adultes. Elles
concernent surtout les personnes originaires du Sahel (Guinée
Bissau, Mali, Mauritanie, Sénégal), majoritaires dans l'immigration
afri¬ caine en France. A l'inverse, une minorité de familles
originaires d'Afrique cen¬ trale et du golfe de Guinée privilégient
le français qui apparait comme une langue de promotion sociale pour
leurs enfants. La majorité des familles se situent entre ces deux
pôles et mettent en place des glottopolitiques destinées à
transmettre leurs langues premières à leurs enfants sans que
celles-ci ne soient très strictes.
Toutefois, si stratégie de résistance il y a, il faut aussi
composer avec le présent et l'avenir ici, alors que la réussite
scolaire et, partant, l'espoir d'un ave¬ nir meilleur pour les
enfants passe avant tout par la maitrise du français écrit. C'est
dans cette tension entre l'attachement au pays d'origine médiatisé
par la transmission de la langue et de la culture et l'inscription
dans la société fran¬ çaise que se situent les pratiques narratives
dans les familles. Tension dans laquelle il faut inscrire la
confrontation entre cultures de l'oralité (dévalorisées) et culture
écrite (valorisée). Rappelons que l'écrit en français est
particulièrement prestigieux chez des personnes qui n'ont pas eu la
chance d'être scolarisées étant enfant alors qu'y compris dans le
pays d'origine, la scolarisation s'effectue en français. De plus,
sa non maitrise représente, dans la société française actuelle, un
handicap tant au quotidien que pour les possibilités de promotion
professionnelle.
1.2. Des pratiques narratives bouleversées par la migration
Dans une situation de minoration linguistique importante, le récit
en langue première, en tant que pratique langagière majeure dans
les cultures de l'oralité, peut prendre toute sa place dans la
transmission des valeurs de la commu¬ nauté, des informations
jugées essentielles dans l'histoire familiale et sociale. On ne
saurait cependant calquer les pratiques familiales en France sur
celles en vigueur dans les régions d'origine. Nous avons vu plus
haut que la pratique tra¬ ditionnelle du conte ne prenait tout son
sens qu'en référence avec l'environne¬ ment immédiat et l'ordre
culturel traditionnel. Celle-ci se trouve en quelque sorte
déracinée lors de la transplantation en France. II est peu probable
que le coq puisse continuer à symboliser la case et le chat être
doté des fétiches les plus puissants au milieu des barres et des
tours. Si les personnages des récits tradi¬ tionnels peuvent encore
faire rêver et distiller leur part de merveilleux, les refe¬ rents
deviennent complètement étrangers au quotidien. Et que dire de la
généalogie prestigieuse de la famille si ce n'est qu'elle ne peut
être transmise de la même façon dans une société qui prétend
ignorer l'appartenance à une lignée pour se focaliser sur la
réussite individuelle.
Au delà des bouleversements causés par la transplantation, le
patrimoine culturel de la famille ne se limite plus à la culture
traditionnelle du pays d'origine. Toute migration implique une
rupture, les raisons pouvant en être plus ou moins douloureuses,
que l'on songe aux réfugiés politiques ou, plus fréquemment, à la
dégradation de la situation économique sur place qui ne laissent
que l'exil
83
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
Malgré la pression francophone très forte, les stratégies de
résistance lin¬ guistique et culturelle peuvent aller jusqu'à
l'interdiction du français à la maison devant les adultes. Elles
concernent surtout les personnes originaires du Sahel (Guinée
Bissau, Mali, Mauritanie, Sénégal), majoritaires dans l'immigration
afri¬ caine en France. A l'inverse, une minorité de familles
originaires d'Afrique cen¬ trale et du golfe de Guinée privilégient
le français qui apparait comme une langue de promotion sociale pour
leurs enfants. La majorité des familles se situent entre ces deux
pôles et mettent en place des glottopolitiques destinées à
transmettre leurs langues premières à leurs enfants sans que
celles-ci ne soient très strictes.
Toutefois, si stratégie de résistance il y a, il faut aussi
composer avec le présent et l'avenir ici, alors que la réussite
scolaire et, partant, l'espoir d'un ave¬ nir meilleur pour les
enfants passe avant tout par la maitrise du français écrit. C'est
dans cette tension entre l'attachement au pays d'origine médiatisé
par la transmission de la langue et de la culture et l'inscription
dans la société fran¬ çaise que se situent les pratiques narratives
dans les familles. Tension dans laquelle il faut inscrire la
confrontation entre cultures de l'oralité (dévalorisées) et culture
écrite (valorisée). Rappelons que l'écrit en français est
particulièrement prestigieux chez des personnes qui n'ont pas eu la
chance d'être scolarisées étant enfant alors qu'y compris dans le
pays d'origine, la scolarisation s'effectue en français. De plus,
sa non maitrise représente, dans la société française actuelle, un
handicap tant au quotidien que pour les possibilités de promotion
professionnelle.
1.2. Des pratiques narratives bouleversées par la migration
Dans une situation de minoration linguistique importante, le récit
en langue première, en tant que pratique langagière majeure dans
les cultures de l'oralité, peut prendre toute sa place dans la
transmission des valeurs de la commu¬ nauté, des informations
jugées essentielles dans l'histoire familiale et sociale. On ne
saurait cependant calquer les pratiques familiales en France sur
celles en vigueur dans les régions d'origine. Nous avons vu plus
haut que la pratique tra¬ ditionnelle du conte ne prenait tout son
sens qu'en référence avec l'environne¬ ment immédiat et l'ordre
culturel traditionnel. Celle-ci se trouve en quelque sorte
déracinée lors de la transplantation en France. II est peu probable
que le coq puisse continuer à symboliser la case et le chat être
doté des fétiches les plus puissants au milieu des barres et des
tours. Si les personnages des récits tradi¬ tionnels peuvent encore
faire rêver et distiller leur part de merveilleux, les refe¬ rents
deviennent complètement étrangers au quotidien. Et que dire de la
généalogie prestigieuse de la famille si ce n'est qu'elle ne peut
être transmise de la même façon dans une société qui prétend
ignorer l'appartenance à une lignée pour se focaliser sur la
réussite individuelle.
Au delà des bouleversements causés par la transplantation, le
patrimoine culturel de la famille ne se limite plus à la culture
traditionnelle du pays d'origine. Toute migration implique une
rupture, les raisons pouvant en être plus ou moins douloureuses,
que l'on songe aux réfugiés politiques ou, plus fréquemment, à la
dégradation de la situation économique sur place qui ne laissent
que l'exil
83
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
comme seule issue à la survie. Dans cette situation, la nécessaire
transmission aux enfants peut être beaucoup plus marquée par
l'histoire récente de la famille que par le patrimoine
traditionnel. Certains parents vont préférer raconter aux enfants
la vie de la famille dans le pays d'origine pour maintenir le lien.
II en est ainsi pour nombre de familles d'ethnie poular, manjak ou
soninké qui, apparte¬ nant à des communautés structurées,
choisissent de transmettre leur langue à leurs enfants afin que
ceux-ci continuent d'appartenir au groupe ethnique et cul¬ turel
ici et là-bas.
Le choix de transmission linguistique et culturelle ne concerne pas
la seule famille au sens européen du terme mais l'ensemble du
groupe en France ou dans le pays d'origine pour qui la pratique de
la langue ancestrale signe l'appar¬ tenance au groupe ethnique. Les
raisons données par les parents pour justifier les choix de
transmission réfèrent fréquemment à la nécessité de ne pas couper
l'enfant de son groupe ethnique d'origine et de lui transmettre les
valeurs cultu¬ relles véhiculées par la langue. Les enfants doivent
pouvoir communiquer avec la famille restée au pays, respecter les
règles d'interaction qui commandent de ne pas s'adresser à une
personne plus âgée (donc que l'on respecte) en fran¬ çais. Dans ce
contexte, les parents privilégient d'expliquer à leurs enfants la
vie quotidienne en Afrique, y compris sous forme de narration
d'événements passés ou présents. Par exemple, un enfant soninké de
dix ans m'a relaté que son père ne lui racontait pas « d'histoires
» mais lui parlait des vaches qu'il avait en Afrique. Un père de
famille manjak m'a dit préférer raconter et expliquer à ses enfants
ce qui se passait réellement dans sa région d'origine plutôt que de
leur transmettre des contes traditionnels alors qu'il était un
conteur particulièrement habile et reconnu dans son village. Cette
position s'explique aisément pour des familles nombreuses ayant des
revenus très modestes car les possibilités d'em¬ mener les enfants
au pays sont faibles. II s'agit alors de donner aux enfants une
image de l'Afrique plus proche de la réalité que celle véhiculée
par les médias français qui en présentent les aspects négatifs :
sida, guerre, pauvreté, etc.
En revanche, les parents qui privilégient la transmission du
patrimoine tra¬ ditionnel sous forme de contes, comptines,
devinettes entretiennent générale¬ ment des relations plus
distantes avec la communauté ethnique en France et en Afrique et
sont moins exigeants sur les compétences en langue d'origine de
leurs enfants. II s'agit souvent de personnes ayant fréquenté
l'école au delà de la scolarité primaire et plus sensibles de ce
fait à la culture littéraire qu'elle soit écrite ou orale. Le
patrimoine littéraire vient dans ce cas suppléer les liens dis¬
tendus avec le groupe d'origine. II s'agit là de tendances
générales observés lors d'une série d'enquêtes (7) menées auprès de
migrants africains et de leurs enfants depuis 1993 qu'il ne faut en
aucun cas considérer comme règle absolue.
Enfin, la famille connait une profonde restructuration lors de la
migration. En Afrique de l'ouest, les parents sont avant tout
investis d'un rôle d'autorité alors que les oncles et tantes ont un
rôle affectif important auprès de l'enfant. A la campagne, les
familles ne vivent pas sur le modèle nucléaire européen mais dans
des concessions (8) regroupant une vingtaine de personnes. Dans ce
cadre, ce sont rarement le père ou la mère qui racontent des
histoires aux enfants mais les grands-parents, à moins qu'un membre
de la famille ou du
84
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
comme seule issue à la survie. Dans cette situation, la nécessaire
transmission aux enfants peut être beaucoup plus marquée par
l'histoire récente de la famille que par le patrimoine
traditionnel. Certains parents vont préférer raconter aux enfants
la vie de la famille dans le pays d'origine pour maintenir le lien.
II en est ainsi pour nombre de familles d'ethnie poular, manjak ou
soninké qui, apparte¬ nant à des communautés structurées,
choisissent de transmettre leur langue à leurs enfants afin que
ceux-ci continuent d'appartenir au groupe ethnique et cul¬ turel
ici et là-bas.
Le choix de transmission linguistique et culturelle ne concerne pas
la seule famille au sens européen du terme mais l'ensemble du
groupe en France ou dans le pays d'origine pour qui la pratique de
la langue ancestrale signe l'appar¬ tenance au groupe ethnique. Les
raisons données par les parents pour justifier les choix de
transmission réfèrent fréquemment à la nécessité de ne pas couper
l'enfant de son groupe ethnique d'origine et de lui transmettre les
valeurs cultu¬ relles véhiculées par la langue. Les enfants doivent
pouvoir communiquer avec la famille restée au pays, respecter les
règles d'interaction qui commandent de ne pas s'adresser à une
personne plus âgée (donc que l'on respecte) en fran¬ çais. Dans ce
contexte, les parents privilégient d'expliquer à leurs enfants la
vie quotidienne en Afrique, y compris sous forme de narration
d'événements passés ou présents. Par exemple, un enfant soninké de
dix ans m'a relaté que son père ne lui racontait pas « d'histoires
» mais lui parlait des vaches qu'il avait en Afrique. Un père de
famille manjak m'a dit préférer raconter et expliquer à ses enfants
ce qui se passait réellement dans sa région d'origine plutôt que de
leur transmettre des contes traditionnels alors qu'il était un
conteur particulièrement habile et reconnu dans son village. Cette
position s'explique aisément pour des familles nombreuses ayant des
revenus très modestes car les possibilités d'em¬ mener les enfants
au pays sont faibles. II s'agit alors de donner aux enfants une
image de l'Afrique plus proche de la réalité que celle véhiculée
par les médias français qui en présentent les aspects négatifs :
sida, guerre, pauvreté, etc.
En revanche, les parents qui privilégient la transmission du
patrimoine tra¬ ditionnel sous forme de contes, comptines,
devinettes entretiennent générale¬ ment des relations plus
distantes avec la communauté ethnique en France et en Afrique et
sont moins exigeants sur les compétences en langue d'origine de
leurs enfants. II s'agit souvent de personnes ayant fréquenté
l'école au delà de la scolarité primaire et plus sensibles de ce
fait à la culture littéraire qu'elle soit écrite ou orale. Le
patrimoine littéraire vient dans ce cas suppléer les liens dis¬
tendus avec le groupe d'origine. II s'agit là de tendances
générales observés lors d'une série d'enquêtes (7) menées auprès de
migrants africains et de leurs enfants depuis 1993 qu'il ne faut en
aucun cas considérer comme règle absolue.
Enfin, la famille connait une profonde restructuration lors de la
migration. En Afrique de l'ouest, les parents sont avant tout
investis d'un rôle d'autorité alors que les oncles et tantes ont un
rôle affectif important auprès de l'enfant. A la campagne, les
familles ne vivent pas sur le modèle nucléaire européen mais dans
des concessions (8) regroupant une vingtaine de personnes. Dans ce
cadre, ce sont rarement le père ou la mère qui racontent des
histoires aux enfants mais les grands-parents, à moins qu'un membre
de la famille ou du
84
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
groupe ne soit spécialisé dans cette tâche vu ses compétences. Or,
en France, la famille se rapproche du modèle nucléaire européen et
perd ainsi la référence à la mémoire que transmettent les personnes
plus âgées et les membres de la famille élargie.
1.3. La répartition des rôles au sein de la famille
Les recherches sur les pratiques langagières dans les familles
migrantes (africaines ou autres) ont montré l'existence d'une
répartition des rôles au sein de la famille dans les apprentissages
langagiers. Les parents transmettent la langue première alors que
les aines servent de médiateurs linguistiques et cultu¬ rels entre
la famille et les institutions françaises et se chargent
d'apprendre le français à leurs frères et sAurs plus jeunes et
quelquefois à leurs parents. Le rôle des aines dans l'acquisition
langagière des cadets ne se limite pas à l'ap¬ prentissage de la
langue stricto sensu car ils racontent volontiers des histoires aux
cadets, cette activité étant surtout assumée par les filles. En
revanche, lorsque les parents racontent, c'est la langue première
qui est employée et ce, que le récit appartienne au patrimoine
traditionnel ou concerne l'histoire de la famille. Les histoires
choisies par les aines, selon les témoignages recueillis auprès de
jeunes enfants, sont surtout des contes traditionnels appartenant
au patrimoine français, la pratique du conte africain en langue
africaine par des aines étant beaucoup plus rare. On peut supposer
que la pratique du conte en français est considérée par les aines
comme une part importante de la compé¬ tence dans cette langue pour
qu'ils s'y adonnent si volontiers. Ils reproduisent une pratique
qu'ils ont aimée quand ils étaient plus jeunes et qu'ils
considèrent comme un bon moyen d'apprendre le français ou de
s'initier à la lecture. Leur vécu scolaire n'y est certainement pas
étranger.
La pratique narrative auprès des enfants, assumée en Afrique (ou au
Maghreb) par la famille élargie, ne disparait pas en France ; elle
est désormais assurée par les aines qui racontent, le plus souvent
en français, des contes du patrimoine traditionnel européen. On
peut aussi y voir une volonté peut être inconsciente
d'acculturation. Ceci montre l'importance que les enfants accor¬
dent au récit d'histoire et le plaisir qu'ils y trouvent. Raconter
aux petits est perçu comme une activité emblématique de l'école
maternelle.
2. LES RAPPELS PAR LES ENFANTS
J'ai demandé à une trentaine d'enfants de grande section de
maternelle de me raconter l'histoire de leur choix. L'enquête a été
effectuée dans une école de la banlieue rouennaise comportant 90 %
d'enfants d'origine étrangère (9), origi¬ naires surtout du Maghreb
et d'Afrique noire souvent non francophones avant leur
scolarisation. Certains enfants ont choisi de me relater un
événement heu¬ reux ou angoissant qui les avait marqué, d'autres de
me traduire une histoire racontée en langue première dans la
famille ou de me rappeler un conte entendu et travaillé en classe.
Notons que les enseignantes de cette école avaient entre¬ pris
l'année de l'enquête une action spécifique sur le récit. Les
élèves, dont la majorité étaient non francophones avant leur
scolarisation, éprouvaient de
85
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
groupe ne soit spécialisé dans cette tâche vu ses compétences. Or,
en France, la famille se rapproche du modèle nucléaire européen et
perd ainsi la référence à la mémoire que transmettent les personnes
plus âgées et les membres de la famille élargie.
1.3. La répartition des rôles au sein de la famille
Les recherches sur les pratiques langagières dans les familles
migrantes (africaines ou autres) ont montré l'existence d'une
répartition des rôles au sein de la famille dans les apprentissages
langagiers. Les parents transmettent la langue première alors que
les aines servent de médiateurs linguistiques et cultu¬ rels entre
la famille et les institutions françaises et se chargent
d'apprendre le français à leurs frères et sAurs plus jeunes et
quelquefois à leurs parents. Le rôle des aines dans l'acquisition
langagière des cadets ne se limite pas à l'ap¬ prentissage de la
langue stricto sensu car ils racontent volontiers des histoires aux
cadets, cette activité étant surtout assumée par les filles. En
revanche, lorsque les parents racontent, c'est la langue première
qui est employée et ce, que le récit appartienne au patrimoine
traditionnel ou concerne l'histoire de la famille. Les histoires
choisies par les aines, selon les témoignages recueillis auprès de
jeunes enfants, sont surtout des contes traditionnels appartenant
au patrimoine français, la pratique du conte africain en langue
africaine par des aines étant beaucoup plus rare. On peut supposer
que la pratique du conte en français est considérée par les aines
comme une part importante de la compé¬ tence dans cette langue pour
qu'ils s'y adonnent si volontiers. Ils reproduisent une pratique
qu'ils ont aimée quand ils étaient plus jeunes et qu'ils
considèrent comme un bon moyen d'apprendre le français ou de
s'initier à la lecture. Leur vécu scolaire n'y est certainement pas
étranger.
La pratique narrative auprès des enfants, assumée en Afrique (ou au
Maghreb) par la famille élargie, ne disparait pas en France ; elle
est désormais assurée par les aines qui racontent, le plus souvent
en français, des contes du patrimoine traditionnel européen. On
peut aussi y voir une volonté peut être inconsciente
d'acculturation. Ceci montre l'importance que les enfants accor¬
dent au récit d'histoire et le plaisir qu'ils y trouvent. Raconter
aux petits est perçu comme une activité emblématique de l'école
maternelle.
2. LES RAPPELS PAR LES ENFANTS
J'ai demandé à une trentaine d'enfants de grande section de
maternelle de me raconter l'histoire de leur choix. L'enquête a été
effectuée dans une école de la banlieue rouennaise comportant 90 %
d'enfants d'origine étrangère (9), origi¬ naires surtout du Maghreb
et d'Afrique noire souvent non francophones avant leur
scolarisation. Certains enfants ont choisi de me relater un
événement heu¬ reux ou angoissant qui les avait marqué, d'autres de
me traduire une histoire racontée en langue première dans la
famille ou de me rappeler un conte entendu et travaillé en classe.
Notons que les enseignantes de cette école avaient entre¬ pris
l'année de l'enquête une action spécifique sur le récit. Les
élèves, dont la majorité étaient non francophones avant leur
scolarisation, éprouvaient de
85
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
grandes difficultés à relater un événement, qu'il se soit déroulé à
la maison, dans le quartier ou dans l'école, de manière
compréhensible par l'interlocuteur. Le travail effectué en classe a
porté surtout sur l'organisation des récits et leur
cohérence.
2.1. Le choix des contes
Le choix des contes que les enfants ont souhaité raconter est
intéressant à considérer parce qu'il nous éclaire sur le goût des
enfants. Le « Petit Chaperon Rouge » arrive en tête du palmarès,
talonné de près par « Les Trois petits cochons » et « La Chèvre de
Monsieur Seguin » pour ce qui concerne les his¬
toires non traduites de la langue première. Ces trois récits,
présents dans les classes parmi beaucoup d'autres, sont en outre
fréquemment cités comme his¬
toires racontées par les aines à la maison.
On peut proposer plusieurs explications à ces choix. La première
est d'ordre banalement économique et social. Les albums sont
disponibles au supermarché du quartier à un prix modique alors que
les familles ne fréquentent jamais les librairies du centre ville
où le choix est beaucoup plus vaste... et les prix plus élevés. II
serait alors logique que les enfants préfèrent raconter le seul
album disponible à la maison. Cependant, d'autres albums sont
accessibles dans les mêmes conditions. Blanche Neige est
curieusement absente du palma¬ rès, y compris pour les filles, de
même que Cendrillon. Pourtant, les histoires de sorcières sont
présentes dans les différentes cultures quand bien même au sud du
Sahara les sorcières préfèrent sucer le sang de leur victime plutôt
que les empoisonner. Si ces contes ne font pas recette, c'est peut
être que ces histoires sont trop éloignées du vécu des enfants qui
sont loin de vivre dans un univers surprotégé où la préoccupation
essentielle serait la rivalité de la fille unique avec la
mère.
Les trois contes préférés ont en commun de confronter des
personnages anthropomorphes avec un loup qui représente le danger
suprême, celui de la mort. Ce sentiment de vivre dans un univers
potentiellement dangereux permet d'expliquer le succès des Trois
Petits Cochons qui apparait à première vue inso¬ lite chez les
enfants de culture musulmane. Mais, dans ce conte, les cochons,
représentant les enfants, doivent se débrouiller seuls, sans aucune
aide, pour parer le danger et assurer leur survie. Ici, on ne peut
compter sur une bonne fée, des nains, ou quelque chasseur pour se
sortir d'un mauvais pas ou réparer une erreur ; seule la solidarité
entre pairs peut protéger. II est d'ailleurs remarquable que ce
conte arrive en tête des histoires racontées par les aines quelle
que soit l'origine ethnique ou culturelle. Au-delà du vécu
quotidien, on peut avancer des explications se référant aux
cultures d'origine des enfants. La Chèvre de mon¬ sieur Seguin
ayant pour thème la désobéissance, son contenu thématique est à
rapprocher des contes traditionnels africains qui alertent leurs
auditeurs sur ce qu'il ne faut pas faire. Quant au Petit Chaperon
rouge, il peut être comparé aux récits initiatiques avant tout
destinés aux enfants. Dans ceux-ci, le héros doit entreprendre un
voyage jalonné d'épreuves au cours duquel il rencontrera adju¬
vants et opposants se présentant souvent sous forme d'animaux. En
outre, un
86
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
grandes difficultés à relater un événement, qu'il se soit déroulé à
la maison, dans le quartier ou dans l'école, de manière
compréhensible par l'interlocuteur. Le travail effectué en classe a
porté surtout sur l'organisation des récits et leur
cohérence.
2.1. Le choix des contes
Le choix des contes que les enfants ont souhaité raconter est
intéressant à considérer parce qu'il nous éclaire sur le goût des
enfants. Le « Petit Chaperon Rouge » arrive en tête du palmarès,
talonné de près par « Les Trois petits cochons » et « La Chèvre de
Monsieur Seguin » pour ce qui concerne les his¬
toires non traduites de la langue première. Ces trois récits,
présents dans les classes parmi beaucoup d'autres, sont en outre
fréquemment cités comme his¬
toires racontées par les aines à la maison.
On peut proposer plusieurs explications à ces choix. La première
est d'ordre banalement économique et social. Les albums sont
disponibles au supermarché du quartier à un prix modique alors que
les familles ne fréquentent jamais les librairies du centre ville
où le choix est beaucoup plus vaste... et les prix plus élevés. II
serait alors logique que les enfants préfèrent raconter le seul
album disponible à la maison. Cependant, d'autres albums sont
accessibles dans les mêmes conditions. Blanche Neige est
curieusement absente du palma¬ rès, y compris pour les filles, de
même que Cendrillon. Pourtant, les histoires de sorcières sont
présentes dans les différentes cultures quand bien même au sud du
Sahara les sorcières préfèrent sucer le sang de leur victime plutôt
que les empoisonner. Si ces contes ne font pas recette, c'est peut
être que ces histoires sont trop éloignées du vécu des enfants qui
sont loin de vivre dans un univers surprotégé où la préoccupation
essentielle serait la rivalité de la fille unique avec la
mère.
Les trois contes préférés ont en commun de confronter des
personnages anthropomorphes avec un loup qui représente le danger
suprême, celui de la mort. Ce sentiment de vivre dans un univers
potentiellement dangereux permet d'expliquer le succès des Trois
Petits Cochons qui apparait à première vue inso¬ lite chez les
enfants de culture musulmane. Mais, dans ce conte, les cochons,
représentant les enfants, doivent se débrouiller seuls, sans aucune
aide, pour parer le danger et assurer leur survie. Ici, on ne peut
compter sur une bonne fée, des nains, ou quelque chasseur pour se
sortir d'un mauvais pas ou réparer une erreur ; seule la solidarité
entre pairs peut protéger. II est d'ailleurs remarquable que ce
conte arrive en tête des histoires racontées par les aines quelle
que soit l'origine ethnique ou culturelle. Au-delà du vécu
quotidien, on peut avancer des explications se référant aux
cultures d'origine des enfants. La Chèvre de mon¬ sieur Seguin
ayant pour thème la désobéissance, son contenu thématique est à
rapprocher des contes traditionnels africains qui alertent leurs
auditeurs sur ce qu'il ne faut pas faire. Quant au Petit Chaperon
rouge, il peut être comparé aux récits initiatiques avant tout
destinés aux enfants. Dans ceux-ci, le héros doit entreprendre un
voyage jalonné d'épreuves au cours duquel il rencontrera adju¬
vants et opposants se présentant souvent sous forme d'animaux. En
outre, un
86
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
des contes récents souvent choisi par les enfants de cette école
est « Chien Bleu » qui peut être assimilé à un récit initiatique
par son contenu thématique.
Surtout, qu'ils aient été élaborés directement à l'oral ou à
l'écrit, les trois contes préférés comportent une organisation
formelle caractéristique des textes oraux, telle qu'on l'a définie
ci-dessus : répétitions, parallélismes, formules rituelles, etc.
Les enfants dont le français n'est pas la langue première
retiennent plus facilement des récits qui ont conservé leur
organisation formelle de texte oral ou qui s'en rapprochent par
leur structure car ils peuvent s'appuyer sur ces marques pour les
rappeler. La scène du loup soufflant et tapant sur la maison des
cochons se répète trois fois, par exemple. II est d'ailleurs
remarquable que lors d'étayages entre enfants, l'intervention
aidante ou réfutante du camarade se focalise sur la structure du
récit : non d'abord la maison en paille alors que le contenu d'une
réplique est rarement contesté. Pour les enfants, l'ordre des
séquences doit être respecté, ce qui maintient la cohérence du
récit, la variation individuelle étant permise à l'intérieur de ce
cadre. De même, les formules rituelles émaillant le récit du Petit
Chaperon rouge sont vite retenues et resti¬ tuées à leur place
exacte quand bien même les enfants n'ont pas accès au sens, comme
pour la célèbre chevillette qui fait choir la bobinette. Or, les
procé¬ dés rhétoriques caractéristiques de l'oralité sont atténués
voire disparaissent dans la plupart des albums pour enfants de
confection plus récente qui ont été directement élaborés à l'écrit.
II ne faut plus dès lors s'étonner de voir préférer dans certaines
écoles de banlieue des livres au graphisme désuet, en mauvais état
à force d'être manipulés, à des albums flambant neuf aux
illustrations attrayantes... mais si difficiles quand on veut les
raconter tout seul.
La narration de Bodri, que nous allons analyser ci-après, est un
bon exemple de l'effet facilitant des caractéristiques formelles
des textes oraux.
2.2. Bodri : Et puis le loup a disa : « Comment ça va ? »
Bodri a six ans, est originaire du Congo-Kinshasa et parle lingala
et français chez lui. II éprouve visiblement un grand plaisir à
raconter des histoires bien qu'il affirme que personne à la maison
ne lui en raconte. C'est donc un conte entendu en classe : le Petit
Chaperon rouge, qu'il choisira de rappeler d'abord. Le rappel de
Bodri n'omet aucune séquence importante de l'histoire alors qu'il
apparait comme un conteur habile dont la performance n'a rien à
envier à celle d'enfants de même âge monolingues en français. Bodri
s'est manifestement approprié l'histoire sans que sa spécificité
d'enfant bilingue et biculturel ne dis¬ paraisse derrière un
modèle. On analysera ci-après les marques d'interlangue et
d'interculture présentes dans son récit.
L'interiangue est un système intermédiaire créé par les apprenants
d'une langue seconde au cours de leur apprentissage en s'appuyant
sur leur connais¬ sance de leur(s) langue(s) première(s) et sur les
hypothèses qu'ils font sur le fonctionnement de la langue cible. Ce
système instable, en évolution constante au cours de l'acquisition,
tend à se rapprocher de la langue à acquérir. Les caractéristiques
principales en sont les interférences avec les langues acquises
antérieurement et les simplifications, qui concernent
essentiellement les zones
87
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
des contes récents souvent choisi par les enfants de cette école
est « Chien Bleu » qui peut être assimilé à un récit initiatique
par son contenu thématique.
Surtout, qu'ils aient été élaborés directement à l'oral ou à
l'écrit, les trois contes préférés comportent une organisation
formelle caractéristique des textes oraux, telle qu'on l'a définie
ci-dessus : répétitions, parallélismes, formules rituelles, etc.
Les enfants dont le français n'est pas la langue première
retiennent plus facilement des récits qui ont conservé leur
organisation formelle de texte oral ou qui s'en rapprochent par
leur structure car ils peuvent s'appuyer sur ces marques pour les
rappeler. La scène du loup soufflant et tapant sur la maison des
cochons se répète trois fois, par exemple. II est d'ailleurs
remarquable que lors d'étayages entre enfants, l'intervention
aidante ou réfutante du camarade se focalise sur la structure du
récit : non d'abord la maison en paille alors que le contenu d'une
réplique est rarement contesté. Pour les enfants, l'ordre des
séquences doit être respecté, ce qui maintient la cohérence du
récit, la variation individuelle étant permise à l'intérieur de ce
cadre. De même, les formules rituelles émaillant le récit du Petit
Chaperon rouge sont vite retenues et resti¬ tuées à leur place
exacte quand bien même les enfants n'ont pas accès au sens, comme
pour la célèbre chevillette qui fait choir la bobinette. Or, les
procé¬ dés rhétoriques caractéristiques de l'oralité sont atténués
voire disparaissent dans la plupart des albums pour enfants de
confection plus récente qui ont été directement élaborés à l'écrit.
II ne faut plus dès lors s'étonner de voir préférer dans certaines
écoles de banlieue des livres au graphisme désuet, en mauvais état
à force d'être manipulés, à des albums flambant neuf aux
illustrations attrayantes... mais si difficiles quand on veut les
raconter tout seul.
La narration de Bodri, que nous allons analyser ci-après, est un
bon exemple de l'effet facilitant des caractéristiques formelles
des textes oraux.
2.2. Bodri : Et puis le loup a disa : « Comment ça va ? »
Bodri a six ans, est originaire du Congo-Kinshasa et parle lingala
et français chez lui. II éprouve visiblement un grand plaisir à
raconter des histoires bien qu'il affirme que personne à la maison
ne lui en raconte. C'est donc un conte entendu en classe : le Petit
Chaperon rouge, qu'il choisira de rappeler d'abord. Le rappel de
Bodri n'omet aucune séquence importante de l'histoire alors qu'il
apparait comme un conteur habile dont la performance n'a rien à
envier à celle d'enfants de même âge monolingues en français. Bodri
s'est manifestement approprié l'histoire sans que sa spécificité
d'enfant bilingue et biculturel ne dis¬ paraisse derrière un
modèle. On analysera ci-après les marques d'interlangue et
d'interculture présentes dans son récit.
L'interiangue est un système intermédiaire créé par les apprenants
d'une langue seconde au cours de leur apprentissage en s'appuyant
sur leur connais¬ sance de leur(s) langue(s) première(s) et sur les
hypothèses qu'ils font sur le fonctionnement de la langue cible. Ce
système instable, en évolution constante au cours de l'acquisition,
tend à se rapprocher de la langue à acquérir. Les caractéristiques
principales en sont les interférences avec les langues acquises
antérieurement et les simplifications, qui concernent
essentiellement les zones
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REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
les plus fragiles du français. Par exemple, la forme « que » est
employée pour tous les pronoms relatifs alors que les déclinaisons
ont pratiquement disparu du français. Pour les interférences, elles
sont plus fréquentes chez les personnes qui acquièrent une seconde
langue à l'âge adulte ou lorsqu'il s'agit de langues génétiquement
proches (comme le français et le portugais). Simplifications et
interférences touchent tous les niveaux de l'organisation du
discours, rhéto¬ rique, sémantique, énonciatif, morpho-syntaxique,
lexical ou phonologique. II ne s'agit pas de « fautes » qu'il faut
à tout prix sanctionner avant qu'elles ne s'ins¬ tallent
définitivement mais de marques perceptibles dans le discours d'un
tra¬ vail actif de l'apprenant sur son acquisition.
Pour des enfants qui apprennent le français comme langue seconde
dès l'âge de deux ou trois ans, il peut être malaisé de faire la
part des simplifications qui sont communes à tous les enfants en
cours d'apprentissage du français, de ce qui est spécifique aux
enfants bilingues. II s'agit souvent des mêmes phéno¬ mènes même si
l'on observe un décalage dans le temps. On doit alors analyser les
écarts par rapport aux usages avec une grande circonspection,
surtout lors¬ qu'il s'agit d'une transcription, car ceux-ci
ressortissent de phénomènes de plu¬ sieurs ordres. Lorsque le Petit
Chaperon Rouge apporte une canette et un petit coup de beurre à sa
grand-mère, comme nous l'a rappelé un des élèves, il est préférable
d'y voir l'influence du quartier plutôt que celle de la langue
première. De même la réalisation [i] ou [iz] pour /7s selon qu'il
soit devant voyelle ou consonne est une marque typique de l'oral
quelle que soit la langue première du locuteur, comme les
hésitations, les répétitions et les reprises.
Malgré la prudence qu'il convient d'observer, on peut noter
quelques marques d'interlangue dans la restitution de Bodri dont
voici un extrait (10).
Les conventions de transcription sont les suivantes :
/pause brève, II, pause plus longue bonjour, soulignement, segment
prononcé avec une intensité forte xx, segment incompréhensible i ou
is, il ou ils prononcé p]
B1 II était une fois une petite fille qu'habitait loin de la forêt
I à sa maman un jour la disa I je je crois que la grand-mère est
malade I i faut l'am(e)ner I un petit peu de beurre et I et quoi
encore ensuite
E1 et une galette
B2 et une galette I et puis euh dépêche toi avant /ajournée de ta
nuit I alors là y disait alors là il était i partit et puis I il
avait entendu ting ting I c'était la voix du loup I et puis i a
disa comment ça va I et là a disa euh ça va bien et puis et après
al dit (. . .) et puis a dit et pis le lou disa u 'est-ce ue tu
fais ans la forêt et pis où vas-tu d'abord I sij'veux I bon
sij'veux (. . .)
B3 j'y vais j'y vais loin de la forêt chez ma grand-mère I et puis
I et puis I le loup disa as d n e chemin là et moi è asserai dan
hemin là I et c'est moi et en c'est toi qui va arriver premier I
alors I is étaient partis partis partis après I c'était le loup
qu'étaient i arrivé
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REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE
les plus fragiles du français. Par exemple, la forme « que » est
employée pour tous les pronoms relatifs alors que les déclinaisons
ont pratiquement disparu du français. Pour les interférences, elles
sont plus fréquentes chez les personnes qui acquièrent une seconde
langue à l'âge adulte ou lorsqu'il s'agit de langues génétiquement
proches (comme le français et le portugais). Simplifications et
interférences touchent tous les niveaux de l'organisation du
discours, rhéto¬ rique, sémantique, énonciatif, morpho-syntaxique,
lexical ou phonologique. II ne s'agit pas de « fautes » qu'il faut
à tout prix sanctionner avant qu'elles ne s'ins¬ tallent
définitivement mais de marques perceptibles dans le discours d'un
tra¬ vail actif de l'apprenant sur son acquisition.
Pour des enfants qui apprennent le français comme langue seconde
dès l'âge de deux ou trois ans, il peut être malaisé de faire la
part des simplifications qui sont communes à tous les enfants en
cours d'apprentissage du français, de ce qui est spécifique aux
enfants bilingues. II s'agit souvent des mêmes phéno¬ mènes même si
l'on observe un décalage dans le temps. On doit alors analyser les
écarts par rapport aux usages avec une grande circonspection,
surtout lors¬ qu'il s'agit d'une transcription, car ceux-ci
ressortissent de phénomènes de plu¬ sieurs ordres. Lorsque le Petit
Chaperon Rouge apporte une canette et un petit coup de beurre à sa
grand-mère, comme nous l'a rappelé un des élèves, il est préférable
d'y voir l'influence du quartier plutôt que celle de la langue
première. De même la réalisation [i] ou [iz] pour /7s selon qu'il
soit devant voyelle ou consonne est une marque typique de l'oral
quelle que soit la langue première du locuteur, comme les
hésitations, les répétitions et les reprises.
Malgré la prudence qu'il convient d'observer, on peut noter
quelques marques d'interlangue dans la restitution de Bodri dont
voici un extrait (10).
Les conventions de transcription sont les suivantes :
/pause brève, II, pause plus longue bonjour, soulignement, segment
prononcé avec une intensité forte xx, segment incompréhensible i ou
is, il ou ils prononcé p]
B1 II était une fois une petite fille qu'habitait loin de la forêt
I à sa maman un jour la disa I je je crois que la grand-mère est
malade I i faut l'am(e)ner I un petit peu de beurre et I et quoi
encore ensuite
E1 et une galette
B2 et une galette I et puis euh dépêche toi avant /ajournée de ta
nuit I alors là y disait alors là il était i partit et puis I il
avait entendu ting ting I c'était la voix du loup I et puis i a
disa comment ça va I et là a disa euh ça va bien et puis et après
al dit (. . .) et puis a dit et pis le lou disa u 'est-ce ue tu
fais ans la forêt et pis où vas-tu d'abord I sij'veux I bon
sij'veux (. . .)
B3 j'y vais j'y vais loin de la forêt chez ma grand-mère I et puis
I et puis I le loup disa as d n e chemin là et moi è asserai dan
hemin là I et c'est moi et en c'est toi qui va arriver premier I
alors I is étaient partis partis partis après I c'était le loup
qu'étaient i arrivé
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Récits enfantins en situation de contacts de langues et de
cultures
E2 en premier
B4 en premier et puis i peut toc toc toc Itoc toc toc I qui est là
II c'est c'était moi votre petit chaperon rouge II et puis il est
et puis I il le loup disa à la voix du petit chaperon rouge I c'est
moi votre petit chaperon rouge I tirez la che- villette et la chère
cherra I et puis le loup ouvra la porte et puis trouva la vieille
dame couchée dans son lit après II
E3 Qu'est-ce qui fait qu'est-ce qui fait à la vieille dame le
loup
B5 il se jetta sur elle et let ça xx tout partout
Une des erreurs récurrentes dans les récits d'enfants en cours
d'acquisition du français langue seconde concerne le maniement des
prépositions dont la dif¬ ficulté est bien connue de tous les
enseignants de français langue étrangère quel que soit leur public.
Les plus fréquentes, à et de, sont suremployées, comme dans à la
voix du petit chaperon rouge (B3) pour avec la voix alors que
l'expression de la localisation induit de fréquentes erreurs vu sa
complexité : il
faut utiliser par pour un chemin mais dans pour la forêt. De même
lorsqu'il s'agit d'exprimer la manière dont le loup dévore ses
victimes, Bodri emploie d'abord l'expression sur une seule bouchée
puis en dans une seule bouchée. Ces refor¬ mulations divergentes du
texte original montrent que son système est instable et évolue sous
la pression des modèles de langue auxquels il est exposé. Certains
segments du récit sont retenus globalement alors que d'autres font
l'objet d'un rappel en fonction de ses hypothèses sur le
fonctionnement du français. Les erreurs concernant les pronoms
personnels ressortissent des mêmes phéno¬ mènes. S'agissant des
rares formes, avec les pronoms relatifs, qui se déclinent encore en
français contemporain, l'opposition complément direct vs indirect
et l'absence de forme spécifique au féminin pour le datif est
difficile à acquérir (sa maman la disa, il faut l'amener) car elle
fait figure d'exception.
Au niveau énonciatif, on note une conduite du loup bien
particulière devant son interlocutrice. Il n'oublie pas de la
saluer en lui demandant de ses nouvelles : comment ça va. Elle
répond alors en petite fille bien élevée : euh ça va bien. Cette
incursion d'un trait culturel spécifiquement africain dans le récit
montre que l'enfant s'est approprié l'histoire pour en faire une
restitution person¬ nelle, y compris en y incluant une marque
typique de sa culture première. II ne faut cependant pas oublier
que nous sommes dans une cité française. Les salu¬ tations tournent
court rapidement et le Petit Chaperon rouge commence par se
rebeller, défie l'autorité quand le loup s'enquiert des raisons de
sa présence en ce lieu. Pareil manquement aux règles de politesse
est impensable en Afrique chez un enfant de cet âge.
L'interculturel se joue dès la première rencontre... En revanche,
le système phonologique de Bodri est celui d'un francophone de cet
âge puisque le seul écart perceptible par rapport à la norme
concerne la réalisa¬ tion de [a] ou [al] pour e//e, caractéristique
de Rouen et de sa région. II est bien connu que les enfants de la
deuxième génération adoptent rapidement l'accent de la région où
ils vivent jusqu